ASSOCIATION ORLÉANAISE GUILLAUME-BUDÉ
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Pierre-Alain CALTOT, Vox vatis, poétique de la prophétie dans la Pharsale de Lucain
Pascal CHARVET, Pompéi
Bertrand HAUCHECORNE, Biographie des grands théorèmes
Jean-Pierre SUEUR, Charles Péguy, la Loire
Yannick HAENEL, Le Trésorier-payeur
Jean-Pierre SUEUR, Charles Péguy ou les vertiges de l'écriture
Michel ZINK, Tristan et Iseut, un remède à l'amour
Émilia NDIAYE et al., Guillaume de Conches, Philosophia & Dragmaticon
Blandine LE CALLET, Carmina Veneficarum
Vincent BERTHELIER et al., Approches matérialistes du réalisme en littérature
Pascal CHARVET et al., Le Quartette d'Alexandrie
Philippe HEUZÉ, Anthologie bilingue de la poésie latine
Maurice SARTRE, Le bateau de Palmyre
Claude AZIZA, Pompéi, promenades insolites
Sylvie MORISHITA, L'art des missions catholiques au Japon
Yannik HAENEL, La Solitude Caravage
Jean-Pierre SUEUR, Victor Hugo au Sénat
Dominique BRÉCHEMIER, Annie de Pène
Jean-Christophe BAILLY, Un Arbre en mai
Paul-Marius MARTIN, Les Hommes illustres de la Ville de Rome
Pierre-Alain CALTOT maître de conférences à l'Université d'Orléans Paris, Sorbonne Université Presses, coll. "Rome et ses renaissances", 2024 486 pages - 24€ |
Pierre-Alain Caltot, notre vice-président, nous avait donné, en décembre 2021, une conférence sur Ulysse à Rome. Errances et déshérence du héros grec dans la latinité.
Comment chanter la beauté du mal ? En intégrant le thème de la guerre civile dans son épopée, Lucain renouvelle ce genre poétique, fondé sur la célébration des épreuves qualifiantes du héros. Cette refondation du code de valeurs et du style épiques est analysée à travers l'étude des prophéties de la Pharsale. Au nom de la polysémie féconde du terme uates, désignant le poète et le prophète, Pierre-Alain Caltot enquête sur les personnages de prophètes puis sur les anticipations assumées par le poète lui-même, pour conclure à la convergence de leur voix. Dès lors, c'est une conception bouleversée du monde que révèlent ces passages prophétiques, où s'affirme une poétique de la rupture, apte à chanter l'horreur des guerres civiles : elle s'exprime à travers l'éclatement du macrocosme universel, du microcosme des corps et de l'hexamètre dactylique.
Introduction : Vox Vatis – voix du poète, voix du prophète
Première partie : La parole prophétique des personnages : Lucain et la tradition littéraire
I. Prophéties et prophètes dans la tradition littéraire : épopée et tragédie
II. Typologie des prophètes dans la Pharsale : humanisation du savoir prophétique
III. Le renouveau infernal de la parole prophétique : une esthétique de l'horreur pour une poétique du nefas
Deuxième partie : la parole oraculaire du narrateur dans la Pharsale
IV. Écriture de l'histoire et prophétie dans la narration de la Pharsale
V. La voix du narrateur dans la poésie oraculaire
Troisième partie : poétique et métapoétique de la prophétie
VI. Le poète-uates et les uates-prophètes : pour une convergence des voix
VII. Les prophéties et la définition d'une poétique lucanienne de la rupture
Conclusion : Du champ de bataille au chant de bataille.
Pierre-Alain Caltot a dirigé la publication, en février 2024, de La confusion des genres dans la Pharsale de Lucain. Concordia discors. Il s'agit de la mise en forme des contributions de plusieurs chercheurs à un colloque organisé en mai 2017. Épopée d'un genre nouveau par rapport au canon traditionnel, la Pharsale de Lucain pose d'emblée la question de ses rapports avec les autres genres littéraires : l'historiographie pour sa nature d'épopée historique, les genres philosophiques pour son inspiration stoïcienne, les genres rhétoriques en raison de l'influence de l'art oratoire sur Lucain.
Sous la direction de Pascal CHARVET, Annie Collognat et Stéphane Gompertz, POMPÉI Éditions Bouquins, mai 2023, 1150 p., 32 € (version électronique 23 €) |
• • Pascal Charvet nous a parlé d'Alexandre le Grand en 2016 et des Langues anciennes, un avenir à construire en 2019. – Arnaud Zucker nous a parlé de l'Encyclopédie du ciel en 2016.
Après le déroulement, entre 2013 et 2019, du "Grand Projet Pompéi" qui a permis non seulement de sécuriser le site, mais aussi de faire de nouvelles découvertes dans près de 2000 mètres carrés de la ville qui étaient encore inexplorés, Pascal Charvet a entrepris, avec huit collègues, dont Arnaud Zucker, la rédaction d'un gros ouvrage sur la cité antique ensevelie.
L'ambition de cet ouvrage est certes de décrire ce qui a été mis au jour, monuments publics et demeures privées, mais surtout de faire revivre les habitants dans les années qui ont précédé l'éruption. Pour cela les auteurs ont utilisé les données des fouilles archéologiques, les peintures qui ornaient l'intérieur des maisons, les nombreux graffitis qui se voyaient sur les façades, les affiches électorales posées par les influenceurs (rogatores), et aussi les textes littéraires qui permettent de comprendre "ce qu'était la vie dans une ville où se cueillaient les fruits du bonheur". En effet, en découvrant Pompéi, nous entrons dans un lieu et dans un temps d'avant le péché originel, alors que les monothéismes n'étaient pas encore intervenus, alors que les Pompéiens étaient amoureux de la vie d'une manière irréductible à nos codes moraux.
Après quelques dizaines de pages rappelant l'histoire de la cité depuis le -VIIe siècle jusqu'au tremblement de terre de 62-63 (évoqué par Sénèque) et l'éruption du 24 octobre 79, les auteurs présentent d'abord une ville "sous les signe de l'otium" : les thermes, les deux théâtres, l'amphithéâtre et les jeux de gladiateurs, avec entre autres Céladus le Thrace, qui "fait soupirer les filles" (suspirium puellarum).
Puis nous découvrons la "vie de la cité" dans sa réalité quotidienne : les fontaines (rendues muettes par le tremblement de terre de 62), les jardins, les petits commerces, les tavernes, les cuisines, les maisons médicales. Arnaud Zucker consacre, lui, un long chapitre à la présence et à la représentation dans la ville des animaux, indigènes, exotiques ou mythologiques.
Des découvertes récentes ont permis de préciser ce que nous savions sur l'attrait des Pompéiens pour la magie : omniprésence de l'image du phallus permettant d'écarter les mauvais sorts, collection d'objets constituant ce que les archéologues ont appelé "le trésor de la magicienne", demeure de Biria, soupçonnée d'être une sorte de sibylle locale rendant un culte à Sabazius, le dieu du "jus fermenté" et aussi les tablettes de défixion, les poupées d'envoûtement…
L'ouvrage nous ménage des rencontres avec les esclaves et les affranchis, puis avec les magistrats et les notables; ceux-ci nous accueillent dans leurs riches demeures, telle la maison de Marcus Lucretius Fronto, admirateur des Métamorphoses d'Ovide, ou la "maison du Faune" avec sa célèbre mosaïque représentant la bataille d'Issos.
Pascal Charvet s'est réservé ensuite 200 pages pour développer le thème de la vie amoureuse et sexuelle des Pompéiens. Ceux-ci vivaient sous le signe de Vénus Physica, omniprésente. Dans les rues, de multiples graffitis disaient le désir amoureux ou, en termes souvent très crus, la passion satisfaite. Sur les murs intérieurs de certaines maisons privées on voit encore des scènes érotiques, souvent autorisées par la mythologie, comme la Léda au cygne mise au jour en 2018. Les banquets, les thermes, les théâtres et l'amphithéâtre étaient des lieux où pouvait s'épanouir la sensualité des hommes et des femmes, sans parler des lupanars et des chambres de prostitution.
Annie Collognat, à partir des découvertes dans la voie des tombeaux et dans la nécropole de la porte de Nocera, a étudié le culte des morts et les fêtes funéraires. La Pompéi des morts est le miroir de celle des vivants ; de nombreuses sépultures nous parlent encore de ceux qu'elles abritent, comme la tombe des amoureux Clara et Caïus, comme cette tombe, fouillée en 2021, d'un ancien esclave devenu prêtre du culte impérial, fouillée en 2021.
L'égyptologue Sydney Hervé Aufrère met en lumière les influences égyptiennes sur Pompéi avec le temple et le culte d'Isis, mis en rapport avec un long passage des Métamorphoses d'Apulée. L'influence de l'Égypte se voit dans laraire isiaque de la maison dite de Philocalus, dans les objets du culte d'Isis trouvés dans la maison dite des Amours dorés, dans les fresques isiaques d'Herculanum, dans les scènes nilotiques animées par d'étranges pygmées.
Des discussions érudites se développent à propos des fresques de la villa des Mystères (réinterprétées peut-être à tort par Paul Veyne) ou à propos de deux mosaïques mystérieuses, découvertes en 2019 dans la "maison de Jupiter", représentant peut-être Orion, peut-être Héraclès.
En complément, nous trouvons dans cet ouvrage, illustré de nombreux dessins :
– un exposé sur les fouilles depuis le XVIIIe siècle avec les discussions sur les méthodes à suivre, à propos desquelles Chateaubriand avait donné des conseils de bon sens.
– un bilan sur Pompéi dans la littérature, avec Mme de Staël (Corinne ou l'Italie), Chateaubriand (Voyage en Italie), Léopardi (Le Genêt ou la fleur du désert), Bulwer-Lytthon (Les Derniers jours de Pompéi), Gautier (Arria Marcella) et, plus récemment, Robert Harris (Pompéi), Alain Jaubert (Une nuit à Pompéi), Maja Lundgren (Pompéi) ; Stéphane Compertz y a ajouté une traduction inédite de Gradiva, la "fantaisie pompéienne" de Willelm Jensen.
– enfin nous sont offerts un "dictionnaire de vies" (répertoriant les personnages, certains célèbres, d'autres réduits à leur seul nom, Phileros trahi par son ami Orfellius, Munatius l'homme aux deux tombeaux, Mamia et Eumachia les prêtresses de Vénus, Bebryx le petit esclave mort à six ans…), un glossaire, un petit lexique érotique dû à Pascal Charvet et un index.
J.N.
Bertrand HAUCHECORNE BIOGRAPHIE DES GRANDS THÉORÈMES Éditions Ellipses, novembre 2023, 200 p., 26 € (version électronique 22 €) |
• • Bertrand Hauchecorne, notre président de 2015 à 2022, a fait pour nous deux conférences : Les mots, les maths et l'histoire en 2015, et Pascal scientifique en 2023.
Ayant longtemps enseigné les mathématiques en Classes Préparatoires aux Grandes Ecoles, B. Hauchecorne vient de mener à bien un travail de recherches qui lui a permis de trouver non seulement comment sont nés les grands théorèmes, mais aussi comment leur formulation a été étayée au cours du temps, en un mot leur "biographie". Il faut savoir en effet qu'après avoir été formulés une première fois, les théorèmes ont été nourris au cours des siècles par les réflexions d'autres mathématiciens.
