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POSÉIDON ET LES ERRANCES D'ULYSSE

par Olivier ESTIEZ

texte extrait de l'exposition qui a eu lieu à la BNF en 2006


 

Si le sujet de l'Iliade est la colère d'Achille, l'Odyssée raconte la rancune de Poséidon contre Ulysse, qui a aveuglé son fils, le Cyclope Polyphème : le dieu voue à l'"homme aux mille ruses" une haine qui ne s'apaisera qu'après le retour à Ithaque, retour retardé sans cesse par de nouveaux obstacles. L'Odyssée montre les souffrances d'Ulysse persécuté par Poséidon : Éole, les Lestrygons, l'île de Circé, le pays des Cimmériens, les Sirènes, Charybde et Scylla, les vaches du Soleil, l'île de Calypso, les Phéaciens et Nausicaa. Tous ces épisodes ne sont que les conséquences malheureuses de l'erreur d'Ulysse et de la colère de Poséidon, qui s'exerce sur mer et sur terre, en dépit du courage des hommes et de la protection des autres dieux.

© Bibliothèque nationale de France

Ulysse et ses compagnons aveuglant Polyphème
Coupe laconienne, Sparte, vers 560-550 av. J.-C..
L'aveuglement du Cyclope est l'épisode de l'Odyssée qui apparaît, selon les monuments antiques qui nous sont parvenus, comme le premier à avoir été représenté. Dès le début du VIIe siècle, la scène figure sur des vases peints. La tendance à illustrer l'épisode non pas dans un seul de ses moments mais dans sa forme la plus complète possible, ce qu'on appelle une "représentation synthétique", est typique de la période archaïque.
Dans cette coupe du VIe siècle, on retrouve cette façon de condenser plusieurs scènes dans une seule image. Quatre personnages nus y pointent un épieu vers l'œil du Cyclope, assis sur un rocher, tenant dans chaque main une jambe humaine et buvant dans la coupe que lui tend le premier d'entre eux. Traditionnellement, Ulysse est représenté comme un homme barbu ; il serait donc placé à l'extrémité de l'épieu, position qui est celle que lui attribue Homère dans l'aveuglement de Polyphème. À l'exergue, un poisson rappelle que ce dernier est fils du dieu de la mer, Poséidon. La scène illustre parfaitement le chant IX de l'Odyssée en résumant trois passages: vers 287-346, Polyphème dévore plusieurs compagnons ; vers 346-370, il est enivré ; vers 375-400, il est aveuglé.


LA CAUSE DES ERRANCES D'ULYSSE

L'aveuglement du Cyclope Polyphème par Ulysse est l'un des plus célèbres épisodes de l'Odyssée. Il a inspiré bon nombre de poètes, parmi lesquels figure Euripide, auteur d'un drame satyrique, le Cyclope, que l'on a conservé. C'est aussi l'un des plus représentés dans les arts figuratifs grecs ; ce thème a même connu un succès certain à l'époque romaine, par des reliefs isolés mais surtout par des groupes monumentaux.
De fait, cet épisode spectaculaire a une importance dramatique cruciale dans l'Odyssée : toutes les épreuves d'Ulysse en découlent. C'est la mutilation infligée au Cyclope qui transforme un voyage de retour périlleux, certes, mais que des marins expérimentés pouvaient entreprendre avec quelque confiance, en quête surhumaine parsemée d'obstacles terrifiants, jalonnée de morts affreuses et de souffrances innombrables. À l'origine d'une errance de dix années, plus redoutable que les périls encourus sous les murs de Troie, une imprudence du roi d'Ithaque : prisonnier du brutal Cyclope, mangeur de chair humaine, buveur de vin non mêlé, être de pure violence qui ignore les lois de Zeus et les coutumes des hommes, Ulysse avait tout d'abord prétendu s'appeler Personne. Par cette ruse, il empêchait Polyphème de le désigner aux autres Cyclopes. Mais après avoir aveuglé le monstre pendant son sommeil en enfonçant un pieu d'olivier dans son œil, Ulysse, croyant avoir échappé à tout péril, voulut que le Cyclope sache qui l'avait berné : railleur, il lui révéla son véritable nom. Erreur aux terribles conséquences : le Cyclope put alors lancer une fatale malédiction, en sollicitant contre son ennemi toute la puissance de son père : "Écoute, Poséidon aux cheveux bleus, maître des terres ! Si je suis vraiment ton fils, toi qui prétends m'avoir fait, empêche de rentrer chez lui cet Ulysse, Fléau des villes !" (Odyssée, IX, 528-530.)

