LES MÉTAMORPHOSES
Atelier Guillaume-Budé 2022-2023
Séance 1 – L'humanité à l'épreuve de la transformation : introduction, présentation, problématiques
par Pierre-Alain CALTOT
Pour ouvrir notre cycle d'ateliers consacrés aux métamorphoses, je propose d'envisager quelques aspects révélateurs de ces dernières, que la comparaison entre l'épisode de Narcisse chez Ovide et la mode du selfie pourra bien mettre en valeur.
Waterhouse, Echo et Narcisse
LA MÉTAMORPHOSE DE NARCISSE DANS LE TEXTE D'OVIDE.
Ovide souligne l'importance de plusieurs étapes décisives dans la métamorphose de ce jeune homme en fleur, le narcisse, qui révèlent quelques grands aspects généraux de son poème des métamorphoses. Narcisse se condamne à la mort, victime de rester captif de sa propre image à force de contempler son reflet dans l'onde d'une source. Vénus, éprise du jeune homme, lui assure une nouvelle vie sous une forme végétale, au prix d'un changement d'espèce et d'identité.
Or, de tout l'épisode, la métamorphose n'existe pas, elle se résout en moins de deux vers à la toute fin du passage : "ce qu'on découvre à la place de son corps, c'est une fleur couleur de safran dont le centre est entouré de blancs pétales" (Métamorphoses, III, 509-510).
En quelque sorte, le passage vaut donc moins pour la métamorphose elle-même que pour le processus qui y conduit. G. Lafaye a pu ainsi suggérer que ce n'était pas la métamorphose en elle-même qui intéressait Ovide. Mais il convient d'envisager que la métamorphose est une étape d'un processus plus englobant, impliquant de réfléchir comment Narcisse disparaît à lui-même. Et, de ce point de vue, la métamorphose constitue la seule issue possible pour un personnage dont le rapport amoureux est problématique, dans la mesure où il est incapable de se tourner vers autrui : il est prisonnier de lui-même, il est "pure identité", selon le mot d'Hélène Vial. De fait, tel est bien le problème de Narcisse, il ne laisse pas la place à l'altérité, il est une identité auto-suffisante.
Ajoutons, en arrière-plan, que cette problématique de la métamorphose s'inscrit donc dans une réflexion plus large de la part d'Ovide qui, poète de l'amour, a scruté dans ses premières œuvres élégiaques la question de l'amour et ses diverses modalités.
Revenons sur la métamorphose comme issue inépuisable dans ses variations potentielle, proposée par Ovide : que peut devenir le jeune homme, condamné à s'aimer lui-même et prisonnier de sa propre identité. Trois jalons conduisent le lecteur à cette fin irrémédiable et Narcisse à sa propre métamorphose.
1) À l'ouverture de l'épisode, la mère de Narcisse demande si la vie de son fils sera longue et l'oracle répond positivement en apportant une condition, "si se non nouerit" (Métamorphoses, III, 348), "à la condition qu'il ne se connaisse pas".
==> De manière intéressante, l'oracle focalise l'attention sur l'enjeu capital des Métamorphoses : il s'agit toujours d'apprendre à se connaître, et ce quelles qu'en soient les modalités – on pense à la douloureuse connaissance de soi qu'implique le parcours d'Œdipe, révélée également à l'oracle de Delphes. L'enjeu pour le personnage mythologique est de facto de parvenir à une juste connaissance de soi.
Noscere (connaître) fait l'objet ici d'une latence de signification intéressante, dans la mesure où le verbe suppose la superposition de "se connaître" et de "se voir". Dans une forme de lecture platonicienne, la vision est bien une voie d'accès à la connaissance, mais à une connaissance qui est problématique : en se connaissant, le jeune homme découvrira qu'il est extérieur à l'humanité. Se connaître implique une juste adéquation, ou une parfaite superposition, entre l'essence et l'apparence. Or le mythe de Narcisse consiste justement à installer une crise dans l'association de l'essence et de l'apparence, qu'incarne symboliquement la prise au piège du jeune homme par son propre reflet.==> Mais il y a plus, l'enjeu de connaissance relève en effet de la gageure dans le cas de Narcisse car il s'agit moins de connaître que de se connaître. L'emploi du verbe avec pronominalisation (se noscere : se connaître) annonce ainsi un motif récurrent dans tout le passage où le jeune homme doit faire l'expérience de lui-même, et parvenir à la juste connaissance de soi. L'enjeu transcende le mythe et révèle un impératif commun pour l'humaine condition, fût-il impossible à atteindre. Tel est en tout cas ce que révèle la suite du mythe.
