LE VIRGILE TRAVESTI
par JACQUES MOREAU
@LIVRE XII
Turnus sent la réprobation monter autour de lui. (1-17)
Si Turnus reposa la nuit
Doucement sans faire de bruit,
Ou s'il eut la puce à l'oreille
Du tintamarre de la veille,
C'est ce que je ne sais pas bien ;
Quand je dirais : je n'en sais rien,
Ce serait la vérité pure.
Au surplus je ferais gageure
Que dans son lit, plus d'une fois,
Turnus a rongé ses dix doigts ;
Que son bonnet a, dans sa tête,
Connu qu'il n'était pas en fête,
Et que l'on trouva son grabat
Le matin en terrible état.
La preuve en est claire et certaine,
Si l'on veut bien prendre la peine
D'examiner en raccourci
Quel fut son dévorant souci
Quand il vit les troupes d'Énée,
Pendant le cours de la journée,
Galvauder Rutule et Latin
Plus mal qu'on ne fait un trottin
Qui manque de faire un message
Nécessaire pour le ménage:
Alors la main, comme le pied
Fait un trottin estropié.
Aussi, tandis qu'Énée en raille,
Qu'il s'approche de la muraille,
Et qu'il profite de la nuit
Pour s'en rendre maître sans bruit.
Ce qui suit le gain des batailles,
Turnus bisque dans ses entrailles,
Et cherche de nouveaux moyens
Pour surmonter des Phrygiens
Et la valeur et la fortune.
Pardi ! la chose est peu commune :
Être brave, et de plus heureux,
Est moins des hommes que des dieux.
Le Latin donc mis en compote,
Dans son cerveau dérangé trotte ;
Les peuples en sont consternés,
Et tous les soldats mutinés.
Comme il est cause du désordre,
On le charge d'établir l'ordre.
Que faire en cette extrémité ?
Se pendre, c'est déloyauté ;
Se noyer, ce serait folie ;
S'enfuir, c'est quitter Lavinie
Et la céder à son vainqueur,
Ce qui redoubla sa fureur
D'une once au moins, je vous assure ;
Pour peu qu'on veuille, j'en jure :
Mais non, j'ai tort, ne jurons pas,
Les serments sont pour d'autres cas.
Tel est un lion de l'Afrique
Qui sent qu'un javelot le pique ;
Son sang, qui coule et sa douleur
Augmentent si fort sa fureur,
Qu'on le voit, frémissant de rage,
Ne respirer que le carnage ;
Turnus ainsi, tout furieux,
Frappe des pieds, roule ses yeux,
Jure un grand mort… pousse une plainte,
Montre sa rage et puis sa crainte,
Rompt la dentelle d'un collet,
Donne un soufflet à son valet,
Renverse sa chocolatière,
Nomme putain sa chambrière,
Fait un soleil à son miroir,
Sans s'étonner, sans s'émouvoir ;
Puis à grands pas il se promène
Partout où son chagrin le mène,
Ne parle pas, parle en courroux,
Tantôt reprend un air plus doux ;
Enfin, dans son inquiétude,
Il ne trouve point d'attitude
Qui convienne à son désespoir,
Tant il lui parait triste et noir.
Latinus essaie en vain de persuader Turnus que la résistance inutile. (18-53)
Dans cet état, il se présente
Au roi Latin plein d'épouvante,
Lui parlant le cœur ulcéré
Et par ses soucis déchiré.
Comme il voulut ouvrir la bouche,
Un bourdon, une grosse mouche,
Entra dans son vaste gosier
Et détourna ce vieux routier,
Un moment, d'étaler sa rage,
Ce qui, pour un mauvais présage,
Fut pris par le bon roi Latin,
Déconcerté, fort incertain.
« Seigneur, lui dit ce taciturne,
Ce digne frère de Juturne,
Qui peut empêcher Æneas,
Le roi des poltrons, des béats,
De mettre à bout son entreprise ?
Faut-il le servir à sa guise ?
À genoux mendier la paix ?
Le ratifier pour jamais ?
Aux Troyens servir de victime,
Afin d'acquérir votre estime ?
J'y consens, et veux de ce pas,
Pour eux, me livrer au trépas.
Faites venir cette génisse,
Faisons ce fatal sacrifice ;
Je soupire après le moment
Qui doit précéder le serment
Qui va serrer votre alliance.
S'il sait danser, eh bien ! qu'il danse.
Il en aura, mais tout son soûl,
Même de quoi charger son cou.
Allez, donnez-vous patience :
Vous me verrez mettre en défense ;
Oui, je vous réponds de sa mort,
Fût-il cent mille fois plus fort.
Que je vais de bons coups d'épée
Farcir cette rare poupée,
Ce fugitif, ce pleure-pain,
Qui semble nous prêcher la faim.
S'il n'est pas ce soir à la table
De Pluton, je veux que le diable
Me fasse souper avec lui,
Sans me sortir de mon étui.
J'y vais de cul comme de tête.
Oh ! qu'il va trouver bonne fête,
S'il n'a point de peur, ce transi,
Cet efféminé, ce moisi !
Que si Jupiter veut qu'il rogne
À moi Turnus de la besogne,
Qu'il soit le réveille-matin
Du Rutule et du Laurentin,
Qu'il me débauche Lavinie,
S'il faut qu'il m'arrache la vie,
Alors, seigneur, nous serons deux
Et nous jouerons au plus heureux:
Non, pas au jeu de croix et pile,
Le jeu que demande ce gille,
Ou bien celui de pair ou non ;
Mais c'est au jeu de l'espadon,
À coups de dards, de javelines,
Aux dépens de nos deux échines.
Que si, par un heureux destin,
Il peut fouiller mon intestin,
Et de sa lame meurtrière
Me fait perdre la lumière,
Je cède comme le moins fort
Aux ordres des dieux et du sort. »
Cette oraison si pathétique
Rendit le roi mélancolique ;
En effet il en sourcilla,
El deux fois sa tête en branla.
Après une petite extase,
Il répondit avec emphase :
« Seigneur, autant vous êtes preux,
Actif, vigilant, courageux,
Autant je dois, moi qui vous parle,
Et qui, quand je le veux, déparle,
Mettre de l'eau dedans mon vin,
Et toujours tenir bride en main,
Pour m'épargner du moins la crainte
De trouver du vide en ma pinte.
C'est vous répondre en bon Latin
Que je veux garder mon fretin,
Et prendre ma bisque assez juste
Pour me conserver votre buste.
Ne possédez-vous pas l'État
De votre père, un très grand fat,
Révérence parler, beau Sire ?
Pourquoi cherchez-vous donc à frire
Votre lard rance à mes dépens ?
N'est-ce pas vous moquer des gens ?
Nous prendre pour des coccigrues,
Et nous faire passer pour grues ?
Vous pouvez vous apparier
Avec filles à marier,
Où vous voudrez, si bon vous semble ;
Pour moi vous allez trop bien I'amble,
Et je marche trop lentement
Pour vous, Turnus, assurément.
J'ai de l'argent, des pierreries,
Des cassines, des métairies,
Nombre de bons et gras troupeaux,
Des meubles neufs, de beaux tableaux
Des troupes, mais très délabrées
Par vos chiennes d'échauffourées ;
Avec cela l'on pourrait bien
Vous établir, pour votre bien,
Parmi les princesses Latines,
Comme parmi les Laurentines :
J'en connais plus d'une à louer,
Vous pouvez les amadouer,
Mais renoncez à Livinie.
C'est à moi grande vilenie,
Je la connais trop, à mon dam ;
Même l'exemple de Priam
Devait un peu me faire sage,
Et mieux user de mon lignage.
Qui ne sait que Jupin, les dieux,
Et les habitants de ces lieux,
Ne veulent pas votre assemblage ?
Cependant, Turnus, je m'engage
À vous servir d'affection ;
Je cède à la tentation
De vous voir quelque jour mon gendre.
Ma femme, au vrai, voulait vous prendre ;
À cause de la parenté,
Du sang, et de l'affinité
Qui vous unit à sa famille,
Elle vous destinait ma fille ;
Mais moi je n'y consentais pas :
Æneas avait plus d'appas,
Me paraissait plus débonnaire,
Et faisait bien mieux mon affaire.
Pour vous je rompis le traité
Qu'il m'offrit par civilité,
Et contre lui je pris les armes.
Voyez quelles sont mes alarmes,
Vous qui causez tous mes malheurs,
Qui, bien loin d'en verser des pleurs,
M'étourdissez de vos bravades,
Comme de vos rodomontades,
Qui fuyez lorsque l'on vous suit,
Et qui faites beaucoup de bruit,
Mais en effet fort peu d'ouvrage.
Vous en dirai-je davantage ?
On nous a ressassé deux fois ;
Voilà notre ville aux abois,
Moi bien près de ma dernière heure,
Et vous voulez que je demeure
Constamment dans votre parti ?
Foi de roi, vous aurez menti,
Car ou je quitte la partie,
Ou vous quitterez Lavinie.
Faites mieux, recueillez les voix ;
Que penseraient vos Rutulois
Et que me diraient mes Itales !
C'est pour lors que les Saturnales
Iraient le galop, non le trot,
Si l'on me voyait, comme un sot,
Mettre au hasard votre bedaine
De boudins et d'andouilles pleine,
Vous qui voulez de ma maison
Épouser le seul rejeton.
Par la ventre-saint-gris j'en jure,
Je garderai votre figure
De malencontre et d'accident,
Contre Énée et son ascendant.
Ayez pitié de votre père ;
Doit-il payer la folle enchère
Des caprices d'un étourdi,
Qui va se perdre tout brandi ? » [de vive force]
À laver la tête d'un âne
Le sage perd la tramontane ;
Aussi le roi trouva-t-il bien,
Qu'avec lui l'on ne gagnait rien
Soit intérêt, ou bien tendresse,
Turnus poussa loin la faiblesse,
Car, dès qu'il vit jour à parler,
Il commença par houspiller
Le roi sur sa crainte panique :
« Craignez donc pour votre boutique,
Lui dit-il d'un air insolent ;
Mais paraissez plus indolent
Pour Turnus, je vous en conjure,
Ou vous me ferez une injure,
Très difficile à pardonner.
Turnus serait fou de donner
Dans votre sens fort invalide ;
Non, non, je veux un autre guide,
Et, malgré les dieux et le sort,
Ou mettre mon rival à mort,
Ce qui n'est pas si difficile,
Ou que le traître me mutile,
Et me donne en proie aux corbeaux.
Nous connaissons de tels travaux,
Avec un pareil adversaire ;
Je le sais trop loin de sa mère,
Pour qu'il puisse nous échapper.
Par ma foi ! je vais l'écharper,
El le semer par la broussaille,
Pour qu'il nourrisse la volaille
Qui fend les airs, et perche aux bois,
Même mourrait sans mes exploits.
Je périrais ! à d'autres, Sire !
Parbleu ! vous ne savez que dire,
Ou pour nous vous avez bien peur.
Adieu, vous me verrez vainqueur,
Avant que ce grand jour se passe.
Je crois que, sans me faire grâce,
Vous me pouvez attendre, moi ;
Croyez-m'en donc de bonne foi,
Dans peu je reprendrai ma place.
Qu'on mette le vin à la glace,
Pour que je puisse, à mon retour,
Boire rasade à mon amour ;
Vous voyez que c'est Lavinie,
Pour qui j'aventure ma vie. »
La reine Amata essaie en vain de convaincre Turnus de renoncer. (54-80)
La femme du bon roi Latin
Quitta son lit dès le matin,
Ce jour, pour voir la destinée
Du combat du pieux Énée
Avec son cher parent Turnus,
Car elle tenait à Daunus,
Mais en ligne collatérale.
Turnus se trouvant dans la salle,
La reine sur lui larmoya,
Puis son éloquence employa,
Pour lui faire quitter la brette.
Elle lui dit donc en cachette :
« Je te conjure par mes pleurs,
Par mes sanglots, par mes douleurs,
Par mon sang et par ma vieillesse,
Par ton amour, par ta maîtresse,
Par ma couronne et mon bandeau,
Par ce magnifique tombeau
Où tes aïeux réduits en cendre
S'ennuient à force d'attendre
Que l'on me descende auprès d'eux,
Pour y pouvoir couver mes œufs,
Par la colique qui me presse,
Par mon cœur que tu mets en presse,
Par Amate, femme du roi,
Enfin par toi, par lui, par moi,
De ne plus chercher à combattre
Un ennemi qui sait abattre
La poussière d'un justaucorps,
Et qui pourrait parmi les morts
Faire passer mon espérance.
Peste ! il entend la manigance,
Et me paraît plus fort que toi.
Du moins, mon cher, tremble pour moi
Qui n'ai pas une once de vie,
Qui de douleur par trop saisie,
Pourrais bien te laisser ici,
Sans sépulture, à la merci
De cette race Phrygienne.
Que faudrait-il que je devienne
Si l'on t'allait de part en part
Percer par un coup de hasard ?
Non, je ne pourrais te survivre.
