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LE VIRGILE TRAVESTI

par JACQUES MOREAU


@LIVRE XI

Énée érige un trophée à Mars, fait essentiellement des armes de Mézence. (1-28)

Phœbus, à la blonde crinière,
Commençait déjà sa carrière,
Lorsque, s'éveillant en sursaut,
Æneas du lit fit un saut,
Prit le grand deuil, quitta panache,
Mit un crêpe sur sa rondache,
En entoura son bouclier,
Et fit bronzer son écuyer.
Puis, ayant quitté sa toilette,
Il fut honorer le squelette
De son défunt ami Pallas,
Non sans pousser nombre d'hélas !
Ensuite aux habitants célestes
Il fit présenter force zestes,
Confitures dont on fait cas,
Et dont il avait fait amas
Dans la ville de Palantée,
Ville tout des plus haut plantée :
Ce présent fut fait par retour,
Pour avoir vaincu tout le jour.
De plus, il fit planter un chêne, [constituit tumulo ingentem quercum, 5]
Aux branches duquel on enchaîne
Les dépouilles des ennemis,
Ce qui rassura les esprits
De ses tristes compatriotes :
Là, l'on attache les culottes,
La sangle et les deux étriers
De l'un de ces mâche-lauriers ;
Ici l'on voit pendre le casque,
Le dard et le tambour de Basque
D'un des plus fameux Laurentins ;
De ce côté, de deux Latins
On voit les brillantes aigrettes,
La dragonne et les castagnettes ;
En haut, les chaussons de Lamus ;
Au milieu, du défunt Lausus
On voyait pendre la chemise,
Avec sa houppelande grise,
Son mouchoir, son bonnet de nuit,
Que l'on trouva, par cas fortuit,
Son javelot, sa sarbacane,
Son hausse-cou, sa pertuisane,
Son buffle, et deux vieux baudriers,
Et la forme de ses souliers.
En bas, on voyoit de Mézence
Deux dards brisés, avec sa lance,
Son casque orné d'ailes de coq,
Un carquois, six traits et son croc,
Sa cuirasse toute froissée,
Même de douze trous percée,
Son large bouclier d'airain, [clipeum ex aere, 10]
Qui tenait encore à sa main,
Son caleçon, sa chemisette,
Sa belle écharpe et son aigrette,
Sa râpe à râper du tabac,
Son baril et son havre-sac,
Le tout en forme de trophée
Que le bon et pieux Énée
Avait, avec des étendards,
Mis pour honorer le dieu Mars.
Là, voyant régner l'allégresse
Parmi sa plus belle jeunesse,
Même parmi ses généraux,
Qui regardaient tous ces lambeaux
Ou ces heureux fruits de la gloire
Que leur donnait telle victoire,
Il crut leur devoir un discours,
Car il les haranguait toujours,
Et pour la moindre bagatelle
Leur disait une kyrielle :
« Mes amis, mes compartageants,
Tant de mes maux et mes tourments,
Que de cet honneur impayable
De voir ici mordre le sable
À ces superbes Laurentins,
Ces Rutulois et ces Latins,
Comme moi criez : Vivat Troie !
Et donnez-vous tous à la joie.
Le plus mauvais temps est passé [maxima res effecta, 14)
Et l'ennemi bien repassé.
Voici les armes de Mézence
Et de son fils, dont l'insolence
À mérité ce triste sort.
Ma foi, sans faire un grand effort,
J'ai fouillé le fond de leur panse
Avec le fer de cette lance.
Ils croyaient nous prendre sans vert,
Avec leur tête de pivert,
De pivert ou bien de linotte,
Tant était lourde leur marotte :
Vous avez vu que, sans façon,
En enfant de bonne maison,
J'ai traité ce roi, ce barbare ;
Non que j'en fasse ici fanrare,
Le sort ainsi l'a résolu,
Et le grand Jupin l'a voulu.
La mort de ce grand capitaine
Nous rend les maîtres de la plaine :
Avant d'y faire nos choux gras,
Il faut jouer du coutelas,
Par la porte ou par la fenêtre
Entrer en conquérant, en maître,
La lance au poing bien en arrêt,
Le dard à lancer toujours prêt,
Dans la superbe capitale
De ce fameux roi de l'Itale,
Qui prétend nous prendre au filet
Et nous régaler du stylet.
Chargeons nos armes à barbette ; [plate-forme sans épaulement d'où on tire le canon à découvert]
Que chacun de son escoupette
Ôte la rouille et le moisi ;
Sans perdre de temps courons-y.
Là j'autorise le pillage,
Le vol, même le brigandage,
Et tout ce qui peut enrichir
Gens qui savent si bien servir.
En attendant l'heureux présage
Qui doit ranimer mon courage,
Allez rendre un dernier devoir
À ceux qui du sombre manoir
Ont entrepris le grand voyage,
Pour nous établir une cage [hanc patriam, 25]
Où nous pourrons, en liberté,
Manger le jambon, le pâté,
Boire du bon vin d'Italie,
Faire la cour à Lavinie,
Et rétablir notre Ilium
En élevant Lavinium.
Pour moi, je vais, dans une bière,
Faire, par mon hospitalière,
Emballer le corps de Pallas,
Pour l'envoyer, tout de ce pas,
Au bonhomme son père Évandre [Pallas mittatur ad urbem maestam Evandri, 26]
Qui de douleur pourra se pendre,
Ou du moins gagner un transport,
Quand il verra son seul fils mort,
Mais mort dans le lit de la gloire,
Ayant ébauché la victoire
Que nous venons de remporter,
Mais comme je dois raconter
Par écrit cette noble histoire
(Qu'à grande peine on pourra croire),
Et l'envoyer dans ce moment,
Je vous quitte sans compliment. »
Ce qu'il ne put dire sans braire
Et sans mouiller son luminaire : [sic ait inlacrimans, 29]
Ce fait ne paraît pas nouveau,
Aquatique étant son cerveau.

Obsèques de Pallas, dont le corps est renvoyé à Évandre. (29-99)

Notre fils d'Anchise chemine,
Faisant toujours piteuse mine.
À la porte où Pallas était,
Et qu'Acète le vieux gardait.
Cet Acète, écuyer d'Évandre
(Ce qu'il est bon de vous apprendre,
Même nécessaire en ce cas),
Avait élevé ce Pallas
Depuis qu'il quitta la bavette
Jusqu'à ce qu'il fût fait cornette ;
Alors on le fit, par honneur,
Son écuyer, de gouverneur.
Près du défunt, non dans la joie,
Paraissaient les dames de Troie,
La larme à l'œil ou le mouchoir,
Pour étaler le désespoir
Ou pour pleurer à la sourdine,
Du moins pour en faire la mine,
Car la femme en ce monde ici
Pleure quand on veut, Dieu merci.
Elles étaient échevelées,
Faisaient des mieux les désolées ;
Grimaces ne manquèrent pas,
Suite ordinaire du trépas.
On vit aussi le domestique
De l'infortuné fils unique
Autour du corps en sanglotant,
Force prières récitant
En se meurtrissant la poitrine,
De voir trébucher la cuisine.
On entendait des cris affreux
Poussés par des estomacs creux,
Qui se répandaient dans les rues
Et s'allaient perdre dans les nues.
Æneas prit le goupillon
Pour l'arroser à sa façon,
Et, dans cette action célèbre,
Il fit une oraison funèbre
À peu près dans ce sens ici,
Que je rapporte en raccourci,
Pour captiver la bienveillance
De mon attentive audience :
« Jeune guerrier, mais malheureux,
Qui n'eus jamais le cul breneux,
Dit-il, le cœur plein de tristesse,
Je regrette fort ta jeunesse,
Ta bravoure aussi, ce grand cœur,
Que tu perds dans le lit d'honneur.
Faut-il te voir quitter la vie,
Quand je dois régir l'Italie,
Commander aux Italiens,
Les tenir tous dans mes liens,
Les élever à la brochette
Et les gouverner à baguette ?
Tu devais retourner vainqueur
Chez Évandre, que la douleur
Va suffoquer, voyant la bière
Où cette Parque meurtrière,
En tranchant le fil de tes jours,
Vient de t'enfermer pour toujours.
Il va dire que je l'enjôle,
Ayant juré sur ma parole
De te renvoyer sauf et sain
Te ravitailler dans son sein.
Ce coup fâcheux me désespère,
Je plains le fils, je plains le père,
L'un et l'autre me font pleurer ;
Mais pourquoi se désespérer ?
'Tu n'es pas mort comme un infâme ;
D'ailleurs, je jure sur mon âme
Que je vengerai cette mort,
S'il plaît à monseigneur le Sort.
J'y perds le plus, au bout du compte,
Je le dis à ma propre honte :
Mon cher petit Ascagne et moi,
Nous perdons tous de bonne foi. »
Après ces douloureuses plaintes,
Il prit ses armes de sang teintes,
Les saupoudra, puis les baisa,
Les sauça, même ressauça
Dans la bedaine ou dans la panse
De ce défunt tyran Mézence.
Pour accompagner le convoi,
Mille soldats de bon aloi,
Charmés de revoir I'Étrurie
Et d'éviter telle tuerie,
Furent commandés sur-le-champ
Parmi les plus lestes du camp.
Son corps fut mis dans des orties
Par deux mères des Repenties,
Crainte de putréfaction ;
Après on vint à l'onction
Avec du baume d'Arabie,
Peut-être de Fontarabie,
Peut-être était-il du Pérou ;
Ma foi je ne sais pas bien d'où.
Pour finir la cérémonie
Dont Æneas souffre agonie,
Il fit apporter deux habits,
L'un de pourpre, l'autre de gris,
Tous deux de belle tiretaine,
Que Didon avait pris la peine
De broder de sa belle main,
Quand l'Amour, d'un trait assassin,
Lui mit dans le cœur flamme ardente
Dont elle ne fut pas contente,
Et dont elle se désola,
Jusque-là qu'elle s'en brûla.
Le triste fils de la Déesse
À belle cuisse, à blanche fesse,
De son ami para le corps
De l'un de ses deux justaucorps,
De la culotte, de la veste,
L'assortissant de tout le reste
Comme de bas et de souliers,
De bottes neuves, d'étriers,
D'un beau casque et de son aigrette,
D'une lance et d'une lancette,
D'un magnifique baudrier,
D'un grand sabre et d'un bouclier,
D'une cuirasse à cotte d'armes,
Enfin de toute sorte d'armes
Que lui portaient les officiers
D'un escadron de cuirassiers.

Après qu'on eut battu la marche,
Tout le convoi se mit en marche,
Marchant en ordre à petit bruit,
Avec des flambeaux pour la nuit.
Tous les soldats fondaient en larmes,
Portant tous à rebours leurs armes ;
Même Maron nous dit ici
Que son cheval pleurait aussi,
Cet Aton, cheval de bataille,
Qui, dans la plaine et la broussaille,
Dans les bois et dans les buissons,
Dans les marais et sur les monts,
Dans la paix comme dans la guerre,
N'avait pas son pair sur la terre,
Trente chevaux des moins rétifs,
Avec cent trente-deux captifs
Pris dans différentes batailles,
Accompagnaient ces funérailles,
Marchant poings liés sur le dos,
Deux à deux et le reste en gros.
Des soldats, au bout de leurs piques,
Portaient les marques héroïques
Des ennemis morts de sa main,
Dont les noms, par un écrivain,
Écrits en très gros caractère,
Chacun selon son baptistère,
Sur leurs armes se faisaient voir.
Douze tambours drapés de noir,
Quatre trompettes, deux timbales,
Portaient banderoles égales,
Aussi bien que les tabliers,
Et les deux maîtres timbaliers.
Cette marche était terminée
Par l'envoyé de notre Énée,
Chargé de faire un compliment
En haut ou bien bas allemand.
Six chars attelés de six mules,
Colorés du sang des Rutules,
Chargés de fastueux présents
Utiles autant que plaisans,
Et réjouissants à la vue,
Faisaient la fin de la cohue.

