LA LITTÉRATURE DE LA SHOAH par Hadrien COURTEMANCHE (atelier "Guillaume-Budé - Orléans" – 2023) |
Plan du cours :
I. L'anéantissement comme source de création :
1. Variations autour de la destruction
2. Écrire pour tracer les lignes du souvenir
II. Écriture de l'anéantissement, anéantissement de l'écriture :
1. L'incondition humaine
2. L'écriture juive du désastre
3. De l'indicible
III. Témoigner contre le silence et l'oubli :
1. Écrire, une nécessité
2. Les voix des rescapés
3. Le silence de Dieu
4. Le verbe poétique et la mort
5. Penser l'impensable
IV. La fiction face à l'irreprésentable :
1. Les rescapés face à l'horreur
2. Écrire entre deux océans
3. Quand l'imaginaire et le mémoriel se rencontrent
V. Vers l'« ère des non-témoins » :
1. D'une génération l'autre
2. Nouvelle ère, nouveaux enjeux
3. La littérature malgré tout
4. Que dire et pour qui ?
INTRODUCTION
L'anéantissement des Juifs par le nazisme restera pour l'Histoire la marque distinctive du XXème siècle. Même si ce dernier a connu d'autres massacres épouvantables, liés à diverses formes de totalitarisme, ou des destructions massives, comme celles causées en 1945 par les deux bombes atomiques lancées sur Hiroshima et Nagasaki, l'extermination des Juifs par les nazis conserve son unicité puisque, en l'absence de toute causalité, économique ou politique, elle réduit, selon la formule de Giorgio Agamben, « l'homme en non-homme » (1), en matériau brut, en matière première.
Le caractère unique de l'événement se révèle dans l'incapacité même de le nommer précisément ; incapacité qui se perpétue à notre époque. De fait, pour le désigner, le terme holocauste, employé par des rescapés comme Elie Wiesel, a été retenu notamment dans le monde anglophone. Mais, en raison de sa connotation religieuse, il est récusé par beaucoup. Par sa généralité, la notion de génocide, la plus exacte sur les plans historiques et juridiques pour évoquer cette tragédie, ne rend cependant pas compte de l'ensemble du processus allant de la réification de l'humanité juive à son anéantissement totale. Ainsi, le yiddish, langue parlée par la plupart des exterminés, l'a désigné sous le vocable khurbn, de l'hébreu khurban qui signifie « destruction », par analogie avec la destruction du Temple qui désigne ici, par métonymie, le peuple Juif. L'hébreu a quant à lui adopté le terme shoah, signifiant « catastrophe », qui s'est progressivement imposé dans le monde et plus particulièrement en France, en particulier grâce au film de Claude Lanzmann sorti en 1985. Dans ce cours, je vais essayer de me concentrer sur le terme d'« anéantissement », afin de vous montrer que l'extermination des Juifs n'est pas un désastre qui a frappé les seules victimes, mais qu'elle constitue un cataclysme universel à l'échelle de l'humanité toute entière ; cataclysme que toute langue a le devoir civilisationnel de dire.
C'est donc sous le signe de la destruction et de la violence systémique que s'est déroulée la majeure partie du XXème siècle et que s'est constituée une grande partie de son art et de sa littérature. Il reste à voir comment cette fracture temporelle entre un avant et un après inconciliables a pu se traduire dans la création littéraire et dans le domaine de la pensée. En d'autres termes, face à cet événement hors du commun, comment la littérature est-elle parvenue à conserver sa légitimité ?
En effet, évoquer la Shoah par le prisme de la production littéraire pose nombre de difficultés et soulève des interrogations fondamentales auxquelles nous tâcherons d'apporter quelques éléments de réponse : la littérature est-elle impuissante à représenter un objet qui semble par définition relever de l'indicible ? Ainsi de la formule d'Élie Wiesel : « Eh bien, au risque de vous choquer, je vous dirai que la littérature dite de l'Holocauste n'existe pas, ne peut pas exister. Avec le recul d'une génération, on peut encore le dire, on peut l'affirmer déjà : Auschwitz nie toute littérature comme il nie tous les systèmes, toutes les doctrines ; l'enfermer dans une philosophie c'est le restreindre ; le remplacer par des mots, n'importe lesquels, c'est le dénaturer. La littérature de l'Holocauste ? Le terme même est un contresens. » (2) Mais indicible et littérature fonctionnent en oxymore puisque cette dernière est dépassement perpétuel.