Et j'aimerais bien mieux te suivre
Que de voir un jour mon enfant
Devenir le lot d'un pédant,
D'un baladin, d'un escogriffe.
D'un batteur d'estrade et d'antiffe, [antiffe : estrade]
D'un franc amateur de pois gris, [avaleur de pois gris : charlatan, glouton]
Enfin du roi des étourdis.
Je chéris trop ma Lavinie
Pour souffrir si grande avanie,
Elle épouserait un Troyen !
Non, jamais il n'en sera rien. »
Cette fille suivait la reine,
Ne levant ses beaux yeux qu'à peine ;
Sur son teint parut incarnat,
Qui lui donnait nouvel éclat,
Ce qui plut à notre compère.
Alors, transporté de colère,
D'ardeur, d'amour et cætera,
Ces mots tout haut il digéra :
Eh ! de grâce, arrêtez vos larmes !
Pourquoi tant de fausses alarmes ?
Tout net, vous me portez malheur
De me témoigner tant de peur.
Oui, je prends à mauvais augure
Votre larmoyante figure.
Je veux disputer le tendron,
Dût-il m'en coûter mon chaudron,
Ma cuirasse avec ma rapière.
Vous allez passer pour ratière [capricieuse, fantasque]
Si l'on vous voit pleurer ainsi.
Je ne vous dis pas grand merci,
Car d'une lame meurtrière
L 'un de nous doit sur la poussière
Laisser le moule du pourpoint ;
Je vous le dis, et ne crains point
Que le destin me soit contraire,
Si bien je ferai mon affaire.
Adieu, ma reine, et vous, mon cœur,
Rencognez donc votre douleur,
Je vais finir vos doléances ;
Comptez fort sur ces assurances. »
Turnus, décidé à se mesurer avec Énée, se prépare au combat. (81-106)
Après, il sort et trouve Idmon,
Bon lévrier, bon compagnon ;
Il lui dit : « Va-t'en chez Énée,
Dans son camp fais une tournée.
Dis-lui que, dès qu'il sera jour,
Je lui ferai faire un beau tour,
Et que, nonobstant sa bravoure,
Je veux avec mon tirebourre,
Lui tirer l'âme de son corps
Sans lui percer son justaucorps.
Que ses soldats posent les armes,
Autant en feront nos gens d'armes ;
Ils verront si ce sera lui
Qui sera vainqueur aujourd'hui.
Il faut enfin finir la guerre,
De Troyens purger cette terre,
Et que ce soit au champ de Mars,
À l'ombre de nos étendards,
Où j'épouserai Lavinie
Avec grande cérémonie. »
À peine eut-il dit tout cela
Que ses chevaux on lui sella,
Ce que l'on fit en sa présence.
On leur mouilla les crins d'essence,
Puis on les meubla d'un harnois
Noir, liseré d'un beau chamois.
Ensuite il prit sa cotte d'armes,
Son beau corset, ses belles armes,
Son sabre jadis si vanté,
Qui par Vulcain fut présenté
Au vieux Daunus toujours bon père,
Que mal à propos vitupère
Ce méchant fils, ce fier-à-bras
Ce fanfaron à six carats.
Puis il prit en main une lance
D'une magnifique apparence,
Laquelle venait de bon lieu.
En la prenant par le milieu,
Il dit : « Belle lance, ma mie,
Tu me paraîtrais si jolie
Si tu voulais pour le présent
Me défaire d'un faux plaisant,
D'un forestier plein de lui-même,
Qui croit, avec sa mine blême,
Me faire garder le mulet,
Me mettre au bout de mon rôlet, [me mettre à quia, à bout de ressources]
Enfin m'enlever Lavinie.
Venge-moi de cette avanie,
Toi qui servis si bien Actor,
Quoi qu'il ne fût qu'un gros butor.
Fais donc que je terrasse Énée,
Que sa mince et longue échinée
Succombe dans ce chamaillis,
El reste dans le margouillis. »
Àprès ces mots, le roi Rutule
Tonne, menace et gesticule,
Va ranimer les courtisans,
Et rassurer les habitants.
Ses yeux étincelaient de rage ;
Elle enflammait tout son visage,
Il en était tout coloré.
Puis, montant sur un char doré,
Il va, d'une ardeur affamée,
Rendre visite à son armée.
Énée, de son côté, se prépare à combattre. On choisit un emplacement. (107-133)
Comme un taureau dans sa fureur
Montre sa force et sa vigueur
Quand il se voit prêt à combattre,
Ainsi faisait le diable à quatre
Énée au milieu de son camp,
Se préparant d'entrer au champ
Pour y moissonner de la gloire.
Déjà tout fier de la victoire,
Il met les armes de Vénus,
Joyeux d'apprendre que Turnus
Veut bien mettre au croc cette guerre
Et laisser en repos la terre
Où règne ce bon roi Latin.
Alors il fait voir du Destin
Les décrets et les ordonnances ;
Et, pour calmer les doléances
De son cher petit lulus,
Il lui donna cinq carolus.
Ensuite il donna des otages
Destinés pour servir de gages
De la parole qu'il donnait
Touchant la paix qu'on demandait.
Le lendemain, la belle Aurore
Venait-elle à peine d'éclore [orta dies spargebat montes lumine, 113]
Que le Rutule, en Iiberté,
Et le Troyen, de son côté,
Mesurent le champ de bataille
Sous les remparts, près la muraille
De la ville où la cour était,
Et où d'aise chacun chantait.
Là l'on dressa, le cœur en joie,
Des autels pour les dieux de Troie
Comme pour les dieux des Latins,
Des Rutules, des Laurentins.
Les foyers pour les sacrifices
Furent faits sous d'heureux auspices.
Des Troyens en robe de lin,
Couronnés de pampre et de thym,
Portaient de bonne eau dans des cruches ;
D'autres portaient en main des bûches,
Ceux-ci portaient brandons de feu,
Ceux-là se dilataient un peu
En jouant à la climusette,
Aux osselets, à la bûchette,
Faisant ronfler Ie flageolet,
Imitant le rossignolet.
Les habitants sortent en foule,
Dans le camp tenant pied à boule, [restant sans bouger, fixes et attentifs]
En attendant que le roi vînt
Et que sa parole il leur tînt.
Là, l'on voyait les deux armées,
De la paix toutes deux charmées,
Mais tous armés de pied en cap,
Pour n'être pas échec et mat .
Les généraux, tout brillants d'aise,
Couraient les rangs, ne vous déplaise,
Habillés tous d'or et d'azur,
Portant corsets d'un clair obscur,
Rubans tombants sur l'omoplate,
Belles aigrettes d'écarlate,
Brodequins des mieux figurés
Et des sabres bien récurés,
Montant chevaux à cabriole,
Tout frais émoulus de l'école,
Bonne rondache dans le bras,
Bonne lance et bon coutelas,
Des boucliers de filigrane,
Casques dorés couvrant leur crâne ;
En fin finale ils étaient bien,
Puisqu'à tous il ne manquait rien.
Ils avaient tous la barbe faite
Et mis des couleurs de toilette,
Rabats blancs et de beaux poignets,
Mais armés comme lansquenets,
Pour faire honneur à cette fête,
Qui devait conserver leur tête.
Mnesthée et le fier Attila,
Plus drus que ne sont Quinolas, [alertes, vifs, hardis]
Voltigeaient au travers des files,
En gens experts, hardis, habiles,
Redressant les Tyrrhéniens,
Les alignant sur les Troyens.
D'autre côté parut Messape,
Emmitouflé comme un satrape,
Allant par-ci, trottant par-là,
Marchant toujours cahin caha.
Les femmes, même la canaille,
Étaient épars sur la muraille,
Sur la tour, la porte et les toits ;
Là, les vieillards montraient aux doigts
Leurs fils, leurs petits-fils, leurs gendres,
La plupart, tous de vrais esclandres,
Encor tout fatigués des coups
Dont les Troyens, chargé leurs cous [ ?],
Leur avaient prêté d'abondance
Avec très grande irrévérence.
Junon apprend à Juturne le péril qui menace son frère Turnus. (134-160)
Dans ce temps-là, dame Junon,
Véritable attrape-minon, [hypocrite]
Quittant les cieux, vint sans compagne,
Sur la crête d'une montagne
Qu'aujourd'hui l'on appelle Alban ;
Là, debout, sans chaise ni banc,
Elle voit le champ de bataille
Où brillait des plus la clinquaille,
Presque au pied du palais Latin,
Comme pour morguer le Destin,
Même son vieux lance-tonnerre,
Qui voulait finir cette guerre.
Du doigt elle appela la sœur
De ce Turnus, grand giboyeur,
Lui dit ce que l'on peut apprendre,
Si l'on veut lire un récit tendre,
Que vous verrez ici complet,
Bien dodu, solide et replet.
Auparavant d'entrer en danse,
Quelqu'un pourrait (si bien je pense)
Demander quelle est cette sœur ;
Ah l morbleu, je le sais par cœur,
Et vous le saurez tout à l'heure,
Curieux, ou que je demeure
Court en si beau, si grand chemin ;
Je reprendrai mon train demain.
Juturne est son nom de famille,
Et, comme elle était encor fille,
Jupiter en fit l'amoureux
Et poussa vivement ses vœux ;
Il les poussa si loin, je pense,
Qu'il en vint à la complaisance
De lui donner dans son cabat
Deux leçons du noviciat
De ce qu'on appelle hyménée,
Dont la belle, d'une fournée,
Eut à la fois deux embryons
Qui sont de vaillants champions.
Le bon Jupin, pour récompense,
Lui fit don d'une présidence,
Car il en eut, ma foi, la fleur :
De fille de roi, c'est honneur
Qui vaut une éclatante aubaine.
La charge en valut bien la peine,
Puisque Juturne présida
Sur les étangs du mont Ida,
Sur les ruisseaux, sur les rivières,
Sur les fontaines des bruyères
Comme sur celles des jardins
Des monarques et citadins.
Voilà de Juturne l'histoire.
Mais je reviens à mon grimoire.
« Chère Nymphe, lui dit Junon,
Qui portez si friand trognon,
Dont je ne fus jamais jalouse,
Quoi qu'un jour, sur une pelouse,
Je t'ai prise en flagrant délit,
Comme tu t'en servais de lit,
S'en t'en paraître courroucée,
Puisque c'est moi qui t'ai placée
Au-dessus des Nymphes des eaux,
De Turnus je plains les travaux ;
Il doit tôt finir sa carrière.
Je vois la Parque meurtrière
Tenant dans sa main ses ciseaux,
Pour terminer des jours si beaux.
Par ma foi, ce n'est pas ma faute
Si cette fois ton frère saute ;
Je ne puis rien sur le Destin,
Ni sur l'esprit de mon Jupin.
Ces fichus dieux opiniâtres,
Incomplaisants, acariâtres,
M'ont cent fois refusé tout net
El m'ont donné ce camouflet,
Sans seulement me faire excuse.
Va-t'en mettre en œuvre la ruse ;
Pour lui, fais ce qu'il se pourra
Et ce que bon te semblera.
Sommes-nous donc sans espérance,
Et dans nos maux sans allégeance ?
Souvent, après de longs malheurs,
On voit régner de grands bonheurs. »
Junon se tut. D'abord les larmes
Firent éclipser tous les charmes
Qu'avait Juturne en son minois,
Puis sur son sein deux ou trois fois
Elle se donne des taloches,
Cherche à Junon des anicroches,
Lui dit que la reine des cieux
Peut autant que celle des gueux ;
Qu'elle devrait mourir de honte
De ne paraître pas plus prompte
À servir son frère Turnus
Contre sa rivale Vénus.
Puis d'eau tombait une rivière
Des endroits par où la lumière
À tous les mortels se fait voir ;
Elle en mouilla tout son mouchoir,
Sa robe, même sa chemise,
Ce que Junon nomme sottise,
Ne voulant pas dire vapeurs :
« Ce n'est pas là le temps des pleurs,
Lui dit-elle d'un air sévère,
Tant elle parut en colère
De cet apostrophant discours.
Si tu veux conserver les jours
De ton Turnus, tu le peux faire,
Va-t'en renouveler la guerre,
Et briser leur traité de paix ;
Mais qu'on ne m'en parle jamais.
Adieu ! Junon te le conseille. »
Juturne avait prêté I'oreille
À cet agréable récit ;
Aussi quitta-t-elle sans bruit
Et la montagne et la colline.
Devant les deux armées, Énée et Latinus concluent un nouveau pacte et le sanctionnent par un sacrifice. (161-215)
Cependant la royale échine,
Maître et monarque des Latins,
Peuples rusés et fort mutins,
Suivi d'une cour à l'antique,
Des nobles et gens de boutique,
Marchait d'un pas grave aux autels
Pour des jurements solennels.
Le bon monarque, pour son âge,
Marchait en très leste équipage,
Traîné par quatre grands chevaux
Jetant du feu par les naseaux,
Taut leur ardeur était extrême.
