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Quelques notes pour préparer notre
PROMENADE DANS LES YVELINES

samedi 24 juin 2023


À MEDAN, devant le château :

• JEAN BRINON ET SES AMIS DE LA PLÉIADE

• MAETERLINCK EN SON CHÂTEAU

À MÉDAN, dans la propriété de Zola :

• ZOLA À LA CAMPAGNE

• ZOLA ET L'AFFAIRE DREYFUS

À POISSY, dans la Villa Savoye :

• LE CORBUSIER, ARCHITECTE CONTROVERSÉ

• LA VILLA DE PIERRE ET EUGÉNIE SAVOYE

À MONFORT-L'AMAURY :

• HUGO ET LES RUINES DE MONTFORT

• MARCELLE TINAYRE ET LA MAISON DU PÉCHÉ

• MAURICE RAVEL AU BELVÉDÈRE

Pour des présentations plus complètes :

Le château de MEDAN, Jean Brinon et Maeterlinck
ZOLA à Médan
La "villa Savoye" de Le Corbusier à POISSY
MONTFORT-L'AMAURY

 

LE CHÂTEAU DE MÉDAN

 

• LES POÈTES DE LA PLÉIADE À MEDAN CHEZ JEAN BRINON

En 1494, Henri Perdrier fait construire à Medan un manoir que sa fille Pernelle apporte en mariage à Jean Brinon(1520-1555), qui a hérité dès l'âge de huit ans de la grande fortune de son père, a fait des études de droit à Orléans, puis a été conseiller du Roi au Parlement de Paris.
C'était un fastueux et joyeux viveur. Baïf le cite, sous l'anagramme de Norbin, comme ayant, par trop de prodigalité, mangé en quelques années la fortune de son père. Il était l'ami et le mécène de nombreux poètes et humanistes (Ronsard, Jean Dorat, Nicolas Denisot…) qu'il invitait souvent à Médan.

Le naturaliste Pierre Belon (1517-1564) raconte comment, en 1551, plusieurs poètes de la Pléiade ont été invités par Brinon à Médan pour une excursion au cours de laquelle ils observèrent les plantes et les oiseaux, avant de passer se reposer dans l'île au milieu de la Seine.
« En l'an 1551, au temps d'été, une troupe des plus doctes et excellents poètes de ce temps s'étant alliés ensemble en faveur de monsieur Jean Brinon, conseiller du Roi, près de Poissy sur la rivière de Seine, l'accompagnèrent voir ses Muses à Medan et Villaines. Icelui, s'étant mis en devoir de les recevoir humainement, les festoya comme il appartenait. Donc, étant parvenus là, eurent bonne issue en toutes choses, car, errant plusieurs jours par les confins, trouvèrent maints appareils recréatifs de diverses manières de passetemps, comme à faire la chasse à plusieurs espèces d'animaux, […] Puis, ayant fait voile pour passer outre, arrêtèrent peu qu'ils ne se trouvassent au rivage des îles et là se reposèrent sous l'ombre des ramées. »

Dans un poème, Ronsard évoque un houx qu'il a vu à Médan:

[…] un Houx domestique
Qui pare en toute saison
Le jardin et la maison
De Brinon
, qui dès l'enfance
Mena les Muses en France,
Et les osant devancer
Premier les mena dancer. […]
En juin, il le garde d'être
Dedans sa chambre hâlé
Lorsque le chien étoilé
De sa dangereuse flamme
Hommes et bêtes enflamme.
L'hiver, le garde du vent
Et, qui plus est, le défend
Qu'une voisine bavarde
Dans sa chambre ne regarde
Qui, peut-être conterait
D'avoir vu ce qu'elle n'aurait,
Et lui ferait, la jaleuse,
Une farce scandaleuse. […]
Jamais le temps rigoureux
Ne te livre à la vieillesse,
Mais Houx, puisses-tu sans cesse
Vivre en autant de renom
Que ton possesseur Brinon.

A la mort de Brinon Ronsard composa un poème "Sur le tombeau de Jan Brinon".

Ne vois-tu pas hier Brinon
Parlant et faisant bonne chère
Lequel aujourd'hui n'est sinon
Qu'un peu de poudre en une bière
Qui de lui n'a rien que le nom ?



• MAURICE MAETERLINCK À MÉDAN

Né à Gand en 1862, Maeterlinck s'était installé à Paris en 1886. Là il s'était fait connaître comme écrivain symboliste : poète (Serres chaudes), auteur de théâtre (Pelléas et Mélisande, L'Oiseau bleu), auteur d'essais mystiques (Le Trésor des humbles) et aussi pour son intérêt pour la biologie (La Vie des abeilles, L'Intelligence des fleurs).
En France, il habita successivement le presbytère de Gruchet-Saint-Siméon, loué en 1897, et l'abbaye de Saint-Wandrille, où il s'installa en 1907 avec sa maîtresse, l'actrice Georgette Leblanc.
En 1919, sans rompre avec Georgette Leblanc, il épousa la comédienne Renée Dahon (née en 1893)
Le 27 avril 1924, Maeterlinck écrivait à son ami Cyriel Buysse: "Je viens d'acheter le château de Médan (rien de commun avec la villa de Zola) que nous sommes en train d'installer. C'est à 25 km de Paris, 15 hectares de parcs et de bois. Henri IV y a couché avec Gabrielle d'Estrées et Ronsard y a séjourné."
À Médan il poursuivit des recherches d'entomologie. Pour préparer L'Araignée de verre (1932), il se fit envoyer sept argyronètes depuis Malines, son projet étant de mettre en lumière une forme d'intelligence de ces insectes. Sur les sept, une mourut d'inanition, une fut dévorée par ses compagnes, une s'évada. Et il raconte : "L'hiver venu, pour ne pas prolonger une étude cruellement inutile, j'ai hospitalisé les survivantes dans un vivier marécageux que je possède à Médan. Elles y retrouveront des eaux analogues à celles de leur milieu natal et, je l'espère, multiplieront au printemps prochain."
On trouve une allusion aux arbres de Médan dans un texte de L'Autre monde (1942) :

Je fus l'ami d'un vieux chêne qui vivait paisiblement dans un petit bois que je possédais à Médan, aux environs de Paris, et que les Allemands ont brûlé.
Cet arbre majestueux, qui me rappelait le chêne de La Fontaine, avait beaucoup souffert. Il se dressait sur une sorte de falaise qui dominait la route de Poissy à Rouen. L'humus n'y était pas profond et les racines avaient fait des miracles pour trouver quelques nourritures dans le roc.
Elles semblaient à bout de force et de courage. Un soir d'orage, la foudre l'avait frappé au cœur. Il mourait lentement mais dignement de faim. M'intéressant à sa santé, j'allais le voir deux ou trois fois par semaine. Il ne me disait rien, mais je sentais que je lui faisais plaisir. Chaque printemps, à grand effort, il reverdissait quelques rameaux, qu'il n'avait pas de quoi nourrir jusqu'à l'automne ; et dès la fin août, il rentrait dans le profond sommeil de l'hiver.
J'eus pitié de son agonie qui se prolongeait sans espoir, le creusait, le pourrissait et le faisait visiblement souffrir. Je donnai l'ordre de l'abattre. Je n'eus pas le cœur d'assister au sacrifice.
Que fit-on de ses restes ? Je n'ai pas voulu l'apprendre. Où vont les arbres morts ? Savons-nous où nous allons?

En 1939, Maeterlinck dut se réfugier aux États-Unis, abandonnant Médan et sa villa de Nice ; le château fut occupé par les Allemands.

Après la mort de Maeterlinck (1949), Renée Dahon, ne parvenant pas à vendre le château en très mauvais état, le donna à Henri Smadja qui, entre 1966 et son suicide en 1974, y installa l'imprimerie de son journal "Combat". La demeure a été ensuite ouverte à tous vents et pillée.
En 1977, la ruine a été achetée par Marion et Jean-Pierre Aubin de Malicorne. Il faudra dix ans de travaux pour que le château prenne la belle apparence qu'il a aujourd'hui.

