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Atelier "MÉTAMORPHOSES"
(séance du 26 novembre 2022)

LA PART DES ÉLÉMENTS

par Nicole Laval-Turpin



Préalable :

Une petite histoire : l'épisode de Daphné (I, 472-567). Il est connu, classique mais pose des questions-clés qui orienteront notre étude.

• Situation :
Apollon a nargué Éros, sûr que l'arc du petit dieu ailé est inférieur au sien, qui a terrassé le serpent Python. Aussitôt une flèche vengeresse perce le prétentieux. Et le voilà instantanément épris de Daphné, une jeune nymphe des lieux, fille du fleuve Pénée, qui reçoit le deuxième trait.

Lecture (I, 472-567)

• Premiers constats
– Force absolue d'Éros : même le dieu de lumière a été piégé.
– Daphné (v. 552) devenue laurier conserve son apanage : l'éclatante beauté. Elle serait donc restée profondément elle-même, conduite par sa métamorphose-même vers la marque, ici physique, qui la caractérise le mieux : l'éclat, la brillance?
– Enfin, les dieux restent les plus forts. Même en arborescence, Daphné est sensuellement étreinte par son poursuivant, lequel sent son corps de femme sous l'écorce : la possession a bien lieu, la fuite s'avère totalement impossible.

• Une conclusion ?
Dans son essai Les Strates anthropologiques de l'imaginaire, Gilbert Durand précise que la métamorphose est bien le type de "ce fait insolite, objectivement absurde", et qui apparaît comme "fondamental du phénomène humain".
"Humain" pourquoi ?
-1. Parce qu'une forme de permanence profonde ne saurait disparaître avec une neuve apparence. L'aspect n'est pas l'authenticité.
-2. Parce que face à une force supérieure, divine ou naturelle, notre humaine condition est réduite à l'impuissance.

Dans le même sens, Todorov avance que ce n'est pas la métamorphose qui est fantastique, mais le récit qui en est fait, "le regard jeté sur les choses".

 

I– L'HOMME, 5e ÉLÉMENT ET CŒUR DE CIBLE

1/ Un phénomène complexe

Air, Terre, Eau et Feu sont d'essence hautement transformable (sculpter, liquéfier, chauffer, réduire, augmenter, amollir, durcir, etc.). Mais la chair de l'homme est aussi matière organique propre à muter. Le Cuncta fluunt pythagoricien souligne l'incessante interpénétration des 4 éléments et nous nous amalgamons constamment à cette quadruple présence. Notre langage-même en témoigne dans ses métaphores courantes : on brûle de désir, l'émoi vous liquéfie, la peur vous atterre et le bonheur vous fait planer ou refleurir…

Ovide nous définit comme un 5e élément dont on ne sait, dit-il, s'il est fait de feu, de terre, d'air ou d'eau, mais qui est le dernier créé et le point de départ de toutes les métamorphoses, donc de toutes les créations.

2/ Une question de porosité

Intervenant quand il y a contact entre race mortelle et immortelle, la métamorphose est le révélateur de la perméabilité des frontières et de la fluidité du monde. Ovide reprend Pythagore en ces termes (XV, 165-169):

[…] Le souffle de la vie,
Errant ici et là, vagabondant, se fixe
Dans les corps à son gré, passant du fauve à l'homme
Ou bien de l'homme au fauve, et ne périt jamais.

L'âme, dit-il, demeure mais "comme la cire en formes neuves façonnée". Ainsi, selon Frazer (Mythe sur l'origine du feu, p. 7-8), l'esprit humain ne peut être absolument distingué des phénomènes de la nature.

Pensons à Deucalion et Pyrrha (I, 397-415) qui génèrent, à partir de cailloux jetés par-dessus leur épaule, une nouvelle humanité. De même Épiméthée avait au départ fabriqué les hommes avec de la glaise. Pensons aussi à Lucius, le héros d'Apulée devenu âne, qui reprendra forme humaine grâce au végétal, en mangeant des roses.

