QUELQUES VISAGES D'ULYSSE DANS L'ANTIQUITÉ |
-Ve siècle | -Ve siècle | -IIIe siècle | -Ier siècle |
Devant Pénélope | Devant Athéna et Nausicaa | Monnaie d'Ithaque | Devant Polyphème |
ULYSSE ET PÉNÉLOPE APRÈS HOMÈRE |
HORACE
insiste, dans une lettre à son ami Lollius Maximus, sur la valeur morale de l'Odyssée
Il considère que l'oeuvre d'Homère vaut mieux que tous les traités en forme pour l'étude de la philosophie morale. L'Iliade propose un tableau des folies des rois et des peuples, l'Odyssée offre le portrait de la majorité des hommes semblabes aux vauriens installés chez Pénélope ou aux jeunes Phéaciens amollis; mais surtout, avec Ulysse, elle célèbre la vertu victorieuse de toutes les épreuves.
[…] Quid uirtus et quid sapientia possit utile proposuit nobis exemplar Vlixen, qui domitor Troiae multorum prouidus urbes et mores hominum inspexit, latumque per aequor, dum sibi, dum sociis reditum parat, aspera multa pertulit, aduersis rerum immersabilis undis. Sirenum uoces et Circae pocula nosti; quae si cum sociis stultus cupidusque bibisset, sub domina meretrice fuisset turpis et excors, uixisset canis immundus uel amica luto sus. Nos numerus sumus et fruges consumere nati, sponsi Penelopae nebulones Alcinoique in cute curanda plus aequo operata iuuentus, cui pulchrum fuit in medios dormire dies et ad strepitum citharae cessatum ducere curam. |
Ce que peuvent la vertu et la sagesse, Homère nous en a proposé un exemple utile avec Ulysse qui, vainqueur de Troie, observa en homme avisé les villes et les moeurs de nombreux peuples et qui, alors qu'il cherchait sur la vaste mer, pour lui-même et ses compagnons, la voie du retour, fut confronté à de nombreuses épreuves, sans être englouti dans les flots de l'adversité. |
Épître II, v. 17 à 31
OVIDE
insiste sur les qualités d'Ulysse qui savait parler aux femmes (c'est dans Ars amatoria, II, 123-144).
Non formosus erat, sed erat facundus Ulixes, Et tamen aequoreas torsit amore deas. O! quotiens illum doluit properare Calypso, Remigioque aptas esse negavit aquas! Haec Trojae casus iterumque iterumque rogabat, Ille referre aliter saepe solebat idem. Litore constiterant: illic quoque pulchra Calypso Exigit Odrysii fata cruenta ducis. Ille levi virga (virgam nam forte tenebat) Quod rogat, in spisso litore pingit opus. «Haec, inquit ,Troja est (muros in litore fecit): Hic tibi sit Simoïs; haec mea castra puta. Campus erat (campumque facit), quem caede Dolonis Sparsimus, Haemonios dum vigil optat equos. Illic Sithonii fuerant tentoria Rhesi; Hac ego sum captis nocte revectus equis» Pluraque pingebat, subitus cum Pergama fluctus Abstulit et Rhesi cum duce castra suo. Tum dea «quas, inquit, fidas tibi credis ituro, Perdiderint undae nomina quanta, vides?» Ergo age, fallaci timide confide figurae, Quisquis es, atque aliquid corpore pluris habe. |
Ulysse n'était pas beau, mais il était beau parleur; cela suffit. pour que deux divinités marines ressentent pour lui les tourments de l'amour. O! combien de fois Calypso gémit de sa hâte (à vouloir partir] et lui affirma que les eaux ne se prêteraient pas au mouvement des rames! Elle lui demandait sans cesse de lui raconter encore la chute de Troie et il lui en faisait le récit d'une manière presque toujours différente. Ils s'étaient arrêtés sur le rivage : là aussi, la belle Calypso veut entendre la fin sanglante du chef des Odrysiens [Rhésus]. Lui, avec une baguette légère (il se trouvait qu'il tenait une baguette), pour la satisfaire, dessine sur le sable dur. « Voici Troie, dit-il (il représenta des murs sur le rivage) ; ici sera le Simoïs ; suppose que là est mon camp. Il y avait une plaine (il représente une plaine), où nous versâmes le sang de Dolon, pendant que, la nuit, il vise les chevaux du héros d'Hémonie [Achille]. Là se dressaient les tentes du Sithonien Rhésus ; c'est par là que je suis revenu avec ses chevaux, enlevés de nuit ». Il allait dessiner d'autres objets quand une vague vint emporter Troie, le camp de Rhésus et Rhésus lui-même. Alors la déesse : « Quelle confiance pour ton voyage crois-tu trouver en ces eaux qui, sous tes yeux, ont effacé de si grands noms ?» Donc, qui que tu sois, crains de te fier à une trompeuse beauté, et, outre les avantages physiques, assure-t'en de plus précieux. |
OVIDE
a mis dans la bouche d'Ajax le portrait d'un Ulysse beau parleur mais lâche
(c'est au début du livre XIII des Métamorphoses).
Résumé :
Dans l'expédition de Troie, Ulysse a d'abord cherché à y échapper en simulant la folie (detractauit militiam furore ficto) puis, lorsque Palamède eut dévoilé son lâche stratagème et l'eut traîné malgré lui au combat (traxit ad arma), il a été le dernier à s'armer. Devant Troie, il était plus capable de lutter par des discours mensongers que de combattre les armes à la main (fictis contendere uerbis quam pugnare manu). D'ailleurs ses prétendus exploits, il les a accomplis sans témoin (sine teste) et de nuit. C'est un homme qui n'agit jamais que dans l'ombre et sans armes (clam inermis), qui ne sait que surprendre l'ennemi par la ruse (furtis decipit hostem) et n'a de force que dans le discours (tantum valet iste loquendo). Dans les combats contre les Troyens, il n'a pas hésité à fuir devant les flammes allumées par Hector (non Hectoreis dubitauit cedere flammis) et, après qu'il eut refusé de porter secours au vieux Nestor, on l'a trouvé tout tremblant, pâle de terreur, épouvanté à l'idée de la mort (trementem pallentemque metu et trepidantem morte futura). C'est cet Ulysse qui a lâchement abandonné Philoctète dans l'île de Lemnos, qui a faussement accusé Palamède d'avoir trahi les Grecs. Fils de Sisyphe (qui aurait violé sa mère Anticlée), il ressemble bien à son père par ses artifices et sa fourberie (furtis et fraude simillimus).