Dans l'ouvrage de B. Hauchecorne, on apprend par exemple que le célèbre théorème qu'on attribue à Pythagore de Samos (mathématicien du -VIe siècle) était connu des Babyloniens vivant 1800 ans avant notre ère, qu'il avait été énoncé par Euclide au -IIIe siècle et enrichi au début du +XVe siècle par un savant persan, Jamchid al-Kashi ; que le théorème énoncé en 1678 par l'Italien Giovanni Ceva avait été démontré à la fin du +XIe siècle par le roi de Saragosse qui eut le Cid à son service…
Les 28 théorèmes présents dans ce livre racontent l'histoire des mathématiques depuis Thalès jusqu'au lemme de Max Zorn (1935), en passant par le théorème des nombres premiers (démontré en 1896), le théorème spectral (initié par d'Alembert) et bien d'autres !
Le livre brasse plusieurs champs mathématiques comme la géométrie, l'arithmétique, l'algèbre, les fonctions, etc. Chaque chapitre se compose d'un résumé des principes que le théorème mobilise, d'une "biographie" du théorème relatant les démarches successives qui ont fait son histoire, enfin de quelques lignes sur les savants qui ont gravité autour du théorème. Ainsi ce livre aborde l'histoire des mathématiques au cas par cas, mais avec, en filigrane, une vue d'ensemble sur l'évolution de la pensée mathématique.
Aux éditions Ellipses, B. Hauchecorne a déjà publié : Les contre-exemples en mathématiques (2007), Des mathématiciens de A à Z (2008), Les Mots et les Maths (2014), 200 anecdotes savoureuses sur les mathématiciens (2019).
Jean-Pierre SUEUR CHARLES PÉGUY, LA LOIRE Éditions la guêpine, septembre 2022, 54 p., 16,25 € |
• • Jean-Pierre Sueur, sénateur du Loiret, est venu, en 2015, nous présenter son ouvrage Victor Hugo au Sénat.
C'est un texte peu connu, absent des manuels et des anthologies de littérature, oublié par beaucoup que Jean-Pierre Sueur nous offre en cette fin d'année 2022. Charles Péguy y évoque le fleuve souverain entre tous : La Loire. Une publication soignée et un titre sobrement choisi par Jean-Pierre Sueur qui illustrent au plus près l'attachement profond de ce dernier pour le fondateur des Cahiers de la Quinzaine.
Initialement publié en octobre 1907, au sein du premier cahier de la IX série, puis repris dans un livre, paru en 1940 à titre posthume, intitulé Situations, ce texte remarquable constitue la conclusion d'un essai fleuve de Péguy implacablement intitulé De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle ; lequel dresse – Jean-Pierre Sueur le rappelle au début de son introduction – une virulente charge où l'auteur « règle ses comptes avec le positivisme ambiant, et donc avec le "parti intellectuel" (p. 7) » de son époque.
Jean-Pierre Sueur rappelle en ouverture de sa belle présentation les différentes étapes qui précèdent l'évocation du fleuve et de sa royale vallée. D'abord, une critique sans appel de la modernité, des intellectuels sorbonnards et du culte du progrès par un Péguy révolté contre son temps ; suit une évocation de Paris – ville de tous les paradoxes – et de ses glorieux monuments ; puis, le propos s'élargit à la périphérie lutécienne et ses fières cathédrales ; viennent ensuite les plaines céréalières de Beauce et leurs lumières séculaires ; enfin, la Loire, majestueuse, indomptable, éternelle qui charrie dans son sillage la mémoire couronnée de la France, « le fleuve souverain, le fleuve non pas seulement royal, mais roi. » (p. 23)
Et c'est alors que « nous [découvrons] que ce texte qui peut apparaître incohérent, qui méconnait les transitions, procède en réalité d'un mouvement très clair » (p. 11) En effet, Jean-Pierre Sueur avec l'élégance stylistique, l'érudition généreuse et le souci d'intelligibilité qui caractérisent son écriture, nous montre combien Paris, la Beauce et les berges ligériennes, en ce qu'elles sont retour à la terre originelle, à l'histoire millénaire, à la langue et à la poésie françaises, constituent une réponse forte et un rempart infranchissable aux assauts de la modernité. Ainsi procède Péguy, par remous, rugissements, échos permanents, faisant de son texte un « flux » bouillonnant autant qu'une réflexion aux allures de « longue conversation » (p. 8).
Après cette nécessaire contextualisation, Jean-Pierre Sueur se propose de nous guider aux rives d'un texte qu'il commente avec un vif plaisir intellectuel. Il en rappelle avant tout l'extraordinaire modernité, en particulier la dimension polyphonique et la symbiose qui s'y joue entre prose et poésie préfigurant les excursions surréalistes à venir hors des sentiers établis du langage et de la littérature. « Péguy nous donne à lire l'écriture s'écrivant. Il nous offre, tel qu'il le vit, le mouvement même de l'écriture » (p. 13). Le style de Péguy est à l'image de son sujet : ligérien. Il procède en effet d'un mouvement permanent, indomptable, presque primitif ; un flot conjoint de la pensée et du verbe, une onde vaste et puissante, un chant aquatique qui semble infini. Nombreux sont les critiques ayant tenté de trouver le qualificatif le plus à même de rendre toute l'intensité de l'écriture de Péguy : ainsi de Georges Steiner qui livre l'image saisissante d'un Péguy « tambourinant aux portes » (G. Steiner, De la Bible à Kafka, Hachette, coll. "Littératures", p. 101). Séduisant, certes. Mais c'est ne conserver que le bruit et la fureur de l'écriture*. Nous lui préférons la démonstration de Jean-Pierre Sueur qui poursuit sa réhabilitation stylistique de Péguy – dans la continuité de son excellent Charles Péguy ou les vertiges de l'écriture – et pourfend les lecteurs qui ne voient en lui que « répétitions et ressassements » (p. 14).
En effet, l'écriture de Péguy se traduit surtout par une mobilité stylistique fondée sur une syntaxe étonnante, faite de mélanges, de ruptures, de contrastes, de ressassements, de paradoxes harmonieux, d'oxymores facétieux, d'une symbiose absolue entre horizontalité et verticalité, entre immanence et transcendance ; sur de superbes descriptions des rives sauvages du fleuve royal, aux lignes souples, aux grèves limoneuses, aux éclats diamantaires à nul autre pareil ; sur de l'usage du point-virgule, en forme de « scansion poétique de la prose » (p. 14) ; sur de nombreuses rimes affleurantes à la surface de la pensée ; sur une valse incessante des éléments où l'eau se mêle à la pierre, au limon, aux histoires englouties par les eaux et où se rejoignent ainsi l'espace, le temps et la mémoire de France offrant l'impression sublime que « la Loire et le langage se donnent la main » (p. 15).
Ainsi, « si vous acceptez de vous laisser emporter, et de partager, au-delà de toutes les convenances de la rhétorique, les labeurs, les souffles, les grandeurs et les fulgurances de l'écriture » (p. 19), plongez sans crainte dans ce torrent littéraire, aux alluvions poétiques si riches, au clapot chantant, au courant vivifiant ; découvrez ce texte propédeutique aux célèbres « Châteaux de Loire » ; cette douce évocation des gardiens du fleuve, de cette vallée des rois qui vit naitre les étoiles de la Pléiade, ce « berceau du langage français, de la culture française, l'admirable et parfaite vallée, la vallée de douceur et de mansuétude, la vallée d'intelligence et de libéralité » (p. 22).
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*Bien entendu, la démonstration de Georges Steiner concernant le style et la pensée de Charles Péguy est bien plus complexe, nuancée et stimulante et ne peut se réduire à une simple formule par ailleurs pleinement signifiante.
Hadrien Courtemanche
Yannick Haenel LE TRÉSORIER-PAYEUR Gallimard, août 2022 (version papier : 21 € - version électronique : 15 €) |
• • Yannick Haenel est venu deux fois présenter ses œuvres aux membres de notre association : en 2015, Je cherche l'Italie et en 2019, La Solitude Caravage.
A l'origine du roman Le Trésorier-payeur, il y a une invitation faite en 2015 à Yannick Haenel de contribuer à une exposition à Béthune. Cette exposition devait se tenir dans le bâtiment de l'ancienne Banque de France transformé en Centre d'Art (LaBanque). Son thème était la Dépense telle que l'envisage le philosophe Georges Bataille dans La Part maudite (1933).
À cette occasion Yannick Haenel découvrit Béthune, en particulier la maison abritant l'association confraternelle des Charitables de saint Éloi et, jouxtant l'ancienne banque, une étrange "maison rouge". Quand on lui dit que cette maison était reliée par un souterrain à la salle des coffres de la banque et que le dernier trésorier de cette banque s'appelait… Georges Bataille (Édouard Levé l'avait repéré et photographié en 1998 dans sa séries des Homonymes), il sentit comme "un appel de fiction" et sut que son imagination pouvait se lancer: un roman allait naître, faisant vivre ce trésorier inconnu (improprement appelé par les béthunois "trésorier-payeur"). C'est par le rappel de ce que fut sa genèse que le roman commence : "Il n'y a rien de plus beau qu'un roman qui s'écrit ; le temps qu'on y consacre ressemble à celui de l'amour : aussi intense, aussi radieux, aussi blessant. On ne cesse d'avancer, de reculer, et c'est tout un château de nuances qui se construit avec notre désir : on s'exalte, on se décourage, mais à aucun moment on ne lâche sa vision…" (p.54).
Le personnage du trésorier-payeur "Georges Bataille" est très inspiré par le vrai Georges Bataille, que les Orléanais ont pu connaître après 1951 : sous l'apparence austère et digne d'un conservateur de bibliothèque, il dissimulait une personnalité tourmentée, dépressive, obsédée par le sexe. De même le très sérieux et très compétent trésorier-payeur inventé par Yannick Haenel connaît une vie intérieure d'une effroyable complexité, dont l'érotisme est la principale composante. Ce trésorier-payeur souffre de vivre dans un monde qui, selon le mot de Georges Bataille, nous a éloigné de "tout ce qui était généreux, orgiaque, démesuré". Il se trouve entouré de gens qui ne cherchent qu'à gagner de l'argent, à l'économiser, alors que, toujours selon Georges Bataille, "la dépense improductive serait le principe de toute activité".
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Le roman va donc développer la vie de ce Georges Bataille, qui sera, pendant de nombreuses années, trésorier-payeur à Béthune.
D'abord élève d'un pensionnat militaire (comme le fut Yannick Haenel), puis élève de terminale au lycée de Rennes (comme Yannick Haenel), Bataille abandonna les études et renonça à une vie "vécue d'avance" pour faire un stage à la Banque de France à Paris. Là il découvrit le monde de la finance, où l'objectif de chacun est de gagner un maximum d'argent, où l'argent a pris la place de Dieu (p.79). Par hasard, ce jeune stagiaire a été amené à faire partie du groupe qui accompagna le président américain Ronald Reagan dans une visite de la salle souterraine de la banque qui abrite les réserves d'or de la France; cette visite a été pour lui est le début d'une réflexion qui l'amènera à "envisager l'économie à la mesure de l'univers" (p.133).
À la Banque, il a été reçu avec bienveillance par la directrice de la communication, Katia Cremer, qui suscita en lui un violent désir érotique. Une visite chez un collègue, Rousselier, va lui ouvrir d'autres perspectives : alors que sa fille Bénédicte, professeur de français, avait donné tout son argent à des œuvres, un inconnu, dans la rue, lui avait rendu une somme équivalente, argent qu'elle avait dépensé en allant avec son mari voir en Italie le tableau du Caravage Les sept œuvres de miséricorde: la charité serait-elle plus fiable que la banque ? D'ailleurs cette Bénédicte ne tardera pas à quitter son mari pour entrer dans une communauté pour y consumer toutes ses richesses (p. 222).