3/ La part des dieux

Si seuls les dieux sont maîtres du jeu en matière de métamorphose, ils ne jouissent pas pour autant d'une omnipotence absolue : leur désir de posséder de jeunes mortels provient de leur perfection même d'immortels : ils veulent ce qu'ils n'ont pas, l'éclat de l'éphémère inhérent à la mortalité. Socrate dans Le Banquet (200 d-c) savait bien que l'amour ne peut être que le désir de ce que l'on n'a pas. Ils ont leur propre incomplétude, ils vivent l'aporia. Ce qui apparaît comme un harcèlement permanent de leur part serait en fait, au-delà de l'attrait sexuel, un besoin d'interpénétration avec notre état humain, le truchement des éléments servant d'outil à sa réalisation.

 

II- AIR, EAU, TERRE, FEU, RAPIDE TOUR SYMBOLIQUE

1/ La création du monde

D'emblée en ouverture du chant I (v. 6-9 et 21-22), Ovide apostrophe le divin : les métamorphoses des formes et des corps,

Di […] vos mutastis et illas
Dieux, c'est votre œuvre aussi.     
      
Il enchaîne :        
La nature n'offrait pour unique figure
Qu'un bloc nommé chaos, masse informe et confuse
De germes désunis d'atomes mal liés.
[…]
Un dieu que la nature, au meilleur se portant,
Aida, les mit en paix, triant cieux, terre et onde.  

On entend là l'écho de la Genèse, la théogonie d'Hésiode et de bien d'autres cosmogonies.

La mythologie attribue une divinité à chaque entité existante, chaque élément, chaque part d'univers (Océan, Gaia, Ouranos, Éole…), chaque genre artistique (les 9 Muses), chaque étape de l'humanité (les 3 Parques) et ses rites de passage selon le sexe, etc. Il y avait même Pan, le dieu du grand Tout. Cette kyrielle explique en partie la perméabilité constante entre le monde visible et son arrière-plan invisible où la magie opère, où peuvent fonctionner toutes les formes de transformation.

Aussi la part des éléments que je me propose d'approfondir laissera des espaces insondés, tant serait vaine l'exhaustivité. Ovide aura la part essentielle de cette quête, avec des échappées au-delà. Commençons par son œuvre.

2/Une approche : spécificité des 4 éléments

• L'air :
Peu d'exemples, sauf l'emblématique Écho, réduite à une voix, sans corporéité, sans singularité (elle répète autrui), pure altérité donc, portée par les souffles.

Zeus avait sommé la nymphe, incorrigible bavarde, d'occuper Junon pendant qu'il courait le guilledou. Héra la punit en la condamnant à devenir chambre de résonance, à ne plus répéter que les sons alentour, privée à jamais de sa parole libre. Elle lui ôta ainsi son être, et d'ailleurs Écho en mourut, certes parce que son amour pour Narcisse était vain, mais aussi parce que réduite à une trace vocale, elle se dessécha jusqu'à la disparition. Un effet logique : nous ne voyons pas les ondes, la sonorité nous reste invisible.

NB. Il n'est pas anodin qu'Écho se soit éprise de Narcisse, enfermé, lui, dans son ipséité radicale. Double échec de l'amour.

Lecture (III, 370-401).

• L'eau :
L'élément liquide occupe une place primordiale dans Les Métamorphoses, c'est presque le "grand poème des eaux" (La Métamorphose dans les Métamorphoses d'Ovide, Hélène Vial, Les Belles Lettres, coll. Etudes anciennes, p. 131), d'autant que depuis le panta rhei (c'est-à-dire "tout coule") d'Héraclite, l'eau par sa fluidité, sa labilité, est l'image de l'impermanence universelle. Et sa propriété lustrale, évoquée dans la littérature épique, lui permet de distinguer dans les êtres le mortel de l'immortel et de les guider vers leur pars optima indestructible.
On a vu en séance 1 le cas d'Aréthuse. Bachelard dans L'Eau et les rêves souligne la féminité de cet élément et la poésie ovidienne repose beaucoup sur ce décor de fleuves, sources, fontaines et courants.