OVIDE
a imaginé une lettre de Pénélope à Ulysse (Héroïdes, 1)
"Pénélope, cette femme qui mérita les hommages de tant d'amants, put vivre pure pendant vingt années, éloigner un nouvel hymen par des travaux simulés en détruisant la nuit les tissus du jour, et vieillir à attendre Ulysse, que cependant elle n'espérait plus revoir." (Properce, Elégies, II, 9).
Penelope Ulixi. Haec tua Penelope lento tibi mittit, Ulixe |
Pénélope à Ulysse. Ta Pénélope t'envoie cette lettre, trop tardif Ulysse : ne me réponds rien, mais viens toi-même. Elle est certainement tombée, cette Troie odieuse aux filles de la Grèce. Priam et Troie tout entière valent à peine tout ce qu'ils me coûtent. Oh ! que n'a-t-il été enseveli dans les eaux courroucées, le ravisseur adultère, alors que sa flotte le portait vers Lacédémone ! Je n'aurais pas, sur une couche froide et solitaire, pleuré l'absence d'un époux ; je n'accuserais pas, loin de lui, la lenteur des jours ; et, dans ses efforts pour remplir le vide des nuits, ta veuve ne verrait point une toile toujours inachevée pendre à ses mains fatiguées. |
Quando ego non timui grauiora pericula ueris? |
Quand m'est-il arrivé de ne pas craindre des périls plus grands que la réalité ? L'amour s'inquiète et craint sans cesse. Je me figurais les Troyens fondant sur toi avec violence ; le nom d'Hector me faisait toujours pâlir. M'apprenait-on qu'Antiloque avait été vaincu par Hector, Antiloque était le sujet de mes alarmes ; que le fils de Ménoete avait succombé, malgré ses armes trompeuses, je pleurais en songeant que le succès pouvait manquer à la ruse. Tlépolème avait rougi de son sang ; la lance d'un Lycien ; la mort de Tlépolème renouvela mes frayeurs . Enfin, quel que fût, dans le camp des Grecs, le guerrier qui eût succombé, le coeur de ton amante devenait plus froid que la glace. |
Sed bene consuluit casto deus aequus amori. |
Mais un dieu équitable a servi mon chaste amour. Troie est réduite en cendres, et mon époux existe. Les chefs d'Argos sont de retour ; l'encens fume sur les autels ; la dépouille des barbares est déposée aux pieds des dieux de la patrie. Les jeunes épouses y apportent les dons de la reconnaissance, pour le salut de leurs maris ; et ceux-ci chantent les destins de Troie vaincus par les leurs. Les vieillards expérimentés et les jeunes filles tremblantes les admirent. L'épouse est suspendue aux lèvres de son époux qui parle. Quelques-uns retracent sur une table l'image des combats affreux, et, dans quelques gouttes de vin, figurent Pergame tout entière : "Là coule le Simoïs ; ici est le promontoire de Sigée ; c'est là que s'élevait le superbe palais du vieux Priam ; c'est ici que campait le fils d'Eaque, ici Ulysse. Plus loin Hector défiguré effraya les chevaux qui le traînaient." Le vieux Nestor avait tout raconté à ton fils, envoyé à ta recherche ; et ton fils me l'avait redit. Il me dit encore Rhésus et Dolon égorgés par le fer ; comment l'un fut trahi dans les bras du sommeil, l'autre par une ruse. |
Ausus es - o nimium nimiumque oblite tuorum! - |
Tu as osé, beaucoup trop oublieux des tiens, pénétrer la nuit, par la fraude, dans le camp des Thraces, et, secondé par un seul guerrier, en immoler un grand nombre à la fois. Était-ce là de la prudence ? Était-ce se souvenir de moi ? La crainte a fait battre mon sein jusqu'à ce qu'on m'eût dit que, vainqueur, tu avais traversé des bataillons amis sur les coursiers d'Ismare. Mais que me sert qu'Ilion ait été renversée par vos bras, et que ses antiques remparts soient au niveau du sol, si je reste ce que j'étais lorsque Troie résistait à vos armes, si l'absence de mon époux ne doit point avoir de terme ? Détruite pour les autres, pour moi seule Pergame est encore debout ; et cependant des boeufs captifs y promènent la charrue d'un étranger vainqueur. Déjà croît la moisson dans les champs où fut Troie, et la terre, engraissée du sang phrygien, offre au tranchant de la faux une riche culture. Le soc recourbé heurte les ossements à demi ensevelis des guerriers ; l'herbe couvre les maisons ruinées. Vainqueur, tu restes absent, et je ne puis apprendre ni la cause de ce retard, ni dans quel lieu du monde tu te caches, insensible à mes larmes. |
Quisquis ad haec uertit peregrinam litora puppim, |
Quiconque dirige vers ces rivages sa poupe étrangère ne s'en éloigne qu'après que je l'ai pressé de nombreuses questions sur ta destinée ; je confie à ses mains un écrit tracé de la mienne, et qu'il doit te remettre, si toutefois il parvient à te voir quelque part. Nous avons envoyé à Pylos, où règne le fils de Nélée, le vieux Nestor : des nouvelles incertaines nous ont été rapportées de Pylos ; nous avons envoyé à Sparte : Sparte ignore aussi la vérité. Quelle terre habites-tu, et en quel lieu prolonges-tu ton absence ? J'aurais gagné davantage à ce que les remparts de Troie subsistassent encore ( hélas ! inconséquente, je m'irrite contre mes propres voeux !); je saurais où tu combats ; je ne craindrais que la guerre ; et ma crainte serait commune à beaucoup d'autres. Je ne sais ce que je crains ; cependant je crains tout, dans mon égarement, et un vaste champ est ouvert à mes inquiétudes. Tous les périls que recèle la mer, tous ceux que recèle la terre, je les soupçonne d'être la cause de si longs retards. |
Haec ego dum stulte metuo, quae uestra libido est, |
Tandis que je me livre follement à ces pensées, peut-être (car quels ne sont pas vos caprices ! ) peut-être es-tu retenu par l'amour sur une rive étrangère. Peut-être parles-tu avec mépris de la rusticité de ton épouse, qui ne sait que dégrossir la laine des troupeaux. Mais que ce soit une erreur, et que cette accusation s'évanouisse dans les airs : libre de revenir, tu ne veux pas être absent. Mon père Icare me contraint d'abandonner une couche que tu as désertée, et condamne cette absence éternelle. Qu'il t'accuse, s'il le veut ; je ne suis, je veux n'être qu'à toi ; Pénélope sera toujours l'épouse d'Ulysse. Cependant mon père, vaincu par ma tendresse et mes prières pudiques, modère la force de son autorité. |