© Bibliothèque nationale de France

Vie des anciens mariniers
Figures d'Homère dessinées d'après l'antique, tome II : Odyssée, Johann Heinrich Wilhelm Tischbein (1751-1829) dessinateur, Christian Gottlob Heyne (1729-1812) auteur. Metz, 1801, d'après un original du IIe siècle av. J.-C.
À l'approche du soir, les mariniers des temps archaïques tiraient leurs navires sur la grève et passaient la nuit près d'un feu qui leur servait à préparer leurs repas. C'est ainsi que procèdent Ulysse et ses compagnons dans l'Odyssée.

 

© Bibliothèque nationale de France

Ulysse provoque le Cyclope qui a lancé un rocher sur son navire
Gravure à l'eau-forte, dans Les Travaux d'Ulysse, Theodor van Thulden (1606-1669?) graveur, Le Primatice (1504-1570) peintre, Niccolò dell' Abbate (1509-1571), peintre. Paris, Pierre Mariette, 1633.
Cette gravure illustre l'épisode du chant IX de l'Odyssée où Ulysse et ses compagnons réussissent à s'enfuir de l'antre du Cyclope Polyphème après l'avoir aveuglé. Ce dernier arrache de la falaise un rocher, qu'il s'apprête à lancer, de rage, sur le navire d'Ulysse. Curieusement, Polyphème est représenté avec deux yeux, contrairement à la tradition iconographique du Cyclope. Ulysse, reconnaissable à son casque, debout, les bras écartés, dans une attitude de défi, révèle son identité au Cyclope en lui criant son nom.

De ce moment date la haine inextinguible que Poséidon voue à Ulysse et, si l'on peut dire avec le Poète que le sujet de l'Iliade est la colère d'Achille, l'Odyssée pour sa part relate la rancune du dieu contre Ulysse, de son origine jusqu'à l'apaisement final, bien après qu'Ulysse a regagné Ithaque. Telle est l'implacable prophétie de Tirésias, interrogé par Ulysse au pays des morts : "Tu désires un doux retour, illustre Ulysse : un dieu va te l'aigrir. Car je ne pense pas que Poséidon oublie, son âme est pleine de rancune, il t'en veut d'avoir aveuglé l'un de ses fils." (Odyssée, XI, 100-103.)

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Sirène
Plaque d'applique décorative Étrurie, vers 520 av. J.-C.. Terre cuite à rehauts de peinture
La Sirène a le buste, le visage et les bras d'une femme, les ailes et les pattes d'un oiseau. Elle est vue de face, les pattes repliées sur son ventre, les bras grands ouverts posés sur les ailes, les maigres doigts écartés semblables à des griffes. Elle porte une courte tunique à manches, un collier de perles rouges et noires, un diadème. Les ailes sont décorées de petits plumetis noirs dans la partie au-dessus des bras et de longs traits alternativement rouges et noirs, encadrant des bandes claires, de la couleur de la terre, dans la partie inférieure, correspondant aux rémiges.

 

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Sirène aux ailes déployées
Support d'ustensile, Tarente, dernier quart du VIe siècle av. J.-C.. Bronze
Le motif de la Sirène a été souvent utilisé pour former les pieds de différents ustensiles ou meubles, tant dans l'art grec que dans l'art étrusque. Sur certains exemplaires, les pattes et le plumage sont clairement détaillés, tandis qu'ici seul est visible le buste féminin, ailé, qui repose sur une base en forme de griffe de lion. La position des ailes, ouvertes mais non déployées, est courante sur les Sirènes étrusques, plus rare sur les grecques.