 

 

ÉMILE ZOLA À MÉDAN

 

L'ACHAT DE LA MAISON

Entre 1866 et 1870, Zola a beaucoup publié : des œuvres critiques (Mes Haines, Mon Salon), des romans et nouvelles (Contes à Ninon, La Confession de Claude, Thérèse Raquin, Madeleine Férat…). Puis, de 1871 à 1877, il a consacré son temps à l'écriture des sept premiers volumes de la série des Rougon-Macquart, au rythme régulier d'un roman par an, depuis La Fortune des Rougons jusqu'à L'Assommoir, dont le succès lui apporte l'aisance financière.
Aussi, en mai 1878, cherche-t-il à louer une maison près de Paris. À Médan, il trouve une maison à vendre, séparée de la Seine par une voie ferrée : il l'achète pour 9000 francs. Ce qu'il appelle une "cabane à lapins" comporte un rez-de-chaussée avec vestibule, cuisine, salle à manger, et un premier étage avec deux chambres et deux cabinets.
« J'ai acheté une maison, écrit-il à Flaubert le 9 août 1878, une cabane à lapins, entre Poissy et Triel, dans un trou charmant au bord de la Seine : neuf mille francs ; je vous dis le prix pour que vous n'ayez pas trop de respect. La littérature a payé ce modeste asile champêtre qui a le mérite d'être loin de toute station et de ne pas compter un seul bourgeois dans son voisinage. »
Dès 1878, il écrit au même Flaubert : « Il me prend des envies de ne plus retourner à Paris, tellement je suis tranquille dans mon désert. »

LA MAISON AGRANDIE

Pendant dix ans, Zola va agrandir et aménager cette demeure selon ses goûts :
– en 1878-1879, il fait construire une tour carrée pour y installer son cabinet de travail (en 1888 il y fera installer des vitraux provenant de l'abbaye de Malestroit).
– en 1880, il agrandit son domaine en achetant plusieurs parcelles pour aménager un vaste parc; il achète aussi un terrain dans l'île pour y installer un chalet, une sorte de "kiosque norvégien" acheté lors de la démolition de l'Exposition de 1878.
– en 1881-1883, il fait construire, pour y loger ses amis, un pavillon à côté de la tour carrée, ainsi qu'une ferme et une serre (Maupassant, venu en barque pour lui faire visite, le rencontre "au milieu d'un peuple de maçons et de jardiniers"; Edmond de Goncourt, lui, trouve "fou, absurde, déraisonnable" cette propriété qui a déjà coûté plus de 200000 francs )
– en 1885-1886, il fait ajouter une tour hexagonale avec une "salle de billard", une lingerie et des chambres de domestiques. Pour la salle de billard, il commande des vitraux à Henri Babonneau (paons, oiseaux aquatiques, fleurs).

Paul-Émile Cadilhac était venu à Médan en 1948, alors que la maison de Zola était occupée par l'Assistance publique. Il commente ainsi :
"La maison ainsi agrandie prend une allure composite: un bâtiment central écrasé entre deux manières de tours, dont l'une constituée par le logis du début. Ce n'est pas très beau, mais Zola la préfère au plus riche des palais, car c'est son œuvre. Intérieurement il l'a meublée – selon le goût de l'époque – de tout un mobilier néo-moyenâgeux et Renaissance, un énorme bric-à-brac plus ou moins romantique qui effare Flaubert et fait sourire Goncourt. Maupassant, qui décrit à deux reprises le cabinet du maître, nous le montre « tendu d'immenses tapisseries, encombré de meubles de tous les temps et de tous les pays, des armures du Moyen Age, authentiques ou non, voisinant avec d'étonnants meubles japonais et de gracieux objets XVIIIe siècle. Dans le salon, devenu le billard, des colonnes torses encadrent la porte d'entrée. Et Zola, qui demanda à Céard de rechercher les armoiries de Médan et celles de Corfou, patrie de Nicolette Bondioli, sa grand-mère maternelle, fait peindre ces blasons sur le chapiteau des colonnes…"

VISITE DE LA MAISON

Peu d'objets du temps de Zola ont été conservés, mais les pièces ont été meublées et décorées dans l'esprit du "maître".

On voit la salle à manger, la cuisine, la lingerie, la chambre. Dans le billard Zola a fait figurer différents blasons: Paris, Médan, Corfou (patrie de Nicoletta Bondioli, sa grand-mère paternelle), Venise (ville natale de son père), Dourdan (ville natale de sa mère), Aix-en-Provence (où son père a travaillé). La pièce principale est le bureau (le fauteuil tapissé de cuir porte la devise qu'il attribue aux Hautecoeur dans Le Rêve : "Si Dieu veut, je veux". « Le cabinet de travail est très bien. Il a la hauteur, la grandeur, mais est très abîmé par une bibeloterie infecte. Des hommes d'armes, toute une défroque romantique, au milieu de laquelle se lit sur la cheminée la devise de Balzac : Nulla dies sine linea, et l'on voit dans un coin un orgue-mélodium avec voix d'anges, dont l'auteur de l'Assom­moir tire des accords à la tombée de la nuit. » (Edmond de Goncourt)

Sa fille Denise Leblond-Zola a écrit : "Le paysage est splendide, vu du cabinet de travail ; le soleil dore les coteaux et les jeux de lumière sont autant de spectacles auxquels Zola ne savait pas être insensible. Les vitraux de la large baie laissent entrer un jour doux et tamisé, le silence est absolu. Au-dessus de la cheminée, la devise du Maître est peinte sur le mur : « Nulla dies sine linea », belle devise et plus belle encore la volonté de s'y conformer sans défaillance. Dans cette immense pièce qui occupe deux étages, où un escalier montait à la bibliothèque, combien de romans ne furent-ils pas conçus, esquissés et puissamment construits ? Zola, architecte de Médan, car il n'y en eut pas d'autre, ne recherchait peut-être pas l'élégance extérieure, mais il désirait réaliser le confortable et spacieux asile où ses rêves seraient à l'aise, où rien ne gênerait l'éclosion des chefs-d'œuvre qu'il portait en lui. Du cabinet de travail de Médan sont sortis les plus célèbres des romans naturalistes : Nana, La Terre, Germinal, les derniers Rougon, Les Trois Villes, deux des Quatre Évangiles."

LES CHIENS DE MÉDAN

À Médan, le bon terre-neuve Bertrand, ne quitte plus son maître. Il est de toutes les promenades et tolère, cependant, la présence d'un petit chien appelé Raton qui aboie sans cesse. Aussi, Bertrand seul est-il admis dans le cabinet de travail, car il ne saurait troubler son maître, Bertrand que Mme François Zola entourait de ses soins, Bertrand que Zola pleura comme un enfant et dont il décrivit l'agonie dans La Joie de Vivre.
Secoué d'un frisson, il faisait des efforts pour se soulever. Il raidissait ses membres, tandis que des hoquets, des houles venues de ses flancs, lui enflaient le cou. Mais c'était la fin, il s'abattit en travers des genoux de son maître, qu'il ne quittait pas des yeux, tâchant de le voir encore, sous ses paupières lourdes. Bouleversé par ce regard intelligent de moribond, il le gardait sur lui ; et ce grand corps, long et lourd comme celui d'un homme, avait une agonie humaine, entre ses bras éperdus. Cela dura quelques minutes. Puis, il vit de vraies larmes, de grosses larmes rouler des yeux troubles, pendant que la langue sortait de la gueule convulsée, pour une dernière caresse.– Mon pauvre vieux toutou ! cria-t-il, en éclatant lui-même en sanglots. Il était mort. Un peu d'écume sanglante coulait des mâchoires. Quand il fut allongé par terre, il sembla dormir.
Après la mort de Bertrand, il y eut "Fanfan", puis un loulou de Poméranie auquel le romancier s'amusa à donner un nom pompeux : "le chevalier Hector Pinpin Ier de Coq-Hardi". Il mourut de chagrin pendant l'exil de son maître en Angleterre.

ALEXANDRINE ZOLA À MÉDAN

Denise Leblond-Zola, raconte :
"À l'époque de L'Assommoir, Zola réside huit mois de l'année dans sa campagne avec son épouse. Si la maison s'élargit, le jardin se transforme en un parc, une majestueuse allée de tilleuls, un petit bois sont plantés. Les droits d'auteur de Pot-Bouille permettent d'installer des serres, une basse-cour, des volières. On peut dire que c'est une véritable ferme modèle qui va fournir les œufs, la volaille, le lait et le beurre. Mme Zola s'intéresse à l'élevage des poules et des lapins ; elle se souvient des années où, avec sa belle-mère, elle en soignait quelques-uns, aux Batignolles, dans une cabane adossée au mur du petit jardin. La bonne ménagère qu'elle a toujours été s'inquiète encore à Médan des couvées et du bien-être des animaux de la ferme. Il faut que tout soit propre, que tout reluise, ici comme dans la maison du maître. Mme Zola aime le luxe, mais, auparavant, elle aime l'ordre ; elle a connu des jours de misère et leur détresse, elle sait qu'avec beaucoup d'ordre et du travail on peut réaliser de grandes choses. Elle a aidé son mari à conquérir la gloire, son nom ne pourra jamais être oublié dans une biographie de Zola. Elle a écarté de lui, autant qu'elle l'a pu, les soucis matériels ; elle a voulu, autour de lui, le logis plein de ces bibelots curieux, de ces vieux meubles qu'il affectionnait. Médan a été l'œuvre de Mme Zola; elle en était la souveraine. Pas un arbre n'y fut planté, pas une corbeille dessinée, pas une allée tracée, qu'elle n'ait donné son avis. Quand on bâtissait un nouveau corps de bâtiment, c'est elle qui surveillait les travaux, auprès de son mari. La paie du samedi soir lui incombait. Elle m'a souvent conté comment elle procédait, assise près de la table de la cuisine, ayant ouvert un registre qu'elle tenait soigneusement à jour : un à un les ouvriers des divers corps d'état défilaient devant elle. Parfois, une discussion s'élevait que, toujours, elle apaisait avec son bon sens naturel. Zola, pendant ce temps, courbé sur sa table, travaillait tranquillement."

