AU-DELÀ DES ENFERS : ORPHÉE
exemplier par Diane MARCHAND
APOLLODORE, Bibliothèque, I, 3 (-IIème s.) | |
De Calliope et d'Oagre (ou peut-être d'Apollon, c'est la version la plus répandue) naquirent Linos, qui fut ensuite tué par Héraclès, et Orphée, le grand musicien : avec son chant il savait émouvoir même les pierres, même les arbres. Un jour, son épouse Eurydice fut mordue par un serpent, et mourut ; alors Orphée descendit dans les Enfers, décidé à la récupérer, et il persuada Hadès de la renvoyer sur terre. Le dieu posa une condition à sa promesse : sur le chemin du retour, Orphée ne devrait jamais se retourner pour regarder son épouse avant d'arriver chez lui. Mais Orphée désobéit : il se retourna, regarda Eurydice et elle dut redescendre aux Enfers. Orphée fut le fondateur des Mystères de Dionysos. Les Ménades le tuèrent, et le mirent en pièces, puis il fut enseveli en Piérie. |
Orphée rendant des oracles – Vase attique, Vème siècle |
VIRGILE, Géorgiques, IV, 464-493 (-Ier s.) | |
Ipse caua solans aegrum testudine amorem
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Lui, consolant son douloureux amour sur la creuse écaille de sa lyre, c'est toi qu'il chantait, douce épouse, seul avec lui-même sur le rivage solitaire, toi qu'il chantait à la venue du jour, toi qu'il chantait quand le jour s'éloignait. Il entra même aux gorges du Ténare, portes profondes de Dis, et dans le bois obscur à la noire épouvante, et il aborda les Mânes, leur roi redoutable, et ces coeurs qui ne savent pas s'attendrir aux prières humaines. Alors, émues par ses chants, du fond des séjours de l'Érèbe, on put voir s'avancer les ombres minces et les fantômes des êtres qui ne voient plus la lumière, aussi nombreux que les milliers d'oiseaux qui se cachent dans les feuilles, quand le soir ou une pluie d'orage les chasse des montagnes des mères, des maris, des corps de héros magnanimes qui se sont acquittés de la vie, des enfants, des jeunes filles qui ne connurent point les noces, des jeunes gens mis sur des bûchers devant les yeux de leurs parents, autour de qui s'étendent le limon noir et le hideux roseau du Cocyte, et le marais détesté avec son onde paresseuse qui les enserre, et le Styx Bas qui neuf fois les enferme das ses plis. Bien plus, la stupeur saisit les demeures elles-mêmes et les profondeurs Tartaréennes de la Mort, et les Euménides aux cheveux entrelacés de serpents d'azur; Cerbère retint, béant, ses trois gueules, et la roue d'Ixion s'arrêta avec le vent qui la faisait tourner. Déjà, revenant sur ses pas, il avait échappé à tous les périls, et Eurydice lui étant rendue s'en venait aux souffles d'en haut en marchant derrière son mari (car telle était la loi fixée par Proserpine), quand un accès de démence subite s'empara de l'imprudent amant - démence bien pardonnable, si les Mânes savaient pardonner! Il s'arrêta, et juste au moment où son Eurydice arrivait à la lumière, oubliant tout, hélas! et vaincu dans son âme, il se tourna pour la regarder. Sur-le-champ tout son effort s'écroula, et son pacte avec le cruel tyran fut rompu, et trois fois un bruit éclatant se fit entendre aux étangs de l'Averne. |
Rubens, Orphée et Eurydice, 1636
OVIDE, Métamorphoses, X, 11-63 (-Ier s – +Ier s) | |
Quam satis ad superas postquam Rhodopeius auras |
Le poète du Rhodope, après l'avoir beaucoup pleurée ici-bas, n'hésita même pas à aller explorer le monde des Ombres, et osa descendre vers le Styx par la porte du Ténare.Traversant foules inconsistantes et fantômes honorés de sépulture, il rejoint Perséphone et le maître du lugubre royaume des Ombres. Alors, accompagnant son chant des accords de sa lyre, il dit ainsi : « Ô puissances divines du monde placé sous la terre, où tous nous retombons, mortelles créatures que nous sommes ; si je puis négliger les détours d'un discours hypocrite, si vous me permettez de parler vrai, je ne suis pas descendu ici pour visiter l'obscur Tartare ni pour enchaîner le monstre de la race de Méduse , avec sa triple gorge hérissée de serpents ; la raison de ma venue, c'est ma femme : elle a mis le pied sur