Terence Cave
L'ANAGNÔRISIS DANS L'ANTIQUITÉ
(traduit de l'anglais par Claire Malroux)
1- Présentation par Claude Mouchard (dans la revue Po&sie, n°106, 2004, p. 87-101)
"La reconnaissance (anagnôrisis) est indubitablement le moins respectable des termes de la poétique aristotélicienne. Mimesis, hamartia et catharsis sont matières sérieuses : on n'ira pas bien loin dans la critique littéraire si l'on ignore ce qu'elles sont...". Tels sont les premiers mots de l'introduction de Recognitions, A Study in Poetics (Clarendon Press - Oxford, 1988 – réédité en 2002). En revanche "le mot même d'anagnôrisis est moins familier" et la reconnaissance semble victime non seulement d'une certaine négligence, mais "d'un soupçon – voire d'un mépris – qui se laisse facilement déceler dans les réactions des critiques, d'Aristote à aujourd'hui, à l'égard des scènes de reconnaissance dans le drame et dans la fiction narrative."
C'est donc du "scandale" de la reconnaissance que part Terence Cave. Mais c'est aussitôt pour mieux déceler dans la reconnaissance une valeur épistémologique singulière. Il s'agirait "d'une manière de connaître... différente de la connaissance rationnelle". La reconnaissance, souligne Cave, "opère de façon subreptice, imprévisible, elliptique et souvent perverse, en s'attachant précisément à ces détails qui, d'un point de vue rationnel, semblent triviaux."
La vaste et savante enquête de Terence Cave, historique, est double : au fil des théories (d'Aristote à Frye ou Barthes) et à travers l'analyse de diverses œuvres (en lisant Shakespeare, Corneille, Racine, Goethe, Kleist, Balzac, Dickens, James, Conrad). Le livre est donc très fermement organisé en deux grandes parties : "La reconnaissance dans l'histoire de la poétique", "La reconnaissance en pratique". La division de l'ouvrage répond à un constat : on ne peut faire des théories la vérité des œuvres, on ne doit pas chercher à intégrer les unes et les autres dans de trop simples unités d'époques. A travers ses deux parties et tout en suivant, en chacune d'elles, un fil historique, le livre de Cave laisse jouer les divers exemples ou variantes – théoriques ou littéraires – de la reconnaissance les uns par rapport aux autres, comme le feraient, écrit Cave, "les personnages d'un drame plus ample et dont la structure reste obscure". Recognitions, à la faveur de sa très claire composition, foisonne d'aperçus, de rapprochements, d'analyses et d'exemples. C'est, pour reprendre le titre d'un autre ouvrage de Terence Cave (Cornucopia), une corne d'abondance. Les pages qu'on en a extraites pour les traduire ici n'en donnent pas une idée générale. On espère pouvoir proposer dans un prochain numéro de Po&sie un autre extrait de ce maître livre.
De Terence Cave, on peut lire, en français : Cornucopia, figures de l'abondance au XVIe siècle, Erasme, Rabelais, Ronsard, Montaigne (Macula, 1997), Pré-histoires : textes troublés au seuil de la modernité (Droz, 1999), Pré-histoires 2 : langues étrangères et troubles économiques au XVIe siècle (2001).
Les passages de La Poétique d'Aristote cités par Terence Cave sont donnés ici dans la traduction de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot (Seuil 1980), que l'on a parfois légèrement modifiée et où l'on a, ici et là (comme le fait Cave pour les traductions en anglais qu'il cite) inséré la transcription (entre parenthèses) de certains mots grecs.
Cl. Mouchard
2- Extrait (pages 88-95) de l'article de Terence Cave, Recognitions, A Study in Poetics, Clarendon Press - Oxford University Press, 1988. L'article complet (15 pages) peut être consulté et téléchargé à l'adresse :
<https://po-et-sie.fr/wp-content/uploads/2018/08/106_2004_p87_101.pdf>.