2) Le deuxième épisode est évidemment le moment de la contemplation où Narcisse, saisi par son propre reflet, tombe sous le charme de ce dernier, qui n'est autre que lui-même ! En voyant ce reflet, Ovide souligne que "adstupet ipse sibi" (Métamorphoses, III, 418), "il est saisi en personne par lui-même".
==> Narcisse est "pure identité", selon Hélène Vial, il est donc prisonnier de lui-même : l'expression ovidienne le traduit de manière frappante par la saturation du personnage dans l'expression qui est en position sujet (ipse) et objet (sibi) : tout renvoie à lui-même. L'expression traduit ainsi de manière frappante que le personnage est son propre horizon et qu'il ne peut se dépasser lui-même. Il est plein de son ipséité. Ajoutons que de manière suggestive Ovide associe le mythe de Narcisse à celui d'Écho, la nymphe éperdument amoureuse de Narcisse et condamnée à ne pas en être aimée en retour : elle est, quant à elle, "pure altérité", dans la mesure où elle n'est plus capable de se saisir du uerbum, la parole, mais ne peut que répéter le discours d'autrui. Pure identité et pure altérité sont associées par Ovide, sous l'emblème des deux personnages, pour mieux condamner ces deux rapports à l'amour, présentés comme problématique ou défectueux.
==> Face à lui-même, Narcisse éprouve le sentiment du stupor (verbe adstupere), qui caractérise plusieurs personnages ovidiens, comme Actéon. La violence de ce verbe en latin traduit la perte des facultés rationnelles devant l'importance d'une faculté sensible, en l'occurrence la sidération que provoque la vision de sa propre beauté. Dans son sémantisme même, le stupor désigne une émotion dont la violence submerge celui qui l'éprouve en le réduisant au silence.
3) Enfin, cette contemplation autotélique, contraire au principe même de l'altérité amoureuse, chantée par Ovide dans son œuvre élégiaque, conduit Narcisse à la mort : "Perque oculos perit ipse suos" (Métamorphoses, III, 440) : il périt à travers / devant ses propres yeux ».
Narcisse ne sait pas aimer car il n'aime que lui-même, il est coupable de son propre envoutement et, pour cela, se trouve condamné à mort. L'ipséité caractéristique du personnage est à nouveau suggérée par la répétition, dans ce passage décisif, d'ipse. Narcisse est donc "pure identité", ou pourrait-on ajouter "pure ipséité". Intéressante dans ce passage est l'expression per oculos suos qui signifie à la fois
– devant ses yeux : Narcisse meurt devant ses propres yeux et il connaît la faculté, rare, d'assister à sa propre mort – de ce point de vue, il acquiert une juste connaissance de lui-même par l'expérience de la mortalité – et ce parce que son regard lui permet de voir la mort de son reflet, en même temps que la sienne.
–
par / au moyen de ses yeux : ce sont les yeux, ou plus exactement le regard de Narcisse, qui le perdent, car c'est sa propre vue qui l'enferme en lui-même et flatte sa propre déviance. C'est ainsi, avec ce passage, que se trouve résolu l'oracle, énoncé au début de l'épisode : en se voyant, Narcisse se connaît effectivement, et alors il se perd.
Dès lors, il semble bien que ce soit moins la métamorphose en elle-même que le processus qui y conduit qui soit l'enjeu principal pour Ovide : elle révèle en effet un rapport problématique de Narcisse à lui-même et un ajustement incorrect à sa propre personne.
UN PROLONGEMENT POSSIBLE À LA MÉTAMORPHOSE DE NARCISE, LE SELFIE.
Article de La Croix (Père Franck Stéphane Yapi).
On peut, désormais, grâce à un portable se photographier, en toutes circonstances. Une façon d'attester de sa présence dans tel lieu, en telle occasion, une façon de montrer aux autres que l'on vit intensément, car ces photos, aussitôt prises, sont expédiées sur les réseaux sociaux. Chaque jour, un nombre incalculable de photos sont ainsi échangées à travers le monde. Les photos les plus envoyées sont les "selfies", c'est-à-dire les photos de soi prises par soi-même : on y est à la fois sujet et objet de sa représentation, capteur et capté.