ZOLA ET SA MAÎTRESSE JEANNE ROZEROT

Jeanne-Sophie Rozerot, née en1867 en Côte-d'Or avant été placée dans un atelier parisien pour apprendre le métier de lingère. En mai 1888, elle a été engagée comme couturière et lingère dans la maison d'Emile Zola. Elle suivra le couple lors de ses vacances à Royan avec deux autres domestiques.
Pour la séduire la belle et jeune Jeanne Rozerot, Zola, qui avait alors 48 ans, décida de perdre du poids en suivant un régime strict et et de muscler son corps en parcourant la campagne à bicyclette. Elle devint sa maîtresse à l'automne 1888. Dès 1889, elle lui donna une fille, Denise, puis, en 1891, un garçon, Jacques.
Émile Zola installa d'abord Jeanne Rozerot 68 rue Saint-Lazare à Paris. Puis, pour l'été, qu'il passait à Médan, il loua pour elle la villa "Les Framboisiers", à Cheverchemont, sur la commune de Triel-sur-Seine (64 rue du Général-Leclec).
Depuis sa maison de Médan, de l'autre côté de la Seine, Zola pouvait observer à la jumelle, en se postant à la fenêtre de son bureau, Jeanne et ses deux jeunes enfants. Sa fille Denise écrira plus tard dans ses Mémoires : "La vue était directe, sans arbres gênants ni constructions à cette époque. Chaque jour, de la salle à manger, Jeanne Rozerot observait, dans une longue vue installée sur un piédestal, M. Zola qui se tenait prêt à sa maison de Médan. De cette manière, à heure convenue, ils pouvaient convenir d'un rendez-vous galant et astronomique". Zola, lui, de sa "fenêtre lointaine" regardait sa "double famille" avec une longue vue; et il fit faire, en 1895, un tableau de ce spectacle.
Pour Zola, après la traversée de la Seine à bicyclette, la montée était rude de Triel à Cheverchemont. C'est pourquoi, en 1895, Jeanne et les enfants se sont installés plus près de Médan, à Verneuil-sur-Seine.
Il semble qu'Alexandrine Zola ait appris, par une lettre anonyme, à la fin de l'année 1891, la liaison de son mari et l'existence d'enfants qu'elle n'avait pas pu lui donner. Finalement, les époux ne divorcèrent pas, pour éviter le scandale et Alexandrine accepta que son mari mène une double vie, exigeant seulement que, devant elle, il n'évoque jamais sa maîtresse. Aussi, chaque fois que Zola partait rejoindre sa seconde famille, il disait simplement: "Je vais voir les enfants!"
En juillet 1894 il écrit à H. Céard : "Je ne suis pas heureux. Ce partage, cette vie double que je suis forcé de vivre finissent par me désespérer. J'avais fait le rêve de rendre tout le monde heureux autour de moi, mais je vois bien que cela est impossible."
Un an avant sa mort, Zola avait entamé une procédure pour que les enfants portent son nom. Alexandrine lui avait promis qu'en cas de malheur elle s'occuperait de Jeanne et de ses enfants. C'est elle qui a décidé qu'ils s'appelleraient "Émile-Zola" et pas simplement "Zola", pour que leur nom passe à la postérité. Dès 1893, Émile Zola avait écrit : "Il faudra bien que Denise et Jacques soient mes enfants pour tout le monde. Je veux qu'ils partagent tout le nom de leur père." A la mort de Zola Alexandrine a pris une partie de l'héritage de son mari et a donné l'autre partie aux enfants.
En 1902, Jeanne, Denise et Jacques ont suivi les funérailles de Zola perdus dans la foule. Mais, en 1908, Alexandrine Zola et Jeanne Rozerot ont assisté ensemble à l'entrée au Panthéon.

UNE JOURNÉE AVEC ZOLA, par Paul Alexis

"Huit heures du matin. Zola s'éveille dans son large lit anglais, de cuivre poli. Pendant qu'il s'habille – vêtements de vrai campagnard, veston et pantalon de velours marron à grosses côtes, souliers de chasseur – […] il donne un coup d'œil au paysage. La Seine est toute blanche ce matin, et les peupliers de l'île d'en face sont noyés dans une petite brume cotonneuse.
À peine descendu, Zola sort avec ses deux chiens : le superbe "Bertrand", un bon gros terre-neuve, et le minuscule "Raton", un sacré petit rageur. Quelquefois Mme Émile Zola est de cette sortie quotidienne matinale. On prend la grande allée ; on passe sur le pont du chemin de fer. Voici la Seine ; on marche un peu le long de la berge. Si l'eau n'est pas trop froide, Bertrand prend un bain. Un quart d'heure après, on est de retour pour le premier déjeuner. Neuf heures. Au travail !
Ici, dans le nouveau cabinet de travail, tout est immense. Un atelier de peintre d'histoire pour les dimensions. Cinq mètres cinquante de hauteur, sur dix mètres carrés. Une cheminée colossale où un arbre rôtirait un mouton entier. Une sorte d'alcôve, grande à elle seule comme une de nos petites chambres parisiennes, complètement occupée par un divan unique où dix dormeurs seraient à l'aise. Au milieu du cabinet, une immense table où Zola et « toute son école » pourraient travailler en même temps. Enfin, en face de la table, une prodigieuse baie vitrée ouvrant une trouée sur la Seine. Je ne parle pas d'une sorte de tribune, élevée audessus de l'alcôve au divan, à laquelle on parvient par un escalier tournant : c'est la bibliothèque. Par un autre escalier, on monte sur une terrasse carrée, entourée d'un garde-fou, surplombant toute la nouvelle construction, qui se voit de loin dans la campagne et d'où le panorama est admirable.
De neuf heures à une heure, là, sur l'immense table, Zola travaille. « Nulla dies sine linea », telle est la devise inscrite en lettres dorées sur le mur au-dessus de la cheminée. Que fera-t-il pendant ces quatre heures ? Sa tâche quotidienne : trois pages ordinairement, parfois seulement deux, rarement quatre, des pages d'une trentaine de lignes, sans marge et d'une écriture compacte, ferme et régulière, presque sans ratures, sympathique à force d'équilibre et de clarté. Zola travaille sur des notes élaborées longtemps à l'avance, reprenant chaque jour là où en était resté la veille, souvent au milieu même d'une phrase, sans se relire jamais. […]
À une heure, déjeuner à la fourchette. Zola se livre avec le même soin à son second vice : la gourmandise, – cette littérature de la bouche ! À deux heures, la sieste. À trois, arrivée du facteur. Montés par le domestique, les lettres et les journaux réveillent monsieur. […]
Le courrier est dépouillé. Voici quatre heures ! Jusqu'au dîner, la chasse, la pêche, la promenade pourraient et devraient faire une diversion salutaire à cette existence intellectuellement surmenée. Zola a tout ce qu'il faut : lignes, engin, permis de chasse. Nana est un charmant petit chasse-canard, peint en vert, et Mme Émile Zola manie très bien les avirons.
En face de la campagne, deux îles, séparées l'une de l'autre par un mince bras, "la Couleuvre", inhabitées, mais couvertes d'une luxuriante végétation, sont là tout exprès, invitant au canotage. Mais Zola a le grand tort de ne se promener pas assez. Ses ouvriers seuls, actuellement, ont le don de l'arracher quelquefois à son idée fixe. Le voici avec eux sur des échelles, les guidant, les faisant travailler à sa guise, se passant admirablement d'architecte. […]
Enfin, après le dîner, qui a lieu très tard, la nappe enlevée, à l'issue d'une causerie intime entre sa mère et sa femme, ce parfait bourgeois monte se coucher, vers dix heures. Toutes les lampes s'éteignent, excepté celle de la grande chambre. Jusqu'à une heure très avancée de la nuit, le maître de la maison lit. Il n'a guère le loisir de lire qu'à la campagne. […]
De temps à autre, pendant cette lecture nocturne, les trains de nuit passent sous la fenêtre, ébranlant quelques secondes la maison, puis prolongeant leur vacarme dans le grand calme de la campagne. Zola s'interrompt, écoute, reste un moment rêveur, puis reprend son livre. Il finit par s'endormir en songeant au beau roman moderne qu'il y a à faire sur le chemin de fer."

LES AMIS ET LES "SOIRÉES DE MÉDAN"