Inventorions à présent
En quoi consiste le présent :
Primo, l'œil du grand Polyphème,
La quenouille et le diadème
De la reine Sémiramis,
La houlette du beau Pâris,
Plus un très beau chapeau de paille,
Avec une cotte de maille,
Un ceinturon piqué d'argent,
De javelots un demi-cent,
Un grand bassin, une seringue,
Un jeu complet de taupe et tingue,
De Didon le pot à pisser,
Avec un bon maître à danser,
Un cheval natif de Sardagne,
Six bâtons de cire d'Espagne,
Une pagode, deux Chinois,
Deux ou trois grands barils d'anchois,
Deux autres de bonnes olives,
Une femme pour les lessives,
De la farine pour six mois,
Et douze bons joueurs d'haubois ;
Un grand tableau de Michel-Ange,
Qui représentait un mélange
De toute sorte d'animaux,
Habitant la terre ou les eaux.
Somme totale, une chemise
De très belle toile de Frise,
Six bonnets de nuit, six mouchoirs,
Une trousse avec six rasoirs,
Un cabaret, sa cafetière,
Enfin une très belle aiguière,
Le tout rangé, bien emballé,
Et par emballeur cordelé.

Æneas, suant de détresse,
Ces mots entrecoupés adresse
À son ami le feu Pallas :
« Hélas ! jeune guerrier, hélas !
J'ai, je te jure, un grand déboire
De te voir passer l'onde noire ;
Mais j'en aurais de bien plus grands,
Si je me trouvais des partants,
Car j'ai peine à quiller la vie,
Que je sais ma meilleure amie.
Nous allons, dans d'autres malheurs,
Chercher d'autres sujets de pleurs.
Adieu ! puisse le chien Cerbère
Devenir pour toi moins sévère !
Embrasse tous nos bons Troyens,
Qui sont là-bas dans les liens ;
Surtout dis à mon défunt père
Que j'ai soin du fils de ma mère,
Et qu'il ne lui manquera rien,
Tant que je me porterai bien.
Enfin, pour le remettre en joie,
Dis-lui que je relève Troie. »

À peine eut-il dit ces trois mots,
Qu'on vit voler des javelots,
Tirer de la mousqueterie,
Recommencer la boucherie,
Assaillir, comme auparavant,
Son fort aussi bien que son camp ;
Ce qui le fit enfin résoudre
De brûler aussi de la poudre,
Et de se joindre à ses soldats,
Pour les préparer aux combats.

Les Latins demandent une trêve pour enterrer leurs morts ; Énée la leur accorde. (100-138)

Dans ce temps, fameuse ambassade [oratores ex urbe Latina, 100]
Vint lui présenter l'accolade
De la part du roi des Latins,
Disons plutôt des passe-fins,
Plus fins qu'échappés de Gascogne,
Même que niais de Sologne : [celui qui fait le niais pour attirer les gens]
Cette ambassade vint au fort,
Montrant, par un ardent transport,
La paix peinte sur les visages
Des députés moins que sauvages.
Ils portaient des chardons bénis ;
Parbleu ! c'étaient des malappris,
Des gens qui n'avaient point de crâne !
Est-ce qu'Æneus est un âne,
Pour lui présenter des chardons ?
Voyez un peu ces Myrmidons !
Une branche d'olive, passe,
Quand l'ambassade exige grâce !
Juste elle était dedans le cas :
Peut-être n'y songeaient-ils pas.
La grâce était de leur permettre
De faire des trous, et d'y mettre
Tout ce qu'on trouverait de corps:
Ils voulaient enterrer les morts ;
Bon cela, c'est comme il faut dire.
En outre, ils priaient de souscrire
Le Troyen que, par sa bonté,
Aucun acte d'hostilité
Ne fût fait pendant cette guerre
À ceux qu'ils allaient mettre en terre,
Comme aux vivants faits prisonniers,
Soit soldats, dragons, cavaliers.
Lui qui les appelait ses frères,
Ses hôtes, même ses beaux-pères:
« Allez, je vous jure ma foi
Que vous serez contents de moi,
Dit Æneas, je suis bon diable,
Fort doux, caressant, pitoyable,
Je mets le passé sous les pieds ;
Mais soyez tous mes alliés.
Qu'avait à faire l'Italie
D'aller donner dans la folie
Du plus grand poltron des humains,
Qui, craignant d'en venir aux mains,
Et de trouver mauvaise chance,
Dédaigne de rompre une lance ?
Je veux parler de ce Turnus,
Qui croit avec ocus-bocus, [ocus bocus tempora bonus : terme de magie pour faire tourner la baguette]
En Iaisant tourner sa baguette,
Me faire faire une courbette.
Parbleu ! c'est pour ce pantalon, [un homme prêt à tout pour arriver à ses fins]
Ce visage, ce violon
Que Jupin garde la victoire !
Vous le verrez, oh ! vraiment voire !
Vous le verrez donc bien toujours !
Quand votre roi pour son secours
Armerait toute I'Italie,
Comme lui-même le publie,
Il ne prendra jamais qu'un rat, [il n'arrivera à rien, il ne réussira pas]
Et ne sera jamais qu'un fat.
Si chez vous j'ai porté la guerre,
Si j'ai désolé cette terre,
C'est par l'ordre du dieu Jupin,
Qui n'est rien moins qu'un Turlupin,
Qui, quand il a dans sa caboche
De faire marcher comme un coche
Une grande maison sur l'eau,
Tout obéit à son cerveau,
Et la maison, et la rivière,
L'un portant l'autre, lui défère ;
Qui d'un si peut faire du ciel,
S'il le veut, une ruche à miel,
De cette terre une raquette,
D'une vestale une soubrette ;
Enfin qui peut, en cet instant,
De vous faire un moulin à vent,
De vos épouses des Harpies,
Et de vos filles des toupies. »

L'ambassade, après ce discours,
Qu'elle ne prit pas à rebours,
N'eut pas un petit mot à dire ;
Chacun le regarde et le mire,
Tant il parut plein d'onction
Et leur fit satisfaction.
Le chef enfin de l'ambassade,
Qui n'était pas le plus maussade,
Lui fit une péroraison,
Sans arrangement, sans façon,
Sans figure de rhétorique,
Et sans ces grands mots dont se pique
Le savant, comme l'ignorant,
Le pédant, comme le régent.
Voici, je pense, la manière
Dont ce chef tourna sa matière :
« Grand prince, tes fameux exploits,
Chantés par la bouche aux cent voix,
Bouche qui tient à deux oreilles,
Mais bouche qui dit des merveilles,
Quand surtout merveille se fait
(Par-ci, par-là va son caquet ;
À la ville et dans le village
Elle étourdit par son ramage,
Et ne cesse de trompetter,
Quaud elle a lieu de caqueter) ;
Tes exploits, tes hauts faits de guerre,
Sont plus connus que le tonnerre,
Et nous sommes embarrassés,
Dirai-je encor fort tracassés,
De savoir comment nous y prendre
Pour te louer, et pour te rendre
Les trois quarts de ce qui t'est dû ;
Cap je n'ai jamais prétendu
Que cette ambassade ordinaire
Puisse te payer le salaire
Que ta victoire mérita,
Sans qu'il s'en manque un iota.
Parlerons-nous de ta clémence,
Et de cette noble constance
À faire bien, et jamais mal,
Qui nous montre en original,
D'un jour à venir notre maître,
Ou celui qui voudrait bien l'être ?
De ce pas je vas dire au roi,
Et j'en serai cru sur ma foi,
Ce que tu nous as voulu dire :
Cela ne doit que trop suffire
Pour nous unir et lier tous.
Peste ! c'est du lard dans tes choux
Et dans ceux de la gent Troyenne,
Que Jupiter conduise et mène !
Il est vrai que ce roi Turnus
Devrait aller faire chorus
En quelque lointaine contrée,
Sans venir à l'échauffourée
Incendier notre pays,
Faire nos filles des Laïs,
Attirer chez nous le grabuge,
Par un ennemi qui nous gruge.
Dès que nous serons alliés,
Avec plaisir, des mains, des pieds,
Nous travaillerons aux murailles,
Bastions, courtines, tenailles,
Chemin de ronde, parapets,
Demi-lunes, fossés, retraits,
À l'angle, à la gorge, à la face,
Dehors, même dedans la place ;
Bref, ce que nous aviserons,
Et ce que faire nous pourrons
Sera fait, mais à l'amiable
Et moyennant rançon valable. »
Le vieux Drance en demeura là,
Sur-le-champ un grand brouhaha
Se répandit dans l'assemblée,
Qu'interrompit messire Énée.
On accorda la paix aux morts,
Et l'on en enterra les corps,
Ce qui dura douze journées,
Des deux partis bien avinées.
Dieu sait si l'on fit dans le fort
De nos Troyens un grand effort,
Pour tâcher d'établir frairie,
Et même fonder confrérie,
Chez ces bonnes gens, ces Albins,
Pour la plupart de vrais Dandins.
L'un d'un côté fut fait compère,
L'autre guignait une commère ;
Celui-ci parlait de contrat,
L'autre demandait un grabat,
Tant il avait en abondance
Farci de vin sa large panse.
On commença par doux larcin,
Sur la bouche, l'œil et le sein,
Et tout eût été dans la joie
Si, content de la petite oie, [petites faveurs, préludes d'amour]
On eût réglé ses mouvements,
Ses transports, ses déportements.
On ne vit que scélératesse,
Débordements, tours de souplesse,
Des Italiennes surtout,
Qui les savent de bout en bout.
L'une disait : « J'ai la migraine »,
Pour mieux courir la prétentaine ;
D'autres chantaient à leurs maris :
« Ah I j'endors le petit, mon fils. »
L'on s'en donnait à dos et ventre ;
Celui-ci sort, quand l'autre rentre.
Certains, aux pieds des chênes verts,
Faisaient voir la feuille à l'envers.
Æneas, songeant à I'utile,
Faisoit ravitailler sa ville,
De blé, de farine, de bois,
De bœufs, de veaux, de lard, de pois,
De vin, de biscuit, d'eau-de-vie
Et d'autres besoins de la vie.
Là, l'on réparait le pavé,
Et d'autre part, à cul levé,
Chacun travaillait avec zèle
À dérouiller son alumelle,
Teinte du sang de l'ennemi.
D'autres chantaient, la, sol, fa, mi,
Pour témoigner l'ardente joie
Qu'ils avaient de voir briller Troie.
lci, l'on raccommode un mur ;
Là, l'on refait un contre-mur ;
En haut s'assemble le chapitre ;
En bas l'on remplace une vitre ;
Là l'on trace un grand ravelin ;
Ici l'on relève un moulin,
Et l'on prend d'une terre inculte
Pour l'établir sur une butte.
Bref, on voit jusqu'aux généraux
Mettre la main à ces travaux:
C'est à qui rétablira l'ordre
Qu'avait causé si grand désordre.