• Le Feu :
Encore Bachelard (La Psychanalyse du feu) : "Par le feu, tout change. Quand on veut que tout change, on appelle le feu".
C'est en effet un transformateur par excellence, pensez à l'athanor ce four alchimique pour l'œuvre au noir, au blanc, au rouge, afin de changer le plomb en or. Pas d'exemples de métamorphose enflammée chez Ovide. Élément paradoxal, le feu y est plutôt destructeur :
– Phaéton allait brûler le monde avec les coursiers de son père, qui dut le sacrifier ;
– Icare meurt d'avoir porté ses ailes trop près des rayons solaires ;
–  Sémélé souhaitant voir Zeus en sa splendeur en fut instantanément foudroyée.
Mais le feu reste ultra-vivant aussi, de l'étoile filante au foyer volé sur l'Olympe par Prométhée.
En somme, c'est une force cosmique qui nous constitue, mais peu apte à jouer sur la malléabilité individuelle. C'est un creuset, sa dimension dépasse l'homme.

• La Terre : gardée pour la fin, car c'est elle qui sert le plus souvent de cadre aux transformations poético-mythologiques. Elle contient en effet les autres règnes (minéral, végétal, animal) mais aussi l'eau, l'air et le feu. En fait, elle est matrice d'où tout procède, où tout retourne, donc idéal point de départ et d'arrivée d'une métamorphose. Deux mythes révélateurs : Cadmos plantant des dents de dragon d'où sortent des guerriers tout armés (III, 101-114), et le couple Deucalion et Pyrrha (déjà évoqué, I, 397-415) semant des pierres donnant femmes et hommes nouveaux. Selon Hélène Vial, la résistance naturelle de cet élément rendrait souvent ces mutations plus douloureuses et sombres que les autres.  
À ce titre, ne gardons que Niobé, car sa métamorphose est proprement fantastique : minéralisation ET fluidification. Ayant osé (ô hubris !) comparer aux enfants de Latone sa belle progéniture de 7 filles et 7 fils, elle assiste à leur massacre sous les flèches de la déesse outragée et de son jumeau Apollon.

Lecture (VI, 297-312).

Une tragédie glaçante par sa haute valeur métaphorique. Qui ne s'est pas senti bloc de peine, emmuré dans le deuil, cœur de pierre au monde extérieur, lors d'une perte intime ? Mais tout votre être pleure, hurle en larmes silencieuses, suinte la douleur, sécrète votre blessure…

 

III – "L'ALCHIMIE DU VÉGÉTAL" (Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, p. 5) ET LA VICTOIRE DIVINE

1/ Un domaine immense

Lié aussi au phénomène naturel des saisons, métamorphose récurrente, réelle et visible de tous.

L'expression bachelardienne s'éclaire peu à peu : Les métamorphoses en arbres, plantes ou fleurs comportent, dans leur immense majorité, une douceur qui fait d'elles des "rêveries du repos" mais un repos enraciné […] qui a une intensité et qui n'est pas seulement cette immobilité toute externe qui règne entre les choses inertes.  

Il n'empêche que chez Ovide, sauf pour Philémon et Baucis, pour qui c'est une récompense, la métamorphose végétale n'échappe pas à la confrontation violente. Le mortel n'a pas liberté de choisir : seul le désir divin, impérieux, vous enracine à sa volonté. Et cette brutalité native d'un dieu épris peut même l'atteindre lui-même à son insu.

Tel Apollon amoureux de Hyacinthe. S'exerçant tous deux à la palestre, le premier lance si haut le disque que le jeune éphèbe loin de le rattraper le reçoit au visage et en meurt. Le coupable au désespoir ne peut que changer en fleur pourpre la fatale blessure.

Ainsi, en chaque mécanisme métamorphique, se dégage une intangible loi : celle d'Éros, pour le meilleur et pour le pire.

2/ Tentative de recensement

• Les fleurs, mutation masculine :

Elles possèdent deux dominantes :la couleur vive, et surtout la charge érotique. Chaque fois l'être se résorbe totalement dans l'herbe, la métamorphose relève de la disparition. Comme si le garçon qui la subit était trop éphémère pour supporter la mutation. On y reviendra.

