LA CATABASE D'ORPHÉE
par Émilia NDIAYE
Le parcours d'Orphée
Nous retraçons brièvement les principales variantes des épisodes que l'on trouve dans la tradition gréco-romaine. Pour la liste complète avec les extraits des œuvres grecques et latines, voir A. Béague, J. Boulogne, A. Deremetz, F. Toulze, Les visages d'Orphée, Presses universitaires du Septentrion, ouvrage qui a servi de base à cette présentation [consultable sur https://books.openedition.org/septentrion/50854?lang=fr].
1. Ses origines
II est le fils d'une Muse, le plus souvent de Calliope, muse de la poésie épique, mais aussi ailleurs de Polhymnie, de Clio ou d'une Néréide, Ménippé ; il a pour père naturel Oeagre, tantôt présenté comme un roi thrace, tantôt comme un dieu-fleuve de Thrace. Une filiation divine, probablement métaphorique, en fait le fils d'Apollon.
Il est né en Thrace, le plus souvent au Nord-Est de l'Olympe, en Piérie (à Leibethra) près d'un sommet. Le lieu de sa naissance est appelé pays des Ciconiens ou des Odrysses ou des Bistoniens ou des Sithoniens ou des Gètes ou des Piérides. Le site est localisé soit sur une montagne, l'Hémus ou le Rhodope ou l'Hismarus, soit à proximité d'un fleuve, le Strymon, l'Hèbre.
Il a pour frères le fruit de l'union de Calliope et d"Oeagre, Emathion ou des êtres qui ont comme père Apollon, Linos, Hymenaios, Ialemos.
2. Son éducation
Ses maîtres sont Apollon dont il reçoit une lyre à sept cordes, Calliope, les Muses et parfois Linos (qui alors n'est pas son frère.)
Il a pour disciples Musée – parfois présenté comme son fils –, Héraclès, Midas, Eumolpe. Il est l'ancêtre d'Homère et d'Hésiode.
Il voyage en Egypte. Il est initié aux mystères de Samothrace, qui sont voués aux Cabires, et à ceux d'Osiris.
3. L'expédition des Argonautes
Chanteur et musicien de l'expédition, Orphée rend possible la construction d'une nef, Argo, en faisant descendre par son chant les chênes des bois de Dodone ; chef de nage, il donne le rythme aux rameurs ; lors du périple nautique, par son chant, il calme aussi bien les flots que ses compagnons qui se querellent ou ceux qui pourraient leur nuire comme les Cabires, il protège les Argonautes contre les dangers, comme la tentative de séduction des Sirènes et les initie aux mystères de Samothrace.
4. La descente aux enfers
C'est pour en ramener des morts, la connaissance ou une femme (dans de nombreuses variantes identifiée comme Eurydice) qu'Orphée descend aux enfers.
C'est grâce à la puissance de son chant qu'il obtient des divinités souterraines de pouvoir accéder au monde des morts, mais surtout de pouvoir en revenir. Chez certains auteurs, la catabase se termine par un succès : Orphée ramène de chez Hadès ce (ceux) qu'il est allé y chercher.
Dans la tradition alexandrine et surtout dans la littérature latine, cette descente aux enfers est motivée par l'amour qu'Orphée éprouve pour Eurydice. Jeune épouse d'Orphée, Eurydice tandis qu'elle fuit le pressant Aristée, est mordue au talon par un serpent et meurt. Orphée, après avoir obtenu des dieux d'en-bas qu'Eurydice lui soit rendue, est confronté à l'échec. En effet, au moment de rejoindre le monde des vivants, par amour ou par manque de confiance en la parole d'Hadès et de Perséphone, il se retourne pour voir Eurydice et enfreint ainsi la loi que lui ont imposée les dieux.
Dès lors, il perd Eurydice et ne peut obtenir de franchir une seconde fois la porte des Enfers.
