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Charles-Claude GENEST

PÉNÉLOPE, tragédie en 5 actes

(1684)


 

RÉSUMÉ DE LA TRAGÉDIE


Pénélope est seule dans le palais d'Ithaque avec son beau-père Laërte, vieux et mourant, avec Eumée, son fidèle ministre, et avec Ériclée, qui fut gouvernante de Télémaque. Toujours  belle et désirable, elle est, depuis vingt années, sans nouvelles d'Ulysse : est-il mort en revenant de Troie ? est-il retenu par quelque autre femme ?  Télémaque, lui, est parti depuis un an pour visiter les divers princes de la Grèce, à la recherche de son père.
Dans l'île d'Ithaque très vite envahie par des prétendants qui convoitaient à la fois la reine et le pouvoir, deux seulement sont restés en lice, Eurimaque et Antinoüs. Ils ont finalement conclu un accord :
– Eurimaque, le roi de Samos, épouserait la reine et l'emmènerait dans son île. Il avait autrefois prétendu à la main de Pénélope, mais celle-ci lui avait préféré Ulysse ; il s'était alors marié avec une femme qui était morte en mettant au monde une fille, Iphise, laquelle se trouve présentement avec son père à Ithaque. Ayant épousé Pénélope et par amour pour elle, il épargnerait le jeune Télémaque.
– Antinoüs, lui, monterait sur le trône d'Itaque et épouserait Iphise. Ce plan lui imposait de tuer Télémaque, d'abord comme héritier légitime du trône, puis comme rival. En effet Télémaque était amoureux d'Iphise.

Quand la pièce commence, Pénélope, mise sous bonne garde dans le palais, est sommée d'accepter le mariage avec Eurimaque, mariage d'ailleurs souhaité par tous : par le peuple, par Eumée, par Ericlée et surtout par Iphise qui épouserait alors Télémaque, qu'elle aime. Mais Pénélope est décidée à se donner la mort plutôt que de se soumettre à ce mariage, dont les préparatifs sont pourtant en cours.
Arrive Télémaque. Il raconte que, près d'Ithaque, les hommes d'Antinous lui ont tendu un piège dans l'îlot d'Asteris, mais qu'une tempête l'a sauvé. Retrouvant sa mère, il lui dit qu'Ulyse est très vraisemblablement mort et il lui conseille le mariage.
Alors paraît un étranger, jeté sur la côte par une tempête : c'est Ulysse ; mais un Ulysse auquel Minerve a conseillé, par prudence, de cacher son identité. Aussi se présente-t-il à Eumée comme un naufragé qui fut ami d'Ulysse. Alors Eumée lui apprend qu'on prépare le mariage de Pénélope et d'Eurymaque, mariage auquel Pénélope est contrainte si elle veut sauver son fils. À cette nouvelle, Ulysse se révèle à Eumée. Alors celui-ci rend compte à son roi de la situation : Itaque est envahie par des "tyrans" qui ont pris le pouvoir; Pénélope, toujours fidèle au souvenir de son époux, leur résiste et refuse de se donner en mariage, retardant sans cesse sa réponse. Ulysse, à son tour, résume quelles ont été ses aventures pendant ces dix années, puis il affirme sa volonté de se venger.
Toutefois, Eumée lui ayant fait prendre conscience du danger qu'il y aurait pour lui à révéler trop tôt sa véritable identité, Ulysse décide de se cacher de Pénélope; en effet celle-ci, incapable de dissimuler son émotion, le ferait prématurément reconnaître de ses ennemis.
C'est donc toujours sous l'apparence d'un étranger naufragé qu'Ulysse annonce à Télémaque que son père est vivant, qu'il est dans l'île de Corcyre et que son arrivée ne saurait tarder. Télémaque est troublé, car ce retour de son père pourrait nuire à son amour pour Iphise.
Très vite, la présence du mystérieux étranger, que l'on dit réfugié chez Eumée, intrigue Eurimaque et Pénélope. Celle-ci, sommée de prendre une décision ce jour-même, ne sait plus que penser : si Ulysse, comme on le dit, n'était pas mort, pourquoi ce long silence ? ne serait-il pas resté avec cette Circé dont on lui parle ? On lui dit maintenant qu'il est à Corcyre, donc tout près d'Itaque ; même si cela est vrai, il est maintenant trop tard : pour échapper à un mariage imminent, elle est décidée à se donner la mort sans plus tarder.
Ulysse, lui, se décide à agir: il se révèle à Télémaque et prépare avec lui sa vengeance, implorant par prudence le secours de Minerve.
Heureusement Pénélope, avant de mourir, désire voir cet étranger qui semble la fuir et qu'Eurymaque recherche pour le mettre à mort. Ulysse, pensant qu'après tant d'année sa femme ne le reconnaîtra pas, accepte de la rencontrer. Mais, dès ses premiers mots, elle comprend qu'il est son mari et manifeste sa joie, déçue de ne pouvoir participer à la vengeance dans laquelle entrent Ulysse, son fils et leurs nombreux partisans.
C'est Télémaque qui fera le récit de l'ultime bataille. Tout a commencé lorsque Antinoüs a voulu tuer l'étranger. Alors celui-ci s'est révélé comme Ulysse et l'a tué. Au milieu du massacre général qui a suivi, Télémaque a voulu sauver Eurymaque en le mettant dans un navire, mais ce navire a fait naufrage et Eurymaque a péri dans les flots.
Et c'est la fin de la tragédie : alors que le calme revient dans le palais, Télémaque part à la recherche d'Iphise, sous le regard bienveillant de sa mère qui, sans doute, approuvera ce mariage de son fils avec la fille de son persécuteur.


PERSONNAGES :

PÉNÉLOPE, femme d'Ulysse.
ULYSSE, roi d'Ithaque.
TÉLÉMAQUE, fils d'Ulysse et de Pénélope.
EURIMAQUE, roi de Samos.
IPHISE, fille d'Eurimaque.
EUMÉE, ministre d'Ithaque.
ANTINOÜS, prince sujet d'Ithaque.
ÉRICLÉE, gouvernante de Télémaque.
EURINOME, autre femme de la reine.
ARGINE, confidente d'Iphise.
ARCAS, confident d'Antinoüs.
Gardes.

La scène est dans le palais d'Ithaque.


ACTE I

I,1 –  PÉNÉLOPE est seule, dans un vestibule du palais qui regarde sur la mer.

PÉNÉLOPE
J'appelle en vain Ulysse : ô fatale journée !
Pénélope, à quel choix te vois-tu condamnée !
Non, mes persécuteurs, non, le sort en courroux
Ne sauraient me réduire au choix d'un autre époux.
J'expirerai plutôt : cette mer, moins barbare,
Rejoindra par ma mort deux cœurs qu'elle sépare.
Tu n'as donc point voulu, toi que j'ai tant prié,
Me rendre le dépôt que je t'ai confié,
Neptune ? Eh ! plût au sort que ta fureur avide
Eût étouffé sous l'onde un ravisseur perfide
Quand il allait chercher au bord de l'Eurotas
La coupable beauté funeste à tant d'états !
On ne m'aurait point vue au désespoir livrée,
Malgré mon tendre amour d'Ulysse séparée,
Dans l'effroi, dans les pleurs, dans les gémissements,
De tant de tristes jours compter tous les moments.
La flamme a dévoré cette odieuse Troie ;
J'ai vu des Grecs vengés le triomphe et la joie
Et le ciel pour moi seule a gardé sa rigueur :
Il refuse à mes vœux le retour du vainqueur.
Est-il mort ou vivant ? Quelles rives lointaines
Me laissent ignorer ses courses incertaines ?
L'un promet son retour, l'autre l'a vu périr
Et l'on m'a fait sans cesse et revivre et mourir.
Hélas ! il me semblait, dans ce dernier orage,
Voir Ulysse mourant, jeté sur ce rivage.
Je pleure ses malheurs ; je me tourmente : hélas !
Je puis souffrir pour lui des maux qu'il ne sent pas.
Obstacles et périls, peut-être imaginaires ;
Cruels retardements, peut-être volontaires !
Peut-être, sans songer à mes tristes soupirs,
Un climat plus heureux arrête ses désirs.
En des liens nouveaux les charmes d'une amante...
Serait-ce là le prix d'une foi si constante ?
Mais puis-je me former ces injustes douleurs !
C'est sa mort trop certaine à qui je dois mes pleurs.
Mon Ulysse...

I,2 –  Pénélope, Ériclée, Eurinome.

EURINOME.
                       Pourquoi fuyez-vous notre vue ?
À paraître en public vous étiez résolue.
Vous laissiez à nos soins adoucir vos regrets
Et relever l'éclat de vos divins attraits.
Mais vous pleurez encore avec plus d'amertume.
Faut-il que votre vie en plaintes se consume ?
Dans ce jour solennel, où vous...

PÉNÉLOPE.
                                   Jour malheureux !
Que faire, que résoudre en ces moments affreux ?
Voici mon dernier terme : il est temps que j'expire
Pour éviter l'hymen qu'on ose me prescrire.

ÉRICLÉE.
Contraignez- vous encore, essuyez ces beaux yeux,
Montrez-vous, reprenez cet air victorieux
Qui range sous vos lois les cœurs les plus rebelles ;
Priez, parlez, cherchez des excuses nouvelles :
Vos célestes beautés pourront tout obtenir.
Songez que Télémaque est prêt à revenir,
Ce fils dont votre choix me confia l'enfance,
Cet aimable héros, notre unique espérance,
Il n'a que vous, vivez, conservez-vous pour lui.

PÉNÉLOPE.
Je suis de maux sans nombre accablée aujourd'hui.
L'intérêt de mon fils encor me désespère :
Échappé de nos bras, il cherche en vain son père.
Je ne sais si lui-même il voit encor le jour ;
Je ne sais si je dois souhaiter son retour :
Pour lui, plus que pour moi, dans l'état où nous sommes,
Je crains Antinoüs, le plus méchant des hommes.
On me trahit. Eumée est le seul en ces lieux
Qui soit resté fidèle et qui craigne les dieux.
À mes persécuteurs tout obéit, tout cède.
En des maux si pressants où trouver du remède ?

Je vois Eumée. Hélas ! en cette extrémité
Que peut faire son zèle et sa fidélité ?

I,3 – Pénélope, Eumée, Ériclée, Eurinome.

EUMÉE.
Ce zèle, qui ressent vos funestes alarmes,
Madame, vient mêler mes regrets à vos larmes.
Je ne puis aujourd'hui que pleurer avec vous
Et mon auguste maître et votre digne époux.
Ô mortelle douleur ! Verrai-je ainsi détruire
Cette île florissante et cet heureux empire ?
Verrai-je ainsi gémir, sous une injuste loi,
Ces gages adorés qu'il commit à ma foi ?
On ne peut vous cacher que les peuples d'Ithaque
Se déclarent, Madame, en faveur d'Eurimaque :
Déjà, comme en triomphe, il entre en ce palais ;
Il croit que, dans ce jour, tout rit à ses souhaits.
On s'assemble ; et déjà la fête est ordonnée
Où se doit publier ce célèbre hyménée.
Vos sujets et les siens, d'un mutuel accord...

PÉNÉLOPE.
Me demander ce choix, c'est demander ma mort.
J'abhorre cet hymen qu'Eurimaque ose attendre.
Je ne veux point le voir, je ne veux point l'entendre :
Qu'il change cette pompe en funèbre appareil.

EUMÉE.
Dissimulez encor, croyez notre conseil.
Quoi que le ciel enfin ait ordonné d'Ulysse,
Grande Reine, attendons que son sort s'éclaircisse ;
Et ressouvenez-vous que vous avez un fils
Que votre perte expose à ses fiers ennemis.
Laërte son aïeul, accablé de vieillesse,
Est expirant. Le prince, en sa grande jeunesse,
En vain à nos tyrans osera s'opposer.
Notre seule espérance est de les diviser.
Craignez Antinoüs : on sait que le perfide
Médite, pour régner, un dessein parricide ;
Et, s'il est appuyé par le roi de Samos,
Rien n'arrêtera plus ses barbares complots.
Songez-y donc, Madame. En ce péril extrême
Vous pouvez tout encore : Eurimaque vous aime ;
Malgré tous les transports d'un dépit enflammé,
Vos charmes et vos pleurs souvent l'ont désarmé.
La jeune Iphise aussi vous aime, vous révère :
Elle peut vous aider pour adoucir son père.
Ne le rebutez point. Voyez avec terreur
Où peut d'Antinoüs l'entraîner la fureur.
De ce traître avec lui rompez l'intelligence
Et flattez-le toujours d'une douce espérance.

PÉNÉLOPE.
L'espoir dont s'est flatté cet odieux amant
Fait injure à ma foi, trahit mon sentiment.
Hélas ! je me reproche, avec trop de justice,
D'avoir par ma faiblesse offensé mon Ulysse.
Mais j'espérais qu'enfin ma mort ou son retour
Préviendrait les horreurs de ce funeste jour.
Après avoir brûlé d'une si belle flamme.
Jamais un autre feu n'embrasera mon âme.
Et le roi de Samos en vain croit obtenir...

EUMÉE.
Madame, croyez moins...
                                   Mais je le vois venir.
Antinoüs le suit. Songez à Télémaque ;
Songez que ces tyrans sont maîtres dans Ithaque,
Qu'ils ont pour eux un peuple ingrat, lâche et sans foi ;
Que le salut d'un fils...

PÉNÉLOPE.
                                   Grands dieux ! Inspirez-moi.

I,4 – Pénélope, Antinoüs, Eurimaque, Eumée, Ériclée, Eurinome, Arcas.

EURIMAQUE.
Divine Reine, enfin je vois cette journée
Que pour me rendre heureux le ciel a destinée.
Les voici ces moments si longtemps désirés,
Par vos cruels refus tant de fois différés.
Jamais mes yeux charmés ne vous virent si belle,
Et, comme pour le prix de mon ardeur fidèle,
On dirait que l'amour, prêt à me couronner,
De plus brillants attraits ait voulu vous orner !

PÉNÉLOPE.
Moi, seigneur ! Quelle erreur a séduit votre vue ?
Parmi tant de douleurs que suis-je devenue ?
De si faibles attraits, par les pleurs effacés,
Peuvent-ils mériter tous ces soins empressés ?
Ah ! plutôt c'est du sort la fatale injustice
Qui veut que votre amour devienne mon supplice.

EURIMAQUE.
Me verrez-vous toujours comme auteur de vos maux ?
Avez-vous oublié combien j'ai de rivaux ?
Pour charmer tous les cœurs, vous n'avez qu'à paraître.
Si tous les autres rois avaient pu vous connaître,
Madame, en serait-il un seul dans l'univers
Qui ne vînt avec moi soupirer dans vos fers ?

