JEAN GIONO
NAISSANCE DE L'ODYSSÉE
une déconstruction burlesque de l'épopée d'Homère
Giono a fait une révélation : Pénélope, pendant vingt ans, s'est donnée à de nombreux amants et Ulysse n'était qu'un marchand de porcs en gros, grand amateur de femmes et surtout mythomane. C'est dans Naissance de l'Odyssée (1938) :
Résumé de Naissance de l'Odyssée :
ULYSSE REVIENT DE TROIE À PETITES ÉTAPES
Ulysse était un gros fermier de l'île d'Ithaque, où il vivait avec son épouse Pénélope. Il cultivait la terre et élevait des porcs, confiés à la garde d'un porcher nommé Eumée. Régulièrement, il allait vendre sa production dans les villes de la côte ouest de la Grèce, en Élide, à Pylos. Au cours de ces brefs voyages, il cherchait des aventures avec les femmes rencontrées, qu'il attirait en se donnant le beau rôle dans des histoires qu'il inventait.
Puis, un jour, alors que Pénélope venait d'avoir un enfant, qu'ils appelèrent Télémaque, le marchand de cochons était parti combattre à Troie, affublé en guerrier, tout encombré de ferrailles, de flèches et de couteaux.
Là-bas il avait retrouvé un compatriote d'Ithaque, Archias; il avait retrouvé aussi le vieux Nestor, de la ville voisine de Pylos, ainsi que Ménélas, un voisin de Sparte, le mari de la belle Hélène, qu'il avait vu combattre sous les murs de Troie, sabre en main.
La guerre dura dix années. Puis tous ces combattants étaient retournés chez eux pour retrouver leur femme. Nestor était revenu à Pylos après seulement dix jours de navigation. Certes il y eut pour ces guerriers des désillusions de toute nature : certains découvrirent que des paysans avaient occupé une partie de leurs terres ; Ménélas, lui, apprit que des jeunes godelureaux s'étaient attribué une petite asiatique qu'il entretenait dans un faubourg de Sparte, à l'insu de son Hélène; Archias, depuis qu'il avait reçu un coup de matraque sur la tête devant la porte Scées, délirait et était capable de "sentir la présence des dieux".
Ulysse, en revanche, n'avait guère été pressé de retrouver sa femme et sa ferme : pendant dix ans il avait navigué d'île en île, de femme et femme : Kallisté, Timarété, Orée, Lyssia, Melitte, Calypso, on peut dire qu'il avait eu autant de femmes qu'il y a d'îles dans les Cyclades. Finalement il s'était fixé dans l'île de Cythère, où son bateau s'était échoué.
ULYSSE EST AMANT DE L'INSATIABLE CIRCÉ
À Cythère Ulysse avait pris logis chez la belle Circé, une maîtresse femme. Dans le caboulot du village, il rencontrait des amis, avec lesquels il jouait aux osselets, et aussi la petite Lydia, une gamine peu farouche. Là il donnait libre cours à son imagination de conteur pour s'attribuer de belles aventures. C'est que Archias, par ses folles paroles, "l'avait ensemencé de fleurs merveilleuses que son imagination de menteur embellissait encore". La nuit, près de Circé endormie, il s'épuisait "en jeux d'esprit solitaires", imaginant qu'il passait avec Calypso des nuits d'amours débridées.
Mais, un jour, son ami Ménélas lui parla de son fils Télémaque, qui, ayant renoncé à avoir des nouvelles de son père, s'était décidé à courir les aventures avec des vauriens de son âge. Il lui parla surtout de Pénélope, et Ulysse apprit que, pendant son absence de vingt années, elle avait d'abord pris des jeunes amants, puis qu'elle s'était amourachée d'un certain Antinoüs, pour qui elle dilapidait sa fortune.