Désespoir d'Évandre en recevant le corps de son fils. (139-181)

Tandis qu'en paix l'on respirait,
Et que chacun s'améliorait,
Cette vieille jaseuse à gage.
Toujours dans le grimelinage, [petit jeu, petit trafic, petite intrigue]
S'en va sur le mont Palatin
Corner, mais de très grand matin,
Dans la ville de Palantée,
La perte de l'ami d'Énée.
Sans garder de formalité,
Elle entre d'un air effronté
Jusque dans le palais d'Évandre,
Ne fait que monter et descendre,
Vole de la cave au grenier,
Sans avoir congé du portier.
Elle descend dans la cuisine,
Mise comme une gourgandine,
Dans l'office, dans le cellier,
Et dans le four du pâtissier.
Là, débitant sa marchandise,
Elle récite la main mise
Que Turnus, à coups d'échalas,
Avait fait sur le beau Pallas ;
De là, passant dans l'antichambre,
Elle fait deux tours dans la chambre
De ce monarque Arcadien,
Et là, d'un hardi maintien,
Elle raconte la bataille,
En disant: « Prince, tout coup vaille, [arrive que pourra]
Ton fils unique est trépassé,
Requiescat donc in pace. »
Ensuite elle va par la ville,
Où de mensonge elle dit mille,
Trois contes à dormir debout,
Puis va tomber chez Jean-fait-tout,
Gazetier de Ia jeune Troie,
Le paye de même monnoie,
De là passe dans les couvents,
Où les petits, comme les grands,
Le profès, comme le novice,
Furent instruits du maléfice,
Ce qui causa grande rumeur,
Excita d'abord la fureur,
Ensuite la pitié, les larmes,
Pour la perte de tant de charmes :
Virgile en compte bien deux cents,
Tant en cœur, qu'esprit et bon sens.
On n'eut pas besoin de pleureuses,
Ces lugubres appareilleuses :
Tous les Arcadiens hurlaient,
Et toutes les femmes gueulaient.
Le beffroi, voyant la lumière
Qu'obscurcissait grande poussière,
Fit un lugubre carillon
Qui mit tout en émotion.
On sortit avec la bannière ;
La maîtresse et la chambrière,
Le financier, le magistrat,
L'apothicaire, l'avocat,
L'usurier, la vieille punaise,
La belle, blanche et fraîche fraise,
Tout fut au-devant de Pallas,
Sentant déjà le faguenas. [odeur fade, écoeurante]
Enfin les Troyens arrivèrent,
Qui leurs tristes sanglots mêlèrent
Avec ceux de ces habitants
Qui fourmillaient parmi les champs.
Mais quelques soins que l'on pût prendre,
On ne put empêcher Évandre
De courir comme un insensé,
Pour voir son fils le trépassé ;
Entouré d'une serpillière,
Il se jeta dessus la bière,
Adressant ces mots au cercueil :
« Hélas ! Je ne suis pas en deuil,
Mais, mon fils, ce n'est pas ma faute ;
Je ne croyais pas qu'un tel hôte
Viendrait en si sombre appareil
M'annoncer si fatal réveil.
Peste soit du reste de Troie,
Qui met au croc toute ma joie,
Me fait la victime du sort,
Me porte le coup de la mort,
Et dérange l'économie
D'une si belle et longue vie !
Que ne t'ai-je fait un poltron ?
Du moins, gardant le décoron,
On n'aurait pu te dire au juste
Si tu fus vaillant ou robuste.
Foin de la guerre et d'Æneas,
Puisque je perds mon cher Pallas !
Falloit-il, pour un peu de gloire,
Pour une apparente victoire,
Un peu de fumée après tout,
Que mon fils me portât le coup,
Mais un coup sinistre et funeste,
Qui, loin de me produire un zeste,
Me fait quiller, bien malgré moi,
Et ma couronne et mon emploi ?
Peste encore une fois d'Énée,
Et de son ardeur saugrenée !
Que ne demeurait-il chez lui !
Et pourquoi chercher un appui
Aux dépens de mon fils unique
Qui gît dans l'affreuse boutique
Du redoutable et fier Pluton,
Des sombres bords le factoton ?
Ah ! que ta mère, mon épouse,
Depuis longtemps dans la belouse,
À bien fait de passer devant !
Mais moi, qui suis le survivant,
Prêt à tomber dans la bascule,
Puis-je te voir par le Rutule
De moi séparé pour toujours ?
J'en verrai la fin de mes jours
Une heure plus tôt, à ma honte,
Dont on te fera rendre compte.
Là-bas, au séjour ténébreux,
Séjour funeste et même affreux.
Tu fus plus heureux en carnage
Chez le Volsque, où tu fis gagnage, [gain, profit]
Où tu fis nombre de mourants,
Où tu défis tes concurrents,
Que chez l'llale, dont j'enrage,
Qui te met pour jamais en cage. »
Puis il laissa couler ses pleurs,
Qui, mêlés avec ses douleurs,
Faisaient pitoyable harmonie
Et très lugubre symphonie,
Puisqu'en parlant il sanglotait
Si fort, qu'on crut qu'il radotait,
Ce qui redoubla les alarmes.
Après la chute de ses larmes,
Il adressa sa triste voix,
Qu'on interrompit maintes fois,
Au chef de ce convoi funèbre,
Convoi magnifique et célèbre.
« Allez l lui dit-il, et volez,
À votre Æneas étalez
Ce que telle déconfiture
Coûte de maux à ma nature !
Pourvu qu'il puisse, après Lausus,
Abattre l'orgueil de Turnus,
Le désarmer de sa rapière,
Bref, le priver de la lumière,
Évandre sera satisfait,
C'est le comble de mon souhait. »
Ensuite il entra dans la ville,
En conduisant, d'un pas débile,
La pompe jusques au tombeau
Où devait reposer la peau
De feu son fils, dont l'encolure
Sernblait encore être en nature.
On attacha dans les caveaux
De sa gloire tous les lambeaux,
Puis on fit la triple décharge,
En quoi le soldat parut large.
Ainsi fut le guerrier Pallas
Mis en chemin d'aller là-bas
Faire sa cour à Proserpine,
Comme parent de Méluzine.

Troyens et Latins rendent aux guerriers tombés les honneurs funèbres (182-224)

Quand tout cela fut achevé,
L'escorte reprit le pavé,
C'est-à-dire se mit en marche,
Sans faire une fausse démarche.
Or, tandis qu'elle revenait,
Que vers le camp elle marchait,
On vit Tarcon et notre Énée
Donner leurs soins, cette journée,
À faire brûler tous les corps
De ceux qui furent trouvés morts.
De grands bûchers sur les rivages,
Ornés de fleurs et de feuillages,
Furent élevés le matin ;
Autant en faisait le Latin.
Là, l'on mit les corps et les armes,
Les cuirasses, les cottes d'armes,
Les dards, les flèches et les faux,
Les chars, charrettes, tombereaux :
Tout fut de la cérémonie.
On voyoit chaque colonie
Faire trois tours autour des feux,
 Marchant d'un pas lent deux à deux.
Autant en fit l'infanterie,
Et même la cavalerie.
Puis on éventra des cochons,
Des bœufs, des veaux et des moutons,
Dont on fit très grand sacrifice,
Afin que Pluton fût propice
À ces malheureux de Troyens
Partis pour les Élysiens.
Le Laurentin et le Rulule,
Tous, dans un conciliabule,
Ordonnèrent que les autels
Fumeraient pour les immortels,
Si bien qu'on ne vit que grillades
De boudins gras, de carbonnades,
Pour les grands sacrificateurs,
Leurs prêtres et leurs serviteurs,
Ce qui causa grande fumée
Autour de l'une et l'autre armée,
Et de part et d'autre des feux
Pour calciner ces malheureux,
Qui, dans cette grande journée
Si glorieuse pour Énée,
Avaient, aux dépens de leur sang,
Mis les Troyens, de but en blanc,
Dans la paille jusques au ventre. [dans l'abondance de toutes choses]
Là, se trouvant dedans son centre,
Et ne songeant qu'à s'agrandir,
Æneas laissa refroidir,
Trois jours entiers, les tristes restes
De ces holocaustes funestes,
Pour pouvoir, après leur malheur,
Leur faire de l'urne l'honneur.
Bref, la quatrième journée,
Notre pieux et sage Énée,
D'un air sauvage et refrogné,
Et dans son crêpe embéguiné,
Vint dévotieusement prendre
Et ramasser toute la cendre,
Que I'on mit dans des pots vernis,
Des peaux de boucs et de roussis, [cuir de Russie]
Et partout où l'on en put mettre ;
Puis après on fut la remettre
À l'Hôtel de ville en dépôts,
Avec deux ou trois grands sacs d'os
Qui n'avaient pu faire poussière,
Attendant l'honneur de la bière,
Ou d'un célèbre enterrement
Qui se devait précisément
Faire après la fin de la guerre,
Dans l'endroit où l'on prendrait terre.

De son côté le prince Albin,
Prince tranquille, mais peu fin,
Faisant en grande compagnie
Une égale cérémonie,
Fut assailli de tous côtés
Par vingt ou trente députés
Des plus affligés des Itales,
Qui maquignonnaient des cabales
Contre la guerre et ses abus,
Et contre l'hymen de Turnus.
Là, les belles-filles, les frères,
Les orphelins et les beaux-pères,
Fondant en pleurs, criaient : La paix !
Menaçant d'aller au palais
Casser les portes, les vitrages,
Abattre murs et galandages, [cloisons de briques]
Brûler l'étable et les mulets,
Même égorger tous les valets.
Un, entre autres, de conséquence,
Faisant très fière contenance,
Dit qu'il fallait que ce Turnus,
Ce roitelet, ce nez obtus,
Vînt chercher, dans un tête-à-tête,
De mettre fin à la tempête
Qui s'élevait dans le pays,
Dont les habitants ébahis,
Chagrins de voir telle phalange
Venir chez eux faire vendange,
Voulaient s'allier aux Troyens,
Et qu'ils en savaient les moyens.
Drance, arrivé de l'ambassade,
D'un grand point rehaussa l'aubade,
Parla contre le Rutulois
Et pour la paix tout à la fois.
La populace le seconde,
Contre Turnus murmure et gronde,
Et, sur l'étiquette du sac,
Veut d'abord piller son bissac,
Le chasser comme un misérable
Qui les ronge et qui les accable.
La reine, sur un ton plus doux,
Eut beau dire : « À quoi songez-vous ?
Gardez-vous si peu de mémoire
De mon cousin et de sa gloire ?
Quoi, deux galeux et trois tondus,
Fraîchement de ce monde exclus,
Vous font si tôt tourner casaque
Et renvoyer chez le Cosaque
Un prince qui, dans votre ennui,
Fut votre bras droit, votre appui ?
Allez, vous êtes des Jocrisses,
De misérables écrevisses
Qui rétrogradez en bon sens ;
Vous turlupinez-vous des gens ? »

Retour de l'ambassade latine envoyée à Diomède. Latinus tient un grand conseil ; Vénulus rend compte de sa mission : Diomède refuse de combattre les Troyens. (225-295)

Pendant si fâcheux intermède,
Les envoyés à Diomède
Arrivèrent incognito,
Et s'en allèrent subito
Trouver le roi, joindre la reine.
Après salut ou droit d'aubaine
Tel qu'on le doit faire à son roi,
Vénule, sur son quant à moi, [gardant un air de fierté]
Fit ce discours tout d'une pièce,
Qui n'augmenta pas l'allégresse
Dans les cœurs et dans les esprits :
« Ma foi, dit-il, nous sommes frits ;
Ce pisse-froid de Diomède,
À faire plaisir toujours tiède,
Avec son air emmitouflé,
Sur votre lettre a reniflé.
Peu s'en est fallu d'aventure
Qu'il n'ait poussé plus loin l'injure,
Car il aurait craché dessus,
À l'épaisseur près d'un écus
Si je n'eus retiré la lettre
Que je venais de lui remettre.
La peste ! il n'est pas indigent ;
Il a méprisé votre argent,
En me disant : « Crois-moi, détale,
Je connais l'argent de I'Itale,
En gambade, en contorsion,
En fausse et feinte affection,
En coups fourrés, en embrassades,
En amitiés, puis en ruades,
Toujours par cinquante ou par cent,
Ton bon maître paye comptant.
Je veux bien le payer de même,
Je m'en fais un plaisir extrême ;
Mais de lui donner des soldats,
Pour faire danser entrechats
À cette nation Troyenne,
Que plutôt soldat je devienne !
Assez, et même trop longtemps,
J'ai galvaudé ces pauvres gens :
Avec eux n'ayant plus de guerre,
Je ne cherche plus qu'à leur plaire,
Qu'à nous entretenir amis.
N'en voulant point pour ennemis. »