– Crocos (tué accidentellement là encore par son amoureux, Hermès en personne) devient crocus, jaune ou mauve vif. Son safran corse la cuisine comme un excitant et un poète tardif, Nonnos, le nomme "fleur des amours" dans un contexte homosexuel.

– Adonis subit un destin traversé par Éros. Fils incestueux de Myrrha (et l'on connaît le voluptueux parfum de sa résine) il est ensuite aimé d'Aphrodite, qui provoque involontairement sa mort. Ayant lâché ses chiens dans la forêt, la déesse ne voit pas un sanglier attaquer son tout jeune amant.

Lecture (X, 710-739).

– Hyacinthe, on l'a vu, devient "lys pourpre", mais nous pensons à la jacinthe, et à son arôme fort et capiteux.

– Narcisse ressurgit dans le rapt de Perséphone, et de fait y contribue. Fleur odorante, d'une pure blancheur, elle fascine la jeune fille par son tapis floral dans la prairie : …brillant d'un éclat merveilleux […] et au parfum de cette boule de fleurs […] la jeune fille tendit ses deux bras pour saisir le beau jouet […] mais la terre s'entrouvrit.
Embaumant comme une drogue, le narcisse a piégé la naïve, prise aussi par sa féerie visuelle. Son ravissement est à entendre à double sens.

• Les arbres, une mutation féminine

Commençons par un jeu de mots : les élues des dieux osent rester de bois à leurs avances ? Qu'elles le deviennent ! Ce qui domine à présent n'est plus la couleur et la trace érotique, mais la beauté due au corps élancé, concrétisé par le tronc d'arbre. La végétalisation rend visible la façon dont les arbres sont vus et pensés par les Anciens. Il en découle une représentation mentale impactant l'imaginaire.

Rappelez-vous Ulysse au pied de Nausicaa sur la plage, la comparant à la jeune pousse d'un palmier contemplé à Délos près de l'autel d'Apollon, arbre sacré. La beauté féminine est donc attachée à la taille, la stature, et l'allure élégante. On voit là, en fait, les colonnes des temples grecs, formées de statues - korè (l'Érechtéion sur l'Acropole) Les filles deviendront donc des essences à fût droit.

Outre Daphné déjà nommée, les métamorphosées sont légion, entre autres : Syrinx en roseaux (classés jadis parmi les arbres), les Héliades en cyprès ou peupliers, Dryopè en micocoulier ou jujubier, Myrrha en arbre à myrrhe, Leukè en peuplier blanc, Karya en noyer, Pitys en pin, Philyra et Baucis en tilleul, Akakalis en amandier, Élatè en sapin, Platanos… vous devinez.

3/ Donner du sens

Au-delà de cette distinction inversée des genres (selon notre logique) , s'impose une vision plus profonde. En effet, sauf rares exceptions, les végétalisations surnaturelles concernent des êtres jeunes, et non des personnes en fin de vie réduites à l'état de "légumes". Héroïnes ou héros par leur âge tendre inspirent le désir amoureux, mais en retour ne savent pas gérer le leur, ne le connaissant pas, qu'il soit hétéro ou homo-érotique. Ils n'arrivent jamais au mariage : les nymphes parce qu'elles fuient la sexualité, les éphèbes parce que désirables en période pubertaire, ils ne seraient plus aimés s'ils devenaient adultes. C'est ce qui explique in fine le recours à la métamorphose, une résolution radicale du dilemme.

 

IV – UNE LOGIQUE IMPARABLE DE LA REPRÉSENTATION AMOUREUSE

1/ Du côté masculin

On a souligné plus haut le sortilège et la volupté des fragrances florales et des couleurs. En fait, on retrouve le phénomène éraste/éromène qui déterminait les relations codées de la pédérastie hellénique : l'adulte (éraste) initiant et instruisant un tout jeune homme (éromène). Il n'est pas anodin que Hyacinthe et Crocos meurent des mains de leur éraste et mentor, frappés par l'instrument même de leur formation athlétique, le disque.