5. La mort d'Orphée
Tantôt il est tué par Zeus d'un coup de foudre, pour avoir livré des révélations aux initiés de ses mystères, tantôt il est tué par des femmes thraces.
Dans les récits où il est tué par des femmes thraces, les raisons de cette mort sont variées : soit celles-ci sont indignées et considèrent comme du mépris envers leur personne la fidélité d'Orphée à Eurydice ou son amour des jeunes gens ; soit elles lui reprochent d'avoir institué à son retour des enfers des mystères dont il les a exclues, soit Ménades, elles exécutent, dans leur fureur dionysiaque, la vengeance de Dionysos furieux qu'Orphée ait quitté son culte pour honorer Apollon. Enfin cette mise à mort par les femmes thraces peut être la conséquence d'un arrêt d'Aphrodite qui veut se venger de Calliope.
Sa mort est décrite sous la forme d'un démembrement du héros (diasparagmos). Les différentes parties de son corps sont emportées jusqu'à la mer parle fleuve Hèbre et un sort particulier est généralement réservé à sa tête et à sa lyre. Ce démembrement prend toute sa signification religieuse dans les récits où, présenté comme le fondateur des mystères de Dionysos-Zagreus, il subit le même sort que lui. Selon certaines versions d'ailleurs, il aurait aussi fondé avec Dionysos les mystères d'Eleusis.
Que ses membres aient été rassemblés ou non par les Muses, plusieurs sites accueillent une tombe d'Orphée, principalement Leibéthra en Thrace, en Asie Mineure, à l'embouchure du Mêlés, un site par ailleurs considéré comme le lieu de naissance d'Homère, Lesbos, terre de la poésie lyrique connue aussi par son oracle d'Apollon.
Enfin quelques récits narrent le catastérisme (c'est-à-dire la transformation en constellation) de la lyre d'Orphée, après la mort de celui-ci.
Le héros aux trois visages
1. Les multiples fonctions
On peut être tenté de réduire à une seule entité le chant, la voix d'Orphée ou la musique (carmen, vox), les fonctions multiples qu'assume le héros dans les différents récits. Ceux-ci, dans leur diversité, mettent en évidence trois visages parfois totalement séparés, parfois liés, concomitants ou successifs d'Orphée :
• celui de l'amoureux, de la fidélité amoureuse, visage qui s'est particulièrement développé à l'époque alexandrine, puis plus tard à Rome dans la poésie augustéenne ;
• celui du poète qui détient la magie du verbe, le chantre-magicien, lorsqu'il met en mouvement les forêts, les pierres, lorsqu'il provoque l'interruption, l'arrêt des peines des suppliciés illustres des enfers, qu'il apaise les bêtes sauvages, les flots, les membres de l'expédition des Argonautes, les monstres, lorsqu'il persuade et charme, ses compagnons en surpassant le chant des Sirènes, Cerbère, Pluton, Proserpine lorsqu'il fait éprouver des senti¬ments, de la compassion aux habitants des enfers : divinités infernales, ombres des morts... Son verbe est efficace, souvent pacificateur ;
• celui du législateur, du civilisateur, du fondateur : Orphée invente (la lyre, du moins lyre à neuf cordes. Il passe également pour l'initiateur, de la pédérastie. Mais surtout prêtre-médiateur, fondateur de culte, il initie ses compagnons aux mystères de Samothrace, il fonde les mystères d'Eleusis ou ceux de Dionysos-Zagreus, la théologie orphique... Ce visage n'est pas sans rapport avec l'orphisme.
2. Les interprétations de la catabase : la mort d'Eurydice
Nous nous appuyons sur le texte de Virgile, Les Géorgiques, 4, v. 464-525. Il s'agit du récit fait au berger Aristée, qui a tenté d'abuser d'Eurydice provoquant sa fuite et sa mort, pour lui expliquer la cause de la disparition de ses abeilles – punition de son acte. Les Géorgiques sont un poème didactique, qui enseigne les travaux et les jours agricoles, mais dont la valeur didactique se retrouve également dans ce récit.