On lui voyait un diadème
À douze fleurons, tout pareil
Au diadème du Soleil,
Qu'on disait être son grand-père
Et le mari de sa grand'mère,
Ou son père était un bâtard ;
Car Phébus est un égrillard,
Un picoreur, un maître drille,
Un effleureur de jeune fille,
Qui, dans cet aimable métier,
Ne leur donnait point de quartier.
Par deux chevaux plus blancs que neige,
Mais bons écoliers de manège,
Le fier Turnus était tiré
Dans un grand char partout doré.
Affectant une ardeur mutine,
Il agitait sa javeline
Pour intimider le Troyen.
N'était-ce pas là le moven
De faire peur au bon Énée ?
Lui qui, d'une seule halenée,
Aurait mis bas ce Turlupin,
Sous le bon plaisir de Jupin
S'entend ; car, pardi ! dans ce monde,
Ou le proverbe en foule abonde,
On dit qu'il faut à tout seigneur
Rendre le devoir et l'honneur :
Or, comme il est des dieux le maître,
Ergo des humains il doit l'être ;
Raisonnement qui va son train,
Et, selon moi, court et certain.
D'autre côté parut Énée,
Avec sa troupe combinée,
Armé de la main de Vulcain,
Ayant un air doux et serein.
Tout près de lui était Ascagne,
Monté sur échappé d'Espagne,
Qui, comme Æneas, quelque jour,
Doit cimenter Rome à son tour.
Un grand prêtre à blanche tunique,
Montant sur fringante bourrique,
Portant en tête un capuchon,
Traînait d'une main un cochon,
De l'autre brebis non tondue,
Grasse à larder, jeune et dodue,
Fille d'un mouton de Beauvais,
Qu'Æneas conduisait exprès
Pour ce plantureux sacrifice,
Avec une blanche génisse.
Mais ce qui fait mon embarras,
C'est que Maron ne nous dit pas
Comment il conduisait la bride :
Bête quinteuse veut un guide,
Car ce serait passer pour fou
Que la lui laisser sur le cou.
Droit aux autels le prêtre avance,
Descendant avec nonchalance
De sa monture à juste prix.
Dès qu'on le vit on fit des cris,
Pour le coup de réjouissance,
Mais on en fit en abondance,
Sur la victime il fit des vœux,
Puis il alluma tous les feux.
Alors le dévot sire Énée,
Tenant sa lame dégaînée,
Debout reposant sur l'autel,
D'un air qui n'a rien de mortel,
Pas même la moindre apparence,
D'une mâle et fière assurance
Apostrophe ainsi tous les dieux,
Levant dévotement les yeux,
Regardant la voûte azurée :
« Ce n'est pas une paix plâtrée,
Soleil errant et vagabond,
Qui marches par saut et par bond,
Mais une paix consolidée
Que le Latin m'a quémandée,
Et que j'accorde à son besoin
Gratis. Soleil, soit donc témoin
Des serments que je veux bien faire.
Vous, Jupiter lance-tonnerre,
Et vous, implacable Junon,
Qui de vos jours n'avez dit non
Quand il s'est agi de me nuire,
De m'abîmer et me détruire ;
Vous, le dieu du soudrille, ô Mars,
Qui veillez sur nos étendards,
Qui du grivois gardez la panse,
Qui lui procurez l'abondance,
Et qui toujours du maraudeur
Avez protégé la valeur,
Dieux des ruisseaux, Dieux des rivières,
Dieux des forêts, Dieux des bruyères,
Enfin, vous grands et petits dieux,
Qui toujours perchez dans les cieux,
Je veux que, si dame Victoire,
Peut-être à force de trop boire,
Se trouve assez peu de raison
Pour vouloir que, comme un oison,
Turnus devant vous me canarde,
M'entrefessonne et me nasarde,
Enfin, qu'il se trouve vainqueur
De moi, jurant sur mon honneur
(C'est jurer sans beaucoup de risque)
Qu'en ce pays frasque ni Irisque
Ne restera de mes Troyens,
Qu'ils partiront avec leurs biens
Pour se retirer près d'Évandre ;
Qu'lulus ne pourrait prétendre
De régir le bandeau royal,
Et, sans faire le déloyal,
Il tirera d'ici ses chausses,
Chausses pleines de pièces fausses,
Tant qu'à présent c'est vérité ;
Plus, avec la latinité,
Signera paix des mieux conçue
Et par mes gens des mieux cousue.
Que si, pour remplir mon espoir,
Je reste maître du pressoir
Et que Turnus en ait dans l'aile,
Je veux, par une loi nouvelle,
Établir la fraternité,
Et, sans supériorité,
Faire entre nous bourse commune ;
Plus, que chacun dans sa tribune,
C'est-à-dire son tribunal,
Juge le bien comme le mal ;
Que le Troyen et que l'ltale
Seront en tout, fors de la gale,
Uns et communs dorénavant,
Et vivront comme auparavant,
Indépendamment l'un de l'autre.
J'aurai soin de la patenôtre,
Et de faire ériger nos dieux
Dans tous les temples de ces lieux,
Pour que nos Troyens, ces Nicaises,
Les fumant, les fassent bien aises,
Et farcissent bien leurs autels
De mets propres aux immortels,
Quoique jamais les dieux n'en tâtent ;
Mais leurs grands-prêtres s'en empâtent,
Donnant à leurs clercs le restant,
Gens d'un appétit dévorant.
Tandis que Latin, mon beau père,
Aura soin que l'État prospère,
Fera la barbe à ses voisins,
Encavera des plus fins vins,
Fera marcher lochet, pioche, [bêche étroite]
Veillera sur le tourne-broche,
Sur la cuisine et le ragoût,
Et se chargera du bon goût,
Fera lessiver ma chemise,
Serrer du bois contre la bise,
Enfin, tant dedans que dehors,
Il aura le soin de nos corps.
De son côté, race Troyenne,
Passablement comédienne,
Commencera dès aujourd'hui
À me bâtir un bon étui
Qu'elle entourera d'une ville
Exemple à jamais d'ustensile,
Qu'on nommera Lavinium,
Ce n'est, ma foi ! pas un dictum,
C'est un serment que sire Énée
Fait aux dépens de l'échinée,
Que vous autres dieux, bonnes gens,
Conservez depuis quarante ans,
Contre la mauvaise influence
Des lieux où git ma Révérence,
Ou bien contre l'air empesté
Qui pourrait troubler ma santé. »
Dès qu'Il eut dit sa râtelée,
Prenant la parole à volée,
Le bon vieillard, roi des Latins,
Sur ses pieds, en levant ses mains,
Dit : « Je vous jure, ô sire Énée,
Par la mer et la belle Astrée,
Par la lune et par le soleil
Que je révère à mon réveil,
Par les deux enfants de Latone
Par le protecteur de l'automne,
Par les deux faces de Janus,
Par le gros, gras et grand Turnus,
Plus, par cette énorme puissance
De cette vile et noire engeance
Qui préside dans les enfers
Et qui met les méchants aux fers ;
Par Junon, cette rabroueuse,
Par ta mère, la raccrocheuse,
Par ma couronne et mon bandeau
Par mon état et mon serdeau, [officier de bouche du roi]
Par ma brillante Lavinie,
Plus aimable qu'Iphigénie,
Plus transparente que cristal,
Plus éclatante qu'un fanal,
Plus tendre qu'une tourterelle
Qui chante comme Philomèle,
Qui sait jouer du clavecin,
Qui conduit des mieux un tocsin,
Bref, qui sait la fable et l'histoire,
Rire, chanter, danser et boire ;
Enfin, par le grand dieu Jupin,
Qui de pouvoir a plus d'un brin,
Qui signe à bons coups de tonnerre
Tous les traités qu'on fait sur terre ;
Je jure donc par tout cela…
Je ferais mieux d'en rester là,
Comme de ne pas passer outre.
Non, dussé-je contre une poutre
Me casser la jambe et le bras,
Là je n'en demeurerai pas.
Je jure donc paix, alliance,
À si pieuse Révérence,
Et je la jure tout de bon
Sans mettre de restriction,
Souhaitant qu'elle ait bonne chance,
Mettant au pis toute puissance
De m'insinuer le dessein
De troubler l'eau de mon voisin,
Comme le lait de ma nourrice,
Par quelque malin artifice,
Quand cette puissance une fois
Ferait tout aller de guingois
Sur la terre et dans la nature,
Dût-elle encor, par aventure,
Confondre le ciel et I'enfer,
Mêler la terre avec la mer ;
En donnant jour aux cataractes,
Dût-elle changer les épactes,
Faire de mon sceptre un sifflet,
Enfin, comme un esprit follet,
Faire chez moi le batelage,
Et partout du remue-ménage. »
Ainsi chacun, par des serments
Accompagnés de jurements,
Jurait la paix et l'alliance
Sans qu'il parût de discordance.
On égorge alors, dans les feux,
Le cochon en faisant des vœux,
Qui, portant grains de pourriture,
Fut trouvé de mauvais augure.
Mais, sous les traits de Camers, Juturne excite les Latins contre la convention jurée. (216-243)
Pendant que cela se passait,
Chez le Rutule on devisait
Sur la triste et morne figure
De leur roi, grand outre mesure,
Qui, pendant le temps des serments,
Baissait toujours ses yeux ardents.
D'une marche dégingandée,
Par le Troyen vilipendée,
On le vit marcher à l'autel :
Chacun crut voir Pantagruel,
Tant ce prodigieux colosse
Dans cet instant leur parut rosse.
De s'affliger il eut raison ;
On le bridait comme un oison,
On lui ravissait sa maîtresse,
L'unique objet de sa tendresse,
Sans que ce malheureux garçon
En eût le moindre échantillon,
Je veux dire la courte joie,
Qui chez nous est la petite oie.
Le Rutulois en murmura,
Et le Phrygien s'en carra ;
Ce que voyant dame Juturne,
Prête à servir son frère Turne,
Elle vint tomber dans le camp,
Et prit la forme, au même instant,
D'autres diraient la ressemblance,
Peut-être aussi la remembrance,
De Carmette, homme de valeur,
Grand en naissance comme en cœur,
Et de rang en rang la donzelle
Fut tocsiner le boute-selle,
Ou par un discours factieux
Leur jeta de la poudre aux yeux :
« O Rutulois ! mourez de honte,
Si vous souffrez qu'on nous affronte,
Et si vous exposez Turnus
Aux coups de ce fils de Vénus.
Êtes-vous donc las de vous battre,
Et faut-il que je voie abattre
Votre roi pour nous sauver tous ?
Aux ennemis tâtons le pouls,
Et voyons ce qu'ils ont dans l'âme.
Déjà dans la ville on nous blâme,
On nous accuse de tiédeur ;
Soldats, avez-vous donc du cœur ?
Parbleu ! c'est en cette rencontre
Où chacun doit en faire montre.
Aiguisons nos sabres, nos faux,
Il nous faut jouer des couteaux ;
Et qu'il soit dit que le Rutule
N'eut jamais au talon la mule
Quand il fallut tout hasarder
Pour son ennemi nasarder,
Pour se soustraire à sa puissance
Et pour faire tourner la chance.
Nous sommes de plus deux contre un :
Donnons dessus, ils sont à jeun,
Et n'auront force ni courage.
Je vous réponds de l'avantage,
Si vous ne perdez point de temps. »
Ce discours sur les jeunes gens,
Et sur les troupes Laurentines,
Aussi bien que sur les Latines,
Leur fit dire videbimus,
Après petit gaudeamus ;
Au vent mettre d'abord flamberge,
Dont la Juturne se goberge.
Elle suscite un faux prodige qui amène l'augure Tolumnius à lancer un javelot contre les Troyens. La trêve est rompue ; un combat s'engage, tandis que Latinus s'enfuit, emportant ses dieux outragés. (244-310)
Puis, les voyant fort ébranlés,
Fort drus et fort recoquillés,
Pétillant d'en aller découdre,
Se déterminer, se résoudre,
À leurs brettes donner le fil,
En un mot, aller de droit fil,
Elle leur fit voir un présage,
D'un aigle privé dans sa cage,
Qui, sortant, vit nombre d'oiseaux
Seulement habitant les eaux ;
Sans parler, sans faire aucun signe,
L'aigle s'élança sur un cygne,
Et dans ses serres l'enleva,
Faisant en l'air grand brouhaha.
Dans l'instant on vit tous les autres
Crier : « On enlève un des nôtres ! »
Ce qui réveillant leur courroux,
S'ameutant ils suivirent tous,
En forme d'un épais nuage,
Ce picoreur sorti de cage.
Il fut mené si vivement
Que l'aigle n'eut que le moment
De lâcher sa prise et sa proie.
Ce présage apporta la joie.
À bon augure il fut reçu,
Comme avec plaisir il fut vu.
Tolumnius en grand volume,
Qui de son art beaucoup présume,
Adroit au jeu du corbillon,
Prêt à demander : Qui met-on ?
Devinant, non choses futures,
Fort, mais très fort sur les injures,
À parler s'offrit le premier,
El se mit d'abord à crier :
« Tremblez, Troyens, à ce présage !