Et plus simplement, la littérature a-t-elle le droit de représenter un tel événement ? L'évocation de la Shoah semble possible en soi, mais toute oeuvre littéraire – en particulier romanesque – visant nécessairement une forme d'exotisme, de plaisir esthétique, de façonnage lectoral, la littérarité apparaît, de prime abord, incompatible sur le plan moral avec l'objet qu'elle aborde. Quelle langue utilisée ? Quelle tonalité ? Quelle place accordée à l'invention ? Comment dire le vide, le combler alors qu'il est la signifiance même. Quel mode de narration adopté : le détour, l'écart, l'affrontement ou l'impasse ?
Enfin, vouloir représenter la Shoah n'est-il pas tout simplement dangereux ? Si la littérature tente de rendre présent ce qui n'est plus, n'entraîne-t-elle pas un risque de résurgence, de permanence ou de relativité du mal ? Ne risque-t-elle pas de conduire la mémoire des camps vers l'invraisemblance, la banalisation ou la délégitimation ? En somme, et paradoxalement, la volonté et la faculté à représenter le mal absolu ne condamnent-elles pas la littérature au silence ?
CONCLUSION
Alors que l'« ère du témoin » s'achève avec la disparition de ces derniers, le legs de la Shoah se déploie par les écrits des générations suivantes, et notamment ceux de la troisième génération. Du présent vers le passé, du passé jusqu'au présent, la littérature des petitsenfants de la Shoah prend le relais de cette mémoire à la fois universelle et familiale, par le biais d'enquêtes, de fictions de témoignages et d'histoires croisées ayant à coeur de dire leur douleur, toujours vive. Ainsi, la littérature est-elle en mesure de poursuivre sa mission première : dire, transcender et immortaliser la souffrance et la mort. Theodor Adorno lui-même revint sur son injonction : « Il pourrait bien avoir été faux d'affirmer qu'après Auschwitz, il n'est plus possible d'écrire » (3). L'indicible n'équivaut donc pas à une impossibilité de fait. En revanche, il semble nécessaire de renoncer au témoignage brut qui apparait comme un fantasme tout en trouvant une langue qui restitue une expérience d'une pauvreté radicale du langage et de la pensée. Alors, la littérature permet d'échapper à l'irreprésentable, en même temps qu'elle n'impose pas a priori une logique, une consécutivité, une rationnalité. En cela, elle s'érige comme le plus puissant rempart de notre civilisation contre les ravages de l'oubli.
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(1) Giorgio Agamben, L'ouvert. De l'homme et de l'animal, Paris, Payot, 2002.
(2) Élie Wiesel, Un Juif aujourd'hui, Paris, Le Seuil, 1982.
(3) Theodor Adorno, "Méditations sur la métaphysique", in Dialectique négative, [1966], Paris, Payot, 1978.
TEXTES ÉTUDIÉS
Texte 1 : HÉLÈNE BERR
Je ne sais pourquoi j'ai des pressentiments. Depuis quinze jours environ, on fait courir de plusieurs côtés le bruit que nous devons tous être arrêtés avant le 1er janvier. Aujourd'hui, à l'Institut, Lucie Morizet m'a attendue exprès (j'étais descendue avec Denise acheter des livres pour Jacques), pour me dire qu'un de ses amis lui avait dit de prévenir tous ses amis de notre espèce qu'avant le 31 décembre ils seraient pris. Elle voulait absolument que je fasse quelque chose. Faire quoi ? Il y a un monde à soulever.
Ce n'est pas la première fois que de pareils bruits courent. Ce n'est pas la première fois que l'on vient nous donner des avis de ce genre. Alors, pourquoi suis-je si inquiète ?
Objectivement, il y a de quoi. Parce que j'ai l'impression que nous sommes la dernière fournée, et que nous ne passerons pas entre les mailles du filet. Il ne reste plus beaucoup de juifs à Paris ; et comme ce sont les Allemands qui font les arrestations maintenant, il y a peu de chances d'y échapper, parce que nous ne serons pas prévenus.
Subjectivement, avant-hier soir j'ai rêvé, toujours avec la même précision, que nous étions enfin arrivés au moment d'envisager nos lieux de refuge respectifs, qu'il fallait nous cacher et nous disperser tous. Je me suis réveillée pleine d'angoisse. Cela ressemblait tellement à la réalité.