Ulysse réagit d'abord en projetant d'aller étriller ce bel Antinoüs. Mais, très vite, il se ressaisit, pensant à ce qui était arrivé à Agamemnon, égorgé à son retour de Troie par l'amant de sa femme. Comme il n'était guère courageux de nature, il préféra renoncer à Pénélope; toutefois, couché dans le lit de Circé, il ne cessait de l'imaginer, douloureusement, dans les bras de son Antinoüs.
Alors, peu à peu, lui vint de désir de revoir Ithaque. Sur le port, il négocia avec le patron de la Vénus, Photiadès, un pirate qui faisait commerce d'esclaves noires prises sur les côtes d'Égypte. Et c'est ainsi qu'il put se faire déposer sur la côte de Messénie.
DANS UNE AUBERGE DE SPARTE ULYSSE S'INVENTE UNE VIE D'AVENTURES
D'abord Ulysse gagna la vallée de l'Eurotas, pas très rassuré de marcher dans ces campagnes pleines de dieux, faunes, nymphes ou dryades. Arrivé près de Sparte, il prit logis dans une auberge. Chaque jour il se demandait s'il faisait bien de rentrer à Ithaque, où il lui faudrait affronter l'amant de sa femme, cet Antinoüs qu'il imaginait pourvu de bras immenses. Mais le désir de revoir sa Pénélope le poussait.
Un jour, dans l'auberge, il rencontra un ânier qui était passé récemment à Ithaque et qui parlait de Pénélope et de son amant, un jeune blanc-bec, Antinoüs, qui se gobergeait sur ses terres. Alors Ulysse cria, presque malgré lui : "Si Ulysse retourne un jour dans son manoir, je ne donnerais pas cher de cet Antinoüs !". Puis, ne pouvant se contenir, il prétendit savoir que cet Ulysse n'était pas mort, contedisant un vieux guitariste aveugle qui affirmait, lui, qu'avant avoir perdu la vue il avait assisté, du haut du cap Malée, au naufrage d'une tartane d'Ithaque, et que c'était la nef d'Ulysse,.
Alors Ulysse continua en disant que lui-même était un marin, un ancien combattant de Troie ; qu'il y avait connu Ulysse, un guerrier plein de vaillance ; que cet Ulysse avait disparu pendant dix années parce qu'il avait été soumis à la volonté des dieux ; mais qu'il était bien vivant et qu'il l'avait rencontré près de l'Eurotas, où il lui avait conté ses aventures.
Alors, longuement, pendant la nuit, devant l'ânier, le guitariste, les bûcherons et les paysannes de l'auberge, Ulysse raconta…
Le lendemain matin, le guitariste aveugle, se mit en route, encore tout plein des images que le récit du marin lui avait mises dans l'esprit : les sirènes, la caverne du géant, Circé la magicienne… Et l'idée lui vint alors de leur donner forme poétique et d'en faire un chant avec accompagnement de sa guitare.
À MÉGALOPOLIS ULYSSE ENTEND LE RÉCIT ENJOLIVÉ DE SES AVENTURES
Ulysse lui aussi se décida à partir. Il marcha vers Mégalopolis, inquiet d'avoir, par son long mensonge de la nuit, attiré l'attention des dieux. Mais, bientôt, il se perdit dans la montagne et arriva à un temple d'Artémis abandonné. Il y passa un nuit d'angoisse et d'hallucinations. Heureusement, le lendemain, il rencontra deux bergers, Hylas et Daphnis, qui l'aidèrent à rejoindre Mégalopolis.
Ithaque n'était plus très loin. Alors la peur le reprit, à l'idée de ces maris égorgés à leur retour par l'amant de leur femme. Mais, dans la grande ville, la présence de la foule le rassura. Il alla loger chez un marchand d'huile, Contolavos, un ami de Daphnis.