[…] La place bizarre du chapitre 16 sur l'anagnôrisis de la Poétique est un sujet de commentaire récurrent. Qu'elle soit justifiable au nom d'un ordre implicite ou que, à l'extrême opposé, on doive la considérer comme une interpolation tardive et peut-être fallacieuse ne nous concerne pas ici. Il n'en reste pas moins que, en tant que taxinomie des moyens entraînant la reconnaissance, ce chapitre offre une vision plus détaillée du sujet et qu'il présente avec le plus de force, pour les lecteurs de la littérature européenne, les propriétés (presque dans le sens d'accessoires que désigne le mot anglais stage-properties) d'une scène de reconnaissance. On voit d'emblée, de fait, qu'il s'agit bien du statut des moyens ou dispositifs : il n'est peut-être pas négligeable de constater que la célèbre attaque contre les dénouements entraînés par un deus ex machina figure dans le chapitre précédent. On peut grouper provisoirement les types comme suit :
1. les signes (sêmeia) : (a) congénitaux (taches de naissance), (b) acquis : sur le corps (cicatrices), (c) acquis: extérieurs (colliers et autres emblèmes);
2. les moyens forgés (pepoiêmena) par le poète (manifestations fortuites ou gratuites ne découlant pas des exigences de l'intrigue);
3. le souvenir (les réactions d'un personnage dont la mémoire est stimulée mènent à sa reconnaissance);
4. (a) par raisonnement ou déduction (sullogismos), (b) par faux raisonnement (paralogismos);
5. découlant de façon vraisemblable des incidents eux-mêmes.
Une hiérarchie de valeur est établie comme au chapitre 14 : le premier type est "le moins artistique" ; le dernier, dont sont expressément exclus les "signes inventés et les colliers", le meilleur, le raisonnement venant en second.
Des problèmes se posent ici à cause du recoupement possible de diverses catégories (le sullogismos ne peut-il procéder des signes ? la plupart des types, exception faite bien entendu du 2, ne peuvent-ils être motivés de façon vraisemblable par des incidents antérieurs ?) et à cause de l'interférence entre taxinomie et évaluation. Divers moyens de résoudre ces difficultés seront proposées à des époques plus récentes ; le nombre et la classification des types varieront considérablement. Néanmoins, la préférence pour l'enchaînement de cause à effet et pour le lien de l'anagnôrisis avec la peripeteia ("péripétie, coup de théâtre") en vue de créer la surprise demeure constante, de même que le choix d'Œdipe comme "meilleur" type.
Ce qui est particulier à ce chapitre, c'est d'abord que les exemples sont tirés de L'Odyssée, ou de pièces de théâtre basées sur les légendes concernant Ulysse (chapitre 16, 4-5). La cicatrice d'Ulysse devient, par son inclusion dans ce passage, un signe archétypal de reconnaissance ; la reconnaissance d'Ulysse au moyen du "souvenir" dans le palais d'Alcinoüs est aussi un topos qui a une résonance considérable. En second lieu, les appréciations vont susciter une masse énorme de commentaires sur la question de l'invention de moyens, de l'enchaînement arbitraire d'événements dans l'intrigue et de l'usage de procédés plus ou moins "artistiques". De fait, dès le début, le chapitre 16 rattache ces questions, et ce fermement, à l'anagnôrisis. Sauf dans quelques exemples parfaits, la reconnaissance est "contaminée" par association avec ce qui est "forgé" (par le poète), alors que dans des chapitres antérieurs la tragédie fondée sur la reconnaissance est la forme exemplaire de la tragédie même ; c'est comme si, avec l'intrusion de l'épopée, l'anagnôrisis avait en quelque sorte perdu son emprise – ou montré son jeu.