PÉNÉLOPE.
Ces amants odieux qui m'ont persécutée
Vous cèdent : devant vous leur foule est écartée.
Mais achevez, Seigneur ; et que votre bonté,
Pour pleurer mes malheurs me laisse en liberté.

EURIMAQUE.
Non, Madame, il est temps que vos larmes tarissent
Que votre douleur cesse et que mes maux finissent.
Venez, en honorant le trône de Samos,
Après vos longs ennuis, y trouver du repos.
Tout conspire à nous faire un bonheur plein de charmes :
Votre père...

PÉNÉLOPE.
Laissez, laissez couler mes larmes.
Ce cœur, toujours en butte aux destins irrités,
Est bien loin du repos que vous lui promettez.

EURIMAQUE.
N'avez-vous pas assez éprouvé ma constance ?
Ah ! voulez-vous encor tromper mon espérance ?
Après tant de délais, de feintes, de détours,
Quel artifice encor sera votre secours ?
Après l'engagement...

PÉNÉLOPE.
                                   Non, de cet hyménée,
Seigneur, ne formons point la chaîne infortunée.
Vous même le premier vous vous repentiriez
De l'état déplorable où vous me réduiriez.
L'amour est-il jamais né de la violence ?
Et le don de mon coeur est- il en ma puissance ?
Vous êtes généreux : je dois vous confesser
Qu'Ulysse de ce cœur ne saurait s'effacer.
Le seul bien que j'éprouve, en mes tristes alarmes,
C'est de le regretter, de répandre des larmes.
Quel déplaisir pour vous d'entendre à tous moments
Mêler le nom d'Ulysse à mes gémissements !
Ah ! Fuyez-moi plutôt ; et, loin de me contraindre,
Voyez avec pitié combien je suis à plaindre.

EURIMAQUE.
Vous, inhumaine, vous, pouvez-vous concevoir
Mes violents transports, mon cruel désespoir ?
J'aimais, quand d'un rival la flatteuse éloquence
Sur moi dans votre coeur obtint la préférence.
Il devint votre époux : de dépit transporté,
Je fus en d'autres nœuds par l'hymen arrêté.
Mais, jaloux en secret, je voyais avec joie
Mon rival loin de vous, occupé devant Troie.
Celle à qui je devais mes vœux et mon amour,
En me donnant Iphise, avait perdu le jour.
J'apprends que de Neptune Ulysse est la victime :
Mon premier feu renaît, mon espoir se ranime ;
J'accours auprès de vous, je viens vous adorer.
Vous avez consenti que j'osasse espérer.
Toujours dans vos délais vos feintes incertaines
Par des discours flatteurs ont prolongé mes peines.
On ne m'abuse plus ; et j'ai trop attendu
Un bien qui m'est promis, un bonheur qui m'est dû.
Et si mes voeux encor vous trouvent insensible
J'aurai contre vos pleurs un courage inflexible.

PÉNÉLOPE.
Moi ! je n'ai rien promis. Jamais...

ÉRICLÉE.
                                               Que faites-vous ?

PÉNÉLOPE.
Prenez, Seigneur, prenez des sentiments plus doux.
Donnez-moi quelques jours. Un reste d'espérance
Peut-être contre vous soutient ma résistance.
De mon fils qui revient écoutons le rapport :
Nous saurons si d'Ulysse on confirme la mort.

EURIMAQUE.
On vous a mille fois raconté son naufrage.
Sa mort, le temps, un père, enfin tout vous dégage.

PÉNÉLOPE.
Ah ! je ne saurais vivre, en l'état où je suis,
Si mon fils de retour n'adoucit mes ennuis.
Ayez au moins pitié des douleurs d'une mère :
C'est trop que de pleurer et le fils et le père.
Seigneur, si Télémaque à mes pleurs est rendu,
Je regretterai moins l'époux que j'ai perdu.

EURIMAQUE.
Faut-il que Télémaque à mon bonheur s'oppose ?
Quoi ! garant des périls où son erreur l'expose,
Puis-je régler les vents et les flots mutinés
Par qui ses jours peut-être ont été terminés ?
Des pirates peut-être ont attaqué sa vie.

PÉNÉLOPE.
Je vous entends, je sais votre cruelle envie :
Vous craignez son courage, et vos complots secrets
De sa mort, dès longtemps, ont formé les apprêts.
Quelle marque d'amour que ce dessein funeste
De m'arracher un fils, le seul bien qui me reste !
Et vous m'aimez ? Seigneur, à ne vous point flatter,
Pour son intérêt seul je puis vous écouter.
Prête pour le sauver à m'immoler moi-même,
Je vaincrai de mon coeur la répugnance extrême.
Allez donc, et jamais ne vous montrez à moi,
Si mon fils ne revient, si je ne le revois.

EURIMAQUE.
Ah ! qu'il revienne ou non, il faut... Mais je vous laisse
Pour ne me pas livrer au transport qui me presse.
J'attendrai votre choix : prononcez dans ce jour,
Ou la fureur pourrait succéder à l'amour.

PÉNÉLOPE.
Fais périr, fais périr une innocente Reine !
J'abhorre ton amour, et demande ta haine.

I,5 – Antinoüs, Pénélope, Ériclée, Eurinome, Arcas.

ANTINOÜS.
Madame...

PÉNÉLOPE.
            Antinoüs, rien ne peut me fléchir,
De vos indignes lois je saurai m'affranchir.

I,6 – Antinoüs, Arcas.

ANTINOÜS.
Pressons de cet hymen l'heure trop différée :
Par là je m'ouvre au trône une route assurée
Et satisfais enfin l'ambitieuse ardeur
Qui, depuis si longtemps, a dévoré mon coeur.
Tu l'as vu, quand d'Ulysse on eut appris la perte,
Qu'à tant de prétendants cette île fut ouverte,
Appuyé de ce peuple asservi sous mes lois,
De la reine avec eux je disputai le choix.
Son hymen aurait pu flatter mon espérance.
Mais du roi de Samos je craignis la puissance :
Au lieu de le combattre, il fallut le gagner.
Il était amoureux, et je voulais régner.
S'il me laisse l'État, qu'il épouse la reine.
Voici le jour marqué ; j'y consens, qu'il l'emmène.
Le sceptre, à leur départ, va tomber dans mes mains
Et le retour du prince est tout ce que je crains.

ARCAS.
Un plein succès ainsi suivra votre entreprise,
L'Ithaque dès longtemps à vos lois est soumise.
Si Télémaque échappe à la fureur des eaux,
Il trouvera sa perte en trouvant nos vaisseaux.
Rien ne l'en peut sauver. Mais le dernier orage,
D'armes et de débris a couvert ce rivage :
Il a péri sans doute.

ANTINOÜS.
                                   Il faut s'en assurer.
À sa mort Eurimaque a paru conspirer :
Il craignait comme moi ce jeune téméraire.
Mais enfin, attendri des larmes d'une mère,
Il pourrait aisément changer en sa faveur.
De la reine, à ce prix, il toucherait le cœur ;
Des peuples inconstants l'âme serait émue
Si leur prince aujourd'hui se montrait à leur vue.
Arcas, ce n'est pas tout : je ne t'ai point caché
Que sur Iphise aussi mon choix est attaché.
Soit que je l'aime ou soit que je regarde en elle
Une alliance utile à ma grandeur nouvelle,
Le prince Télémaque est encor mon rival :
Lui seul de tous mes voeux est l'obstacle fatal.
Mais l'entreprise enfin pour sa mort concertée,
Lorsque nous en parlons, doit être exécutée.
Vois nos amis ; et moi je vais, sans perdre temps,
D'Eurimaque irrité fixer les vœux flottants.
Qu'il contraigne l'orgueil d'une reine inflexible ;
Qu'il parte ; qu'il me laisse ici maître paisible.
Régnons. Oui, si des bords des plus lointaines mers,
De la nuit du cercueil ou du fond des enfers
Ulysse revenait m'ôter ce diadème,
Mon bras, sans balancer, l'attaquerait lui-même.
Point de retardement, je n'en puis plus souffrir :
Arcas, je veux régner, ou faire tout périr.


ACTE II

II,1 – Iphise, Argine.

IPHISE.
Ce désordre m'alarme, et j'ai trouvé mon père
Moins enflammé d'amour qu'il ne l'est de colère.
Voyons la reine, allons calmer ses déplaisirs.

ARGINE.
Sans cesse à ses regrets vous mêlez vos soupirs.
Quel excès de pitié, quel soin vous importune
Et vous rend si sensible à sa triste fortune ?
On peut plaindre ses maux, on peut les soulager ;
Mais votre coeur trop tendre aime à les partager :
Vous sentez pour le fils les ennuis de la mère.

IPHISE.
Tout mon cœur s'ouvre à toi ; je ne te puis rien taire.
Argine, il te souvient, quand je vins en ces lieux,
Quels troubles, quels chagrins, s'offrirent à mes yeux :
Mon père, gémissant aux pieds de cette reine,
Plaignait ses vœux déçus et sa poursuite vaine ;
Et, pour Ulysse absent, la reine dans les pleurs
Se plaisait à nourrir de mortelles douleurs.
C'étaient, des deux côtés, des plaintes éternelles.
Mon cœur fut effrayé de leurs peines cruelles :
Frappé de cet exemple, il jurait chaque jour
D'éviter ces tourments qu'ils appelaient amour.
Mais je crains que ce mal ne soit inévitable.
Télémaque, il est vrai, m'a paru trop aimable ;
Et, charmant comme il est, un rival odieux
Semble encor relever tant d'appas glorieux.
Deux contraires objets occupaient ma pensée ;
Des vœux d'Antinoüs je me vis menacée,
Et le désir de fuir un objet plein d'horreur
A vers le prince encor précipité mon coeur.
Si je m'engage trop, si je dois m'en défendre,
Donne-moi des conseils.

ARGINE.
                                   Les voudrez-vous entendre ?
Je me taisais : je sais que des tourments pareils
Ne font que s'irriter par les meilleurs conseils.
Mais enfin dans ce choix n'êtes- vous point trompée ?
Des mêmes soins ce prince a-t-il l'âme occupée ?
S'il vous aimait, madame, eût-il pu vous quitter ?

IPHISE.
Ah ! Si c'est une erreur, laisse-moi me flatter.
Ses plaintes m'ont parlé de ses flammes naissantes :
J'en ai vu dans ses yeux mille marques touchantes.
Quand je rappelle encor ces secrets entretiens
Où ses regards troublés souvent troublaient les miens,
Je pense qu'il m'aimait ; je me plais à le croire.
Télémaque est toujours présent à ma mémoire :
En tous lieux je le suis, je l'entends, je le vois,
Et peut-être de même, Argine, il songe à moi :
Il viendra me jurer une ardeur immortelle.

ARGINE.
Madame, un jeune cœur est rarement fidèle.
Loin de vous désormais ses voeux sont emportés ;
Dans les cours de la Grèce il voit d'autres beautés.
Son oubli, son silence...

IPHISE.
                                   Épargne mes alarmes,
Et permets que pour moi son retour ait des charmes.
Dieux immortels ! songez à nous le ramener ;
Regardez ses périls, daignez les détourner,
Et laissez-moi fléchir la fierté de sa mère :
Qu'elle se rende enfin à l'amour de mon père,
Et que celui du fils, répondant à ma foi,
Puisse...

ARGINE.
            On vous entendra, madame ; c'est le roi.

II,2 – Eurimaque, Antinoüs, Iphise, Argine.

EURIMAQUE.
Non, je ne saurais vivre et mériter sa haine.
Je veux... C'est vous, Iphise ! Alliez-vous chez la reine ?
Allez la préparer à me voir, après vous,
Expier à ses pieds mon indigne courroux.

II,3 – Eurimaque, Antinoüs.

ANTINOÜS.
De quel frivole espoir votre âme est abusée !
À se laisser fléchir est-elle disposée ?
On sait jusqu'où ce sexe ingrat, impérieux,
Porte de son orgueil l'excès capricieux.
Ces éclatants dehors d'une austère tristesse
Qui sont, depuis longtemps, l'entretien de la Grèce,
Vos fers dans ses mépris si constamment portés,
Votre amour qui résiste à tant de cruautés,
Tout cela flatte trop la fierté qui l'anime :
Seigneur, vous en serez l'éternelle victime
Et toujours malheureux, et toujours maltraité,
On verra vos tourments nourrir sa vanité.
Une femme adorée a l'injuste manie
D'éprouver jusqu'où peut aller sa tyrannie ;
À nous trop rebuter son cœur accoutumé
Par nos soumissions n'est jamais désarmé.
Qu'un vif transport succède à la vaine tendresse,
Que l'ingrate à la fin connaisse sa faiblesse :
Menacez, surmontez avec un plein pouvoir
Ses orgueilleux regards, son scrupuleux devoir ;
Faites que Pénélope ou vous craigne, ou vous aime.
Et d'ailleurs, que sait-on ? Peut-être qu'elle-même
Cèdera sans regret à l'effort amoureux
Qui va la retirer d'un deuil si rigoureux :
Sur quelque fondement que sa fierté s'appuie,
D'un état si funeste à la fin on s'ennuie.
Pressez.

EURIMAQUE.
            Pour la fléchir je n'ai que des soupirs.
Et je sens contre moi tourner ses déplaisirs.
Quittons-la. Mais, Amour, ton injuste puissance
Fait croître mes désirs avec sa résistance.
Ses refus, ses dédains, ses mépris, ses fiertés
Rallument mes ardeurs, raniment ses beautés.
Par tant d'ennuis soufferts, tant de larmes versées,
Ces superbes beautés devraient être effacées.
Elle devrait moins plaire ; et cependant mon coeur
Se sent plus vivement touché par sa langueur ;
Son triste abattement lui prête encor des armes
Et dans ses yeux mourants renaissent mille charmes.
Allons à ses vertus offrir un cœur soumis ;
Il faut demander grâce, il faut sauver son fils.

ANTINOÜS.
Lui ! que nous avons vu, même dans son enfance,
Allumer contre nous sa haine et sa vengeance ?
Son superbe chagrin, dédaignant les plaisirs,
S'entretenait toujours d'ambitieux désirs.
Il s'est, vous le savez, montré le fils d'Ulysse ;
Il mêle dans son cœur l'audace et l'artifice.
Quelquefois devant nous tâchant à se forcer,
Ou voyait, malgré lui, ses yeux nous menacer.
Mais avec quelle ardeur, quel secret, quelle adresse
A-t-il quitté ces bords pour courir dans la Grèce !
Depuis plus d'une année éloigné de ces lieux,
Chez tous les princes grecs il nous rend odieux.
Vous-même vous avez conçu que ce voyage
Vous devait, comme à moi, donner un juste ombrage.
Vos frayeurs à sa mort vous ont fait consentir.
Il est trop tard enfin pour vous en repentir
Et mes vaisseaux armés, ou la mer irritée
Répondent de sa mort dès longtemps méditée ;
Il ne peut échapper.