Un jour, lors d'une promenade dans les rues de Mégalopolis, Ulysse tomba sur un aède qui, accompagné de son guitariste, s'apprêtait à chanter. Dès les premières notes, on sentit la présence du dieu Apollon et la musique, en prélude, fit surgir des images de landes fleuries et de mers. Puis s'éleva la voix du récitant et aussitôt Ulysse reconnut ses mensonges de l'auberge, le récit imaginaire de ses errances: ses compagnons victimes de Circé la magicienne, le Cyclope… Le chant de l'aède désormais roulait dans la plaine comme une pelote de fleur.
À Ulysse étonné, Contolavos expliqua que, trois jours plus tôt, un aède aveugle s'était produit dans une fête et qu'il avait chanté une nouvelle chanson intitulée "Ulysse ou le beau périple" ; puis, sitôt payé, il était parti. Alors tous les poétaillons de la ville avait brodé sur ce thème devenu à la mode.
La nuit suivante, le sommeil d'Ulysse fut troublé de cauchemars. Il se sentait envahi par ses mensonges, ces aventures imaginaires trop grosses pour lui. Le lendemain, il quitta Mégalopolis, mais, en passant à Psophis, il entendit des jeunes filles qui chantaient "Ulysse". Alors il marcha jusqu'à la côte.
À ITHAQUE ON APPREND LE RETOUR DU MAÎTRE
A Ithaque, la servante Kalidassa réveille Pénélope, qui a mal dormi. En effet depuis peu se succèdent au manoir des baladins qui chantent les aventures d'Ulysse sous forme de complaintes, par exemple la rencontre d'Ulysse avec Nausicaa au lavoir. Et Pénélope, à cause d'eux, se souvient de ce mari, disparu depuis vingt années, qui avait taillé leur lit nuptial dans le tronc enraciné d'un vieil olivier : sa voix était comme une musique, ses yeux évoquaient la mer, sur son front s'ébattaient des déesses… Hantée par l'image de cette Nausicaa dont parlent les chansons, un peu jalouse sans doute, Pénélope interroge son miroir de cuivre…
C'est alors qu'arrive Eumée, le porcher, avec une grande nouvelle : trois jours plus tôt on avait vu Ulysse, tout juste débarqué d'une barque de pêcheurs, occupé à inspecter l'état de ses porcheries.
Le premier, Télémaque rencontre son père, très vite déçu de découvrir qu'il n'est qu'un pleutre qui, pour reconquérir sa femme et ses biens, refuse d'engager une bataille contre Antinoüs. Alors, écoeuré, il décide de s'embarquer pour l'Égypte, comptant bien s'y enrichir de pillages et de razzias.
Ulysse, lui, visite ses terres, découvrant que certaines parties ont été laissées en friches, regrettant qu'un terrain propice à la vigne ait été vendu à un étranger, mais cherchant finalement des raisons pour excuser sa Pénélope. Arrivé devant sa maison, il pleure.
Ayant donc appris le retour de son mari, Pénélope se ressaisit, décidée à tout faire pour donner à un Ulysse sans doute vieilli l'image d'une femme ménagère et sage. A Ithaque-ville, tout le monde sait qu'elle couche avec Antinoüs, mais personne ne lui en fait reproche, car elle a construit un cénotaphe et fait assez de libations pour apaiser les mânes de son mari défunt. Parant au plus pressé, dès l'aurore, elle envoie Kalidassa prévenir Antinoüs. Mais Kalidassa est jalouse, car elle aime en secret le beau berger.
Une fois réunis, Pénélope et Antinoüs se disent leur inquiétude : ils doivent tout craindre de cet Ulysse qu'évoquent les chansons des aèdes, de ce héros vainqueur du Cyclope. Antinoüs, peu rassuré, propose de ne plus venir au manoir (pensant in petto que la petite Kalidassa ou telle lavandière pourrait très avantageusement remplacer dans son lit sa maîtresse vieillissante). Pénélope pense au contraire qu'il faut présenter Antinoüs comme un ami de Télémaque, comme un garçon compatissant qui s'est dévoué pour une pauvre veuve incapable de gérer seule une si grande maison; elle-même jouerait à la bonne ménagère, allant même jusqu'à reprendre le tissage d'une grande toile depuis longtemps remisée dans le grenier. Ce qu'elle ne dit pas à Antinoüs, c'est qu'elle n'a plus de désir pour lui, alors qu'elle espère jouir des sublimes caresses de celui qui, dit-on, fut l'amant de deux déesses, Circé et Calypso.