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Géorgiques, livre IV, vers 464 à 527 :
[4, 464-489] Lui, consolant son douloureux amour sur la creuse écaille de sa lyre, c'est toi qu'il chantait, douce épouse, seul avec lui-même sur le rivage solitaire, toi qu'il chantait à la venue du jour, toi qu'il chantait quand le jour s'éloignait.
Il entra même aux gorges du Ténare, portes profondes de Dis, et dans le bois obscur à la noire épouvante, et il aborda les Mânes, leur roi redoutable, et ces coeurs qui ne savent pas s'attendrir aux prières humaines.
Alors, émues par ses chants, du fond des séjours de l'Érèbe, on put voir s'avancer les ombres minces et les fantômes des êtres qui ne voient plus la lumière, aussi nombreux que les milliers d'oiseaux qui se cachent dans les feuilles, quand le soir ou une pluie d'orage les chasse des montagnes des mères, des maris, des corps de héros magnanimes qui se sont acquittés de la vie, des enfants, des jeunes filles qui ne connurent point les noces, des jeunes gens mis sur des bûchers devant les yeux de leurs parents, autour de qui s'étendent le limon noir et le hideux roseau du Cocyte, et le marais détesté avec son onde paresseuse qui les enserre, et le Styx Bas qui neuf fois les enferme dans ses plis.
Bien plus, la stupeur saisit les demeures elles-mêmes et les profondeurs Tartaréennes de la Mort, et les Euménides aux cheveux entrelacés de serpents d'azur; Cerbère retint, béant, ses trois gueules, et la roue d'Ixion s'arrêta avec le vent qui la faisait tourner.
Déjà, revenant sur ses pas, il avait échappé à tous les périls, et Eurydice lui étant rendue s'en venait aux souffles d'en haut en marchant derrière son mari (car telle était la loi fixée par Proserpine), quand un accès de démence subite s'empara de l'imprudent amant - démence bien pardonnable, si les Mânes savaient pardonner!
[4, 490-502] Il s'arrêta, et juste au moment où son Eurydice arrivait à la lumière, oubliant tout, hélas! et vaincu dans son âme, il se tourna pour la regarder. Sur-le-champ tout son effort s'écroula, et son pacte avec le cruel tyran fut rompu, et trois fois un bruit éclatant se fit entendre aux étangs de l'Averne. Elle alors: "Quel est donc, dit-elle, cet accès de folie, qui m'a perdue, malheureuse que je suis, et qui t'a perdu, toi, Orphée ? Quel est ce grand accès de folie ? Voici que pour la seconde fois les destins cruels me rappellent en arrière et que le sommeil ferme mes yeux flottants. Adieu à présent ; je suis emportée dans la nuit immense qui m'entoure et je te tends des paumes sans force, moi, hélas! qui ne suis plus tienne." Elle dit, et loin de ses yeux tout à coup, comme une fumée mêlée aux brises ténues, elle s'enfuit dans la direction opposée, et il eut beau tenter de saisir les ombres, beau vouloir lui parler encore, il ne la vit plus | Restitit Eurydicenque suam iam luce sub ipsa immemor heu! uictusque animi respexit. Ibi omnis effusus labor atque immitis rupta tyranni foedera, terque fragor stagnis auditus Auerni. Illa, "Quis et me, inquit, miseram et te perdidit, Orpheu, quis tantus furor ? En iterum crudelia retro Fata uocant, conditque natantia lumina somnus. Iamque uale : feror ingenti circumdata nocte inualidasque tibi tendens, heu non tua, palmas !" dixit et ex oculis subito, ceu fumus in auras commixtus tenues, fugit diuersa, neque illum, prensantem nequiquam umbras et multa uolentem dicere, praeterea uidit, |