une vipère qui lui a insufflé son venin, la privant de sa jeunesse. J'ai cru pouvoir supporter ce deuil, j'ai essayé, je ne le nierai pas, mais l'Amour l'a emporté. Il est un dieu bien connu, là haut, sur terre. L'est-il aussi ici ? Je ne sais ; pourtant, je présume qu'il l'est ici aussi. Si le récit d'un rapt ancien n'est pas une fable mensongère, vous aussi, l'Amour vous a unis. Par ces lieux d'épouvante, par cet immense Chaos et ce vaste royaume du silence, je vous en prie, tissez un nouveau destin à Eurydice, qui connut une fin prématurée. Tout doit vous revenir, et même si nous nous attardons un peu, plus tard ou plus tôt, nous nous hâtons vers cet unique séjour. C'est ici que tous nous tendons, c'est ici notre dernière demeure, et vous détenez bien la souveraineté la plus longue sur le genre humain. Elle aussi, lorsqu'elle aura vieilli et vécu un juste nombre d'années, elle sera sous vos lois ; je ne réclame pas un don, mais un usufruit . Si les destins refusent cette faveur à mon épouse, je ne veux pas, c'est certain, m'en retourner ; jouissez de notre mort à tous deux. » Tandis qu'il parlait, s'accompagnant des accords de sa lyre, il arrachait des larmes aux âmes exsangues ; Tantale cessa de saisir l'onde toujours fuyante et la roue d'Ixion s'immobilisa, les vautours ne rongèrent plus leur foie, les Bélides laissèrent leurs urnes, et toi, Sisyphe, tu t'assis sur ton rocher. Ce fut la première fois, dit la tradition, que se mouillèrent de larmes les joues des Euménides, vaincues par son chant ; l'épouse du roi, ni non plus le roi des Enfers, n'ont le coeur de repousser sa prière. Ils appellent Eurydice. Elle se trouvait parmi les Ombres arrivées récemment, et elle s'avança d'un pas ralenti par sa blessure. Le héros du Rhodope obtient de la reprendre, à une condition :celle de ne pas tourner ses regards en arrière, avant d'être sorti des vallées de l'Averne ; sinon, la faveur sera annulée.Dans un silence total, ils s'engagent sur un sentier en pente, abrupt, obscur, plongé dans un brouillard dense et opaque. Ils étaient tout près d'aborder la surface de la terre. Orphée eut peur qu'Eurydice ne l'abandonnât et, avide de la voir, amoureux, il tourna les yeux. Aussitôt elle tomba en arrière, tendant les bras, luttant pour être saisie et pour le saisir, mais la malheureuse n'attrape que l'air qui se dérobe. Et, mourant à nouveau, elle ne reprocha rien à son époux– de quoi d'ailleurs se serait-elle plainte, sinon d'avoir été aimée ? Elle lui fit un suprême « adieu », qu'il n'entendrait plus qu'à peine, puis elle retourna sur ses pas à l'endroit d'où elle venait. |
Orphée, Mosaïque
OVIDE, Métamorphoses, XI, 1-69 | |
Carmine dum tali siluas animosque ferarum |
Tandis que le chantre de Thrace avec ce genre de récits entraîne à sa suite forêts, bêtes sauvages et rochers, voilà que les femmes des Cicones, en proie au délire,la poitrine couverte de peaux de bêtes, aperçoivent du haut d'un tertre Orphée accompagnant ses chants des accords de sa lyre. L'une d'elles secoue sa chevelure dans l'air léger :« Le voilà, le voilà, celui qui nous méprise ! », dit-elle et, visant la bouche harmonieuse du poète d'Apollon, elle lance son thyrse orné de feuilles, qui le marque sans le blesser. Une deuxième s'arme d'une pierre, qu'elle jette en l'air, mais le projectile, dominé par l'accord de la voix et de la lyre, vint tomber aux pieds du poète, comme pour implorer son pardon après tant de folle audace. Cependant les attaques se font plus osées, toute retenue a disparu et la démente Érinye règne en maître. Le chant d'Orphée aurait pu émousser tous les traits ; mais une clameur immense, la flûte du Bérécynthe au bout recourbé, les tambourins, les battements et les hurlements bacchiques couvrirent le son de la cithare ; et finalement les rochers, n'entendant plus le poète, devinrent rouges de sang. En premier lieu, comme la voix du chanteur tenait toujours envoûtés des oiseaux sans nombre, des serpents, une troupe de bêtes sauvages, les Ménades se saisirent d'eux, qui attestaient le triomphe d' Orphée. Ensuite, mains ensanglantées, elles