 

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Scylla
Gourde à reliefs, Apulie, IVe siècle av. J.-C.. Terre cuite ; traces de peinture.
Chaque face est ornée du même décor en bas-relief moulé : Scylla, de face, brandit une courte épée de la main droite, le fourreau de la gauche. Elle a les traits d'une jeune femme séduisante, aux longs cheveux, parée d'un collier; mais son buste, nu, se poursuit par deux queues de poisson terminées par des têtes de dragon ; sa taille est ceinte de petites nageoires sous lesquelles apparaissent deux protomés de chien, puis deux autres nageoires ; au-dessous, deux dauphins affrontés.

Et, de fait, c'est par l'effet de l'acharnement de Poséidon qu'Ulysse rencontre Éole, qu'il aborde au pays des Lestrygons, dans l'île de Circé, et dans celle de Calypso, chez les Cimmériens et chez les Phéaciens, et qu'il affronte les Sirènes ou vient défier Charybde et Scylla. En définitive, deux figures dominent l'Odyssée : Ulysse, qui souffre, et Poséidon, qui le persécute.

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Poséidon
Athènes, vers 460 av. J.-C.. Amphore à col attique à figures rouges.
D'un côté est représenté Poséidon tenant un dauphin et un trident, de l'autre un jeune homme drapé; comme beaucoup de vases attiques du début du Ve siècle, celui-ci porte une inscription en l'honneur d'un jeune homme "KAΛOΣ MEΛHTOΣ" (le beau Mélêtos).

 


LE DIEU AUX LONGUES COLÈRES

Ulysse avait mal choisi son adversaire : ceux qui dans toute la Grèce honoraient Poséidon, et son culte était des plus anciens, craignaient sa puissance plus qu'ils ne récompensaient ses bienfaits. Les Phéaciens eux-mêmes, dont les navires enchantés échappaient aux tempêtes, se savaient menacés par sa colère, comme leur roi Alcinoos l'avouait à son hôte avant même de savoir qui il était : "Voici quelque avis qu'autrefois me donna Nausithoos mon père : Poséidon, disait-il, nous en voudrait un jour de notre renommée d'infaillibles passeurs et, lorsque rentrerait de quelque reconduite un solide croiseur du peuple phéacien, le dieu le briserait dans la brume des mers, puis couvrirait le bourg du grand mont qui l'encercle." (Odyssée, VIII, 564-569.)
Poséidon ne se laissait pas volontiers apaiser par les hommes. Sa haine pouvait ainsi s'étendre sur plusieurs générations, pour un outrage unique. Parce que Laomédon, grand-père d'Hector, avait osé lui résister, il fut le seul des dieux à refuser que le cadavre d'Hector, qui n'avait pourtant commis aucune faute envers lui, échappât à la fureur d'Achille. En vérité, le père de Polyphème, querelleur et toujours en conflit avec les autres habitants de l'Olympe, savait se faire craindre même des autres dieux.
Poséidon était en effet le seul à oser tenir tête à Zeus même si, selon Homère et contrairement à d'autres traditions, ce dernier était son aîné : "Je prétends, pour la force, l'emporter de beaucoup sur lui, tout aussi bien que je suis son aîné par la naissance. Mais il n'a, lui, nul scrupule en son cœur à me parler comme on parle à un pair, à moi, moi qui fais peur à tous les autres." (Iliade, XV, 165-167.)

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Le cyclope Polyphème égorgeant un compagnon d'Ulysse
Art romain, Ier siècle. Statuette en bronze
À partir de l'époque hellénistique et durant la période romaine, le Cyclope est généralement représenté selon un schéma iconographique conventionnel, inspiré d'un groupe sculpté de l'époque hellénistique, disparu, mais connu par plusieurs répliques.
Ulysse présente à boire à Polyphème, assis de trois quarts à gauche, tendant la main vers la coupe offerte et tenant le long de son côté gauche une victime pantelante. Polyphème, nu, barbu, chevelu, a souvent deux yeux aveugles ou endormis et, sur le haut du front, un troisième œil indiqué par une cavité en amande, comme sur la statue du Nymphée de Castel Gandolfo, de l'époque de Domitien. Ici, le troisième œil n'est pas indiqué, ce qui montre une humanisation de Polyphème, bien que, par ailleurs, le schéma reste conforme au modèle le plus courant.

