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LE VIRGILE TRAVESTI

par JACQUES MOREAU


@LIVRE IX

Iris, envoyée par Junon, presse Turnus d'attaquer le camp des Troyens pendant l'absence d'Énée. (1-24)

Tandis que le pieux Énée
Vogue au gré de la destinée,
Qu'Évandre rumine à loisir
Sur le sensible déplaisir
Qu'il a de voir sa géniture
Prodiguer sa jeune fressure
Aux coups d'un terrible ennemi,
Pour servir son nouvel ami,
Mais un ami né sans ressource,
Sans feu, sans lieu, gîte ni bourse,
Sans équipage, sans valet,
Sans rosse, bourrique ou mulet,
N'étant suivi, pour tout potage,
Que d'Achate, de bon parage,
Qui fut en tout lieu son tenant,
Son bras droit, son ami constant ;
Tandis que toute I'Arcadie,
Le Mantouan, la Lombardie,
Les Cériens, Étruriens,
Les Toscans et les Phrygiens ;
Enfin, tandis qu'en Italie
Chaque monarque a la folie
D'aller secourir le Troyen,
Junon sait trouver le moyen
D'exciter son bon ami Turne,
Tranchant pour lors du taciturne
Dans le bois d'un de ses aïeux,
Faisant le fond d'un vallon creux.
Junon de la voûte azurée
Fait descendre en cette contrée
L'aimable Iris portant beau teint,
Visage frais, air doux, serein,
Port de reine ou bien de Vestale,
Tant son port éclatant étale
De la pudeur le passe-port.
Mais laissons là son air, son port,
Afin d'écouter ce que chante
Cette ambassadrice touchante.
Sifflée, en pouvez-vous douter ?
Que diantre aurait-elle à chanter ?
À moins que Junon, en furie,
Ne s'en serve en espièglerie
Contre le prudent Æneas ;
De le berner n'est-on point las ?
Iris tire droit au bocage ;
Est-ce pour vendre un pucelage
À ce Turnus de frais tondu,
Sur l'herbe assis, dessus son cul ?
Non, car, après la révérence
Nécessaire en telle occurrence,
Elle lui dit : « Mon beau monsieur,
Je suis fort votre serviteur,
Je veux dire votre servante ;
Junon, des cieux la présidente,
S'offense de votre repos,
Et veut que vous cassiez les os
À ce Troyen à face blême,
Qui depuis longtemps fait carême.
ll a quitté tous ses vaisseaux,
Son camp, ses troupes, ses drapeaux,
Et doit être à la cour d'Évandre :
Turnus, allez, courez le pendre ;
Prenez la poste et, de ce pas,
Partez pour lui rompre les bras
Ou lui mutiler une jambe.
Vous êtes frais, dispos, ingambe,
Hardi, vigoureux et vaillant…
Mais non, allez brûler son camp,
Comme on fait un nid de chenilles ;
Saisissez-vous de ses guenilles,
De ses poulets, ses chapons gras… »
Turnus, alors, mit chapeau bas
Pour haranguer cette Lucrèce.
Elle, aussitôt, tournant la fesse
Vers la céleste région,
Fit, en partant, un demi-rond, [un arc-en-ciel : ingentem arcum, 15)
Et gagna la voûte azurée
Quasi comme une écervelée,
Tant elle partit brusquement.

Turnus, dans le même moment,
La connut pour I'ambassadriee,
Et le réservoir de malice
De la furieuse Junon.
« Arrêtez donc, petit trognon,
Lui dit le prince solitaire,
Vous qui de ce beau luminaire
De la terre comme des cieux,
Tenez cet éclat radieux
Qui vous fait, sur les autres astres,
De cette voûte les pilastres,
Briller d'un feu toujours nouveau.
Revenez donc, friand morceau,
Dire qui vous a fait descendre
Dans ce vallon pour me surprendre.
Est-ce la déesse Junon ?
Ou Jupin ? pour celui-là, non :
Ce serait pour moi trop de gloire,
Si j'avais place en sa mémoire.
Venez donc, divin arc-en-ciel,
Venez me raconter sans fiel
Si je dois prendre à bon augure
Votre discours à ma figure.
À tout hasard, dans cet instant,
J'obéirai, mais promptement. »
Ces mots dits, il fit sa prière [multa deos orans, 24)
À sa coutume, à sa manière.

Turnus ne parvient pas à entrer dans le camp des Troyens (25-68)