Devant un tel succès, nous nous sommes demandé si le "Narcisse" moderne pourrait cette fois éviter la noyade. On sait aussi que Freud utilise le mot "narcissisme" pour désigner l'amour du sujet pour sa propre personne. Mais c'est aujourd'hui le récent succès des "selfies" qui nous semble donner une résurrection à ce mythe. La mode se répand partout, les hommes et les femmes politiques s'adonnent à ce phénomène de même que les prêtres et séminaristes qui sont, eux-aussi, atteints par cette "selfiemania", qui envahit les réseaux sociaux.
Les abonnés des réseaux sociaux sont-ils les nouveaux "Narcisses" ? Les selfies enferment-ils leurs auteurs dans leur égocentrisme ou bien les ouvrent-ils à une nouvelle forme de communication ? Le phénomène selfie a fait émerger une nouvelle forme de lien social où le JE occupe une place centrale dans une société devenue hyper individualiste et néo-narcissique.
QUELQUES ENJEUX PROBLÉMATIQUES AUTOUR DES MÉTAMORPHOSES.
Après être entrés dans le texte des métamorphoses avec Narcisse, dans les enjeux particuliers à ce passage et dans une première découverte de la poétique d'Ovide, envisageons quelques grandes questions problématiques qui nous aideront à interroger les textes que nous découvrirons d'atelier en atelier.
1- Qu'appelle-t-on métamorphose ?
– Changements de règne (passage de l'humain dans l'un des trois règnes animal, végétal, minéral) cf Narcisse en fleur et Daphné en laurier ; Lycaon en loup et les compagnons d'Ulysse en cochon ; Niobé en pierre…
– Changements de nature (sexe : homme/femme) ou d'essence (hommes/dieux). Cas particulier de divinisation et d'apothéose qui concerne une partie des personnages ovidiens : Romulus et Hersilie, Hercule, César avec le cas particulier de César qui connaît une double métamorphose, de l'homme en fieu (apothéose) et de l'homme en astre (catastérisme), selon une rencontre originale du mythique et de l'historique.
– Changement anthropologique dans le cas du passage de la vie à la mort et surtout dans l'hypothèse d'une autre vie après la mort. C'est la problématique posée par la résurrection ou la réincarnation. Les Anciens posent la question de la métempsychose (croyances antiques de retour à la vie de l'âme : Pythagore, Platon et le mythe d'Er dans le dernier livre de la République) ou de la métensomatose (changement de corps).
2- Axiologie de la métamorphose : on peut ainsi distinguer les métamorphoses actives et passives, en fonction de qui décide de la métamorphose. Cela pose le problème surnaturel du rapport aux dieux (enjeux métaphysiques du rapport au divin) et le problème littéraire du traitement du merveilleux.
Les principaux agents à l'origine de la métamorphose sont les dieux ou les mortels doués de pouvoirs supra-humains, comme les sorcières (Circé). Cas intéressant de Narcisse qui est lui-même l'agent de sa propre métamorphose.
3- Signification de la métamorphose. Ovide présente des métamorphoses qui sont des punitions (Souvent un rapport à l'hybris, comme pour Lycaon, Phaéton…) et d'autres qui sont des délivrances ou répondent à des prières (cf Daphné)
––> Valeurs positive ou négative de la métamorphose.
4- Durée de la métamorphose : une étape ou situation irréversible ?
Chemin initiatique de la métamorphose (une route du progrès intérieur et de l'accomplissement d'une intériorité) : cf Lucius dans l'Ane d'or d'Apulée qui connaît une métamorphose ponctuelle en âne avant de redevenir humain.
On peut se demander de ce point de vue si le genre romanesque qui trouve l'une de ses premières attestations avec Apulée n'est pas toujours le récit de la métamorphose du protagoniste ?
Question d'ouverture : la métamorphose fait-elle changer de nature ou permet-elle à celui qui la subit de retrouver sa véritable nature ?
Présentation du thème en quatre temps :
• Adolescence, adulescence, sénescence [C. Malissard]
• La
part des éléments : gros plan sur le monde végétal [N. Laval-Turpin]
• La parole et le silence : dire l'indicible métamorphose ? [Isabel Dejardin]
• Corps et identité trouble : sortir de soi. Animalité, transhumanisme, transgénéricité [P.-A. Caltot]