[4, 502-527] et le nocher de l'Orcus ne le laissa plus franchir le marais qui la séparait d'elle. Que faire? où porter ses pas, après s'être vu deux fois ravir son épouse? Par quels pleurs émouvoir les Mânes, par quelles paroles les divinités ? Elle, déjà froide, voguait dans la barque Stygienne. On conte qu'il pleura durant sept mois entiers sous une roche aérienne, aux bords du Strymon désert, charmant les tigres et entraînant les chênes avec son chant. Telle, sous l'ombre d'un peuplier, la plaintive Philomèle gémit sur la perte de ses petits, qu'un dur laboureur aux aguets a arrachés de leur nid, alors qu'ils n'avaient point encore de plumes elle, passe la nuit à pleurer, et, posée sur une branche, elle recommence son chant lamentable, et de ses plaintes douloureuses emplit au loin l'espace. Ni Vénus, ni aucun hymen ne fléchirent son cœur ; seul, errant à travers les glaces hyperboréennes et le Tanaïs neigeux et les guérets du Riphée que les frimas ne désertent jamais, il pleurait Eurydice perdue et les dons inutiles de Dis. Les mères des Cicones, voyant dans cet hommage une marque de mépris, déchirèrent le jeune homme au milieu des sacrifices offerts aux dieux et des orgies du Bacchus nocturne, et dispersèrent au loin dans les champs ses membres en lambeaux. Même alors, comme sa tête, arrachée de son col de marbre, roulait au milieu du gouffre, emportée par l'Hèbre Oeagrien, "Eurydice!" criaient encore sa voix et sa langue glacée, "Ah! malheureuse Eurydice !" tandis que sa vie fuyait, et, tout le long du fleuve, les rives répétaient en écho: "Eurydice!"
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Relief : Adieux d'Orphée à Eurydice qu'Hermès s'apprête à ramener aux enfers
Photo (C) RMN-Grand Palais / Hervé Lewandowski
Il s'agit de répondre à la question d'Eurydice : « quis tantus furor, quel grand accès de furor t'a emporté ? » (v. 494-495) – furor qui est parfois traduit par « égarement ».
La mort d'Eurydice n'a pas d'explication factuelle : Orphée n'a rien fait qui mérite une punition de la part des dieux, ni la première ni même la seconde fois. Pourquoi donc ne pas lui redonner Eurydice ? Cela dépend du sens que l'on donne à ce furor qui l'a animé. Et l'on retrouve les trois visages d'Orphée. Dans ces trois visages apparaît, la valeur didactique du poème : Orphée n'est plus ici un héros, au sens épique du terme, comme il l'est dans l'expédition des Argonautes, malgré l'épreuve que constitue la descente aux enfers. Cette figure est plus riche en significations.
• La dimension amoureuse du furor = folie amoureuse, passion
L'interprétation plus banale et la plus exploitée par la suite, opéras, films, poésie. Déjà pour expliquer la catabase elle-même : inconsolable de la mort d'Eurydice (voir ci-dessus v. 464-466), Orphée va la chercher et la demander à Hadès et Proserpine – ce que ne raconte pas Virgile (ellipse totale de ses paroles) mais Ovide développe son discours (Métamorphoses, chant 10).
Et il se retourne au moment de sortir des enfers sous l'effet de sa passion, pour s'assurer qu'Eurydice est bien là. Valeur usuelle du furor amoureux, dans la poésie élégiaque et tragique antique où les personnages sont « vaincus par l'Amour » - Eros ou Cupidon (Cf. le furor des héroïnes de Sénèque, qui comprend également cet aspect, Phèdre, Médée).
–> Nouvelle illustration parmi bien d'autres des méfaits de la passion amoureuse, de l'attachement aux sens (il voulait la voir, la toucher). Mais cette punition ne se justifie pas comme pour les autres figures littéraires (adultère, trahison, etc.).
–> La mort d'Orphée lui-même permet une autre interprétation : inconsolable, il est tué et sa tête continue d'appeler Eurydice (voir fin du texte ci-dessus). L'amour survit après la mort (Ovide imagine les retrouvailles du couple aux enfers !)