Dulichii Samiique et quos tulit alta Zacynthos, |
Mais une foule d'amants de Dulichium, de Samos et de la superbe Zacinthe, s'attache sans cesse à mes pas ; ils règnent dans ta cour, sans que personne s'y oppose. Te nommerai-je Pisandre, Poybe, Médon le cruel, Eurimaque, Antinoüs aux mains avides, et tant d'autres encore que ta honteuse absence laisse se repaître des biens acquis au prix de ton sang ? L'indigent Irus et Mélanthe, qui mène les troupeaux aux pâturages, mettent le comble à ta honte et à ta ruine . |
Tres sumus inbelles numero, sine uiribus uxor |
Nous ne sommes que trois ici, bien faibles contre eux : une épouse sans force, le vieillard Laërte et Télémaque enfant. Celui-ci, des embûches me l'ont presque enlevé naguère ; il prépare, malgré tous, à aller à Pylos. Fasse les dieux que, selon l'ordre accoutumé des destins, il ferme mes paupières et les tiennes. C'est le voeu que font aussi et le gardien de nos boeufs, et la vieille nourrice, et celui dont fidélité veille sur l'étable immonde. Mais Laërte incapable de supporter le poids des armes, ne peut tenir le sceptre au milieu de ces ennemis. Avec l'âge, Télémaque, pourvu seulement qu'il vive, acquerra des forces ; mais sa faiblesse aurait maintenant besoin du secours son père. Je ne suis pas assez puissante pour repousser nos ennemis du palais qu'ils assiègent. Viens, viens au plus tôt, toi, notre port de salut, notre asile. Tu as, et puisses-tu avoir longtemps, un fils dont la jeunesse doit se former à l'exemple de la sagesse paternelle ! Songe à Laërte, dont il te faudra bientôt fermer yeux ; il attend avec résignation le jour suprême du destin. Pour moi, jeune à ton départ, quelque prompt que soit ton retour, je te paraîtrai vieille. |
HUGUES DE PICOU
a transposé la lettre de Pénélope en style burlesque (1650).
Hugues de Picou était docteur en droit, avocat au Parlement de Paris, auteur de L'Odyssée d'Homère ou les Aventures d'Ulysse en vers burlesques, 1650.
Ulysse, vous êtes trop lent. |
Tel lui trace le camp de Troie |
Je verserais bien moins de larmes, |
* bon apôtre : homme de bien, en apparence * laisser aller le chat au fromage : se disait d'une jeune fille qui se donnait à un homme avant le mariage. * l'heure du berger : le moment où la nuit tombe et où les femmes deviennent plus faciles à séduire. |
* grand erre : à toute vitesse. * être pris sans vert : être pris au dépourvu (allusion à un jeu où l'on devait porter pendant tout le mois de mai une feuille verte cueillie le jour même, et où l'on payait une amende si on était pris sans cette feuille verte). * prendre à rançon : racheter. * fat : niais, bon à rien. * courir la prétentaine : courir le monde à la recherche d'aventures galantes. * au naïf : tout simplement. * cornu : trompé par sa femme. |
* faire le garçon : se comporter comme si on n'était pas marié. |
ANGELUS SABINUS
a imaginé une réponse d'Ulysse à Pénélope
Ovide (dans Pontiques IV, 16), cite un Aulus Sabinus, son contemporain, qui a écrit une réponse d'Ulysse à Pénélope. Le premier qui ait publié et commenté cette oeuvre de Sabinus, c'est le latiniste et philologue Nicolas Heinsius (1620-1681). Il les avait tirées d'un vieux manuscrit de Vicence, datant de 1480. Un autre manuscrit existe à Vienne datant de 1486. Heinsius la donnait comme émanant véritablement du contemporain de Virgile. Mais on pense qu'il s'agit plutôt de pastiches, dus à la plume d'un humaniste du XVe siècle, Angelo Sabino.
C'est par hasard, Pénélope, que ton affectueuse lettre est enfin parvenue au malheureux Ulysse. En reconnaissant ta main chérie et ton cachet fidèle, il s'est senti soulagé de ses longs tourments. Tu m'accuses de paresse. Ah ! combien j'aimerais mieux que cette imputation fût fondée, que d'avoir à te raconter tout ce que j'ai souffert, et tout ce que je dois souffrir encore ! |
CLARIBEL ALEGRIA, une poétesse nicaraguayenne (1924-2018)
a imaginé une lettre de Pénélope toute différente.
Dans son poème Lettre à un exilé, Claribel Alegria s'oppose à Pénélope donnée comme modèle de fidélité féminine. Elle est en effet "la plus sage des femmes", presque toujours en larmes, qui ne cherche pas à se consoler se donnant à l'un de ses prétendants. Pénélope semble ainsi faire preuve de presque toutes les caractéristiques de l'idéal machiste de la femme. Pour les poétesses centre-américaines, il s'agit d'un modèle à bannir. Par exemple, la Guatémaltèque Johanna Godoy déclare qu'il faut tuer Pénélope : "Ah, nuestra querida Penélope… Ella simboliza la fidelidad a toda prueba, hizo el sacrificio total de tejer mientras Ulises regresaba. El, por su lado, hacía lo que quería (también tenía sus ratos de diversión), y ella rechazaba a sus pretendientes. Yo me plantée : basta de este mito, pues una tiene una vida propia y la felicidad está a cargo de una misma. Entonces hay que matar a Penélope." ["Ah, notre chère Pénélope… Elle symbolise la fidélité à toute épreuve, elle a fait le sacrifice total de tisser en attendant le retour d'Ulysse. Lui, de son côté, faisait ce qu'il voulait (il avait aussi ses moments de divertissement), et elle repoussait ses prétendants. Je me suis dit : il y en a assez de ce mythe, car chacune a sa propre vie et le bonheur dépend de soi. Alors il faut tuer Pénélope."]
Il ne s'agit certes pas de tuer Pénélope, mais de modifier les valeurs qu'elle véhicule. C'est ce que fait Claribel Alegría dans sa Carta a un desterrado. La poétesse a publié ce poème pour la première fois dans Variaciones en clave de mi (1993) et l'a repris dans son dernier recueil Mitos y Delitos (2003).