La question de ce qui est "forgé", avec ses connotations péjoratives, ne devrait cependant pas masquer le fait que le chapitre 16 de la Poétique porte aussi sur les modes de preuve et d'argumentation : il complète le propos épistémologique des chapitres 11 et 14 en indiquant, même sommairement, comment faire venir au jour une connaissance dissimulée ou supprimée et comment convaincre les personnages ou le public ou les deux de l'authenticité du changement dans le rapport de connaissance. Dans ces conditions, il n'est peut-être pas surprenant que des signes tels que les colliers (faciles à imiter, comme l'a fait remarquer le père de Chariclea) aient une faible priorité et un piètre statut en tant que preuves. De même, le quatrième type, avec son couplage antithétique de vraie et fausse déduction, reflète là encore les préoccupations du logicien, quoique les exemples donnés soient locaux et non une fonction de la structure de l'intrigue en général. Les commentateurs italiens manifesteront un intérêt marqué à l'égard de cette catégorie et en exploreront les possibilités dans des directions parfois imprévues. Quant au paralogismos, c'est sans conteste l'élément le plus obscur de la liste : la fausse déduction mène-t-elle à une fausse reconnaissance, ou une vraie reconnaissance procède-t-elle d'une série inadéquate ou défectueuse de prémisses ? La mention du public vise-t-elle à exclure une fausse déduction de la part des personnages ? Qu'est-ce que l'histoire d'Ulysse le faux messager, citée ici en exemple ? Est-ce Ulysse lui-même, évidemment déguisé, qui exploite le paralogisme, ou un autre personnage l'utilise-t-il avec succès pour convaincre le public (ou, pire, Pénélope) qu'il est Ulysse ? Les commentateurs s'efforcent avec ingéniosité de reconstruire l'intrigue de cette pièce perdue ; certains, comme nous le verrons, relient également le locus à un passage du chapitre 24 sur la façon dont les poètes (en particulier Homère) utilisent le paralogisme pour créer des effets de vraisemblance.
Ainsi, un chapitre qui pourrait sembler n'être que secondaire en ce qui concerne l'anagnôrisis ouvre-t-il une boîte de Pandore pleine de questions capitales sur la nature de la logique fictionnelle. À aucun autre endroit de la Poétique l'ambivalence de la reconnaissance n'est mise en relief de façon aussi frappante.
LA RECONNAISSANCE DANS L'ÉPOPÉE : L'ART DE DIRE DES MENSONGES
À certains égards, il paraît superflu et même erroné de séparer la reconnaissance dans l'épopée de la reconnaissance dans la tragédie. Pour Aristote, l'épopée diffère de la tragédie par l'usage qu'elle fait de la narration, par opposition au mode dramatique, par sa longueur et sa métrique ; pour ce qui est de l'intrigue, les principales caractéristiques sont les mêmes. La distinction entre simple (L'Iliade) et complexe (L'Odyssée) reste valable, et avec elle les caractéristiques de l'intrigue complexe, la peripeteia et l'anagnôrisis (chapitre 24, 1-3). Réciproquement, L'Odyssée fournit des exemples de deux des modes de reconnaissance mentionnés au chapitre 16 de la Poétique, où la tragédie est le sujet apparent. On peut donc en déduire que l'essentiel de ce que dit Aristote de l'anagnôrisis dans la tragédie peut s'appliquer à l'épopée.
Pourtant le chapitre 24 de la Poétique soulève un nouveau problème spécifique – le maniement par le poète du non vraisemblable et du "merveilleux" – dans le contexte de l'épopée. De plus, les scolies de l'antiquité tardive et le commentaire d'Eustathe sur L'Odyssée s'inspirent de la notion aristotélicienne de l'anagnôrisis et apportent ainsi d'autres témoignages d'interprétations anciennes qui viennent compléter celle de la Poétique elle-même. La question de l'anagnôrisis dans l'épopée prend ainsi un caractère particulier dans la tradition de la poétique : Ulysse rejoint Oedipe comme exemple. L'intrigue de L'Odyssée est qualifiée de complexe parce qu'elle comporte "de la reconnaissance d'un bout à l'autre" (chapitre 24, 13). L'analogie avec la tragédie se retrouve ici, en particulier si l'on regroupe les divers épisodes au cours desquels Ulysse est reconnu après son retour à Ithaque. Les scolies disent qu'Aristote a commenté cette succession de faits et sa logique, peut-être dans les Problèmes homériques, et elles voient elles-mêmes dans ces scènes une succession d'événements ingénieusement concertée, un passage progressif de l'ignorance à la connaissance de l'identité d'Ulysse. Bien qu'il n'y ait pas de "renversement" unique, modifiant simultanément tous les rapports, il est clair que l'anagnôrisis et la peripeteia se sont généralisées entre le retour d'Ulysse à Ithaque et sa reconnaissance par Pénélope. Par ailleurs, cet enchaînement de faits même frappe par la multiplicité et la diversité des manières dont s'effectue l'anagnôrisis : Eustathe emploie les adjectifs poikilos ("multicolore, varié", et aussi "complexe, rusé") et polutropos ("varié, ingénieux, rusé") pour le souligner. En outre, on relève dans L'Odyssée plusieurs autres scènes de reconnaissance qui ont eu lieu auparavant, tel l'épisode cité au chapitre 16, dans lequel Ulysse se voit reconnu dans le palais d'Alcinoüs. (Les autres comprennent la reconnaissance de Pallas Athénè par Télémaque dans le chapitre 1 de L'Odyssée, et la reconnaissance de Télémaque par Hélène et Ménélas.) La tradition aristotélicienne, par conséquent, considère l'anagnôrisis dans l'épopée comme diverse et astucieusement élaborée.