II,4 – Arcas, Eurimaque, Antinoüs.

ARCAS.
                                   Le prince est arrivé !
Et de tant de périls par miracle sauvé,
Entrant dans ce palais, il trouve avec Eumée
Une foule de peuple, à son aspect charmée.

ANTINOÜS.
Il est sauvé ? Qu'entends-je !

ARCAS.
                                               Il eût été surpris
Dans l'embûche dressée aux rochers d'Astéris.
Mais, par un coup du sort, la dernière tempête
De ce péril certain a garanti sa tête ;
Et du port qu'il cherchait par les vents écarté
Sous le cap de Porcin les vagues l'ont jeté.
Ces vents dont la fureur est cause qu'il respire,
Seigneur, ont fait périr des vaisseaux de Corcyre :
Poussés sur les rochers, navires, matelots
Ont été cette nuit abîmés dans les flots.

ANTINOÜS.
Quoi ! Télémaque évite et l'embûche et l'orage !
Mais jusque dans le port il peut faire naufrage :
Et, sauvé des périls qu'il courait sur les eaux,
Il se livre en Ithaque à des dangers nouveaux.
J'ai donné tous mes soins à la cause commune,
Je poursuivrai.

EURIMAQUE.
                       Non, non, respectons la fortune
D'un prince qu'en ce jour on voit chéri des dieux.
Ne versons point un sang qui leur est précieux,
Qui vient des plus grands rois que la Grèce révère.

ANTINOÜS.
Voulez-vous épargner ce jeune téméraire ?
Si nous ne prévenons sa fureur, que je crains,
Dans notre sang lui-même il trempera ses mains.
Il pourrait engager vingt rois dans sa querelle.
Ah ! le voici. Perdons-le, avant qu'il les appelle.

II,5 – Télémaque, Eumée, Eurimaque, Antinoüs, Arcas.

EURIMAQUE.
Quel plaisir pour la reine, et qu'il me sera doux
De voir finir les pleurs qu'elle versait pour vous !
Nous avons craint souvent que Neptune en colère,
Prince, n'eût confondu le fils avec le père.
Nos vœux sont exaucés, et votre heureux retour
D'un bonheur accompli signale ce grand jour.

TÉLÉMAQUE.
Je vous dois trop, Seigneur. Mais ne saurais-je apprendre
D'où naît un changement qui vient de me surprendre ?
Qui commande en ces lieux ? Quels nouveaux attentats
Fait-on contre ma mère ou contre mes états ?
Je vois que mon absence et la perte d'Ulysse
Ont mis en liberté l'audace et l'injustice.
Mais on se fonde en vain sur la mort d'un grand roi :
Ses droits sont en mes mains, son nom revit en moi.
Ma présence, fatale à de lâches rebelles,
Suffit pour arrêter leurs trames criminelles ;
Et ces perfides coeurs devaient se souvenir
Que j'étais né leur prince et viendrais les punir.

ANTINOÜS.
Seigneur, je ne sais pas sur qui votre colère
Prétend faire tomber ce châtiment sévère.
Mais je crains qu'aujourd'hui votre ressentiment
N'éclate sans effet, comme sans fondement.
De qui vous plaindrez-vous, si ce n'est de la reine ?
Ses vains retardements, sa parole incertaine,
Irritant à la fin cent princes abusés,
Livrent à leur fureur vos états divisés.
Mais portez-la vous-même au choix qu'elle doit faire.
Il est temps...

TÉLÉMAQUE.
                       Apprenez à respecter ma mère.
Sans blâmer ses refus, sans demander ce choix,
C'est à vous d'obéir et d'attendre ses lois.
Enfin, pour accepter ou pour fuir l'hyménée,
Qu'elle seule à son gré régle sa destinée.
Je ne laisserai plus, avec impunité,
De son rang et du mien blesser la majesté
Et, pour en rétablir la puissance suprême,
Je saurai, s'il le faut commencer par vous-même.
Vous montrer qu'un sujet...

ANTINOÜS, de loin, en se retirant.
                                   C'est trop vous emporter.
Un sujet tel que moi n'a rien à redouter
Et, d'une autorité qui semble encor douteuse,
Cette épreuve, Seigneur, serait trop dangereuse.

II,6 – Télémaque, Eurimaque, Eumée.

TÉLÉMAQUE.
À ce comble d'orgueil serait-il parvenu,
Si par votre puissance il n'était soutenu ?
Je trouve en mon palais une garde étrangère :
Déjà, comme captive, on y retient ma mère.
J'entends mes vrais sujets gémir et soupirer.
Quelle fête, quels jeux faites-vous préparer ?
Quelle nouvelle pompe en ces lieux se déploie ?
Je ne viens point ici pour troubler votre joie ;
Mais enfin vous devez nous laisser en repos
Et faire célébrer ces fêtes à Samos.

EURIMAQUE.
J'admire ce grand coeur, et je hais l'injustice.
Il faut de mes desseins que je vous éclaircisse.
De ces lieux ma puissance a banni cent tyrans
Qui sont vos ennemis comme mes concurrents,
Qui, par leurs factions, dont cette île était pleine,
Désolaient vos états en adorant la reine.
Mais c'est moi seul enfin que regarde son choix :
Je l'épouse, je pars et vous rends tous vos droits.
Venez donc conspirer à ce bonheur extrême.
La reine – vous savez, prince, à quel point je l'aime –
La reine n'attendait que votre heureux retour
Pour me donner enfin le prix de mon amour.
Que ce jour nous unisse et nous réconcilie ;
Puisqu' Ulysse n'est plus, que ma haine s'oublie.
Il tient le premier rang entre mes ennemis.
Mais de la reine en vous je ne vois que le fils.
Parlez-lui, prince ; allez, ma fille est avec elle.
Pour comble de bonheur, cette union si belle
Peut s'affermir encor par un autre lien.
Consultez votre coeur, et soyez sûr du mien.
Je vous laisse.

II,7 – Télémaque, Eumée.

TÉLÉMAQUE.
                       Quel sort en ces lieux me ramène,
Et dans quels sentiments trouverai-je la reine ?
Parlez donc, c'est vous seul que je puis consulter.
Comment à ses regards dois-je me présenter ?
Est-il vrai que le temps ait fléchi sa constance ?
N'est-ce point d'un tyran l'injuste violence ?
Je puis armer pour nous tous les Grecs indignés.

EUMÉE.
Ah ! Seigneur, que feront ces secours éloignés ?
Évitez les malheurs qui menacent Ithaque :
Ne vous opposez point à l'espoir d'Eurimaque ;
Et, contre Antinoüs ménageant son appui,
Faites qu'Iphise encor vous unisse avec lui.
Seigneur, vous n'avez pu déguiser la tendresse
Qu'inspire à votre coeur cette jeune princesse :
J'ai connu, malgré vous, qu'elle a su vous charmer.

TÉLÉMAQUE.
Mon cher Eumée, hélas, j'avais honte d'aimer !
Pour le roi de Samos plein d'une juste haine,
Je voulus fuir Iphise et crus rompre ma chaîne.
Vain projet ! Je reviens plus épris que jamais,
Et je ne sais encore où porter mes souhaits.
Que de troubles divers la fortune m'apprête !

Iphise... Je la vois ! Je fuis... et je m'arrête.
Vous, courez vers ma mère, allez la préparer
Sur le triste rapport dont je viens l'assurer.
Dites que je vous suis.

II,8 –Télémaque, Iphise.

TÉLÉMAQUE.
                                   Dans l'ennui qui m'accable
Le ciel me montre encore un aspect favorable :
Les coups les plus cruels du sort injurieux
Cèdent, belle princesse, au pouvoir de vos yeux ;
Mes chagrins dissipés à cette aimable vue...

IPHISE.
Votre secret départ, votre fuite imprévue,
Ce silence, ce temps employé loin de nous
M'ont trop dit que mes yeux ne peuvent rien sur vous.
Vous m'avez oubliée, et votre âme n'est pleine
Que des rares beautés de Sparte et de Mycène.

TÉLÉMAQUE.
Ah ! Madame, il fallait, pressé de mon devoir,
Ou mourir à vos pieds, ou partir sans vous voir.
Un indigne repos faisait rougir ma gloire :
Mon père, ses travaux, s'offraient à ma mémoire.
Je courus le chercher. Mais, fuyant tant d'appas,
Votre image sans cesse accompagnait mes pas ;
Mon âme loin de vous, toujours plus enflammée,
Vous trouvait tous les jours plus digne d'être aimée.
Mais cette belle ardeur ne sert qu'à me gêner ;
Mon cœur à ses transports n'ose s'abandonner.
Je reviens, je vous cherche. Ô ciel ! puis-je paraître
Lorsque dans mes états je ne suis pas le maître ?
De mille objets cruels mes regards sont frappés :
Mes peuples asservis et mes droits usurpés.
Ma gloire qu'on offense et celle de la reine
Parlent plus que jamais de vengeance et de haine.
Contre Eurimaque même...

IPHISE.
                                   Ah ! quels sont vos projets ?
Pourquoi vous formez-vous de si tristes objets ?
La reine a pris enfin un conseil salutaire,
Pour vous, pour votre état, pour elle nécessaire.
Je viens de la quitter, résolue à ce choix
Attendu si longtemps, différé tant de fois.
Prince, allez donc la voir.
                                   Mais elle vous devance ;
Sa tendresse paraît par son impatience.
Parlez, hâtez, Seigneur, ces moments souhaités :
Nous serons tous heureux si vous y consentez.

II,9 – Pénélope, Télémaque, Ériclée, Eumée.

PÉNÉLOPE.
Mon fils, le ciel permet qu'enfin je vous revoie.
Quelle amertume, hélas, il mêle à cette joie !
D'un voyage si long quel est le triste fruit ?
Du sort d'Ulysse enfin vous êtes trop instruit ?

TÉLÉMAQUE.
J'ai trouvé l'univers plein de sa renommée.
Mais, Madame, en tous lieux sa mort est confirmée.
Aux bords siciliens, de ses vaisseaux péris
L'effroyable Carybde a vomi les débris ;
Et moi-même j'ai vu ces marques déplorables,
De son dernier destin témoins trop véritables.
La profonde sagesse et la haute valeur
N'ont pu de ce héros empêcher le malheur.
On ne peut plus douter de sa perte funeste
Et le seul nom d'Ulysse est ce qui nous en reste.

PÉNÉLOPE.
Mon fils, il est donc vrai ! les dieux l'ont donc permis !
Voilà donc ce retour qu'ils avaient tant promis !
Ah, rigueur ! Sur quels bords chercher sa cendre aimée ?
Au cercueil avec lui ne puis-je être enfermée ?

TÉLÉMAQUE.
À ce coup dès longtemps votre cœur préparé
D'une moindre douleur doit être pénétré.
Le temps doit de vos maux calmer la violence.
J'ai vu louer partout votre noble constance ;
Mais, après avoir plaint vos ennuis rigoureux,
Madame, on vous souhaite un destin plus heureux.
On sait depuis quel temps vous pleurez pour Ulysse :
La Grèce approuvera qu'un si long deuil finisse.

PÉNÉLOPE.
Puis-je jamais assez pleurer un tel époux ?
Et que de pleurs encor je répandrai pour vous !
Pour comble des malheurs dont je suis poursuivie,
Lorsque je l'ai perdu, je crains pour votre vie ;
Je ne puis aujourd'hui vous voir qu'avec effroi.

TÉLÉMAQUE.
Non, ne pensez qu'à vous, ne craignez rien pour moi.
Eurimaque prétend qu'un prochain hyménée
Sans contrainte à son sort joint votre destinée.
Se flatte-t-il en vain ? Parlez, ne consultez
Que vos seuls sentiments, vos seules volontés.
Reine libre en ces lieux, de vous-même maîtresse,
Vous pouvez rejeter le choix dont on vous presse.
Mon père, jusqu'ici tant plaint, tant regretté,
Crie au fond de mon coeur qu'il veut être imité.
Les louanges qu'on donne à ce roi magnanime
Sont de vives leçons qu'en mon âme on imprime :
Je soutiendrai sa gloire en combattant pour vous
Et les Grecs qu'il vengea s'uniront avec nous.

PÉNÉLOPE.
Ah ! de trop près, mon fils, le péril vous menace.
Pour le roi de Samos retenez votre audace.
Voyez-le, dites-lui... qu'il a droit d'espérer,
Qu'il attende... Pour lui je dois me déclarer.
Cependant prenez soin de ranimer le zèle
De tous ceux dont le coeur vous demeure fidèle.
Assemblez vos amis, songez à résister
Aux noirs projets qu'un traître ose encor méditer.
Trompez d'Antinoüs la rage envenimée.
Défiez-vous de tout, et ne croyez qu'Eumée.
Faites-vous voir au peuple.

TÉLÉMAQUE.
                                   Oui, je vais me montrer,
Et découvrir les cœurs dont je puis m'assurer.
Contre vos fiers tyrans tout prêt à vous défendre,
Je reviendrai...

PÉNÉLOPE.
                       Contre eux n'allez rien entreprendre.
Laissez-moi respirer dans le trouble où je suis
Et ne m'accablez point par de nouveaux ennuis.
Allez, il faut céder au sort qui nous entraîne.

II,10 – Pénélope, Ériclée.

PÉNÉLOPE.
Qu'ai-je dit ? Que ferai-je ? Ô malheureuse reine !
Ah ! mon fils, d'Eurimaque évitez le courroux :
Mes refus vont encor l'animer contre vous.

ÉRICLÉE.
Ciel ! si ce roi déçu rallume sa vengeance
Et si d'Antinoüs il suit la violence,
Madame, où n'ira point leur lâche cruauté
Que va justifier votre injuste fierté ?
Ah ! les devoirs d'épouse, et de reine, et de mère
Vous ordonnent l'hymen qu'a prescrit votre père.

PÉNÉLOPE.
Hélas ! pour cet hymen tout parle contre moi :
Mon père dès longtemps m'en impose la loi ;
Les intérêts d'un fils, son salut, le demandent ;
J'ai semblé le promettre, et mes peuples l'attendent.
Mais c'est en vain ; mon coeur n'y saurait consentir.
Mers, soulevez votre onde, et venez m'engloutir.
Fiers aquilons, joignez sur une même rive
L'ombre errante d'Ulysse et mon ombre plaintive.
Déployez...

ÉRICLÉE.
                       Télémaque a besoin de secours :
Au nom d'un fils si cher, conservez vos beaux jours.