Et Sandra Gondouin commente ainsi le poème : "La Pénélope d'Homère est immortelle, mais le regard que nous jetons sur elle est modifiable. C'est pourquoi Claribel Alegría ne souhaite pas tuer Pénélope, mais lui donner le droit de profiter de sa vie librement. Entre le récit homérique et sa réécriture, près de 3000 ans se sont écoulés, et les valeurs ont changé. Dans l'interstice séparant hypotexte et hypertexte, il y a une lecture machiste d'un mythe devenu étouffant. C'est cette lecture que Claribel Alegría subvertit, à travers une Pénélope prenant les rênes de son destin, pour en finir avec les larmes et les ouvrages inachevés. La reine d'Ithaque a laissé le mutisme du métier à tisser pour la plume et le papier. Les vers qu'elle assemble ont une voix, leur trame est celle d'une revendication. En retissant la toile de Pénélope, Claribel Alegría réinvente l'image de la femme et prône le droit au bonheur. [Sandra Gondouin, "Quand Claribel Alegría retisse le mythe de Pénélope : les enjeux d'une réécriture", Cahiers d'études romanes, 20 | 2009, 193-208.]
CARTA A UN DESTERRADO | LETTRE À UN EXILE |
Mi querido Odiseo: ya no es posible más esposo mío que el tiempo pase y vuele y no te cuente yo de mi vida en Ítaca. Hace ya muchos años que te fuiste tu ausencia nos pesó a tu hijo y a mí. Empezaron a cercarme pretendientes eran tantos tan tenaces sus requiebros que apiadándose un dios de mi congoja me aconsejó tejer una tela sutil interminable que te sirviera a ti como sudario. Si llegaba a concluirla tendría yo sin mora que elegir un esposo. Me cautivó la idea al levantarse el sol me ponía a tejer y destejía por la noche. Así pasé tres años pero ahora, Odiseo, mi corazón suspira por un joven tan bello como tú cuando eras mozo tan hábil con el arco y con la lanza. |
Mon cher Ulysse, il n'est plus possible mon époux que le temps passe et vole et que je ne te dise rien de ma vie à Ithaque. Il y a bien des années déjà que tu es parti. Ton absence fut douloureuse pour ton fils et pour moi. Des prétendants ont commencé à m'encercler; ils étaient si nombreux et leur cour si pressante qu'un dieu a eu pitié de ma peine et m'a conseillé de tisser une toile fine interminable qui te servirait de suaire. Si je parvenais à l'achever je devrais sans délai choisir un époux. L'idée m'a captivée : au lever du soleil je me mettais à tisser et défaisais mon ouvrage la nuit. J'ai ainsi passé trois ans. Mais désormais, Ulysse, mon cœur soupire pour un jeune homme aussi beau que toi dans ta jeunesse aussi habile à l'arc et de sa lance. |
Nuestra casa está en ruinas y necesito un hombre que la sepa regir. Telémaco es un niño todavía y tu padre un anciano. Preferible, Odiseo, que no vuelvas de mi amor hacia ti no queda ni un rescoldo Telémaco está bien ni siquiera pregunta por su padre es mejor para ti que te demos por muerto. Sé por los forasteros de Calipso y de Circe. Aprovecha, Odiseo, si eliges a Calipso, recobrarás la juventud si es Circe la elegida serás entre sus cerdos el supremo. Espero que esta carta no te ofenda no invoques a los dioses será en vano recuerda a Menelao con Helena por esa guerra loca han perdido la vida nuestros mejores hombres y estás tú donde estás. No vuelvas, Odiseo, te suplico. Tu discreta Penélope |
Notre maison est en ruines et j'ai besoin d'un homme qui sache la gouverner. Télémaque est encore un enfant et ton père est un vieil homme. Il est préférable, Ulysse, que tu ne reviennes pas. De mon amour pour toi ne restent que des cendres. Télémaque va bien; il ne réclame même pas son père. Mieux vaut pour toi que nous te considérions mort. J'ai su par les voyageurs pour Calypso et pour Circé. Profite, Ulysse : si tu choisis Calypso, tu retrouveras la jeunesse; si Circé est l'élue tu seras parmi ses pourceaux le plus auguste. J'espère que cette lettre ne t'offensera pas. N'invoque pas les dieux : ce serait en vain. Souviens-toi de Ménélas et d'Hélène : à cause de cette guerre folle les meilleurs de nos hommes ont perdu la vie et te voilà là où tu es. Ne reviens pas, Ulysse, je t'en supplie. Ta discrète Pénélope |
QU'ARRIVA-T-IL À ULYSSE APRÈS SON ODYSSÉE ? |
ULYSSE JOUISSANT D'UNE MORT DOUCE HORS DE LA MER
Comment Ulysse est-il mort ? L'Odyssée n'offre en réponse que la prédiction de Tirésias : à Ithaque, vieilli au milieu de son peuple, Ulysse connaîtra une mort douce qui surviendra "ἐξ ἁλὸς". Et cette préposition ἐξ (très ambiguë) a donné bien du souci aux continuateurs et commentateurs de l'Oldyssée. Veut-elle dire qu'Ulysse sera victime d'un danger "venu de la mer" ou qu'il mourra "hors de la mer" ?
C'est cette seconde interprétation – Ulysse mourant "hors de la mer" – qui a été retenue par les traducteurs modernes.
La prophétie de Tirésias disait que, pour se réconcilier avec son ennemi Poséidon, Ulysse devra partir à pied, portant sur l'épaule une rame de navire. Quand il sera sûr d'être dans une contrée dont les habitants ignorent tout de la mer (et qui prendront sa rame pour une pelle à vanner), il fera un sacrifice à Poséidon après avoir fiché sa rame dans le sol. Ce sera le signe d'une réconciliation avec la terre que lui le paysan fils de paysans avait trahie en jouant au marin pendant dix années d'aventures. Alors seulement il pourra rentrer à Ithaque pour y jouir, avec sa Pénélope, d'une vieillesse apaisée et mourir "hors de la mer".
ULYSSE TUÉ PAR SON FILS
– LA TÉLÉGONIE
L'autre interprétation – Ulysse victime d'un danger venu "de la mer" – qui a donné naissance, au -IVe siècle, à une épopée attribuée à Eugammon de Cyrène, la Télégonie, dont nous nous possédons qu'un résumé :
De ses relations avec Ulysse Circé a eu un fils, Télégonos. Après quelques années, sur le conseil d'Athéna, Circé lui révèle le nom de son père et l'envoie à sa recherche, en lui confiant une lance surmontée d'un dard venimeux de raie, œuvre d'Héphaïstos. Télégonos quitte donc l'île d'Ééa avec quelques marins, mais une tempête les rejette sur les côtes d'Ithaque, sans qu'ils sachent où ils sont arrivés. Là ils se livrent au pillage. Ulysse, pour sauver son bétail, intervient et se bat contre Télégonos, qui le blesse mortellement avec sa lance. Ainsi s'est réalisée la prophétie de Tirésias, puisque Télégonos est venu par la mer et que le dard de raie vient de la mer. Son erreur reconnue, Télégonos, accompagné de Pénélope et de Télémaque, ramène le corps de son père dans l'île d'Ééa pour qu'il soit incinéré par Circé. Finalement Télégonos se mariera avec Pénélope et Télémaque avec Circé !