Soldats, allons en garouage ! [en partie de plaisir, en divertissement]
Les dieux se déclarent pour nous,
Il nous faut vaincre ou mourir tous.
Qu'aucun ne fasse ici la bête !
Je vais me mettre à votre tête,
Où je ferai voir du pays
Aux Phrygiens fort ébahis
De voir si grand patelinage :
Je ne donne pour tout potage,
À ces échappés de brandons,
Que des ronces, que des chardons,
À pâturer toute leur vie,
Si, dans ce jour, ma bonne amie
La Victoire ne me fait voir
Courir vers le sombre manoir
Tous les Troyens de compagnie,
Que moi devin j'excommunie
De toute mon autorité,
Parce que leur chef a traité
D'une alliance que je casse,
Comme faite par âme basse,
Et contraire au bien des Latins,
Des Rutules, des Laurentins,
Choquant la majesté suprême,
Extorquée avec stratagème
De notre roi mourant de peur,
Et trop vieux pour avoir du cœur ;
Sans autre façon je la casse,
Et je la remets dans la nasse.
Serrez donc bien vos bataillons,
Et comme de noirs tourbillons
Engouffrez-vous dans leur armée
Où la terreur est imprimée:
Leurs chefs en ont l'air tout transi,
Et, pour tout dire en raccourci,
Leurs soldats sont tous des pagnottes,
Des rodomonts, des frotte-bottes,
Plus propres à panser mulets
Qu'à venir manger nos poulets.
Combattez pour votre défense !
Faites comme moi, je commence ! »
Là-dessus ce mauvais falot
Lança si fort un javelot
Que l'air en retentit sur l'heure.
Il se trouva qu'à la malheure,
Neuf jeunes gens Arcadiens,
Venus au secours des Troyens,
Tous enfants d'un certain Gilipe
Et d'une certaine guenipe,
Sage pourtant, si l'on en croit
Virgile, qui ne la connoît
Que pour être une Étrurienne ;
Bref cette troupe Arcadienne
S'entretenait tout en un tas,
Quand ce coup vint faire fracas
Dans le ventre d'un ****
Ce qui troubla tous leurs confrères
Tant les Troyens, qu'Étruriens,
Que Mantouans, que Phrygiens.
Les huit autres prirent les armes,
Firent au camp de grands vacarmes,
Et commencèrent en fureur,
Un choc qui fut l'avant-coureur
D'une très sanglante bataille,
Où chacun des partis travaille
À se mettre au-dessus du vent.
Afin de gagner le montant,
Et de mettre la décadence
Parmi la noble pétulance
D'un ennemi qui donne bien
Et qui marque ne craindre rien.
Morbleu ! ce n'est plus raillerie:
On recommence la tuerie,
Même on renverse les autels
Au grand mépris des immortels.
Le roi Latin court à la ville,
Honnêtement pourvu de bile,
De voir son alliance au croc,
Et lui chassé comme un escroc,
Tandis que le fougueux Messape
De tous côtés renverse et frappe,
Avec grande déloyauté,
Espérant rompre le traité,
Et par là remplir son attente.
Il court, s'agite, et se tourmente,
Ne fait partout aucun quartier,
Ce dont il fit toujours métier.
Là, trouvant le monarque Aulète,
Bon soldat, vigoureux athlète,
Avec ses ornements royaux,
Assez bien munis de joyaux,
D'un javelot il le traverse,
Le fait tomber à la renverse,
Droit sur le débris de l'autel,
Dont il trépassa sans appel,
Sans pousser murmure ni plainte,
Ni témoigner aucune crainte
De se voir réduit à son tour
D'aller dans si sombre séjour.
Messape après lui chante pouille,
Pendant qu'un autre le dépouille.
Corinée, un tison en main,
Que sur l'autel allant son train
Il avait pris dans la mêlée,
Au brave Ébuse fit frillée:
Comme il lui portait un grand coup,
Il le grilla de bout en bout.
Podalyre avait pris à tâche,
Quoique naturellement lâche,
D'atterrer le pasteur Alsus ;
Mais, par un trop juste reflux,
Alsus, d'une ardeur intrépide,
Tout court sur lui tournant la bride,
D'un coup de revers à propos
Lui déplaça cinq ou six os,
Et lui démeubla la mâchoire,
Dont Podalyre eut grand déboire,
Car il tomba dans le sommeil
Qui n'est suivi d'aucun réveil.
Enée est blessé d'une flèche en voulant calmer les esprits ; il se retire à l'écart. (312-323)
Æneas, l'âme fort émue,
Par les rangs courait tête nue,
Levant les mains, criant bien fort:
« Par la jarni-bleu ! par la mort !
Eh ! quelle est donc votre folie ?
Dites-moi, mes gens, je vous prie,
Ne viens-je pas, dans ce moment,
De faire à vos yeux le serment
De notre traité d'alliance,
Avec cette Latine engeance ?
Les articles sont arrêtés,
Et pourquoi rompre nos traités ?
Quoi donc ! pour une bagatelle
Vous recommencez la querelle ?
Un homme de plus ou de moins,
N'est pas ce qui fera mes soins.
Parbleu ! c'est à moi de combattre,
Puisque Turnus veut bien se battre,
Sans vous hasarder aujourd'hui ;
Je vous réponds d'eux et de lui. »
Disant ces mots, flèche rapide,
Dont on n'a jamais su le guide,
Ni le bras qui I'avait lâché,
Ce dont Æneas fut fâché,
Vint interrompre sa harangue,
Imposer silence à sa langue,
Apporter des douleurs au trot :
C'est bien fait, car il parlait trop.
Le béat du coup fit la moue,
Ce qu'il fit en enflant la joue ;
De plus il en grinça les dents,
Même querella tous ses gens,
Jeta son beau casque par terre,
Maudissant si fatale guerre,
Fit des ha, des hi, des ho ho,
Et debout resta tout de go.
Ses gens, troublés de sa grimace,
L'auraient laissé dessus la place,
Si son jeune fils lulus
N'eût promis ses cinq carolus
À cette indigne valetaille,
Qui ne méritait pas la maille ;
Tout aussitôt on l'emporta,
Et sur son lit on le jeta,
Jurant contre sa destinée.
Turnus profite de son absence pour attaquer les Troyens. (324-382)
L'ardent Turnus, voyant Énée
Quitter le camp et s'en aller,
Ne songea plus qu'à batailler.
Il pousse avec grande vitesse
Son char où lui parut la presse,
Le fait voler sur les sillons
Et passer sur les bataillons.
D'abord il assomme, il écrase,
Fait aux Troyens mordre la vase,
De morts ou mourants fait un tas,
Et porte partout le fracas.
Aux uns il prend la javeline,
Et la leur darde dans l'échine.
Il court au brave Sthélénus
Qu'il joint à Tamire et Polus ;
Puis il s'en va forcer Eumède,
Devant qui tout plie et tout cède,
De se mesurer avec lui ;
Il lui fit bientôt son étui.
Dès qu'il le vit sur la poussière,
De son sang faire une rivière,
Il lui dit: « Troyen, te voilà,
Selon mon compte, assez bien là.
Mesure donc notre Italie,
L'unique objet de ta folie,
Plantes-y des navets, des choux,
Et même des topinamboux.
Est-ce ainsi, pour un homme habile,
Que tu veux fonder un ville ?
Ton calcul est fort incertain,
Puisque dans l'affreux souterrain
Je viens d'emboîter ta figure,
Pour un toujours, je t'en assure. »
De là, passant au blond Darès,
Qui bisquait contre ses Lares,
De ce qu'il voyait que sa troupe
Aux ennemis montrait la croupe,
Il le mit d'un revers de main
Dans le sentier du souterrain.
Butte, Sybaris et Clorée
Lui servirent tous de curée ;
Malgré valeur, fallut partir,
El pour un jamais s'amortir.
Mais de loin voyant Thersiloques,
Qui de Latins tronquait breloques,
D'un dard lancé dans sa fureur,
Il sut arrêter son ardeur.
Il surprit, en passant, Timette,
Et lui dénoua l'aiguillette
D'un coup qui de son intestin
Fit sortir très puant butin.
Enfin l'intrépide Phégée,
Voyant sa brigade affligée,
Même au point de se débander,
Sans paraître s'intimider,
S'arrêta près de la charrette
De ce dénoueur d'aiguillette,
Voulant détourner ses chevaux,
Écumant de leurs fiers travaux ;
Mais étant surpris de la roue,
Il fut renversé dans la boue,
Où Turnus le décapita,
Et son tronc après insulta.
Enée, guéri de sa blessure par l'intervention de Vénus, reparaît et se met à la recherche de Turnus. (383-468)
Tandis que Turnus se démène,
Et que si mal Troyens il mène,
Voyons ce qu'ils font dans leur camp ;
Même pénétrons quant et quant
Qu'est devenu le brave Énée,
Qu'Ascagne et le fier Mnesthée
Ont emporté couvert de sang,
Reposer sur son lit de camp.
Près de lui son intime Achate
Voudrait tirer de l'omoplate
Le fer qui cause sa douleur
Et des Troyens tout le malheur.
Japis, savant en médecine,
Architecte en térébenthine,
En rhubarbe, en casse, en séné,
Voyant Æneas, forcené,
Grincer les dents, faire grimace,
Lui jeter au nez sa cuirasse,
Remplir sa tente de gâchis
Et se fâcher contre son fils ;
Voyant cela, quitte sa robe,
La pose dans sa garde-robe,
Puis visite en vrai médecin,
Je pourrais dire en assassin,
L'endroit qui suscitait la rage
De si renommé personnage ;
Puis, avec des pinces de fer,
Ébranle et veut tirer le fer
De cette flèche infortunée
Qui fait pester le bon Énée.
Mais rien n'y fit le médecin :
Il prit du baume avec du vin,
Et fit onguent miton-mitaine,
Dont il frotta ribon-ribaine,
En médecin de Lucifer,
L'os où gîtait ce fichu fer.
Æneas, d'un cri effroyable,
Donna le médecin au diable,
Surtout quand il sut que Turnus,
Au camp Troyen comme un intrus,
Donnait de terribles gourmades,
Et faisait gloire des saccades
Qu'il ajustait aux Phrygiens,
Aux Toscans, aux Arcadiens,
Enfin à toute son armée,
Aux échecs point accoutumée.
Vénus, souffrant de voir son fils
Prêt à perdre tous ses esprits,
S'en va, le désespoir dans l'âme,
Vite lui cueillir du dictame,
Toujours courant bredi, breda, [avec précipitation]
Sur la crête du mont Ida.
Cette racine est barbelée,
Et porte fleur rouge engrêlée,
À même goût que chicotin
Et sert d'onguent au chevrotin
Quand il a la moindre blessure.
Elle la met dans de l'eau pure,
Avec herbes de bonne odeur,
Dont elle fait une liqueur
Qu'elle apporte dans un nuage,
Pour mieux dérober son voyage.
Japis la prit et la goûta,
Puis I'endroit doucement frotta,
Ce qui du sang finit la course,
Et de ces maux calma la source.
Le fer en tomba sur-le-champ,
Ce qui rétablit dans le camp
Et la valeur et l'allégresse.
Japis, le cœur tout en liesse,
S'écria : « Troyens, marchez donc ! »
Au diable l'un qui lui dit non,
Tant une guérison si prompte
Avait au loin mis toute honte:
« Allez, reprit-il, au combat ;
Ce n'est pas moi (quoique moins fat
Que ce maître gourmet d'urine)
Qui viens de relever l'échine
De notre bon sire Æneas,
Qui peut-être eût passé le pas
Sans ce secours, je vous assure :
Un Dieu sans doute a fait la cure,
Et notre maître est réservé
Pour commander à cul levé,
Après le roi, sur les Itales. »
Ce Japis, dans les intervalles,
En dit autant à tous venants,
Ce qui parut de très bon sens.
Mais notre impatient Énée,
Qui méditait cette journée
De conduire sa boule au but,
Leur fit signe que l'on se tût,
De peur de lui rompre la tête ;
Ensuite il prit son arbalète,
Mit sa cuirasse et ses brassards,
Ses brodequins et ses cuissards,
Tout brillants d'or ou de dorure ;
Puis, embrassant sa géniture,
Il lui fit exhortation
Avec grande componction,
Avec vigueur et d'un ton mâle,
Ayant quitté sa couleur pâle
Et même son air de pleureur
Pour faire à son Iule honneur:
« Veux-tu, dit-il, passer pour sage ?
Avec l'honneur fais compérage,
Ne quitte jamais la vertu,
Ou pour un vrai cogne-fétu
Tu t'établirais dans le monde,
Où déjà chacun daube et fronde
Celui qui, content de son bien,
Pour son propre honneur ne fit rien ;
Ce qui de la zone torride
Se voit à la zone frigide.
Tu n'as qu'à te mouler sur moi
Et me suivre de bonne foi,
Sans t'en aller à I'égarée
Donner dans quelque échauffourée.
Sereste doit mener tes pas ;
Mon fils, ne me quitte donc pas:
Je te ferai, cette journée,
Assommer plus d'une araignée.