Sur ce rapport le roi rumine ;
En ruminant, sa vieille échine,
Sujette à grande pâmoison,
De fièvre eut un cruel frisson.
Ensuite il tombe en défaillance ;
Mais avec un peu d'assistance,
Prompt secours et bon brandevin,
On vit renaître tout soudain
Son lard déjà sentant le rance,
Et ranimer sa corpulence.
D'abord conseil fut assemblé
Sur la place, au marché du blé,
Au palais n'étant point de salle
Si grande qu'était cette halle.
Là, les milords, les courtisans,
Les gros dos, et les semi-grands,
Les bourguemestres, les notables,
Les nobles et les gens taillables,
Les hauts et les bas officiers,
Les prêtres et les marguilliers,
Ayant voix délibératives,
Parurent avec les archives,
Pour y voir quel fut le fracas
Qui se fit en tel embarras.
Chaque membre y trouva sa place,
Qu'il occupa de bonne grâce.
Le roi se mit tout au milieu,
Sur un fauteuil de satin bleu,
Dans lequel, étant à son aise,
Il dit tout haut : « Que l'on se taise !
Et vous, Vénule, racontez
Les indignes déloyautés
Et les mépris de Diomède,
Que de mon chef je dépossède.
– Seigneur (après salamalec),
Voulez-vous que je parle Grec,
Albin, Hébreu, Troyen, Rulule ?
Lui dit I'ambassadeur Vénule,
Je sais sur le bout de mes doigts
Toutes ces langues à la fois.
– Parlez Latin, dit le monarque,
Afin que des mieux l'on remarque
En quel état nous nous trouvons,
Et ce que faire nous pouvons :
Au fait, et point de préambule.
– J'y consens, répondit Vénule.
Or sus, le prince Étolien
Méprise fort I'Italien :
Quand on le ferait roi de Perse,
Il ne veut point lier commerce,
Ne veut pas prêter ses soldats,
Ni pour nous purger ses États ;
Dit que nous méritons la corde,
Pour avoir reçu la discorde,
Et chassé de chez nous Ia paix,
Dont nous paierions tous les faux frais :
Que ceux qui désolèrent Troie
Du malheur ont été la proie:
Verbi gratia Ménélas,
Que fit-il, ou ne fit-il pas ?
Près des colonnes de Protée,
Sa flotte se vit arrêtée.
Ulysse vit le mont Etna,
Chez ses Cyclopes séjourna,
À cause d'une maladie
Qu'il gagna dans la Lombardie.
Pyrrhus fit le Juif errant,
Taudis que plus d'un couquérant
Voulait souiller son épousée,
Et la maison d'ldoménée,
Dont le triste renversement
Arriva par un très grand vent.
Que penser du roi de Mycènes,
Dont la femme fit des fredaines ;
Qui, débarquant dans son palais,
Gros, gras, dispos, gaillard et frais,
De la main cruelle et barbare
De sa moitié, chose peu rare,
Fut brutalement poignardé,
Et mort, encor vilipendé ?
Voyez l'amant de Clytemnestre,
Qui, profitant de son semestre,
Avec le secours du poison,
Fit culbuter Agamemnon.
Les Locriens, dans la Libye,
N'ont-ils pas gueusé pour leur vie ?
Et moi, les dieux m'ont-ils permis
De retrouver tous mes amis,
De voir encor ma chère femme,
L'objet d'une constante flamme
Et d'une ardente passion ?
Ai-je aussi vu ma Calydon ?
Cette ville toute charmante,
Comme le clinquant transparente,
Belle dedans, belle dehors,
Où n'habita jamais recors,
Ni de grapignant de finance ;
Ville faite pour I'abondance,
Pour les plaisirs et les amours,
Ville qui produisit toujours
Nombre de charmantes donzelles,
Toujours fringantes, toujours belles,
Toutes employant bien le temps,
Attendant la chute des ans ;
Ville sans cafards, sans dévotes,
Où les femmes, quoique vieillottes,
Ne mettent pas leur charité
À médire de leur beauté,
Ne connaissant la jalousie
Que sur le pied d'une ennemie.
Hélas ! je me vois poursuivi
Par des spectres jusques ici,
Et mes gens, par métamorphose,
Ont à présent la bouche close :
Ce sont d'infortunés oiseaux
Qui volent le long des ruisseaux,
Et font retentir le rivage
De leur très discordant ramage.
Voilà, monsieur l'ambassadeur,
Ajouta-t-il, tout le bonheur
Qui vous attend vous et les vôtres ;
Prenez exemple sur les nôtres,
Et ne m'excitez pas en vain,
Je vous le dis d'un esprit sain.
Faites-vous votre destinée :
Allez offrir au bon Énée
Ces présents de votre bon roi ;
Je les refuse tous, ma foi.
C'est, vous le savez, à l'ouvrage
Et non pas à l'apprentissage
Que l'on connoît un ouvrier ;
À moi, vous devez vous fier:
Ce n'est pas un homme en détrempe,
C'est un héros de bonne trempe,
Fort habile en l'art du fleuret ;
Non pas un chevalier Milet, [bourgeois de province, grand fanfaron]
Qui de la langue fait merveilles,
À qui l'on tire les oreilles
Quand il en vient au dégaîné,
Tant il ressemble son aîné ;
C'est le héros de la gourmade,
Devant qui vous ferez cacade ;
Il nous l'a fait faire avant vous,
Allez ! croyez-moi, filez doux.
Voilà, dit l'envoyé Vénule,
Le discours, mais sans préambule,
De ce prince sur son fumier,
De son temps le moins tracassier. »

Discours de Latinus : il propose un accord avec Énée (296-335)

À peine eut-il rendu ce compte
Qu'on se regarda, non sans honte,
Sans regret, même sans chagrin,
De voir partout fatal destin,
Malgré les soins et la dépense
De la Latine Révérence.
Chaque membre, sans dire mot,
Comme le roi parut fort sot.
Un murmure, après le silence,
Fut ce qui ranima la danse ;
Le roi rappela son bon sens
Et kyriélisa ses gens
Après toutefois le dédale
D'une longue oraison mentale,
Qu'il adressa de tout son cœur
 À Jupin le porte-bonheur,
Pour qu'infusion lui fût faite,
De la grâce entière et parfaite,
De prendre en cette occasion
Valable résolution.
« N'est-il pas bien temps, je vous prie,
Dit-il à cette compagnie,
De s'assembler pour réfléchir
Et pour ne faire que blanchir, [n'aboutir à rien]
En faisant de l'eau toute claire [n'aboutir à rien]
Sur la plus importante affaire
Qui puisse nous avoisiner ?
Le moyen de patrociner,
Quand l'ennemi nous tient aux chausses,
Quand parmi nous des pièces fausses
Ou traîtres peuvent se trouver,
Ce qui peut fort bien arriver ?
Pour moi, je ne puis plus me taire,
Tant je suis las de cette guerre,
Qui ne peut rien nous apporter
Que de nous faire maltraiter,
Que de voir manger notre crème,
Et nos ennemis boire à même
Nos excellents tonneaux de vin,
À nos filles donner farcin,
À nos jeunes gens la poussée,
À vous très maigre fricassée,
À moi douleur de bout en bout,
Puisque j'ai la peine de tout.
Or à qui, mais sans complaisance,
Avez-vous affaire, je pense ?
Peste ! c'est à des semi -dieux,
Qui de se battre sont joyeux,
Qui ne cherchent que plaie et bosse,
Et qui regardent un colosse
Comme un nain ou comme un fétu,
Enfin qui sont armés à cru.
Je crois, pour moi, voir un orage
Faire chez nous la male rage,
Quand je vois ces braves Troyens,
Ces redoutables Phrygiens,
Régir la montagne et la plaine,
De nos biens farcir leur bedaine,
Faire de nos pauvres calins
Comme des choux de leurs jardins.
Savez-vous quelque prompt remède ?
Car vous voyez que Diomède
Refuse tout plat son secours,
Que nous allons tous à rebours,
Que bientôt va finir la trêve
Dont, sur mon honneur, j'en endève,
Puisque nous touchons au moment
D'un étonnant accablement.
Ce qui plus l'âme me chiffonne,
Je ne puis m'en prendre à personne:
Vous avez fait votre devoir,
Mis en œuvre votre pouvoir,
Défendu vos biens et vos vies,
Sauvé I'honneur de vos Sylvies ;
Je veux le croire et je le crois :
Voulez-vous que j'en jure, moi ?
Mais il me vient une pensée
Qui me paraît bonne et sensée ;
Redoublez votre attention
Et suivez mon intention.
Au delà, près des bords du Tibre,
Une campagne belle et libre,
Au couchant des Sicanlens,
Que cultivent Arunciens,
Où leur bétail cherche à repaître,
Pourrait aujourd'hui trouver maître.
Une montagne de sapin,
Que protège le dieu Jupin,
Embellit fort cette contrée,
Offrons le tout à maître Énée,
Faisons alliance avec lui,
Qu'il bâtisse là son étui,
Et, puisqu'il faut parler et dire,
Qu'il partage avec nous l'empire ;
Qu'il y fasse ville et châteaux
Pour y loger tous ses vassaux,
S'il en a tant la fantaisie ;
Ou, s'il avait la frénésie
D'aller en quelque autre pays
(Dont je serais fort ébahi),
Faisons-leur bâtir une escadre,
Si votre bon sens au mien cadre ;
Enfin, pour couper au plus court,
Mon avis est que, dès ce jour
(Ce n'est pas une gasconnade),
On compose belle ambassade
De cent des plus grands de ma cour,
Qu'ils soient jeunes et faits au tour,
Poudrés, nymphés, sur leur beau lustre,
Surtout du sang le plus illustre:
Cette ambassade portera
Présents qu'elle lui donnera,
Portant en main rameau d'olive,
Afin que bonne paix s'ensuive,
Car du symbole de la paix
L'olivier fait tous les frais ;
Le laurier n'est que pour la gloire
Acquise par une victoire.
Or voilà mes intentions ;
Écoutez quels seront les dons
Que je destine au bon Énée :
Ma grande et grasse haquenée,
De l'ivoire et des talents d'or
Que je prendrai dans mon trésor ;
Un gros coussin, ma belle chaise,
Pour qu'il soit assis à son aise ;
Une robe de velours vert,
Bonne pour le froid dans l'hiver ;
Un grand manteau doublé d'hermine,
Brodé de couleur argentine ;
Un sceptre et mon bandeau royal,
Avec le cérémonial,
Ou le centre de la folie
Des cours de toute l'Italie :
Cela sera pour Æneas.
Pour son fils, ne l'oublions pas,
Deux ou trois caisses de dragées,
Autant de vestes orangées ;
Une écharpe à frange d'argent,
Plus une dose d'entregent.
Or sus, bannissons la tristesse,
Soudons l'État dans sa faiblesse,
Dévouons-nous à son secours,
Et machinons-nous de beaux jours. »

Discours de Drancès : il parle en faveur de la paix et insulte Turnus. (336-375)

Après cette longue tirade,
Drance, donnant dans l'enfilade,
Ne parla qu'à bâtons rompus
Contre son ennemi Turnus.
Drance savait bien son affaire,
D'humeur était atrabilaire,
Poltron, mais au superlatif,
Plus hardi gesticulatif ;
De bon conseil, fort en cabale,
Surtout dans cette capitale,
À cause de sa parenté,
Dont tout le lustre et la beauté
Venait du côté de sa mère,
Obscure étant celle du père.
Ce Drance parla le premier,
Et remit au calendrier
Grec ou latin, que nous importe,
Turnus plus petit qu'un cloporte
« Seigneur, dit-il au roi Latin,
Voulez-vous pour ce carabin,
Pour ce fier Alcide en détrempe,
Qui sort du combat et décampe
Comme le plus vil galopin,
Qu'on prenne notre saint crépin ; [tout ce que nous possédons, notre saint frusquin]
Qu'on nous sasse et qu'on nous ressasse ;
Qu'on nous réduise à la besace,
Qu'on nous mette les osselets,
Qu'on nous fourrage nos poulets,
Bnfln qu'on fasse à Lavinie
Quelque assommante vilenie,
Ou bien quelque incongruité
Indigne de sa qualité ;
Qu'on couvre son front d'un outrage,
En lui volant son pucelage ?
Non, non, je connais votre cœur,
Il fut toujours confit d'honneur,
Et ne suivit que la justice.
Pour nous rendre Jupin propice,
Qui se déclare le soutien
De cet honnête homme Troyen,
Qui seul conduit sa destinée
Dans ce pays, cette contrée,
Emballez, avec ces présents
Que vous devez dans peu de temps
Envoyer au pieux Énée,
Emballez, dis-je, une épousée
Pour ce prince si généreux,
Que les dieux veulent rendre heureux.
Faites donc partir Lavinie,
D'une brillante cour suivie,
Conduite par ambassadeur
Qui fasse à nos Latins honneur.
Ne donnez plus dans la folie
Du héros de la zizanie,
De Turnus qui nous fit armer ;
Il est facile à désarmer :
Æneas suffit et de reste,
C'est ce que sa valeur atteste.
Par là cimentez le repos
Que vous devez à nos travaux.
Que peut vous produire un tel gendre
Que de voir votre ville en cendre,
Les Troyens ab hoc et ab hac
Faire du palais un micmac,
Brider cheval et seller mule ?
Laissez-lui dorer la pilule,
Vous verrez qu'il l'avalera,
Et qu'il en faudra venir là
Avant que la semaine passe.
Or, je vous demande la grâce
De faire à votre volonté
Bonne alliance et bon traité.
Que, s'il voulait mordre à la grappe,
Et voir comme le Troyen frappe,
Qu'il aille droit à son rival
Payer intérêt, principal,
Des biens qu'il nous a fait répandre,
Ou qu'il aille se faire pendre,
Ce poltron, ce godelureau
Qui vient faire ici l'hobereau. »