Pourquoi suis-je inquiète ? Je n'ai pas peur. Et depuis le début je m'y attends. Mais je m'y attends depuis si longtemps que je finis par me demander si ce n'est pas stupide d'attendre en sachant à quoi on est exposé. Si ce n'est pas du laisser-aller. Je ne crois pas, puisque je reste ici en étant parfaitement consciente de ce qui peut arriver, et qu'il s'agit d'un choix volontaire.
Mais pourquoi ce choix ? Non pas parce que c'est la chose brave, parce que c'est le devoir ; cette position-là d'abord serait trop proche de l'orgueil, et ensuite, en réalité, je ne sens pas qu'il y ait là un devoir. Si j'étais médecin et qu'il s'agissait d'abandonner mes malades, ce serait différent.
Et pourtant, si soudain j'abandonnais ma vie "officielle", j'aurais l'impression d'une défection. Pas vis-à-vis des autres, vis-à-vis de moi-même. J'aurais trop pris le goût de la souffrance, de la lutte, du malheur, pour pouvoir me réhabituer à une autre vie. Parce que l'épreuve mène à une plus grande purification.
Matériellement, il y a d'immenses obstacles, se cacher, mais alors se cacher tous, les parents, Denise, les S. Cela, avec de la volonté, on y arriverait. Mais je sais bien que personne de la famille ici ne prendra une telle résolution avant d'avoir été mis en face du danger, et peutêtre trop tard.
J'ai dit que je n'avais pas peur. Pourtant, je me demande si ce n'est pas par ignorance, ignorance des souffrances qu'il y aura à endurer, ignorance de mon pouvoir de résistance. Si, une fois que je serai là-bas, je ne me dirai pas que nous étions fous et aveugles de rester.
Je sais très bien que si nous sommes pris, je serai déportée séparément de mes parents, que cette séparation sera une angoisse atroce pour chacun de nous, en plus du fait même de la déportation.
Je me dirai alors : comment, sachant cela, n'as-tu rien fait pour l'éviter ?
Hélène Berr, Journal 1942-1944, Paris, Tallandier, 2008, pages 261 à 263.
Texte 2 : YITSKHOK KATZENELSON
Avant même que les ordures ne nous aient tous bouclés dans des ghettos exigus,
Avant Chelmno, avant Belzec, avant Ponar, avant notre fin,
Dès le début de la guerre, il m'en souvient, rencontrant un ami dans la rue,
Nous baissions les yeux, et seule plus pesante, plus pressante était la poignée de main.
Ni des lèvres, ni des yeux, pas un mot…Les yeux avaient peur même de se lever…
Les regards disent comme de claires paroles ce que le coeur pressent, ce qui tenaille…
Les mains ! Seules les mains muettes ne craignaient pas de parler fort –
Tekel, tekel, pesé, tu as été pesé… Tels des mots invisibles inscrits sur la muraille…
Oh, pas seulement nous ! Les murs ! Les murs de chaque maison, chaque pierre de la rue,
Le savaient comme nous, comme nous… Qui ? Qui le leur a révélé ?
Ce n'est pas sans raison que les murs nous lorgnaient, hostiles, blêmes et nus,
Que les pierres nous observaient en silence, sans un mot, le coeur gelé…
Nous tous, nous le savions, le poisson dans l'eau comme l'oiseau sur le toit,
Les autres autour de nous, tous : on nous assassine ! On nous extermine !
Et sans aucun pourquoi ! Tu peux y aller ! C'est une affaire conclue et résolue :
Il faut le liquider, le peuple juif, l'anéantir tout entier, du plus grand au plus petit.
Yitskhok Katzenelson, "Trop tard !" in Le Chant du peuple juif assassiné, 1944.
Texte 3 : PRIMO LÉVI
Car la nature humaine est ainsi faite, que les peines et les souffrances éprouvées simultanément ne s'additionnent pas totalement dans notre sensibilité, mais se dissimulent les unes derrière les autres par ordre de grandeur décroissante selon les lois bien connues de la perspective. Mécanisme providentiel qui rend possible notre vie au camp. Voilà pourquoi on entend dire si souvent dans la vie courante que l'homme est perpétuellement insatisfait : en réalité, bien plus que l'incapacité de l'homme à atteindre à la sérénité absolue, cette opinion révèle combien nous connaissons mal la nature complexe de l'état de malheur, et combien nous nous trompons en donnant à des causes multiples et hiérarchiquement subordonnées le nom unique de la cause principale ; jusqu'au moment où, celle-ci venant à disparaître, nous découvrons avec une douloureuse surprise que derrière elle il y en a une autre, et même toute une série d'autres.