Puis il fit marcher ses soldats,
Ses équipages, ses goujats,
Son suisse à barbe retroussée,
Fit aiguiser sa grande épée,
Tripoliser ses boucliers
Et décrotter ses deux souliers ;
De plus endossa sa cuirasse
Pour épargner à sa carcasse
Coups d'estocs ou bien d'espadons.
Ensuite il vit ses bataillons
Et fit après marcher l'armée,
Tremblante, et de crainte alarmée,
D'aller à la gueule des loups
Risquer de gagner mille coups.
Messape menait I'avant-garde, [Messapus primas acies, 27]
Portant en main sa hallebarde ;
Les deux Thyrée alors étaient
Au corps de réserve, et marchaient,
Tous deux couverts de leurs rondaches ;
À l'arçon ils avaient des haches
Qui coupaient ce qu'elles voyaient
Et qui personne n'épargnaient.
Partout éclatait la dorure,
Le passement et la guipure,
Le clinquant et le gros velours,
La peau de tigre et la peau d'ours.
Caïque, voyant la poussière,
Cria d'une voix meurtrière :
« Au voleur ! au feu ! mes amis ;
Troyens, voici les ennemis !
Sur ces murs faisons les soudrilles,
Et laissons là ces pauvres filles
À qui nous ramageons l'amour ;
Elles auront bientôt leur tour. »
Les uns, d'une mâle assurance,
Prirent, pour faire résistance,
Des broches, pelles et fourgons,
Pinces, chenets, fourches, fourchons.
D'autres, au lieu de pot en tête,
D'un poêlon faisaient une crête.
Ceux-ci, d'une arquebuse à croc,
Qu'autrefois ils eurent en troc
De quelque habitant de Carthage,
S'étaient armés pour faire rage.
On voyait jusqu'aux margajats [petits garçons]
Prendre des faux, des coutelas ;
Tous marchèrent sur les murailles,
Et tracèrent les funérailles
Des Itales suivant Turnus,
Gens estimés moins que bibus.
Baste, les Troyens se postèrent,
Sur leurs remparts se retranchèrent,
Même pour garder leurs vaisseaux
Firent des ouvrages nouveaux.
Turnus avec ses chefs s'avance ;
Vingt cavaliers, porteurs de lance,
Marchaient après les commandants,
Faisant les braves, les fendants.
Or ce Turnus, ne vous déplaise,
Était monté, fort à son aise,
Sur un cheval marqué de blanc, [maculis albis, 49]
À petite tête, à gros flanc,
Vulgairement appelé pie,
Qu'il fit venir d'Éthiopie,
Et qu'un fripier à bon marché
Avait de tout point harnaché.
Ce n'était pourtant qu'une rosse
Qui longtemps traîna le carrosse
De feu son oncle ou son cousin,
Tant y a qu'il était roussin.
Avec sa petite cohorte,
Que I'ardeur de voler emporte,
Il va jusqu'aux murs des Troyens
Pour essayer par quels moyens
Il pourrait entrer dans la ville ;
Mais le commandant, homme habile,
En avait bouché tous les trous,
De peur d'y voir ces loups-garous.
Lors Turnus, dans cette équipée,
Resta, dans la main son épée,
Au pied du mur, aussi piteux
Qu'une poule qui perd ses œufs.
Imaginez-vous, je vous prie,
Un loup près d'une bergerie, [pleno lupus insidiatus ovili, 59]
Mourant de faim près d'un gibier
Restaurateur de son gosier
Et de son estomac avide ;
Là, comme la faim est son guide
Et qu'il ne peut la contenter,
On le voit hurler et gratter
Pour, s'il se peut, rompre le plâtre ;
Il s'escamote aux yeux du pâtre,
Cherchant l'endroit le plus obscur
Pour se faire un jour dans le mur ;
Mais, sa tentative étant vaine,
En hurlant il reprend la plaine
Ainsi le prince Rutulois,
De colère étant aux abois,
Pissa dans ses larges culottes,
En remplit une de ses bottes,
Puis l'ôta pour en renverser
Ce que d'eau s'y put amasser.
Il eut beau frapper à la porte
Et jurer « Le diable m'emporte,
Si je ne vous fais tous périr ! »
Au diable qui voulut ouvrir.

Alors Turnus se prépare à incendier les navires des Troyens, ignorant qu'ils étaient protégés par Jupiter. (69-76)

Ce Turnus, de honte et de rage,
Piqua des deux vers le rivage,
Pour mettre voiles en lambeaux
Et pour brûler tous les vaisseaux.
Aussitôt la cavalerie,
Se joignant à l'infanterie,
La torche en main ou le tison,
Allait tout réduire en charbon.

C'est ici, babillarde muse,
Que l'on va me croire une buse
Si je ne fais bien le récit
De la cause qui suspendit
Dans ce temps si proche incendie,
Laquelle aurait privé de vie
Les Troyens et leur général,
De la ruse l'original.
Aimé de Dieu, craignant le diable,
Homme d'honneur et raisonnable:
C'est le dévot père Æneas,
Le roi des pieux, des béats,
Connu partout pour un cœur tendre,
Qui pour lors était chez Évandre,
Au-dessus du mont Palatin,
Ignorant que le Laurentin
Lui taillait terrible croupière.