En 1987, Bataille entra à la Business School de Rennes, juste après le krach boursier du 19 octobre. Il se trouva au milieu de jeunes loups admirateurs du personnage de Gordon Gekko, le trader sans scrupules du film Wall Street d'Oliver Stone. Il s'y montra sérieux, mais non conformiste, terminant ses deux années d'études par un exposé sur la calamiteuse décision du président Nixon (15 août 1971) qui décida de suspendre la convertibilité du dollar en or, inaugurant ainsi un système inextricable d'endettement qui risquait de torpiller l'économie des États. Cette originalité n'empêcha pas Bataille d'être major du concours de sortie.
C'est à Rennes qu'il rencontra la merveilleuse Eszter, dont les caresses lui firent découvrir la place que l'érotisme pouvait tenir dans une vie : "Il avait trouvé ce qu'il cherchait; c'était ça qu'il voulait vivre" (p. 193).
Après un stage de trois mois à Clermont-Ferrand, Georges Bataille se retrouva à la succursale de la Banque de France à Béthune, dans une région appauvrie par la fermeture des mines. Le directeur, Charles Dereine, convaincu que "l'objet de l'argent n'est pas d'écraser ceux qui n'en ont pas" (p.207), le chargea de l'étude des dossiers de surendettement : il s'agissait de chercher le moyen de tirer d'affaire les clients insolvables, harcelés par les organismes de crédit. Là il se fit une idée plus nette du système économique, qui a besoin des dettes des pauvres pour fructifier (p.273) : "La société ne cesse de dépouiller ceux qui n'ont rien ; elle veut, en leur prêtant l'argent qui les asservit, que même les pauvres participent au banquet funèbre de la dette : ce fonctionnement s'appelle l'économie. […] Les débiteurs passent leur vie à rembourser un argent qui ne leur a été octroyé qu'afin que leur dette nourrisse les bulles spéculatives qui bientôt les engloutiront." (p.222-223)
Grand lecteur d'ouvrages philosophiques, c'est dans une librairie que Bataille rencontra Annabelle, une nymphomane avec laquelle il connut une période d'intense vie sexuelle.
Très apprécié par son directeur, le trésorier, qui jusque là a logé dans un hôtel, acheta une grande maison vide, continguë à la banque, avec un immense jardin (on disait qu'un tunnel souterrain permettait d'accéder à la salle des coffres de la banque voisine). C'est là qu'il put retrouver une intimité que son travail lui faisait perdre (p.256). Il se fit alors la réputation d'un "bon Samaritain" en exerçant la charité à l'égard des pauvres. Par exemple il logea, dans une dépendance de sa maison, un Polonais, Yarak Walski, et son épouse Corinne; puis il leur fit avoir une place de concierges dans un dépôt-vente Emmaüs. Son comportement à l'égard des pauvres étonna d'abord, puis la Banque parisienne trouva que cela était bon pour son image et Katia Cremer vint même à Béthune pour le féliciter; ému par cette rencontre, "il la déshabilla du regard… dans son ventre le désir se déchaînait" (p.281).
Ayant pris quelques vacances, il en profita pour faire meubler sa maison par un antiquaire, Casabian, et pour jouir de son jardin, dans une solitude par laquelle son esprit évoluait vers une sorte de mysticisme. Il découvrit alors le fameux souterrain qui allait devenir son refuge et le symbole de sa quête. De nouveau Annabelle s'offrit à lui, avant de lui annoncer qu'elle allait partir à New-York avec une amie lesbienne. Bientôt Casabian devint son ami, avec lequel il se trouva "repu d'alcool et de cannabis" (p.332).
Il reprit son travail, non sans ennui. Puis il apprit la mort de son directeur et protecteur, Charles Dereine. C'est alors qu'il fut admis dans la confrérie des Charitables de saint Éloi qui, à Béthune, se chargent de l'organisation des obsèques. Avec eux, il découvrit les vertus de la charité (la caritas chrétienne). Lors de l'enterrement de Dereine, il fut bouleversé par une jeune femme brune inconnue qui lut un texte magnifique sur l'amour (p.344).
Les douze années suivantes ont été pour lui difficiles. Il fut souvent malade, en dépression, victime d'hallucinations. Incapable de cesser de lire (Hegel en particulier), griffonnant avec frénésie des centaines de pages où il parlait de Dieu, d'argent et de sexe (p.367). Festoyant jusqu'à l'ivresse, il recherchait la jouissance érotique avec des femmes qui, parfois, le prenaient pour un monstre, au moins pour un fou. Toutefois il continuait son œuvre de charité, hébergeant des surendettés, des mendiants, une femme battue. Et l'on s'étonnait du comportement de ce "jeune surdoué de la banque, de cet anarchiste charitable, de ce mystique en costume-cravate, de ce vieillard de 35 ans" (p.374).
En 2003, lors d'un dîner organisé par son nouveau directeur, il rencontra une femme sublime, éblouissante, Lilya Misaki, une dentiste: c'était, enfin retrouvée, la femme brune qui avait lu un texte sur l'amour lors de l'enterrement de Dereine, dont elle avait été la maîtresse. Elle était présentement sous la coupe d'un homme qu'elle n'aimait pas, Malanga. Alors commença entre eux une liaison qui commença sur le fauteuil de la dentiste (Georges prétendit avoir besoin de soins dentaires). Et bientôt ils connurent l'ivresse charnelle et les ravissements de l'esprit. Quand elle put se débarrasser de Malanga, Lilya vint habiter dans la maison du trésorier, où il se consacrèrent à l'amour fou.
En 2005, ils se marièrent, dans une chapelle en ruine, en pleine forêt; comme Lilya était croyante, un moine franciscain les bénit. Ils partirent en voyage de noces au Japon. Puis la vie reprit pour eux. En 2007, on pouvait voir à Béthune, tous les jours à 17 h, Georges Bataille qui sortait de sa banque après huit heures de bureau et qui allait embrasser sa femme après le départ de son dernier patient. Puis ils regagnaient la grande maison près de la banque, pour d'interminables soirées d'amour.
*
Dans ce roman Yannick Haenel prolonge et illustre les idées de Georges Bataille sur l'économie, telles qu'il les expose en particulier dans La Part maudite. Cette "part maudite" c'est l'excédent dont la société dispose une fois assurées la conservation de la vie et la production économique de base. Cet excédent peut être voué soit à la dépense sociale, soit confisqué par une minorité de privilégiés qui peuvent ainsi vivre "hors du commun", dans le luxe par exemple (*). Le trésorier-payeur, lui, a été frappé par l'étroitesse de ces vies qui se réduisent à l'épargne, par cette comptabilité dérisoire qui restreint les rêves, qui rabougrit les désirs. Dans la vie, la plupart des hommes ne cessent d'économiser, non seulement leur argent mais aussi leurs forces, alors que la vraie vie réside dans la dépense : il faut consumer les excédents, dans la fête, dans l'ivresse, dans les actes sexuels. C'est ce qu'avaient compris les sociétés d'avant le capitalisme: après avoir utilisé ce qu'il leur fallait pour croître, pour se reproduire, elles dilapidaient sans profit les excédents : chez les Aztèques on sacrifiait 20000 individus par an, au Moyen Age on construisait des cathédrales…
Avec son trésorier-payeur, Yannick Haenel a composé un personnage de banquier dont la compétence et l'efficacité sont reconnues par tous, au point qu'il a été choisi pour faire partie du Comité National de l'Euro présidé par Laurent Fabius pour préparer le passage à l'euro. Cela lui permet de développer plusieurs idées sur l'économie. Par exemple, il présente la création de la Banque de France par Napoléon Bonaparte (18 janvier 1800) comme "un moyen de perpétuer la machine à faire des riches avec le travail des pauvres, et de donner un contenu légal à cette éternelle spoliation". Ailleurs il dénonce la décision du président Nixon (15 août 1971) de suspendre la convertibilité du dollar en or : "En fabriquant des dollars sans équivalence avec la quantité d'or entreposée dans leurs réserves, les États-Unis avaient démonétisé la monnaie" (p. 185). Ou bien il montre que le krach est au coeur du fonctionnement du système : "Ce n'étaient plus seulement les pauvres qui se trouvaient engloutis sous la masse de leurs crédits, mais les États, devenus les uns après les autres insolvables, et surtout la machine économique elle-même qui avait besoin, pour ne pas s'écrouler, d'augmenter sans arrêt le volume des prêts, qu'elle convertissait en Bourse, spéculant ainsi jusqu'à l'explosion sur une dette qui ne faisait que s'amplifier" (p. 357).
Mais Yannick Haenel, convaincu qu'il y a en chacun de nous quelque chose d'irréductible contre quoi aucune société ne peut rien faire, a voulu entrer dans l'esprit, dans les obsessions de ce banquier en réalité secrètement anarchiste. Et il nous fait découvrir un homme dont les aventures intérieures relèvent d'une "apocalypse", un homme qui estime que "vivre n'a d'intérêt que pour ces instants où la poussière de l'existence est mêlée de sable magique". C'est pourquoi Georges Bataille fait tout, dans son travail, pour aider les pauvres et, hors de son travail, pour exercer la charité. Quant à lui, il veut vivre selon un principe : se dépenser et non s'épargner. Et la meilleure dépense est l'érotisme, où chacun, dans le couple, se donne à l'autre sans compter, où l'énergie se dissipe sans s'épargner. Par là Yannick Haenel rejoint Georges Bataille (l'autre, le vrai), auteur d'une Histoire de l'érotisme restée inachevée lors de son séjour à Orléans (1951).
L'écriture de Yannick Haenel dans ce roman est foisonnante et complexe, ce qui rend l'œuvre un peu disparate: on y trouve des phrases nourries du style des économistes, d'autres du style des philosophes (le trésorier-payeur est un grand amateur de Hegel), d'autres du style des poètes (Bataille serait comme "un Rimbaud chez les capitalistes"). Le texte nous dit que le trésorier-payeur passe des heures chaque jour à écrire des textes foisonnants, fruits de son exaltation; on se demande si le romancier n'a pas fait de même : afin de "témoigner des sensations les plus rares" (p.306) il accumule des phrases où prolifèrent images et métaphores qui résistent parfois au lecteur. Mais Yannick Haenel se justifie en une phrase : "Aucun texte ne se donne avec tant d'éclat que celui qui vous résiste" (p.349).
(*) Voir un article de Guy Dandurand, "La Part maudite de Georges Bataille. Pour une lecture du paradoxe", dans la revue Littérature, n° 111, octobre 1998, p. 3 à 9.
J.N.
Jean-Pierre SUEUR CHARLES PÉGUY OU LES VERTIGES DE L'ÉCRITURE éd. Cerf, juin 2021, 251 pages |
• • Jean-Pierre Sueur, sénateur du Loiret, a fait, en mars 2015, une conférence sur "Victor Hugo au Sénat".
"Ce livre est une réponse" (p. 9) et une réplique magistrale adressée par Jean-Pierre Sueur, sous le titre incantatoire Charles Péguy et les vertiges de l'écriture, aux détracteurs – hélas toujours trop nombreux – de Charles Péguy, de son œuvre singulière, de ses idées parfois dissonantes, de sa personnalité entière et de son style impétueux.
Cet ouvrage, publié en 2021 par les Éditions du Cerf, issu de quarante ans de lectures et de recherches, vise à démonter point par point les différents reproches formulés à l'encontre du fondateur des Cahiers de la Quinzaine depuis plusieurs décennies : illisibilité croissante, nécessité impérieuse de séparer le vers de la prose, poétique sans reliefs, syntaxe bavarde, goût immodéré pour la répétition, engagement socialiste caricatural, vision du monde passéiste, pensée sénescente, écrivain guidé par une foi aveuglante, etc. Des sentences, critiques et anathèmes dont tout lecteur de Charles Péguy est malheureusement familier mais auxquels il ne peut assurément se résoudre.