Zola s'était entouré d'un groupe d'amis : les peintres Manet, Cézanne, Guillemet, E. Beliard, Numa Coste, le sculpteur Solari, l'avoué Marguery, l'éditeur Charpentier, et des hommes de lettres : Flaubert, Goncourt, Daudet, Duranty, Marius Roux.
Les jeunes : Henry Céard, Léon Hennique, J.-K. Huysmans, Guy de Maupassant, Paul Alexis se réuniront autour de Zola au 23 rue de Boulogne (devenue la rue Ballu) pour publier les fameuses Soirées de Médan.
Après 1870, la littérature avait adopté un ton insupportable de lamentation lorsqu'il s'agissait de la guerre. Or les jeunes amis de Zola avaient tous écrit des nouvelles inspirées par la défaite, mais composées d'après les théories naturalistes.
Huysmans proposa un titre "L'invasion comique", que ses amis repoussèrent ; on hésita, puis on se mit d'accord : "Les Soirées de Médan rendait hommage à la chère maison où Mme Zola nous traitait maternellement, dit Céard, et s'égayait à faire de nous de grands enfants gâtés."
Le recueil, publié le 17 avril 1880 par l'éditeur Charpentier, sous le titre (que Flaubert trouva "stupide") de "Les Soirées de Médan", comprenait : Zola, L'Attaque du moulin – Maupassant, Boule de Suif – Huysmans, Sac au dos – Céard, La Saignée – Hennique, L'Affaire du Grand 7 – Alexis, Après la bataille.
Le recueil fut violemment attaqué par la critique, ce qui lui fit la meilleure des publicités. Ce même jour, Maupassant, dans un article du Gaulois, s'amusa à romancer la genèse du recueil :
"Nous nous trouvions réunis, l'été, chez Zola. dans sa propriété de Médan. Pendant tes longues digestions des longs repas (car nous sommes tous gourmands et gourmets, et Zola mange à lui seul comme trois romanciers ordinaires), nous causions. Il nous racontait ses futurs romans, ses idées littéraires, ses opinions sur toutes choses. Quelquefois Il prenait son fusil, qu'il manœuvre en myope, et, tout en partant, il tirait sur des touffes d'herbe que nous lui affirmions être des oiseaux, s'étonnant considérablement quand il ne trouvait aucun cadavre. Certains jours, on pêchait à la ligne: Hennique alors se distinguait, au grand désespoir de Zola qui n'attrapait que des savates. Moi, je restais étendu dans la barque, la "Nana", ou bien je me baignais pendant des heures, tandis que Paul Alexis rôdait avec des idées grivoises, que Huysmans fumait des cigarettes et que Céard s'embêtait, trouvant stupide la campagne. Ainsi se passaient les après-midi; mais, comme les nuits étaient magnifiques, chaudes, pleines d'odeurs de feuilles, nous allions chaque soir nous promener dans la grande île en face : je passais tout le monde dans la "Nana".
Or, par une nuit de pleine lune, dans le grand repos des champs assoupis, Zola nous dit cette terrible page de l'histoire sinistre des guerres qui s'appelle "L'attaque du moulin". Quand il eut fini, chacun s'écria: "Il faut écrire cela bien vite". Lui se mit à rire: "C'est fait". Ce fut mon tour le lendemain, puis de Huysmans, puis de Céard, d'Hennique et enfin de Paul Alexis. Zola trouva ces récits curieux, et nous proposa d'en faire un livre. Il va paraître."

L'AFFAIRE DREYFUS

Fin 1894, le capitaine Alfred Dreyfus, un juif d'origine alsacienne, est accusé d'avoir livré aux Allemands des documents secrets et est condamné au bagne en Guyane. Puis, en 1896, on découvre que le véritable coupable est le colonel Esterhazy, qui est pourtant acquitté, l'état-major ayant avant tout le souci d'empêcher la vérité d'éclater.
Alors Zola s'implique dans ce qui est devenu "l'affaire Dreyfus". Avec l'appui de Georges Clemenceau, il publie en première page de L'Aurore du 13 janvier 1898 une lettre au Président de la République sous le titre J'ACCUSE, dans laquelle il reprend pour le public les données de l'Affaire.
À l'issue d'un procès houleux, Zola est condamné à un an de prison et à 7500 francs d'amende (qu'Octave Mirbeau paiera de sa poche). Condamné à nouveau en cassation, il part discrètement pour Londres, où il restera onze mois en exil. Puis des circonstances atténuantes seront accordées à Dreyfus, qui sera finalement gracié par le président Loubet.
Zola sortit de ses démêlés judiciaires avec, pour toute une frange de la population, une stature de défenseur des valeurs de tolérance et de justice. Mais cet engagement lui a coûté cher. Sur le plan financier, tout d'abord, la justice a fait saisir ses biens qui ont été vendus aux enchères. Puis il a dû subir les attaques des nationalistes anti-dreyfusards sous la forme d'articles satiriques, de caricatures, de chansons le traînant dans la boue, l'insultant, le diffamant. Mais Zola n'a jamais regretté son engagement dans cette affaire.
Toutefois ce sont peut-être ses ennemis qui seront à l'orgine de l'accident qui causera sa mort, le 29 septembre 1902, à Paris, alors qu'il revenait tout juste de Médan.

MÉDAN APRÈS ZOLA

Denise Leblond-Zola raconte :
« Après la mort d'Émile Zola, sa veuve s'effraya des lourdes dépenses qu'un domaine comme Médan entraînait chaque année. Elle songea d'abord à vendre l'île et le chalet du Paradou, puis la propriété elle-même. Les meubles, les plantes de la serre, les orangers, les lauriers, la cave, les voitures, jusqu'à deux vaches, des poules, des lapins, des canards furent vendus aux enchères publiques, le dimanche 11 et le lundi 12 juin 1905, par l'entremise d'un notaire de Poissy.
Mais les amis de Zola ne pouvaient concevoir que Médan passât en des mains étrangères, que la maison ne gardât plus rien du Maître disparu. Ils agirent auprès de Mme Zola, et elle, de son côté, réfléchit. Un jour, approuvée de tous, elle fit don de Médan à l'Assistance publique.
Primitivement, celle-ci eut l'intention d'y envoyer ses infirmières malades ou fatiguées, puis son directeur, Mesureur, décida que la demeure célèbre deviendrait une maison de convalescence pour les nourrissons débiles. En ce refuge, les enfants pauvres, anémiés dans les taudis de Paris, reprendraient la santé au grand air. Des petits lits furent dressés dans le cabinet de travail, dans la chambre, dans la salle de billard.
Il fallut malheureusement transformer l'aménagement de la maison pour les besoins du service, on refit l'escalier et, pour l'élargir, on démolit en partie l'ancienne chambre de Mme François Zola, ce que son fils aurait considéré comme un sacrilège. Et Médan démeublé, transformé en hôpital, ne ressemble plus en rien au Médan que Zola avait hanté de sa présence."La Fondation fut inaugurée le 1er octobre 1907 ; Gustave Mesureur prononça un émouvant discours. Depuis, un pavillon d'isolement a été bâti dans le parc pour les petits malades.
Un buste grimaçant, signé José de Charmoy, prétend représenter l'auteur des Rougon-Macquart. Je n'ai jamais pu le regarder sans trembler de colère : jamais je n'ai compris l'enthousiasme de Théodore Duret et de Mme Emile Zola pour cette gigantesque caricature. Comme je retrouve mieux mon père, sa physionomie un peu lasse et mélancolique, dans le monument d'Émile Derré, inauguré à Suresnes au printemps 1908. Mais n'importe, Médan reste la maison d'Émile Zola. Et, une fois par an, la Société des Amis d'Émile Zola s'y réunit le premier dimanche d'octobre pour y commémorer l'anniversaire de sa mort."

 

 

LE CORBUSIER À POISSY, LA VILLA SAVOYE

 

 

LE CORBUSIER (1887-1965)

Charles-Édouard Jeanneret (dit Le Corbusier), né en Suisse en 1887, puis installé à Paris, a été peintre, écrivain, mais surtout architecte.
Dès 1914, il pensa aux reconstructions qui seraient nécessaires après la guerre et il imagina un principe de construction qu'il appela "Dom-Ino": une ossature de béton armé composée de poteaux carrés, portant des dalles de plancher sans retombée de poutres.
Le Corbusier était persuadé qu'un "homme nouveau" allait apparaître, pour lequel il fallait créer un habitat tout différent, plus "fonctionnel", même au mépris de ses aspirations naturelles.
Dès lors, dans ses publications, il multiplia les formules pour marquer les esprits, particulièrement dans Vers une architecture, publié en 1924, où il laisse libre cours à ses idées utopiques : "L'architecture doit être l'expression de notre temps et non un plagiat des cultures du passé. L'architecture est le point de départ lorsqu'on veut conduire l'humanité vers un avenir meilleur.
"
Entre 1920 et 1930, Le Corbusier réalisé une vingtaine de villas appliquant les principes qu'il venait de formuler pour une architecture moderne (ce qui était rendu possible par l'emploi du béton armé). Après la seconde guerre mondiale, il a imaginé et construit des "cités radieuses". On connaît surtout celle de Marseille : mal acceptée par les habitants, on l'a appelée la "maison du fada".

LA CONSTRUCTION DE LA VILLA "SAVOYE"

La "villa Savoye" a été construite entre 1928 et 1931 pour un riche assureur de Lille, Pierre Savoye. Le Corbusier la conçut comme un manifeste de la modernité, Cinq points lui paraissaient essentiels :
1- La structure sur pilotis
2- Le toit-terrasse
3- Le plan libre
4- La façade libre
5- Les fenêtres en bandeau

Le propriétaires avaient été vite déçus, Le Corbusier n'ayant tenu aucun compte de leurs souhaits, car ils étaient contraires à son idée de la maison idéale. On s'aperçut que la villa était humide, impossible à chauffer, sans isolation phonique; de nombreuses malfaçons se traduisaient par des fuites d'eau, des fissures. Mme Savoye déclara finalement que la maison était inhabitable et elle menaça l'architecte de poursuites légales. Puis vint la guerre.

La villa a été occupée par les Allemands, puis par les Américains. Décidés à ne plus occuper leur villa, les Savoye ne s'opposèrent pas à une procédure d'expropriation de la Ville de Poissy. Comme celle-ci avait le projet de construire une cité scolaire sur le terrain des Savoye, la villa était menacée de destruction. Elle a été préservée grâce à l'intervention d'André Malraux. Les travaux de remise en état ont duré jusqu'en 1997.