ULYSSE EN MENDIANT DANS LA COUR DE SA FERME
A ce moment, Kalidassa vient annoncer qu'un vieil homme est là dans la cour, près de l'abreuvoir. Pénélope, accourt, pensant qu'il s'agit de son Ulysse. Mais est-ce bien Ulysse ce mendiant grisonnant et ridé, vêtu d'une houppelande en lambeaux ? Qu'attend-il donc pour révéler son nom ? Au contraire, le vieux se met à raconter toute une histoire : il possède une ferme en Arcadie ; son gendre est un bon rien tout juste capable de faire des enfants à sa fille et de jouer de la flûte ; ruiné, il a dû partir mendier sur les chemins…
Alors Pénélope à son tour raconte sa vie de veuve inconsolée : elle n'a jamais cessé d'invoquer tous les dieux pour obtenir le retour de l'être aimé ; mais, récemment, un chant célébrant son mari en héros lui a redonné de l'espérance.
Ulysse – elle est sûre maintenant que c'est lui – se tait toujours. Alors elle fait une dernière tentative : en le quittant, elle marche devant lui en balançant les hanches, comme autrefois. Ulysse en est troublé, mais il ne se révèle pas. C'est qu'il se sent victime de ce mensonge qu'il avait fait dans cette maudite auberge, victime de cette image d'un Ulysse-héros, forgée par lui de toutes pièces : comment pourrait-il éviter que des chasseurs de mensonges rappellent au marchand de porcs les fables courant sur lui ?
Resté seul, il regarde autour de lui, remarquant tout ce qui, dans la ferme, a été laissé à l'abandon, mais n'accusant toujours pas Pénélope, cette femme trop frêle pour diriger l'exploitation. Il découvre aussi une stèle, où il a été représenté debout sur un navire et où des vers disent sa force, sa sagesse, toutes qualités qu'il est sûr de ne pas avoir.
C'est alors que vient se percher sur son épaule une pie, l'oiseau offert jadis au bébé Télémaque. Ému d'être ainsi reconnu, il est tenté de ne plus penser à ces femmes qui l'ont retenu pendant dix ans loin de chez lui et de reprendre sa place au foyer. Mais, à ce moment, arrive un jeune et bel homme : c'est Antinoüs, fort au point de soulever sans trop de peine un lourd rouleau à blé. Aussitôt Ulysse a peur d'avoir à affronter ce colosse amant de sa femme. Craignant que la pie familière le fasse reconnaître, il étouffe l'oiseau entre ses doigts.
ULYSSE SE RÉVÈLE ET CAUSE LA MORT D'ANTINOÜS
Antinoüs, en entrant dans la ferme, se sent peu rassuré : il pense que cet Ulysse déguisé en mendiant est bien capable de faire un massacre.
Pourtant, invité par Pénélope à prendre place à table, c'est à petits pas timides que le "héros" s'en approche. Une fois assis, il révèle deux pauvres bras tout maigres; puis il accepte sans protester qu'on lui laisse les plus vils morceaux du lièvre, du porcelet et des pintades. Toutefois, servi par Kalidassa, il peut se nourrir de salade et surtout boire du vin à volonté.