– PARTHENIOS DE NICÉE (au -Ier siècle) entérina cette version d'Ulysse tué par son propre fils :
"Éole n'éprouva pas seul la perfidie d'Ulysse. Après son retour de Troie et le meurtre des prétendants de Pénélope, Ulysse se rendit en Épire pour consulter l'oracle, et déshonora Évippe, fille de Tyrimma, qui l'avait accueilli, et qui lui donnait l'hospitalité la plus bienveillante. Il eut d'Évippe un fils qu'on nomma Euryale. Parvenu à l'adolescence, celui-ci reçut de sa mère des tablettes cachetées, qui devaient le faire reconnaître, et vint à Ithaque. Par malheur Ulysse était alors absent. Pénélope, instruite depuis longtemps de l'amour d'Évippe, apprend l'arrivée du jeune homme; et à peine Ulysse est-il de retour, que, sans lui laisser le temps de reconnaître la qualité d'Euryale, elle lui persuade de le tuer, accusant le jeune étranger de lui dresser des embûches. Ulysse était naturellement violent et emporté : il tua son fils de sa propre main, et, peu de temps après cet acte de cruauté, mourut lui-même, blessé par son fils (Télégonus) de l'arête d'un poisson marin." (III, Évippe, d'après Euryale, une pièce perdue de Sophocle) |
– LUCIEN DE SAMOSATE (au +IIe siècle) présente Ulysse comme un charlatan qui s'attribuait des aventures invraisemblables et qui a été tué par un de ses fils.
C'est en Commagène, que Lucien de Samosate a raconté, sous le titre d'Histoire véritable, une histoire tout à fait invraisemblable, s'inscrivant, dit-il, dans la suite de cet ancien "charlatan" qu'était l'Ulysse d'Homère, "qui raconte à Alkinoos et ses amis des histoires de vents enchaînés, de cyclopes, de cannibales et de sauvages, ainsi que d'animaux à plusieurs têtes et de métamorphoses provoquées par des philtres et subies par ses compagnons, et tous les prodiges de cette sorte qu'il fait avaler aux pauvres Phéaciens.".
Donc, dans le livre II, Lucien, au cours de ses navigations extraordinaires, arrive dans l'île de Bienheureux, où sont les héros morts. Là il a la chance de rencontrer Homère lui-même, qui répond volontiers à ses questions, puis Ulysse lui-même, qui a été assassiné par un fils qu'il avait eu de Circé.
Ulysse vint à moi, à l'insu de Pénélope, et me donna une lettre à porter à Calypso, dans l'île d'Ogygie. […] A trois jours de là, nous atteignîmes cette île d'Ogygie, où nous descendîmes. Mais d'abord je décachetai la lettre et lus ce qu'elle contenait.
Voilà ce que disait la lettre et elle ajoutait, à notre sujet, que l'on devait bien nous recevoir. Je m'éloignai un peu de la mer et je trouvai la grotte telle que la décrit Homère. Calypso elle-même était en train de filer de la laine. Lorsqu'elle eut pris et lu la lettre, elle commença par pleurer longuement, puis elle nous offrit l'hospitalité, nous fit faire un excellent repas et nous posa des questions sur Ulysse et Pénélope, nous demandant à quoi elle ressemblait et si elle était aussi sage que s'en vantait autrefois Ulysse. Et nous lui fîmes les réponses que nous crûmes devoir lui être agréables. Après quoi, nous retournâmes au bateau. |
ULYSSE ALLANT SE PERDRE EN MER
– DANTE l'envoie s'engloutir dans le grand Océan (L'Enfer, XXVI, v. 90 à 142) :
Aux Enfers, Ulysse raconte quelle a été la fin de ses aventures. Il n'est jamais revenu à son royaume d'Ithaque. Après avoir quitté l'île de Circé, il a sillonné le bassin méditerranéen en compagnie des quelques marins qui avaient accepté de le suivre par seul désir de voir le monde. Arrivé aux Colonnes d'Hercule, limites du monde connu, il a persuadé l'équipage de poursuivre le voyage et d'explorer le grand Océan. Sa seule motivation a été sa soif de connaissance, ce qui distingue l'homme de la bête. Après une navigation de cinq lunes en quête de l'expérience inouïe du "monde sans habitants", au loin a surgi une immense montagne d'où s'est levé un tourbillon qui a happé le navire, l'a fait tournoyer trois fois et l'a englouti dans les flots.
Quando mi diparti' da Circe, che sottrasse me più d'un anno là presso a Gaeta, prima che sì Enëa la nomasse, né dolcezza di figlio, né la pieta del vecchio padre, 'l debito amore lo qual dovea Penelopè far lieta, vincer potero dentro a me l'ardore ch'i' ebbi a divenir del mondo esperto e de li vizi umani e del valore; ma misi me per l'alto mare aperto sol con un legno e con quella compagna picciola da la qual non fui diserto. L'un lito e l'altro vidi infin la Spagna, fin nel Morrocco, e l'isola d'i Sardi, e l'altre che quel mare intorno bagna. Io e ' compagni eravam vecchi e tardi quando venimmo a quella foce stretta dov' Ercule segnò li suoi riguardi acciò che l'uom più oltre non si metta ; da la man destra mi lasciai Sibilia, da l'altra già m'avea lasciata Setta. "O frati, dissi, che per cento milia perigli siete giunti a l'occidente, a questa tanto picciola vigilia d'i nostri sensi ch'è del rimanente non vogliate negar l'esperïenza, di retro al sol, del mondo sanza gente. Considerate la vostra semenza : fatti non foste a viver come bruti, ma per seguir virtute e canoscenza". Li miei compagni fec' io sì aguti, con questa orazion picciola, al cammino, che a pena poscia li avrei ritenuti; e volta nostra poppa nel mattino, de' remi facemmo ali al folle volo, sempre acquistando dal lato mancino. Tutte le stelle già de l'altro polo vedea la notte, e 'l nostro tanto basso, che non surgëa fuor del marin suolo. Cinque volte racceso e tante casso lo lume era di sotto da la luna, poi che 'ntrati eravam ne l'alto passo, quando n'apparve una montagna, bruna per la distanza, e parvemi alta tanto quanto veduta non avëa alcuna. Noi ci allegrammo, e tosto tornò in pianto ; ché de la nova terra un turbo nacque e percosse del legno il primo canto. Tre volte il fé girar con tutte l'acque ; a la quarta levar la poppa in suso e la prora ire in giù, com' altrui piacque, infin che 'l mar fu sovra noi richiuso. |
Quand |
– Le TASSE reprendra l'idée de Dante : Ulysse est le premier navigateur à avoir osé dépasser les "colonnes d'Hercule" et à s'être avancé dans l'Océan. En cela il annonce les navigations de Christophe Colomb et de Magellan.