• La dimension religieuse du furor = délire prophétique du devin, du prêtre (Pythie, Sybille)
Très importante dans les premières versions de la légende et dans l'univers du polythéisme antique, où les dieux se répartissent les fonctions et les aires d'intervention, avec des rivalités (cf. Hésiode). Orphée est pris entre les deux divinités, Apollon (son père dans certaines légendes) et Dionysos dont il est proche par son voyage en Egypte et sa catabase (Dionysos est aussi descendu aux enfers), entre la divinité solaire et la divinité chtonienne. Orphée a franchi un tabou, a eu connaissance des mystères eschatologiques, de ce qui se passe après la mort.
–> C'est par hybris qu'il se retourne, ou par excès de ce délire mantique, se pensant aussi puissant que les dieux par le savoir qu'il a acquis. La mort d'Eurydice est à ce moment punition des dieux.
–> La divulgation de son savoir dans les mystères qu'il instaure, en concurrence avec les mystères d'Eleusis, explique la vengeance, principalement de Dionysos, et sa mort à lui. Même jalousie par rapport à l'orphisme et sa discipline végétarienne, en opposition avec le sacrifice aux dieux de l'Olympe, + religion du salut, en dehors du système admis.
Or il y a une grande proximité entre l'inspiration prophétique et l'inspiration poétique : le vates est à la fois le devin et le poète (idem chez les Grecs), tous deux ont un rapport privilégié avec les dieux, sont investis par la divinité pour pouvoir prophétiser ou chanter (on parle aussi de poésie oraculaire).
• La dimension poétique du furor = délire poétique, inspiration
Douleur de la 1ère perte d'Eurydice est source de création (« Les plus désespérés sont les chants les plus beaux ») : art, poésie et musique jouent le rôle de catharsis pour surmonter la souffrance, Eurydice devient la muse d'Orphée.
–> Seconde mort d'Eurydice s'explique alors ainsi : Eurydice ne vaut, pour Orphée, que par son absence, donc sa mort, la création l'emporte sur l'amour : « C'est bien le savoir poétique qu'il a acquis au terme de sa descente aux enfers, et ceci au prix de la solitude » (A. Deremetz, Les trois visages d'Orphée, 1998, p. 166). L'idéal artistique vaut plus que la réalité charnelle.
–> D'où sa propre mort, pour laisser place à sa parole qui, elle, est immortelle.
Ce furor d'Orphée est sa prise de conscience du lien inhérent entre l'art et la mort. D'une part transgresser l'interdit et les limites de la vie en allant aux enfers pour avoir accès à l'invisible, à une autre vérité que celle du monde visible (cf. Homère poète aveugle, tout comme le devin Tirésias).
D'autre part laisser Eurydice aux enfers car l'œuvre poétique véritable repose sur la mort des êtres, de l'amour, du temps, des choses, etc. remplacés par les mots, le langage, seule victoire et seule immortalité possibles pour le poète : « L'espace littéraire est un espace hanté, habité par une dépouille. La littérature est une histoire de revenants, le lieu d'accueil des disparus et de la disparition elle-même » (Chantal Michel, Maurice Blanchot et le déplacement d'Orphée, 1997, p. 24.)
Eurydice survit grâce au seul chant d'Orphée (et non grâce à sa personne, cf. les paroles sortant de sa bouche, même après sa mort, v. 525-527).
Orphée n'est Orphée que grâce à la mort d'Eurydice (les deux).
Telle est la leçon qu'il a apprise aux enfers.
Et c'est pour cette raison qu'il est le seul des héros antiques descendus aux enfers qui en meurt. Il meurt de la révélation qu'il y découvre, contrairement à Ulysse ou Enée, qui, au contraire, trouvent dans leur dialogue avec leurs morts un nouvel élan de vivre.