Discours de Turnus : il s'emporte contre Drancès qu'il charge de son mépris,et parle pour la guerre : si les Latins sont d'avis que lui seul, Turnus, défie Énée, il est prêt à descendre en champ clos. (376-444)

Turnus fut enflammé de rage,
À ces mots dits à son visage ;
Il en tressauta de fureur,
Et tira du fond de son cœur
Tout sur-le-champ cette riposte,
Qu'il ne lui prêta pas à poste :
« Tu fus toujours grand discoureur,
Drance, au bruit de l'avant-coureur
D'un combat ou d'une bataille ;
C'est le lot de la maraudaille,
Qui comme toi vit sans honneur,
Et de son ombre a toujours peur.
Dans le conseil, ton éloquence
Brille avec beaucoup d'affluence,
Quand on y veut traiter de paix ;
Pour lors tu ne taris jamais ;
Mais tu parais la gueule morte,
Dès que l'on frappe à notre porte,
Ou qu'Æneas sur ses remparts
Nous répond à bons coups de dards.
N'aurais-tu pas besoin de fées,
Pour nous étaler les trophées,
Érigés à la noble ardeur
Qu'a manifesté ta valeur ?
Va ! Patelin, tu n'es qu'un fiacre,
Qu'un grommeleux, qu'un vilain poacre,
Qui n'est brave qu'en sots discours,
Qu'en arrogance et qu'en détours.
D'un air pincé de chattemite,
Tu m'imputes honteuse fuite.
Lâche, j'atteste Bitias,
Le vaillant Pandare et Pallas,
Le Tibre enflé du grand carnage
Que ma main fit sur son rivage !
Va demander quel fut l'effort
De ma bravoure dans leur fort !
Va, malheureuse chanterelle,
va-t'en jouer de la prunelle
Chez I'Arcadien, le Troyen,
Le Mantouan, I'Étrurien,
Et compte combien d'escarcelles
Ont laissé là leurs péronnelles,
Par les coups qu'a portés mon bras,
Dans les horreurs de nos combats.
Point de salut dans cette guerre ;
À ton sens on doit perdre terre,
Même courir le guille-doux
Jusque chez les Topinamboux !
Ne crois-tu pas qu'Achille tremble,
Qu'Æneas le va mettre à I'amble,
Qu'il va seller, brider le Grec,
Et que d'un seul coup de son bec
Il va dompter Latine engeance ?
Sommes-nous rentrés en enfance ?
Sommes-nous devenus perclus ?
Mais, Drance, ne te trouble plus !
Va, je veux te laisser, infâme,
Jouir encor de ta belle âme,
La laisser animer ton cœur,
Pétri de fange et de tiédeur.
Maintenant je viens à vous, Sire,
Et je réponds à votre dire,
Comme à ce galimatias,
Qui nous met tous entre deux as.
La crainte, dans votre cervelle,
Vous fait déjà voir l'alumelle
Des sabres de ces francs trigauds
Fouiller le fond de nos boyaux.
Eh bien ! si le roi Diomède,
Et I'Étolien, et le Mède,
Vont avec nous tous à rebours,
Et nous refusent leurs secours,
Nous aurons la fière Camille
(Elle seule en vaut plus de mille),
Le fortuné Tolumnius,
Messape, et moi le roi Turnus,
Tous de grands casseurs de raquettes,
Point fanfarons, mais bons athlètes,
Qui vous mèneront les Troyens,
Comme les loups mènent les chiens.
Que si cette indigne mazette,
Cet Æneas, en main la brette,
Veut s'escrimer dans un combat,
Que ne parle-t-il donc, le fat ?
Ne sa vez-vous pas que ma vie
À vos intérêts est unie,
Pour un toujours, pour un jamais,
En guerre, comme dans la paix ? »

Une attaque des Troyens rompt le conseil. Le roi Latinus ajourne ses grands desseins.Préparatifs de défense des habitants. (445-485)

Pendant que ce parleur à gage
De Drance repoussait l'outrage,
S'amusait à baguenauder,
Qu'il leur en donnait à garder,
Parlant avec rodomontade,
Un député d'une bourgade,
Qu'incendiait notre Æneas,
Vint au palais doublant le pas,
Et dit qu'à la désespérade,
On avait fait carabinade,
À l'approche du camp Troyen,
Ce que voulut un citoyen ;
Mais qu'Æneas par la grillade
Avait fait passer la bourgade,
Qu'il marchait au travers des blés,
Des autres graines et des prés,
Ce qui détruisait la pâture,
Aussi bien que leur nourriture.
Second conseil fut assemblé,
De gens moins vifs fut affublé,
Tandis que chacun en tumulte
Mettait en œuvre catapulte,
Pour bien régaler l'ennemi,
Qui n'était rien moins qu'endormi.
L'écolier et l'académiste,
Le fainéant et le légiste,
Le petit-maître et son valet,
De peur de garder le mulet, [se morfondre à attendre]
Et de ne pouvoir trouver place,
S'étaient saisis d'une terrasse.
Leurs parents pleuraient largement,
Et criaient par redoublement
Qu'on n'avait pas besoin de guerre,
Que la paix était nécessaire.
Les mères embrassaient leurs fils,
Disant : « Tout va de pis en pis »,
À tous venants faisaient la nique,
Imitant de près la musique
D'un cygne qui se sent mourir ;
Toutes ne pouvant s'aguerrir,
Souffrant au delà de nature
Du départ de leur géniture.
Turnus au milieu du conseil,
Étincelant comme un soleil,
Dit, partant, cette gasconnade :
« Je vais préparer la civade [poisson]
À mon rival, à ses Troyens,
Tandis que, cherchant les moyens
De faire avec eux alliance,
Vous tomberez en décadence. »
Il sortit comme un furieux,
Jurant et blasphémant des mieux,
Et, trouvant sous sa main Voluse,
Qui nettoyait son arquebuse,
Il l'envoya tout de ce pas
Chercher ces avaleurs de bras,
Qui, chargeant toujours à cartouche,
Sont dangereux à l'escarmouche,
Mais, fiers comme des Écossois,
Tant ils ont grand air sous le bois.
C'était le Volsque et le Rutule,
Gens adonnés à la crapule,
Beaux soldats, mais mauvais guerriers,
Bons poltrons, meilleurs casaniers.
Coras, son frère, avec Messape,
Contrefaisant le chien qui jappe,
Toujours chantant même refrain,
Dans la plaine marchant bon train,
Allongeaient leur cavalerie,
Et doublaient leur infanterie,
Tandis que Turnus occupait
Les tours, et les fortifiait,
Faisant le tour de la muraille,
Avec un gros dragonnaille,
Dont il farcissait les recoins,
Pour s'en servir dans les besoins.

Le roi sortit de l'assemblée,
L'âme en désarrois et troublée,
Regrettant d'avoir aux Troyens
Refusé droits de citoyens.
Enfin toute la populace
Vole, va, vient, court et tracasse ;
Les uns dépavent leur quartier,
D'autres occupaient l'armurier,
Les béats faisaient des neuvaines,
Et les vieillards tendaient les chaînes.
On voyait dans les carrefours
Battre incessamment les tambours,
Sur timbales rouler baguettes,
Fifre jouer, sonner trompettes,
Beffroi tocsiner carillon,
Laquais, cocher et chambrillon,
Portiers, enfants, femmes et filles,
Petites et grandes familles,
Lords du pays et gens obscurs
Courir comme au feu sur les murs,
Armés de frondes et de pierres,
D'huile dans de larges chaudières,
De tuiles, carreaux et plâtras,
De cendres, et de mort-aux-rats.
La reine même, accompagnée
D'une foule assez mal menée,
Fut dans le temple de Pallas,
Portant corbeille sous son bras
Pleine d'excellentes pastilles,
Pour en encenser les guenilles
De la déesse des beaux-arts,
Des décrotteurs, des Savoyards,
Gagne-petits, porte-boutiques,
Et des autres arts mécaniques ;
Pour l'encenser, point d'encensoir :
La reine prit le pot au noir,
Tant son âme était chiffonnée,
Et par la crainte lutinée.
Ensuite elle encensa l'autel
D'un air qui n'eut rien du mortel,
Ce qui, noircissant la Déesse,
N'augmenta pas peu la détresse
De la foule qui la suivait,
Près d'elle Lavinie était,
Qui fit une grande risée
De voir la Déesse bronzée,
Dont sa bonne maman pleura,
Et de son estomac tira
Cette harangue entrecoupée:
« Puissante Pallas, occupée
À nous garantir de tout mal,
Je quitte mon palais royal,
Pour venir à la dérobée
Te prier d'arrêter Énée,
De lui briser son espadon,
Son carquois, et son esponton,
Son javelot, sa javeline,
Son dard, avec sa carabine,
Plutôt que de le voir entrer
Dans Albe, nous enchevêtrer
De sa figure efféminée,
Et presque en tout temps embrenée. »

Turnus s'arme pour le combat. Il envoie la cavalerie, sous la conduite de Camille, reine des Volsques, et de Messape, au-devant de celle d'Énée; lui-même va se mettre en embuscade dans les montagnes où doit passer l'infanterie troyenne. (486-531)