Dans sa Jérusalem délivrée (1575), au chant XV, Charles et Ubalde, partis à la recherche de Renaud, prisonnier de la magicienne Armide, ont franchi le détroit de Gibraltar. Impressionné par l'immense espace qui s'ouvre devant eux, Ubalde demande à Fortune, qui leur sert de guide, qui s'est déjà aventuré dans l'Océan. Elle répond :
"Hercule n'osa braver l'Océan et ses dangers : il marqua des limites à l'univers et dans une sphère trop étroite il resserra l'audace et le génie des humains. Mais le sage Ulysse, entraîné par un désir curieux, dédaigna les bornes qu'il avait posées. Il franchit ces colonnes redoutées et déploya sur l'Océan son vol audacieux. Mais l'Océan trompa son expérience et l'engloutit dans ses abymes. Sa triste destinée est encore un secret caché avec lui au fond des eaux. […] Mais un temps viendra que les colonnes d'Hercule ne seront qu'une fable méprisée de l'intrépide nautonnier. Ces mers lointaines et encore sans nom, ces empires inconnus seront célèbre dans votre Europe. Un jour le plus hardi des vaisseaux [celui de Magellan] parcourra cet Océan qui embrasse le monde. Vainqueur de tous les obstacles, il mesurera la terre et, rival du soleil, il visitera tous les lieux que cet astre éclaire dans sa course." (traduction de 1774).
– ALFRED TENNYSON imagine Ulysse voguant vers l'ouest jusqu'à la mort (Ulysse, 1842)
Ulysse , après toutes les aventures qu'il a vécues, décide de laisser à Télémaque le soin d'exercer la charge de roi d'Ithaque et de mettre le cap sur l'Océan en quête d'un monde nouveau, pour s'y perdre, jusqu'à la mort.
It little profits that an idle king, |
À quoi bon – en roi oisif que je suis, |
This is my son, mine own Telemachus, To whom I leave the sceptre and the isle, — Well-loved of me, discerning to fulfil This labour, by slow prudence to make mild A rugged people, and thro' soft degrees Subdue them to the useful and the good. Most blameless is he, centred in the sphere Of common duties, decent not to fail In offices of tenderness, and pay Meet adoration to my household gods, When I am gone. He works his work, I mine. |
Voici mon fils, mon propre enfant Télémaque, à qui je laisse ce sceptre et cette île. Je l'aime tendrement ; il est habile à accomplir la dure tâche d'adoucir par une lente prudence un peuple rude et, par d'insensibles degrés, le soumettre à ce qui est utile et bon. Sans reproche, tout entier absorbé par les devoirs communs, il s'oblige à ne point faillir aux offices du cœur et à rendre, moi parti, l'adoration qui est due aux dieux du foyer : il remplit sa tâche, moi la mienne. |
There lies the port; the vessel puffs her sail: There gloom the dark, broad seas. My mariners, Souls that have toil'd, and wrought, and thought with me That ever with a frolic welcome took The thunder and the sunshine, and opposed Free hearts, free foreheads, you and I are old; Old age hath yet his honour and his toil; Death closes all: but something ere the end, Some work of noble note, may yet be done, Not unbecoming men that strove with Gods. The lights begin to twinkle from the rocks: The long day wanes: the slow moon climbs: the deep Moans round with many voices. Come, my friends, T'is not too late to seek a newer world. Push off, and sitting well in order smite The sounding furrows; for my purpose holds To sail beyond the sunset, and the baths Of all the western stars, until I die. It may be that the gulfs will wash us down: It may be we shall touch the Happy Isles, And see the great Achilles, whom we knew. Tho' much is taken, much abides; and tho' We are not now that strength which in old days Moved earth and heaven, that which we are, we are; One equal temper of heroic hearts, Made weak by time and fate, but strong in will To strive, to seek, to find, and not to yield. |
Voici le port ; le vaisseau gonfle sa voile ; les vastes mers luisent obscurément. Vous tous, mes matelots, qui connurent la peine, la rudesse du labeur, à moi unis en pensée, vous qui toujours, l'humeur folâtre, pâtirent du tonnerre et du soleil, et se dressèrent– cœurs libres et fronts libres, vous et moi sommes vieux. La vieillesse garde son honneur et son labeur. La mort est la fin de tout ; mais quelque chose, avant la fin, quelque œuvre fameuse peut encore être accomplie, qui ne soit pas indigne d'hommes ayant lutté avec des dieux. Les feux commencent à scintiller sur les rochers ; le long jour pâlit ; la lente lune monte ; l'océan gémit à l'entour d'une multitude de voix. Venez, mes amis, point n'est trop tard pour se lancer en quête d'un monde nouveau. Poussons au large et, en rangs serrés, fendons ces sillons sonores ; car je garde l'envie de voguer au-delà du coucher du soleil où baignent toutes les étoiles occidentales, jusqu'à ma mort. Il se peut que les courants nous porteront ; il se peut que nous nous échouerons aux Îles Fortunées et verrons le grand Achille que nous connaissions. Nous avons beaucoup pris ; beaucoup nous reste. Et si nous avons perdu cette force qui, autrefois, remuait la terre et le ciel, ce que nous sommes, nous le sommes, des coeurs héroïques et d'une même trempe, affaiblis par le temps et le destin, mais forts par la volonté de chercher, lutter, trouver, et ne rien céder. |
– NIKOS KAZANTZAKIS l'envoie se perdre dans les glaces du pôle Sud.
Résumé de L'Odyssée (1932) :
Ulysse, revenu à Ithaque, décide d'en repartir à jamais sur les mers et les routes du monde. Cinq étapes marquent, au cours des vingt-quatre chants de l'épopée, ce cheminement d'Ulysse, de son départ d'Ithaque à sa mort solitaire dans les glaces du pôle sud.
– Première étape : l'assouvissement de la Beauté et l'expérience de l'Eros.