Jadis Cybèle avait obtenu de Jupiter la promesse que les vaisseaux d'Énée, construits avec les pins du mont Ida, deviendraient des divinités marines. (77-106)

Muse, dis-moi donc la manière
D'entrer dans ce récitatif
D'un air contrit, d'un ton plaintif.
N'ai-je pas lu, petite belle,
Qu'autrefois madame Cybèle,
Mère des dieux, du grand Jupin,
Et protectrice du sapin,
Lui fit un jour celle harangue ;
Saurais-je dire en quelle langue ?
Non, car je ne le sais pas bien,
Ma foi, je n'en dirai donc rien :
« Mon fils, des cieux Ie roi, le maître,
Vous me voyez ici paraître
Au pied de votre tribunal.
Ce n'est pas pour vous faire mal ;
Le mal que je vous veux m'arrive,
M'étant arrivé qu'il s'en suive
Que je sois accablé de maux,
D'ennuis, de soucis, de travaux !
Or sus, sans tant de préambule,
J'ai fait bâter exprès ma mule
Pour venir dans votre palais
Implorer une grâce… Mais
Vous avez tout I'air d'un Jocrisse,
D'un homme outré de la jaunisse,
Vous êtes pâle et tout défait ;
Mon fils, qu'est-ce qu'on vous a fait ?
Vous avez la mine effarée.
Junon, de quelque échauffourée
Vous aurait-elle régalé,
D'un coup de son bec affilé ?
Aurait-elle, en femme jalouse,
Disputé les droits de l'épouse,
Ou bien contrôlé votre front
Au coin d'un insouffrable affront ?
Quand la femme a la carte blanche,
Souvent elle prend sa revanche ;
Si l'époux porte ailleurs ses vœux,
Elle sait éteindre ses feux,
Et l'on voit que, pour l'ordinaire,
Le premier venu fait l'affaire.
Reprenez donc un air plus doux,
Il est assez de fous sans vous ;
En faveur d'une bonne mère,
Laissez donc là votre colère,
Et, favorable à mon discours,
Écoutez-en bien tout le cours.
J'avais jadis sur éminence
Une forêt de conséquence,
De sapins, que j'aimai longtemps.
Par charité depuis un temps,
C'est-à-dire de cette année,
J'en fis un don au brave Énée,
Prince Troyen, grand amateur
De lauriers, de gloire et d'honneur.
De ces sapins (fors la calotte),
Il en fit bâtir une flotte
De plus de cinquante vaisseaux,
Pour se promener sur les eaux,
Et pour, de contrée en contrée,
Mener sa troupe délabrée
Chercher asile en quelque port,
Contre l'injustice du sort,
Et votre quinteuse d'épouse,
Qui voudrait dans une belouse [mettre dans une blouse ; mettre en prison]
Amasser Troyens sur Troyens.
Ou les mettre dans les liens.
Or donc, mon fils, je vous supplie
(En ce cas, ce n'est pas folie,
Mais c'est sagesse assurément)
Que jamais petit ou grand vent,
Que jamais la grêle et l'orage,
Que jamais longueur de voyage,
Que jamais écueils ni rochers
Ne fassent tort à ses nochers,
À ses vaisseaux, à ses cordages,
À ses voiles, à ses bagages,
Aux soldats qui seront dessus.
Que vous dirai-je enfin de plus ?
– Parbleu, qu'auriez-vous à me dire ?
Lui dit Jupiter, dans son ire :
Vous demandez suffisamment
Pour en avoir contentement ;
Cette demande m'embarrasse,
Me met en peine, et me tracasse.
Y songez-vous de bonne foi ?
Quelle estime aura-t-on de moi
Si je vous fais cette corvée
Pour votre bon messire Énée ?
Quoi donc, les vaisseaux d'un mortel
Jouiront d'un droit d'immortel ?
Je mériterais qu'on me berne,
Si jamais telle baliverne
Échappait à messer Jupin
En faveur de votre sapin.
Cependant, pour ne pas déplaire
À ma mère si débonnaire,
Je veux bien vous les conserver
Et de danger les préserver :
Quand ils auront fini leur course,
Qui sera de l'une à l'autre Ourse,
J'en ferai des divinités [jubebo esse deas magni aequoris, 101]
Pleines de grâces, de beautés,
Comme la nymphe Galatée,
Et Doto, fille de Nérée.
Faut-il jurer mon grand juron
Par le fleuve du Tibre ? Non,
Mais par le Styx je ratifie
Ma promesse, et je certifie
À votre ami, sire Æneas,
Que ses vaisseaux seront là-bas
Un jour de fringantes pucelles,
Des Naïades, des demoiselles
Du Tibre et du pays Latin,
En dépit du fier Laurentin. »
Ce discours dit tout d'une traite,
Jupin fut se mettre en retraite
Entre deux draps dans un bon lit,
Où je ne sais pas ce qu'il fit.

Cybèle fait que les vaisseaux sur le port soient métamorphosés en nymphes. (107-125)

Or voici donc cette journée
Tant promise au beau sire Énée.
Quand Cybèle aperçut Turnus,
Elle cria du ciel : « Abus ;
C'est bien à toi, pauvre figure,
De faire à mes sapins injure,
Toi, général des Myrmidons,
Des Rutulois, tous granda coïons !
Tu brûlerais, je t'en assure,
La mer, plutôt que la brûlure
S'attache à ces vaisseaux sacrés,
De nos dieux mêmes révérés.
Vous Troyens, n'ayez plus d'alarmes,
Courage ! allons, laissez les armes :
Je vais ranger ces fiers-à-bras,
D'un seul mot je les mets à bas.
Je vous venge de leur injure,
Par une ample déconfiture
De leurs chefs et de leurs soldats,
De leurs marmitons, leurs goujats.
Çà ! pas tant de cérémonie ;
Vaisseaux, changez-vous, je vous prie,
En Naïades, dans ce moment,
Et m'obéissez promptement. »
Chaque vaisseau rompit son câble,
Quitta son ancre avec le sable,
Et parut Nymphe sur le port,
Ce qui Turnus étonna fort.
Il en eut mal à la poitrine,
Messape en retint son urine,
L'aîné Thyrée et son cadet
Vidaient en ce temps le godet ;
Le godet en tomba par terre,
Avec un beau flacon de verre,
Lesquels se trouvant fracassés,
Ils en eurent un pied de nez.
Le Tibre en arrêta sa course,
Et remonta jusqu'à sa source ;
Bref, tout compté, tout rabattu,
Le camp en fut fort abattu.