De son côté l'ardent Turnus,
Sortant du temple de Janus,
Parut devant la populace,
Armé de sa belle cuirasse,
En forme d'écaille d'airain,
Ayant un visage serein,
Tressaillant déjà de courage
Comme un jeune cheval sauvage,
Courant de la ville au château,
Monté sur un vrai mornandeau.
Les Volsques, conduits par Camille,
Arrivèrent près de la ville,
Où cette belle fille entra,
Et devant Turnus se montra,
Tenant très fière contenance,
Portant en sa main bonne lance,
Sabre au côté, carquois au cou,
Montant beau cheval sans licou :
« Je viens, dit-elle, avec ma troupe,
Dîner chez toi ; vite la soupe,
Puis après nous en découdrons,
Ou plutôt nous nous essaierons
Contre cette leste canaille,
Qui vient droit à cette muraille.
Avec mes gens tout de ce pas,
Je veux ranger ces scélérats,
Et montrer au bon homme Énée
Ce que peut fille garçonnée :
Je veux attaquer les Troyens,
Et même les Étruriens,
Leur donner à tous sur la gueule ;
Ma troupe suffit toute seule.
Pour vous, avec vos fantassins,
Vos Rutulois, vos spadassins,
Gardez les murs de cette ville,
Ailleurs je me crois plus utile.
J'ai plus d'une once de valeur,
Peut-être un peu moins de pudeur,
Mais elle n'est pas nécessaire
Dans le désordre de la guerre.
C'est assez croquer le marmot :
De vin faites venir un pot,
Et sans faire tant de grimace
Faites-moi remplir une tasse,
Et buvons vite à qui de nous
Fera ce jour les plus beaux coups.
– J'en vais faire un, je vous assure,
Lui dit Turnus, baissant la hure,
Dont les Itales parleront,
Et que les Latins chanteront
À gorge amplement déployée,
Tant ma valeur bien employée
Fera des siennes cette fois
Avec mes braves Rutulois.
Ce bigot me croit une buse,
S'il croit pouvoir mener sa ruse
Au gré de son intention ;
Ma foi, je vais gager que non,
Ayant découvert par moi-même
De ce rival le stratagème,
Qui voudrait me damer le pion
Avec son triste escofion. [bonnet de femme]
Voici, damoiselle ma mie,
De son dessein l'anatomie
(L'analyse serait mieux dit,
Nous dira quelque bel esprit ;
Mais de cela je me brimbale,
Si l'expression est égale).
Vous saurez donc qu'un espion,
Entier à ma dévotion,
Ce grand dessein m'a fait connaître ;
Il s'en mordra les doigts, le traître,
L'écervelé, le gros goulu,
Qui croit sans peine hurlu brelu,
Nous vergeter notre étamine. [nous épousseter]
Il faut avoir une autre mine,
En savoir même un peu plus long,
Et mieux jouer de l'espadon.
Sa plus belle cavalerie
Doit avancer dans la prairie,
Pour marauder dans les hameaux
Et mettre nos bourgs en lambeaux,
Tandis qu'avec toute l'armée,
D'illusions bien empaumée,
Cet Æneas marche au travers
Des monts, pour gagner le revers
De la ville et pour nous surprendre.
Oh ! jugez s'il sait bien s'y prendre,
Et si, savant dans le métier,
Je laisserai ce flibustier
Nous apporter le chat en poche
Sans lui dresser quelque anicroche.
Je sais là-bas un chemin creux
Bien ombragé, marécageux,
Où je vais établir mon poste
Pour être prêt à la riposte.
Pour vous, joli petit trognon,
Mieux couverte que n'est l'oignon,
Qui venez, comme une amazone,
Commander vous-même en personne
Une centaine de galeux
Animés du feu de vos yeux,
Qui portez dans votre valise
Grand courage et blanche chemise,
Venez partager le danger
Que nous trouverons à venger
Le roi d'Albe et le roi Rutule ;
Mais n'allez pas ferrer la mule,
Vous battre chiquet à chiquet ,
Ni vous ménager un torquet.
Joignez vos cavaliers aux nôtres :
Messape en conduit assez d'autres
Pour nous soutenir au besoin.
Surtout de nos gens ayez soin ;
Faites-leur dire, comme aux vôtres,
Soir et matin leurs patenôtres,
Et prenez bien garde surtout
De vous mettre à la gueule au loup.
Talonnez de près la brigade
De ces gens faits pour la saccade ;
Enfin repassez ces Troyens
Et ces grelus de Tyrrhéniens.
Pour moi, prenant cette vallée,
J'en vais dire une râtelée,
Embusqué dans ces bois touffus,
Où j'en ferai plus d'un perclus
De l'odorat ou de l'ouïe,
Parmi cette race éblouie
De quelque succès clandestin
Que leur accorda le Destin,
Quand cette troupe basanée
Fut, par ce godenot d'Énée,
Conduite du mont Palatin
Au débarqué chez le Latin. »

Diane raconte à la nymphe Opis l'histoire de Camille et lui remet une flèche de son carquois, qui vengera la mort de la jeune guerrière. (532-596)

Turnus et la belle Camille,
Chacun de son côté fit gille ;
Mais, tandis que gille ils faisaient
Et que les partis agissaient,
Diane appela cette nymphe,
De sa suite le paranymphe,
La petite mignonne Opis,
Portant à son doigt beau lapis
Et lui tint ce triste langage :
« Ma chère aimable Opis, j'enrage !
Camille marche à l'ennemi ;
J'en pleurerais presque à demi,
Tant cette bravade me gêne !
Si jamais elle en a dans l'aine,
Ma belle enfant, ah ! c'en est fait,
Il faudra pleurer tout à fait.
Mais connais-tu cette Camille ?
De sa mère elle fut la fille,
Car son père est fort incertain
Parmi le Volsque et le Latin.
Cependant un certain Métabe,
Maître tyran, faux astrolabe,
La reconnut, fut son appui ;
C'est assez la mode aujourd'hui :
Telle a garçon et belle fille
Qui, comme un sot, un imbécile,
Croit en être le putatif,
Quand il n'est que nominatif.
Ce tyran sortit de Priverne,
Menacé d'essuyer la berne,
Portant sa fille sur son cou,
Traversant, comme eût fait un fou,
Son ennemi qui l'environne,
Et qui dit qu'il la paiera bonne
Si jamais il a le dessus,
Ce qu'il voudrait pour des écus
(Peut-être en donnerait-il trente
Pour lui voir danser la courante).
Par des hauts, des bas et des bois,
Il passe, et Camille à la fois,
Jusque sur le fleuve Amazène,
Qui pour lors inondait la plaine
Par un cruel débordement,
Ce qui retarda d'un moment.
Une chose fort singulière,
C'est le moyen et la manière
Dont le tyran fit passer l'eau
À si joli friand morceau.
Qui dira que c'est hâblerie
N'aura qu'à lire, et je l'en prie,
Notre scrupuleux de Maron,
Qui pour le vrai tint toujours bon,
Ne dit jamais de gasconnade ;
Aussi fut-il, sans rebuffade,
Reçu dans le sacré vallon
Par notre bon maître Apollon.
Il prit sa grande javeline,
L'attacha le long de l'échine
De cet innocent rejeton,
Puis il la lança tout d'un bond
Avec vigueur sur I'autre rive.
« Fassent les dieux que je te suive »,
Dit-il en soupirant bien fort.
Après cela, faisant effort,
Pénétré de peur et de rage,
Lui-même se jette à la nage,
Et nagea si bel et si beau
Que sans aide il traversa l'eau.
Dès qu'il fut à l'autre rivage,
Il se décrassa le visage,
M'offrit de bon cœur sur-le-champ
Cette Camille encore enfant,
Qu'il détacha de la machine
Qui lui conserva son échine ;
Puis il fit sécher ses habits
De gros de Tours ou de tabis. [étoffe de soie ; gros taffetas]
Ensuite il fut dans la colline,
Où trouvant bête chevaline,
Sa CamiIle en suça le lait
Jusque dans un âge un peu fait.
Dès lors qu'elle lui parut grande,
Il me réitéra l'offrande
De cette charmante dondon,
L'apprit à porter l'espadon,
De peau de tigre fit sa robe,
Du fort d'un bois sa garde-robe,
Sa nourriture de pain sec,
Et, pour lui rafraîchir le bec,
Un peu d'eau de claire fontaine,
Quelques gouttes de vin d'aubaine,
Qu'il attrapait dans les hameaux
En courant par monts et par vaux.
Tous les jours allant à la chasse
De la pantaine ou la tirasse, [espèces de filets]
De la fronde ou bien de l'épieux,
Il l'instruisit on ne peut mieux
À cette sorte d'exercice:
Tantôt elle tuait génisse,
Tanlôt un merle, un écureuil,
Un hérisson, jeune chevreuil,
Un cailleteau, grasse bécasse,
Une sarcelle, une limace ;
Toujours quelque chose apportait,
Que Métabe sacrifiait
D'abord à mon honneur et gloire,
Dont j'ai gardé bonne mémoire.
Voilà, ma chère fille Opis,
Quelle est cette Griselidis,
Peut-être l'unique pucelle
Qui soit de Rome à la Rochelle.
Son destin la presse si fort
Que je crains beaucoup pour sa mort.
Prends ce carquois et cette flèche,
Mets deux mouches à ta calèche,
Mais de ces fiers et bros bourdons,
Du suc des fleurs les vrais larrons,
Enfin de celles dont la graisse
Te paraîtra la plus épaisse,
Et les fais voler promptement
Au milieu de cet armement,
Ou dans l'endroit où I'on travaille
À des mieux mener la bataille,
Et là, quiconque blessera
Camille ou du mal lui fera,
Soit un Troyen, soit un Itale,
Opis, qu'on me le passe en gale ;
Sur-le-champ qu'on lui lance un trait
Pour me venger de ce forfait.
Surtout dans un épais nuage
Cache ton petit équipage. »

Combat de cavalerie entre les Latins et les Étrusques, alliés d'Énée. (597-647)

Sitôt que Diane eut parlé
Et qu'Opis eut dégringolé,
On entendit un tripotage
Approchant d'un remue-ménage,
Dans les airs, même aux environs,
Qui fit chevrotter les poltrons.
Cependant la cavalerie
Des Troyens et de I'Étrurie,
Sous leurs chefs faisant de grands cris,
Comme des Rominagrobis,
Avançait droit à la muraille,
Faisant résonner la clinquaille,
Croyant faire chez le Latin
Bonne trouvaille et bon butin.
Messape et la belle Camille,
Embusqués tout près de la ville,
Détachèrent les deux Coras,
Qui, comme deux vrais Quinolas,
Se tenant sur la défensive,
Furent au trot, criant qui vive ?
Pour de réponse, au diable zot
Si l'on leur répondit un mot.
D'abord marcha la javeline,
Le javelot, la carabine,
Le dard, le trait, le mousqueton,
La catapulte et I'hoqueton,
La hallebarde, aussi la fronde,
Mère nourrice de la sonde,
Je veux dire du chirurgien
Et de son attirail de chien.
Dans l'air on voyait une grêle
De flèches tombant pêle-mêle,
Qui fêlèrent quelques cerveaux,
Défigurèrent les museaux
Des combattants de part et d'autre,
Qui se battaient en bon apôtre.
Tyrrhène, du parti Troyen,
À la tête du Tyrrhénien,
Attaqua le brun Acontée
Qui se trouvait à sa portée ;
Il entama son fier cheval
Un peu plus haut que le poitrail,
Ce qui lui fit faire un parterre
À sa durée un peu contraire:
L'un et l'autre mourut du coup,
Car le maître, du contre-coup
Qu'il prit, en tombant, dans la tête,
Dans le moment baissa la crête.
Les Latins lâchèrent le pied,
Le Troyen fit le contre-pied,
Les talonnant d'une dégaine
Qui ne leur fit pas peu de peine.
Asylas, frappant tout de bon,
Fit à dépêche-compagnon, [se battre à dépêche-compagnon : se battre sans quartier]
Et, le fer au cul dans la porte,
Les conduisit, non de main morte,
Quand I'Itale, reprenant cœur,
Fit volte-face par honneur,
De sa manœuvre l'âme émue,
S'élançant à bride abattue
Sur Asylas et ses Troyens,
Qui reprirent le trot des chiens.
Le Toscan, d'une ardeur guerrière,
Du Rutule prit le derrière,
Et le reconduisit deux fois
En lui chargeant le dos de bois.
Telle paraît l'onde écumante,
Dans le milieu d'une tourmente :
Un flot par l'autre est repoussé,
Le même après est enfoncé.
Ce fut à la troisième charge
Que la fureur se vit au large :
Chaque parti s'entre-mêla,
S'étant mêlé se régala
De mille coups, non d'étrivière,
Mais d'une lame meurtrière,
Dont roulaient grands ruisseaux de sang
Sur le sable, et dans chaque rang
De soldats formant la bataille,
Où, malgré chemise de maille,
Beaucoup y finirent leur sort,
Voulant se montrer le plus fort.

De loin le vaillant Orsiloque,
Sur son casque portant breloque,
À Rémule lance un grand trait,
Croyant l'assommer tout à fait ;
Mais il en fit un cure-oreille [reliquit ferrum sub aure, 637]
À sa jument la nompareille,
Qui de douleur en écuma,
S'en éleva, s'en gendarma,
Puis sous elle comme une gaufre,
Son maître Rémule elle encoffre.
Catille abasourdit Iolas.
De tous côtés, en haut, en bas,
On ne voit que du sang répandre,
Gagner des coups et puis les rendre.