C'est la rhapsodie de l'Amant, du conquérant des femmes. Ulysse enlève Hélène à Sparte, enlève Dictynna, fille du roi de Crète, où il s'adonne aux orgies et aux mystères taurins, et qu'il quitte après avoir incendié le palais de Cnossos. Femmes et flammes, tels sont les thèmes de cette première étape, un voyage au coeur du Désir.
– Deuxième étape; la Faim et la Justice.
En Egypte, où le peuple asservi est en proie à la misère, à la famine, Ulysse combat contre le Pharaon. Capturé et condamné à mort, il se sauve grâce à sa ruse. Ses compagnons sont ici des militants de notre monde : le soldat, le paysan et l'ouvrier. C'est la rhapsodie de la lutte contre l'injustice et la tyrannie, la rhapsodie du Combattant.
– Troisième étape : la Cité idéale.
Avec quelques desperados échappés comme lui des geôles de Pharaon, Ulysse s'en va vers les déserts du Sud pour fonder la cité dont il rêve. C'est le monde de la soif et du dénuement volontaire, et, plus tard, de la jungle et des fauves. Les faibles, les indécis, seront éliminés. Seuls resteront les purs, les courageux, "ceux qui sont décidés à tout, même à tuer". Ils édifient une cité mirifique, dont Ulysse établit les lois : ce sont les Dix Commandements du monde nouveau. C'est la rhapsodie du Bâtisseur et du Maçon des âmes.
– Quatrième étape : l'Ascèse et la Délivrance.
Dans les
montagnes et les rivages de Haute-Egypte, le rêve s'écroule. La Cité idéale disparaît au cours d'un séisme. Les derniers compagnons d'Ulysse sont engloutis dans le feu de la terre. Resté seul, Ulysse se réfugie sur une montagne, où il vit en ascète. Beauté, justice, Cité, tout lui paraît vain désormais. L'Amant, le Combattant, le Bâtisseur s'effacent devant l'Ascète, qui redescend vers le monde des hommes pour y vivre en mendiant. C'est la rhapsodie de l'expérience libératrice, des ombres congédiées de l'Ascète errant, de la totale liberté.
– Cinquième étape : la mort dans l'univers réconcilié.
Après avoir erré un temps sur les rivages de la mer Rouge et rencontré sous des formes transposées Bouddha (un prince indien), Don Quichotte (un chevalier capturé par des anthropophages), Jésus (un pêcheur d'une bourgade de la mer Rouge), Ulysse construit un esquif et se laisse emporter vers le sud. A mesure qu'il avance vers le pôle (où la Mort viendra lui tenir compagnie à la proue du vaisseau) tous les fantômes de son passé, ses femmes, ses compagnons, ses adversaires, ses héros préférés et même les éléments de l'univers l'escorteront jusqu'à l'ultime instant où il se diluera dans la blancheur de la mer et du ciel.
D'après Jacques Lacarrière, dans Le Monde du 28 janvier 1972.
– JEAN-PIERRE SIMÉON est l'auteur d'une pseudo-tragédie : "Odyssée dernier chant", théâtre, 2007
Quelques années se sont passées depuis le retour d'Ulysse à Ithaque. Il a repris le pouvoir politique de son pays, et le temps des questions est venu après ces années de paix. Pour savoir et comprendre ce monde plus étranger à lui que celui des guerres et de l'action, Ulysse reprend son voyage et se rend aux Enfers. Il vient consulter Tirésias pour connaître l'avenir d'Ithaque, mais aussi pour savoir si Pénélope le trompe. Par malheur, il a bu l'eau de l'Achéron, le fleuve des morts, et le froid de la mort s'empare de lui. Il rencontre une jeune femme, une ombre, lien mystérieux entre les deux mondes : celui des vivants et des morts. Avec la complicité d'Euméos, le douanier des âmes, elle aidera et guidera Ulysse dans sa quête.
Ulysse a suffisamment souffert pour mériter son retour et la paix intérieure, le bonheur peut-être. Il n'a pas peur, après avoir affronté tant de dangers, de descendre chez Hadès. Seule la quête de son avenir le trouble et l'obsède. Arrivé à la maturité après une vie trépidante, pourquoi ne peut-il rester paisible ? Pendant vingt ans, son esprit était occupé par l'urgence de la survie : pas question de prendre plaisir aux beautés de ce monde tant que l'excitation d'accéder à la victoire le faisait vivre. A présent c'est autre chose. Le temps s'est arrêté. Le fracas des armes résonne encore à son oreille et la violence des champs de bataille a épuisé sa capacité à retourner à la ritualité des jours qui ont un lendemain. L'angoisse s'empare d'Ulysse qui ne comprend plus le jeu du pouvoir. Et puis il y a Pénélope… qui n'aime pas cet Ulysse retrouvé mais seulement celui qu'elle a connu il y a vingt ans, celui qui n'avait pas encore tué de ses propres mains.
Que faire, que devenir ? Comment se sauver de ce désespoir qui grignote chaque minute notre plaisir de vivre ? Simplement en prenant conscience de notre mort, en acceptant de faire ce voyage initiatique du désespoir total qui peut permettre, au bord du gouffre, de sentir le bonheur de vivre. Il suffit de renoncer à l'ambition et à la réussite pour accéder à la beauté; il suffit de savoir être un homme, tout simplement.
Extrait du chant III : Ulysse aux Enfers
Euméos Ulysse |
Et oh soudain dans le déchirement des eaux Euméos Ulysse Euméos |
ULYSSE PRÉSENTÉ EN ANTI-HÉROS
– Jean GIONO se livre à une une déconstruction burlesque de l'épopée d'Homère.
Dans Naissance de l'Odyssée (1938) il fait une révélation : Pénélope, pendant vingt ans, s'est donnée à de nombreux amants et Ulysse n'était qu'un marchand de porcs en gros, grand amateur de femmes et surtout mythomane.
Giono a écrit dans une lettre à Lucien Jacques : "J'ai acquis l'intime certitude que le Subtil, au retour de Troie, s'attarda dans quelque île où les femmes étaient hospitalières
et qu'à son entrée en Itaque il détourna par de magnifiques récits le flot de colère de l'acariâtre Pénélope."
On peut rapprocher ce texte de Giono de l'Elpénor de Giraudoux (voir Pierre Duroisin, "Les petites Odyssées de Jean Giraudoux et de Jean Giono", dans Bulletin de l'association Guillaume-Budé, 2005, 1, p. 172-210.
– ALBERTO SAVINIO (1891-1952) montre un Ulysse déçu et désabusé.
Capitano Ulisse est une pièce de théâtre représentée en 1938.