Ils ne sont pas "punis", mais cette mort prématurée bloque le moment où ils allaient passer de l'homosexualité éromène à une hétérosexualité mature et fécondante dans le mariage (en conservant peut-être des pratiques homosexuelles, mais désormais dans le rôle de l'éraste).

Le choix des fleurs de printemps est judicieux, lié à l'amour pédérastique, parce que la beauté physique, voire efféminée, d'un garçon est étroitement limitée dans le temps, jusqu'à la poussée de la barbe. Cette fragilité des fleurs s'illustre dans l'anémone, aux si frêles pétales, ces fils du vent (anémos, en grec) comme le sera Adonis. L'acuité des parfums renvoie elle à leur pouvoir aphrodisiaque.

2/ Le destin des filles

La poursuite à laquelle en vain elles tentent d'échapper, leur course folle, métaphorise la tension divine vers l'objet désiré. Dans la mesure où leur grâce a suscité ce désir, elles sont condamnées. Il n'est pas en leur pouvoir d'interrompre le processus de la fécondité, de la reproduction humaine. C'est même une faute – même si aujourd'hui nous crierions au viol !

• La logique des arbres

Les arbres sont du genre féminin dans les langues anciennes. Dans nos ouvrages de botanique, le nom des espèces, énoncé en latin, le confirme. Ronsard s'en souvient "Contre les bûcherons de la forêt de Gastine" (Élégies, XXIV (V, 19-22).

Écoute bûcheron, arrête un peu le bras !
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas ;
Ne vois-tu pas le sang, lequel dégoutte à force,
Des nymphes qui vivaient dessous la dure écorce ?

Mais au-delà de cette raison grammaticale, il s'avère que la beauté féminine est plus durable que le charme du garçon limité par une puberté souvent ingrate.   

• Retour à Éros triomphant

Constat implacable : même métamorphosée pour éviter l'assaut du dieu mâle, sa victime ne voit pas sa protection assurée. Loin d'être à l'abri, elle est même, ainsi, doublement offerte ! Examinons deux figures.

– Daphné d'abord. Non seulement l'amour d'Apollon reste intact (l'écorce du laurier ayant juste recouvert le corps féminin, tel un vêtement léger), mais son enracinement la prive de toute fuite. Les vers 553-556 montrent avec une belle sensualité la double étreinte du corps de Daphné par le bois et par le dieu :

Phébus l'aime toujours, et, caressant son tronc
Sent son cœur palpiter sous l'aubier nouveau-né.
Enlaçant les rameaux qui remplacent ses membres
Il embrasse le bois.

De plus, en s'appropriant comme emblème l'arbre qu'elle est devenue, il trouve une métaphore d'union, un substitut à la possession charnelle, sorte de définitives noces. Et Daphné capitule (vers 558-559 et 566-567) :

Sois mon arbre, laurier, et pare à tout jamais
Ma chevelure et mes carquois et mes cithares !
[…]
Il dit, et le laurier, ployant ses branches neuves,
Pencha vers lui sa cime ainsi qu'une crinière.

Cette cime inclinée mime le consentement. Par ailleurs, la lecture attentive du texte latin nous mène plus loin : dans son apostrophe « Sois mon arbre, laurier », laure porte une finale en -e, marque habituelle du vocatif masculin. Mais dans l'occurrence suivante, (« et le laurier pencha… »), la forme est devenue laurea, marque de féminin. Comme si Daphné, qui se refusait charnellement à Apollon, s'offrait enfin mais poétiquement, par ce nouveau baptême (Hélène Vial, op. cit., p. 196.

Syrinx à son tour vit un semblable dénouement. Le faune Pan, d'une activité sexuelle sans trêve, poursuit ce jour-là la chaste nymphe des eaux qui supplie ses sœurs de la protéger. Transformée alors en roseau (pour l'Antiquité, cette plante appartient à la catégorie des arbres), elle laisse fuser une plainte que le dieu perçoit et identifie. Il ruse alors : coupant des cannes de taille inégale, il les assemble avec de la cire et invente l'instrument des bergers, la flûte de Pan ou syrinx. Or, quand il en joue, transperçant le roseau de son souffle, il ne sublime pas son désir en musique ! Au contraire, il s'unit à la nymphe par la bouche et par le baiser. Il traverse le corps recomposé de Syrinx et le fait chanter – une image de l'orgasme.