[…] C'est au milieu de cette analyse (chapitre 24, 18) que se trouve précisée la valeur du «paralogisme» en poésie. Homère, déclare Aristote, est maître dans l'art de dire des mensonges, le "mensonge" étant une rupture de la logique narrative, une tromperie pratiquée à l'égard du lecteur. Le paralogisme est le moyen qui permet de faire passer le mensonge ; il est défini comme un argument incitant fallacieusement le lecteur à déduire la vérité d'un antécédent de la vérité du conséquent ; ou, pour dire les choses autrement, à croire que si p implique q, la présence de q implique celle de p. Un épisode du "Bain" (Odyssée XIX) est cité en exemple. Aucune précision n'est fournie, mais la plupart des commentateurs de la Renaissance et néoclassiques supposent qu'Aristote songe à la scène où Ulysse abuse Pénélope en lui contant une histoire convaincante dans le détail mais fondée sur une fausse identité ; elle croit, puisqu'il décrit correctement la tenue d'Ulysse, que le reste du récit de l'"étranger" est vrai et que, par conséquent, il n'est pas Ulysse.
Il s'agirait donc d'une fausse reconnaissance, ou plutôt d'un moyen d'empêcher une vraie reconnaissance. Toutefois, les scolies rapportent qu'Aristote aurait critiqué ailleurs la scène où Euryclée reconnaît Ulysse parce que "si l'on en croit le poète, à ce compte-là, toute personne ayant une cicatrice est Ulysse". Bien qu'Aristote loue cette scène au chapitre 16 de la Poétique, l'éloge est mitigé du fait qu'il parle d'une utilisation meilleure plutôt que moins bonne des "signes" concrets, signes qui figurent au bas de son échelle de valeurs : de tels signes peuvent amener les crédules à tirer des conclusions hâtives et fausses. Si donc la scène de la "cicatrice" était pour Aristote un exemple de paralogisme, il est possible que la mention au 24, 18 du "Bain" renvoie à cette scène, non à la tromperie exercée par Ulysse aux dépens de Pénélope, la différence étant, bien entendu, qu'ici la reconnaissance est "vraie" pour les personnages et n'est un mensonge qu'au sens où elle est une fiction. Quelle que soit l'interprétation "correcte", paralogisme et anagnôrisis semblent avoir partie liée, et leur statut commun fait problème. Le logicien dédaigne la déduction fausse d'Euryclée, l'interprète de la poétique considère ce genre de déduction comme un aspect fondamental de l'art de la fiction.
On se souviendra que, dans toute l'analyse de la tragédie, la condition de "nécessité" ou de «"vraisemblance" revient avec insistance ; il importe avant tout que la succession des incidents qui constitue l'intrigue suive la règle non du post hoc mais du propter hoc. D'autre part, il est de la nature de l'intrigue complexe qu'un élément de logique narrative enfoui (ou à demi enfoui) produise un effet contraire à la détermination apparente de l'action ; une imperfection dans la vraisemblance de la suite des événements "en surface" est démasquée. Le chapitre 24 de la Poétique semble inverser cette analyse : c'est l'imperfection qui est maintenant déguisée. L'anagnôrisis épique sanctionne la fausse logique ; pourtant ici l'épopée n'est qu'un cas particulier de la poésie dans son ensemble. Peut-être est-il plus difficile de faire passer le paralogisme au théâtre, mais 16, 10 suggère que c'est possible, et la préférence donnée aux "impossibilités vraisemblables" plutôt qu'aux "possibles invraisemblances" (chapitre 25, 27) ne se limite visiblement pas à l'épopée. Le paralogisme est donc la suprême astuce pour abuser autrui. Il permet à la charade de l'"action déductive", de la motivation narrative, d'aboutir à un renversement surprenant que le public accepte comme logique bien qu'il soit fondé sur un sophisme.