LE CORBUSIER ADMIRÉ PUIS CONTESTÉ

Le Corbusier a d'abord été admiré, ce dont témoignent le court-métrage de Pierre Kast Le Corbusier architecte du bonheur, en 1957, et les paroles d'André Malraux aux obsèques de l'architecte (1965) :
« L'architecture rejoignait son espoir confus et passionné de ce qui peut être fait pour l'homme. […] Sa phrase fameuse : "Une maison est une machine à habiter" ne le peint pas du tout. Ce qui le peint, c'est son autre phrase : "La maison doit être l'écrin de la vie, la machine à bonheur". […] Il disait, à la fin de sa vie : "J'ai travaillé pour ce dont les hommes d'aujourd'hui ont le plus besoin : le silence et la paix". […] Le Corbusier était avant tout l'artiste qui avait dit en 1920 : "L'architecture est un jeu savant, correct et magnifique des formes assemblées dans la lumière", et, plus tard : "Puissent nos bétons si rudes révéler que, sous eux, nos sensibilités sont fines…". Il inventait, au nom de la fonction comme au nom de la logique, des formes admirablement arbitraires. »

Mais, depuis quelques années, des jugements critiques apparaissent :

Eryck de Rubercy, "La postérité entachée de Le Corbusier", dans Revue des Deux Mondes, juillet-août 2015, p. 136-145.
«Son œuvre est restée irrémédiablement associée à des réalisations trop utopistes pour répondre à la situation sociale réelle et à la grande tâche de reconstruction après-guerre. Tout le monde a ainsi entendu critiquer ses grands ensembles inhumains, leur gigantisme, leur uniformité.»

Roger-Pol Droit, "Le Corbusier, un fascisme en béton" dans Les Échos, 23 avril 2015.
« Le culte de l'angle droit, la haine des courbes, du désordre, le refus des sédiments du hasard et de l'histoire, le goût forcené pour la fabrication en série et la standardisation constituent de l'idéologie mise en forme. »

Xavier de Jarcy, Le Corbusier, un fascisme français, 2015.
« Le fascisme incarné par Le Corbusier se présente comme une forme de tyrannie au moralisme glacé, dissimulée sous le masque neutre de l'expertise technique. […] Seul un État totalitaire a pu produire la Ville radieuse, cet urbanisme d'où toute fantaisie, toute intervention individuelle, tout accident, tout mystère sont exclus. »

Olivier Barancy : Misère de l'espace moderne, la production de Le Corbusier et ses conséquences, 2017
« Il est enfin admis ouvertement que Le Corbusier était un fasciste bon teint. On tolère ses mensonges et sa mégalomanie. On sourit en le voyant mépriser ses (riches) clients. Un observateur impartial découvrira vite qu'il n'a rien inventé, gommant les auteurs dont il s'est attribué les idées. La seule réelle compétence de Le Corbusier fut la promotion de son image publique au détriment de la qualité de son œuvre construite – catastrophique. Mais de tout cela on ne tire aucune conséquence, la plupart des critiques refusant de voir le monde cauchemardesque qu'il voulait édifier. Ce qui n'aurait aucune importance si Le Corbusier n'était devenu le modèle pour les architectes de l'après-guerre qui ont couvert la France de barres et tours en béton, et si, aujourd'hui, ses théories ne faisaient les affaires des bureaucrates de Chine et de Russie. »

 

 

MONTFORT L'AMAURY, SES ÉCRIVAINS ET SES ARTISTES

 

On peut voir :
– Sur la butte, les ruines de l'ancienne forteresse démantelée au XIVe s. par les Anglais et la tourelle octogonale vestige du château reconstruit par Anne de Bretagne à la fin du XVe siècle.
L'église Saint-Pierre avec une trentaine de vitraux du XVIe siècle.
– Le cimetière où une porte du XVe siècle donne accès à l'ancien charnier (fin XVIe-début XVIIe s.)
– La porte Bardoul du XVIe s. vestige d'une enceinte fortifiée.
– La maison à tourelles du 9 rue de la Treille (XVIe s.) a appartenu au poète Jean-Antoine Roucher, l'auteur des Mois, puis à Claude Souillard (mieux connu sous le nom plus euphonique d'Adolphe de Saint-Valry) qui y reçut Hugo en octobre 1825.
– La maison de Ravel
etc



VICTOR HUGO

Quand il vint à Montfort, en 1825, voir son ami Adolphe de Saint-Valry, Hugo écrivit une Ode aux ruines de Montfort l'Amaury:

Je vous aime, ô débris ! et surtout quand l'automne
Prolonge en vos échos sa plainte monotone.
Sous vos abris croulants je voudrais habiter,
Vieilles tours, que le temps l'une vers l'autre incline,
Et qui semblez de loin sur la haute colline,
Deux noirs géants prêts à lutter.

Lorsque, d'un pas rêveur foulant les grandes herbes,
Je monte jusqu'à vous, restes forts et superbes !
Je contemple longtemps vos créneaux meurtriers,
Et la tour octogone et ses briques rougies;
Et mon oeil, à travers vos brèches élargies,
Voit jouer des enfants où mouraient des guerriers.

Ecartez de vos murs ceux que leur chute amuse !
Laissez le seul poète y conduire sa muse,
Lui qui donne du moins une larme au vieux fort,
Et, si l'air froid des nuits sous vos arceaux murmure,
Croit qu'une ombre a froissé la gigantesque armure
D'Amaury, comte de Montfort.

Là, souvent je m'assieds, aux jours passés fidèle,
Sur un débris qui fut un mur de citadelle.
Je médite longtemps, en mon cœur replié;
Et la ville, à mes pieds, d'arbres enveloppée,
Etend ses bras en croix et s'allonge en épée,
Comme le fer d'un preux dans la plaine oublié.

Mes yeux errent, du pied de l'antique demeure,
Sur les bois éclairés ou sombres, suivant l'heure,
Sur l'église gothique, hélas ! prête à crouler,
Et je vois, dans le champ où la mort nous appelle,
Sous l'arcade de pierre et devant la chapelle,
Le sol immobile onduler.

Foulant créneaux, ogive, écussons, astragales,
M'attachant comme un lierre aux pierres inégales,
Au faîte des grands murs je m'élève parfois.
Là je mêle des chants au sifflement des brises;
Et, dans les cieux profonds suivant ses ailes grises,
Jusqu'à l'aigle effrayé j'aime à lancer ma voix !

Là quelquefois j'entends le luth doux et sévère
D'un ami qui sait rendre aux vieux temps un trouvère.
Nous parlons des héros, du ciel, des chevaliers,
De ces âmes en deuil dans le monde orphelines;
Et le vent qui se brise à l'angle des ruines
Gémit dans les hauts peupliers !

Paul Fort connaissait bien ce poème et il s'amusa du vers, certes un peu inattendu: "Jusqu'à l'aigle effrayé j'aime à lancer ma voix".
Il écrivit à ce sujet : "Génie lyrique! Fantaisie! Où Victor Hugo voit un aigle, perdu chez le bon Dieu quasi, je ne vois rien: je vois ici l'hirondelle rasant les seigles. Il est vrai qu'il n'est pas de règle à mesurer la poésie. Aigle, je suis de ton école ! nous signons tous deux sans paraphe. Mais dans ces pins, haussant leur col, Hugo saurait voir des girafes... A leur pied je vois des giroles. Bah! comme le Génie prévaut, le "ton" espace les rivaux.


HÉRÉDIA

Hérédia, le poète des Trophées (1893), était administrateur de la bibliothèque de l'Arsenal. Quand la maladie l'obligea à prendre des congés, il aima se réfugier dans des demeures paisibles pour se reposer au contact de la nature. On le vit, près de Nantes, dans un ancien couvent bénédictin qui appartenait à l'un de ses amis.

En 1900, il loua à Montfort-l'Amaury, rue de la Moutière, une maison qu'il avait choisie pour son jardin pittoresque. Il y recevait ses filles qui toutes trois avaient épousé des écrivains, Pierre Louys, Maurice Maindron et Henri de Régnier.

Heredia aimait se promener dans la forêt de Rambouillet, et Henri de Régnier évoque dans ses Souvenirs la mémoire de son beau-père à Montfort : "Le poète a vieilli, ses cheveux et sa barbe sont presque blancs. La maladie l'a touché, il est souvent silencieux et absorbé, il se chauffe et fume, parfois il prend sur la table un petit livre, Les Trophées, en lit quelques pages, se repose, et songe. Après avoir parlé de sa jeunesse, il se retire et va dormir, car demain il sera levé le premier. La forêt de Rambouillet est à deux pas des dernières maisons de Montfort et c'est elle qui attire le poète matinal. Il s'enfonce sous ses ombrages d'automne. Il sait où sont les plus beaux feuillages jaunissants et où croissent les plus beaux arbres, il connaît toutes les routes, tous les détours, le chemin des étangs, les sentes qui se perdent sous bois. Il connaît aussi la plaine et les villages et revient de ses courses comme égayé et rajeuni."

Pas un seul bruit d'insecte ou d'abeille en maraude,
Tout dort sous les grands bois accablés de soleil
Où le feuillage épais tamise un jour pareil
Au velours sombre et doux des mousses d'émeraude.