Ainsi, Jean-Pierre Sueur, avec autant d'érudition que d'élégance, nous plonge dans une vertigineuse enquête au cœur de l'œuvre de Charles Péguy où chaque page se métamorphose en preuve, se meut en vibrant éloge, se veut réhabilitation rigoureuse de l'homme et de l'auteur. Une forme de plaidoyer en lisibilité des plus convaincants, tant il est animé par l'intelligence critique, l'admiration éclairée et la reconnaissance sincère. Un livre qui se place en digne successeur des meilleures monographies de l'auteur de Notre jeunesse – que l'on pense notamment aux ouvrages de Robert Burac, Simone Fraisse ou Géraldi Leroy – et qui, par sa dimension volontairement englobante, vient à la fois apporter un éclairage salutaire à la lecture de Charles Péguy, notamment en matière d'analyse poétique, et offrir aux curieux de passage comme aux amateurs éduqués une somme indispensable à une analyse renouvelée de son œuvre.
Mais Jean-Pierre Sueur, en universitaire rompu à l'exercice de l'analyse littéraire, ne tombe jamais dans le piège du panégyrique aveugle ou du discours hagiographique. L'ouvrage souhaite rendre compte, avec objectivité, exigence et lucidité, de la puissance dialogique des écrits de Charles Péguy, de leur singulière modernité, de la conception symphonique de l'écriture qui y affleure, du mouvement intarissable qui les guide. De fait, le livre de Jean-Pierre Sueur est une savante composition fondée sur des articles écrits entre les années 1983 et 2018. Une forme de traversée en miroir de son sujet, qui suit l'évolution de sa pensée, du linguiste influencé par le structuralisme à l'homme politique, sénateur du Loiret. résolument engagé dans les combats de son temps. Aussi ce livre peut-il être lu comme une sorte d'anthologie personnelle, des morceaux choisis qui rendent compte d'une puissante expérience du texte péguyste et en tissent une défense et illustration passionnées.
Organisé en constellation, Charles Péguy et les vertiges de l'écriture se concentre en premier lieu sur les grands principes qui régissent la poétique propre à l'œuvre péguyste, puis évoque longuement, et avec toute l'acuité intellectuelle de leur auteur, un chef-d'œuvre encore trop méconnu, Ève, avant de s'achever sur les liens qui unissent la production de Charles Péguy et sa pensée politique. Notons, non sans respect et amitié, qu'à l'image de son vénérable prédécesseur, Jean-Pierre Sueur n'évite pas quelques réitérations. Mais, il faut bien admettre que ces dernières sont pleinement assumées et tendent à signifier toute l'intensité, la cohérence, la modernité et la singularité d'une œuvre qui semble en perpétuel mouvement.
Enfin, ce livre est un hommage rendu à deux figures tutélaires qui ont tant apporté aux études péguystes et à L'Amitié Charles Péguy : Julie Bertrand-Sabiani et Géraldi Leroy. Deux universitaires, aujourd'hui disparus, dont l'apport critique et théorique fut absolument capital dans le renouvellement des études sur Charles Péguy et auxquels Jean-Pierre Sueur ne manque pas de témoigner sa profonde reconnaissance.
Poétique
L'étude de Jean-Pierre Sueur débute par l'évocation du premier livre publié par Charles Péguy, en 1897, sobrement intitulé Jeanne d'Arc, un drame en trois actes, vendu à un seul et unique exemplaire lors de sa parution. Et pourtant ce texte éminemment littéraire mérite que l'on s'y attarde tant sa composition révèle de l'art poétique de son auteur et étonne le lecteur par "[…] la disposition des phrases et des vers sur les pages, [c'est] le jeu de l'écriture et de l'espace où elle s'inscrit, [c'est] la parole et le silence" (p. 19).
Cette première publication peut en effet apparaître comme la matrice originelle de la production de Charles Péguy, puisqu'elle contient en elle les germes, motifs, intonations de ces futures créations. Un livre où se confondent le tout et les parties de l'œuvre à venir. Comme le rappelle si justement Jean-Pierre Sueur : "L'illusion chronologique nous conduit en effet trop souvent à croire qu'une œuvre se constitue, livre après livre, en une continuité où l'on discernera après coup étapes, inflexions, tournants et approfondissements. La réalité est bien différente." (p. 20)
S'appuyant sur une analyse particulièrement précise du texte en question, Jean-Pierre Sueur attire notre attention sur un premier élément caractéristique de l'écriture de Charles Péguy : le mouvement. Car, non seulement cette Jeanne d'Arc initiale contient les premiers alexandrins de l'auteur mais surtout ces derniers semblent littéralement moulés dans la structure interne de la prose, "naissent de la prose, d'une culmination du mouvement de la prose, […] d'une cristallisation de la prose." (p. 22)
Cette mobilité du style de Charles Péguy se traduit par une syntaxe étonnante, faite de mélanges, de ruptures, de contrastes, de ressassements, de paradoxes harmonieux, d'oxymores facétieux, d'une symbiose absolue entre horizontalité et verticalité, entre immanence et transcendance. Là où certains dénoncent des facilités de composition, Jean-Pierre Sueur rappelle combien un tel processus de création requiert d'efforts pour densifier et déployer toute la portée sémantique et stylistique désirée.
Ainsi, l'écriture de Charles Péguy procède-t-elle d'un savant mélange entre l'infime et l'infini, pense chaque mot et chaque syllabe comme écho aux précédents et anticipation du suivant, ressasse continuellement son sujet sans jamais se satisfaire de ce qui advient. Une écriture exigeante, parfois douloureuse : "[…] une écriture faite d'horizontalité et de verticalité où les rythmes, les rimes, la métrique, la syntaxe et le lexique, indissociablement, font sens, où toutes les places de la topologie sont signifiantes, où les images ne sont pas ornements, où les milliers de mots disposés sur les pages blanches sont un manifeste pour changer l'ordre des choses." (p. 40)
Le second texte convoqué par Jean-Pierre Sueur en appui de son étude stylistique est Victor-Marie, comte Hugo, publié en 1910. Après le mouvement, c'est sur la perméabilité naturelle des frontières, normativement admises, entre la prose et le vers péguystes que l'auteur met l'accent. Pour Jean-Pierre Sueur, les écrits poétiques et polémiques de Charles Péguy procèdent en effet naturellement d'un seul et même souffle, tout comme le discours réflexif et sa mise en pratique effective, puisqu'ils transportent des idées communes et sont pensés indifféremment par leur auteur.
Par ailleurs, Jean-Pierre Sueur rappelle qu'en évoquant Victor Hugo, ses vers, ses discours, les ramifications de sa pensée, sa conception de la littérature, et plus particulièrement de la poésie, Charles Péguy s'observe et livre sa vision de l'écriture comme acte de naissance singulier, à l'issue toujours éphémère et nécessitant un constant approfondissement : "On ne saurait croire combien de fois il a manqué, tenté, essayé, recommencé, certains morceaux, certains vers et certaines strophes avant d'atteindre en un jour de bonheur, à la plénitude. Combien de fois il a lancé dans tous les sens des essais avant d'obtenir une fois le morceau. Des essais qui ne lui revenaient jamais sur la conscience, puisqu'il les publiait, puisqu'il publiait tout. [1]
Victor Hugo devient, par la force de la comparaison, prétexte à une analyse au sein de laquelle Charles Péguy se projette, se difracte, se révèle. Évoquant la quête de l'auteur des Contemplations de la pureté de la rime, il parle nécessairement de son penchant pour le "remplissage" et la "sédimentation" (p. 261), né d'une volonté inextinguible de trouver le mot juste et qui, de fait, justifie l'abolition des démarcations génériques entre vers et prose. Une recherche formaliste, aux accents parnassiens, doublée d'un discours réflexif que beaucoup de ses contradicteurs ont délibérément choisi d'occulter. Ainsi, c'est en lecteur passionné de Victor Hugo que Charles Péguy pense, construit et affine par une éclairante mise en abyme l'art poétique qui sous-tend toute sa production d'auteur.
Le troisième élément consubstantiel à la poétique péguyste, tient en la conscience aigüe que possède l'auteur du phénomène d'écho synchronique et diachronique qui unit l'ensemble de ses textes. Une relation intime que le théoricien de la littérature Gérard Genette désigne, dans son essai Palimpsestes [2], sous le terme savant d'hypertextualité [3].Comme Jean-Pierre Sueur le rappelle fort à propos, l'œuvre de Charles Péguy est sertie d'explications de textes et de commentaires métatextuels, mais elle est surtout composée de liens discrets, de solidarités mystérieuses, de fils sinueux tissant ensemble les différents motifs d'une même toile. Car où ses adversaires voient de quelconques répétitions, Jean-Pierre Sueur insiste sur l'impérieuse nécessité d'une telle démarche auctoriale. En effet, chez Charles Péguy l'idée étant première, rien n'est effacé, tout se superpose en multiples tentatives de réécritures successives qui reflètent une pensée qui jamais ne se fige. Ainsi, des liaisons internes surgissent dans une phrase qui reprend, allonge, nuance une autre, mais sans jamais en renier l'intuition première. De fait, l'écriture de Péguy procède: "[…] d'une ligne, nourrie d'incises et de dérivations où le mot juste est sans cesse ajusté, car la réalité est multiple et changeante, vivante en somme. Le temps de prononcer une parole, un mot, elle est déjà ailleurs ; il faut un autre mot pour la rattraper puis un autre encore, et cela sans cesse." [4]
C'est pourquoi, eu égard à la conscientisation extrême du phénomène, Jean-Pierre Sueur peut affirmer raisonnablement que toute l'œuvre de Charles Péguy nécessite d'être lue, pensée et étudiée comme une "entité autonome de dépendances internes" [5] où rien ne se conçoit ni ne s'exprime isolément.
Enfin, la poétique de Charles Péguy se caractérise par sa plurigénéricité. Jean-Pierre Sueur évoque, de la première Jeanne d'Arc (1897) en passant par La Chanson du roi Dagobert (1903), Le Mystère des saints Innocents (1912), les Tapisseries (1913) et la Ballade du cœur qui a tant battu (posthume), le goût revendiqué de l'auteur pour une écriture pleinement perméable et attachée au mélange des genres. Ainsi retrouve-t-on, d'une page à l'autre, versets, prose poétique, alexandrins, sonnets, couplets, ballades et quatrains, au service d'une combinaison des registres tragique, comique, parodique, polémique, satirique, profane et spirituel. De fait, la "poétique de Péguy ne récuse aucun registre. Cela tient à ce qu'elle est, souvent, ce qu'on pourrait appeler une écriture performative, c'est-à-dire une écriture qui se donne comme étant en train de s'écrire". (p. 98)
Les rythmes d'Ève
Au cœur de Charles Péguy et les vertiges de l'écriture, Jean-Pierre Sueur propose une éminente étude d'Ève, ouvrage publié en décembre 1913, qui représente à ses yeux la quintessence absolue de l'art poétique de Charles Péguy. En effet, ce long poème est assurément une prouesse stylistique : les "quadrains" [6], climats [7], vers, rimes et syntagmes se juxtaposent harmonieusement en une vaste tapisserie où chaque pièce vient en éclairer une autre, tout en pouvant être lue de manière parfaitement autonome. L'auteur s'y dévoile en véritable artisan, revenant à la source même de la poiesis antique, ayant à cœur de rendre visible la structure, les arcanes énigmatiques et les étapes de fabrication du texte à rebours d'une vision herméneutique de la poésie défendue par nombre de ses contemporains les plus illustres. L'écriture d'Ève est ainsi évoquée par le poète : "Comme dans une tapisserie, les fils passent, disparaissent et reparaissent, et les fils ici ne sont pas seulement les rimes, au sens que l'on a toujours donné à ce mot dans la technique du vers, mais ce sont ces innombrables rimes intérieures, assonances, rythmes et articulations de consonne, tout un immense appareil aussi parfaitement docile que celui du tisserand." [8]
Jean-Pierre Sueur livre ensuite à ses lecteurs une explication de texte d'une précision inouïe qui rend rigoureusement compte de l'unité sémantique, phonique, syntaxique et poétique d'Ève. Chaque strophe, explique-t-il, amplifie la précédente et anticipe celle à venir, chaque vers est à la fois une réponse et un questionnement, un mot, un son, une simple inflexion ou un silence suffisent à créer une onde qui s'entrechoque avec une autre. Un ensemble qui confine résolument au vertige tant ses multiples entrecroisements reflètent le perpétuel mouvement qui les anime. L'achèvement du vers y est d'ailleurs résolument artificiel puisqu'il s'apparente davantage à une pause, à une sorte d'acmé fugitive qui prépare la prochaine déferlante. Ainsi, sommes-nous conjointement lecteur d'un texte parfaitement ciselé et observateur du processus de création qui l'a complexement enfanté.