PROLONGEMENT PHILOSOPHIQUE
par Catherine MALISSARD
« Le Regard d'Orphée », dans L'Espace littéraire de Maurice Blanchot (1955)
Blanchot, romancier, critique littéraire et philosophe français, (1907-2003) dont la « vie fut entièrement vouée à la littérature et au silence qui lui est propre », selon la phrase biographique présentée sur ses livres aux éditions Gallimard, a interrogé les rapports de la littérature avec la mort. Pour lui, celle-ci est au cœur même du processus poétique puisqu'elle donne corps à la pensée de la mort.
Dans L'Espace littéraire, publié chez Gallimard en 1955, une partie du chapitre V est consacrée au Regard d'Orphée. L'auteur fait découvrir tout le royaume souterrain, nocturne, où Orphée-Ecrivain va chercher l'Eurydice-Littérature, et accepte de la perdre pour la porter au jour. Dans la quête d'Eurydice que fait le héros, on retrouve la condition de l'artiste entièrement absorbé par son œuvre, contraint de s'y livrer, quel qu'en soit le danger. Sont ainsi mises en question les notions suivantes : œuvre, écrivain, inspiration.
Pour Maurice Blanchot le regard interdit vers Eurydice, « œuvre d'art » n'est pas autre chose que l' « inspiration » de l'écrivain, l'entrée dans « l'autre nuit ».
Extraits du chapitre V, partie 2 : « Le Regard d'Orphée »
o L'inspiration
o Le don et le sacrifice.
o Le saut.Quand Orphée descend vers Eurydice, l'art est la puissance par laquelle s'ouvre la nuit. La nuit, par la force de l'art, l'accueille, devient l'intimité accueillante, l'entente et l'accord de la première nuit. Mais c'est vers Eurydice qu'Orphée est descendu : Eurydice est, pour lui, l'extrême que l'art puisse atteindre, elle est, sous un nom qui la dissimule et sous un voile qui la couvre, le point profondément obscur vers lequel l'art, le désir, la mort, la nuit semblent tendre. Elle est l'instant ou l'essence de la nuit s'approche comme l'autre nuit.
Ce "point", l'œuvre d'Orphée ne consiste pas cependant à en assurer l'approche en descendant vers la profondeur. Son œuvre, c'est de le ramener au jour et de lui donner, dans le jour, forme, figure et réalité. Orphée peut tout, sauf regarder ce "point" en face, sauf regarder le centre de la nuit dans la nuit. Il peut descendre vers lui, il peut, pouvoir encore plus fort, l'attirer à soi, et, avec soi, l'attirer vers le haut, mais en s'en détournant. Ce détour est le seul moyen de s'en approcher : tel est le sens de la dissimulation qui se révèle dans la nuit. Mais Orphée, dans le mouvement de sa migration, oublie l'œuvre qu'il doit accomplir, et il l'oublie nécessairement, parce que l'exigence ultime de son mouvement, ce n'est pas qu'il y ait œuvre, mais que quelqu'un se tienne en face de ce "point", en saisisse l'essence, là où cette essence apparaît, où elle est essentielle et essentiellement apparence : au cœur de la nuit.
Le mythe grec dit : l'on ne peut faire œuvre que si l'expérience démesurée de la profondeur – expérience que les Grecs reconnaissent nécessaire à l'œuvre, expérience où l'œuvre est à l'épreuve de sa démesure – n'est pas poursuivie pour elle-même. La profondeur ne se livre pas en face, elle ne se révèle qu'en se dissimulant dans l'œuvre. Réponse capitale, inexorable. Mais le mythe ne montre pas moins que le destin d'Orphée est aussi de ne pas se soumettre à cette loi dernière, – et, certes, en se retournant vers Eurydice, Orphée ruine l'œuvre, l'œuvre immédiatement se défait, et Eurydice se retourne en l'ombre ; l'essence de la nuit, sous son regard, se révèle comme l'inessentiel. Ainsi trahit-il l'œuvre et Eurydice et la nuit. Mais ne pas se tourner vers Eurydice, ce serait pas moins trahir, être infidèle à la force sans mesure et sans prudence de son mouvement, qui ne veut pas Eurydice dans sa vérité diurne et dans son agrément quotidien, qui la veut dans son obscurité nocturne, dans son éloignement, avec son corps fermé et son visage scellé, qui veut la voir, non quand elle est visible, mais quand elle est invisible, et non comme l'intimité d'une vie familière, mais comme l'étrangeté de ce qui exclut toute intimité, non pas la faire vivre, mais avoir vivante en elle la plénitude de sa mort.