Le prodige n'arrête pas Turnus qui prévoit d'attaquer leur camp pendant d'Énée est chez Évandre. (126-175)

Le seul Turnus, loin de s'abattre,
Excitait ses gens à se battre
À peu près de cette façon :
« Amis, il faut avoir raison
De cette vagabonde troupe
Et la priver de manger soupe
Un jour dans le pays Latin.
Il faut se lever plus matin
Que ne fait leur bon père Énée,
Qui dort la grasse matinée
Chez Évandre, au mont Palatin,
Pour attraper le Laurentin.
Armez-vous, troupes Laurentines,
Rutuloises et vous Latines,
Allons noyer tous ces cafards,
Ces Troyens, ces francs Jacquemarts.
Ces lâches n'ont plus d'espérance
De s'échapper en assurance :
Ils sont privés de leurs vaisseaux.
Et renfermés dans leurs travaux.
Allons en faire un cimetière,
Leur faire mordre la poussière,
Les chasser de leurs boulevards,
Les assommer sur leurs remparts.
Point de pitié, mais grand carnage,
N'épargnons le sexe, ni l'âge ;
Tuons, massacrons, violons,
Brûlons, saccageons et pillons.
Soyons donc tous leur rabat-joie,
Et montrons-leur, ainsi qu'à Troie,
Que, pour les régaler d'un bal,
Il n'est pas besoin de cheval,
Ni de s'enfermer dans son ventre :
C'est en plein jour qu'il faut que j'entre
Dans le fort de ces fanfarons,
De ces bannis, de ces larrons.
Qui d'entre vous m'aime me suive ;
Des Grecs c'est une récidive,
Pour ces scélérats, ces Troyens,
Plus que filous, plus que vauriens.
Mais la nuit vient, allez repaître,
Et demain, sans aucun peut-être,
Je leur donnerai tout de bon
Et l'aubade et le carillon. »

Cependant le fameux Messape
Près du mur disposait la sape ;
Par ploton il serra le fort,
Et se retrancha vers le port.
Quatorze Rutulois en nombre [bis septem, 161]
Observaient les remparts à l'ombre ;
Chacun d'eux avait cent soldats,
Aguerris et faits aux combats,
Tous habillés à la Romaine.
Mais maîtres en fait de fredaine ;
Ils se relevaient tour à tour,
Allant, à la gueule du four,
Prendre un petit pâté pour boire,
Afin d'étourdir leur mémoire
Sur les desseins du lendemain.
Ils se donnaient de main en main
Du meilleur vin à tasse pleine.
Ainsi réchauffaient leur bedaine,
Dans les ténèbres de la nuit,
Les Rutulais faisant qrand bruit.

La dolente troupe Troyenne,
Près de la région moyenne,
De ses remparts de haut en bas,
Des ennemis suivait les pas.
Cependant le sage Mnesthée
Disposait sa troupe hébétée
Sur les angles des boulevards,
Chacun dessous ses étendards.
D'autre côté, le fier Séreste,
N'ayant pour habit qu'une veste
Pour être léger et dispos,
Ne se donnait aucun repos.
Après avoir à la sourdine
Sous le donjon fait une mine,
Il mit ses soldats près des murs,
Dans les endroits les plus obscurs.

Pendant la nuit, Nisus et Euyale proposent à Iule d'aller prévenir Énée. (176-313)

Le preux Nisus gardait la porte. [Nisus erat portae custos, 176]
Peste ! il n'avait pas la main morte :
S'il assaisonnait un soufflet,
C'était bien pis qu'un gantelet ;
Il était friand de la lame,
Des Troyens gardait l'oriflamme,
Et savait lancer javelots
Bien mieux que tous les Lancelots. [Lancelot-du-Lac, un des chevaliers de la Table ronde]
Ida, la nymphe chasseresse,
L'avait au Troyen, par tendresse,
Pour une reprise d'amour
Donné pour marque de retour.
Près de lui le jeune Euryale,
De qui la belle bouche exhale
Odeur qui vaut bien l'ambre gris,
Le baume qu'on fait à Paris,
Celui qu'on trouve en Allemagne,
À Rome, au pays de Cocagne,
Je veux dire dans le Pérou,
Ou dans la ville de Trévoux, [siège d'une académie de pères jésuites]
Ville à présent de conséquence,
L'un des bureaux de la science,
Une boutique à beaux écrits,
Le réservoir des beaux esprits,
Et la célèbre Académie
Des sciences rimant en mie ;
Enfin I'Athènes de nos jours.
Mais retournons à mon discours,.

