<== Retour


LA RECONNAISSANCE DÉFINIE PAR ARISTOTE (4e s. av. J.-C.) dans La Poétique


Remarque préalable : le propos d'Aristote porte principalement sur le théâtre, il parle des épopées d'Homère comme étant la matrice de toutes les formes poétiques, dont le théâtre, étant donné la forte proportion de dialogue dans le texte.

Œdipe roi, de Sophocle (5e s. av. J.-C.) est le modèle de tragédie pour les péripéties et la reconnaissance, ainsi que l'Orestie d'Eschyle et Iphigénie en Tauride d'Euripide.

(Les renvois à L'Odyssée sont en italiques et soulignés par nous)

Le texte, en version bilingue, est disponible sur le site de la Bibliotheca Classica Selecta
http://mercure.fltr.ucl.ac.be/Hodoi/concordances/aristote_poetique/lecture/default.htm

 

[11] CHAPITRE XI

I. La péripétie est un changement en sens contraire dans les faits qui s'accomplissent, comme nous l'avons dit précédemment, et nous ajouterons ici "selon la vraisemblance ou la nécessité."

II. C'est ainsi que, dans Oedipe un personnage vient avec la pensée de faire plaisir à Oedipe et de dissiper sa perplexité à l'endroit de sa mère ; puis, quand il lui a fait connaître qui il est, il produit l'effet contraire […].

III. La reconnaissance, c'est, comme son nom l'indique (Ἀναγνώρισις, ana-gnôrisis en grec), le passage de l'état d'ignorance à la connaissance, ou bien à un sentiment d'amitié ou de haine entre personnages désignés pour avoir du bonheur ou du malheur.

IV. La plus belle reconnaissance, c'est lorsque les péripéties se produisent simultanément, ce qui arrive dans Œdipe […]

VI. En effet, c'est cette sorte de reconnaissance et de péripétie qui excitera la pitié ou la terreur, sentiments inhérents aux actions de la tragédie.

[…] Maintenant, comme la reconnaissance est celle de certains personnages, il y en a une qui consiste en ce que l'un des deux seulement est reconnu, lorsque l'autre sait qui il est  ; d'autres fois, la reconnaissance est nécessairement réciproque. Par exemple, Iphigénie est reconnue d'Oreste, par suite de l'envoi de la lettre ; mais, pour que celui-ci le soit d'Iphigénie, il aura fallu encore une autre reconnaissance.

 IX. Il y a donc, à cet égard, deux parties dans la fable : la péripétie et la reconnaissance. Une troisième partie, c'est l'événement pathétique.

X.. L'événement pathétique, c'est une action destructive ou douloureuse; par exemple, les morts qui ont lieu manifestement, les souffrances, les blessures et toutes les autres choses de ce genre.

[16] CHAPITRE XVI

I. En quoi consiste la reconnaissance, on l'a dit plus haut. Quant aux formes de la reconnaissance, la première et celle qui emprunte le moins à l'art et qu'on emploie le plus souvent, faute de mieux, c'est la reconnaissance amenée par des signes.

II. Parmi les signes, les uns sont naturels, comme la lance que portent (sur le corps) les hommes nés de la terre, ou les étoiles que fait figurer Carcinus dans Thyeste. Les autres sont acquis et, parmi ces derniers, les uns sont appliqués sur le corps, comme, par exemple, les cicatrices; d'autres sont distincts du corps, ainsi les colliers, ou encore, comme dans Tyro, une petite barque.

 III. On peut faire un usage plus ou moins approprié de ces signes. Ainsi Ulysse, par le moyen de sa cicatrice, est reconnu d'une façon par sa nourrice, et d'une autre par les porchers.

IV. En effet, les reconnaissances obtenues à titre de preuve et toutes celles de cet ordre sont moins du ressort de l'art ; mais celles qui naissent d'une péripétie comme la reconnaissance qui a lieu dans la scène du bain, sont préférables.