Il est heureux que la fiction puisse éviter les questions embarrassantes que l'on poserait en pareilles circonstances dans la réalité. Et si Ulysse était un faux messager, un espion bien équipé ou un escroc ? Et si Œdipe n'était pas l'assassin de Laïos (la preuve n'est qu'indirecte), ou s'il était un autre bébé que des bergers incompétents ou malins auraient substitué à Œdipe ? Les commentateurs d'Aristote n'explorent pas de tels scandales; ceux-ci ne font leur apparition, pourrait-on dire, que dans la théorie critique moderne. Mais il vaut la peine de noter au moins que le problème naît de la confrontation de l'argumentation philosophique avec des fictions improbables. L'anagnôrisis ne peut être complètement assimilée à la logique : chercher à la plier aux besoins de la cause engendre des gauchissements et des ruptures, des paradoxes et des paralogismes.
Dans l'analyse de l'anagnôrisis dramatique, les effets de surprise sont certes importants, mais ils ne sont mentionnés qu'en passant. La liberté plus grande accordée à l'épopée au chapitre 24 éclaire davantage la question et révèle l'aspect problématique indiqué plus haut. Il est frappant que les scolies insistent en particulier sur l'ekplêxis comme effet produit à la fois dans et par la narration dans L'Odyssée. Un bref exposé de leurs commentaires nous ramènera, sous un autre angle, à la question du chapitre 24, 18.2 Les connotations d'ekplêxis sont nombreuses. "Surprise" est un équivalent fade et à bien des égards trompeur, bien qu'on le trouve souvent dans les traductions. Liddell et Scott proposent "peur panique", "consternation" (et, pour l'adjectif ekplêtikos, "stupéfiant", "qui frappe de terreur") : ces sens suggèrent un lien avec la "peur" de la célèbre formule "pitié et frayeur" d'Aristote. De même que l'effet produit par to thaumaston (qui peut cependant être dans certains contextes un proche synonyme de ekplêsis), il indique l'effroi et la stupeur, mais connote aussi l'effet soudain de l'événement prodigieux.
Les scoliastes s'emparent du mot et l'associent aux scènes de reconnaissance de L'Odyssée. Cependant, ils l'appliquent à l'effet de ces scènes non seulement sur le lecteur, mais aussi sur les personnages, comme dans cette glose sur le passage où Télémaque va voir Ménélas et fond en larmes quand celui-ci évoque par mégarde l'absence d'Ulysse :
"[Homère] a donné à Ménélas l'occasion d'un type inédit de reconnaissance. Car selon le schéma habituel, lorsqu'une personne pose une question, l'autre répond qu'il est le fils d'Ulysse, comme cela se passe lors de la visite à Nestor. Or cette scène implique une sorte de renversement (peripeteia), lorsque le jeune homme fond en larmes au souvenir d'Ulysse et que Ménélas vient à soupçonner la vérité. Ainsi le "choc émotionnel" (ekplêxis) éprouvé par le jeune homme donne-t-il à Ménélas l'occasion de faire son discours",
selon Richardson (qui fait remarquer le lien entre "l'impact émotionnel sur les personnages" et "l'effet dramatique produit sur le public").