se tournent vers Orphée, et se rassemblent comme les oiseaux, qui parfois aperçoivent un oiseau de nuit errant en plein jour ; et comme dans un amphithéâtre des chiens s'acharnent sur un cerf condamné à périr le matin dans l'arène, elles fondent sur le poète et jettent sur lui leurs thyrses ornés de verts feuillages, des thyrses non destinés à cet usage. Les unes lancent des mottes de terre, d'autres des branches d'arbres arrachées, d'autres des pierres. Et comme pour fournir des armes à leur fureur, le hasard voulut que des boeufs tirant une charrue remuent la terre et que, non loin de là, de robustes paysans tout en sueur préparent les récoltes, en creusant péniblement leurs champs. À la vue de la troupe des femmes, ils fuient, laissant sur place leurs instruments de travail. Dans les champs désertés gisent épars des sarcloirs, de lourds râteaux et de longues houes. Ces sauvages s'emparent des outils, mettent en pièces les boeufs aux cornes menaçantes, puis viennent s'en prendre à la vie du poète. Il tendait les mains et alors pour la première fois, ses paroles restaient sans effet et sa voix ne touchait plus rien ni personne. Les femmes sacrilèges l'achèvent et, ô Juppiter, par cette bouche écoutée par les rochers et comprise par les bêtes sauvages, son âme s'est exhalée et s'est éloignée dans le vent. Toi, Orphée, les oiseaux affligés, la foule des bêtes, les durs rochers, les forêts qui souvent ont suivi ton chant, tous t'ont pleuré. L'arbre, dépouillé de son feuillage, cheveux rasés, a pris ton deuil ; les fleuves mêmes racontent qu'ils se sont gonflés de leurs propres larmes ; les Naïades et les Dryades couvrirent leurs voiles de couleur sombre et laissèrent flotter leurs cheveux. Les membres d'Orphée sont dispersés en divers lieux ; toi, l'Hèbre, tu as recueilli sa tête et sa lyre, et – miracle ! –, sa lyre, glissant au milieu du fleuve, émet une sorte de sanglot plaintif ; sa langue sans vie murmure, plaintive, et, plaintives, les rives répondent. Maintenant parvenus à la mer ces restes quittent le fleuve familier et prennent possession du rivage de la Méthymne de Lesbos. Là un affreux serpent veut s'en prendre à cette tête abandonnée sur ce rivage étranger, à ces cheveux d'où l'eau dégouline. Finalement Phébus survient et écarte le serpent prêt à mordre et il transforme en pierre sa gueule béante, et ses mâchoires figées se durcissent, telles qu'elles étaient, largement écartées. L ' ombre d'Orphée se glisse sous terre et il reconnaît tous les lieux qu'il avait vus avant ; puis, la cherchant dans les champs réservés aux êtres pieux, il découvre Eurydice et la serre dans ses bras avides. Tantôt tous deux, accordant leurs pas, se promènent en ce lieu ; tantôt, il la suit et elle le précède ; tantôt il marche le premier, et sans crainte désormais, Orphée se retourne et regarde son Eurydice. |
Gustave Moreau, Orphée sur la tombe d'Eurydice | Gustave Moreau, Orphée, 1865 |
PHILOSTRATE, Vie d'Apollonius de Tyane, IV, 14 (IIIème s.) | |
Il aborda ensuite à Lesbos et visita le sanctuaire d'Orphée. On dit qu'Orphée aimait a prédire l'avenir en cet endroit, avant qu'Apollon lui-même se fût chargé de ce soin. En effet, il était arrivé que l'on n'allait plus demander l'avenir, ni à Grynée, ni à Claros, ni dans aucun des autres endroits où il y avait un trépied d'Apollon : Orphée seul, dont la tète était récemment arrivée de Thrace, rendait des oracles à Lesbos. Mais Apollon vint l'interrompre : "Cesse d'empiéter, lui dit-il, sur mes attributions; il n'y a que trop longtemps que je souffre tes oracles." |
Émile Lévy, Mort d'Orphée, 1866
BOÈCE, Consolation de la philosophie, III, 12 (VIème s.) | ||
Felix, qui potuit boni Quondam funera coniugis Illic blanda sonantibus
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Stupet tergeminus nouo Tandem "vincimur" arbiter Quis legem det amantibus? Vos haec fabula respicit |
Heureux qui, brisant les tristes liens qui nous attachent à la terre, peut s'élever vers le bien suprême et le contempler dans sa source. |
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