V. La seconde forme comprend les reconnaissances inventées par le poète ; aussi ne sont-elles pas dépourvues d'art. Par exemple, Oreste, dans Iphigénie en Tauride, reconnaît sa sœur, puis est reconnu d'elle, car celle-ci le reconnaît par le moyen de la lettre ; mais Oreste, lui, dit ce que lui fait dire le poète, et non la fable […] car Oreste pouvait porter quelques objets sur lui

VI. La troisième forme, c'est la reconnaissance par souvenir, lorsqu'on se rend compte de la situation à la vue d'un objet. Telle est celle qui a lieu dans les Cypriens, de Dicéogène. A la vue du tableau, le personnage fond en larmes. Telle encore celle qui a lieu dans la demeure d'Alcinoüs d'après des paroles. Ulysse entend le cithariste; il se souvient et pleure ; de là, reconnaissance.

VII. La quatrième est celle qui se tire d'un raisonnement, comme dans les Choéphores. Quelqu'un qui  ressemble à Électre est venu ; or personne autre qu'Oreste ne lui ressemble ; donc, c'est lui qui est venu. Il est naturel que le raisonnement d'Oreste soit que sa sœur a été immolée et que le même sort lui arrive.[…].

VIII. Il y a aussi une certaine reconnaissance amenée par un faux raisonnement des spectateurs, comme, par exemple, dans Ulysse faux messager. Le personnage dit qu'il reconnaîtra l'arc, que pourtant il n'avait pas vu ; et le spectateur, se fondant sur cette reconnaissance à venir, aura fait un faux raisonnement.

IX. Le meilleur mode de reconnaissance est celui qui résulte des faits eux-mêmes, parce que, alors, la surprise a des causes naturelles, comme dans Œdipe roi, de Sophocle, et dans Iphigénie en Tauride, où il est naturel que celle-ci veuille adresser une lettre. Ces sortes de reconnaissance sont les seules qui aient lieu sans le secours de signes fictifs et de colliers; après celles-là viennent celles qui se tirent d'un raisonnement.

[17] CHAPITRE XVII

[…] VII. Dans les pièces dramatiques, les épisodes sont concis, mais l'épopée s'en sert pour se prolonger. Ainsi, le sujet de L'Odyssée est très limité. Un personnage étant absent pendant longues années et placé sous la surveillance de Neptune, se trouvant seul et les hôtes de sa demeure se comportant de telle sorte que sa fortune est dissipée par des prétendants, son fils est livré à leurs embûches et lui-même arrive plein d'indignation. Après en avoir reconnu quelques-uns, il tombe sur eux. Il est sauvé, et ses ennemis sont anéantis. Ce dernier trait est inhérent au sujet du drame, mais les autres sont des épisodes.

[24] CHAPITRE XXIV

I. II y a nécessairement autant d'espèces d'épopée que de tragédie ; car elle est nécessairement simple, complexe, morale ou pathétique. Elle a autant de parties, à part la mélopée et la mise en scène, car elle demande des péripéties, des reconnaissances  et des événements pathétiques ; elle exige aussi la beauté des pensées et du beau style. Tous ces éléments, Homère les a mis en usage et pour la première fois, et dans les conditions convenables.

II. En effet, chacun de ces deux poèmes constitue, L'Iliade une œuvre  simple et pathétique, L'Odyssée une œuvre  complexe - les reconnaissances s'y rencontrent partout, - et morale. De plus, par le style et par la pensée, il a surpassé tous les poètes.

III. Ce qui fait différer l'épopée (de la tragédie), c'est l'étendue de la composition et le mètre. La limite convenable de son étendue, nous l'avons indiquée : il faut que l'on puisse embrasser dans son ensemble le commencement et la fin.

IV. L'épopée a, pour développer son étendue, des ressources variées qui lui sont propres, attendu que, dans la tragédie, l'on ne peut représenter plusieurs actions dans le même moment, mais une seule partie à la fois est figurée sur la scène et par les acteurs; tandis que dans l'épopée, comme c'est un récit, on peut traiter en même temps plusieurs événements au moment où ils s'accomplissent. Quand ils sont bien dans le sujet, ils ajoutent de l'ampleur au poème; ils contribuent ainsi à lui donner de la magnificence, à transporter l'auditeur d'un lieu dans un autre et à jeter de la variété dans les épisodes.


Version PDF du texte précédent


<== Retour