C'est là, bien entendu, la "reconnaissance par le souvenir" d'Aristote et l'épisode annonce la reconnaissance d'Ulysse lui-même au palais d'Alcinoüs. Eustathe remarque ce lien et, de même que d'autres commentateurs appartenant à cette tradition, il attire l'attention sur la réaction émotionnelle des personnages, réaction provoquée par un mélange de souvenir et de reconnaissance. La "reconnaissance" prend souvent la forme d'un récit : Ulysse pleure en entendant Demodocus chanter ses exploits à Troie et se met lui-même, une fois reconnu, à faire le récit de ses errances; tout le diptyque Iliade-Odyssée est ainsi présent en germe dans cette reconnaissance au moyen du souvenir. Les personnages ici et ailleurs jouent le rôle de conteurs et d'auditeurs; bien qu'ils soient évidemment plus concernés par le récit et ses effets que le narrateur ou le public de L'Odyssée elle-même, les scoliastes semblent avoir perçu que leur comportement fournit un modèle pour assurer l'impact d'une puissante narration.
Une analogie similaire ressort de certaines gloses sur la série de reconnaissances après le retour d'Ulysse à Ithaque, où les scoliastes cherchent à expliquer pourquoi la reconnaissance d'Ulysse par Pénélope et Laërte est retardée. Entre autres raisons, ils suggèrent qu'Homère recherche "l'inattendu" (to paradoxon – manifestement "surprise" pour les personnages, mais pas de véritable surprise pour le lecteur, simplement un effet de "choc") et veut que ces reconnaissances soient "saisissantes" (ekplêktikai). Les précédentes raisons de retardement sont attribuées à Ulysse, qui avait sa stratégie pour confondre les prétendants, et il se peut bien que les scoliastes aient vu en lui un substitut d'Homère créant les effets de surprise et de choc à sa place. C'est indubitablement Ulysse qui invente une histoire vraisemblable pour déjouer les pressentiments de Pénélope et qui provoque sa reconnaissance par Laërte d'une façon analogue.
On a déjà remarqué qu'Eustathe, en parlant des différents genres de scènes de reconnaissance dans L'Odyssée, emploie l'adjectif polutropos. C'est évidemment là l'épithète utilisée pour caractériser Ulysse dès le premier vers du poème, ce qu'Eustathe ne pouvait guère ignorer. Les reconnaissances sont aussi multiples, variées et ingénieuses qu'Ulysse lui-même, qui raconte notoirement des histoires (dans les deux sens de l'expression) et sait sans aucun doute comment organiser une reconnaissance. Eustathe n'aurait eu qu'à franchir un pas pour faire explicitement d'Ulysse une personnification de la stratégie narrative. Et c'est ici le moment de se rappeler le chapitre 24, 8. Si l'allusion au "Bain" est censée désigner le récit vraisemblable mais fallacieux qu'Ulysse fait à Pénélope, Aristote a vu dans L'Odyssée un exemple de ce qu'on nomme aujourd'hui la mise en abyme. Dans une narration probablement destinée à convaincre le lecteur au moyen d'un paralogisme déguisé en vraisemblance, on observe un personnage déguisé qui en convainc un autre au moyen d'une fiction vraisemblable (dans laquelle lui-même, pour organiser l'effet, apparaît en retrait).
Les énoncés de cette analyse ne sont pas (une fois de plus) tout à fait ceux des commentateurs classiques, et les preuves ne sont pas toutes irrécusables. Mais il y a néanmoins, semble-t-il, de bonnes raisons d'affirmer que, dans la tradition aristotélicienne de l'antiquité, l'anagnôrisis n'est pas seulement un trait structurel des poèmes épiques et tragiques. C'est aussi un foyer de réflexions sur la façon dont les fictions se constituent, la façon dont elles jouent avec le lecteur et dont le lecteur les reçoit, sur leurs caractéristiques en tant que fictions – mensonge, déguisement, supercherie, "suspense" ou retardement, la création d'effets de surprise et de choc, etc. Les commentateurs sont conduits presque sans le vouloir à ces réflexions par l'imbrication dans L'Odyssée d'exemples d'"histoires qu'on raconte", par la possibilité de voir Ulysse comme un narrateur, sans nul doute habilement déguisé, de substitution. Et ces histoires sont, de façon caractéristique, par leur contenu ou leur effet, des histoires de reconnaissance. Il apparaît déjà que l'anagnôrisis peut devenir, pour peu qu'on mette légèrement l'accent sur elle, la figure de la poétique dans son ensemble.
T. Cave