Je me sens déjà le bras lourd
Et je vais frapper comme un sourd.
Crois-moi, taille et frappe de même,
Pour pousser ta gloire à l'extrême ;
Et, par notre témérité,
Mettons-nous tous en sûreté.
Surtout il faut agir de tête:
Sous Sereste va prendre en crête
Ces envieux de ma valeur.
Fonce partout avec fureur,
Et ne regarde pas derrière
Si quelque lame meurtrière
Vient terminer tout à la fois
Ta vie et tes naissants exploits.
Il faut qu'en flanc le preux Mnesthée,
Suivi de I'intrépide Anthée,
Fasse danser le Laurentin
Et dégringoler le Latin.
Pour moi j'en veux au roi Rutule,
Qui va tranchant la clavicule
À nos valeureux citoyens,
Comme à nos fiers Étruriens.
En attendant, avec Achate,
Je vais mettre en œuvre ma patte
Au corps de réserve, où je crois
Que je ferai parler de moi.
Allons, marchons, mon cher Ascagne :
Pour ce bon pays de Cocagne
Chamaillons de tout notre cœur ;
Mais fais voir qu'un jour ta valeur,
Sous une étoile fortunée,
Égalera celle d'Énée
Et celle de ton oncle Hector, [avunculus Hector, 440]
Dont les hauts faits, en lettres d'or,
Feront un jour de notre histoire
Tout l'honneur et toute la gloire. »
Chacun après se dispersa,
Et vivement bouleversa
Du roi Latin la maraudaille.
Ce fut alors que la bataille
Parut dans toute sa fureur.
Turnus était sur une hauteur,
Examinant, en homme habile,
L'ennemi qui, d'un pas agile,
Venait l'attaquer par trois corps.
Le repentir parut alors
Dans le cœur de Latine engeance
D'avoir détourné l'alliance
Qu'elle avait depuis si longtemps
Vu pour son bonheur en suspens.
Les cœurs furent glacés de crainte,
Et ressentaient déjà l'atteinte
Qu'allait leur porter à foison
Si gros et si noir caveçon. [muselière de cheval]
Juturne, qui a pris la figure et la place de l'écuyer Métiscus, entraîne son frère loin de son rival. Enée et Turnus, séparément, font un grand carnage. (468-554)
Cette marche étonna Juturne,
Craignant de voir entrer dans l'urne
Ce frère qu'elle chérlssait,
Dont si grand cas elle faisait.
Elle courut, tout éperdue,
Toujours se cachant dans sa nue,
Et galopant après Turnus,
Dont elle s'était fait l'Argus.
Dans ce temps les troupes de Troie,
Au bruit d'une éclatante joie,
Débouchèrent de trois côtés,
Ou bien des deux extrémités,
Et du centre de forte Iigne.
Déjà chaque troupe trépigne ;
Le chevaux même en trépignaient,
Mais les Latins en rechignaient.
D'abord Ozyris par Thymbrée
Eut sa carcasse balafrée.
Gyas étourdit Épulon,
En lui lâchant d'un tortillon [torchon tortillé en rond]
Avec vigueur sur sa caboche,
Dont cette petite bamboche [petit homme, comme les figurines du peintre Bamboche]
Cracha sa cervelle et ses dents.
Achate fouilla les dedans
Du malheureux mais brave Usente,
En lui faisant mortelle fente
Dans un lieu qui ne se dit pas,
Parce qu'il est placé trop bas.
Dans son coin le rude Mnesthée
Faisait de morts une chartée :
Il écorna Archélius,
Déginganda Tolumnius
Qui venait de rompre la trêve ;
Pour sa peine il mordit la grève
Disant: « Latins, tout est perdu ;
Vous n'avez qu'à tourner le cul
Devant si fatal adversaire.
Je ne vis jamais tel corsaire :
Il ne se sert que d'un tricot
Pour assommer sans dire mot. »
Après ces mots vint la déroute
Du Latin qui fit banqueroute
À la gloire comme à l'hon neur,
Tant cette chute leur fit peur.
Tout fuit de nouveau vers la ville ;
Tout fut suivi d'un vol utile
Aux Troyens qui les poursuivaient
Et qui de trop près les suivaient,
Pour ne pas jouer de la lance
En si notable décadence.
Jamais ne fut tel embarras,
Tel chamaillls et tel fracas ;
J'en frémis encor quand j'y pense.
Æneas, en cette occurence,
Portant en son cœur un calus, [une rancune impitoyable]
S'attachait à chercher Turnus.
Mais la belliqueuse Juturne,
Quittant monsieur le vent Vulturne
Qui conduisait partout ses pas,
Prit le justaucorps et les bas,
La casaque avec la parure,
Le bonnet garni de dorure,
Le corps, le visage et Ia voix
Du cocher de ce fin matois,
Que l'on nommait, je crois, Métice ;
Et, par ce prudent artifice,
Elle eut la conduite du char
Que gouvernait ce Jaquemart,
Et sur lequel était son frère.
Ainsi, devenant sa cochère,
Elle voltigeait sur les flancs,
Passait fort loin des combattants,
Surtout de l'intrépide Énée
Qui, dans sa rage forcenée,
Aurait pu, sans beaucoup d'effort,
Finir la guerre par sa mort.
Ainsi, comme on voit l'hirondelle,
À ses petits toujours fidèle,
Voler par-ci, voler par-là,
Prendre deçà, comme delà,
De quoi leur servir de pâture,
Ainsi voltigeait la voiture
De Turnus au loin des Troyens.
Croyant leur barrer les moyens
De pouvoir I'aborder en face,
Juturne faisait volte-face
D'un air content, doux et serein,
Ce qui se voyait sur son teint.
D'autre côté, le fils d'Anchise,
Ne le trouvant pas à sa guise,
Quoiqu'il se présentât partout,
Bisquait de ne pas faire atout
Sur si monstrueuse figure,
Lui gardant bonne fourbissure
En cas d'accroc ou d'action ;
Mais cette noble intention
N'était pas celle de Juturne,
Qui dérobait son frère Turne
Au ressentiment d'Æneas,
Quand il lui tombait sur les bras.
Dans ce temps, le fougueux Messape,
Toujours machinant quelque attrape,
Crut, s'il atterrait le Pieux,
Que le combat irait des mieux
Pour sa Rutuloise canaille,
Qui, se sauvant par la broussaille,
Donnait le temps aux Phrygiens
De lui préparer des liens ;
Sur ce, lui lança javeline,
Mais Æneas, courbant l'échine,
Para le coup adroitement.
Ce fut dans ce fatal moment
Qu'on le vit, comme une Furie,
Crier, comme un furieux crie :
« Point de quartier, nous les tenons ;
Mes citoyens, tambourinons !
Je vous réponds de la victoire,
Et pour chacun deux coups à boire.
Puis il attesta Jupiter ;
Ensuite il mit son sabre à l'air,
Lâcha la bride à sa colère,
Prit sa lance la mortifère,
Fit grand carnage et grand butin
Chez le Rutule et le Latin,
Sans distinction de personne.
La peste ! il la leur bailla bonne !
Quel Dieu fera pour moi des vers,
Ou de fil droit, ou de travers,
Nous dit Maron avec emphase,
Comme s'il sortait d'une extase :
Oui, quel Dieu me fera des vers
À l'endroit ou bien à l'envers
Avec les points et les mesures,
Les pieds, les pouces, les césures,
Qui nous apprennent, nom par nom,
Ceux du commun et de renom
Que Turnus et messire Énée
Assommèrent cette journée ?
Quoi ! les dieux auraient-ils voulu
Que ces deux furieux goulus
Se fissent si cruelle guerre
Au lieu d'être en repos sur terre
Et d'établir entre eux la paix,
À deux de jeu de tous les frais,
Par une alliance éternelle ?
Pardi, vous me la contez belle !
Si Jupin ne l'avait voulu,
Et dans son conseil résolu,
Æneas serait dans sa Troie,
Et le Rutulois hors de proie.
Ainsi concluons hardiment
Qu'ainsi le veut l'Altitonnant.
Cependant, dans sa frénésie,
Le fils d'Anchise fit tuerie:
Il accrocha le fort Sucron,
Par le milieu du paturon,
Dont il fit drôle pirouette,
Tournant comme une girouette,
Puis au centre des Rutulois,
Fut, en zigzag et de guingois,
Renifler sur un peu de paille
Son esprit, qui de la marmaille
Était un hardi rejeton ;
En trépassant il fit un ton,
Tenant du cri d'oiseau nocturne,
Qui fit éternuer Juturne,
De Turnus gronder les boyaux
Et cabrer ses deux fiers courtaux.
Talus, Tanais et Céthège
Servirent tous trois de cortège
À cet infortuné Sucron,
Pour passer la barque à Caron ;
Onyte, fils de Péridie,
Mourut de même maladie,
Et l'illustre prince Murran
Eut d'Æneas un vilain cran,
Qui fit rejaillir sa cervelle
Sur le troussequin de sa selle,
Dont il tomba sous ses chevaux,
Qui firent les provinciaux,
Foulant aux pieds Monsieur leur maître,
Ne voulant pas le reconnaître ;
Mais ce prince, en passant le pas,
Leur dit: « Vous êtes des ingrats ! »
Cupente après reçut sa dose,
Faisant laide métamorphose,
Puisque le Troyen tout d'abord
D'homme vivant en fit un mort,
Enfin de sa fine alumelle
Partout il emportait rouelle,
Ce qui mit le Latin à sac.
Turnus ailleurs faisait un trac,
Dans lequel Amicle et Diore
Firent une fin peu sonore:
Tous deux furent décapités,
Et leurs têtes aux deux côtés
De l'avant-train de sa charrette,
Pour servir de noble étiquette
Aux Phrygiens de sa valeur,
Il fut de là porter malheur
À quatre frères de Lycie :
Tous quatre y perdirent la vie.
Il éreinta le fort Hylus,
Épaula Menette de plus,
Et retourna la camisole
Du riche et redoutable Éole,
Qu'Achille, ni même les Grecs
Ne purent voir dans les échecs
Que souffrit la brûlante Troie
Quand des Grecs elle fut la proie.
Comme on voit marcher un torrent,
Entraînant avec son courant
Tout ce qui se trouve en sa route,
De même on vit grande déroute
Chez le Rutule et le Troyen,
Le Laurentin, l'Arcadien,
Par nos deux héros en gourmades
En croquignoles, en cassades,
Turnus et le fier Æneas,
Qui d'assommer n'étaient point las.
On ne vit jamais de bataille,
Où de part et d'autre on ferraille
Avec tant de brutalité:
On ne voit qu'animosité,
Qu'estropiés, que gens sans têtes,
Sans jambes, bras, casques ni crêtes,
Que Quinze-vingts, que balafrés,
Que tronqués, que défigurés.
Vénus inspire à Enée d'attaquer la ville des Latins. (554-593)
Alors le pieux fils d'Anchise
Méditoit funeste entreprise
Pour le trône du roi Latin,
Dans lequel il veut sans gradin
Monter, pour y régir l'Itale :
Aux dents c'est n'avoir pas la gale.
Comme il cherchait l'ardent Turnus
Il fut inspiré de Vénus
De marcher tout droit à la ville.
En effet, la trouvant tranquille,
Jouissant d'un calme profond,
Sur elle à I'improviste il fond.
Mais avant, appelant Sereste,
Ascagne, Mnesthée et Sergeste,
Il leur ouvrit d'abord son cœur,
Les conduisit sur une hauteur,
D'où ce chef leur fit voir ses vues
Et les plus sûres avenues
Pour déloger de son palais
Le roi Latin à peu de frais.
Pour les animer, notre Enée,
D'une Iangue bien affinée,
D'où coulaient le sucre et le miel,
Dans un discours pétri du fiel
Qu'il avait contre cette engeance,
Leur étala son éloquence:
« Or suivez tous, mais promptement,
Mes ordres, et voici comment,
Dit Æneas d'une énergie
Qui de l'effet fut tôt suivie.
Avant que de battre le fer,
Je vous réponds de Jupiter:
Agissez donc sur ma parole,
Elle n'est rien moins que frivole,
Puisque je veux dès aujourd'hui
Me coucher dans le lit d'autrui,
M'emparer de la lèchefrite,
Du poêlon et de la marmite
Du roi de la Latinité,
Dans sa capitale ou cité,
Où mes lois seront approuvées,
Où je lui taille des corvées,
Partout et la flamme et le sang,
Sans garder mesures ni rang,
Joueront leur jeu d'une dégaine,
Qui du Latin fera la peine.
Dans son palais à mon gogo,
Je vais m'héberger tout de go.
Vous autres, faites dans la ville
Élection de domicile,
Et cherchez-vous le meilleur coin :
Vous n'en aurez que trop besoin,
Comme de faire un peu ripaille,
Après le gain de la bataille,
Après laquelle, toutefois,
Je dois joindre le Rutulois,
L'abattre, si je puis le faire,
Et de ce cruel adversaire
Me délivrer pour un jamais,
Afin de jouir de la paix.
