Quelques notes sur ULYSSE OU L'INTELLIGENCE essai de Gabriel Audisio (1900-1978) publié en 1945 |
Gabriel Audisio rappelle qu'Ulysse n'est pas un "héros" né d'un dieu ou d'une déesse. C'est un homme né d'un couple de paysans, un homme d'environ 45 ans quand il revient chez lui (et cet âge peut expliquer sa réserve devant la jeune Nausicaa). Physiquement on l'imagine pas très grand, solidement charpenté, doté de belles cuisses, à la fois fort et souple. Il a le teint brun, une barbe et une chevelure bouclée (Athéna lui fait tomber ses cheveux blonds en XIII, 431, puis lui rend une barbe bleu-noir en XVI, 176). Au moral c'est un homme doté de courage et de maîtrise de soi, ayant toutes les qualités d'un chef.
Gabriel Audisio rappelle que l'Ulysse de l'Odyssée est plus un paysan achéen qu'un marin. Il ne faut pas oublier que, sur les dix années, il en a passé huit dans le lit de Circé puis de Calypso et que son expérience de la mer se réduit à quelques traversées mouvementées. D'ailleurs ses compagnons sont d'étranges matelots qui, ayant échoué sur le rivage d'une île, se préoccupent aussitôt de se procurer de la viande fraîche, sans songer un instant à se mettre à pêcher. Et Ulysse ne se sent vraiment chez lui qu'en retrouvant ses prairies et sa ferme. En cela il appartient au monde méditerranéen, qui est un monde de cultivateurs et d'éleveurs avant d'être un monde de marins.
Et Gabriel Audisio développe ce thème d'un Ulysse parfait représentant de l'homme méditerranéen :
– C'est un homme du verbe, qui sait utiliser la voix, les mots pour convaincre l'autre.
– C'est un homme qui sait faire marcher de pair la réalité et la fiction issue de l'imagination, dans une sorte de rite servant à mettre l'autre à l'épreuve, par exemple lors de sa rencontre avec Laërte, puis avec Pénélope.
– Il ne redoute pas la mort en elle-même, mais l'absence de funérailles, de tombeau.
– Il est courageux devant le danger, mais n'a pas honte de paraître lâche, par exemple lorsqu'il fuit devant les Lestrygons.
– Il pense que ce qu'il fait hors de chez lui ne regarde pas sa femme ; mais il la respecte comme reine de son foyer et mère de ses enfants ; par une bienséance toute méditerranéenne, il ne la nomme pas quand, rarement, il en parle devant les autres.
On croit "excuser" Ulysse en disant qu'en agissant il ne fait que se soumettre à la volonté des dieux. Certes il couche avec Circé pour obtenir qu'elle délivre ses compagnons, mais, très humainement, il s'accommodera vite des plaisirs qu'elle lui donne. Il n'est pas vrai non plus qu'il est resté avec Calypso sous la contrainte : c'est à la fin de son séjour seulement qu'il soufrira d'être retenu loin d'Ithaque.
Pénélope est peut-être le personnage principal de l'épopée. C'est elle qui garde le foyer, la maison, la terre contre les prétendants. En l'absence du maître elle a la charge du sol et de la demeure, elle est la gardienne et la mère : l'aïeul est trop âgé pour occuper la place qui lui reviendrait naturellement et Télémaque est encore un adolescent qui n'a pas reçu en héritage l'autorité nécessaire pour "gouverner". Elle exerce donc un pouvoir qu'elle ne peut abandonner : accepter un nouveau mariage, dans son esprit, serait trahison. De sa part, il n'est pas question d'amour-passion et de jalousie. Elle sait que son Ulysse a pris beaucoup de libertés amoureuses, mais elle admet ces écarts qui se sont produits loin du foyer. Et Gabriel Audisio, après avoir finement analysé le récit des moments qui ont précédé leur nuit d'épousailles nouvelles, conclut que nous avons là "le premier en date des poèmes de l'amour congugal".
Capable de gouverner les autres, Ulysse sait se gouverner lui-même ; il sait rester maître de ses impulsions et refuser les tentations, celle du savoir proposé par les sirènes, celle de l'immortalité proposée par Calypso. Par ces refus, il affirme sa liberté.
Alors Gabriel Audisio entreprend de prendre la défense de son Ulysse contre les fausses accusations. Il remarque par exemple qu'on donne à la formule Ulysse "aux mille ruses" un sens péjoratif, alors que ce qu'on appelle "ruse" chez lui est le génie qu'il a de trouver les moyens de dénouer une situation, preuve d'une haute intelligence. Cette intelligence était d'ailleurs reconnue par les Grecs qui avaient recours à lui dès qu'il fallait entrer en négociations. Et, comme chef, il exerçait toujours une autorité réfléchie.
Après Homère, Ulysse n'a cessé d'être calomnié et Gabriel Audisio plaide sa cause dans les affaires qui l'opposèrent à Diomède, à Palamède, à Ajax, à Philoctète. Il commente particulièrement l'Ajax et le Philoctète de Sophocle, en montrant qu'Ulysse n'a été, dans ces circonstances, qu'un agent des dieux (plus tard Dante en fera, au contraire, un révolté contre les dieux).
Qu'Ulysse ait survécu par l'intelligence cela est évident, et toute sa légende se construit sur cette ingéniosité, qui le fait triompher finalement des obstacles semés sur sa route. Il connaît sans doute des périodes de découragement et de faiblesse. Il connaît même la peur, ce qui est humain plus que tout autre sentiment. L'Ulysse d'Homère est un homme, un homme de chair et de sang, un homme à qui rien n'a été épargné, mais un homme intelligent et sage, animé du paisible héroïsme de rester à la mesure d'un univers parfaitement humain. En cela il est, sans doute, le premier homme libre.