De fait, cette volonté constante d'entrelacement en un courant intarissable où "les mots sont des choses, le langage est substance" (p. 130) force nécessairement l'admiration tant elle réclame d'efforts, d'engagement et de constance. Jean-Pierre Sueur y décèle un désir brûlant de créer une œuvre totale, en épuisant son sujet – ce qui explique ses variations continues, le refus de la chronologie et l'absence d'enchaînement logique – au risque de s'épuiser soi : "Nous sommes épuisés de travail et de peine" [9], écrit ainsi Charles Péguy à Romain Rolland le 16 août 1913. À ce titre, et comme souvent avec les textes péguystes, c'est une œuvre qui demande une implication active, pleine et entière du lecteur, puisque ce dernier doit accepter de plonger dans le torrent lexical et sonore qui se déchaîne sous ses yeux, au risque de s'y noyer au moindre relâchement de son attention.
Un texte poétiquement exigeant qui, rappelle Jean-Pierre Sueur, remet également en question la vision, communément admise dans les milieux académiques de l'époque, d'une œuvre littéraire composée comme un système clos et clairement borné, puisque toute l'Ève de Charles Péguy relève d'un flot continu, d'une tentative d'exhaustivité intégrale, repousse sans cesse son propre achèvement, refuse toute linéarité, n'offre aucun sens de lecture préétabli, s'émancipe des normes poétiques en vigueur et cherche à abolir toute forme de frontière générique, lexicale, syntaxique ou mélodique.
Enfin, cette clef de voûte de Charles Péguy et les vertiges de l'écriture s'achève sur une relecture d'un des climats les plus décriés par la critique de l'Ève de Charles Péguy, celui du "monde moderne". Nombre de lecteurs ont en effet cloué au pilori ce texte pour ses prétendues facilités verbales et ses emportements qui annihileraient sa portée sémantique. Jean-Pierre Sueur propose une réhabilitation des plus convaincantes de ce morceau de bravoure poétique, arguant de sa singulière modernité formelle que reflètent sa performativité, sa réflexivité, son incarnation scripturale et sa combinaison assumée de termes poétiques et prosaïques, autant que de sa modernité intellectuelle qui s'exprime avec force dans l'évocation des contradictions, des illusions et des vices d'une époque arcboutée derrière l'idée de progrès. Mais, une fois encore, un tel accès au sens profond du texte nécessite un effort supplémentaire du lecteur mais "[…] dès lors que l'on s'emploie à déceler toutes les harmoniques qui sont parties intégrantes d'une diatribe trop souvent décriée, on découvre l'œuvre foisonnante comme une constellation issue des ombres." (p. 201)
La littérature est un combat
Dans la dernière section de son ouvrage, en grande partie issue d'articles rédigés conjointement avec Julie-Bertrand Sabiani, Jean-Pierre Sueur s'attache aux liens, parfois sibyllins et apparemment contradictoires, qui unissent la pensée politique de Charles Péguy et sa production manuscrite. II rappelle les origines modestes de l'auteur, sa mère rempailleuse, son enfance orléanaise à l'ombre du faubourg de Bourgogne, le charron Louis Boitier, sa rencontre avec Théophile Naudy qui affectera radicalement la trajectoire de son existence, etc. Un homme qui n'oublie jamais d'où il vient et n'a de cesse de raviver la mémoire populaire qui irrigue ses écrits depuis leur naissance, à l'image des hussards noirs qu'il croisait lorsque ces derniers sortaient de l'École normale des instituteurs et qui "ne s'étaient aucunement retranchés ni sortis du peuple. Du peuple ouvrier et paysan" [10]. Un écrivain qui croit intimement que "les mots vivent plus longtemps que les pierres" (p. 207) et qui portent au cœur le souvenir de celles qui ont jalonné sa jeunesse. Un intellectuel qui préféra connaître l'avanie et la solitude plutôt que de trahir ses origines.
Jean-Pierre Sueur s'attache également à mettre en relief la pensée résolument prophétique de Charles Péguy qui, à l'aube du XXe siècle, avec une acuité aussi douloureuse que saisissante, prend conscience du péril totalitaire à venir et anticipe les ravages du fanatisme politique. Ainsi, dès la création, en 1899, des Cahiers de la Quinzaine, Charles Péguy et ses collaborateurs s'engagent résolument, au nom de "la vérité, toute la vérité, rien que la vérité" [11], dans la sauvegarde des libertés publiques, la défense des peuples opprimés et la dénonciation des dérives autocratiques dans toute l'Europe. Une écriture journalistique et politique mise au service de l'action publique et de l'exhibition idéologique, un "devoir de veille, une obligation de vigilance intellectuelle et morale" (p. 217), un engagement transnational, à rebours de l'image tronquée d'un Péguy nationaliste, encore trop souvent véhiculée par les chantres du déclinisme, et d'une modernité stupéfiante.
Une plume taillée pour le combat et un idéal révolutionnaire nés, nous rappelle Jean-Pierre Sueur, des soubresauts de I'Affaire Dreyfus. Charles Péguy tenait en effet la lutte pour la réhabilitation du capitaine éponyme – et des valeurs de liberté, d'équité, de fraternité, de probité, de justice et de vérité qui s'y rattachaient – pour un horizon intellectuel et moral universel, ayant vocation à transcender les frontières nationales et à illuminer toutes les sociétés modernes. Un héritage œcuménique, né dans le creuset de la Révolution française de 1789, que Charles Péguy considère comme un absolu à sauvegarder de toutes les compromissions et abjurations politiciennes, une "excavation, un approfondissement, un dépassement de profondeur" [12] digne de tous les sacrifices.
Cette détermination chevillée au corps, Charles Péguy l'incarna pleinement dans la création, le 1er mai 1898, de sa librairie – préférant ainsi renoncer à une brillante carrière de fonctionnaire pour défendre ses idées – mais aussi et surtout de son journal, Les Cahiers de la Quinzaine, véritable instrument de lutte et d'émancipation intellectuelles. Deux réalisations pensées en réaction à la dérive coercitive des instances socialistes de l'époque : "Quand, en 1899, je sortis écrasé du congrès de Paris, du premier congrès national, écœuré du mensonge et de l'injustice nouvelle qui s'imposait au nom d'un parti nouveau, la résolution me vint, en un coup de révolte spontané, de publier ce que mes amis sentaient, pensaient, voulaient, croyaient, savaient." [13]
Jean-Pierre Sueur dissipe ainsi un malentendu fréquent qui voudrait que Charles Péguy ait renoncé au socialisme et insiste sur le fait que l'auteur l'est, bien au contraire, toujours demeuré profondément tout en évoluant vers un socialisme critique, "en marge du socialisme officiel" [14], intransigeant, refusant les compromis, absolument intraitable lorsque la justice et la liberté sont mises à mal. L'exemple le plus célèbre de cette intransigeance morale est la relation tumultueuse que Charles Péguy entretint avec Jean Jaurès, passant de l'admiration absolue à l'exécration définitive en raison, selon lui, de la propension de ce dernier à favoriser l'unité, le pardon et le compromis en lieu et place de la clairvoyance, de la justice et de la vérité. En effet, Charles Péguy est de ceux qui font toujours primer la mystique – c'est-à-dire l'idée première et les valeurs qui en découlent – sur la politique – à entendre comme action publique – au risque de se retrouver isolé et abhorré par nombre de ses anciens camarades.
Ainsi, Jean-Pierre Sueur analyse la pensée politique de Charles Péguy en usant de deux outils essentiels qui manquent à ses contradicteurs et sont absolument nécessaires à qui voudrait la découvrir : la complexité et la nuance. Penser l'engagement intellectuel de Charles Péguy c'est en effet accepter les paradoxes, le tumulte, la fièvre, le remords, la bravade, la contradiction pour mieux aborder aux rivages d'un esprit intègre, honnête et droit où chaque idée le traversant fait partie d'une mosaïque composite où seul le reniement n'a pas sa place.
L'ouvrage se conclut sur une anecdote qui dit tout du manque de reconnaissance dont souffre encore Charles Péguy auprès du grand public, mais aussi de l'infatigable engagement de Jean-Pierre Sueur pour la réhabilitation de l'écrivain orléanais : invité, en 1996, en tant que maire d'Orléans, pour une séance du conseil d'administration ayant pour but de baptiser un nouveau lycée de l'agglomération, Jean-Pierre Sueur propose tout naturellement que l'établissement prenne le nom de "Lycée Charles-Péguy". Devant l'hostilité du corps enseignant et des représentants extérieurs, leur défiance marquée du sceau de l'ignorance et leurs préjugés tenaces, Jean-Pierre Sueur anime alors "un des débats politiques les plus difficiles" (p. 249) de sa carrière. Une lutte ardente mais une victoire ô combien symbolique !
"Alors, Péguy, trop vieux" (p. 251) ? Aux lecteurs de Charles Péguy et les vertiges de l'écriture est ainsi exposée une réponse claire, dans un ouvrage essentiel, à valeur d'œuvre totale, un livre emporté et généreux, une analyse flamboyante et rigoureuse, un parcours rétrospectif mais résolument tourné vers l'avenir, une prière laïque en faveur d'un auteur qui n'a jamais eu autant à nous transmettre.
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[1] Victor-Marie, comte Hugo, CQ XII-1, 23 octobre 1910, PL. III, p. 272.
[2] Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, éditions du Seuil, collection "Poétique", 1982, p. 10.
[3] Cette notion désigne, d'après Gérard Genette, "toute relation unissant un texte B (hypertexte) à un texte antérieur A (hypotexte) sur lequel il se greffe d'une manière qui n'est pas celle du commentaire métatextuel."
[4] Éric Thiers, préface à Charles Péguy, De la grippe. Encore de la grippe, Toujours de la grippe, Paris, éditions Bartillat, 2020, p. 13-14.
[5] Louis Hjemslev, Prolégomènes à une théorie du langage, Paris, Éditions de Minuit, 1968, collection "Arguments", p. 157.
[6] Charles Péguy a lui-même choisi cette dénomination et cette graphie.
[7] Terme utilisé par Charles Péguy pour désigner les différentes parties de son ouvrage.
[8] L'"Ève" de Péguy, OPD, p. 1535-1536.
[9] Cité par Albert Béguin, L'Ève de Péguy, essai de lecture commentée suivie de documents inédits, Paris, Cahiers de l'Amitié Charles Péguy, La Bergerie, 1948, p. 6, note 1.
[10] L'Argent, CQ XIV-6, 16 février 1913, PL. Ill, p. 803.
[11] Lettre du Provincial, CQ I-1, 5 janvier 1900, PL.I, p. 291.