PÉNÉLOPE.
Le puis-je ? Ulysse seul règnera dans mon âme.
J'emporterai là-bas le beau nom de ta femme,
Cher Ulysse ; à jamais nos noms seront unis.
Le mien partagera tes honneurs infinis ;
Mes feux et ma constance égaleront ta gloire.
Si tes fameux travaux consacrent ta mémoire,
Pour toi ce cœur fidèle, abandonnant le jour,
Se fera célébrer par un parfait amour.

ÉRICLÉE.
Eh ! regardez son fils. Que ce fils vous fléchisse.
En ce jeune héros faites revivre Ulysse.
Dieux ! que deviendra-t-il, ce prince infortuné ?
Par vous-même à périr sera-t-il condamné ?

PÉNÉLOPE.
Grande divinité que l'Ithaque révère.
Vous Minerve, à mon fils daignez servir de mère.
Allons, allons finir au pied de ses autels
Une si triste vie et des maux si cruels.


ACTE III

III,1 – Ulysse, seul

ULYSSE.
Déesse, dont le soin et me guide et m'inspire,
Est-ce donc l'air d'Ithaque enfin que je respire ?
N'est-ce donc point un songe, et suis-je dans ces lieux
Où je vis, en naissant, la lumière des cieux ?
Est-ce ici ce palais, ce port et ce rivage
Dont sans cesse à mes yeux se présentait l'image ?
Par un soudain transport, par un secret pouvoir
Je sens à cet aspect tout mon sang s'émouvoir !
Lieux aimés, rendez-vous à l'ardeur qui me presse
Ces gages précieux que cherche ma tendresse,
Qui, depuis si longtemps, ont fait tous mes souhaits,
Que j'ai craint si souvent de ne revoir jamais ?
Une garde étrangère, une foule inconnue
Aux portes du palais ont étonné ma vue !
D'hyménée et de jeux qu'entends-je publier ?
Ne m'attendait-on plus ? A-t-on pu m'oublier ?
Tout excite mon trouble et mon impatience.
Je ne sais plus en qui je prendrai confiance.
Je laisse errer mes yeux et mes pas incertains,
Sans oser m'informer des malheurs que je crains
En suspens...
            Quelqu'un vient. Je crois le reconnaître.
C'est Eumée. Éprouvons son zèle pour son maître.

III,2 – Ulysse, Eumée.

EUMÉE.
Ciel, conserve la reine, et permets qu'aujourd'hui
Le prince puisse en elle avoir un sûr appui.

ULYSSE.
À part.
Nous sommes seuls, parlons.
À Eumée.
                                               Si vous êtes Eumée,
Dont j'ai vu la vertu par Ulysse estimée,
Un malheureux, sauvé des vagues en courroux,
Connu de votre roi, peut s'adresser à vous.

EUMÉE.
Ah ! pour votre secours vous devez vous promettre
Tout ce qu'un sort contraire à mes voeux peut permettre.

ULYSSE.
Tout me surprend ici. Qu'est-ce donc que je vois ?
Ces lieux ne sont point tels qu'ils étaient autrefois.

EUMÉE.
Ulysse y fit jadis régner par sa présence
La gloire, le bonheur, et la magnificence.
Mais d'un roi si fameux le triste éloignement
Y produisit bientôt un affreux changement.
Si vous l'avez connu, déplorez notre perte,
Regrettez ce grand roi.

ULYSSE.
                                   Pénélope, Laërte,
Que sont-ils devenus ? Qu'est devenu son fils ?

EUMÉE.
Le cours de leurs malheurs voudrait de longs récits :
Ils vivent ; mais, hélas ! leur triste destinée...

ULYSSE.
On parle de la reine, on parle d'hyménée ?

EUMÉE.
Eurimaque prétend devenir son époux.

ULYSSE.
Son époux, Eurimaque ! Ah ! que me dites-vous ?
Donnez-vous ces conseils ? La reine y consent-elle ?
Laissez-vous pour Ulysse éteindre votre zèle ?

EUMÉE.
Ah ! ses mânes sacrés et les dieux sont témoins
Si j'ai manqué jamais de zèle ni de soins.
La reine, de son sexe et l'exemple et la gloire,
Dont la noble constance à peine peut se croire,
Abhorre cet hymen. Mais il faut à ce prix
Racheter la couronne et la vie à son fils.

ULYSSE.
Les dieux de son tyran confondront l'injustice ;
Attendez leur secours, ils vous rendront Ulysse.
Il est vivant.

EUMÉE.
                       Cent fois, pour calmer nos ennuis,
Par ce flatteur espoir d'autres nous ont séduits.
Mais, le temps dissipant cette trompeuse joie,
De nouvelles douleurs nous devenions la proie.

ULYSSE.
J'en atteste les dieux, il revient ; croyez-moi.

EUMÉE.
Je reverrais encor mon cher maître, mon roi !

ULYSSE.
Et que ferait pour lui votre ardeur si fidèle ?
Sauriez-vous affronter la fortune cruelle,
Mourir pour le défendre ?

EUMÉE.
                                   Ah, bonheur glorieux !
Que pour lui tout mon sang...

ULYSSE.
                                   Eumée, ouvrez les yeux.
Quoi, mon fidèle Eumée a pu me méconnaître !

EUMÉE.
Ah ! qu'entends-je ? Que vois-je ? Ô ciel ! Vous pourriez être…
Ces traits changés... Ma joie et mon étonnement...
Ah ! Seigneur, pardonnez à mon aveuglement.
Les dieux vous ont sauvé !

ULYSSE.
                                   Gardez qu'on ne vous voie.
Levez-vous.

EUMÉE.
Qui croirait que le vainqueur de Troie
Revînt seul, inconnu, sans armes, sans vaisseaux ?
Où sont tous ces guerriers partis sous vos drapeaux ?

ULYSSE.
Parmi tant de combats, de courses vagabondes,
Tous ont été la proie ou du fer ou des ondes.
Le long siège de Troie et ses mortels assauts
Ne furent que l'essai de mes rudes travaux.
Pour aborder ces lieux, j'ai durant dix années
Lutté contre les flots, contre les destinées ;
Et, seul de tous les miens, tu me vois échappé,
Mais en d'autres périls peut-être enveloppé.
Donne-moi de mon sort l'entière connaissance.
Parle ; ne cèle rien.

EUMÉE.
                       Dans votre longue absence
On a vu cent rivaux, l'un par l'autre animés,
Du trône et de la reine également charmés.
Au bruit de votre mort, l'Ithaque désolée
Par leurs divers partis soudain fut accablée.
En vain je m'opposais à leur injuste orgueil.
Le prince enfant, Laërte au bord de son cercueil,
Et le peuple amolli par l'oisive licence
Ne pouvaient des tyrans réprimer l'insolence.
Nous n'espérions qu'en vous. Nous demandions aux dieux
Que vous vinssiez punir tous ces audacieux.
Mille funestes bruits troublaient cette espérance.
Mais la reine toujours soutenait sa constance :
Aux vœux de tant d'amants répondant par des pleurs,
Elle élevait son fils, nourrissait ses douleurs.
Ni la force du temps, à qui tout est possible,
Qui soulage ou guérit l'ennui le plus sensible,
Ni les flatteurs devoirs, les hommages pompeux,
Ni l'appât engageant des fêtes et des jeux,
Ni les brûlants transports, l'impatiente audace
Qui portaient leur ardeur jusques à la menace,
Enfin tout ce qu'amour a pour vaincre les cœurs
N'a pu de Pénélope adoucir les rigueurs.
Réduite à faire un choix, cette constante reine
Entre tous ces amants paraissait incertaine ;
Malgré son père même inventait des délais,
Et désignait un jour qui n'arrivait jamais.
Mais le roi de Samos, las de sa résistance,
S'établit dans Ithaque, usurpe la puissance.
Aidé d'Antinoüs, ce lâche ambitieux,
Sans respect pour les lois, sans crainte pour les dieux,
De la reine captive ils méprisent les larmes :
L'hyménée, ou la mort...

ULYSSE.
                                   Vertu pleine de charmes !
Qu'elle a bien répondu par ce constant amour
Aux vœux impatients qui pressaient mon retour !
Sans cesse Pénélope était en ma pensée :
Rien n'a pu ralentir cette ardeur empressée ;
Des plus heureux climats les beautés, les plaisirs
N'ont pu de mon Ithaque éloigner mes désirs.
Mais de lâches sujets, ô dieux le peut-on croire,
Ainsi de mes bienfaits ont perdu la mémoire !
On opprime leur reine ; ils la laissent périr ;
Les Grecs que j'ai sauvés n'ont pu la secourir !
Et mon fils ?

EUMÉE.
                       Il suivra ses hautes destinées.
Sa naissance, Seigneur, lui vaut beaucoup d'années.
Malgré son infortune il sentait sa grandeur :
S'échappant à nos soins, d'une héroïque ardeur
Il courut vous chercher, au sortir de l'enfance.
Tantôt, sur nos tyrans préparant sa vengeance,
Son coeur impatient demandait votre appui ;
Tantôt pour les punir il ne voulait que lui.
En vain, par les plaisirs où la jeunesse engage,
Ses ennemis tâchaient d'amollir son courage :
Il en sut éviter les pièges dangereux.
Mais quels périls ici vous menacent tous deux !
Le sort, qui ce jour même en ces lieux le ramène,
De nos cruels tyrans veut assouvir la haine :
Vous allez être ensemble en proie à leurs fureurs ;
Pour le prince et pour vous je n'aperçois qu'horreurs.
Vos perfides sujets, animés par un traître,
Comme un juge irrité regarderont leur maître.
Passant de la terreur à la rébellion...

ULYSSE.
Quel est donc le destin des vainqueurs d'Ilion !
Des Grecs enorgueillis la flotte triomphante
Partout des dieux vengeurs sentit la main pesante ;
La mer n'a point de banc, de gouffre, ni d'écueil
Qui de quelqu'un de nous ne montre le cercueil :
Sur de brûlants rochers Ajax, bravant la foudre,
Dans les flots irrités tombe réduit en poudre ;
Le grand Agamemnon, dans Argos retourné,
Par sa femme en fureur se voit assassiné.
Mais le courroux des dieux s'épuise sur ma tête :
Chassé de mers en mers, jouet de la tempête,
J'ai vu dans le long cours d'un destin rigoureux
Tout ce que l'univers a de monstres affreux.
Après avoir bravé tant de morts inhumaines,
Cyclopes, Lestrigons, et Carybde et Sirènes,
Après m'être tiré des sauvages déserts,
Des abîmes des flots, de l'horreur des enfers,
Mes maux semblaient finir dans l'île de Corcyre :
On m'offre des vaisseaux, le vent propre m'attire ;
Je pars, je vois l'Ithaque ; et mon coeur transporté
Croyait enfin toucher à sa félicité,
Quand, pressé de nouveau par un cruel orage,
Sur ces bords tant cherchés je fais encor naufrage.
Tout périt ; je suis seul, désarmé, sans secours.
Mais j'espère en l'appui que j'éprouvai toujours.
Cette nuit m'a fait voir, dans son horreur profonde,
Minerve dont la main me retirait de l'onde :
Sa voix m'appelle ici, son esprit me conduit.
À celer mon retour, c'est elle qui m'instruit.
Je veux me cacher même à mon père, à la reine :
Vers de si chers objets quelque amour qui m'entraîne,
En ce funeste état irais-je me montrer ?
Non, non : de leurs tyrans il faut les délivrer.
La reine, trop touchée en me voyant paraître,
Par ses tendres transports me ferait reconnaître.
On ne me connaît plus ; l'état où je me vois
À tes fidèles yeux même a caché ton roi.
Mais vois si dans les cœurs mon nom pourra revivre,
Et si j'ai des sujets qui soient prêts à me suivre :
Promets-leur mon retour, tâche à les animer.
Je verrai quels projets je puis encor former ;
Je prendrai mon parti. Les fortunes humaines
Ont toujours des plaisirs mêlés parmi les peines ;
Les dieux versent sur nous, par un mélange égal,
Le mal avec le bien, le bien avec le mal.
Que l'amour de la reine et l'ardeur de tout zèle
Sont un charme puissant à ma douleur cruelle !
Sûr d'être aimé, j'éprouve en mon sort rigoureux
Des plaisirs que n'ont pas les rois les plus heureux.
Mais fais-moi voir mon fils ; il parlera sans feinte,
Ni séduit par l'espoir, ni forcé par la crainte.
Dis-lui qu'un étranger cherche à l'entretenir.

EUMÉE.
Chez la reine, Seigneur, le prince doit venir.
Il me suivait. Il vient.

ULYSSE.
                       Ô vue aimable et chère !
Il faut contraindre ici les tendresses de père :
Mon fils, trop jeune encor pour d'importants secrets,
Pourrait mal ménager de si grands intérêts.

III,3 – Télémaque, Ulysse, Eumée.

EUMÉE.
Cet illustre étranger que le ciel vous envoie
A suivi votre père à la guerre de Troie :
Seul du destin d'Ulysse il peut vous informer,
Et vous devez, Seigneur, et le croire et l'aimer.

TÉLÉMAQUE.
Eh bien, noble étranger, par des récits fidèles
Tracez-moi d'un héros les vertus immortelles,
Son funeste trépas...

ULYSSE.
                                   Ulysse voit le jour :
Je croyais qu'en Ithaque il était de retour.

TÉLÉMAQUE.
Grands dieux ! il ne vit plus que dans notre mémoire.
Ma mère tous les jours me parlait de sa gloire.
Élevé dès l'enfance au bruit de ses exploits,
J'admirais le plus grand, le plus parfait des rois.
En vain de l'imiter un beau désir me presse ;
Cet exemple est trop haut pour ma faible jeunesse.
Hélas ! si j'avais eu ses conseils, son appui,
L'âge et mes soins m'auraient rendu digne de lui ;
Et peut-être qu'un jour il eût vu, plein de joie,
Renouveler par moi ses triomphes de Troie.
Mais le sort, qui nous l'ôte, envie à nos douleurs
De baigner seulement sa cendre de nos pleurs.

ULYSSE.
Ah ! mon juste transport ici ne se peut taire.
Quel plaisir, quel bonheur, prince, pour votre père.
D'entendre, de revoir un fils si généreux !
Les dieux, n'en doutez point, le rendront à vos voeux.
Qu'il va pour vous encor redoubler sa tendresse !
Il respire ; il revient dégager ma promesse.
Vous l'allez voir bientôt.