Près de Nisus en sentinelle,
Était ce miroir de pucelle,
Ce mets délicat en amour,
Friand, dodu, mais fait au tour,
Et plus blanc qu'une jeune fille,
Peut-être héritier de famille.
Il était doux comme un mouton,
N'avait point de barbe au menton,
Jouait de la basse de viole
Plus vite que ne part Éole,
Du fifre, du psaltérion, [instrument à 13 cordes]
Du luth, du manicordion ; [instrument à clavier à 70 cordes]
Il tirait bien une arquebuse,
Savait mieux boire à la Méduse,
Chanter, danser, fesser son vin, [vite expédier son vin]
Sans faire tort à son prochain.
L'un sous l'autre gardait la porte,
De peur qu'aucun soldat ne sorte.
Cet Euryale et ce Nisus,
Tous deux ennemis de Turnus,
S'aimaient, dit-on, à la folie,
Et s'étaient pour toute la vie
Juré cette tendre amitié.
Considérant avec pitié
Le sort de leurs compatriotes,
Prêts à ne jamais porter bottes,
Prêts à ne plus manger de pain,
Prêts à mourir le lendemain,
À son ami, d'une voix forte,
Nisus parla de cette sorte :
« Je sens dans le fond de mon cœur
Certains transports, certaine ardeur,
Qui, sur ma foi, n'est pas de paille.
Je vois qu'il faut que je chamaille,
Et que je fasse aux Rutulois
Sentir un peu quel est le bois
Dont je me chauffe en ma colère.
Quoi ! ce Turnus nous vitupère !
Et, tout ainsi qu'un marmouset,
Nisus gardera le tacet ?
Non, non, je veux chez le Rutule
Faire aujourd'hui ferrer ma mule, [faire du pillage]
Jouer du bâton à deux bouts [bâton ferré à chaque extrémité]
Et le percer de mille trous.
Son camp regorge de silence ;
D'ivrognes: ergo, sans défense :
Voici le temps, le lieu, le jour,
Que je dois faire un maître tour.
Nos Troyens demandent Énée:
Que je ferais bonne journée
Si je pouvais, par ce ravin,
Aller droit au mont Palatin !…
– Me prenez-vous pour un Jean-fesse,
Dit Euryale en sa détresse,
Pour un chétif cogne-fétu,
Pour un gars de crainte abattu,
Moi qui ferais le diable à quatre
Si tout seul vous alliez vous battre
Contre si maigres paladins
Pour la plupart George Dandins ?
Non, non, Nisus, mon digne père,
Aussi bien que ma belle-mère,
Ne m'ont pas donné ces leçons,
En me donnant des caleçons !
Ne m'ont-ils pas fait voir la guerre
Des Grégeois contre notre terre ?
Ai-je souffert un démenti
Depuis que je suis le parti
D'Æneas, notre capitaine
(Dont nos dieux gardent la bedaine) ?
Ne craignant la mort, ni les fers,
Avec vous j'irais aux enfers.
Mais attendez, que je ne mente,
Si, pour visiter Radamanthe,
Je me sens assez de valeur !
Parbleu, les diables me font peur !
Je crains surtout ce chien Cerbère,
Sa figure me désespère
Et ses trois têtes me font peur l
Ma foi, c'est un porte-malheur
Qui me chagrine et qui m'altère :
Je le crains bien plus qu'un panthère,
Qu'un crocodile ou qu'un dragon
Du régiment de Fimarcon,
Qu'un rhinocéros en colère,
Qu'un scorpion ou qu'une vipère,
Qu'un chat-huant, qu'un escargot,
Enfin que la pâle Margot,
Quand, en plein jour ou sur la brune,
Le croissant ou la pleine lune
Vient lui décolorer son teint
En faisant fleurir son jardin.
Mais, baste, je veux bien vous suivre,
Et partout avec vous poursuivre
Ces infâmes Italiens
Si fort ennemis des Troyens.
Vous raisonnez fort à votre aise,
Et me prenez pour un Nicaise,
De me croire tel sentiment
Qui vise à votre détriment.
– Chez moi vous flairez comme baume, [vous êtes en bonne odeur, j'ai haute opinion de vous]
Lui dit Nisus, tenant son heaume,
Et vous y flairerez toujours
Jusques à la fin de vos jours.
Mais quel malheur pour votre mère,
Et quelle douleur plus amère,
Si l'on allait occir son fils
En passant chez nos ennemis !
Si Turnus, de sa hallebarde,
En vous prenant pour une outarde,
Allait mettre un si joli corps
Loin des vivants, au rang des morts !
Gardez-vous de cette folie,
Et conservez si belle vie
Pour vous voir un jour le soulas [la consolation]
De notre bon père Æneas.
Pour moi, je vais faire curée,
Ou tout au moins galimafrée, [fricassée de vieux restes de viande]
Parmi ces poltrons de Latins,
Associés aux Laurentins…
– Je crois que Nisus se brimbale [se moque, se soucie peu]
Du pauvre petit Euryale,
Dit ce jeune homme ; sur-le-champ
Avec vous j'irai dans le camp
Malgré le fer, les pétarades,
Les horions, les mousquetades,
Malgré mère, malgré parents,
Malgré vous et malgré vos dents. »
Ils appellent du corps de garde : [vigiles excitat, 221]
D'abord parut un hallebarde,
Un sergent faisant l'important,
Pour les relever à I'instant.
Alors, dans la machine ronde,
Ou bien dans l'un et l'autre monde,
Chacun ne songeait qu'au sommeil,
Attendant monsieur le soleil.
Là, Mnesthée et le fier Séreste,
Avec des généraux le reste,
S'étaient assemblés au réveil