C'est cela seulement qu'il est venu chercher aux Enfers. Toute la gloire de son œuvre, toute la puissance de son art et le désir même d'une vie heureuse sous la belle clarté du jour sont sacrifiés à cet unique souci : regarder dans la nuit ce que dissimule la nuit, l'autre nuit, la dissimulation qui apparaît.
Mouvement infiniment problématique, que le jour condamne comme une folie sans justification ou comme l'expiation de la démesure. Pour le jour, la descente aux Enfers, le mouvement vers la vaine profondeur, est déjà démesure. Il est inévitable qu'Orphée passe outre à la loi qui lui interdit de "se retourner", car il l'a violée dès ses premiers pas vers les ombres. Cette remarque nous fait pressentir que, en réalité, Orphée n'a pas cessé d'être tourné vers Eurydice : il l'a vue invisible, il l'a touchée intacte, dans son absence d'ombre, dans cette présence voilée qui ne dissimulait pas son absence, qui était présence de son absence infinie. S'il ne l'avait pas regardée, il ne l'eût pas attirée, et sans doute elle n'est pas là, mais lui-même, en ce regard, est absent, il n'est pas moins mort qu'elle, non pas mort de cette tranquille mort du monde qui est repos, silence et fin, mais de cette autre mort qui est mort sans fin, épreuve de l'absence de fin.
Le jour, jugeant l'entreprise d'Orphée, lui reproche aussi d'avoir fait preuve d'impatience. L'erreur d'Orphée semble être alors dans le désir qui le porte à voir et à posséder Eurydice, lui dont le seul destin est de la chanter. Il n'est Orphée que dans le chant, il ne peut avoir de rapport avec Eurydice qu'au sein de l'hymne, il n'a de vie et de vérité qu'après le poème et par lui, et Eurydice ne représente rien d'autre que cette dépendance magique qui hors du chant fait de lui une ombre et ne le rend libre, vivant et souverain que dans l'espace de la mesure orphique. Oui, cela est vrai : dans le chant seulement, Orphée à pouvoir sur Eurydice, mais, dans le chant aussi, Eurydice est déjà perdue et Orphée lui-même est l'Orphée dispersé, l'"infiniment mort" que la force du chant fait dès maintenant de lui. Il perd Eurydice, parce qu'il la désire par-delà les limites mesurées du chant, et il se perd lui-même, mais ce désir et Eurydice perdue et Orphée dispersé sont nécessaires au chant, comme est nécessaire à l'œuvre l'épreuve du désœuvrement éternel.
Orphée est coupable d'impatience. Son erreur est de vouloir épuiser l'infini, de mettre un terme à l'interminable, de ne pas soutenir sans fin le mouvement même de son erreur. L'impatience est la faute de qui veut se soustraire à l'absence de temps, la patience est la ruse qui cherche à maîtriser cette absence de temps en faisant d'elle un autre temps, autrement mesuré. Mais la vraie patience n'exclut pas l'impatience, elle en est l'intimité, elle est l'impatience soufferte et endurée sans fin. L'impatience d'Orphée est donc aussi un mouvement juste : en elle commence ce qui va devenir sa propre passion, sa plus haute patience, son séjour infini dans la mort.