TÉLÉMAQUE.
                                   À cet air noble et grand,
Qui me touche en secret, m'engage, me surprend,
Vous obtenez d'abord toute ma confiance.
Je reprends un espoir qui n'a point d'apparence :
Il semble qu'attachés par des noeuds inconnus
Mon cœur et mon esprit pour vous sont prévenus !
Je ne puis m'en défendre, il faut que je vous croie.
Si ce bonheur est vrai, si le ciel nous l'octroie,
Attendez-vous de voir, vous qui me l'annoncez,
Par-delà vos désirs, vos soins récompensés.
Mais venez de la reine apaiser les alarmes ;
Par cet heureux espoir venez sécher ses larmes.

EUMÉE.
Non, seigneur : évitons tous les bruits éclatants.

TÉLÉMAQUE.
Mais où donc est le roi ? Dites, depuis quel temps ?...
Où l'avez-vous laissé ?

ULYSSE.
                                   Ce que je puis vous dire,
C'est qu'on vient de le voir dans l'île de Corcyre.
Là Neptune en courroux, à le perdre obstiné,
Allait ensevelir ce prince infortuné,
Lorsque de ces beaux lieux la charmante princesse,
Pour lui dans ce moment secourable déesse,
Sur les bords de la mer conduite par le sort,
Le vint tirer des flots, et du sein de la mort.
Il pressait son départ d'une ardeur incroyable.
Il va paraître enfin.

TÉLÉMAQUE.
                                   Mer, sois-lui favorable ;
Ramenez-le, grands dieux !

EUMÉE.
                                   Seigneur, cet étranger,
Aperçu des tyrans, pourrait être en danger.
Tout blesse de leurs cœurs la lâche défiance,
Et nous devons pour lui craindre leur violence.
Dans mon appartement, sans soupçon et sans bruit,
Libre de surveillants, vous serez mieux instruit :
Nous délibérerons du parti qu'on doit prendre.

TÉLÉMAQUE.
Je vais vous suivre, Eumée. Allez tous deux m'attendre.

Que veut Iphise ? Hélas ! quand je dois l'éviter,
Par quel charme fatal me laissé-je arrêter ?

III,4 – Iphise, Télémaque.

IPHISE.
Que la reine, Seigneur, se montre et se déclare.
Prévenez l'attentat qu'Antinoüs prépare.
Il obsède mon père : il veut lui faire voir
Qu'on l'amuse toujours par un trompeur espoir ;
Et mon père en ce jour, rempli d'impatience,
Du bonheur qu'il attend veut avoir l'assurance.
Il m'envoie à la reine. Allons presser ce choix
Que le peuple assemblé demande à haute voix.

TÉLÉMAQUE.
La reine avec raison est toujours inflexible :
Je ne puis la presser, l'obstacle est invincible.

IPHISE.
Puisque Ulysse n'est plus, quels devoirs ennemis
Traversent cet hymen que la reine a promis ?
Son âme à vos désirs enfin s'était rendue.
La joie à votre abord ici s'est répandue.
L'obstacle est-il de vous ? Hélas ! aviez-vous peur
Que je ne prisse part à ce commun bonheur ?

TÉLÉMAQUE.
Croyez qu'on n'a jamais autant aimé que j'aime.
Mais que la reine enfin dispose d'elle-même :
Laissez-la de mon père attendre le retour.
Tout change, s'il est vrai qu'Ulysse voit le jour,
Si les dieux l'ont sauvé, s'ils veulent nous le rendre.

IPHISE.
À cet espoir encor vous laissez-vous surprendre ?
N'êtes-vous pas lassé d'ouïr les imposteurs
Qui vous trompent toujours par leurs récits flatteurs ?
Après tous ces rapports qu'on a vus se détruire,
Est-il quelqu'un encor qui puisse vous séduire ?
Est-ce cet étranger au palais arrivé ?
Les soins d'Antinoüs déjà l'ont observé :
L'imposteur recevrait la peine de son crime.
Mais, hélas, prendrait-on une seule victime !
On rend de tous vos pas compte à vos ennemis ;
Vous voyez qu'à leurs lois ici tout est soumis :
Maîtres de ce palais, leur fureur déjà prête
Y tient partout le fer levé sur votre tête.
Au traître Antinoüs allez-vous vous livrer ?
Avec sa cruauté vous semblez conspirer.
À quel ardent courroux va-t-il porter mon père ?
Prince, pensez-y mieux. Moi, je saurai me taire.
Mais sur votre refus, que de maux je prévois !
Que dirai-je à mon père ? Où cacher mon effroi ?

III,5 – Télémaque

TÉLÉMAQUE.
Ah ! Ma Princesse... Arrête, imprudent Télémaque !
Oublieras-tu qu'Iphise est le sang d'Eurimaque ?
Et que devient ton cœur soumis à ses appas,
Lorsque contre son père il faut armer ton bras ?
Que veux-tu ? Cesse, amour, de partager mon âme.
Aux ardeurs de ma gloire il faut joindre ta flamme.
Vois, parmi nos tyrans, vois l'insolent rival
Qui de tous nos malheurs est l'artisan fatal.
Iphise... Je la perds ! Mon lâche cœur soupire
Quand je vais recouvrer et mon père et l'empire !
Il approche, il revient ce roi victorieux :
Vous allez, fiers tyrans, disparaître à ses yeux.
De ce noble étranger le rapport est sincère.
Mais, ô dieux ! quel accueil ferons-nous à mon père ?
Ce grand roi, qui laissa ses états florissants,
Sous un joug odieux les verra gémissants ?
Fils indigne de lui ! Ne dois-je pas moi-même,
Heureux imitateur de sa valeur suprême,
Contre nos ennemis prévenir ses efforts
Et de leur sang versé faire rougir ces bords ?
Allons rendre l'espoir à la reine alarmée.
Revoyons l'étranger, et consultons Eumée.
Par quelque beau dessein tâchons que ce héros,
En arrivant ici, trouve un heureux repos ;
Ou, si je suis forcé d'attendre sa présence,
Qu'Ulysse, en me voyant seconder sa vengeance,
Dans ce dernier triomphe à son bras réservé
S'applaudisse du fils qu'il aura retrouvé.


ACTE IV

IV,1 – Pénélope, Ériclée.

ÉRICLÉE.
Le prince assure encor ce qu'il vient de vous dire,
Que vos maux vont cesser et qu'Ulysse respire ;
Qu'il reviendra bientôt. Mais vous ne pouvez voir
Cet illustre étranger qui nous rend cet espoir :
Il est avec le prince enfermé chez Eumée.

PÉNÉLOPE.
Je l'attends, et par lui je veux être informée.
Qu'il vienne.

ÉRICLÉE.
            On ne veut point faire un bruit indiscret.
Il ne doit devant vous paraître qu'en secret :
À nos lâches tyrans tout donne de l'ombrage ;
Ils sont à craindre.

PÉNÉLOPE.
                       Ah ciel ! gardons qu'on ne l'outrage.
Sur des bords étrangers Ulysse sans appui
Peut-être au même état se rencontre aujourd'hui.
Mais, par de tels rapports tant de fois abusée,
À croire un inconnu suis-je encor disposée ?
Mon Ulysse revient ! Ô puissants immortels !
Que d'encens va pour lui brûler sur vos autels !
Oh ! qu'en le revoyant mes amoureuses plaintes
S'en vont lui reprocher mes ennuis et mes craintes,
Et ces hardis projets où son cœur hasardait
Des jours dont il sait trop que mon sort dépendait !
Ulysse, tu verras Pénélope attentive
Au récit de tes faits et, charmée et craintive,
Après tant de périls à ses yeux retracés,
Se faire un doux plaisir de tes travaux passés.
Mais que me diras-tu sur cette longue absence
Qui fait d'un tendre cœur la juste défiance ?
Qui pouvait loin de moi t'arrêter si longtemps ?
Mais reviens, cher époux ; tous mes vœux sont contents.
Oui, c'est assez qu'il vive et que je le revoie.
Je sens en ce moment une secrète joie
Que depuis son départ je ne sentis jamais.
Je crois que tous les vents secondent mes souhaits.
Je crois le voir déjà sur cette humide plaine.
Mais peut-être est-ce encore une espérance vaine,
Qui s'effaçant soudain comme un songe léger.
En de nouveaux ennuis viendra me replonger,
Si mes tyrans...
                       Ah ciel ! On vient.

IV,2 – Eurimaque, Pénélope, Ériclée.

EURIMAQUE.
                                               Eh bien, Madame,
N'allez-vous pas enfin déterminer votre âme ?
Le prince est en ces lieux : vous ne craignez plus rien.
En faisant mon bonheur vous assurez le sien.
Toute la cour demande une union si chère.

PÉNÉLOPE.
Une loi plus puissante ordonne qu'on diffère.

EURIMAQUE.
Qui vous arrête encor sur ce choix tant promis ?
Quel inconnu, Madame, est avec votre fils ?
Quel est donc ce secret ? Est-ce leur artifice
Qui répand sourdement qu'on doit revoir Ulysse ?

PÉNÉLOPE.
Seigneur, je ne sais point quel est cet étranger ;
Mais le bruit qu'on répand n'est pas à négliger.

EURIMAQUE.
Vous attendez, Madame, on vient de m'en instruire.
Cet étranger qu'on dit arrivé de Corcyre.
Vient-il d'Ulysse encor démentir le trépas ?
Ah ! je sais qu'en effet vous ne le croirez pas.
Mais, quoi ! chercheriez-vous encore à vous défendre
Du choix où mon amour a seul droit de prétendre ?

PÉNÉLOPE.
Mon choix de quelques jours peut être retardé.
Voyons sur quoi ce bruit pourrait être fondé.

EURIMAQUE.
Ah ! sans doute vous-même inventez cette fable,
Ce bruit si chimérique et si peu vraisemblable,
Pour avoir un prétexte à me manquer de foi.
C'est vainement ; votre art ne peut plus rien sur moi.
Toute ma patience enfin est épuisée.
D'un trop juste courroux mon âme est embrasée.
Après tant de soupirs, de délais rigoureux,
Je méritais, ingrate, un destin plus heureux.
Mais je vous punirai de votre indigne feinte ;
Votre cruel refus me porte à la contrainte.
Ce nouvel artifice, au lieu de m'arrêter,
Avancera l'hymen qu'il tâche d'éviter.
Je suis maître, j'ordonne ; il faut, dès ce jour même.
Venir au temple.

PÉNÉLOPE.
                       Ah dieux ! quelle injustice extrême !
Barbare, que prétend votre aveugle pouvoir ?
Puis-je trahir ainsi ma gloire et mon devoir ?

EURIMAQUE.
Assez et trop longtemps votre gloire inhumaine
A rejeté mes voeux, a joui de ma peine ;
Assez et trop longtemps tous les Grecs ont appris
Que mes soumissions irritent vos mépris.
Vous faites vanité de ma longue souffrance ;
Mais enfin à son tour mon orgueil s'en offense :
Après tant de soupirs, il me serait honteux
De n'avoir pu vers moi faire pencher vos voeux.

PÉNÉLOPE.
Un héros va paraître, il prendra ma défense,
Ou du moins de ma mort il prendra la vengeance.
Sais-tu quel est Ulysse, et ne trembles-tu pas
À ce nom seul ? Il vient punir tes attentats.
Lâche, qui t'endormais dans l'obscure mollesse
Tandis qu'il combattait pour l'honneur de la Grèce,
Peux-tu prétendre un cœur où règne ce héros ?
Va, fuis, ne l'attends pas ; sauve-toi dans Samos.

EURIMAQUE.
Que vous sert d'invoquer l'odieux nom d'Ulysse ?
Des dieux qu'il irrita la suprême justice
N'a pas même permis que dans les champs troyens
Il mourût noblement entre les bras des siens :
Sur les bords ignorés de quelque île déserte,
Ou dans le fond des eaux il a trouvé sa perte.
Cessez de vous flatter d'un retour décevant.
Mais si vous le voulez, croyez qu'il est vivant.
Que pouvez-vous juger d'une si longue absence,
Qu'un trop perfide oubli, qu'une lâche inconstance ?
N'avez-vous pas appris qu'en l'île de Circé
Des traits de cette reine il eut le cœur blessé ?
Depuis qu'il l'a quittée, une Circé nouvelle
Peut avoir engagé cet époux infidèle.
Si quelque indigne amour ne l'avait attaché,
Où donc ce grand héros se tiendrait-il caché ?
On entendrait de lui parler la renommée.
Mais non ; de tous côtés sa mort est confirmée.
Nous consumons ici le temps en vains discours ;
Nous savons qu'un naufrage a terminé ses jours.
Et si votre imposteur, par de feintes nouvelles,
Ose encor démentir tant de récits fidèles,
Je le ferai dédire au milieu des tourments :
C'est lui qui répondra de vos retardements.
Oui, si vous résistez à l'hymen que j'espère,
Votre fils va lui-même éprouver ma colère :
Plus de pitié, vos pleurs couleront vainement.
Je ne demande plus votre consentement :
J'arracherai le prix qu'on doit à ma constance.
Si ce n'est par amour, ce sera par vengeance.

IV,3 – Pénélope, Ériclée.

PÉNÉLOPE.
Chère Ériclée, hélas ! j'avais su le prévoir
Que je garderais peu ce favorable espoir.
De ce fatal hymen de nouveau menacée,
Par ce lâche tyran ma mort est prononcée ;
Et le cruel soupçon qu'il jette dans mon coeur,
De mon sort déplorable achève la rigueur.
Ulysse...

ÉRICLÉE.
            Est-ce le temps de ces alarmes vaines ?

PÉNÉLOPE.
On a dit que Circé l'arrêta dans ses chaînes.
M'oublierait-il, grands dieux ! Puis-je m'imaginer
Qu'Ulysse à mes malheurs veuille m'abandonner ?
Ne prend-il plus de part à ma peine cruelle,
Et ne vais-je mourir que pour un infidèle ?
Quand il serait poussé dans le fond des déserts
Que l'océan renferme au bout de l'univers,
S'il m'aimait comme il doit, son amour, son courage,
Auraient forcé les mers, auraient vaincu l'orage.
Plût aux dieux que le sort qui veut me le cacher
M'eût appris en quels lieux j'eusse pu le chercher !
On m'aurait vu voler sur la terre et sur l'onde,
Et franchir mille fois les limites du monde.

IV,4 – Télémaque, Pénélope, Ériclée.

TÉLÉMAQUE.
Enfin, par des récits qui sont dignes de foi,
Madame, nous savons quel est le sort du roi.
Ulysse est en Corcyre, où la jeune princesse
Dont l'éclatant mérite est connu dans la Grèce
D'un funeste naufrage a garanti ses jours,
À sa triste disgrâce a donné du secours,
Et dans ses intérêts a mis le roi son père :
La cour d'Alcinoüs l'estime, le révère.
Il attendait le jour marqué pour son départ,
Et ses vaisseaux...