On aura peut-être le souvenir d'Aréthuse évoquée en séance de présentation. Sa liquéfaction dans sa propre sueur la pousse dans les eaux-mêmes où le fleuve Alphée a repris avant elle sa forme première, et leur union est inévitable.

3/ Autres variantes liées à l'arbre

• Les Héliades, sœur de Phaéton. Elles pleurent tant leur frère qu'elles s'enracinent près de son tombeau. Devenues peupliers (une variété dont s'écoule sans fin une résine ambrée), elles vivent un deuil infini. Or selon les exigences sociales, il faut qu'il ait un terme, il faut revivre. Elles sont donc figées en une définitive arborescence. On sent la similitude avec une autre endeuillée, Niobé, inconsolable rocher pleureur.

• Philémon et Baucis, le vieux couple parfait. Un moment d'apaisement dans les 15 chants plutôt dramatiques. Est-ce pour cela qu'Ovide place l'épisode au chant VIII (714-724), c'est-à-dire au cœur du corpus ? Peut-être…
 Zeus et Hermès sont venus incognito chez eux. Le maître de l'Olympe souhaite les remercier de leur hospitalité : fort pauvres, ils ont en effet sacrifié pour eux sans les reconnaître leur seul bien, une oie. Le couple ne demande alors qu'à ne pas survivre l'un à l'autre quand l'heure de leur mort sonnera. Ainsi l'âge venu, ils devinrent ensemble arbres enlacés, mais sans souffrance, ni durcissement, ni paralysie. Au lieu d'un enfermement, ce fut une expansion végétale, conjuguée à une élévation. Et cette montée du bois sur leur corps se déroula dans une harmonie reflétée en termes de réciprocité, d'union tranquille (714-719) :

Baucis vit Philémon se couvrir de feuillage
Et le vieux Philémon vit s'enfeuiller Baucis.
Déjà leur tête en cime se dressait. Chacun
Tant qu'il le put parla à l'autre. Adieu mon âme,
Se dirent-ils ensemble, et un rameau ensemble
Couvrit leur bouche.

Vous aurez noté les termes gémellaires, les chiasmes, les symétries, et le double mot précieux, "ensemble". Les feuilles sur leur bouche ont fait comme un baiser, scellant un éternel amour.

On pense aux rosiers enlacés sur les tombeaux voisins de Tristan et Iseult.

 

V – LOIN DU MONDE OVIDIEN : D'AUTRES VÉGÉTALISATIONS

On pourrait croire que mon examen « botanique » en gros plan relève de l'arbitraire. Mais d'autres pistes légitiment cette mise en lumière. Des mythes aux contes plus récents, un élargissement se fait jour dans cette même direction, et bien au-delà du monde méditerranéen.

1/ Des arbres « humanisés »

Restons d'abord chez nos Anciens :

• Les chênes de Dodone, dans le Nord de la Grèce, rendaient dit-on des oracles par le bruissement de leurs feuilles sous le vent. Cette sorte de mugissement entretenait la croyance d'une divinité sous l'écorce. Et de façon générale, les grands bois inspiraient une émotion sacrée, leurs ombrages favorisant la proximité entre les hommes et la nature. Rappelez-vous que Jason vogue vers la toison d'or sur le navire Argo, dont le mât, provenant d'un fût de Dodone, émet d'oraculaires paroles, tel un voyant.

• Le destin des Hamadryades (de drus, « chêne ») dépendait de cet arbre auquel elles s'unissaient. Mais sans en rester prisonnières. Dans Homère, on les voit s'échapper pour aller sacrifier dans des grottes ou pour mieux entendre Orphée sur sa lyre.

2/Une genèse sous d'autres cieux

Le livre sacré des Mayas conte la création de l'homme en trois étapes, en boue d'abord, puis en roseaux et en bois – expériences manquées – pour exister enfin à partir de maïs jaune et blanc. La céréale toujours essentielle en Amérique latine aujourd'hui concentre d'une certaine manière l'identité de tout un peuple, que le maïs a métamorphosé, puisqu'il le fait vivre.