[12] Avertissement, CQ V-11, 1er mars 1904, PL. I, p. 1306.
[13] Pour moi, CQ II-5, 28 janvier 1901, PL. I, p. 667.
[14] Géraldi Leroy, Les idées politiques et sociales de Charles Péguy, service de reproduction des thèses de Lille, 1980, p. 118.
Hadrien COURTEMANCHE
compte rendu publié dans le numéro 175 du Bulletin de L'Amitié Charles Péguy
Michel ZINK TRISTAN ET ISEUT, UN REMÈDE À L'AMOUR éd. Stock, 2022 |
• • Michel Zink, professeur émérite au Collège de France, membre de l'Académie française, a fait, en 2002, une conférence sur "le poète et le prophète dans la littérature médiévale".
Michel Zink a écrit ce livre à l'intention de ceux qui voient dans ces deux amants qui meurent d'amour le même jour et l'un pour l'autre un modèle parfait de l'amour, un couple romantique idéal. Cette interprétation, en fait, est celle que faisait le XIXe siècle romantique, confortée par Wagner (Tristan und Isolde, 1865) et par Joseph Bédier (Le Roman de Tristan et Iseut, 1900). Michel Zink veut montrer que le Moyen Age, lui, n'a été nullement séduit par cette image de l'amour donnée par la légende; d'où le sous-titre de son ouvrage : Tristan et Iseut, un remède à l'amour (comme on dit d'une personne peu séduisante qu'elle est "un remède à l'amour")
D'abord Michel Zink nous aide à nous y retrouver dans les multiples fragments, pleins de lacunes et de contradictions, qui constituent la légende de Tristan et Iseut (et que nous trouvons regroupés dans un volume des éditions de la Pléiade). On y constate que, pour les gens du Moyen Age, l'amour de Tristan pour Iseut et l'amour d'Iseut pour Tristan n'avaient rien à voir avec le véritable amour, dans la mesure où ce qu'il ressentent n'est que l'effet produit par un philtre : après avoir été drogués, ils sont contraints de tout faire pour assouvir un amour "insane et vicié". Béroul fait clairement dire à Iseut : "Il ne m'aime pas ne je lui" (il ne m'aime pas et et je ne l'aime pas non plus).
Les troubadours ne s'y sont pas trompés : quand ils veulent exalter leur véritable passion amoureuse, ils proclament qu'elle est bien différente de la passion de Tristan. Chrétien de Troyes oppose l'amour parfait d'Erec et Enide à l'amour avili de Tristan et Iseut; dans son Cliges il parle même de la honte qu'il y a à raconter les écarts de conduite de cette Iseut qui partage son corps entre deux hommes.
Michel Zink insiste sur le fait que l'histoire est en grande partie celle de deux amants qui ne cessent de ruser pour tromper le mari et que, dans ce domaine, c'est Iseut, fille d'une magicienne, qui se montre la plus manipulatrice et la plus cynique. Entre autres arguments, il cite le fait de glisser une servante vierge à sa place dans le lit conjugal lors de la nuit de noces ou le fait de monter à califourchon sur le dos de Tristan déguisé en mendiant pour pouvoir ensuite jurer, sur les saintes reliques, que seuls ce mendiant et, bien sûr, son mari sont entrés entre ses cuisses. Perverse depuis son enfance (d'après Thomas), Iseut se montre curieusement cupide : elle veut récupérer les aumônes que Tristan n'a pas manqué de recevoir lorsque les seigneurs le prenaient pour un vrai mendiant!
Michel Zink pose alors la question du péché. Il montre qu'en fait les deux amants ne sont pas responsables puisqu'il ne sont pas libres, qu'il agissent sous la contrainte de la drogue. La preuve, dit-il, c'est que Dieu ne cesse de les protéger : il aide Tristan à échapper à ses gardes en sautant de la chapelle sur la plage, il détourne la folie du roi qui veut livrer sa femme à des lépreux auxquels leur maladie donnait, croyait-on, un appétit sexuel illimité; c'est lui qui leur accorde un refuge dans la forêt; c'est lui qui arrête le bras du roi Marc qui allait les massacrer en lui faisant croire que l'épée qui se trouve (on ne sait trop pourquoi) entre les deux amants endormis est une preuve de leur chasteté.
En fait, le philtre d'amour est un philtre de mort. Par lui, Iseut et Tristan ne connaissent que malheur et souffrances. C'est à cause de la version de Gottfried de Srasbourg, au tout début du XIIIe siècle, qu'on a pu, comme Wagner dans son acte II, évoquer un amour qui s'épanouit dans un locus amoenus, un amour en harmonie avec les beautés de la nature. En réalité le séjour de Tristan et d'Iseut dans le Morrois n'a rien d'idyllique : traqués, ils ne peuvent dormir deux nuits de suite au même endroit, leurs vêtements sont déchirés, ils ne se nourrissent que de venaison et Iseut est si amaigrie que sa bague glisse facilement de son doigt. La passion amoureuse les a amenés à une sorte d'obsession qui fait qu'ils s'accrochent l'un à l'autre, sacrifiant le confort que leur aurait offert leur place dans la société.
Et pourtant… à un certain moment le faux amour, l'amour contraint, laisse place à un véritable amour. Les amants, lorsqu'ils sont séparés, n'éprouvent plus le besoin de la présence de l'autre, mais le souci de l'autre, le besoin de ressentir ce que l'autre ressent, preuve qu'il s'aiment vraiment désormais : Iseut ne garde pas le grelot du chien Petit-Crû, ce grelot magique qui fait fondre la peine, parce qu'elle refuse de connaître le réconfort alors qu'elle sait que Tristan au loin est malheureux; Tristan, lui, épouse Iseut-aux-Blanches-Mains seulement pour ressentir lui-même ce que doit ressentir Iseut dans le lit du roi : faire l'amour sans l'éprouver, prendre son plaisir avec quelqu'un qu'on n'aime pas.
Finalement, ayant ainsi "déconstruit" le mythe de Tristan et Iseut, Michel Zink montre que, pour le Moyen Age comme pour Ovide, l'amour est une maladie, un "disfonctionnement physiologique", la seule maladie dont on ne souhaite pas guérir. La lecture de Tristan et Iseut pourrait donc être non une incitation, mais un remède. Et il termine son bel ouvrage par cette phrase: "Aujourd'hui où la volonté de simplifier l'amour l'a rendu inextricable, où l'effort pour le déculpabiliser est encadré par des règles si strictes qu'on ne peut plus guère s'aimer qu'en présence de son avocat, Tristan et Iseut devraient encore avoir un bel avenir devant eux."
J.N.
GUILLAUME DE CONCHES, PHILOSOPHIA & DRAGMATICON introduit, traduit et annoté par Bernard Ribemont, Émilia Ndiaye et Christiane Dussourt nov. 2021, éd. Les Belles Lettres, coll. Sagesses médiévales, |
• • Bernard Ribémont (professeur de Littérature médiévale à l'Université d'Orléans) nous a présenté, en 1989, L'image du monde au Moyen Age, réalité et imaginaire. Émilia Ndiaye (maître de conférences en retraite à l'Université d'Orléans) et Christiane Dussourt (agrégée de Lettres classiques) nous ont présenté, en 2017, Adélard de Bath, l'érudit anglo-normand du XIIe siècle.
Tous trois viennent de publier une traduction de deux oeuvres de Guillaume de Conches, Philosophia et Dragmaticon.
Guillaume de Conches, connu aussi par ses gloses de Platon, Priscien, Boèce ou Macrobe, fut un des maîtres de l'École de Chartres au XIIe siècle. Il s'inscrit dans la lignée d'Adélard de Bath lorsqu'il écrit que l'homme peut et doit chercher la raison de toutes choses (même ce qui est raconté dans la Genèse). Puisque Dieu opère non seulement par sa seule volonté, mais aussi par le moyen de la nature, l'homme est autorisé à chercher une explication physique de la création et du fonctionnement du monde et de l'homme. Considéré comme "libre penseur" impie par l'Église (lorsque, par exemple, il identifie la monade néopythagoricienne avec le Dieu créateur de la pensée judéo-chrétienne), Guillaume de Conches a dû, une vingtaine d'années plus tard, retirer plusieurs des propositions de sa Philosophia : c'est en partie l'objet du Dragmaticon.
L'introduction et les notes de cette édition facilitent l'accès à ces deux oeuvres qui révèlent l'intérêt nouveau qu'a eu le XIIe siècle pour les sciences.
E. Ndiaye et B. Ribémont sont également auteurs de deux articles dans l'ouvrage La Palette des émotions. Comprendre les affects en sciences humaines (Presses Universitaires de Rennes, 25 €). Emilia Ndiaye : Effets dévastateurs et salvateurs d'une émotion ardente, le coup de foudre de Sappho à Cocteau / Bernard Ribémont : Christine de Pizan la "brumeuse" : les sentiments de douleur dans l'œuvre poétique de Christine de Pizan.
Blandine Le Callet CARMINA VENEFICARUM Collection "Les Petits Latins" |
• • Blandine Le Callet, agrégée de Lettres classiques, enseignante à l'Université de Paris-Créteil, a fait en 2022 une conférence sur La mythologie dans Harry Potter.
Les ouvrages de la collection "Les Petits Latins" s'adressent à tous ceux qui voudraient rafraîchir leur latin ou s'y initier. Ils offrent une progression grammaticale et lexicale suivie, tout en faisant la part belle à la civilisation, à la mythologie et à l'étymologie. Proposant une version bilingue puis unilingue, chaque volume vise à conduire progressivement vers la lecture des textes littéraires. Ces petits livres, réalisés par des enseignants, sont déclinés en trois niveaux : "débutant", "confirmé", "avancé", selon le degré d'enrichissements et de connaissance souhaité.
Ont parlé avec éloges des ouvrages de cette collection :
– Le Point du 29 avril 2021 : "Ah, qu'ils sont beaux ! Malins ! Bien conçus ! On a envie de les offrir à tous les enfants, parce qu'on sait qu'ils leur seront précieux tant dans l'orthographe que dans l'art de convaincre, et qu'ils les éveilleront à l'autre et au dépassement des différences en les ouvrant à des civilisations inconnues."
– Le Figaro-Histoire d'août 2021 : "Une merveille de pédagogie et d'intelligence, qui séduira aussi bien les débutants que ceux qui, l'âge aidant, ont peu ou prou perdu leur latin. Ils le retrouveront ici avec enchantement."
Sont déjà parus : De Aenea in inferis (niveau débutant), De pueritia Cleopatrae (niveau débutant) Hannibal Romae horror (niveau avancé). A paraître : De deis Olympi, Genesis deorum, De Aenea Trojano, De Aenea in Latio, De Ludis circensibus…
Chaque volume d'environ 150 pages : 9 € (en téléchargement : 7 €).
Procurez-vous Carmina veneficarum (niveau "confirmé"), qui vient de paraître. Avec Circé, Médée et la déesse Hécate comme guides, vous tomberez sous le charme de l'Antiquité et deviendrez un parfait magicien des lettres latines. Vous découvrirez les sorts, les potions, les sabbats nocturnes et les incantations au clair de lune, l'art de la nécromancie, la recette des philtres d'amour, mais aussi la magie de la déclinaison et de l'étymologie, car grammaire et grimoire ont été concoctés dans un même chaudron.