Pour tenir entre eux le conseil.
Nos deux compagnons de fortune,
Brûlant d'une ardeur non commune
D'exercer leurs mains et leurs bras,
Se présentèrent chapeaux bas,
Introduits par le prince lule,
Ennemi juré du Rutule.
Le fils d'Hyrtace ainsi parla.
Hyrtace, dira celui-là,
Ce nom n'est pas sur ma tablette.
Était-il enfant de la brette,
Adroit dans l'art de s'escrimer ?
Savait-il comme il faut gourmer
Un ennemi dans l'occurrence ?
Jouait-il du dard, de la lance ?
D'honneur, je ne le connais pas,
Virgile erre donc dans ce cas…
Peste soit de cet homme ignare !
Importun n'est pas meuble rare,
 Je le connais dans celui-là.
Le fils d'Hyrtace ainsi parla :
« Tout le camp a fait la débauche,
L'un dort à droite et l 'autre à gauche,
Tous empiffrés de leur bon vin ;
On a beau sonner le tocsin,
Et beau crier : "Aux armes ! tue !"
Diable l'un qui paraît en rue,
Tant ils sont tous ensommeillés !
Pour nous, qui sommes éveillés,
J'ai remarqué par où les prendre,
Et j'en veux tout au moins pourfendre
Un demi-cent avant soleil,
S'il plaît à messer le conseil.
Ne voyez-vous pas la fumée
Qui sert d'embuscade à l'armée ?
Laissez-nous prendre le devant ;
Tous deux vous répondons d'un cent,
Et du par-dessus, je vous jure,
Sans qu'on nous fasse aucune injure :
Ce n'est pas par témérité,
Messieurs, mais c'est la vérité.
Nous irons dedans Palantée,
Chargés de butin, près d'Énée,
Notre resplendissant Seigneur,
En qui gît bonne âme et bon cœur,
Après avoir fait grand carnage
De ces gens faits au brigandage,
De ces infâmes Laurentins,
De ces paltoquets de Latins.
– O dieux ! dit le bonhomme Aulète,
En son temps vigoureux athlète,
Dieux tutélaires des Troyens,
Bons soldats et bons citoyens,
Vous en voulez garder la race,
Pour qu'elle mette à la besace
Le roi Turne et ses Rutulois,
Plus grands sorciers que I'Albigeois,
Plus maudits, plus acariâtres,
Plus mutins, plus opiniâtres
Que ne furent jamais les Grecs
Qui nous ont tant fait voir d'échecs.
Puisque gens si pleins de courage
Ne veulent pas rester en cage
Et demandent la clef des champs
Pour massacrer nombre de gens,
Braves enfants, notre défense,
Je vous promets pour récompense
À chacun un habit tout neuf
De drap d'Espagne ou bien d'Elbeuf,
À chacun deux pipes d'Hollande
Avec une belle houppelande,
Un chapeau garni de rubans,
Une paire de très beaux gants,
Une magnifique cocarde
Avec deux barils de moutarde,
Mais de moutarde de Dijon,
Bonne à servir sous le pigeon,
Le bœuf et les autres volailles.
Si vous assommez ces canailles ;
Puis Ascagne point n'oubliera,
Quand une fois il se verra
Grand comme son père et sa mère,
De vous donner votre salaire. »
Cela ne fut pas plus tôt dit
Que le prince lui répondit :
« Amenez-nous mon père Énée,
O jeunesse trop fortunée
D'avoir la bride sur le cou
Et de courir tout votre soûl !
Ramenez donc la révérence
De ce papa dont la présence
Fera miracle dans ces lieux,
Sera salutaire à nos yeux,
Nous empêchera de nous pendre ;
Nous sommes constipés d'attendre.
Deux godets d'argent vous sont hoc, [vous sont assurés]
Et mon sabre gisant au croc ;
Deux trépieds, une tasse antique,
Deux talens de bonne fabrique
Dont me fit présent autrefois
La reine des Carthaginois ;
Un bougeoir et des allumettes,
Des cure-dents, des castagnettes,
Un fusil qui tire deux coups,
Et d'un bon onguent pour les poux.
Si je possède l'Italie,
Vous aurez un plat d'ambroisie
Avec six bouteilles de vin
Uu meilleur du pays Latin ;
De Turnus vous aurez la pie,
Plus une bonne baronie ;
Enfin, vous serez dans ma cour
Mon écuyer cavalcadour. [celui qui commande l'écurie des chevaux servant aux princes]
Pour vous, généreux Euryale.
Permettez que je vous régale
Pour lors d'un aimable tendron
Pour occuper votre brandon ;
Plus, d'un jeu complet de neuf quilles
Fait par autant de jeunes filles ;
Enfin, vous saurez mes secrets,
Mes aventures, leurs progrès,
Et vous aurez ma confidence,
Ou que je crève à la potence. »
Ce prince, pétri de bonté,
Prit son sabre de son côté,
Et de sa main tant libérale
Le mit au côté d'Euryale.
L'exemple valut à Nisus
Un éloge des plus diffus,
Avec de magnifiques armes
Qu'Aulete, qui fondait en larmes,
Lui troqua, pour un cas pareil,
Tout au beau milieu du conseil.
Il eut encor deux baïonnettes,
Et pour sa barbe des pincettes,
Avec deux beaux et grands couteaux
Achetés dans Châtelleraux.
Après, il le prit par la tête,
Et d'un baiser lui fit la fête ;
Mais, pour le vin de l'étrier,
Au diable le moindre estafier
Qui vint leur présenter à boire
Avant de courir à la gloire !
Munis chacun d'un havresac,
D'une pipe et de bon tabac,
D'une gourde de Malvoisie,
D'une autre de fine eau-de-vie,