Aussi le froid — le seul ennemi, pensions-nous cet hiver — n'a-t-il pas plus tôt cessé que nous découvrons la faim : et, retombant dans la même erreur, nous disons aujourd'hui : "Si seulement nous n'avions pas faim !…"
Mais comment pourrions-nous imaginer ne pas avoir faim ? Le Lager est la faim : nous- mêmes nous sommes la faim, la faim incarnée.
De l'autre côté de la route une drague est en train de manoeuvrer. La benne, suspendue aux câbles, ouvre toutes grandes ses mâchoires dentées, se balance un instant, comme indécise, puis fond sur la terre argileuse et molle, et mord dedans avec voracité, tandis que la cabine de commandes éructe avec satisfaction une épaisse bouffée de fumée blanche. Puis la benne remonte, décrit un demicercle, recrache derrière elle son énorme bouchée et recommence.
Appuyés à nos pelles, nous regardons, fascinés. À chaque coup de dent de la benne, les bouches s'entrouvrent, les pommes d'Adam montent et descendent, pitoyablement visibles sous la peau distendue. Nous n'arrivons pas à nous arracher au spectacle du repas de la drague.
Primo Lévi, Si c'est un homme, [1958], Paris, Julliard, 1987.
Texte 4 : JORGE SEMPRUN
Pourtant, un doute me vient sur la possibilité de raconter. Non pas que l'expérience vécue soit indicible. Elle a été invivable, ce qui est tout autre chose, on le comprendra aisément. Autre chose qui ne concerne pas la forme d'un récit possible mais sa substance. Non pas son articulation, mais sa densité. Ne parviendront à cette substance, à cette densité transparente que ceux qui sauront faire de leur témoignage un objet artistique, un espace de création, ou de recréation. Seul l'artifice d'un récit maîtrisé parviendra à transmettre partiellement la réalité du témoignage. Mais ceci n'a rien d'exceptionnel : il en est ainsi de toutes les grandes expériences historiques.
On peut toujours dire en somme. L'ineffable dont on nous rabattra les oreilles n'est qu'un alibi. Ou signe de paresse. On peut toujours tout dire, le langage contient tout. On peut dire l'amour le plus fou, la plus terrible cruauté. On peut nommer le mal, son goût de pavot, ses bonheurs délétères. On peut dire Dieu et ce n'est pas peu dire. On peut dire la rose et la rosée, l'espace d'un matin. On peut dire la tendresse, l'océan tutélaire de la bonté. On peut dire l'avenir, les poètes s'y aventurent les yeux fermés, la bouche fertile.
On peut tout dire de cette expérience. Il suffit d'y penser. Et de s'y mettre. D'avoir le temps, sans doute, et le courage, d'un récit illimité, probablement interminable, illuminé – clôturé aussi, bien entendu – par cette possibilité de se poursuivre à l'infini. Quitte à tomber dans la répétition et le ressassement. Quitte à ne pas en sortir, à prolonger la mort, le cas échéant, à la faire revivre sans cesse dans les plis et les replis du récit, à n'être plus que le langage de cette mort, à vivre à ses dépens, mortellement.
Mais peut-on tout entendre ? Le pourra-t-on ? En auront-ils la patience, la passion, la compassion, la rigueur nécessaires ?
Jorge Semprun, L'Écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994.
Texte 5 : ELIE WIESEL
En quelques instants, le camp ressembla à un navire évacué. Pas âme qui vive dans les allées. Près de la cuisine, deux chaudrons de soupe chaude et fumante avaient été abandonnés, à moitié pleins. Deux chaudrons de soupe ! En plein milieu de l'allée, deux chaudrons de soupe, sans personne pour les garder ! Festin royal perdu, suprême tentation ! Des centaines d'yeux les contemplaient, étincelants de désir. Deux agneaux guettés par des centaines de loups. Deux agneaux sans berger, offerts. Mais qui oserait ?