Cependant, marchez à la ville :
Elle me paraît le mobile
Des entreprises de Turnus ;
Allez la brûler rasibus,
Et, prenant en main torche ardente,
Sur leurs maisons faites descente,
Ou faites-leur garder la foi
De leur traité fait avec moi.
Je veux que mon cher fils Iule
Avec vous trois s'immatricule,
Tandis que je vais au palais,
Vous faire bouillir des œufs frais,
Ordonner qu'on mette à la broche,
Qu'on fasse cuire une brioche,
Qu'on mette au four un bon pâté
Et qu'on vous prépare du thé,
Pour vous remettre des fatigues
Que vous causeront les intrigues
De ces malheureux passefins,
Les Rutulois et les Latins. »
Ces mots dits, les troupes Troyennes
Se joignant aux Étruriennes,
Chacun, l'échelle d'une main,
Vers les murs la dresse soudain,
Monte à l'assaut, y fait merveille,
Sans se faire tirer l'oreille.
Les uns vers les portes couraient,
Tuant ceux qui s'y rencontraient,
Très bien couverts de leur rondache,
Faisaient agir des mieux la hache,
Poussant, à force de leviers,
Les lourds et les bruyants béliers.
D'autres, attroupés pêle-mêle,
Lançaient dans la ville une grêle
De javelots, pour contenir
Ceux qu'on voyoit aller, venir,
Afin d'éviter la main mise
D'une ville d'assaut surprise,
Tandis qu'Énée, au premier rang,
Attaquait cette ville en flanc,
Attestant les dieux qu'on le force
De brûler encore une amorce,
Puisque c'est la seconde fois
Que le prince des Rutulois
Rompt le traité d'une alliance
Qui faisait naître l'espérance
Aux deux partis de voir la paix,
Les accouplant pour tout jamais.
Cependant on presse la ville,
Et déjà l'on voit plus de mille
Des habitants hors de combat.
Déjà le Troyen, bon soldat,
Brûle maison, court au pillage,
Met à la mode le veuvage,
Gagne places et carrefours,
Les caves, cuisines et fours,
Se rend maître de la boutique,
De la femme et de la bourrique,
Met à quartier carrosse et char ;
Enfin, plus fier qu'un hospodar,
De la ville il fait feu de joie,
Comme les Grecs firent à Troie.
Les plus notables habitants
En conseils perdaient tout leur temps :
Les uns voulaient ouvrir leurs portes
D'abord aux Troyennes cohortes ;
D'autres voulaient sur leurs remparts
Défendre encor leurs boulevards ;
Tant y a que l'on vit désordre,
Auquel on ne put mettre d'ordre.
Le roi, se montrant sur le mur,
Criait : « Latins, il est bien dur
De voir une telle bagarre ! »
Puis il entonna par bécarre,
Par bémol, ou par F ut fa,
Par G ré sol, par A mi la,
Lamentations Jérémiques,
Chagrins, soucis, combats tragiques,
Plaintes et douleurs à foison,
Ce qui ne fut pas guérison.
Quand la reine Amata voit l'ennemi dresser ses échelles contre les murs, elle croit tout perdu et se pend de désespoir. La ville s'emplit de confusion, de terreur, de clameurs lamentables. (593-613)
La reine vit d'abord Énée,
Suivi du brave Ilionée,
Se rendre maître des remparts,
Et passer sur tous les hasards
Qui suivent le sort de la guerre.
Elle en jeta son sceptre à terre,
Surtout ne voyant point Turnus
Donner la chasse à cet intrus.
À gorge aux trois quarts déployée :
« Venez donc, je suis dévoyée,
Dit-elle, mon Turnus est mort !
Quoi ! lui que je croyais si fort,
Si vigoureux et si robuste !
Ah ! maudit Sort ! Destin injuste !
Vous m'enlevez mon échalas !
Hélas ! mon cher cousin, hélas !
Quelle infortune pour Amate !
Encor si d'une casemate
Je pouvais me faire un tombeau,
Pendant que ce godelureau
Vient si près nous tondre la laine,
J'aurais de moitié moins de peine !
Moi qui cause tous nos malheurs,
Ces tintamarres et nos pleurs,
Qui suis la source criminelle
De ce qu'on nous met en javelle. »
Alors faiblirent ses esprits ;
Elle déchire ses habits, [manu discindit amictus purpureos, 602]
Brûle son tignon, sa fontange,
Se plâtre le museau de fange,
Parle d'Æneas, de Turnus
En termes obscurs et diffus,
Casse son miroir de toilette,
Sonne brusquement sa sonnette,
Appelle femmes et valets,
Qui, pour le coup, furent muets,
Cherche le puits et la citerne
Pour s'y jeter, craignant la berne,
Fait, marchant, force ricochets,
Et prend trois ou quatre lacets,
Dont elle bâtit une corde
Qui servit, après tel exorde,
À cette reine d'instrument
Pour se livrer au monument.
Enfin, pour mieux me faire entendre,
Cette reine aima mieux se pendre
Et s'étrangler tout à la fois
Que de survivre au Rutulois.
Un peu trop tard vint Lavinie,
Qui, voyant telle ignominie,
S'en prend d'abord à ses cheveux
Fait mille cris infructueux,
Dit des Troyens la male rage,
Met les ongles dans son visage
Et sa cornette en un tapon,
Vole sans jupe et sans jupon
(Il vaut bien mieux dire en chemise)
Sans craindre Ie froid ni la bise,
Chercher valets et marmitons,
Femmes de chambre, chambrillons,
Trouve les dames de sa suite,
Qu'elle fit marcher au plus vite,
Voir Amate qui pendillait.
Chacun près d'elle piaillait
Et faisait étrange musique.
Aussitôt une peur panique
Se répandit chez le bourgeois :
Les uns pleuraient en tapinois,
Les autres hurlaient par la ville.
Le roi, d'un pas faible et débile,
Du sort de la reine alarmé,
Courait les murs tout enflammé.
Si grande fut sa frénésie,
Que la tremblante bourgeoisie
Voulait, sans aucunes raisons,
Le mettre aux petites-maisons.
On le vit se salir de boue,
Se déchirer, faire la moue,
Semer par loques son manteau,
Fouler à ses pieds son bandeau,
Prendre son sabre à la poignée,
Faire bâter sa haquenée,
S'asseoir après comme un marmot,
Être un instant sans dire mot.
Ensuite, reprenant sa rage,
Se mettre en sang tout le visage,
Se meurtrir le sein et les flancs,
Arracher ses beaux cheveux blancs,
Enfin se condamner lui-même
À faire vingt ans de carême,
Pour avoir rompu pour jamais
Les traités d'hymen et de paix.
Turnus, toujours emporté au galop de ses chevaux, reconnaît enfin sa sœur sous les traits de Métiscus. Il apprend le désastre des siens. Amer et désespéré, il saute à bas de son char et demande à se battre seul contre Enée. (614-696)
Cependant la belle Juturne
Loin du combat promenait Turne,
Qui, pénétré des cris confus
Qui venaient par flux et reflux
Du côté des murs de la ville.
Un moment fut comme immobile,
Prêtant l'oreille à si grand bruit :
« Hélas ! où serais-je réduit ?
Dit-il en frappant sa poitrine.
Que ferais-je de mon échine
Si mon ami le roi Latin
Allait perdre tout son fretin
Aussi bien que ma Lavinie ?
Ce serait grande vilenie,
Si j'allais manquer ce tendron,
Moi qui fais tant le fanfaron. »
À ces mots il hausse la bride,
Arrêtant l'ardeur intrépide
Des deux coursiers traînant son char :
« Halte-là ! de par Jupin, car
Je ne puis, sans mourir de honte,
Souffrir qu'ainsi le Troyen dompte
Mes alliés les bons Latins,
Mes Rutulois, mes Laurentins. »
Alors la déesse Juturne
Lui dit : « À quoi songez-vous, Turne ?
Suivez-moi ! je sais les moyens
De vous livrer tous les Troyens.
Près d'ici j'ai fait une attrape
Qu'on appelle une chausse-trappe,
Dans laquelle votre Æneas
Va se trouver entre deux as.
À la ville montrez la croupe,
Et suivez, avec votre troupe,
Juturne, votre bonne sœur,
Qui veut vous tirer du malheur
Qui vous attend, si tête à tête
Vous prétendez faire conquête.
– Moi ! que j'évite le combat,
Dit-il, me prends-tu pour un fat ?
Mauvaise sœur, je t'ai connue
Quand tu vins à la boulevue, [à l'étourdie]
Par un coup de témérité
Mettre à néant notre traité.
Quel Dieu, mais non, quelle Déesse
À nos grands travaux s'intéresse ?
N'as-tu fait un si grand effort
Que pour venir pleurer ma mort ?
Mais, madame la mijaurée,
Qui tranche ici de la sucrée
Et qui me faites les yeux doux,
À ce qui se fait pensez-vous ?
Vous êtes-vous donc énivrée ?
Que fais-je dans cette contrée ?
Puis-je me flatter d'échapper,
Si le Troyen peut occuper
Du roi Latin la capitale,
Et donner le tour à l'ltale ?
N'ai-je pas vu mourir Murran,
Sous les coups de ce fier tyran,
Aussi bien que l'ardent Usente,
Qui du sort a suivi la pente ?
Je souffrirais donc qu'à mes yeux
Æneas désole ces lieux !
Non, je veux à bons coups de lance,
Repousser du fanfaron Drance
Les reproches qu'en plein conseil
M'a faits ce poltron sans pareil.
Quoi I tu voudrais que cette terre
Vît Turnus éviter la guerre,
S'enfuir devant ses ennemis,
Et comme un ver, une fourmis,
Se cacher devant cet Énée,
Lui qui veut de mon hyménée
Effrontément rompre le cours ?
Si chers ne me sont pas mes jours,
Pour n'oser mettre à l'aventure
Ma triste et piteuse figure.
Dieu des enfers ! oh ! vous Pluton,
Venez ! mais non pas à tâton,
Protéger le malheureux Turne,
Que le grand Jupin dans une urne,
Veut entasser en raccourci,
Ce qui me met en grand souci. »
Ces mots furent lâchés à peine
Que Sagès, galopant en plaine,
Et traversant les ennemis,
Vint lui rendre compte des cris
Que l'on entendait dans la ville :
« Prince, courez, soyez habile,
Lui dit-il, tout est à vau-l'eau !
Allez faire le pied de veau [faire la cour, faire le chien couchant]
À cette face efféminée,
À ce cafard, ce bel Énée,
Qui déjà s'est mis sous le dais
De notre roi dans son palais,
Pour qu'il épargne de l'Itale
Le monarque et la capitale.
Les bourgeois, ces lâches oisons,
Ont abandonné leurs maisons :
Déjà le feu sort des fenêtres,
Sans qu'il paraisse que nos reîtres
Veuillent, dans cette extrémité,
S'exposer pour notre cité.
Le roi sur le choix de son gendre
Chancelle et ne sait plus qui prendre ;
Pour la reine, vous croyant mort,
Elle a déjà brusqué son sort,
Puisque, sans corde ni ficelle,
Elle a pendu son escarcelle.
Messape et le seul Attinas,
Sinon recrus, du moins bien las,
Soutiennent d'une ardeur étrange
De vos ennemis la phalange,
Tandis qu'allant par-ci, par-là,
Turnus se moque de cela.
Descendez de votre charrette,
Et faites-vous voir un athlète,
Brave soldat, bon allié,
Digne de l'aimable moitié
Pour qui vous soutenez la guerre.
Que faites-vous sur cette terre ?
Je n'y vois point nos ennemis :
Serait-ce contre des fourmis
Que vous chercheriez à combattre ?
Allons morbleu ! allons nous battre !
Montez sur ce cheval de main,
Il est sûr, et va très-bon train. »
Ce discours assez ironique
À Turnus fit faire la nique.
Il en pâlit ; si c'est de peur,
C'est ce que ne dit pas l'auteur,
De plus je n'en sais rien, j'en jure ;
Mais, branlant assez fort la hure,
Sur terre il attacha ses yeux
Déjà troubles et furieux,
Pleins d'emportement et de honte,
De voir une chute si prompte.
Saisi d'une ardente fureur,
On voyait palpiter son cœur
Dont l'impétueuse faiblesse
Ne montrait que trop sa tendresse.
Son visage six fois changea,
Et sa raison se dérangea,
Tant cette affreuse rêverie
Avait excité sa furie.
D'un pas peu sûr et chancelant
Il circule, les bras branlant,
Entre les dents dit des paroles,
Qu'on peut nommer des fariboles ;
Attaque l'eau, l'air et le feu,
Entre cuir et chair peste un peu,
Maudit parfois sa propre terre,
Se donne au diable avec la guerre,
Et tout à coup, portant aux cieux
Ses regards toujours furieux,
Il semble de son effarée
Accuser la voûte éthérée.