Face à Poséidon, les bonnes relations qu'Ulysse entretenait avec les dieux, principalement avec le maître de l'Olympe et avec sa fille Athéna, n'étaient plus d'aucune utilité. Qu'un dieu s'en prît au protégé d'un autre dieu incitait généralement ce dernier à le défendre. Mais cette règle générale s'applique mal quand l'offensé est Poséidon : sa haine contre Ulysse est telle que nul ne peut s'y opposer. Athéna elle-même s'en excuse auprès de son cher Ulysse : "Je ne voulais pas combattre Poséidon, le frère de mon père, qui, l'âme pleine de rancune, t'en voulait d'avoir aveuglé l'un de ses fils." (Odyssée, XIII, 341-343.)
Zeus lui-même évoque devant Athéna le courroux de son frère : "Comment pourrais-je perdre souvenir d'Ulysse, le plus intelligent et le plus généreux des hommes pour les dieux immortels qui possèdent le ciel immense ? Mais Poséidon, Seigneur des Terres, lui en veut encore pour ce Cyclope dont il a crevé un œil, Polyphème l'égal des dieux, et le plus fort de sa race." (Odyssée, I, 65-69.)
Et lorsqu'avec le temps les dieux, prenant Ulysse en pitié, se résolvent à mettre fin à ses tourments, Poséidon résiste encore : "Malheur ! les dieux ont donc changé leur attitude envers Ulysse, quand j'étais en Éthiopie ! le voilà presque en terre phéacienne, où le destin, au comble de malheur qui l'attendait, l'arrachera ! Mais il aura encore, par ma foi, son poids d'ennuis !" (Odyssée, V, 286-290.)


ULYSSE AU ROYAUME DE POSÉIDON

La malchance d'Ulysse vient aussi de ce que la mer, chemin obligé du retour vers Ithaque, soit tout entière au pouvoir de Poséidon, en vertu d'un partage ancien qui remonte à l'organisation même du panthéon olympien et sur lequel il est impossible de revenir : "Le monde a été partagé en trois ; chacun a eu son apanage. J'ai obtenu pour moi, après tirage au sort, d'habiter la blanche mer à jamais ; Hadès a eu pour lot l'ombre brumeuse, Zeus le vaste ciel, en plein éther, en pleins nuages." (Iliade, XV, 189-192.)

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Neptune et Amphitrite
gravure d'après Bon Boullongne, 1718.

 

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Neptune
Série "Recueil d'estampes d'après les plus célèbres tableaux de la Galerie Royale de Dresde", dessin de Charles-François Hutin d'après Pierre Paul Rubens, gravé par Jean Daullé, 1752.
Neptune, sur son char tiré par des chevaux, ordonne aux vents de s'arrêter. Triton est en bas à gauche, trois Danaides en bas à droite,

Poséidon est donc le dieu d'un territoire avant d'être le dieu d'une fonction : moins un dieu de la mer et des marins qu'un dieu dont le pouvoir s'exerce sur la mer.
La puissance de Poséidon s'étend en effet à la surface de l'eau, mais aussi à tout ce qui se trouve sur elle. Il peut ainsi déclencher une tempête contre le radeau d'Ulysse : "Ce disant, il rallia les nuages, troubla la mer, trident en main ; des quatre coins de l'horizon il déchaîna les quatre vents, et couvrit de nuées la terre avec la mer ; du haut du ciel tomba la nuit. Notos, Euros, Zéphyre hurlant, Borée d'azur s'abattirent ensemble en soulevant d'énormes vagues." (Odyssée, V, 291-296.)
Enfin, le pouvoir de Poséidon s'exerce également dans les fonds abyssaux : "Il fait trois enjambées ; à la quatrième, il atteint son but, Ægès, où un palais illustre lui a été construit dans l'abîme marin, étincelant d'or, éternel. Aussitôt arrivé, il attelle à son char deux coursiers aux pieds de bronze et au vol prompt, dont le front porte une crinière d'or. Lui-même se vêt d'or, prend en main un fouet d'or façonné, puis, montant sur son char, pousse vers les flots. Les monstres de la mer le fêtent de leurs bonds." (Iliade, XIII, 20-27.)
Poséidon règne à la surface de la mer, sur l'air qui la couvre et dans ses profondeurs. Ulysse vogue indéfiniment sur le royaume de son pire ennemi et dans un univers contrôlé par lui…