Criblant le dôme obscur, Midi splendide y rôde
Et, sur mes cils mi-clos alanguis de sommeil,
De mille éclairs furtifs forme un réseau vermeil
Qui s'allonge et se croise à travers l'ombre chaude.

Vers la gaze de feu que trament les rayons,
Vole le frêle essaim des riches papillons
Qu'enivrent la lumière et le parfum des sèves;

Alors mes doigts tremblants saisissent chaque fil,
Et dans les mailles d'or de ce filet subtil,
Chasseur harmonieux, j'emprisonne mes rêves.

Puis Hérédia s'installa chez ses amis Itasse au château de Bourdonné (à 15 km de Montfort), où il devait passer les dernières semaines de sa vie.


MARCELLE TINAYRE

La romancière Marcelle Tinayre (1870-1948) qui résidait tout près, à Grosrouvre, a situé à Montfort-l'Amaury l'action de son roman La Maison du Péché, qu'elle publia en 1903. Sous le nom de Hautfort-le-Vieux, elle y décrit la petite ville, ses ruines, son cimetière, son église avec ses vitraux.

Le loLe front appuyé aux vitres fraîches, il guettait l'apparition du nouvel hôte dans le chemin roide qui grimpait entre deux haies, vers la maison. Ce logis patrimonial des Chanteprie, bâti sur l'extrême bord d'un plateau, domine la pente rapide où s'étage Hautfort-le-Vieux. À droite, le donjon couronne de ses tours ruinées la masse verdoyante du jardin municipal. La porte Bordier, autre fragment de la forteresse, enjambe la rue qui descend à pic vers la place de l'Église et l'hôpital du comte Godefroy. Ce cintre de pierre moussue découpe un morceau de paysage — toits enchevêtrés, pavés disjoints, fonds bleuâtres — précis comme un dessin d'Albert Dürer. À mi-côte, Saint-Jean-de-Hautfort élève un portail Renaissance, un vaisseau soutenu par des arcs-boutants gothiques, un clocher restauré au XVIIe siècle. Entre les arcades de briques d'un petit cloître, les chapelles et les cyprès du cimetière apparaissent à vol d'oiseau. Çà et là, parmi les groupes de maisons, on devine les coudes, les lacets des rues, les petites places plantées de tilleuls en charmilles. La cendre du soir éteint dans une harmonie grise le sombre violet des ardoises, le vermillon des tuiles neuves, le brun rougeâtre des vieux toits. Des fumées montent. Sous la pâleur irisée du vaste ciel, à droite et à gauche, des ondulations boisées s'étendent, en demi-cercle, et, vers le nord, s'échancrent largement pour découvrir un horizon de plaine, infini et bleuissant comme la mer. Pas un bruit, pas un roulement de chariot, pas un sifflement de machine : le silence… Le silence des couvents et des villes mortes où la vie semble figée dans le souvenir et l'attente.
Augustin de Chanteprie aimait la petite cité féodale sans commerce, sans industrie, et, toute proche de Paris, tombée à la torpeur de la province, mais qui retenait dans ses ruines l'âme héroïque et pieuse du passé. Ce paysage aux molles vallées, aux plaines nuancées d'azur, aux bois de châtaigniers et de chênes c'était bien la "douce France" des trouvères. […]
Forgerus remonta la terrasse et trouva une porte de sortie, derrière le pavillon. En quelques pas il fut dans le jardin municipal, près de la vieille tour du Xe siècle, masse éventrée sous le lierre arborescent. Au loin, s'élevait l'autre tour, en briques rouges, crénelée, percée de fenêtres en ogive. À travers les ormes et les châtaigniers, on découvrait, tout en bas, la campagne immense, les foins bottelés, les pommiers au milieu des champs, les platanes rangés au bord des routes, et les lignes vertes des haies qui descendent sur la déclivité du plateau.
Une allée tournante conduisit Forgerus jusqu'à la ruelle qu'il avait suivie, la veille, au crépuscule. Il passa sous la porte Bordier. Les bourgeois à leur fenêtre, les marchandes accroupies autour de la fontaine et, devant le portail de l'église, un bonhomme en pantalon blanc, coiffé d'un panama, une femme qui revenait de la messe, les mains jointes sous sa pèlerine, les maisons inégales, les boutiques pauvres, les enseignes naïves, rappelaient à Forgerus les décors provinciaux et les personnages de Balzac.
Il eut la curiosité de visiter le cimetière, dont la porte gothique attira son regard. Dès l'entrée, on apercevait les marbres pressés dans l'enclos, un carré de ciel, un pan de colline surplombante, les tuiles rouges et brunes des toits étagés. Le cloître fermait trois côtés seulement. La charpente de la voûte, incurvée et toute pareille à l'ossature du Léviathan marin, retombait sur des piliers de briques. Le soleil frappait les vitraux d'une petite chapelle adossée aux arcades et projetait sur les dalles une lumière bleue qui tremblait. Forgerus examina les plaques commémoratives fixées au mur. La plus ancienne portait une longue épitaphe latine. […]
Il sortit pour voir l'église, toute proche, consacrée à saint Jean. La messe venait de finir. Il n'y avait plus, devant l'autel, qu'une femme prosternée et un sacristain en surplis trop court qui arrangeait des pots de fleurs blanches. Dans la nef centrale, une lumière dorée tombait des hautes fenêtres aux vitres dépolies, mais les nefs latérales étaient baignées d'ombre, et les fameuses verrières de la Renaissance y scintillaient, d'un éclat doux et chaud, plus vivant que l'éclat des pierreries. Au fond, au chevet de l'église, l'arbre de Jessé, montant du flanc d'Abraham endormi, étendait ses branches chargées de patriarches et de rois ; et, sur les côtés, les légendes de la Bible, les paraboles de l'Evangile, les Actes des saints s'inscrivaient en figures lumineuses serties par un linéament de plomb. On voyait le bon Samaritain et la Madeleine, les prophètes dans le désert, le Christ au tombeau. Les personnages portaient des vêtements du XVIe siècle, et l'on reconnaissait dans les attitudes théâtrales, dans l'exagération des musculatures et la splendeur des draperies, l'influence des maîtres italiens. Des bourgeois chevauchaient, vêtus de velours et de fourrures. Des apôtres à barbe frisée avaient des robes jaunes, modelées en violet, et gonflées de vent. Les saintes femmes étaient délicieuses, avec leurs cheveux dont le blond verdissait sous un chaperon pointu et le blanc gris de leurs collerettes tuyautées. Les paysages tourmentés et minutieux montraient à la fois des rochers, des cèdres, les méandres déroulés d'un fleuve, les petits sentiers à travers la plaine, les petits arbres en boule, et toutes les maisons des villes, et toutes les fenêtres des maisons. Dans la partie inférieure du vitrail, le donateur et sa femme, agenouillés, étaient reproduits scrupuleusement dans leur laideur authentique.



COLETTE

Colette, obligée de quitter son premier appartement du Palais-Royal, en éprouva grand regret. Pour la consoler, son amant Maurice Goudeket acheta en janvier 1930, à la limite de Montfort et de Méré, La Gerbière, une maison qui satisfaisait "le goût de Colette pour les horizons resserrés, les domaines étouffés, les logis à la mesure moyenne des hommes et aussi son besoin de larges espaces aérés". Elle se mit aussitôt à pendre aux branches du jardin des nichoirs à oiseaux et à faire des boutures avec le jardinier, tout en annonçant à Marguerite Moreno : "J'ai pondu quarante et une pages". Colette s'était vite constitué un cercle d'amis : le peintre Luc-Albert Moreau et sa femme la violoniste Hélène Jourdan-Morhange, qui résidaient aux Mesnuls, Annie de Pène et sa fille Germaine Beaumont. Mais dès 1931, le krach ruinait Goudeket. Il vendit la Gerbière à Coco Chanel.
Colette revint de temps à autre à Montfort, rencontrant Jacques de Lacretelle installé dans la Maison de l'Horloge, rue de Paris, Manuel Rosenthal et surtout Ravel qu'elle connaissait depuis L'Enfant et les Sortilèges (1916). Elle raconte ainsi sa dernière rencontre avec le compositeur : "Assis parmi nous, il avait pourtant l'apparence d'un être qui, d'un instant à l'autre, risque de se dissoudre…"
Chassée en 1938 de Saint-Tropez par la vogue grandissante du lieu, elle revint vers ses vieux amis des Mesnuls et eut un coup de cœur, à Méré, pour une glycine ourlant les soixante mètres de clôture d'une propriété, Le Parc. C'était l'ancien presbytère, dont la maison venait d'être reconstruite. Elle l'acheta en février 1939. Mais, à la fin de l'année, Colette et Maurice, qui ne venaient à Méré que les fins de semaines, verront cette maison réquisitionnée pour un détachement de soldats marocains. La propriété a été récupérée le 3 juin 1940 et pour éviter une nouvelle réquisition, Colette s'y installa, à plein temps, pour attendre la fin de cette "drôle de guerre". Le 12 juin l'exode l'entraîna au loin. Revenue à Paris en septembre, elle essaya de s'y maintenir au Parc sous l'Occupation grâce à Carlos de Beistegui qui lui prêtait sa voiture à gazogène pour qu'elle puisse venir de Paris. Mais, en octobre 1941, elle dut revendre le Parc, cette maison qui, dit-elle, "n'avait pas encore capté son cœur".
Après la guerre cette demeure a été rebaptisée "La Pastorale", puis elle a été divisée en deux et une nouvelle maison y a été construite. Coupée en deux par un mur, l'allée de tilleuls (que Colette appelait son "chemin de ronde") a perdu de son attrait.