C'est alors qu'une réflexion d'un des convives, le marchand de porcs Lagobolon, met Pénélope dans l'embarras. Ayant entendu dire qu'Ulysse était revenu vivant de toutes ses aventures, Lagobolon demande à le voir pour faire commerce avec lui. À ce moment Antinoüs, sûr que le mendiant va alors se révéler, s'apprête à fuir. Mais Pénélope, restant maîtresse d'elle-même, continue à jouer celle qui ignore tout d'un retour possible de son mari. Alors le marchand lui apprend qu'il a rencontré un musicien qui chantait les aventures d'Ulysse et que c'est Ulysse lui-même qui, en route vers Ithaque, les lui a récemment racontées. Ulysse, ivre, ne réagit pas et sourit à l'évocation de ses prétendus exploits. Pour conforter ses dires, le marchand ose presque affirmer qu'Ulysse lui a fait démonstration de sa force au lancer du disque sans élan. Mais Antinoüs refuse de croire ce beau mensonge. Alors Ulysse n'y tient plus : "Et moi je vous dit qu'il l'a fait", crie-t-il en se dressant face à Antinoüs.
Enfin Ulysse s'est révélé ; enfin il va se battre ! Pénélope va enfin voir Ulysse dans toute sa puissance! Kalidassa, elle, prend parti pour Antinoüs et excite au combat le jeune homme qu'elle aime.
Mais le vieil Uysse hésite. Alors le marchand, impatient, le pousse violemment contre Antinoüs. Perdant l'équilibre, Ulysse lève le bras et son poing touche à peine le menton de son adversaire, qui s'enfuit. Excité par le marchand, Ulysse le poursuit.
Antinoüs, dans sa panique, pense que le plus sûr pour lui est de fuir vers la mer et de s'embarquer. Il s'enfonce dans un marécage, puis remonte vers une colline, suivi de loin par Ulysse. Bientôt il atteint le bord d'une falaise et, là, le sol s'étant dérobé sous ses pieds, il tombe dans la mer et est écrasé sous les pierres effondrées. Du haut de la falaise, Ulysse aperçoit son corps flottant entre deux eaux.
ULYSSE ET PÉNÉLOPE SE RETROUVENT
Ulysse, vainqueur sans l'avoir voulu, revient à sa ferme.
Pénélope l'accueille enfin comme son mari, lui reprochant de ne pas s'être fait reconnaître tout de suite, évoquant son attente angoissée, faisant allusion aux aventures qu'on lui impute. Et Ulysse, pour justifier sa longue absence, accuse les déesses qui, dans ces mondes lointains, ont sans cesse contrarié son désir de retour. Et Pénélope lui explique que, pendant qu'elle tissait sagement son linceul dans sa chambre, les dieux essayaient de la convaincre de prendre un amant, qu'ils lui avaient même parlé de Nausicaa. Mais Ulysse lui explique qu'à travers toutes les autres femmes c'est elle qu'il aimait.
Et Pénélope alors l'entraîne dans sa chambre…
ULYSSE DEVIENT UN HÉROS
Très vite la nouvelle du retour d'Ulysse se répand, en même temps que la crainte du héros. Sans attendre l'issue de la poursuite, Kalidassa, sûre qu'Antinoüs allait être massacré, est allée se pendre dans un bois de cyprès.
Et la légende se forge peu à peu :
– Lagobolon raconte comment, à l'issue du repas, il a vu le mendiant se transformer en héros musclé, comment il l'a vu abattre Antinoüs d'un seul coup de son poing avant de s'élancer à sa poursuite..
– Quelques hommes, étant allés sur les lieux du drame, affirment qu'on voit nettement dans le rocher le marque du pied du dieu qui a aidé Ulysse.
– Et puis, en ville, une fontaine tarie depuis cent lunes se remet à couler : certes c'est un vieux berger qui a débouché le conduit obstrué, mais tout le monde attribue cela à la force bienfaisante du héros.
– Enfin, quand on apprend qu'Ulysse a fait généreusement don à la mère d'Antinoüs de trois sacs de farine et d'une truie pleine au frère de Kalidassa, on parle du riche butin qu'il a rapporté de ses voyages.
Désormais Ulysse ne fait plus peur et il retrouve tous ses amis.