PÉNÉLOPE.
                       Mon fils, il reviendra trop tard.
On me presse, on m'annonce un funeste hyménée.
Par un lâche tyran à périr condamnée,
Je ne puis plus d'Ulysse attendre le retour ;
Je meurs en lui marquant un immortel amour.
Et, quand il reviendrait environné de gloire,
Fidèle, généreux, suivi de la victoire,
Par son retardement je perds des biens si doux.
Il ne me verra plus. Mon fils, songez à vous ;
Trompez nos fiers tyrans ; voyez avec Eumée
Les moyens d'éviter leur fureur enflammée.

TÉLÉMAQUE.
Bientôt sur ce rivage Ulysse revenu...

PÉNÉLOPE.
Faites-moi seulement parler à l'inconnu :
Je veux l'interroger, c'est mon unique envie ;
Que je le voie avant que de quitter la vie.

TÉLÉMAQUE.
Madame...

PÉNÉLOPE.
            Mon destin ne peut se prolonger.
Allez. Je vais attendre : amenez l'étranger.

IV,5 – Télémaque, Ériclée.

TÉLÉMAQUE.
Ah ! quel trouble, grands dieux !

ÉRICLÉE.
                                               Seigneur, sauvons la reine ;
Cherchons un prompt remède à l'excès de sa peine.
Allez près d'Eurimaque employer vos efforts ;
Parlez-lui, retenez ses barbares transports ;
Implorez le secours de la princesse Iphise ;
Du traître Antinoüs arrêtez l'entreprise.
Si vous voulez enfin l'empêcher d'expirer,
Amenez l'inconnu : qu'il la vienne assurer
Qu'Ulysse sur nos bords en ce jour va descendre ;
Que ce héros fidèle est prêt à la défendre.
Ne perdez point de temps.

IV,6 – Télémaque

TÉLÉMAQUE.
                                   Où sommes-nous réduits !
On replonge ma mère en ses mortels ennuis ;
On presse cet hymen lorsqu'elle attend Ulysse.
Il faut que je me perde ou que je vous punisse,
Tyrans ! C'est trop souffrir, et mon juste courroux...

IV,7 – Ulysse, Télémaque, Eumée.

ULYSSE.
Prince, un bruit odieux m'appelle auprès de vous.
Antinoüs menace et, dès cette journée,
On prescrit à la reine un indigne hyménée ;
On en veut à vos jours. Songeons à prévenir...

TÉLÉMAQUE.
Oui, j'y suis résolu, je cours pour les punir.
La reine veut mourir : ses douloureuses plaintes
Font sentir à mon cœur de trop vives atteintes.
Je n'écouterai plus que mon seul désespoir.
Du moins en expirant je ferai mon devoir.
Perfide Antinoüs, si ma perte est certaine,
Sous ma chute funeste il faut que je t'entraîne.

ULYSSE.
Contre vos ennemis mon bras se vient offrir :
Je dois périr moi-même, ou les faire périr.
C'était trop endurer une telle insolence.
Les dieux semblent hâter le temps de ma vengeance ;
Ils parlent à mon coeur, et j'entends leurs conseils.

TÉLÉMAQUE.
Ciel ! d'un si grand dessein quels sont les appareils ?
À vous perdre pour nous quel motif vous engage.
Vous qu'un sort imprévu conduit sur ce rivage,
Vous étranger ? Allez chercher un sort plus doux.
Laissez-nous des malheurs qui ne sont que pour nous.
Partez. Et si la mer vous ramène en Corcyre,
Si vous voyez mon père, ayez soin de lui dire
Que, malgré les malheurs qui m'ont environné,
Je me suis souvenu du nom qu'il m'a donné,
Et qu'enfin par ma mort j'ai cru faire connaître
De quel sang glorieux les dieux m'avaient fait naître.

ULYSSE.
Ah ! c'est ici qu'il faut vous ouvrir mes desseins.
Et que nous unissions et nos cœurs et nos mains !
Je viens borner le cours de vos longues disgrâces.
Tandis que les tyrans s'amusent aux menaces,
Notre unique salut est de les attaquer.
Prince, à vos vrais amis allez vous expliquer ;
Retracez à leurs yeux la gloire et la justice ;
Dites qu'en ce moment on va connaître Ulysse.
Reprenez votre place et vos droits usurpés ;
Que ces fiers ennemis, du coup mortel frappés,
Enivrés comme ils sont d'une vaine espérance,
Sans prévoir nos desseins, sentent notre vengeance.

TÉLÉMAQUE.
Ô zèle incomparable ! ô dessein glorieux !
Vous êtes envoyé par l'ordre exprès des dieux.
Vous-même, vous montrant comme un dieu tutélaire,
Vous serez aujourd'hui mon défenseur, mon père.
Cet air et ces regards, qui n'ont rien d'un mortel,
Me promettent la fin de mon destin cruel.

ULYSSE.
Contre un si doux transport je n'ai plus de défense :
Tout mon coeur pénétré s'ouvre avec violence !
Ah ! mon fils, mon cher fils, dans ces embrassements
Finissons votre erreur et mes déguisements.
Connaissez votre père, ô mon cher Télémaque !
Vous étiez au berceau quand je partis d'Ithaque.

EUMÉE.
Oui, c'est le roi, Seigneur.

TÉLÉMAQUE.
                                   Mon père, je vous vois !
Je perds en cet instant l'usage de la voix.
Mais, mon père, est-ce ainsi qu'on eût dû vous attendre ?

ULYSSE.
L'état où je parais ne vous doit point surprendre.
Les dieux, comme il leur plaît, peuvent eu un moment
Nous mettre dans la gloire ou dans l'abaissement.
A peine resté seul d'un funeste naufrage,
Je devais, inconnu, venir sur ce rivage
Et prendre ce dessein conforme à mes malheurs.
Que votre mère et vous m'avez coûté de pleurs !
Dans quels ennuis profonds mon âme ensevelie...
Enfin je vous revois, mon fils ; je les oublie.
Votre présence efface, en ce moment heureux.
Ce que mon infortune eut de plus rigoureux.

TÉLÉMAQUE.
Ah, seigneur ! Ah, mon père ! Ah, quelle joie extrême !
À peine en ce bonheur me connais-je moi-même !
Rare faveur des dieux ! Vœux enfin exaucés !
Mais vos rudes travaux, hélas ! sont-ils passés ?
Je sais qu'une sagesse, et pleine et consommée,
Guide votre valeur en tous lieux renommée ;
Je sais par quels succès votre esprit généreux
A franchi tant de fois des pas si dangereux.
Mais, seigneur, celui-ci n'eut jamais de semblable.
Votre perte en ces lieux devient inévitable.
Sitôt que les tyrans pourront vous découvrir,
Vous allez voir unis, pour vous faire périr,
Les soldats étrangers et vos sujets rebelles.
Dérobez-vous, Seigneur, à leurs mains criminelles.
Ce serait un péril trop indigne de vous ;
Et, sans vous exposer à périr sous leurs coups,
Il faut que votre nom, armant toute la Grèce,
Fasse éclater sur eux la foudre vengeresse.

ULYSSE.
Non : il faut en ce jour me perdre, ou me venger.
Mais les moments sont chers, allons les ménager.
Assemblez sans éclat cette noble jeunesse,
Dont je sais que pour vous le devoir s'intéresse.
Déjà Philétius, Haliterse, Mentor
Préparent leurs amis, qui nous joindront encor.
Ils sont de mon retour avertis par Eumée ;
Pour moi d'un zèle ardent leur âme est enflammée.

TÉLÉMAQUE.
Que feront-ils ? Un peuple et lâche et désarmé,
Séduit par les tyrans aussi bien qu'opprimé.
En ce péril soudain voudra-t-il reconnaître,
S'il faut périr pour vous, que vous êtes son maître ?
Mais cependant la reine est prête d'expirer ;
Vous seul de cet état pouvez la retirer.
Tandis que votre bras va combattre pour elle,
Elle succombera sous sa douleur mortelle.
Si vous ne la voyez...

ULYSSE.
                                   Ah ! Sans cesse mon coeur
Vers un si cher objet se porte avec ardeur.
Peut-être, en vous cherchant, que mon âme éperdue
De la reine en ce lieu cherchait aussi la vue.
Trop cruelle contrainte ! Il la faut éviter :
Ses transports ne pourraient s'empêcher d'éclater ;
Les larmes qu'à tous deux on nous verrait répandre
Nous trahiraient. Mon fils, je cherche à la défendre.
Vous, calmez ses douleurs, allez la consoler.
Aux portes du palais il faut nous rassembler.
Nous choisirons le temps propre à notre entreprise :
Le tumulte des jeux, le jour nous favorise.
La prudence, mon fils, jointe avec la valeur,
Peut toujours surmonter le plus cruel malheur.
Allez, qu'un prompt retour tous trois nous réunisse.

IV,8 – Ulysse, Eumée.

ULYSSE.
Nous touchons au penchant d'un affreux précipice ;
Je ne te cèle point que j'en ai quelque effroi
Et j'inspire un espoir que je n'ai pas en moi.
Exposé sans relâche aux destins en furie,
Entre les bras des miens, au sein de ma patrie,
Au sortir des travaux qui signalent mon nom,
J'aurai dans mon palais le sort d'Agamemnon !
Que dis-je ? Ma fortune est encor plus cruelle !
Je retrouve une femme adorable, fidèle ;
Quand je dois être heureux, je vois que je péris
Avec tout ce que j'aime, et père et femme et fils !
Mais suivons mon destin. Viens, que tout se prépare.

EUMÉE.
Les tyrans sont armés, et leur rage barbare...

ULYSSE.
Je veux les reconnaître, et je vais remarquer
Le lieu, l'occasion propre à les attaquer.
Suis-moi. Mon cœur reprend une assiette tranquille.
N'ai-je donc entrepris rien de plus difficile ?
Et lorsque Polyphème, exerçant sa fureur,
Dans son antre sanglant, noir séjour de l'horreur,
Entre mes compagnons dévorés à ma vue,
Tint si cruellement ma perte suspendue,
N'ai-je pas échappé de ses sanglantes mains,
Et n'ai-je pas puni ses meurtres inhumains ?
Mais à quelque destin que le ciel me réserve,
Ô sage protectrice, ô puissante Minerve,
Viens ici soutenir et mon bras et mon coeur ;
Redouble ces transports, ce courage vainqueur
Qui m'ont fait triompher de la superbe Troie.
Ou, si de mes malheurs je dois être la proie,
Fais au moins que mes jours, prêts à se terminer,
Par une belle mort se puissent couronner.


ACTE V

V,1 – Pénélope, Eumée, Ériclée.

EUMÉE.
Où courez-vous ? O ciel ! par quelle impatience
Vous-même voulez-vous trahir notre espérance !
Madame, arrêtez.

PÉNÉLOPE.
                       Non, cessez de vains discours :
Je veux voir l'étranger ; il est chez vous, j'y cours.
Vous m'arrêtez en vain, je ne veux plus attendre.
Eh ! comment de me voir peut-il tant se défendre ;
Et quel mystère ici peut être enveloppé ?

EUMÉE.
Pour vous en ce moment son zèle est occupé :
Il est prêt à s'armer ; et si sa noble envie...

PÉNÉLOPE.
Je ne demande pas qu'il expose sa vie.
Hélas ! loin de tenter d'inutiles efforts,
Qu'il me parle, et soudain qu'il parte de ces bords.

EUMÉE.
Madame, croyez-nous, un destin plus propice
Peut-être dès ce jour vous rendra votre Ulysse.

PÉNÉLOPE.
Mes yeux courent en vain le vaste sein des eaux :
Je ne vois point d'Ulysse arriver les vaisseaux.
Il reviendra trop tard, ma mort est assurée ;
Je sens qu'elle s'approche, et j'y suis préparée.
Ulysse m'abandonne, on le peut trop juger
Par les soins qu'à me fuir a pris cet étranger.
Il me vient assurer que mon époux respire ;
Le reste, cher Eumée, il n'ose me le dire :
Il craint par ce récit d'accroître mes tourments.

EUMÉE.
Votre époux est fidèle, et dans peu de moments
L'étranger va calmer l'effroi qui vous agite.

PÉNÉLOPE.
Plus vous me retenez, plus mon désir s'irrite.
Ah ! je veux lui parler, vos soins sont superflus ;
S'il diffère un moment, il ne me verra plus.
Une reine mourante et l'implore et l'appelle.
C'est trop attendre, allons.

EUMÉE.
                                   Extrémité cruelle !
De votre impatience il le faut avertir :
Je vais vous l'amener, il y doit consentir.
Mais évitez l'éclat ; préparez-vous, Madame,
A cacher les transports qui troubleront votre âme.
Modérez...

PÉNÉLOPE.
            À mes vœux qu'il se laisse toucher.
Allez, courez ; qu'il vienne, ou je vais le chercher.

EUMÉE.
Vous le voulez, j'y cours.

V,2 – Pénélope, Ériclée.

PÉNÉLOPE, assise.
                                   Incroyable supplice !
Tu me regretteras, trop insensible Ulysse !
Mon amour te prépare un juste repentir.
Il était à Corcyre, il n'en peut plus partir !
Songe-t-il si je meurs ? A-t-il soin de m'apprendre
Qu'il vit, qu'il m'aime encor, que je le dois attendre ?
Hélas ! S'il peut encor se souvenir de moi,
C'est donc pour outrager ma constance et ma foi.
Par l'indigne mépris d'une épouse fidèle,
Il flatte, le volage, une amante nouvelle.
Mes lettres, mes regrets, mes plaintes, mes soupirs
De leurs doux entretiens augmentent les plaisirs.
Lorsque je compte ici tant de tristes journées,
Comme de courts moments il passe les années.
Mon esprit le cherchait en des lieux ignorés,
Et d'un faible trajet nous étions séparés !

ÉRICLÉE.
Pourquoi l'accusez-vous, puisqu'il revient lui-même
Justifier sa foi, vous montrer qu'il vous aime ?

PÉNÉLOPE.
On me trompe, Ériclée : il serait revenu
Si des nœuds étrangers ne l'avaient retenu.
Ulysse, on voit ton père expirer de tristesse,
Bien plus que par le poids d'une longue vieillesse ;
Ta mère infortunée, au récit de ta mort,
Dans mes bras languissants a terminé son sort ;
Ton absence détruit le royaume d'Ithaque.
Mais ton fils, ton seul fils, l'aimable Télémaque,
Qui perd par cette absence et le trône et le jour,
Ce fils au moins devait avancer ton retour.
Tu devrais prendre ici le soin de le conduire ;
Dans le métier des rois tu le devrais instruire.
Père injuste, est-ce ainsi qu'il apprendra de toi
Les vertus d'un héros et les devoirs d'un roi ?
Pour moi, si ton mépris me montre à ta pensée
Loin de cet âge heureux où tu m'avais laissée,
Ah ! songe à ces beaux jours dans la douleur passés,
Songe à mes vœux constants, aux pleurs que j'ai versés
Et qu'un si tendre amour est d'un prix qui surpasse
Tous les brillants attraits qu'un peu de temps efface.
Mais l'étranger...