Si le monde juge Orphée, l'œuvre ne le juge pas, n'éclaire pas ses fautes. L'œuvre ne dit rien. Et tout se passe comme si, en désobéissant à la loi, en regardant Eurydice, Orphée n'avait fait qu'obéir à l'exigence profonde de l'œuvre, comme si, par ce mouvement inspiré, il avait bien ravi aux Enfers l'ombre obscure, l'avait, à son insu, ramenée dans le grand jour de l'œuvre.
Regarder Eurydice, sans souci du chant, dans l'impatience et l'imprudence du désir qui oublie la loi, c'est cela même, l'inspiration. L'inspiration transformerait donc la beauté de la nuit en irréalité du vide, ferait d'Eurydice une ombre et d'Orphée l'infiniment mort ? L'inspiration serait donc ce moment problématique où l'essence de la nuit devient l'inessentiel, et l'intimité accueillante de la première nuit, le piège trompeur de l'autre nuit ? Il n'en est pas autrement. De l'inspiration, nous ne pressentons que l'échec, nous ne reconnaissons que la violence égarée. Mais si l'inspiration dit l'échec d'Orphée et Eurydice deux fois perdue, dit l'insignifiance et le vide de la nuit, l'inspiration, vers cet échec et vers cette insignifiance, tourne et force Orphée par un mouvement irrésistible, comme si renoncer à échouer était beaucoup plus grave que renoncer à réussir, comme si ce que nous appelons l'insignifiant, l'inessentiel, l'erreur, pouvait, à celui qui en accepte le risque et s'y livre sans retenue, se révéler comme la source de toute authenticité.
Le regard inspiré et interdit voue Orphée à tout perdre, et non seulement lui-même, non seulement le sérieux du jour, mais l'essence de la nuit : cela est sûr, c'est sans exception. L'inspiration dit la ruine d'Orphée et la certitude de sa ruine, et elle ne promet pas, en compensation, la réussite de l'œuvre, pas plus qu'elle n'affirme dans l'œuvre le triomphe idéal d'Orphée ni la survie d'Eurydice. L'œuvre, par l'inspiration, n'est pas moins compromise qu'Orphée n'est menacé. Elle atteint, en cet instant, son point d'extrême incertitude. C'est pourquoi, elle résiste si souvent et si fortement à ce qui l'inspire. C'est pourquoi, aussi, elle se protège en disant à Orphée : Tu ne me garderas que si tu ne la regardes pas. Mais ce mouvement défendu est précisément ce qu'Orphée doit accomplir pour porter l'œuvre au-delà de ce qui l'assure, ce qu'il ne peut accomplir qu'en oubliant l'œuvre, dans l'entrainement d'un désir qui lui vient de la nuit, qui est lié à la nuit comme à son origine. En ce regard, l'œuvre est perdue. C'est le seul moment où elle se perde absolument, où quelque chose de plus important que l'œuvre, de plus dénué d'importance qu'elle, s'annonce et s'affirme. L'œuvre est tout pour Orphée, à l'exception de ce regard désiré où elle se perd, de sorte que c'est aussi seulement dans ce regard qu'elle peut se dépasser, s'unir à son origine et se consacrer dans l'impossibilité.
Le regard d'Orphée est le don ultime d'Orphée à l'œuvre, don où il la refuse, où il la sacrifie en se portant, par le mouvement démesuré du désir, vers l'origine, et où il se porte, à son insu, vers l'œuvre encore, vers l'origine de l'œuvre.
Tout sombre alors, pour Orphée, dans la certitude de l'échec où ne demeure, en compensation, que l'incertitude de l'œuvre, car l'œuvre est-elle jamais ? Devant le chef-d'œuvre le plus sûr où brillent l'éclat et la décision du commencement, il nous arrive d'être aussi en face de ce qui s'éteint, œuvre soudain redevenue invisible, qui n'est plus là, n'a jamais été là. Cette soudaine éclipse est le lointain souvenir du regard d'Orphée, elle est le retour nostalgique à l'incertitude de l'origine.
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