Nisus et Euryale partent et traversent le camp des Rutules qui, ayant trop bu, sont endormis ; ils en font un grand carnage. (314-366)

Tous deux, portant le nez au vent,
S'acheminèrent vers le camp
À la faveur d'une nuit sombre.
S'ils appréhendèrent leur ombre,
C'est ce que ne dit pas Maron,
Cependant il eût été bon
De savoir cette minutie
À fond comme en superficie,
Car la peur ne dénote pas
Un homme fait pour les combats.
Mais passons cette bagatelle,
Et suivons notre kyrielle.
Arrivés qu'ils furent au camp,
Dieu sait s'ils prirent le montant.
Rhamnès, dormant fort à son aise
Sur deux coussins dans une chaise,
Fut d'abord estramaçonné
Et tous ses gens espadonnés
Par le valeureux Euryale,
Qui de rang en rang se signale.
Un écuyer du grand Rhérnus
Lui même, Lamyre et Lamus,
Furent aussi, de compagnie,
Dans le pays de l'autre vie.
Hébèse, Abarys et Fœdus,
Suivis de Sarron et Rhétus,
Furent conduits dans la nacelle
De Caron, dont aucun n'appelle,
Et rendirent, avant mourir,
Le vin qui sut les étourdir.
Ce n'était que des dégueulades,
Des coups fourrés, des enfilades,
Des bras rompus, des haricots,
Autrement des brisements d'os ;
Le tout se faisait en cachette,
Tandis que Nisus, en vedette,
Examinait si tout ce bruit
Troublait le repos de la nuit
Que goûtait la gent Rutuloise
Aux bons Troyens si discourtoise.
On ne vit jamais tel fracas
De jambes, de têtes, de bras.
Nos deux amis se faisaient route
En mettant le camp en déroute.
Messape n'en fut pas exempt,
Dont il ne fut pas trop content,
Car il y perdit une aigrette
Qu'il eut de la reine Gilette,
Son casque et ses deux brodequins,
Sans compter deux cent six sequins,
Comptés, rangés sur sa toilette ;
Plus une belle cassolette.
Euryale avait pris encor
Un baudrier enrichi d'or,
Qu'autrefois le riche Cédique
À voit donné pour une antique
Au grand Rémule de Tibur.
Pour avoir bu son vin tout pur,
Ce Rémule, dans sa vieillesse,
Avait, pour signal de tendresse,
À son petit-fils fait un don
De ce baudrier de renom ;
Il fut après pris en bataille
Par la Rutuloise canaille.

Nisus, voyant pointer le jour,
Et sachant bien que le retour
Vaut quelquefois mieux que matine,
Fit cette courte sabbatine [harangue, comme les petites thèses soutenues le samedi]
À son fidèle compagnon :
« N'attendons pas notre guignon ;
Nous avons assez fait des nôtres,
Laissons le reste à faire aux autres,
Et cherchons le plus court chemin,
Afin d'aller prêter la main
À notre bon messire Énée,
Dont l'âme sera malmenée
Quand il saura le Laurentin
Prêt à lui ravir son fortin. »
Là-dessus se met en campagne,
Traversant ravin et montagne,
Notre couple de bons amis,
Dans leur dessein trop affermis.

Mais, au sortir du camp, Nisus et Euryale sont poursuivis par Volcens qui amenait des cavaliers à Turnus. (367-380)