La terreur était plus forte que la faim. Soudain, nous vîmes s'ouvrir imperceptiblement la porte du block 37. Un homme apparut, rampant comme un ver dans la direction des chaudrons. Des centaines d'yeux suivaient ses mouvements. Des centaines d'hommes rampaient avec lui, s'écorchaient avec lui sur les cailloux. Tous les coeurs tremblaient, mais surtout d'envie. Il avait osé, lui.
Il toucha le premier chaudron, les coeurs battaient plus fort : il avait réussi.
La jalousie nous dévorait, nous consumait comme de la paille. Nous ne pensions pas un instant à l'admirer. Pauvre héros qui allait au suicide pour une ration de soupe, nous l'assassinions en pensée.
Étendu près du chaudron, il tentait pendant ce temps de se soulever jusqu'au bord. Soit faiblesse, soit crainte, il restait là, rassemblant sans doute ses dernières forces. Enfin il réussit à se hisser sur le bord du récipient. Un instant, il sembla se regarder dans la soupe, cherchant son reflet de fantôme. Puis, sans raison apparente, il poussa un hurlement terrible, un râle que je n'avais jamais entendu et, la bouche ouverte, il jeta sa tête vers le liquide encore fumant. Nous sursautâmes à la détonation. Retombé à terre, le visage maculé de soupe, l'homme se tordit quelques secondes au pied du chaudron, puis ne bougea plus.
Elie Wiesel, La Nuit, Paris, Minuit, 1958.
Texte 6 : PIOTR RAWICZ
Tenant encore dans ses bras la petite fille, Boris regarda Yaakov du coin de l'oeil. Le garçon était debout, appuyé contre le mur et fixait le sous-officier de ses yeux noirs. Il y avait dans ce regard comme une attente muette.
C'est par lui, par Yaakov, c'est par ces yeux que cette minute va se briser comme une tirelire. C'est là que cette attente va s'écrouler dans... dans son issue — cette pensée effleura le cerveau de Boris pendant une fraction de seconde.
Tandis que les deux femmes brandissaient vers le caporal leurs laissez-passer impeccables, son regard croisa enfin celui de Yaakov, chargé d'une haine railleuse. La science de haine n'est accessible qu'aux enfants, songeait Boris. De nouveau le silence régnait. Puis le garçon ouvrit largement la bouche et tira en direction du caporal une langue rouge, longue et large, un corridor infini tapissé d'une moquette pourpre, une langue trop réelle, terriblement réelle dans ce décor qui ne l'était pas. Telle est donc la voie qu'emprunte ce moment pour se réaliser : la langue d'un enfant, pensa Boris en entendant le caporal prononcer distinctement, lentement, une phrase presque neutre : "Que ce garçon-là est mal élevé !"
Boris s'abstient de décrire en détail le massacre. Trois soldats tenaient le garçon rebelle, tandis que le caporal lui découpait la langue avec une baïonnette trop grande pour cet usage. Il y avait du sang, beaucoup de sang, davantage — d'après les estimations de Boris — que n'en devait contenir le corps tout entier de Yaakov. Aucune parole ne fut prononcée par le groupe d'enfants qui se figea en une immobilité complète...
La petite fille que Boris avait tenue dans ses bras fut la deuxième. — Elle a de très beaux yeux, fit un soldat, comme des brillants. On aimerait les enchâsser dans une bague. Boris n'avait pas eu le temps de parachever une prière muette, violente comme un choc, que le Chassieux s'était déjà mis à crever les yeux de la fillette avec un canif en corne, celui-là même qui lui servait à ouvrir les boîtes de singe. Il confia ces yeux à Boris qui les prit dans le creux de sa main et songea : Une paire d'yeux, objet somme toute utile, tellement compliqué et difficile à reproduire. Il n'y a que le Créateur, dans Sa richesse et Sa prodigalité, pour se permettre un gaspillage pareil !
Ça glissait. Ça dégoulinait. Des cris stridents remplissaient la pièce comme autant de petits animaux affolés. Des bâillements, des sons vagues, des bruits monstres et bâtards. Des déchirements de sens et de peaux. Des figures géométriques, toutes les géométries qui entraient en folie comme on entre dans un bain chaud. Quelqu'un qui dit : "La géométrie, cette preuve irréfutable que Dieu est fou, fou à lier…" Le ventre de l'Univers, le ventre de l'Être était ouvert et ses tripes immondes envahissaient la pièce. Les dimensions, les catégories de la conscience, temps, espace, douleur, vide, astronomies se livraient à une mascarade ou à un combat, à une noce ou à une chevauchée et la chair des rêves s'étalait sur le siège de Dieu, évanoui, couché sur le ciment dans Ses propres vomissures.