Elle comporte cinq tableaux :
Acte I : Le départ d'Ulysse de l'île de Circé
Acte II : Télémaque adolescent à Ithaque / Séparation d'Ulysse et de Calypso / Séjour d'Ulysse chez Alcinoos
Acte III : A Ithaque après le massacre des prétendants
Ulysse, retrouvant Ithaque et Pénélope, éprouve une amère déconvenue. Mais, finalement, il trouvé l'apaisement dans l'absence de désirs et l'anonymat retrouvé.
• A Circé :
"Cela fait dix ans que je cours terres et mers en quête de mon fils, de ma femme et de ma patrie qui ne cessent de se dérober. Jamais ce désir ne s'est éteint en moi. Il brûle avec d'autant plus d'ardeur que les obstacles se sont multipliés sur mon chemin. Les plus grands bonheurs, les bonheurs les plus fous ne sauraient ternir le moins du monde ce unique espoir vers lequel je tends les mains et qui m'échappe sans cesse."
Mais Circé le prévient : "La femme qui t'obnubile, tu ne la retrouveras pas ; elle sera une autre".
• A Calypso :
"Bien que j'aie quitté Télémaque depuis quinze ans, mon œil ne l'a pas perdu de vue un seul instant."
Mais Minerve l'a prévenu: "Réfrène ton impatience, cuirasse-toi le cœur et prépare-le au choc de la plus effroyable des déconvenues."
• Devant Pénélope :
Ulysse ne la reconnaît pas et Eumée doit lui dire que cette femme, c'est sa Pénélope. Pénélope non plus ne le reconnaît pas et le prend pour un fou dangereux. Il faudra qu'il lui rappelle comment a été construit jadis le lit conjugal pour qu'elle accepte de reconnaître en lui son époux.
Finalement, Ulysse est déçu, parce que ni lui ni elle n'ont perçu ces "signes mystérieux, ces infimes indices" qui auraient dû susciter entre eux une "connivence secrète et ineffable". Et il découvre que Pénélope ne vaut pas mieux que Circé ou Calypso.
Mais, finalement il se sent délivré, puisque désormais il ne désire plus rien.
• Devant Minerve
Minerve lui propose alors de l'entraîner avec elle vers "de plus glorieuses destinées" et "une mort mémorable". Mais Ulysse réussit à échapper à ce piège tendu par la déesse qui voudrait qu'il continue à céder à une fatalité qui lui a fait vivre "toutes les vies, sauf la sienne".
Et, sur le théâtre, Ulysse apparaît en tenue "civile" et vient, spectateur anonyme, se mêler au public dans la salle.
– Eyvind JOHNSON, l'écrivain suédois, montre lui aussi un Ulysse en anti-héros et une Pénélope condamnée à finir sa vie avec un mari qui lui répugne.
C'est son roman Strändernas svall (L'agitation des flots sur les grèves), 1946
Résumé :
Ulysse se sent bien auprès de Calypso et n'a aucune envie ni de connaître d'autres aventures, ni de rentrer à Ithaque. Il sait bien d'ailleurs que, dans son île, tout aura changé, que Télémaque n'est plus un enfant. Il a conscience aussi que, physiquement, il ne ressemble plus à l'homme qui, à 25 ans, est parti pour la guerre. Il a maintenant 45 ans, il lui manque des dents et deux doigts, il est couvert de cicatrices.
Certes il a fait la guerre, mais lui, le paysan d'Ithaque, il n'a jamais aimé la violence. A Troie même, il ne savait pas clairement pourquoi il fallait massacrer et détruire, ni pourquoi il avait été poussé à tuer le petit Astyanax, le fils d'Andromaque.
Pourtant les dieux (les "Puissances") l'obligent à quitter Calypso et c'est un homme traumatisé par la guerre qui approche d'Ithaque où il va devoir affronter un passé qui avait continué de vivre sans lui. Bien plus, lorsqu'il rencontre le vieil Eumée, il est averti qu'il va devoir, pour montrer qu'il vaut quelque chose, tirer vengeance des prétendants en faisant couler le sang. Cette seule pensée d'un massacre inévitable le fait trembler et pleurer. Il prie Zeus de le laisser partir. Il essaie de calmer l'ardeur vengeresse de Télémaque. Il se dit qu'il pourrait en épargner au moins quelques-uns, un seul peut-être…
Mais Arès s'empare de son esprit et le contraint au massacre, d'où il ressort, écoeuré et poussé à fuir.
Pénélope, elle, après tant d'années d'attente, avait décidé de se remarier avec un homme jeune pour faire enfin "une première enjambée vers l'avenir". Et voilà que surgit Ulysse, un vieillard sale et puant, couvert de vermine, qui prétend qu'elle lui appartient et qu'elle n'est pas libre d'en choisir un autre: "On ne veut plus de toi, lui crie-t-elle. Disparais !"
La vieille Euryclée, elle, sait bien que le destin d'Ulysse est de rester aux côtés de cette épouse hostile, que les voyages, pour lui, sont terminés. Et elle lui prépare un bain…
ULYSSE CARICATURÉ PAR HONORÉ DAUMIER (1808-1879)
LES NUITS DE PÉNÉLOPE De son époux absent l'adorable profil |
PRÉSENTATION D'UYSSE À NAUSICAA A l'aspect du héros souillé de limon noir |
LE RETOUR D'ULYSSE Aux portes du palais son caniche fidèle |
ULYSSE ET PÉNÉLOPE Chastement étendus sur leur pudique couche, |
ULYSSE AU CINÉMA ET À LA TÉLÉVISION :
– MARIO CAMERINI est l'auteur, en 1954), d'un film Ulysse, avec Kirk Douglas (Ulysse), Silvana Mangano (Pénélope et Circé), Anthony Quinn (Antinoos), Rossana Podestà (Nausicaa), Jacques Dumesnil (Alcinoos), Sylvie (Euryclée), etc.
– FRANCO ROSSI, en 1968, réalise une adaptation de l'Odyssée en série télévisée. C'est une co-production franco-italo-germano-yougoslave en huit épisodes de 50 minutes, qui suit de près la trame de l'épopée homérique.
– STÉPHANE GIUSTI réalise en 2013 une série franco-italo-portugaise, Odysseus, diffusée sur la chaîne Arte. Elle met en scène le retour d'Ulysse à Ithaque vu par ceux qui l'y attendent, Pénélope, Télémaque et les prétendants. La série imagine ce qui a pu se passer ensuite. Elle montre un Ulysse rendu paranoïaque et violent par la guerre et par sa longue errance.