Un extrait de En Pays connu : LA MAISON PROCHE DE LA FORÊT

Tout ce qui se dit d'une forêt est vrai, ou le devient.
Mais il faut que ce soit une très grande forêt, assez vaste pour résorber, à l'aube, ses secrets nocturnes en même temps que sa frange de bêtes sauvages qui outrepassent ses lisières pendant la nuit. Il faut qu'elle soit à la mesure de cacher ses étangs, rassurer ses hardes, renouveler les étonnements de ses braconniers, affermir la réalité de ses propres fantômes. Ainsi de la forêt qui cerne Rambouillet. Battue en tous sens, mordillée, étoilée de pattes-d'oie et d'écriteaux indicateurs, pourtant elle nous égare selon que le veulent le temps et la saison. Elle se disperse en brouillards, se taille en baguettes de pluie, reploie méconnaissables ses pins et ses houx sous une fourrure de neige, et nous pouvons toujours croire qu'à l'extrémité d'un tunnel de futaie, sous le couvert arrondi en arcade romane, une silhouette s'est tenue debout sur deux pieds indistincts, ou sur quatre jambes, et qu'elle a fondu juste au moment où elle nous apparaissait. […]
Une maison me tenait hors de la forêt proche, et m'appelait quand je retournais à Paris. […] Elle ne ressemblait à aucune de ces légères bâtisses qu'une forêt domaniale suscite à son entour, qui vieillissent vite et changent facilement de maître. Deux hectares l'environnaient, vierges de culture potagère. La primevère en trois couleurs, l'orchis pourpré, le polygala bleu et le muscari à odeur de prune lui venaient tout naturellement, à même sa prairie, avant les grandes marguerites et les boutons-d'or. Je n'eus qu'à tailler ses rosiers amaigris, ses buis inégaux. Au centre d'une des façades – elles étaient deux, coudées – un œil-de-bœuf inattendu, agréable, regardait le pré entre deux marronniers gros et gras à fleurs rouges. Qui sait comme l'Ile-de-France planter le marronnier, auvent contre la pluie, ombrelle contre le soleil ? […] La maison proche de la forêt me donnait des plaisirs certains. Quand je ne citerais à son actif que l'empressement des mésanges, la familiarité des bergeronnettes, les constantes hirondelles… Le fait est qu'elles furent servies les premières, et pourvues de nids quand nos lits n'étaient pas encore dressés. [...]
Un fils de la Chatte, âgé d'environ six semaines, disparut un matin, à l'heure où il avait coutume de s'étonner de toutes choses, de vouloir prendre les mouches en posant une patte dessus, de loucher sur les ombres mouvantes et d'exploiter le sable jaune au profit de sa connaissance, neuve, du plat-à-chat. Sa disparition bouleversa la maison proche de la forêt.
Mais l'homme-de-journée répandit la pire consternation en révélant que les rapaces, busards, éperviers et bondrées, ne faisaient nulle différence entre lapereaux et chatons, poussins, menu gibier. Nous nous tûmes, assiégés d'images funestes : la grande buse planante au haut des airs, et pendu à ses serres un petit chat mou, comme déjà mort... La nichée de la grande buse, autour d'un affreux festin... Le lendemain, le petit chat égaré, retrouvé, bien vivant, pleurait sous une averse printanière, transi contre notre porte close. Qui en pyjama, qui en chemise de nuit longue, à l'ancienne mode, qui en vieil imperméable cartonneux, nous courûmes... Ici finit l'histoire du petit chat, mais non sa légende. Plus tard, il nous arriva de dire : "Le petit chat, vous savez bien, le petit chat enlevé par une buse…, puis, plus tard encore : "Cette propriété de Seine-et-Oise, vous vous rappelez, où les bondrées enlevaient tous les petits chats…" […]
Pour proche qu'elle fût de la forêt, j'ai souhaité, un temps, que la maison s'en rapprochât encore, aux fins de combler ce qu'un tel voisinage m'inspirait d'appréhension nocturne, d'allégresse au clair du jour. Mais elle n'était qu'une toute petite maison qui garda, tant que je l'eus, sa grâce un peu truquée, son flanc refroidi qu'elle tournait au nord-est. Ni songes ni prières ne firent qu'elle glissât sur la pente jusqu'à l'orée où commençait massive la futaie. Je ne l'ai pas habitée longtemps, mais juste assez pour que, l'ayant perdue, je puisse rêver d'elle, forcer en songe des petits murs devant une forêt en marche, et les emplir d'un contenu fabuleux.


MAURICE RAVEL

En 1920, Maurice Ravel avait chargé une amie de lui trouver "une bicoque à 30 km au moins de Paris". Dans sa lettre il avait ajouté : "Je pense quelquefois à un admirable couvent, en Espagne. Mais, sans la foi, ce serait complètement idiot. Et le moyen d'y composer des valses viennoises et autres fox-trotts ?"
Cette maison, relativement modeste et exiguë, qu'il a acquise en janvier 1921, doit son nom "Le Belvédère" à sa situation à flanc de coteau et au panorama qu'elle offre sur la ville. C'est dans cette maison que Ravel a composé presque toutes ses œuvres entre 1925 et 1932, notamment L'Enfant et les Sortilèges, les Chansons madécasses, le Boléro (1928), le Concerto en sol pour piano et orchestre, le Concerto pour la main gauche
En 1928 y fut organisée une grande fête en l'honneur du compositeur avec environ cinquante invités. Cette surprise-party, connue comme "L'impromptu de Montfort-l'Amaury", préparée par la cantatrice Marcelle Gerar, a été l'occasion d'inaugurer le buste de Maurice Ravel par son ami Léon Leyritz.

Après la mort de Ravel, en 1937, c'est son frère Edouard qui a hérité de la maison. Celle-ci est restée d'abord sous la garde de la gouvernante du musicien, Marie Reveleau (1871-1952). Puis la garde a été confiée en 1954 conjointement à Céleste Albaret, ancienne gouvernante de Marcel Proust, et à sa sœur Marie Gineste.
Céleste Albaret quitta le Belvédère en 1970, pour prendre sa retraite à Méré (tout près de Montfort) et consacrer son temps à l'enregistrement de ses souvenirs avec Marcel Proust. Elle est morte en 1984 et est enterrée au cimetière de Montfort-l'Amaury aux côtés de son mari et de sa sœur, Marie Gineste

Un musée "Ravel" a été ouvert dans la maison en 1973. On a conservé la décoration à laquelle Ravel a veilla avec un soin tout particulier, ainsi que les nombreux bibelots, parfois insolites, qu'il collectionnait. Dans le salon de musique se trouvent plusieurs portraits de famille, ainsi que le bureau du compositeur et son piano Erard fabriqué en 1908 et acquis en 1911.
L'ensemble, maison et jardin, a été classé en 2022.


JACQUES DE LACRETELLE

L'écrivain et académicien Jacques de Lacretelle (1888-1985) avait acheté la Maison de l'Horloge, rue de Paris.

Montfort-l'Amaury ?… Cette vieille petite ville au bord de la forêt de Rambouillet, avec des maisons Louis XIII er un cimetière dans un cloître?… Oh! mais c'est charmant !
Ces phrases tant de fois entendues lorsqu'on vient de m'interroger sur mon habitation de campagne me font toujours sourire, car ces curiosités ne comptent guère pour moi. Montfort-l'Amaury, c'est bien autre chose que le donjon et le célèbre cloître qui a, dit-on, inspiré le décor de Robert le Diable. […] Je serai franc: j'aime Monfort-l'Amaury uniquement pour l'âme que je m'y suis faite. […] Certes, je ne renoncerai jamais à Paris, mais c'est parce qu'il me plaît, à moi, d'être dévoré… un moment. Bien vite je rapporte dans mon île, pour mieux m'en divertir, le souvenir de cette courte et agréable sensation.
Alors, si l'on a compris les raisons de mon attachement pour Montfort, qu'on ne me demande pas une description de guide, ni un discours de distribution de prix. Oui, il y a un donjon, une ceinture de vieux remparts, couverts de lierre, qui ressort de jardin en jardin. Il y a une ou deux façades en brique, d'un rose qui fait penser au corsage de Marion Delorme. Il y a un hospice et un couvent dont les cloches se chamaillent doucement avec des voix fêlées, il y a une église dont Proust admirait les vitraux Renaissance.
Montfort se fait gloire aussi de célébrités. On montre une maison, ornée d'une plaque, où Victor Hugo abrita ses amours. Mais quand je l'ai fait voir à la bru du poète, elle m'a répondu, avec une mémoire respectueuse que ses quatre-vingts ans n'avaient pas altérée : "Non, non, Père n'a jamais vécu ici, je ne l'ai jamais entendu dire". Je n'ai pas osé parler de Juliette Drouet.
D'autres traditions sont plus certaines. Cette maison de Saint-Nicolas, sur la hauteur, avec un grand pré, Colette y a passé plusieurs anées. Cette autre, très étroite, de construction récente, et posée comme une double croche au bord de la route, est celle de Ravel. Entrez-y, et vous verrez comme il jouira malicieusement de vos cris d'admiration: car rien, dans ce terrain mal loti et ce toit baroque à fioritures de bois, ne laisse deviner la vue large et sensible que l'on découvre de son cabinet de travail sur la campagne.
Que dire encore? Que José-Maria de Heredia a aussi habité Montfort et qu'Henri de Régnier, en se promenant dans les environs, a imaginé, devant le beau château des Mesnuls – où vous aurez peut-être la chance de rencontrer Paul Morand – tout son roman Le Passé vivant.
Mais ce n'est pas cette histoire anecdotique que je voudrais enseigner. Que celui qui lira ces pages vienne dans ma ville d'adoption et s'en éprenne ou non, peu importe. Ce que je voudrais, c'est faire comprendre que chacun de nous possède au fond de soi un Montfort et qu'il perd sa vie s'il le néglige trop.