Vincent Berthelier, Anaïs Goudmand, Mathilde Roussigné, Laelia Véron APPROCHES MATÉRIALISTES DU RÉALISME EN LITTÉRATURE Presses Universitaires de Vincennes, collection L'Imaginaire du Texte, juin 2021, 224 p., 21 € |
• • Laelia Véron, maîtresse de conférences à l'Université d'Orléans, est l'auteur d'un "podcast" qu'elle a réalisé avec Pierre-Alain Caltot, membre de notre Bureau, sur le thème : "Les langues mortes sont-elle vivantes ?". En septembre 2020, en partenariat avec les "Voix d'Orléans" et notre association "Guillaume-Budé", elle a animé un atelier du CDNO sur le thème "Les mots de la crise. Dire l'événement".
Que désigne le réalisme ou plutôt les réalismes en littérature ? Appliqué à un moment précis de l'histoire littéraire ou à une intention de représentation fidèle de la réalité, il apparaît depuis le XIXe siècle comme une notion aussi intuitive que complexe.
Les articles de ce volume "Approches matérialistes du réalisme en littérature" reviennent sur les différentes théories du réalisme en littérature, du réalisme socialiste à la théorie anglo-saxonne de la littérature-monde, en passant par l'école de Francfort et la sociocritique.
Interroger ces différentes approches du réalisme, c'est réaffirmer la justesse de ce concept tout en justifiant une approche résolument matérialiste : il s'avère en effet impossible de conceptualiser de façon opérante le réalisme sans conjointement prendre en compte un monde social à partir duquel la littérature est écrite et pensée.
L'ouvrage se propose de tenter de cerner ses usages non pas dans toutes ses réalisations médiatiques, mais dans le domaine littéraire: que désigne le réalisme ou plutôt les réalismes en littérature ?...
Pascal CHARVET, Arnaud ZUCKER, Sydney AUFRÈRE et Jean-Marie KOWALSKI LE QUARTETTE D'ALEXANDRIE : HÉRODOTE, DIODORE, STRABON, CHÉRÉMON
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• • Arnaud Zucker nous a présenté L'Encyclopédie du ciel en novembre 2016. Pascal Charvet nous a parlé d'Alexandre le Grand en novembre 2016 et des Langues anciennes comme un avenir à construire en mars 2019.
Sous ce titre emprunté à Lawrence Durrel, Le Quartette d'Alexandrie, nos quatre auteurs ont voulu mettre en lumière les relations qu'ont entretenues, dans l'Antiquité, les Gréco-Romains avec les Égyptiens. Leur ouvrage rassemble d'abord, dans une traduction nouvelle, les textes sur l'Égypte de trois auteurs de langue grecque qui parlent de ce qu'ils ont vu lors de leur séjour dans ce pays : Hérodote d'Halicarnasse vers -450 (Histoires, livres II et III), Diodore de Sicile vers -60 (Bibliothèque historique, livre I), Strabon d'Amasée en -26 (Géographie, livre XVII).
Mais, pour donner en quelque sorte un « droit de réponse » aux Égyptiens – en rendant sa juste place à la vision qu'ils avaient sur leur pays – la parole est donnée en outre à un philosophe égypto-grec, Chérémon d'Alexandrie. Ce Chérémon était un philosophe stoïcien qui fut conservateur de la Bibliothèque d'Alexandrie et prêtre égyptien; ami de Sénèque, il fut appelé à Rome en +49 pour être le précepteur de Néron. Dans son ouvrage – Le livre de Pthomyris ou Critiques des Aegyptiaca (une œuvre que l'on disait perdue) – il évalue, depuis sa culture d'origine, les fantasmes, les erreurs, les ellipses, mais aussi les émerveillements des Grecs devant la culture égyptienne.
L'apport original, dans ce Quartette d'Alexandrie, est le témoignage de Chérémon. Dans l'univers gréco-romain où le destin l'a fait naître, il entend garder son esprit critique et son libre arbitre. Il montre qu'une majorité ethnique peut défendre son identité, ou du moins éviter son érosion. Intellectuel cosmopolite, son monde, même à la cour de Néron, reste celui où il est né et, sans tomber dans un nationalisme obtus, il dit sa solidarité avec le pays de ses pères. Face aux voyageurs gréco-romains qui, ne faisant que passer en Égypte, sont restés prisonniers de leur propre culture, il cherche une méthode pour permettre l'échange et faire en sorte que l'interprétation de la réalité égyptienne ne passe pas par des schémas qui lui seraient étrangers.
Par ce rapprochement entre les quatre auteurs, nous pouvons percevoir l'histoire de cette rencontre décisive entre une Grèce qui crut voir dans l'Égypte son premier grand modèle et une Égypte à la fois plurielle et égocentrique qui acclimata l'hellénisme plus qu'elle ne s'y soumît, et qui abrita néanmoins, avec Alexandrie, le foyer le plus éclatant du multiculturalisme. En effet cette ville était essentiellement grecque, avec un conservatoire d'un savoir universel et ouvert, pourtant conçu aussi sur le modèle des "Maisons de Vie” égyptiennes, sortes d'académies sacerdotales où étaient gardés les secrets du savoir ancestral du passé égyptien. Des auteurs aussi essentiels pour la pensée gréco-latine que Sénèque, Plutarque ou Lucien ont été redevables à leur séjour à Alexandrie…
Grâce à Pascal Charvet et à Arnaud Zucker, la confrontation opérée entre deux univers distincts – dotés de peu de dénominateurs culturels communs, mais non dénués de convergences religieuses – offre une introduction à la vie égyptienne dans l'Antiquité, à ses croyances et à ses savoirs, qui occupent une place importante dans le patrimoine de l'humanité.
Note : Chérémon était un érudit qui vivait à Alexandrie au début du +Ier siècle. Comme hiérogrammate, il transcrivait en hiéroglyphes les prescriptions divines et il fut peut-être responsable de la grande Bibliothèque. Venu à Rome sous l'empereur Claude, il fut, comme philosophe stoïcien, un des précepteurs du jeune Néron, avant Sénèque qui lui succéda dans cette fonction en +49. Il écrivit plusieurs ouvrages dont il ne reste que des fragments (14 fragments sûrs et 28 fragments douteux), publiés par Van der Horst en 1984. On suppose qu'il écrivit sur l'histoire de l'Egypte, sur les hiéroglyphes, sur les comètes, sur la grammaire.
Comme philosophe stoïcien, il fut, après sa mort, la cible d'une épigramme de Martial (XI,56) qui fit remarquer qu'il était facile pour quelqu'un vivant dans l'austérité et le dénuement de mépriser la vie et faire l'éloge de la mort ; mais que, s'il avait pu passer ses nuits dans un lit luxueux en compagnie d'un jeune et beau garçon, il aurait sans doute souhaité vivre plus longtemps que le vieux Nestor.
Philippe HEUZÉ ANTHOLOGIE BILINGUE DE LA POÉSIE LATINE Gallimard-Pléiade, octobre 2020 |
• • Philippe Heuzé nous avait gratifiés de deux conférences, l'une en 1983 sur Virgile et l'iconographie virgilienne, l'autre en 1995 sur Peintres et poètes à Pompéi.
Professeur émérite de langue et littérature latines à la Sorbonne Nouvelle, spécialiste de l'œuvre de Virgile dont il a donné en 2015 une édition bilingue dans la collection de la Pléiade, Philippe Heuzé vient de publier, dans la même collection et sous sa direction, une Anthologie bilingue de la poésie latine.
Cet ouvrage célèbre la rencontre de la poésie et du latin sur plus de deux mille ans, depuis Livius Andronicus jusqu'à Pascal Quignard. L'ouvrage n'est pas une histoire de la poésie latine : certes il comporte des notices biographiques de plus de 180 auteurs et un bon appareil de notes, mais il réussit à dépasser les conditions de la création des poèmes (quelques-uns sont anonymes) pour donner l'impression d'un flux continu de poésie sur plus de vingt siècles.
Le lecteur aura plaisir à retrouver des textes de l'Antiquité "classique", alors que la poésie en latin, "digne héritière de la poésie grecque", s'était développée d'une manière originale selon les valeurs de sa propre civilisation. Il découvrira aussi l'immense richesse de la poésie latine de la Renaissance, qui a repris et transformé les modèles antiques, donnant au latin plus de force charnelle ou érotique, ou même inventant une langue "macaronique" comme l'italien Merlin Coccaïe. Après un net déclin au XVIIIe siècle, le latin est revenu subrepticement chez Hugo, puis chez Baudelaire (Franciscae meae laudes), pour lequel "la langue de la dernière décadence latine est singulièrement propre à exprimer la passion telle que l'a comprise et sentie le monde poétique moderne". Enfin l'anthologie de Ph. Heuzé nous conduira jusqu'à l'étrange poème Inter aerias fagos de Pascal Quignard, fait d'un montage de fragments anciens.
Une telle anthologie permet de comprendre pourquoi Chateaubriand a pu dire du latin qu'il était "le plus bel idiome de la terre": c'est une langue d'une grande souplesse, l'ordre des mots étant presque libre, c'est une langue en quelque sorte prédisposée à la poésie, permettant les jeux polysémiques (tel le "sunt lacrimae rerum" de l'Énéide I, 462). "Le génie de cette langue possède un don marqué pour satisfaire une aspiration constante du langage poétique universel : dire plus, suggérer, ouvrir", souligne Philippe Heuzé, qui cite Nietzsche célébrant les odes d'Horace : "Dans certaines langues, il n'est même pas possible de vouloir ce qui est réalisé ici. Cette mosaïque de mots, où chaque mot, par son timbre, sa place dans la phrase, l'idée qu'il exprime, fait rayonner sa force".
La poésie en latin serait-telle donc intraduisible ? Faut-il renoncer à trouver en français l'équivalent de cet accent musical qui faisait la beauté de l'hexamètre? Sans aller jusqu'aux contorsions de Pierre Klossowski dans sa traduction de l'Énéide, Ph. Heuzé et ses collaborateurs ont réussi à nous convaincre que le latin n'est pas la langue d'un passé aboli, mais une langue faite pour la poésie et donc un exaltant défi pour celui qui peine à trouver des équivalents dans sa propre langue.
On pourra écouter Philippe Heuzé et Yves Hersant présentant cette Anthologie sur France-Culture (La Compagnie des poètes), à l'adresse suivante :
<https://www.franceculture.fr/emissions/la-compagnie-des-poetes/le-latin-un-parler-poetique>
Maurice SARTRE LE BATEAU DE PALMYRE. QUAND LES MONDES ANCIENS SE RENCONTRAIENT Tallandier, février 2021 |
• • Maurice Sartre, en 2016, nous avait parlé de Palmyre, vie et mort d'une cité antique.
Professeur émérite à l'Université de Tours Maurice Sartre étudie, dans cet ouvrage, la connaissance que les peuples de l'Antiquité avaient les uns des autres, pendant plus de dix siècles, entre -600 et +600. On s'aperçoit que les Chinois, entre le -Ier siècle et le +IIIe siècle, n'ignoraient pas l'existence de Rome et que les peules du bassin méditerranéen avaient des notio sur les Indiens et les Chinois.
Où sont allés les plus aventureux des Phéniciens, des Égyptiens, des Grecs, des Romains ? Certains ont-ils déjà fait le tour de l'Afrique ? Que connaissent-ils à la fin de l'Antiquité du reste de la Terre habitée ? Où sont arrivés Indiens et Chinois ? Ces questions sont essentielles pour connaître l'étendue et l'intensité des relations entre les grandes civilisations. Dès l'Antiquité, Europe, Afrique et Asie étaient en contact. Il n'a pas fallu attendre Marco Polo ou les Grandes Découvertes pour voir des hommes et des femmes se déplacer et échanger marchandises et savoirs à très longue distance. De l'Islande au Vietnam, des côtes d'Afrique aux steppes de Mongolie, poussés par le vent de mousson comme le bateau du Palmyrénien Honaînû en route pour l'Inde ou au rythme lent des caravanes contournant le bassin du Tarim, marins, marchands ou ambassadeurs parcourent et décrivent des pays lointains. Ce que les Grecs connaissent et reçoivent de l'Inde, ce que les Chinois savent de Rome, ce que l'Inde emprunte à l'art et à la pensée grecs, sans négliger les expéditions dirigées vers l'Europe du Nord ou l'Afrique subsaharienne, un monde méconnu se découvre, où l'on trouve aussi bien des Indiens égarés sur les côtes danoises que des Grecs emportés par les vents à Zanzibar ou à Ceylan, tandis qu'un ambassadeur chinois hésite à se lancer sur le golfe Persique. À partir de textes, vestiges archéologiques et inscriptions, Maurice Sartre raconte les premières rencontres de trois continents, révélant à nos yeux la naissance d'un monde unique.