Enfin, reprenant ses esprits,
Sa raison et son coloris,
Il tourne ses yeux pleins de rage
Sur la ville où se fait carnage,
Et vit sortir comme d'un four,
Du plancher d'une grosse tour,
Torrent de flammes ondoyantes,
Portant étincelles brillantes
Jusqu'au faîte du firmament.
Turnus s'écrie en ce moment :
« Laisse-moi, sœur infortunée,
Suivre ma triste destinée !
Il faut lutter contre le sort,
Et chercher mon arrêt de mort.
Je suis las de vivre en infâme,
Partons, je me sens tout de flamme,
Puisqu'il faut en venir aux mains,
Pour plaire à nos dieux inhumains.
Va ! je te laisse ma brouette,
Mon char, si tu veux ma charrette.
C'est trop suspendre ma fureur,
Il faut calmer cette rumeur,
Jouer des poings, faire conquête,
Vendre des plus cher notre tête,
Montrer que, loin d'être poltron,
Je sais parer mon large front
De lauriers passés en couronne.
Oui, de ma lenteur je frissonne !
Et j'en ai même, chère sœur,
Dans l'âme une si grande horreur
Qu'elle m'accable et m'assassine. »
D'abord il prend sa javeline,
Court au galop sur l'ennemi
Qu'il n'étrilla pas à demi,
Laissant sa sœur fort affligée
Et de son dessein outragée.
Il entre dans des bataillons,
Qu'il disperse sur les sillons,
Comme un roc qui d'une montagne
Se sépare, et dans la campagne
Entraîne tout en son chemin ;
Ainsi Turnus, le dard en main,
Pénétré d'horreur et de rage,
Renverse tout sur son passage,
Abreuve la terre de sang,
Vers la ville, de rang en rang,
En traversant toute la plaine,
Court et vole à perte d'haleine.
Alors il élève sa voix
Et s'écrie : « O vous, Rutulois !
Et vous Troyens, quittez les armes !
Je viens pour finir vos alarmes.
Qu'il paraisse ce rodomont !
Ce fugitif ! ce vagabond !
Qu'il vienne éprouver sa ferraille,
Avec moi dans une bataille !
Il faut consommer le traité
Dont ce pisse-froid s'est flatté,
Et qu'un de nous deux sur la place
Laisse de sa lourde cuirasse
Le moule, pour avoir la paix,
Et pour qu'elle dure à jamais,
Au moins pour ce qui me regarde,
Car, si je meurs, je n'aurai garde
De venir troubler le repos,
Que la perte de mes gros os
Doit, en finissant cette guerre,
Faire régner sur cette terre. »
Enée, entendant cet appel, abandonne les murs de la ville. Les deux héros en viennent aux mains. Péripéties du combat. (697-790)
Aussitôt on fut, à grands pas,
Avertir le bon Æneas
Que Turnus en voulait découdre.
Sans perdre temps à se résoudre,
Il prit ses armes, les baisa,
Surtout sa brette il caressa ;
Ensuite ce pieux Énée
Recommanda sa destinée
À sa bonne mère Vénus,
Et, pour joindre l'ardent Turnus,
De lui-même il quitte la ville ;
Puis dans le camp, d'un pas agile,
Il va tâter le Rutulois,
Des armes comme de la voix.
Les deux partis sont aux écoutes ;
Même le roi, malgré ses gouttes,
Voulut se rendre spectateur,
Pour mieux s'assurer du vainqueur.
Les dames de cour, les bourgeoises,
Les coquettes fines matoises,
Venaient, courant de tous côtés,
Pour voir ce miroir de fiertés,
Cet ennemi, ce personnage
Partout chanté pour le plus sage,
Même le plus religieux,
Qui fut sous la cale des cieux.
Nos champions dans cette lice,
Loin de marcher en écrevisse,
Entrèrent tous deux fièrement,
En se regardant brusquement
Du coin de l'œil par la visière,
Portant en leur main la rapière,
Sans révérence, ni salut,
Chacun en tête même but.
Ils commencent cruelle guerre :
Plus d'une fois frémit la terre ,
Des coups affreux qu'ils se portaient.
Pièces d'armes partout volaient,
Tant des casques que des aigrettes,
Si rudement tranchaient leurs brettes !
Figurez-vous deux fiers taureaux,
Jetant le feu par les naseaux,
Disputant tous deux une vache :
Ainsi du sabre ou de la hache,
Nos deux combattants, animés,
Tenaient leurs partis alarmés.
Jupiter du ciel empyrée
Tenoit balance équilibrée,
Dans laquelle étaient les destins
De ces deux maîtres diablotins,
Qui se disputaient pour la gloire
De si magnifiq ue victoire,
Laissant à décider le sort
Sur lequel penchera la mort.
Alors, faisant une gambade,
Turnus voulut donner cassade
À son rival bien sur ses pieds,
Pour réjouir ses alliés ;
Mais il ne fit qu'une entamure
À deux bons pieds dessous la hure
Du vigoureux sire Æneas,
De la pointe d'un échalas.
Les Troyens crièrent alarmes,
Voulaient se servir de leurs armes ;
Autant en firent les Latins,
Les Rutules, les Laurentins.
Cependant de cette équipée
Turnus vit casser son épée,
Dont sa bravoure le laissa,
Et de peur son sang se glaça.
Dans ce moment il prit la fuite ;
Æneas se mit à sa suite,
Et d'un pas certain et léger
Cherche un coin pour le ramager.
Comme un limier, en pleine chasse,
Au cerf effrayé donne chasse,
Le suit en plaine et dans les bois,
Le gueulant toujours de la voix,
Énée ainsi sur le Rutule,
Qui toujours fuit, ou bien recule,
Fond en homme qui veut punir
Qui sa gloire a voulu ternir.
Turnus, s'enfuyant par courbette,
À ses gens demandait sa brette
Qu'il avait, comme un Jaquemar,
Laissé, partant, dessus son char,
Ayant pris celle de Métisse,
Ce qu'il ne fit pas par malice :
Mais point de brette et point de gens,
Dont il perdit presque le sens.
Là près, un olivier sauvage
Avait naguère fait ombrage ;
À Faune il était consacré [oleaster sacer Fauno, 766]
Et du matelot révéré,
Lequel, échappé d'un naufrage,
Venait là lui rendre un hommage
Par des danses et par des jeux,
Par des présents et par des vœux.
Le Troyen, qui rien ne néglige,
En avait fait sauter la tige
Pour mieux voir le Latin de front ;
Ce n'était plus qu'un mauvais tronc
Dans lequel avait par méprise
Le vénérable fils d'Anchise
Lancé son dard, croyant bien fort
Du coup mettre Turnus à mort.
Æneas se courbe et s'empresse,
Pour tirer son dard de la presse,
Afin de le mieux ajuster,
Et par là de tarabuster
Ce Turnus si fier à la course,
Qui, pressé, fit, pour sa ressource,
Au dieu Faune cette oraison,
Qui fut alors fort de saison :
« O toi, Divinité puissante,
Écoute ma voix languissante ;
Je demande de tout mon cœur
Qu'un jour tu sois mon protecteur.
Mais ai-je l'esprit en écharpe ?
Suis-je brochet ou suis-je carpe ?
J'ai besoin, dans celte action,
De ta douce protection.
Et toi, belle et charmante plante,
Dont la feuiIle est toujours brillante ;
Cher olivier mis à néant
Par ce Troyen, ce fainéant,
Qui, comme un foudroyant tonnerre,
Pour s'amuser te mit par terre,
Par le respect que j'ai pour toi,
Retiens ce dard, fais-le pour moi,
Car, si ce garnement d'Énée
Y met sa patte fortunée,
Cher olivier, adieu ma peau :
De ce dard je vais au tombeau. »
Sa prière fut exaucée,
Dont Turnus en rit en pensée.
Mais, tandis que notre Æneas
Se donnait beaucoup de tracas
Pour obliger cette racine
De lui rendre sa javeline,
Juturne, sous l'air et l'habit
De Métisse, comme on l'a dit,
À son frère donne en cachette
Comme il fuyait, nouvelle brette,
Dont Vénus beaucoup s'indigna,
Et même à part soi rechigna,
De voir une telle licence :
Dans son nuage elle s'avance
D'un air pincé, mais égrillard,
Et du tronc arrachant le dard,
À la bonne ou male aventure,
Elle en arma sa génIture,
Qui, se voyant le dard en main,
Poursuivit cet ultramontain,
Qui lui faisait si grand ombrage,
Avec vigueur, avec courage.
Enfin, pour finir leur débat,
Il recommencent le combat.
Jupiter invite Junon à ne plus lutter contre le destin et lui fait connaître les conditions auxquelles Troyens et Latins formeront un seul peuple. (791- 842)
Pendant cet effrayant spectacle,
Jupiter, de son tabernacle,
Avisa madame Junon,
Sur un rivage en rang d'oignon,
Pour observer cette bataille,
Où des mieux chacun se chamaille.
Laissant là son ton souverain,
Il l'aborda d'un air serein,
Et lui dit: « Petite poulette,
Avec votre mine doucette,
Que guignez-vous dans ce réduit ?
Minuteriez-vous quelque bruit
Pour mon paisible domestique,
Selon votre bonne pratique ;
Ou, contre le désir des dieux,
Venez-vous encore en ces Iieux
Troubler notre confrère Énée ?
Car vous savez sa destinée,
Et qu'il doit un jour parmi nous
Être agrégé pour son air doux.
Machinez-vous quelque bagarre
Ou quelque nouveau tintamarre ?
Fallait-il qu'un Dieu comme lui,
Dont je me déclare l'appui,
Fût blessé par le mortel Turne ?
Fallait-il que votre Juturne,
Qui d'honneur n'eut jamais un grain,
Rendit à ce prince forain
Une si tranchante alumelle,
Puisque, sans nous, que pourrait-elle ?
Que pourrait-elle, cette sœur,
Sans votre infructueuse ardeur ?
Pour le passé, je vous dispasse ,
Et dès à présent je m'en casse ;
Mais, s'il vous plaît, pour I'avenir,
Junon, il faut vous contenir.
Vous avez par mer et par terre
À cet Æneas fait la guerre,
En tout traversé ses projets,
Fait périr ses meilleurs sujets,
Parce que Pâris, ce bon homme,
Ne vous donna point une pomme:
Belle raison, pleine de sens,
Pour tourmenter ainsi les gens,
Et leur donner, comme par grâce,
De pays en pays la chasse !
C'en est assez, retirez-vous,
Et, croyez-moi, filez plus doux.
Par vos soins la maison royale
De son ami, roi de I'Itale,
À des noces mêle des pleurs,
Et se confit dans les douleurs.
Eh ! fi ! pourquoi ce tripotage ?
Que peut vous valoir votre rage
Qu'à vous attirer mon courroux ?
Encore un coup, filez plus doux !
Votre conduite me chiffonne,
Entendez-vous bien, ma mignonne ?
C'est votre mignon qui le veut,
Qui l'ordonne, et même qui peut
Se venger de votre constance
À passer sur mon ordonnance. »
Ces mots, lâchés d'un air hautain,
Firent un effet si certain
Qu'on en vit Junon plus soumise
Touchant le sort du fils d'Anchise.
« Seigneur, dit-elle à Jupiter,
Quoique Turnus me soit fort cher,
À son destin je l'abandonne ;
Sans cela j'irais en personne
Semer la crainte et la terreur
Dans les bataillons du vainqueur.
Il est vrai qu'abandonnant Turne,
J'approuvai que sa sœur Juturne
Fît tout ce qu'un autre aurait fait,
Pour lui conserver son paquet,
Fors d'en venir, à force ouverte,
Causer aux Troyens quelque perte
Comme au Pieux que vous aimez
Et qu'en effet vous estimez:
Mais, comme elle a passé mes ordres,
Je consens à tous les désordres.
Allez, j'abandonne Turnus,
Mon cher, je n'y retourne plus ;
J'en jure, parbleu ! par la source
Du Styx, en serment ma ressource,
Même celle de tous les dieux,
Comme moi, jurant à vos yeux.
Maintenant j'abhorre la guerre,
Et ne demande sur la terre,
S'il vous plaît, mon cher libertin,
Qu'une grâce pour le Latin,
Sans violer la destinée
De ce futur confrère Énée.
Je voudrais bien pour tout jamais
Quand vous accorderez la paix
Aux Phyrgiens comme à l'Itale,
Et que d'une main libérale
Vous ferez un don au Pieux
Du grand air et des deux beaux yeux
De son infante Lavinie,
Je voudrais donc que l'Italie
De votre gré garde son nom,
Ses coutumes et son jargon,
Ses habits, sa même parure,
Ses agréments, sa bigarrure ;
Que jamais les Italiens
Ne soient appelés des Troyens ;
Qu'enfin, pour me remettre en joie,
Puisque les Grecs ont brûlé Troie,
Ce nom soit comme trépassé
Et du livre des noms cassé.