Exploits de Camille. (648-724)

Camille en prêta plus de cent ;
Partout cette fille pourfend,
Perce avec dards, tranche avec hache,
Ouvre le ventre, abat ganache.
S'il faut quelquefois reculer,
Elle le fait sans sourciller,
En lançant toujours par derrière
Quelque apostrophe mortifère ;
Puis, profitant d'un contre-temps,
Elle revient sans perdre temps,
Gouspiller à la débandade
Ceux qui de bon, ou par bravade,
Viennent l'appeler au combat.
Près d'elle avec beaucoup d'éclat,
Les nymphes Tarpéi, Larine,
Et Tulla portant javeline,
Toutes du bon pays Latin,
D'un air déterminé, mutin,
Aux Phrygiens donnaient la chasse,
Comme on vit jadis dans la Thrace,
Sur les rives du Thermodon
Combattre le gros bataillon
De ces vaillantes amazones,
Dignes de porter des couronnes,
J'entends couronnes de laurier,
Pour avoir tranché du guerrier.
Ah ! qui pourrait, belle Camille,
Avoir l'esprit assez fertile
Pour pleinement litaniser
Ce qui peut immortaliser
Votre valeur et votre gloire,
Mériterait une bajoire. [pièce de monnaie, médaille à deux profils]

Comment nommer tous ces vaincus ?
Vingt culs ! me dira-t-on, vingt culs !
Ce sont, ma foi, quarante fesses
Qui ne seront plus des traîtresses,
Et qui seront sans fonction
Se trouvant dans l'inaction.
Les nommer, c'est la mer à boire ;
Je laisse aux filles de Mémoire
D'en tracer un récit diffus.
Comptons pour un Eumenius,
Qui par-devant eut son estafe,
Fut enterré sans épitaphe,
Et fut là-bas comme un marmot
Chez Pluton faire l'idiot ;
Joignons à celui-là Pégase,
Que sous son cheval elle écrase,
Aussi bien que le fier Lyris
Qu'elle entr'ouvrit sans bistouris.
Harpalice, Amastre et Térée
Furent mis en galimafrée.
Chaque coup occit un Troyen,
Ou mit à mort Tyrrhénien,
Témoin le beau chasseur Ornite,
De Tyr et la fleur et l'élite,
Le parfait attrape-minon,
Montant barbe de grand renom,
Quoique léger, assez fantasque,
Portant tête de loup pour casque,
Sur l'épaule peau de taureau,
En sa main dard d'un arbrisseau,
Au poing une belle rondache,
Couverte d'une peau de vache ;
Cet Ornite fut repoussé,
Réellement contumacé
Tout au beau milieu de sa troupe,
Tant elle avait le vent en poupe.
Voyant son escadron épars,
Elle lui mit cinq ou six dards
Dans le poitrail tout d'une tire,
En lui chantant cette satire :
« Pensais-tu donc, Tyrrhénien,
Aboyer comme fait un chien,
Qui broussaille quelque vieille hase ? [femelle du lièvre]
Vas ! tu n'es, jarni, qu'un franc aze !
Une fille a su te dompter,
Va, chez Minos, le raconter
Aux mânes de tes père et mère.
L'honneur de mordre la poussière
De la main d'un jeune tendron
Doit satisfaire un fanfaron,
Ne lui laisser aucun scrupule
De se voir pris dans la bascule
Qui conduit au fameux bateau,
Qui jour et nuit fait passer l'eau
À tous ceux qui sont las de vivre ;
Point d'ennui : dans peu je te Iivre
Pour voyager, bon compagnon. »

Ce ne fut point du galbanon, [un mensonge]
Car Orsiloque et certain Bute
Firent dans l'instant la culbute,
Et prirent le même sentier, 
Qu'Ornite avait pris le premier.
Bref, elle les mit dans la nasse,
Leur disant: « Morbleu ! je m'en casse ! » [je m'en bats l'œil]
Puis de sa hache sépara
Ces deux Troyens par-ci, par-là,
Et, quoiqu'elle eût coupé leur trame,
Des mieux elle chanta leur gamme.
Là le belliqueux fils d'Annus,
Que protégeait dame Vénus,
Courant partout à tire-d'aile,
Vison-visu de la donzelle [vis-à-vis, face-à-face]
Se trouva par un cas fortuit.
D'aise son cœur en fit du bruit,
Ou du moins palpita de sorte
Que sa troupe s'en déconforte.
Il habitait sur I'Apennin,
Y vendait des peaux de conin, [lapin]
Quoiqu'il fût lord de Ligurie,
Et sa mère de l'eau-de-vie.
Son père, basset et courtaud,
Était, dit-on, un franc trigaud,
Fort savant en l'art de magie,
Ce qu'on nomme trigauderie.
Fuir le combat serait affront
Très déshonorant pour son front,
Étant harcelé par Camille,
Qui du Volsque était le mobile,
L'arc-boutant, même le bras droit,
Tant le trognon était adroit
À savoir bien prendre sa bisque,
Pour leur éviter tout le risque.
Annus s'avisa de ce tour:
Quand elle eut sur lui tourné court,
Et qu'ils se virent en présence,
Il lui dit avec insolence,
Et même avec témérité,
Ces mots dictés par la fierté :
« Trouves-tu donc si belle gloire
À nous disputer la victoire,
Sur ton cheval qui fend les airs ?
Mets pied à terre, ou d'un revers
Je vais t'ébranler la mâchoire !
Descends ! car, pour d'échappatoire
Tu n'as pas le temps d'en chercher ;
Il faut tous deux nous accrocher,
Et disputer pour la maîtrise,
Sans feinte et sans papelardise.
Elle descendit aussitôt,
De son cheval ne fit qu'un saut,
Prit son bouclier, son épée,
Et courut comme une échappée
Avec vigueur sur son rival,
Qui, tournant tout court son cheval,
Donna des deux, prenant la fuite,
Galopant d'un pas un peu vite ;
Mais ce fut inutilement:
Elle l'atteint dans le moment,
De son barbe saisit la bride,
En lui disant : « Traître ! perfide !
Plus trigaud que n'est farfadet,
Avec moi tu fais le guinguet ?
Tu m'injurie et te goberge ?
Oh ! parbleu, tu n'auras d'auberge
Que celle du subdélégué
De Pluton, déjà fatigué
De recevoir toutes les ombres
Qui partent pour les rives sombres,
Avec passe-port de ma main,
Bien écrit sur leur parchemin ! »
Après ces mots, à coups de sabre
Le pauvre diable elle délabre ;
Puis reprit son air jovial,
Et remonta sur son cheval
D'un air délibéré, tranquille.

Tarcon rétablit la situation. (725-767)

Ainsi se démenoit Camille,
Quand Jupin du plus haut des cieux [sator hominum atque deorum, 725]
Vit ce grabuge de ses yeux,
Ayant sur son nez ses lunettes.
Sans perdre le temps en sornettes,
Il rassura le grand Tarcon
En lui parlant de la façon,
(ll faut que ce soit à l'oreille) :
« Est-ce ainsi que tu fais merveille,
Que tu sais rassurer tes gens ?
Quoi, Camille peut, à vingt ans,
Dans tes soldats semer la crainte,
Quand tu te trouve à boire pinte ?
N'as-tu pas plus d'empressement
D'écarter l'assoupissement
Qui te rend inhabile à boire ?
Mais, quand il faut vivre de gloire,
AlIer affronter les combats,
Tarcon ne se réveille pas !
Il se laisse aller, fait la cane,
Perd la tête et la tramontane,
Et ne paraît fier, vigoureux,
Que dans les plaisirs et les jeux
Du puissant Dieu de la barrique !
Va, cours, aux Latins fais la nique !
Range-moi cet escofion,
Fais-lui faire exhibition,
Et n'abandonne plus ta gloire,
Qu'après une entière victoire ! »

À ces mots le brave Tarcon
Part plus vite que le faucon,
Et va tomber droit sur Vénule,
Qu'il prend sans autre préambule,
Le désarçonne, et devant lui,
Faisant servir l'arçon d'appui,
L'enlève et l'arrache à la vue
De Messape et de sa cohue:
Comme l'aigle en lève un dragon,
(Pour suivre de tout point Maron)
Et, l'accrochant avec ses serres,
Le becquette et lui fait ulcères,
Quoiqu'il siffle ou fasse des crls,
Qu'il se tortille en mille plis,
L'aigle se sauve avec sa proie ;
Ainsi Tarcon fuit avec joie,
Portant Vénule à ses arçons,
Coupant toujours quelques tronçons
Sur son corps ou sur son visage,
Ce qui rassura le courage,
Surtout chez les Tyrrhéniens,
Qui, joignant les Étruriens,
vont s'acharner à l'improviste
Sur cet escadron Latiniste.
On se remêla de nouveau,
Et l'on fit agir le couteau,
Le tranchelard et la serpette,
Et la cognée, et l'escoupette.
Aronce alors fut le premier
Qui se résolut d'essayer
S'il pourrait enclouer Camille:
Il n'était pas trop mal habile,
Même passait pour vieux routier,
Tant il savait bien son métier.
Le dard en main, la fine mouche,
D'un air d'une sainte nitouche,
Suit Camille et gagne son coup.
Cette Amazone était à tout,
Faisant, à la désespérade,
Aux Troyens bonne estafilade ;
On la voyait de rang en rang,
Faire une effusion de sang,
Causer maintes hémorragies
Dont les terres étaient rougies,
Faire briller son coutelas
Aux dépens de nombre de bras,
Faire voler nombre de têtes,
Abattre de brillantes crêtes,
Houssiner force Phrygiens,
Et bouchonner Étruriens.

Tandis que Camille poursuit Chlorée, porteur d'une riche armure, elle est blessée mortellement par Arruns ; elle fait avertir Turnus par sa compagne Acca, et meurt. (768-835)

Un certain drille de Corée,
Avec chevelure dorée,
Prêtre de la mère des dieux,
Devinant ce que ses deux yeux
Lui faisaient voir dans l'occurrence,
Faisait terrible décadence
Chez le Volsque et le Rutulois:
Il était armé d'un carquois
Plein de grands traits faits à Cortine,
D'un arc traversant son échine,
Souple à la main, rehaussé d'or.
Ses habits valaient un trésor:
Ils étaient de pourpre étrangère,
Brodés de la main d'un Ibère ;
Tirant sur la blancheur des lis.
Sa veste ondoyait par ses plis ;
Il portait, au lieu de ceinture,
Brillante écharpe de dorure,
Casque bronzé, plumes de paon,
Surtout grand faiseur de cancan.
Il montoit cheval d'Italie,
Qui passait pour être amphibie,
Harnaché de laines d'argent,
Portant un peu la tête au vent.
Il fut ainsi vu de Camille,
Qui pour la grippe en valait mille. [pillage, filouterie]
Elle le poursuivait alors
Pour lui voler son justaucorps,
Et, s'enfonçant fort dans l'armée,
Elle suivait de près Corée,
Afin de le défrusquiner.
Comme elle allait le trépigner,
Aronce, étant en embuscade,
Lui porta funeste estocade,
En adressant ainsi ses vœux
Au falot de l'homme et des dieux:
« Dieu de la lyre et de la harpe,
Fais qu'au lieu d'aller en écharpe,
Mon trait tout droit perce le sein
De ce trognon, franc assassin.
Concluons à présent ce pacte,
Grand protecteur du mont Soracte,
Toi qui, d'un culte singulier,
Fus toujours en particulier
Si bien chômé de ma famille,
Fais que j'atterre cette fille
Qui camisade mon parti,
Dont le courage est ralenti.
Je ne veux point de sa dépouille,
Que mange la crasse et la rouille ;
Ce sera pour moi trop d'honneur,
Si je puis embrocher son cœur
Ou chasser d'ici cette peste.
Au surplus je cède le reste
De la gloire à qui la voudra,
Que tout aille comme il pourra.
Je puis après aller en poste
Chez moi, crainte de la riposte.
Vous le pouvez, être divin,
Père des mouches et du vin. »
Phœbus partagea sa harangue,
Et lui dit en latine Iangue:
« Occis Camille, j'y consens ;
Mais, pour remporter tes cinq sens
Sains et saufs jusque dans ta ville,
Ma foi ! quand je t'en saurais mille,
Les mille resteront ici.
Crois-moi l n'en ai point de souci ! »