ÉRICLÉE.
                       Il vient.

PÉNÉLOPE.
                                   Laissez-moi lui parler,
Et gardez que quelqu'un ne nous vienne troubler.

V,3 – Ulysse, Pénélope.

ULYSSE.
Dieux ! où me conduis-tu ? Que mon âme est émue !
En l'état où je suis, m'offrirai-je à sa vue ?

PÉNÉLOPE.
Ulysse est donc vivant ? Suis-je en son souvenir ?
Vous parlait-il de moi ? Quand doit-il revenir ?
Me celant qu'il vivait, était-ce son envie
Que mes longues douleurs terminassent ma vie ?
Ne m'aime-t-il donc plus ?

ULYSSE.
                                   Ah ! jamais votre époux
Ne pouvait rien aimer, n'aimera rien que vous.
Vivez, et d'un amour si parfait, si fidèle,
Voyez-le confirmer la durée immortelle.

PÉNÉLOPE.
Dieux ! Qu'est-ce que j'entends ? Quelle touchante voix !
Ulysse... C'est ainsi qu'il parlait autrefois !
Quel doux charme s'oppose à ma douleur extrême !
Plus je regarde, plus... Ah ! Seigneur, c'est vous même !

ULYSSE.
Oui, madame, c'est moi ; c'est cet époux heureux
De qui l'éloignement vous coûte tant de voeux.

PÉNÉLOPE.
Je doute d'un bonheur que je ne puis comprendre !
Est-il bien vrai ? Mes yeux craignent de se méprendre.
Oui, c'est vous, et mon coeur vous avait reconnu.
Mais, hélas, mon esprit par l'erreur prévenu,
Et mes pleurs répandus, comme un épais nuage.
De mes regards troublés m'avaient ôté l'usage !
Ulysse !

ULYSSE.
            Pénélope !

PÉNÉLOPE.
                       Ô favorable jour !

ULYSSE.
Ô moments fortunés !

PÉNÉLOPE.
                                   Mais ce charmant retour,
Pourquoi me le celer, quand vous saviez mes craintes
Et de mon désespoir les funestes atteintes ?
Quand j'expirais pour vous, pouviez-vous en ces lieux,
En ce même palais, vous cacher à mes yeux ?
Ah ! vos soupirs, Seigneur, sont d'un triste présage.
Jeté seul sur les bords par les coups de l'orage,
Ce retour souhaité les dieux ne l'ont permis
Que pour vous exposer entre vos ennemis !
Ah ! fuyons ces tyrans et leur fureur mortelle :
Les monstres sont plus doux, la mer est moins cruelle.
Pourquoi reveniez-vous ? Téméraires souhaits !
Ciel ! Il eût mieux valu ne le revoir jamais !

ULYSSE.
Ah ! Revenez à vous. Faut-il que ma présence
Puisse de vos ennuis aigrir la violence ?
De tant de maux divers qu'on me vit endurer
Votre absence est le seul qui m'ait fait soupirer ;
Et si j'ai supporté des travaux incroyables,
Si je n'ai point fléchi sous les coups redoutables
Du sort, des éléments et des dieux opposés,
Si j'ai franchi les mers qui nous ont divisés,
C'est par la seule ardeur de vous revoir encore
Et de vous rapporter ce cœur qui vous adore.
Ah ! quand je vous revois, quand vous me revoyez,
Pénélope, vos pleurs devraient être essuyés.

PÉNÉLOPE.
Eh ! comment vous revois-je ? Hélas ! je n'envisage
Que d'une prompte mort l'épouvantable image !
C'est en faisant sur vous tomber ses coups affreux
Qu'elle s'arme pour moi de traits plus rigoureux !
Sous de si longs ennuis languissante, abattue,
Aurais-je pu prévoir le dernier qui me tue !

ULYSSE.
Je viens en ce grand jour terminer vos malheurs,
Perdre vos ennemis et venger vos douleurs.
Les dieux vont décider de notre destinée.
Et je crois qu'apaisant cette haine obstinée
Dont j'ai, jusques ici, toujours senti les coups,
Fléchis par vos vertus, ils combattront pour vous.
Espérons. À vos pleurs je deviens trop sensible,
Lorsque je dois m'armer d'un courage invincible.
Laissez-moi vous quitter.

PÉNÉLOPE.
                                   Pour courir au trépas ?

ULYSSE.
Je vais vous délivrer.

PÉNÉLOPE.
                                   Je veux suivre vos pas.

ULYSSE.
De paraître à vos yeux je devais me défendre :
Vos plaintes, vos transports se feront trop entendre ;
Et ces cruels tyrans que mon bras doit punir,
Avertis par vos cris, pourraient nous prévenir.
Adieu, je vais... Hélas ! que pourrai-je vous dire ?
Percé de vos douleurs, je frémis, je soupire ;
Je m'arrête, m'oublie et me laisse attendrir !
Ce n'en est pas le temps, il faut vous secourir.

PÉNÉLOPE.
Que les dieux soient fléchis, qu'ils soient inexorables,
Nos destins désormais seront inséparables.
Je ne vous quitte plus.

ULYSSE.
                                   Ne me retenez pas.
Attendez, espérez.

PÉNÉLOPE.
                                   Il se va perdre, hélas !
Suivons.

V,4 – Eurimaque, Pénélope, Ériclée.

ÉRICLÉE.
            De vos ennuis cachez la violence :
Vous découvrirez tout, votre ennemi s'avance.

EURIMAQUE.
Il fuit. Il croit en vain éviter mon courroux,
L'imposteur ! Je voulais le surprendre avec vous.
Dieux ! à ce dernier trait aurais-je pu m'attendre !
Ce n'est point un faux bruit qui vient de se répandre :
Vous le croyez ?

PÉNÉLOPE.
                       Seigneur, je crois la vérité.
Mon Ulysse est vivant.

EURIMAQUE.
                       Ah ! j'en serais flatté.
Je voudrais qu'il vécût pour sentir mieux ma haine ;
Que mon bonheur causât et sa honte et sa peine ;
Qu'il me vît eu ces lieux revêtu de ses droits,
Son fils chargé de fers, son peuple sous mes lois !
Faites-le revenir pour augmenter ma joie ;
Qu'un si fameux triomphe à ses yeux se déploie.
Mais, si l'on ne l'a pu tirer du fond des mers,
Il en devra rougir du moins dans les enfers.
Songez donc qu'à mes lois rien ne peut vous soustraire.
Votre fils forme en vain un projet téméraire :
J'ai déjà prévenu ce qu'il pourrait tenter ;
Mes ordres sont donnés pour le faire arrêter.
Et, quant à l'imposteur qui fait revivre Ulysse,
En présence du peuple on le livre au supplice.
Je cours pour seconder les soins d'Antinoüs.
L'arrêt est prononcé ; je ne pardonne plus.

V,5 – Pénélope, Ériclée.

PÉNÉLOPE.
Était-ce donc ainsi que vous deviez m'entendre,
Grands dieux ? Était-ce ainsi qu'il fallait me le rendre ?
Cet époux demandé par des voeux si constants,
Après que j'ai pour lui soupiré si longtemps,
Ce héros qui du sort a bravé les outrages,
Sorti de cent combats, sauvé de cent naufrages,
Viendra dans son palais, dans le sein de ses dieux,
Sous une main indigne expirer à mes yeux !
Traître, de qui le bras s'arme pour son supplice,
Ne frémissez-vous point en regardant Ulysse ?
C'est lui. Je veux, cruel, mourir des mêmes coups.

ÉRICLÉE.
Madame !

PÉNÉLOPE.
            Hélas ! mes cris trahiront mon époux.
Oui, peut-être qu'encor leur fureur en balance
N'exerce pas sur lui toute sa violence ;
Peut-être que son sang leur semble à dédaigner
Et pour quelques moments ils pourront l'épargner.
Mais s'ils vont découvrir que c'est le grand Ulysse,
Par leur lâche fureur il faudra qu'il périsse.
Excités par mes cris, ils vont précipiter
L'attentat inhumain que je veux arrêter !
À quoi me résoudrai-je ? Où courir ? Quelle peine !
La crainte me retient, quand mon amour m'entraîne.
Courons, cherchons Iphise ; il la faut employer
Pour suspendre...

ÉRICLÉE.
                       Le ciel semble vous l'envoyer.

V,6 – Iphise, Pénélope, Ériclée.

IPHISE.
Que faites-vous, hélas ! Je viens de voir mon père
Suivre, sans m'écouter, son ardente colère.
Arcas, Antinoüs excitent leurs soldats.
Le sang de l'étranger ne leur suffira pas :
Ils vont perdre le prince. Êtes-vous sans alarmes ?
Tout le peuple est troublé, partout brillent les armes.

PÉNÉLOPE.
Ah ! Vous ne savez pas quels coups me font souffrir ;
Mes maux sont à leur comble, et je n'ai qu'à mourir.

IPHISE.
Quoi ! Quel vain désespoir de votre âme s'empare !
Non : arrachez le prince à leur fureur barbare.
Vous pouvez d'un seul mot calmer tous les esprits :
Que l'amour de mon père à la fin ait son prix ;
Et lui-même, aussitôt dissipant les rebelles,
Fera tomber le fer de leurs mains criminelles.
Paraissez. Hâtez-vous. Le prince va périr.
Ah ! s'il est temps encor je vais le secourir.

V,7 – Pénélope, Ériclée, Eurinome.

PÉNÉLOPE.
Ne ménageons plus rien : allons, chère Ériclée,
Montrer toute l'horreur dont mon âme est comblée.
Apprenons à ce peuple à mourir pour son roi.
À Eurinome qui entre.
Mon exemple... Eurinome, ah ! quel est ton effroi ?
Jusqu'où va des tyrans la cruelle injustice ?
Sur l'étranger...

EURINOME.
                       On dit qu'on reconnaît Ulysse ;
Qu'on l'immole, qu'il meurt. Un combat furieux,
Un spectacle inouï vient d'effrayer mes yeux.
Je n'ai pu discerner qui périt, qui se venge :
De cris, de sang, de morts, c'est un affreux mélange.
J'entendais : C'est Ulysse ! Et mille bruits confus
Mêlaient avec son nom celui d'Antinoüs.
Le roi, dit-on, cédant au nombre qui l'accable,
Arrache aussi la vie à ce monstre exécrable.
Télémaque entraîné par le sort inhumain,
Pressé dans ce palais, court le fer à la main ;
Pour venir jusqu'à vous, sa valeur étonnante
S'ouvre par cent combats une route sanglante
Sous ses pas...
                       Il paraît.

V,8 – Télémaque, Pénélope, Ériglée, Eurinome.

PÉNÉLOPE.
                                   Mon fils, où courez-vous ?
Venez, mourons ensemble.

TÉLÉMAQUE.
                                   Ah ! Le ciel est pour nous.
Mon père est triomphant. Sa valeur invincible...
Non, plutôt quelque dieu sous sa forme est visible ;
Et ce miracle est tel que, venant de le voir,
J'ai peine encor moi-même à le bien concevoir.

PÉNÉLOPE.
Dieux justes !

TÉLÉMAQUE.
                       Des tyrans l'implacable colère,
Le traitant d'imposteur, voulait perdre mon père.
Et, par un châtiment célèbre et signalé,
Qu'aux yeux de tout le peuple on le vît immolé.
Dès qu'il sort du palais, leurs soldats l'environnent.
Il marche, il se fait jour, ses regards les étonnent.
Sur les degrés du temple enfin il est monté.
D'un air tel que l'aurait Jupiter irrité :
« Traîtres, s'écriait-il, dont la lâche insolence
Désola mes états pendant ma longue absence,
Et qui, persécutant et ma femme et mon fils,
Pensiez voir par ma mort vos crimes impunis,
Je vis : me voici prêt à me faire justice ;
Aux coups qui vont tomber, reconnaissez Ulysse :
Allons, Eumée, à moi, Mentor, Philétius ! »
Là, d'un bras foudroyant, il perce Antinoüs.
Je crie à haute voix :  « C'est le roi, c'est mon père »
Et fonds, en l'imitant, sur la garde étrangère.
Arcas, les plus mutins sont d'abord renversés.
Nos fidèles amis, d'un beau zèle poussés,
Animent tout le peuple : il se déclare, il s'arme.
Parmi les ennemis tout se trouble, s'alarme,
Tout s'ébranle, tout fuit ; rien n'ose résister
Et l'effroi dans les flots les fait précipiter.
Dérobant Eurimaque à sa perte certaine,
Je l'ai dans les vaisseaux fait conduire avec peine.
Ô ciel ! que ne peut point la présence des rois ?
Mon père, en se nommant, a repris tous ses droits ;
Et son aspect auguste et ses coups redoutables
Ont désarmé soudain ou puni les coupables.
Les plus rebelles cœurs rentrent dans le devoir ;
Tout reconnaît déjà ses droits et son pouvoir.
Tandis que sa victoire exige sa présence,
Son ordre auprès de vous m'envoie en diligence.
J'ai chassé les soldats qui gardaient ce palais,
Et leur indigne sang a lavé leurs forfaits.
Venez donc voir Ulysse au milieu de sa gloire :
Son cœur attend de vous le prix de sa victoire.
Je vais trouver Iphise ; et, dans son triste effroi,
Lui rendre en ce moment les soins que je lui dois.

Que veut Eumée ?

V,9 – Eumée, Télémaque, Pénélope, Ériclée, Eurinome.

EUMÉE.
                       Enfin tout se calme en Ithaque.
Mais votre soin n'a pu conserver Eurimaque :
Lorsqu'il croyait, Seigneur, aborder ses vaisseaux,
L'esquif qui le portait s'abîme sous les eaux.

TÉLÉMAQUE.
Et que devient Iphise ?

EUMÉE.
                                   J'ignore sa perte.
Ulysse vous attend pour aller voir Laërte,
Madame.

TÉLÉMAQUE.
            Pardonnez si mon empressement
Cherche Iphise...

PÉNÉLOPE.
                       Suivez ce tendre mouvement.
Enfin, dieux tout puissants qui m'avez exaucée,
De mes longues douleurs je suis récompensée.
Mais ce bonheur, mon fils, qu'ils rendent à mes vœux
Ne serait pas parfait, si vous n'étiez heureux.

FIN

 


QUI ÉTAIT CHARLES-CLAUDE GENEST ?