Daignez, mon mignon, y souscrire. »
Jupiter se mit à sourire,
Et, pour Ia sortir de ce lieu,
Il dit : « Quoi ! la fille d'un Dieu,
La sœur et la femme d'un autre,
Une déesse à patenôtre,
Et, pour tout dire, une Junon,
Aura les soins d'une guenon,
Se mettra toujours en colère,
Malgré son époux et son frère ?
Allez ! calmez votre fureur,
Si vous voulez être mon cœur,
Mon amour, ma vie et mon âme,
Ma bonne sœur, ma chère femme.
Je vous réponds que vos Latins
Presque tous vrais Georges Dandins,
Feront leurs discours, leur harangue,
Dans tous les temps, en même Iangue ;
Qu'Italiens sera leur nom,
Et Romains un jour leur surnom ;
Qu'ils auront de grosses marmites,
Passeront pour grands hypocrites,
Pour charlatans, pour bateleurs,
Pour gens mondains, hardis parleurs,
Et savants en l'art de médire ;
Qu'ils établiront leur empire
Aux dépens de tous potentats,
Qu'ils envahiront leurs États,
Les dénicheront de leurs villes,
Sous quelques prétextes utiles
À leurs desseins ambitieux ;
Qu'ils seront des plus pointilleux,
Et pour la moindre bagatelle
À leurs voisins feront querelle ;
Que ces Troyens si méprisés
Par leurs filles seront prisés,
Et qu'ils en feront leur épouse,
Dussiez-vous en être jalouse.
Tout bien compté, bien rabattu,
Ils pratiqueront la vertu,
Élèveront de fameux temples,
Y donneront de bons exemples,
Feront leur cour aux Immortels,
En faisant fumer leurs autels.
Après cela, soyez contente,
Et montrez-vous reconnaissante. »
Ce discours plut fort à Junon,
Qui, sur-Ie-champ, sans dire non,
Même sans faire la sucrée,
Reprit de la voûte azurée
Brusquement le plus court chemin,
Abandonnant le parchemin
De son bon ami le roi Turne
Pour être emballé dans une urne.
Jupiter envoie à Juturne l'ordre de quitter le champ de bataille. (842-886)
Le grand Jupin, après cela,
Ne pouvant en demeurer là,
Médite à part, dans sa caboche,
Contre Turnus quelque anicroche,
Pour alarmer son faible cœur
Et le plonger dans le malheur.
Deux pestes ou bien deux Furies,
De la nuit toutes deux sorties,
N'ayant que Mégère pour sœur,
Servaient à porter la frayeur
Quand, de quelque accident funeste,
Comme la mort, la faim, la peste,
Jupiter voulait affliger
Ceux dont il voulait se venger,
Et faire servir de victimes,
Pour les punir de tous leurs crimes.
Sur son trône était leur séjour,
Et servaient ce Dieu tour à tour.
Dans le moment il en dépêche
Une plus vite qu'une flèche,
Qui, prenant forme des oiseaux
Habitant toujours les tombeaux,
Ne chantant que dans les ténèbres,
Et n'allant qu'aux pompes funèbres,
Put, d'un vol rapide et bruyant,
Sans chercher aucun faux-fuyant,
Passer devant le gros visage
De ce Turnus faisant la rage.
Même en passant et repassant,
Elle frappa, toujours hurlant,
Son bouclier du bout de l'aile,
Ce qui, sur sa lourde escarcelle,
Répandit engourdissement
Qui l'effraya dans le moment.
Que devint la belle Juturne
À l'aspect de son frère Turne,
Qui, demeuré sans mouvement,
Visait à son trébuchement,
Surtout connaissant sa furie ?
La déesse aussitôt s'écrie:
« Hélas l où chercher du secours,
Turnus, pour conserver tes jours ?
Par quel salutaire artifice
Éviteras-tu la malice
D'un monstre qui me fait horreur,
Et qui sert de porte-malheur
Au grand Jupin dans l'Empyrée ?
Vois-tu sa plume bigarrée,
Son bec de cornet à bouquin,
Son col fait en villebrequin,
Ses yeux d'où distille une colle
Plus à craindre que la vérole ;
Ses cris lugubres, ténébreux,
Ses ongles crochus, Iongs, affreux,
Enfin cette horrible figure,
Digne, par sa propre nature,
D'épouvanter tout l'univers,
De mettre les mortels aux fers
Et de semer partout la rage ?
Regarde donc cet assemblage,
Mon cher Turnus, regarde bien :
Ce maudit signal ne vaut rien ;
Il vise à ta déconfiture,
À la perte de ta fressure,
De ton bandeau, de ton frusquin,
Du moule de ton casaquin.
O toi, Jupin lance-tonnerre,
Qui vins me débaucher sur terre,
Me ravir une belle fleur
Qui fut longtemps de bonne odeur,
Et qui flairerait comme baume
Si tu n'eusses quitté royaume
Pour m'enlever cet ornement
De l'honneur le seul truchement ;
Est-ce donc là la récompense
De ma fatale complaisance ?
Croyais-tu faire mon bonheur,
Pour avoir été mon vainqueur,
De m'ériger en immortelle ?
Jupin, si ta croyance est telle,
Tu te trompes fort lourdement
Et t'équivoque assurément.
Si je disposais de ma vie
Du moins au gré de mon envie,
Je la donnerais pour Turnus,
Malgré le Pieux et Vénus.
Adieu, je sens que je m'accable.
Sans toi, rien ne m'est agréable,
Mon cher frère ; il faut nous quitter,
Mais il le faut sans disputer :
Ainsi le veut la destinée
De ce fils de putain d'Énée,
Qui doit dans peu régner ici,
Sans chagrin, sans aucun souci. »
Telles furent les tristes plaintes
Et les douloureuses empreintes
De l'aquatique Déité
Qui, couvrant sa divinité
D'un voile couleur d'espérance,
Quitte son frère, et puis s'élance
Et se plonge au milieu des eaux,
Pour y noyer tous ses travaux.
Mort de Turnus. (887-952)
Aussitôt le superbe Énée,
Voulant forcer la destinée
À se manifester pour lui,
Se sentant d'ailleurs bon appui,
Et voyant Turnus immobile,
Tout prêt encore à faire gille,
Il lui dit, d'un air de fierté,
Non pas sans incivilité :
« À quoi penses-tu, dis-moi, prince,
Dont la valeur paraît si mince,
Après l'avoir pris sur le ton
Du plus redouté fanfaron ?
Voudrais-tu prendre encor la fuite
Et t'échapper, pour être quitte
Des coups que je dois de ma main
Apostropher jusqu'en ton sein ?
Mets donc ta valeur en usage !
Il faut en faire ici parage,
Puisque, dans cette occasion,
Tout consiste dans l'action
Et non dans ta coyonnerie,
Mets en œuvre ton industrie,
Ou pour t'élever jusqu'au cieux
En te plaçant parmi les dieux,
Ou pour te cacher dans la terre,
À l'abri du sort de la guerre,
Dont, pauvre petit roitelet,
Tu vas devenir le jouet.
– Tu ne seras pas si terrible,
Lui dit Turnus, assez sensible
À ce discours plein de fierté ;
C'est pousser loin ta vanité
Que de croire que ta menace
Mépouvante seule et me glace.
Ce sont Jupiter et les dieux
Qui me font pâlir à tes yeux. »
Après ces mots, le roi Rutule,
Sans faire plus grand préambule,
Aperçut à son côté droit
Un rocher qui, dans cet endroit,
Servait depuis longtemps de borne.
Alors, d'un air pensif et morne,
Il se saisit de ce rocher,
Croyant pour le moins d'ébrancher
Le vénérable et sage Énée.
Mais la puissante Destinée
En ordonna tout autrement,
Car il perdit dans ce moment
Ce qu'il pouvait avoir de force,
Ce qui fut une triste entorse
Pour le monarque Rutulois,
Qui, perdant l'esprit et la voix,
Tomba dans une défaillance
Trop funeste à son espérance,
Puisque, dans ce pressant besoin,
Le rocher ne put aller loin.
Souvent l'homme voit dans un songe
Son âme que le souci ronge,
Faire en vain efforts sur efforts,
Mettre en œuvre tous ses ressorts,
Quand, se trouvant en défaillance,
Elle croit perdre l'espérance
De rappeler la vive ardeur
De sa force et de sa vigueur:
Pour lors elle est comme immobile,
Et sa voix tremblante et débile ;
Ainsi ce misérable oiseau,
Cet avant-coureur du tombeau,
Avait assoupi le courage
Du fier Turnus qui, dans sa rage,
Regarde la ville et le camp,
S'arrête au beau milieu du champ,
Le cœur troublé, l'âme interdite,
Ne sachant s'il doit, dans la fuite,
Chercher un salut incertain,
Ou s'il doit, le sabre à la main,
Charger son cruel adversaire.
Mais Æneas, plus téméraire,
Voyant Turnus sans mouvement,
Darda dans le même moment
Son implacable javeline
Tout au travers de son échine,
Qui fit en l'air un sifflement
Qui mit le camp en mouvement,
Renversa son rival par terre
Et finit cette longue guerre.
Le roi Turnus, humilié,
D'un air tout réconcilié,
Sur son vainqueur portant la vue,
Lui dit ces mots, sa tête nue :
« Mon pleureur de contemporain,
Æneas, donne-moi la main,
Soyons amis, je te pardonne ;
Mais épargne un peu ma personne,
Ne me fais pas comme à Murran,
Sous la gorge un si vilain cran,
Ou bien, comme au bon drille Ufente,
Dans la panse une large rente.
Ce serait offenser les dieux,
Si tu m'assommais à leurs yeux,
Moi qui me trouve sans défense
Sous la main de ta Révérence,
Ne vas pas couronner mon front
D'un si malencontreux affront,
Et rappelle ta conscience,
Avant de faire telle offense.
Eh bien, j'ai mérité la mort,
Parce que je suis le moins fort:
Je t'en fais une confidence,
Te voilà maître de ma panse,
Tu peux l'ouvrir si tu le veux.
Serais-tu si peu généreux,
Toi que je reconnais pour maître,
De m'aller éventrer en traître ?
Rends cet inutile Turnus
À la vieillesse de Daunus.
Je te promets, foi d'honnête homme,
Que je ne pense plus à Rome,
À l'Itale, à I'Italien,
Et que je les laisse au Troyen.
Que je sois mort ou bien en vie,
Je ne saurais te faire envie.
Rends-moi vivant, ou rends-moi mort,
Pour toi ce n'est pas grand effort.
Parce que Jupin t'est propice,
À présent en titre d'office
Te voilà vainqueur des Latins,
Des Rutulois, des Laurentins,
Bientôt maître de Lavinie,
Par conséquent de l'Italie:
Que te faudrait-il donc de plus ?
Occir le malheureux Turnus,
L'envoyer sur les rives sombres,
Se promener avec les ombres ?
Non. J'en atteste tous les dieux,
J'aime mieux jouir dans ces lieux
Du bien de voir ton hyménée
Couronner dans cette journée
Tes fiers et pénibles travaux,
Et finir pour jamais les maux
De tous tes échappés de Troie
À qui Dieu donne bonne joie,
Que d'aller dans le souterrain,
Où jamais on ne boit de vin,
Où jamais on ne mange soupe,
Où chagrins sont toujours en croupe.
Oh ! ne fais donc pas le méchant,
L'emporté, ni le turbulent ;
Ne me refuse pas la vie,
Puisque c'est toute mon envie. »
Après ce discours ennuyeux,
Æneas attacha ses yeux
Sur ce rival hors de défense.
Dans son cœur déjà la clémence
Commençait à parler pour lui,
Quand, parcourant, dans son ennui
Cette colossale figure,
Il aperçut par aventure
Le baudrier de feu Pallas, [infelix balteus Pallanti pueri, 941]
Dont Turnus, après son trépas,
Se para pour marquer la gloire
Qu'il tirait de cette victoire.
Ce triste objet frappa son cœur,
Rappela toute sa douleur
Et réveilla son fier courage.
Alors, n'écoutant que sa rage :
« Quoi ! dit-il, tu m'échapperas,
Toi qui m'as privé de Pallas,
Et dont l'injuste barbarie,
En l'arrachant de cette vie,
L'a dépouillé de ses bijoux ?
Qu'auraient fait de plus des filous ?
Tu sais donc jouer de la harpe,
Puisque je vois sa belle écharpe,
Son casque de lames d'acier,
Et son éclatant baudrier
Te servir encor de trophée
D'avoir vaincu l'ami d'Énée ?
Pallas, mon cher ami Pallas,
Je t'immole cet échalas.
À tes mânes je puis sans crime
Offrir cette illustre victime ;
Puisse-t-elle te faire honneur,
Calmer d'Évandre la douleur,
Donner la paix à cette terre,
Et pour jamais finir la guerre ! »
À ces mots, l'ardent Æneas,
Faisant briller son coutelas,
Lui fit avec irrévérence
Un grand trou dans sa vaste panse,
Par où son âme ayant pris vent
Elle s'envola dans l'instant,
Et dans une nuit éternelle
Laissa sa hideuse escarcelle.
Ainsi mourut ce fanfaron,
Ainsi finit monsieur Maron.
FIN