Piotr Rawicz, Le Sang du ciel, Paris, Gallimard, 1961.
Texte 7 : JEAN-CLAUDE GRUMBERG
Il était une fois, dans un grand bois, une pauvre bûcheronne et un pauvre bûcheron.
Non non non non, rassurez-vous, ce n'est pas le Petit poucet ! Pas du tout. Moi-même, tout comme vous, je déteste cette histoire ridicule. Où et quand a-t-on vu des parents abandonner leurs enfants faute de pouvoir les nourrir ? Allons...
Dans ce grand bois, donc, régnaient grande faim et grand froid. Surtout en hiver. En été une chaleur accablante s'abattait sur ce bois et chassait le grand froid. La faim, elle, par contre, était constante, surtout en ces temps où sévissait, autour de ce bois, la guerre mondiale.
La guerre mondiale, oui oui oui oui oui.
Pauvre bûcheron, requis à des travaux d'intérêt public – au seul bénéfice des vainqueurs occupant villes, villages champs et forêt –, c'était donc pauvre bûcheronne qui, de l'aube au crépuscule, arpentait son bois dans l'espoir souvent déçu de pourvoir aux besoins de son maigre foyer.
Fort heureusement – à quelque chose malheur est bon – pauvre bûcheron et pauvre bûcheronne n'avaient pas, eux, d'enfants à nourrir.
Le pauvre bûcheron remerciait le ciel tous les jours de cette grâce. Pauvre bûcheronne s'en lamentait, elle, en secret.
Elle n'avait pas d'enfant à nourrir certes, mais pas non plus d'enfant à chérir.
Elle priait donc le ciel, les dieux, le vent, la pluie, les arbres, le soleil même quand ses rayons perçaient le feuillage illuminant son sous-bois d'une transparence féerique. Elle suppliait ainsi toutes les puissances du ciel et de la nature de bien vouloir lui accorder enfin la grâce de la venue d'un enfant. [...]
La pauvre bûcheronne, vous en conviendrez, jouissait de peu de distractions. Elle marchait, la faim au ventre, remuant dans sa tête ses voeux qu'elle ne savait plus désormais comment formuler. Elle se contentait d'implorer le ciel de manger, ne serait-ce qu'un jour, à sa faim.
Le bois, son bois, sa forêt, s'étendait large, touffu, indifférent au froid, à la faim, et depuis le début de cette guerre mondiale, des hommes requis, avec des machines puissantes, avaient percé son bois dans sa longueur afin de poser cette tranchée des rails et depuis peu, hiver comme été, un train, un train unique passait et repassait sur cette voie unique.
Pauvre bûcheronne aimait voir passer ce train, son train. Elle le regardait avec fièvre, s'imaginait voyager elle aussi, s'arrachant à cette faim, à ce froid, à cette solitude.
Peu à peu elle régla sa vie, son emploi du temps sur les passages du train. Ce n'était pas un train d'aspect souriant. De simples wagons de bois avec une sorte d'unique lucarne garnie de barreaux dont était orné chacun de ces wagons. Mais comme pauvre bûcheronne n'avait jamais vu d'autres trains, celui-ci lui convenait parfaitement, surtout depuis que son époux, répondant à ses questions, avait déclaré d'un ton péremptoire qu'il s'agissait d'un train de marchandises.
Ce mot "marchandises" acheva de conquérir le cœur et d'enflammer l'imagination de la pauvre bûcheronne.
"Marchandises" ! Un train de marchandises... Elle voyait désormais ce train débordant de victuailles, de vêtements, d'objets, elle se voyait parcourir ce train, se servir et se rassasier.
Peu à peu l'exaltation fit place à un espoir. Un jour, un jour peut-être, demain, ou le surlendemain, ou n'importe quand, le train aura pitié de sa faim et au passage lui fera l'aumône d'une de ses précieuses marchandises.
Bientôt elle s'enhardit, s'approchant du train le plus possible, l'appelant, le hélant d'un geste, l'implorant de la voix ou le saluant simplement quand elle était trop loin pour y arriver à temps.
Enfin, quelquefois, une main dépassait d'une de ces lucarnes et lui répondait. Quelquefois aussi l'une de ces mains lançait à son intention quelque chose qu'elle courait alors ramasser en remerciant le train et la main.