Claude AZIZA POMPÉI, PROMENADES INSOLITES, Les Belles Lettres, janvier 2021 |
• • Claude Aziza est venu trois fois nous proposer une conférence : en 1992 ("L'Antiquité dans le cinéma des origines"), en 2008 ("L'Europe et le latin, l'exemple d'Érasme") et en 2009 ("La mort des Césars au cinéma").
Pompéi a toujours fasciné. Dans cette cité antique, peu à peu révélée depuis le milieu du XVIIIe siècle, Goethe viendra en 1787, puis Chateaubriand, Delphine de Staël, Lamartine, Stendhal. En 1834, Edward George Bulwer publiera son roman Les Derniers jours de Pompéi, dramatisant ainsi les ravages de l'éruption.
Claude Aziza a écrit ce livre en pensant à tous ces "touristes" qui parcourent les rues de la cité antique sans être munis d'un indispensable bagage, la connaissance des oeuvres par lesquelles de nombreux écrivains, de nombreux artistes ont essayé de traduire leurs émotions et leurs fantasmes suscités par la ville ensevelie.
Dans cet ouvrage, Claude Aziza a voulu, sous la forme de dix « promenades insolites », rassembler quelques-uns de ces témoignages, sans oublier les oeuvres cinématographiques, dont le célèbre Voyage en Italie de Roberto Rossellini, avec la scène émouvante de l'apparition d'un couple de Pompéiens unis dans la mort pour l'éternité.
Claude Aziza écrit : "Il n'est certes pas facile d'être à la fois Montaigne et Rousseau. C'est pourtant ce que je me propose de faire ici, parce que ce livre - personnel - est le fruit de nombreuses lectures et de non moins nombreux voyages, tous ponctués d'images, fixes ou mobiles, chacun à des moments différents de mon existence, dans des circonstances différentes et avec des gens différents. Aucun de ces voyages à Pompéi ne ressembla aux autres, aucun ne fut simplement banal. Chacun d'entre eux eut son charme particulier. Rousseau soit. Et Montaigne ? Tout simplement parce que le plaisir partagé n'en a que plus de prix, parce que les derniers rayons du soleil peuvent encore réchauffer le coeur et les sens et que le seul héritage qu'un amoureux de Pompéi puisse transmettre c'est justement cet amour, sous toutes ses formes, y compris et surtout celles qu'on n'attendrait pas. Promenades insolites, promenades que le visiteur de Pompéi n'a pas l'habitude de faire, et dont le promeneur solidaire que j'ai envie d'incarner (le lecteur, toujours indulgent, pardonnera ce mauvais calembour) se fera le guide. De tous ceux qui, par manque de temps ou de connaissances, seraient passés à travers des aspects méconnus de Pompéi et n'auraient pu voir, au-delà d'une visite formatée, les richesses inépuisables de cette petite cité provinciale à laquelle un destin brutal et tragique donna le statut de mythe."
Sylvie MORISHITA L'ART DES MISSIONS CATHOLIQUES AU JAPON (XVIe-XVIIe SIÈCLE) Cerf-Patrimoines, juin 2020 |
• • Sylvie Morishita a fait pour notre association deux conférences, l'une en 2011 sur Alessandro Valignano, l'autre en 2018 sur le Japon et la mondialisation ibérique au XVIe siècle.
Les destructions consécutives à l'interdiction du christianisme au Japon, en 1614, ont cherché à effacer toutes traces de présence chrétienne dans l'archipel. Toutefois des œuvres d'art (tableaux, gravures et paravents) ont échappé aux destructions et ont été progressivement découvertes à partir du XIXe siècle.
Cet ouvrage s'appuie sur les rapports des missionnaires, mais aussi sur les lettres et récits de marchands français, italiens, anglais et hollandais, pour retracer l'histoire des échanges artistiques entre le Japon féodal et l'Europe catholique de la Renaissance.
Pendant la brève existence de l'école d'art que les Jésuites avaient fondée à Nagasaki, ils ont formé des peintres japonais aux thèmes iconographiques prisés en Europe et introduit des techniques inconnues du Japon, tout en pratiquant une timide adaptation au contexte local.
Dispersées maintenant à travers musées, bibliothèques et fonds d'archives, tant en Orient qu'en Occident, ces tableaux, ces paravents et ces gravures, rassemblés après de longues recherches par Sylvie Morishita, témoignent de la circulation mondiale des œuvres d'art provoquée par l'expansion ibérique en Extrême-Orient.
Yannick HAENEL LA SOLITUDE CARAVAGE, Fayard, février 2019 |
• • Yannick Haenel est venu à deux reprises parler de son oeuvre aux membres de notre association au cours d'entretiens avec notre vice-présidente Catherine Malissard : en 2015 à propos de Je cherche l'Italie et en 2019 à propos de La Solitude Caravage.
"Vers 15 ans, j'ai rencontré l'objet de mon désir. C'était dans un livre consacré à la peinture italienne : une femme vêtue d'un corsage blanc se dressait sur un fond noir ; elle avait des boucles châtain clair, les sourcils froncés et de beaux seins moulés dans la transparence d'une étoffe." Ainsi commence ce récit d'apprentissage qui se métamorphose en quête de la peinture. En plongeant dans les tableaux du Caravage (1571-1610), en racontant la vie violente et passionnée de ce peintre génial, ce livre relate une initiation à l'absolu. À notre époque d'épaississement de la sensibilité, regarder la peinture nous remet en vie. On entre dans le feu des nuances, on accède à la vérité du détail. C'est une aventure des sens et une odyssée de l'esprit. Aimer un peintre comme le Caravage élargit notre vie.
Jean-Pierre SUEUR VICTOR HUGO AU SÉNAT Corsaire-Éditions, septembre 2018 |
• • Jean-Pierre Sueur, sénateur du Loiret, a développé ce thème dans un exposé donné dans le cadre de nos conférences en 2015.
Victor Hugo a été pair de France de 1845 à 1848. Il a été sénateur de Paris de 1876 à 1885. À la Chambre des pairs comme au Sénat, il a été le chantre du progrès et de la liberté. Le 21 juin 1877, par exemple, il plaidait pour l'utilité de la Haute Chambre : "C'est aujourd hui que la grave question des deux Chambres, posée par la Constitution, va être résolue. Deux chambres sont-elles utiles ? Une seule chambre est-elle préférable ? En d'autres termes, faut-il un Sénat ? [...] Messieurs, j'y insiste. Il dépend aujourd'hui du Sénat de pacifier la France ou de troubler le monde. La France est aujourd'hui désarmée en face de toute la coalition du passé. Le Sénat est son bouclier. [...] Sénateurs, prouvez que vous êtes nécessaires. Le Sénat, en votant la dissolution, compromet la tranquillité publique et prouve qu'il est dangereux. Le Sénat, en rejetant la dissolution, rassure la patrie et prouve qu'il est nécessaire. [...] Non, le passé ne prévaudra pas. Eût-il la force, nous avons la justice, et la justice est plus forte que la force. Nous sommes la philosophie et la liberté."
Dominique BRECHEMIER ANNIE DE PÈNE UNE JOURNALISTE AU COEUR DE LA GRANDE GUERRE L'Harmatan, février 2018 |
• • Dominique Bréchemier, qui avait soutenu en 2002 à Orléans une thèse sur Annie de Pène, nous a présenté cette journaliste dans une conférence en 2019.
Annie de Pène (1871-1918) fut libraire, éditrice, directrice de revues, romancière, journaliste et, comme ses concitoyennes, au cœur de la Grande Guerre. Depuis les tranchées, elle a livré ses reportages pour Le Matin et L'Œuvre. Elle a également décrit la vie des femmes à l'arrière en s'interrogeant sur leur évolution à travers ses reportages et ses chroniques. Entre 1908 et 1918, elle a publié: Pantins modernes, Les Belles Prières, L'Evadée, C'étaient deux petites filles, Une femme dans la tranchée, Confidences de femmes, Sœur Véronique.
Jean-Christophe BAILLY UN ARBRE EN MAI Seuil, Fiction & Cie, janvier 2018 |
• • Jean-Christophe Bailly est intervenu en 2017 sous forme d'un entretien avec notre vice-présidente Catherine Malissard
En 2004, à la suite de la publication de Tuiles détachées, qui était un récit autobiographique, Jean-Christophe Bailly avait commencé la rédaction d'un texte personnel sur les événements de mai 68, qu'il n'avait pas achevé alors. Il le reprend aujourd'hui, en ajoutant des notes, des précisions et une postface.
On ne trouvera pas dans ce texte les réunions syndicales étudiantes, ni les AG dans les amphithéâtres, ni les bagarres, ni les distributions de tracts devant les usines, ni le calendrier précis des événements. Jean-Christophe Bailly nous propose plutôt un récit personnel presque à demi-rêvé, des images resurgies de sa mémoire, cinquante ans après : le regard d'un jeune étudiant de Nanterre sur ces événements qui ont marqué la France.
Paul-Marius MARTIN LES HOMMES ILLUSTRES DE LA VILLE DE ROME Les Belles Lettres, février 2016 |
• • Entre 1977 et 2009, Paul-Marius Martin nous a donné huit conférences, en particulier sur l'histoire de la Rome royale et de la république romaine.
Le De Viris illustribus Vrbis Romae est un recueil de courtes biographies couvrant l'histoire de Rome depuis sa fondation jusqu'à la fin de la République. Dès le -Ier siècle fut élaborée une liste canonique des grandes figures du passé "national", qui a inspiré, outre le forum d'Auguste, toute une littérature de biographies de viris illustribus, d'Hygin à Suétone, puis à l'empire tardif, où s'est accentuée leur floraison, quand paganisme et christianisme se disputaient autour de la question des valeurs, nouvelles ou traditionnelles.
Les traditions sur les premiers siècles de Rome, qui avaient été le "catéchisme civique" des Romains, la base de leur culture traditionnelle, devinrent alors, chez les païens, un thème à la mode, par la volonté de sauver l'essentiel de l'histoire des origines et de la République, face aux chrétiens qui, parce que ces traditions intégraient étroitement valeurs et croyances païennes, pensaient qu'ils devaient être éradiqués.
Le De Viris Illustribus appartient à cette production, qui fleurit à partir du +IIIe siècle. Nous avons des raisons de penser qu'il a été écrit très probablement à l'extrême fin du IVe siècle. Si son auteur reste anonyme, on a pu en revanche cerner certains traits de sa personnalité : c'est un païen lettré, qui connaît suffisamment le christianisme pour être au courant des traditions les plus moquées par les chrétiens; pour celles-ci, on le voit alors prendre des précautions oratoires.
L'édition proposée, avec un nouvel établissement du texte, une traduction respectueuse de celui-ci et un commentaire aussi exhaustif que possible (paléographique, linguistique, stylistique, et surtout historique), est destinée à mettre en évidence l'intérêt du De Viris Illustribus, injustement méconnu, pour la recherche moderne.