Le cœur content, messire Aronce,
Après cette courte réponse
Qu'il entendit d'un air abstrait,
Sur son arc ajusta son trait,
Puis, le bandant jusqu'à l'échine,
Lâche le coup dans la poitrine
De ce jeune soldat fendu,
Dont il serait tout étendu
Tombé du coup sur la poussière,
Mais on la soutint par derrière.
Aronce gagna le taillis,
Tandis qu'on s'arrêtait aux cris
De ses compagnes éperdues,
Qui pénétraient jusques aux nues.
« La peste soit du chamaillis !
J'en extravague et j'en pâlis,
Disait Tulla dans sa colère.
Hélas ! que nous dira son père ?
Il va sur nous se goberger…
Mais où pourrait-il héberger
L'assassin de si belle fille ?
Qu'il se montre donc, qu'on l'étrille !
Mon cœur en fait déjà flic flac.
Allons ! Volsques, faites un trac !
Cherchez ce dépendeur d'andouille,
Que jusqu'en sa tente on farfouille,
Qu'on perce dans le fort des bois,
Qu'on le fasse sommer trois fois
À la tête de son armée.
Morbleu ! je suis tant animée,
Que, si ce traître se montrait,
Dans le moment il passerait
Par I'étuvée ou la grillade,
La croque-au-sel ou la salade. »
Ainsi parlait cette Tulla,
Que sa douleur arrêta là.
Cependant Aronce s'échappe,
De peur d'attraper son étape,
Comme un loup, ou bien un taureau
Qui vient d'éventrer pastoureau,
Va se cacher dans les collines,
Cherche les bois ou les ravines,
Serre sa queue et gagne au pied,
Crainte d'être justicié ;
Aronce ainsi, d'un pas agile,
Va reprendre son chef de file,
S'y tient et conserve son rang,
Pour ne pas payer sur-le-champ
Si déloyale camisade,
Dont le Troyen faisait gambade,
Battait des mains, criait : « Vivat
Notre Aronce et notre béat ! »

Cependant la belle Camille,
Voyant que tout son sang défile,
Et qu'on ne saurait l'arrêter,
Malgré ce qu'on put apporter
De soins pour arrêter sa course,
Et pour lui servir de ressource.
Voyant ses yeux sans mouvement
Attachés sur le firmament,
Bien près de perdre la lumière,
Qu'enfin elle tire à la bière.
Prenant son temps, mais sonica [terme de jeu : justement, à point nommé]
Sa seule confidente Acca
Elle apostropha de la sorte:
« Ma chère Acca, toujours accorte,
Fermez-moi la bouche et les yeux,
Et me recommandez aux dieux,
Quand mon corps ne sera que glace,
Et que j'aurai fait volte-face
À mes amis, à mes parents,
Que je connais pour bonnes gens.
Jusqu'à présent j'ai pu combattre ;
Mais ce trait qui vient de m'abattre
Et me prendre en flagrant délit,
Me fait sortir à petit bruit,
Par une mort un peu subite,
De cette funeste guérite
Où ce morfondu de Destin
Renferme le peuple Latin.
Je sens comme une cornemuse
Dans mon gosier, ou je m'abuse,
Qui me fait sur un vilain ton
Voir l'avant-coureur de Pluton.
Il faut sans suite et sans bagage
Partir pour le sombre rivage.
Ma chère Acca, ma foi, tant pis,
J'approche fort du margouillis
Ou des rives de l'onde noire.
N'aurais-tu pas un coup à boire
Pour un peu rassurer mon cœur,
Qui palpite déjà de peur
D'entreprendre si grand voyage ?
Sur mon honneur, si je n'enrage
D'être forcée à le quitter,
Ce cœur qui sut se délecter
Aux dépens de Troyenne engeance.
Tu ne ferais pas mal, je pense,
D'en aller avertir Turnus,
Qui de ma mort sera perclus
De plus du tiers de sa figure,
Qui peut-être en perdra sa hure,
Car, pour le bon sens, il est hoc
Qu'il est depuis longtemps au croc.
Mais dis-lui qu'il prenne ma place,
Que tous nos gens l'on contumace,
Que les Rutules, les Latins,
Dans peu n'auront pas des patins.
Adieu pour jamais, ma fidèle ;
Si je puis t'envoyer nouvelle
De ce qui se fait chez Pluton
Ou de ce que dit Alecton,
Tu le sauras, ma tourterelle. »
Alors de sa jeune escarcelle
Sortit son âme en grand délit,
Qui fit sortant un petit bruit,
Fort approchant du doux murmure
De petite chute d'eau pure:
Ainsi Camille trépassa.

La bataille recommença,
Mais avec plus grande furie,
Chacun visant à la tuerie.
D'Évandre les chevau-légers,
Soutenus par des cuirassiers,
Secondés des troupes Troyenne,
Des légions Étruriennes,
Des Pyrgiens, des Mantouans,
Des Tyrrhéniens et des Toscans,
Marchent serrés droit aux Itales
Pour leur lâcher des décrétales ;
Les rabrouer sur leur palier,
Les enterrer dans leur fumier,
Et, les suivant jusqu'en leur ville,
Les envoyer après Camille.

Obéissant à l'ordre de Diane, Opis lance la flèche qui perce Arruns. (836-867)

Opis, ayant vu le trépas
Qui du roi faisait l'embarras,
Dont ses sujets perdaient le crâne,
Se souvint alors de Diane.
Soupirant trois fois de douleur,
Elle dit ces mots de bon cœur :
« Ah I nymphe si belle et si blanche,
Vous en tenez donc dans la hanche !
Quoi ! pour avoir escarmouché,
Peut-être de trop près mouché
Quelques chefs des troupes d'Énée,
Vous en serez donc mal menée,
Vous en perdrez tous ces attraits,
Cet embonpoint et ce teint frais
Qui font les plaisirs de Diane !
On vous mettra dans une manne
Pour aller boire à sa santé
Un peu d'eau du fleuve Léthé,
Afin de perdre la mémoire
De I'immortelle et belle gloire
Qu'a mérité votre valeur.
Parbleu ! j'aurai bien du malheur ;
Du guignon ou de la disgrâce,
Si Jupin ne me fait la grâce
De me venger à plein collier
De ce drôle d'aventurier.
Si l'assassin n'en a dans l'aile
D'une manière assez cruelle,
Je dis nargue de tous les dieux,
Et demain je quitte les cieux
Pour me venger de cet outrage,
Dussé-je perdre un pucelage
(La fille en a toujours trop d'un ;
L'avoir est un fait peu commun:
Il faut faire comme les autres),
Disons de bonnes patenôtres,
Pour que l'infâme meurtrier,
Qui brusquement vient de souiller
Sa main du sang de cette fille,
Périsse aux yeux de sa famille.
Mais chut ! j'aperçois le gaillard
Qui s'est écarté par hasard ;
Il va trouver de la besogne,
Ou je veux être une carogne. »

Près de là, dans un vert coteau,
Était de Dercène un tombeau,
Du Laurentin l'un des monarques,
Ce que l'on reconnut aux marques
Qui d'épitaphes lui servaient,
Et dans le caveau paraissaient.
Du premier vol cette déesse
Sur ce tombeau posa la fesse,
Guettant Aronce qu'elle vit,
À qui tout d'abord elle dit:
« Viens vers Opis, approche, infâme,
Qui viens d'une si belle trame
De couper pour jamais le fil !
Si tu vois jamais ton chenil,
Je veux reprendre chair humaine,
Et de mourir être en la peine.
Camille périt sous tes coups,
Mais ton sort n'en est pas plus doux.
Va barboter dans la poussière,
Traître, de la même manière
Que cette fille barbota,
Quand ta fureur la culbuta. »
À ces mots, prenant une flèche.
Dans l'instant elle la dépêche
Tout au travers de ses boyaux ;
Ce qui de ses esprits vitaux
Dérangea toute l'harmonie,
Déconcerta l'économie,
Bref le mit au rang des défunts,
Le séquestra des importuns
Dont l'affluence dans ce monde
Est grande, et dans tous lieux abonde.
Après ce coup détale Opis
Pour se rendre dans son taudis,
Toujours dans la même voiture
Et reprenant la même allure.

La mort de Camille entraîne la débâcle des Volsques et des Rutules. Informé par Acca de ces évènements, Turnus abandonne son embuscade. Enée franchit les défilés désormais libres et le suit de près. La nuit force les deux armées à camper sous les murs de la ville. (868-915)

De Camille les cavaliers
Prirent la fuite les premiers ;
Le reste fut dans le désordre,
Et ne put se remettre en ordre,
L'ardent Atinas consterné,
Le gros des troupes mutiné,
Tous se débandent vers la ville,
Et laissent le Troyen tranquille
Faire montre de sa valeur.
On ne voit partout que fureur,
Que désespoir et que carnage
Que morts, que clameurs et que rage.
La poussière sur les sillons
Vole à gros et noirs tourbillons,
Puis va s'engouffrer dans la ville,
Où l'on pleure et l'on plaint Camille.
Tous ceux qui bordaient les remparts,
Voyant venir tous leurs fuyards,
Faisaient des cris pleins d'épouvante.
Rien ne prouve mieux la tourmente
Qu'Éole fait en pleine mer,
Surtout au milieu de l'hiver,
Que ce qui se vit dans la plaine :
Les Latins, à perte d'haleine,
Gagnent les portes pour entrer,
Et pour un peu se calfeutrer
Contre la colère et la rage
Des Troyens faisant grand ravage
Dans leurs timides escadrons,
Alors composés de poltrons ;
Mais zeste, point de complaisance,
On les laisse là sans défense,
Crainte qu'on a que le Troyen
 N'entre par le même moyen.
Les femmes jettent des murailles,
Brandons ardents, rouges ferraiIles,
Cendres en feu, pièces de bois,
Huile bouillante et force poix :
On entend bien qu'elle est fondue,
Au moins faudroit-il être grue
Pour ne pas se l'imaginer.
Mais on a beau se démener,
Les vaillants réchappés de Troie
Parmi les feux cherchent leur proie,
Foncent partout avec vigueur,
Et partout vont semant la peur.
Turnus en reçoit la nouvelle
Par la messagère fidèle
De Camille, la triste Acca.
D'abord il entonne un grand ah !
« Ah ! j'en aurai raison, j'en jure,
Ou qu'on me mette à bas la hure.
Courons servir mon allié !
Détalez donc, vous gens de pied,
Et laissez là votre embuscade ;
Aux Latins on donne saccade,
Allons ! volons ! sans barguigner,
Voyons s'ils oseront guigner
Turnus secondé du Rulule.
Ne craignez pas cette crapule !
Vous les rangerez, je le dis,
Et je veux, si je m'en dédis,
Qu'à vos yeux la peste me tue.
Allons, soldats, qu'on s'évertue ! »
Turnus aussitôt décampa,
Et tout au plus court il coupa
Pour aller secourir l'Itale,
Pour lors dans un triste dédale,
Morts ou mourants, pris ou perdus,
De leurs membres d'aucuns perclus
Et tout en gros passés en gale.

Mais, pendant que Turnus détale,
Quitte l'embuscade et s'en va,
Le pieux Æneas entra
Dans les buissons et la ravine,
Gagna les fonds, puis la colline,
Se rendit maître des hauteurs,
Sans perdre que deux maraudeurs,
Qui, broussaillant pour faire bâfre, [bâfrer]
Attrapèrent une balafre
Qui les assomma tous les deux
Dans le plus fort du chemin creux.
D'un air hardi marchait Énée
Pour investir, cette journée,
La ville du roi des Latins,
À la barbe des Laurentins,
De Turnus et de sa séquelle
Qui s'en allait tout enjavelle,
Et que Tarcon menait des mieux,
Gîter où gîtent leurs aieux.
Tout en gémit, les fils, les pères,
Les cousines, tantes et mères.
Æneas et l'ardent Turnus,
De fort loin s'étant aperçus
Marchant en ordre de bataille,
Sans bagage ni valetaille,
À vaincre tous deux animés,
Sur-le-champ se seraient gourmés,
Si la nuit n'eût tendu ses toiles,
Tiré ses rideaux et ses voiles,
Ce qui leurs désirs arrêta,
Et pour un temps les détracta.

Ma foi ! tandis que dans sa tente
Chacun, au gré de son attente,
Va prêter ses yeux au sommeil
Jusques au retour du soleil,
Il faut, pour renforcer nature,
Que je prenne un peu de pâture,
Et que je boive quatre coups.
Autant, lecteur, en feriez-vous,
S'il vous en prenait une envie.
Morbleu ! des besoins de la vie
Je ne puis non plus me passer
Que femme de pot à pisser.


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