Ce n'était la plupart du temps qu'un bout de papier qu'elle défroissait avec soin et un immense respect avant de le replier et de le ranger sur son coeur. Était-ce l'annonce d'un cadeau à venir ?
Jean-Claude Grumberg, La Plus précieuse des marchandises, Paris, Actes Sud, 2021.
Texte 8 : JONATHAN LITTEL
Moi, j'étais pétrifié, je ne savais pas ce qu'il fallait faire. Grafhorst arriva et me secoua par le bras : "Obersturmführer !" Il pointa son pistolet vers les corps.
"Essayez d'achever les blessés." Je sortis mon pistolet et me dirigeai vers un groupe : un très jeune homme beuglait de douleur, je dirigeai mon pistolet vers sa tête et appuyai sur la détente, mais le coup ne partit pas, j'avais oublié de relever la sûreté, je l'ôtai et lui tirai une balle dans le front, il sursauta et se tut subitement.
Pour atteindre certains blessés, il fallait marcher sur les corps, cela glissait affreusement, les chairs blanches et molles roulaient sous mes bottes, les os se brisaient traîtreusement et me faisaient trébucher, je m'enfonçais jusqu'aux chevilles dans la boue et le sang. C'était horrible et cela m'emplissait d'un sentiment grinçant de dégoût, comme ce soir en Espagne, dans la latrine avec les cafards, j'étais encore jeune, mon beau-père nous avait offert des vacances en Catalogne, nous dormions dans un village, et une nuit j'avais été pris de coliques, je courus à la latrine au fond du jardin, m'éclairant avec une lampe de poche, et le trou, propre la journée, grouillait d'énormes cafards bruns, cela m'épouvanta, je tentai de me retenir et revins me coucher, mais les crampes étaient trop fortes, il n'y avait pas de pot de chambre, je chaussai mes grosses bottes de pluie et retournai à la latrine, me disant que je pourrais chasser les cafards à coups de pied et faire vite, je passai la tête par la porte en éclairant le sol, puis je remarquai un reflet sur le mur, j'y dirigeai le faisceau de ma lampe, le mur aussi grouillait de cafards, tous les murs, le plafond aussi, et la planche au-dessus de la porte, je tournai lentement ma tête passée par la porte et ils étaient là aussi, une masse noire, grouillante, et alors je retirai lentement ma tête, très lentement, et je rentrai à ma chambre et me retins jusqu'au matin. Marcher sur les corps des Juifs me donnait le même sentiment, je tirais presque au hasard, sur tout ce que je voyais gigoter, puis je me ressaisis et essayai de faire attention, il fallait quand même que les gens souffrent le moins possible, mais de toute façon je ne pouvais achever que les derniers, en dessous déjà il y avait d'autres blessés, pas encore morts, mais qui le seraient bientôt.
Je n'étais pas le seul à perdre contenance, certains des tireurs aussi tremblaient et buvaient entre les fournées. Je remarquai un jeune Waffen-S.S., je ne connaissais pas son nom : il commençait à tirer n'importe comment, sa mitraillette tenue à la hanche, il riait affreusement et vidait son chargeur au hasard, un coup à gauche, puis à droite, puis deux coups puis trois, comme un enfant qui suit le tracé du pavé selon une mystérieuse topographie interne. Je m'approchai de lui et le secouai, mais il continuait à rire et à tirer juste devant moi, je lui arrachai la mitraillette et le giflai, puis l'envoyai vers les hommes qui rechargeaient les magasins ; Grafhorst m'expédia un autre homme à la place et je lui lançai la mitraillette en criant : « Et fais ça proprement, compris ?!! » Près de moi, on amenait un autre groupe : mon regard croisa celui d'une belle jeune fille, presque nue mais très élégante, calme, ses yeux emplis d'une immense tristesse. Je m'éloignai. Lorsque je revins elle était encore vivante, à moitié retournée sur le dos, une balle lui était sortie sous le sein et elle haletait, pétrifiée, ses jolies lèvres tremblaient et semblaient vouloir former un mot, elle me fixait avec ses grands yeux surpris, incrédules, des yeux d'oiseau blessé, et ce regard se planta en moi, me fendit le ventre et laissa s'écouler un flot de sciure de bois, j'étais une vulgaire poupée et ne ressentais rien, et en même temps je voulais de tout mon coeur me pencher et lui essuyer la terre et la sueur mêlées sur son front, lui caresser la joue et lui dire que ça allait, que tout irait pour le mieux, mais à la place je lui tirai convulsivement une balle dans la tête, ce qui après tout revenait au même, pour elle en tout cas si ce n'était pour moi, car moi à la pensée de ce gâchis humain insensé j'étais envahi d'une rage immense, démesurée, je continuais à lui tirer dessus et sa tête avait éclaté comme un fruit, alors mon bras se détacha de moi et partit tout seul dans le ravin, tirant de part et d'autre, je lui courais après, lui faisant signe de m'attendre de mon autre bras, mais il ne voulait pas, il me narguait et tirait sur les blessés tout seul, sans moi, enfin, à bout de souffle, je m'arrêtai et me mis à pleurer. Maintenant, pensais-je, c'est fini, mon bras ne reviendra jamais, mais à ma grande surprise il se trouvait de nouveau là, à sa place, solidement attaché à mon épaule, et Häfner s'approchait de moi et me disait : "C'est bon, Obersturmführer. Je vous remplace."