L'Écrivain public (1936)


CHARLES DE BEISTEGUI

Charles de Beistegui (1895-1970), de son véritable nom Carlos de Beistegui y de Yturbe, séjourna surtout en France, où il était né. En 1938, Jacques de Lacretelle lui signala que le château de Groussay était à vendre, avec son parc de 30 hectares. Il l'acheta, en vue de le réaménager de fond en comble et trouva l'architecte qu'il lui fallait en la personne d'Emilio Terry. Ses aménagements, qu'il poursuivit jusqu'à sa mort, empruntèrent à l'Italie, à la Russie, à la France, à l'Angleterre du XIXe siècle siècle, avec une nostalgie cosmopolite qui lui était particulière. Christian Bérard s'en inspira en créant le décor du film de Jean Cocteau, L'Aigle à deux têtes.

Dans le parc, Charles de Beistegui a fait construire des fabriques ou folies inspirées des parcs anglo-chinois du XVIIIe siècle et du Désert de Retz, tout proche : le Temple d'Amour (1949), la Tente Tartare (1960), le Pont Palladien (1960), la Colonne Observatoire (1962), la Pagode Chinoise (1963), le Temple du Labyrinthe (1967), la Pyramide (1968).

Dans ses dernières années, Charles de Beistegui, malade, s'installa à Groussay, jusqu'à sa mort en 1970.


 

NOTRE GUIDE À MÉDAN, ARNAUD VERRET

 

Arnaud Verret, ancien étudiant de l'ENS, agrégé de Lettres classiques, docteur ès lettres, professeur au lycée Jean-Zay d'Orléans, est un spécialiste de Zola.

THÈSE, soutenue en 2015, intitulée : MONSTRES ET MONSTRUOSITÉS DANS L'ŒUVRE D'ÉMILE ZOLA.

Le naturalisme prétendant inclure tous les aspects de la vie, la question de la monstruosité omniprésente dans l'œuvre de Zola peut se traiter sous l'approche du monstre en tant qu'être exceptionnel comme sous celle du monstrueux applicable à chaque nuance de physiologie, de caractère, de comportement ou de sensibilité. La présence des monstres chez l'auteur est concurrencée par son usage plus général du monstrueux lui permettant de concilier une poétique de l'ordinaire et un objet narratif qui ne l'est pas pour tout dire de la complexité de l'existence. Si le monstre désigne d'abord l'être biologique contrefait, l'influence du milieu et de l'hérédité conditionne son apparition : face à différents règnes naturels monstrueux l'homme est menacé de succomber ou de le devenir à son tour ; les anomalies physiques se transmettent d'un parent à son descendant mais même guettent n'importe qui à tout âge.
L'œuvre de Zola met ainsi en lumière les aveux des corps mais exprime déjà un changement de regard porté sur les malheureux affublés de tares et leurs juges improvisés. Puis, dans une lecture morale, la quasi-totalité des personnages est susceptible d'être le monstre d'un autre tant c'est là un concept peignant les angoisses et les méfiances inhérentes aux rapports humains, à moins de cibler des mécanismes pernicieux comme ceux de bêtise ou d'hypocrisie pour montrer que n'est pas toujours monstrueux celui que l'on croit ; la mythologie zolienne où monstres et monstrueux occupent un rôle central permet à ce titre de reprendre des thématiques ancestrales et de les adapter au monde contemporain. Approprié par l'écrivain, le monstrueux en régime zolien devient alors un véritable sujet esthétique. Le plus grand monstre aux yeux de qui peine à créer, c'est en définitive l'œuvre d'art elle-même qu'il faut maîtriser par un labeur patient : c'est l'œuvre problématique, trop exigeante, et le monstrueux qualifie ce qu'on rejette en elle comme le laid, l'obscène, le mensonger. Zola en a été lui-même la victime, qu'il s'agisse de ses textes ou de sa propre personne déformés par des parodies, des caricatures ou des attaques
ad hominem.

ARTICLES :
– "Les gorges de Provence dans Le Canal Zola et Le Docteur Pascal : étude de la description et de ses enjeux dans deux œuvres de Zola", Laboratorio critico, vol. 2, n°3, mai-août 2012.
– "Un roman de l'enfermement : géographie, ethnologie et narration des Halles dans Le Ventre de Paris", 2013, revue Les cahiers du Ceracc .
[http://cahiers-ceracc.univ-paris3.fr/verret.html]
– "Causeries urbaines et veillées rurales : deux exemples de soirées collectives dans l'œuvre d'Émile Zola", Excavatio, XXV, 2015.
– "Catastrophe et monstrueux dans un roman du XIXe siècle, l'exemple de Nana d'Émile Zola", Traits-d'Union, n°4, 2014.
– "Quand Zola devenait sérieusement pornographe. Étude des enjeux de l'écriture pornographique à la fin du XIXe siècle", Romantisme, n°167, mars 2015, p. 76-85.

 

Arnaud Verret a publié trois ouvrages sous le pseudonyme de Armand Cléry :

Armand Cléry, EUROPA, poésies, éd. Société des Écrivains, 2011, 88 p., 12 €

«Je descendais, guidé par la vague musique, pour contempler, dessous l'humide frondaison des branches alanguies d'une saulaie antique, souples et pendantes jusquau fleuve profond, les sinuosités du cours mélancolique. Il m'apparut alors pour la première fois, ce génie des brouillards, cette brumeuse nixe, cette enfant mythique des ondes et des bois qui chantait tristement la cantilène fixe des reines esseulées à la mort des grands rois. »
Les figures mythiques (telle la Lorelei de ces strophes), les personnages historiques, les espaces méconnus et discrets de l'Europe s'esquissent plus qu'ils ne se disent dans les vers d'Armand Cléry, qui circonscrivent, dans lespace et le temps, comme un autre continent : un espace propice au songe et à la contemplation, loin des parcours obligés ; un terrain plus intime, aux résonances plus profondes, ancré dans la mémoire. Balançant entre classicisme et modernité, l'écriture à l'image d'un recueil nomade et d'un continent mythiquement lié au voyage nous projette vers des pièces poétiques comme sorties de quelque rêverie ou fantaisie.


Armand Cléry, LE SANG DES CARNUTES, roman historique, éd. L'Harmattan, 2018, 2 vol., 584 p., 54 €.

La guerre en Gaule fait rage. À Genabum se préparent des événements graves. Arrive un aventurier italien, Sextus Cornélius Asinus, accompagné du jeune médecin Magon de Malte. L'un désire s'enrichir, rapidement et sans vergogne ; l'autre, généreux et sincère, veut découvrir ces terres éloignées de la Méditerranée. Pris dans la tourmente de l'histoire, les voyageurs vont être ballottés entre les rivalités commerçantes et les complots politiques, les progrès de la romanisation et les spiritualités ancestrales, les amours barbares et les violences insoutenables. La profonde forêt leur offrira-t-elle le salut ou seront-ils entraînés au fil de la Loire dans la catastrophe et le néant ?
De plus en plus la présence romaine est devenue insupportable. À Genabum, la révolte se précise, emmenée par le noble Cotuatos. Après avoir fait sacrifier un innocent pour lancer son commerce, Asinus a enfin atteint la fortune et se rêve en maître du pays. Pendant ce temps, dans une forêt merveilleuse, Magon est initié par un druide au mystérieux culte d'une divinité oubliée. Qu'ils le veuillent ou non, leur destin est désormais lié à celui de la Gaule. Car les malheurs approchent. D'un massacre à l'autre, l'antique Orléans va connaître une des pages sombres de son histoire qui la verra retrouver sa liberté et son honneur, au risque de tout perdre face au retour des légions de César.


Armand Cléry, LE VILLAGE NOIR, roman, éd. L'Harmattan, 2021, 492 p. 28 €.

Orléans, 1905. Sur l'affiche est écrit Village noir: ses artisans, ses guerriers, sa féticheuse. Un zoo humain s'implante en ville à l'occasion d'une Exposition industrielle et des Beaux-Arts. Tous se pressent pour voir les Sénégalais qu'on exhibe.
Mais du village noir à la ville sombre, de secrets en turpitudes, en découvrant la prétendue primitivité de l'autre, c'est sa propre bassesse que chacun va révéler. Dans la foule, une femme d'Europe ne vit que pour rêver d'ailleurs. En face, une sorcière d'Afrique est là pour lui faire concrétiser ses rêves...

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