Né à Paris en 1639, fils d'une sage-femme, Charles-Claude Genest alla à La Rochelle afin de  s'embarquer pour les Indes, mais il fut pris par un navire anglais et se retrouva à Londres, sans un sou. Il trouva un emploi de précepteur chez un noble anglais, qui lui permit, pendant ses loisirs, de pratiquer l'équitation. Ce qui le fit remarquer par un écuyer du duc de Nevers, qui le ramena en France et le présenta à son maître. Le duc l'entraîna avec lui dans ses campagnes militaires, qui lui inspirèrent deux odes à la louange du Roi, une sur la conquête de la Hollande, l'autre sur le siècle de Maastricht (1673). Une Ode à la science du salut (1673) et des Poésies à la louange du Roy (1674) le firent remarquer par la Cour.
C'est alors qu'il entra dans les ordres et, après un séjour à Rome, fut reçu dans la société de Bossuet et de gens de lettres comme Malézieu et Pellisson. C'est ainsi qu'il obtint la place de précepteur de Mademoiselle de Blois, la fille légitimée de Louis XIV et de la marquise de Montespan. Pour qu'il ait quelque revenu, on le nomma abbé commendaire de Saint-Wulmer, dans le diocèse de Boulogne.
Autodidacte, il composa deux tragédies : Zélonide princesse de Sparte (1682) et Pénélope ou le retour d'Ulysse (1684).
Avec l'appui de Bossuet, Genest fut reçu, en 1698, membre de l'Académie française.
Homme de Cour, célèbre pour la taille de son nez (de "Charles Genest" on tira l'anagramme "Eh ! c'est large nes"), il fut un des familiers de la duchesse du Maine en son château de Sceaux et l'on trouve bon nombre de ses poésies dans Les Divertissements de Sceaux publiés en 1712. En 1706, il fit jouer au château de Clagny, près de Versailles une quatrième tragédie en cinq actes et en vers, Joseph vendu par des frères, dans laquelle la duchesse du Maine, M. de Malezieu, ses fils et deux marquis tenaient un rôle.
Il publia aussi : Épistre à M. de La Bastide sur son retour à la foi catholique (1696), Dialogues entre Messieurs Patru et d'Ablancourt sur les plaisirs (1701), Dissertations sur la poésie pastorale ou de l'Idylle et de l'églogue (1707), Principes de philosophie ou preuves naturelles de l'existence de Dieu et de l'immortalité de l'âme (1716). On a de lui une comédie en 5 actes, Les Voyageurs; sa tragédie Polymnestor (1696) ne fut jamais imprimée.
Genest mourut à Paris en 1719.
* *
« Bossuet s'efforçait d'utiliser pour l'intérêt de la religion l'art dramatique qu'il ne pouvait détruire. Il avait approuvé la Pénélope de l'abbé Genest, cette pièce dégagée des faiblesses humaines et des passions dangereuses. Il donna même, en 1702, un grand dîner pour la faire lire à ses invités par Malézieu. » (Antoine Adam, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, t. V, p. 100).
La première reprise de Pénélope, en 1722, eut un grand succès, qui s'est encore accru, vingt-cinq ans après, lorsque Mlle Clairon a tenu le rôle de Pénélope.
Pourtant, en 1751, Voltaire a été plutôt sévère pour la pièce : « Sa tragédie de Pénélope a encore du succès sur le théâtre, et c'est la seule de ses pièces qui s'y soit conservée. Elle est au rang de ces pièces écrites d'un style lâche et prosaïque, que les situations font tolérer dans la représentation. » (Catalogue de la plupart des écrivains français qui ont paru dans le Siècle de Louis XIV, pour servir à l'histoire littéraire de ce temps).


LA PRÉFACE QUE GENEST ÉCRIVIT POUR DÉFENDRE SA PÉNÉLOPE

Pénélope vient d'être imprimée en Hollande sous le nom de M. de la Fontaine. Je pourrais me tenir honoré de ce qu'on a bien voulu l'attribuer à un auteur si célèbre ; mais j'ai beaucoup à me plaindre des négligences et des fautes qui défigurent cette impression.
Il y a près de vingt ans que cette Tragédie est connue. Et, quoique des personnes considérables m'eussent dit plusieurs fois que je ferais bien de la donner au Public, j'y avais toujours résisté. Mais, puisqu'enfin je ne suis plus maître d'empêcher qu'elle paraisse ainsi, je me trouve obligé à la faire paraître moi-même, la moins défectueuse qu'il me sera possible.
J'ai cru que je devais non seulement la relire avec attention , mais encore me mettre en état de répondre aux objections qui furent faites d'abord contre cet ouvrage. Quelques-uns disaient que la vertu inflexible de Pénélope et son amour pour son mari ne pouvaient être mis avec succès sur le théâtre. On lui reprochait jusqu'à son âge, sans égard pour le divin Homère qui avait pris soin de lui donner une beauté exempte de l'injure des années.
Cela changea dans les représentations. Tout le monde convint que le sujet était bien choisi, et c'est de quoi je n'avais fait aucun doute ; mais il y eut des gens qui crurent que je ne l'avais pas bien traité, et ils avaient peut-être raison.
À dire vrai, il ne se rencontrait pas de médiocres difficultés à surmonter. Il n'était pas aisé de renfermer dans l'action d'un jour toute la matière d'un long poème épique, de conserver le merveilleux de la fable en réduisant tout dans l'exacte vraisemblance; de ne pas altérer les moeurs et le caractère des siècles antiques en les accommodant aux nôtres. J'ai tâché de garder la véritable idée des originaux. Je me suis servi autant que j'ai pu des pensées et des expressions d'Homère, et j'ai pris quelques traits d'Ovide pour animer davantage les plaintes de Pénélope, sans lui donner une jalousie indigne d'une si sage Reine.
Je délibérai si je donnerais de l'amour à Télémaque : peut-être ne lui en donnerais-je point si c'était à recommencer; mais on n'osait encore, en ce temps-là, faire paraître au théâtre un jeune héros sans amour. D'ailleurs cette passion telle que je l'ai représentée n'a rien de faible ni de blâmable; et, sans embarrasser les principaux mouvements de la scène, elle sert à faire mieux voir les nobles sentiments et le courage de ce jeune Prince, qui ne balance point à quitter Iphise pour aller chercher son père, ni à renoncer aux espérances de son amour quand il s'agit de sa gloire et de son devoir.
Je fondais le principal succès de cette tragédie sur les reconnaissances qui intéressent d'ordinaire si vivement, et qui sont si essentielles et si nécessaires dans ce beau sujet. Je fus bien étonné lorsque j'entendis des Censeurs qui faisaient des défauts de ce que j'avais pris pour les plus grandes beautés... Ils blâmèrent ces reconnaissances, et dirent qu'il y en avait trop. Ils ne se ressouvenaient pas qu'il y en a une infinité dans Homère, dont je n'ai choisi qu'un petit nombre des plus touchantes.
Il est vrai que j'en ai changé l'ordre, parce qu'il était à propos, ce me semble, pour la conduite du théâtre, qu'Ulysse se découvrît à un vieux Ministre d'une fidélité longuement éprouvée, plutôt qu'à Télémaque qui était si jeune.
Par là j'ai ménagé de belles scènes. Et Ulysse, suivant une sagesse mêlée de défiance qui était son vrai caractère, a le plaisir de pénétrer dans le cœur de son fils et de le bien connaître avant que de se découvrir à lui.
Il m'a fallu aussi changer le temps de la reconnaissance de Pénélope. Homère a pu la réserver à la fin, quand Ulysse a puni ses rivaux ; mais la tragédie a d'autres lois que le poème épique. Il n'y a plus rien à faire ni rien à dire au théâtre quand le calme et la joie y sont établis. Dès qu'Ulysse s'est vengé, et qu'il est hors de péril, il n'y a plus qu'à congédier les spectateurs. Il fallait donc ne pas attendre jusqu'à la catastrophe pour l'obliger à se faire connaître. Et je puis dire que j'ai su tirer un avantage de cette nécessité théâtrale. Il est bien plus touchant de voir Pénélope qui reconnaît Ulysse malheureux et dans un extrême péril, que si elle ne le reconnaissait qu'heureux et vainqueur.
Ceux qui ont approuvé toutes les reconnaissances ont cherché à décider du degré de leur mérite. Les uns disaient que la dernière n'est pas la plus touchante comme elle devrait l'être ; les autres soutenaient qu'elle l'est en effet. Il est vrai qu'elle est la plus délicate et la plus difficile à bien représenter, et qu'elle demande un plus grand soin de la part des acteurs. La bienséance du Théâtre ni ce caractère si sage de Pénélope ne permettent pas que cette Reine embrasse Ulysse avec transport ; son extrême pudeur, comme le marque Homère, lui faisait craindre encore de se tromper, même en regardant son mari. Mais si l'on se représente que ses larmes et sa douleur l'empêchent d'abord de bien voir Ulysse, qu'elle sort de son accablement dès qu'elle entend cette voix qui lui est si chère, qu'elle balance dans sa surprise mêlée d'une tendre joie quand elle le reconnaît, et qu'enfin la douleur vient soudain se mêler à cette joie quand elle considère l'état déplorable et dangereux où elle voit Ulysse ; si l'on veut se donner la peine de suppléer avec cela les tons et les mouvements convenables, on accordera, si je ne me trompe, le premier degré à cette reconnaissance.
Que puis-je répondre à ceux qui ont dit que les deux premiers actes sont inférieurs aux derniers ? Je leur demanderai moi-même si ce n'est rien de marquer les divers caractères de tant de personnages, de développer leurs différents intérêts avec de l'ordre, de la netteté, et même de la passion ? Ne faut-il pas que la force distribuée avec économie aille ainsi toujours en augmentant ? Tout ce qui suit doit dépendre nécessairement de ce qui précède. Depuis que Pénélope a ouvert la scène, y a-t-il un vers qui n'ait rapport à Ulysse ? Il est vrai qu'il ne vient qu'au troisième acte, mais c'est par toutes les dispositions précédentes que son retour, si désiré et si longtemps attendu, excite dans l'assemblée ce transport et ces frémissements qui ne manquent point d'éclater dès qu'il paraît, et avant même qu'il ait parlé.
Pour ce qui est des plaintes continuelles de Pénélope auxquelles on a aussi voulu trouver à redire, je ne sais pas si, dans l'état où je la représente, elle peut faire autre chose que se plaindre. On la voit toujours égale à elle-même ; mais il me semble que ses plaintes, toujours variées selon les divers malheurs qu'elle éprouve incessamment, s'élèvent de degré en degré jusques au comble de la douleur. Qu'on examine la plupart des anciennes tragédies, surtout le Philoctète : ce n'est qu'une seule plainte depuis le commencement jusqu'à la fin. Et cependant, loin que cette uniformité ait paru blâmable chez les Grecs, elle a été estimée comme la plus grande marque de la force et de la fécondité du génie de Sophocle.
Mais si ces éclaircissements ne satisfont pas à de semblables objections, je n'insisterai plus, et je consentirai, si l'on veut, qu'elles soient reçues pour bonnes. Il y en a d'autres qui me touchent bien davantage, et auxquelles je serais bien fâché de ne pouvoir répondre. Je parle sur les reproches qu'on me pourrait faire devant des Juges dont je dois révérer l'autorité et les décisions. Je les supplie de me réserver un peu d'indulgence, et de ne condamner ni Pénélope ni moi sur la seule idée d'ouvrage de théâtre. Je ne veux point renouveler ici les questions si souvent agitées au sujet de la Tragédie, ni alléguer que son institution était moins pour divertir les hommes que pour les instruire. Que les grands Génies de l'antiquité ne songeaient à la rendre pathétique qu'afin de l'employer plus efficacement à réprimer les passions. Que le même Philosophe qui parmi les Anciens a donné les plus excellentes leçons de morale a donné les meilleures règles que nous ayons pour le théâtre ; et que parmi nous un Ministre qui avait de si grandes vues  et avait fait tant de réflexions sur la manière de conduire les hommes, s'appliquait à purifier le théâtre de tous les désordres qui y régnaient, et animait les meilleurs esprits à y mettre en pratique les leçons d'Aristote. En un mot, quelques raisons et quelques exemples dont je pusse me servir, je ne m'engage point dans ces questions générales ; je ne cherche de justification que sur ce qui me regarde en particulier. Il me doit bien suffire, sans porter mes prétentions plus loin, de voir excepter Pénélope de la censure, et qu'elle ne soit point condamnée par ceux qui ont droit de juger souverainement à mon égard. Elle a déjà des suffrages bien favorables. Un Prélat, qui est une des plus grandes lumières de l'Église et qui avait écrit lui-même contre le théâtre, m'a dit, après avoir entendu plusieurs fois lire Pénélope, qu'il ne craindrait pas de lui donner son approbation, la regardant comme un ouvrage utile pour les mœurs. Beaucoup de personnes également sages et habiles ont fait le même jugement, et j'ai la satisfaction de voir les témoignages que me rend ma conscience confirmés leur sentiment, et par celui du Public. J'en ai l'obligation à Homère,
Qui quid sit pulchrum, quid turpe, quid utile, quid non,
Plenius ac melius Chrysippo et Crantore dicit.*

Mon sujet m'a fourni l'idée de toutes les vertus qui font l'âme de la société civile, les devoirs d'un fidèle sujet envers son Roi, d'une illustre femme envers son mari, d'un fils généreux envers son père ; tout cela enchaîné par des événements et des reconnaissances qui naissent simplement et naturellement dans le cours de l'action et qui font toujours des impressions les plus vives et les plus touchantes.
J'ose donc espérer que Pénélope sera lue avec quelque plaisir, et même avec quelque sorte d'utilité. J'ajouterai encore que, tant qu'il y aura des Théâtres, ce serait faire tort au Public de confondre les écrivains qui n'ont dessein de plaire que par des exemples et des sentiments vertueux avec les auteurs qui pour de légers intérêts ou de vains applaudissements, ne craignent point d'entretenir des passions déréglées, ou de flatter la mollesse et la corruption.
Je n'ignorais pas que la plupart des spectateurs aiment des représentations : autorisent les faiblesses humaines qui excitent ces dangereuses passions dont les uns sont si ouvertement occupés, et dont les autres ont toujours le principe caché dans le coeur. J'ai bien voulu courir le risque de leur plaire moins. Je m'étais contenté de l'approbation d'un petit nombre choisi. Et je suis en droit de demander à ceux qui auraient trouvé par là cet ouvrage moins agréable qu'ils reconnaissent que j'ai principalement cherché à le rendre utile ; je crois même qu'il y en aura parmi eux d'assez justes pour me savoir gré de ma bonne intention.

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* Horace, Épîtres, I, 2, 3 : Sur le beau, le honteux, l'utile et leurs contraires, il en fit plus, et mieux, que Chrysippe et Crantor.


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