POSÉIDON DIEU DE LA TERRE ET ÉBRANLEUR DU SOL

À son autorité absolue sur l'élément liquide, Poséidon ajoute une puissance qui porte bien au-delà des mers. Poséidon en effet n'est pas seulement un dieu marin. Il est aussi un dieu chtonien, un dieu de la terre, qui revendique haut et fort ses prérogatives héréditaires : "La terre pour nous trois est un bien commun, ainsi que le haut Olympe. Je n'entends pas dès lors vivre au gré de Zeus." (Iliade, XV, 193-194.)
Si l'étymologie de Poséidon, le nom du dieu, reste discutée, une hypothèse le rattache logiquement à la mer ; une autre, séduisante, en fait l'"époux de la terre". Poséidon est en effet le dieu sans lequel les murs ne peuvent tenir. Les Anciens, pour se concilier ses grâces, l'appelaient "le Stable" ou "le Teneur de fondations". Selon Homère, c'est Poséidon qui avec Apollon avait érigé les murs de Troie, du temps du père de Priam, Laomédon : "Tu ne te souviens même pas des maux que, seuls parmi les dieux, nous avons soufferts tous deux autour d'Ilion, quand nous sommes venus, sur l'ordre de Zeus, louer nos services à l'année chez le noble Laomédon, pour un salaire convenu. Il était notre maître, il nous donnait des ordres. J'ai alors, moi pour les Troyens, bâti autour de leur cité, une large et superbe muraille, qui rend leur ville inexpugnable." (Iliade, XXI, 441-447.)

 

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Poséidon s'apprête au combat
Vignettes pour Homère, cinquante gravures reliées en un volume illustrant l'Iliade et l'Odyssée,Isaac Taylor (1759-1829), graveur ; Thomas Stothard (1755-1834), peintre, Londres, F. J. Du Roveray, 1er octobre 1805.

Plus effrayant peut-être, Poséidon est à plusieurs reprises qualifié par Homère d'"ébranleur du sol". Cette épithète homérique est sans nul doute à mettre en rapport avec les tremblements de terre et les raz-de-marée : "Poséidon émeut la terre infinie et les hautes cimes des monts. Bases et sommets, l'Ida aux mille sources est tout ébranlé, et la cité des Troyens, et la flotte des Achéens." (Iliade, XX, 57-60.)
Les catastrophes naturelles qui ravageaient la Méditerranée lui étaient fréquemment attribuées, de même que l'activité volcanique était souvent rapportée à la présence de Cyclopes. Les Anciens se représentaient la terre comme une île entourée d'un océan, avec une mer intérieure. Dans cette vision spécifique du monde, on comprend que les pouvoirs de Poséidon sur mer comme sur terre soient considérables.