3/ Un saut dans la fiction moderne

Nous voilà aux antipodes du sacré…

• La baguette magique
Dans le monde de Harry Potter, elle sert à assurer une métamorphose défensive. Le bois est spécifique à chacune, et chacune choisit son jeune possesseur, comme si une entité vivante et complice entre l'humain et la matière l'habitait. La baguette d'Harry est en houx (symbole de lumière pérenne), celle d'Hermione en bois de vigne, celle de James Potter en acajou, en cerisier pour Neuville Londubat, en chêne pour le géant Hagrid. Dumbledore manie la plus puissante, en bois de sureau, emblème des commencements et des fins. Selon la tradition, une baguette magique transforme, paralyse, fait disparaître, en fonction de l'urgence à parer.

• Les filles-fleurs
On renoue avec la tradition usée associant féminité et floraison. Les héroïnes ne sont plus victimes de la libido divine, mais sont à présent d'expertes séductrices en manipulation.

– La rose du Petit Prince : Qui n'est pas tombé sous son charme ? Entièrement fleur en apparence, elle se comporte en coquette narcissique répondant à tous les clichés misogynes : menteuse, prétentieuse, séduisante et exigeante. Et notre Prince de la servir avec dévotion, naïf et envoûté.

Lecture : Saint-Exupéry, ch. VIII.

Or cette rose a eu de lointaines cousines, peut-être plus intéressantes…

– Remontons le temps : Lewis Caroll, conduit Alice "au-delà du miroir" en un mouvant domaine où se présente un parterre de fleurs. Ces dernières, voyant Alice, devisent à son sujet en vraies petites pestes, en gosses mal élevées flairant l'intruse, voire une rivale. Mais notre héroïne, certes soumise aux quolibets, garde sa hauteur, et ne riposte pas en petite fille, comme si elle se sentait inconsciemment supérieure en taille et en maturité à ces pousses puériles. Le monde merveilleux est toujours ouvert – puisque les fleurs parlent – mais Alice ne subit pas de métamorphose. L'envers du Réel déraille ou s'enchante, mais cela n'appartient-il pas au perturbant processus de la croissance ?

Lecture : "Le jardin des fleurs vivantes", De l'autre côté du miroir, 2.

Voilà, très sommairement, quelques avatars axés sur une végétalisation éloignée des problématiques posées par Ovide, nourrissant plus le rêve que la réflexion.

 

EN GUISE DE CONCLUSION

On s'est cantonné à Ovide, soit, bien que le sujet excède largement son œuvre. Mais si ce poète fait référence en matière de métamorphose, c'est grâce au pouvoir poétique de ses récits, si tragiques soient-ils. Mère de marbre, nymphe fontaine, sœur peuplier, fleurs nées d'adolescents, chaque magie paradoxalement les rapproche de nous, par empathie, fascination, cristallisation mythique. D'ailleurs, Stendhal, contant les mines de Salzbourg, où un simple rameau devient féérie de par le seul sel gemme qui le recouvre, n'écrit-il pas du processus (De l'amour. Cité par Françoise Frontisi-Ducroux, Arbres-filles et garçons-fleurs, Seuil, 2017, p.149-150.) : "Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections."

La part concédée à la végétalisation se conçoit si l'on y voit l'image de la Vie, avec ses renaissances, ses anéantissements, ses blessures, ses réparations ou compensations qui font le sel de nos destinées. D'ailleurs toute la création est impliquée au fil des métamorphoses, que ce soit pour expliquer l'origine d'un culte, un phénomène naturel, un type humain faisant énigme (l'androgynie par exemple). Tout cycle de vie entraîne bien souvent une nouvelle identité et la perméabilité des règnes autorise ce processus.

Encore au-delà, la métamorphose ne se réduit pas à un changement d'espèce : "Elle franchit la limite entre la matière et l'esprit." (Le Mythe de la métamorphose, Pierre Brunel, Corti, 2004, p.165.)


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