Jonathan Littell, Les Bienveillantes, Paris, Gallimard, 2006.
Texte 9 : ANNE BEREST
– Qu'est-ce qu'être juif ?
Peut-être que la réponse était contenue dans la question :
– Se demander qu'est-ce qu'être juif ?
Après avoir lu le livre que Georges m'avait donné, Enfants de survivants de Nathalie Zajde, j'ai découvert tout ce que j'aurais pu dire à Déborah lors du dîner de Pessah. Les réponses arrivaient seulement avec quelques semaines de retard. Déborah, je ne sais pas ce que veut dire « être vraiment juif » ou « ne l'être pas vraiment ». Je peux simplement t'apprendre que je suis une enfant de survivant. C'est-à-dire, quelqu'un qui ne connaît pas les gestes du Seder mais dont la famille est morte dans des chambres à gaz. Quelqu'un qui fait les mêmes cauchemars que sa mère et cherche sa place parmi les vivants. Quelqu'un dont le corps est la tombe de ceux qui n'ont pu trouver leur sépulture. Déborah, tu affirmes que je suis juive quand ça m'arrange. Lorsque ma fille est née, que je l'ai prise dans mes bras à la maternité, tu sais à quoi j'ai pensé ? La première image qui m'a traversée ? L'image des mères qui allaitaient quand on les a envoyées dans les chambres à gaz. Alors voilà, cela m'arrangerait de ne pas penser à Auschwitz, tous les jours. Cela m'arrangerait que les choses soient autrement. Cela m'arrangerait de ne pas avoir peur de l'administration, peur du gaz, peur de perdre mes papiers, peur des endroits clos, peur de la morsure des chiens, peur de passer des frontières, peur de prendre des avions, peur des foules et de l'exaltation de la virilité, peur des hommes quand ils sont en bande, peur qu'on me prenne mes enfants, peur des gens qui obéissent, peur de l'uniforme, peur d'arriver en retard, peur de me faire attraper par la police, peur quand je dois refaire mes papiers... peur de dire que je suis juive. Et cela, tout le temps. Pas « quand ça m'arrange ».
J'ai, inscrit dans mes cellules, le souvenir d'une expérience de danger si violente, qu'il me semble parfois l'avoir vraiment vécue ou devoir la revivre. La mort me semble toujours imminente. J'ai le sentiment d'être une proie. Je me sens souvent soumise à une forme d'anéantissement. Je cherche dans les livres d'Histoire celle qu'on ne m'a pas racontée. Je veux lire, encore et toujours. Ma soif de connaissance n'est jamais étanchée. Je me sens parfois une étrangère. Je vois des obstacles là où d'autres n'en voient pas. Je n'arrive pas à faire coïncider l'idée de ma famille avec cette référence mythologique qu'est le génocide. Et cette difficulté me constitue tout entière. Cette chose me définit. Pendant presque quarante ans, j'ai cherché à tracer un dessin qui puisse me ressembler, sans y parvenir. Mais aujourd'hui je peux relier tous les points entre eux, pour voir apparaitre, parmi la constellation des fragments éparpillés sur la page, une silhouette dans laquelle je me reconnais enfin : je suis fille et petite-fille de survivants.
Anne Berest, La Carte postale, Paris, Grasset, 2021.
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