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Ulysse entre Charybde et Scylla
Médaillon contorniate Rome, fin du IVe siècle apr. J.-C.. Bronze.
Ce médaillon représente, à l'avers, l'empereur Trajan divinisé, lauré à droite avec la titulature DIVO NERVAE TRAIANO (au Divin Nerva Trajan) ; devant l'effigie du souverain est gravé un caducée en creux. Le revers représente Scylla, sous la forme que lui donne la tradition iconographique gréco-romaine : celle d'une belle femme dont le corps se termine par une ou plusieurs queue(s) de poisson et dont la taille porte des têtes de chiens féroces. Cette créature effrayante brise les navires et saisit les marins, qu'elle précipite dans les flots. Scylla tient dans la main un gouvernail, avec lequel elle assomme ses proies. Elle lutte ici contre le navire d'Ulysse, ce dernier dardant une lance vers le monstre, qui empoigne un compagnon du héros par les cheveux, alors que deux marins se débattent dans les vagues. À l'arrière de la scène apparaît le figuier qui surplombe le gouffre de Charybde, l'autre péril faisant face à Scylla, qui menace les marins le long des côtes siciliennes. Scylla est l'incarnation des courants et tourbillons du détroit de Messine, point de passage obligé et redouté des navigateurs antiques.

 

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Ulysse et les Sirènes
Lampe romaine, fin du IIe - début du IIIe siècle. Terre cuite, vernis rouge brun Italie.
Cette lampe, à bec long et anse verticale, est ornée en médaillon de la scène, très finement détaillée, d'Ulysse charmé par les Sirènes : le héros, reconnaissable à son bonnet et à sa tunique, est attaché, de face, au mât du navire mené par des rameurs et un pilote. Dans le fond, sur la côte rocheuse et boisée, les Sirènes, aux ailes et aux pattes d'oiseaux, jouent l'une de la lyre, la deuxième de la syrinx, la troisième de la double flûte. La lampe porte au dos la signature - SAECVL - d'un atelier italien très actif dans les années 175-225.

Poséidon a donc les moyens de poursuivre Ulysse de sa rancune après le retour du héros à Ithaque. Son autorité sur la terre ferme, cependant, n'est pas sans partage. Les autres dieux, qui n'osent intervenir dans son royaume, peuvent sur la terre porter secours à son ennemi. C'est ainsi qu'Athéna accueille Ulysse dès son arrivée à Ithaque. Et c'est sur la terre ferme qu'à l'issue d'une ultime épreuve Ulysse parvient à échapper à la rancune de Poséidon. Car, de même que l'Iliade commence par une terrible colère et s'achève sur un apaisement, de même l'Odyssée est aussi l'histoire d'un retour à l'ordre et à la paix. L'épopée ne s'achève pas, en effet, sur le massacre des prétendants. Une fois Ulysse rétabli dans sa royauté aux côtés de son père Laërte, de sa femme Pénélope et de son fils Télémaque, il doit encore accomplir une tâche que Tirésias lui avait prescrite de longue date : "[Tirésias] m'a ordonné d'aller de ville en ville par le monde, tenant entre mes mains ma bonne rame, jusqu'à ce que je trouve ceux qui ne connaissent pas la mer, et qui ne mêlent pas de sel aux aliments ; ils ne connaissent pas les navires fardés de rouge, ni les rames qui sont les ailes des navires. Ensuite il me donna le clair indice que voici : lorsque quelqu'un, croisant ma route, croira voir sur mon illustre épaule une pelle à vanner, alors il m'ordonna, plantant ma bonne rame en terre, d'offrir un sacrifice au seigneur Poséidon : bélier, taureau, verrat capable de couvrir les truies, puis de rentrer chez moi, d'offrir les saintes hécatombes aux Immortels qui possèdent le ciel immense, dans l'ordre rituel. Et la mort viendra me chercher hors de la mer, une très douce mort qui m'abattra affaibli par l'âge opulent ; le peuple autour de moi sera heureux. Voilà tout ce qu'il me prédit." (Odyssée, XXIII, 267-284.)
Guidé par la prophétie de Tirésias, Ulysse quitte l'univers de Poséidon et du Cyclope pour rejoindre le monde du blé (celui de la "pelle à grains"), de l'agriculture, des mangeurs de pain chers à Homère, de la vie en communauté ("au milieu des peuples fortunés"), toutes choses que le Cyclope ignorait et desquelles son père avait voulu priver Ulysse. Un sacrifice à Poséidon, enfin amadoué, marque ce retour à l'ordre et à la sérénité. Ulysse, cette fois, est définitivement passé du royaume inhumain de Poséidon aux terres accueillantes d'Athéna.


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