Alors il décide de continuer son mensonge. A l'auberge, il parle des régions lointaines où il voyait des taureaux ailés dans le ciel, où sous la terre ronflaient des forges divines, où une immense flûte se faisait entendre à l'horizon. Sans se lasser il reprend l'histoire du Cyclope.
Bientôt, dans toute l'Argolide, l'après-midi dans les champs, le soir à la veillée, on chante ses exploits…
LE RETOUR DE TÉLÉMAQUE
Quand revint le printemps, trois chasseurs, sur la plage, assistèrent à une scène étrange. Depuis la mer arriva un navire couvert d'algues ; un homme nu en sortit et plongea pour gagner la côte, essayant d'échapper aux flèches que tiraient sur lui quatre ou cinq archers restés sur le bateau. Les chasseurs, pour le défendre, lancèrent avec leurs frondes une nuée de pierres ; puis ils firent glisser un énorme rocher qui repoussa l'embarcation vers le large. Alors seulement ils purent aider le naufragé : c'était Télémaque, un Télémaque usé par trois saisons d'aventures.
Ulysse et Pénélope accueillirent leur fils plutôt froidement.
Bientôt Télémaque ne tarda pas à lasser tout le monde par le récit des ses aventures, pourtant bien réelles.
Il racontait que le mauvais bateau sur lequel il avait embarqué, et dans lequel il avait vite connu la famine, avait sombré dès son arrivée sur la côte d'Egypte. Épuisé et nu, il s'était endormi à l'embouchure d'un petit fleuve et avait été réveillé par les cris de femmes qui jouaient à la balle. A peine levé, il s'était pris une épine d'acacia dans le pied. Confondu avec un violeur qui sévissait dans le coin, on avait parlé de le faire cuire et de partager sa viande entre les hommes dont les épouses ou les amantes avaient été enlevées. Heureusement on s'était vite aperçu de l'erreur.
Et Télémaque continuait le récit de ses aventures. En Égypte, il s'était retrouvé successivement au service du dieu Phtah, puis au service d'une femme hystérique dont il devait satisfaire les désirs, puis au service d'un pirate. Celui-ci avait mis au point une tactique pour arraisonner les navires : il couvrait sa nef d'une couche d'algues et, sur le pont, un homme nu faisait des signaux pour appeler à l'aide ; l'équipage imprudent était alors massacré et le voilier pillé et coulé. C'est à l'occasion d'un passage du navire pirate près de la côte d'Ithaque que Télémaque, à qui on faisait jouait ce rôle de l'homme nu, avait pu s'échapper.
Bien sûr on ne croyait pas un mot de ces histoires, pourtant vraies, et on préférait demander à Ulysse de raconter ses belles aventures.
Pour cette raison, Télémaque, dont tout le monde se moquait, n'avait plus que de la haine pour son père, même si celui-ci avait cherché à l'apaiser en lui faisant cadeau de terres à l'autre bout de l'île.
ULYSSE VERS DE NOUVELLES AVENTURES… IMAGINAIRES
Ulysse, sa ferme retrouvée, sa Pénélope reconquise, comprit qu'il tirait bénéfice des mensonges autrefois sortis de sa cervelle. Alors, désormais, il laissait aller son imagination, voyait ses champs comme une mer et lui comme un chef d'équipage.
Il aimait surtout s'accroupir devant la mare de la ferme, un bassin sur lequel il faisait naviguer des petits bateaux faits d'un roseau taillé et d'écorce. Devant la navigation hasardeuse de ses canettes, au gré des souffles d'air et des courants sournois, il voyait de grandes aventures et il sentait gonfler en lui la floraison de récits nouveaux qu'accueilleraient bientôt, admiratifs, de nouveaux auditoires.
Mais derrière lui son voyou de fils, ce Télémaque plein de haine préparait la pointe d'un épieu redoutable.
DEVANT LE PORCHER EUMÉE, LE VIEUX LAERTE ET LE JEUNE TÉLÉMAQUE, ULYSSE RETROUVE PÉNÉLOPE