Or trois cents chevaux de Laurente,
Troupe magnifique et fringante,
Venant au secours de Turnus,
De fort loin aperçut Nisus,
Et son camarade Euryale,
Qui faisaient les Jacques détale,
Tant ils se sauvaient promptement,
Pour tâcher de gagner le vent,
Afin d'escamoter leurs pistes
À ces diables de Latinistes.
Mais le mestre de camp Volcent,
Qui lui seul en vaut plus d'un cent,
Leur dit d'une voix de tonnerre :
« Qui vive ! en bons termes de guerre,
Où donc allez-vous si matin,
Picoreurs du camp Laurentin ? »
Comme un chien de Jean de Nivelle
Qui se sauve quand on l'appelle,
Nos deux jeunes braves Troyens
Se suivaient comme des ruffiens,
Poursuivis de Dame Justice
Pour quelque apparent maléfice ;
Ils se jetèrent dans les bois
Pour se dérober des grivois
Qui venaient leur donner la chasse,
Et se nantir de leur besace.
Nisus, son paquet sur son cou,
Courait plus vite que le loup
Parmi les bois et la bruyère,
Si bien qu'il se trouva derrière
Les ennemis, sur le terrain
D'Albe, où le piteux roi Latin
Tenait plus d'une bête à corne.
Il s'assit là sur une borne
Pour voir si son vaillant guerrier,
Son compagnon mâche-laurier,
Ne se trouverait pas en plaine.
Mais il avait bien autre peine :
Cet Euryale, ce mignon,
Dans le bois grattant son tignon,
Flairait de son ami la trace,
Portant, outre sa calebasse,
Un sac rempli de bon butin
Fait sur l'endormi Laurentin.
Mais, par lui la trace perdue.
Il ne vit aucune avenue
Pour éviter ces fiers matois
Qui le galopaient dans le bois.

Nisus a pu s'échapper dans un bois ; mais, voyant Euryale aux prises avec les Rutules, il les attaque, tue Volcens et, percé de coups, expire sur le cadavre de son ami. (381-449)

Ne voyant plus son Euryale,
Nisus de son côté détale
Par la broussaille et le buisson,
Et tomba presque en pâmoison
Lorsqu'il vit cet autre lui-même,
Tout morne et d'une couleur blême,
Prêt de tomber sous le tranchant
De ce mestre de camp Volcent
Ou bien de quelqu'un de sa troupe,
Qui lui serrait de près la croupe.
Ce pauvre diable était tombé,
Et sur-le-champ par eux gobé,
Oui, par cette maudite engeance
Dont il fit grande pénitence.
Diane Nisus invoqua,
Et dans ces termes s'expliqua:
« O toi, Déesse si commune,
Astre brillant, brillante Lune !
Qui des filles conduis les mois,
Et les déranges quelquefois,
Guide mon trait, ma javeline,
Contre cette troupe Latine
Qui remplit de meurtre ce bois,
Où souvent l'on entend la voix
De tes chiens, quand tu te délasses
Dans les doux combats de la chasse,
Ou près de ton Eudymion,
Suivant ta tendre affection,
Tu viens tenter, charmante Lune.
Quelque reprise sur la brune,
D'un certain jeu qui fait plaisir,
Calme souvent ardent désir,
Charme les sens, et donne en proie
L'âme et l'esprit tout à la joie. »
Aussitôt l'Itale Sulmon
Rendit l'âme par le poumon,
D'un trait lancé dans sa furie,
Ce qui fit grande fâcherie,
Quand de plus on vit que Nisus
Fit même régal à Tagus.
« Une telle déconfiture
Du jeu passe trop la mesure,
Dit Volcent, entrant en fureur.
Qu'on me darde ce suborneur,
Ce maraudeur de Feuillantines,
Cet effleureur de Laurentines,
Ce traître, ce lâche espion,
Cet eunuque, ce morpion. »
Il parlait du brave Euryale
Alors triste, pensif et pâle,
Ayant fait dans son culotin
Ce que I'on fait de grand matin,
Quand on a le ventre trop libre.
Ce brutal habitant du Tibre
Allait l'ouvrir de part en part,
Quand Nisus, toujours à l'écart,
Tout éperdu se mit à braire :
« Halte-là, dit-il, téméraire,
C'est moi qui mérite la mort,
Si tu crois que je t'ai fait tort
En envoyant dans l'autre vie
Ces deux Latins de compagnie.
Épargne ce pauvre garçon,
S'il te reste de la raison,
Et sache que, s'il est des vôtres,
C'est pour avoir été des nôtres. »
Cet orgueilleux chef de Volcent
Traversa cet adolescent
D'un coup de sabre par l'échine,
Dont il fit pitoyable mine.
Sa chute réveilla Nisus,
Qui de crainte était tout perclus.
Aussitôt ce Troyen s'élance
Sur cet escadron porte-lance,
Et, s'attachant à ce brutal,
À cet ennemi capital,
La main encore ensanglantée
Du sang de cet ami d'Énée,
Il le prit et le culbuta,
Le perfora, le souffleta,
Puis lui tira l'âme par force,
De dessous I'armet, faible écorce
Que ce pourfendeur champion
Portait de crainte d'horion.
Nisus, ayant pris sa revanche,
Se sentit frapper à la hanche
D'un grand coup qui le déhancha,
Et de ses jours le fil trancha.
Il se jeta sur Euryale,
Mais déjà son âme s'exhale,
Articulant, quittant son corps.
Le langage de tous les morts,
Dans l'instant qu'ils quittent la vie,
La plupart parlant en furie.
C'est ici que ton nourrisson
Muse, a besoin d'une leçon,
Voire de deux et davantage,
Pour chanter l'ardeur, le courage
De ces deux glorieux héros
Que vient de gober Atropos.
Heureux amis, vos destinées
En tout temps seront entourées
De plus de cent mille façons
Par tous les chanteurs de chansons,
Même dans le plus beau collège
De Louvain, Malines, Liége,
Vienne, Madrid, Londres, Paris,
Le séjour des Jeux et des Ris ;
On vous chantera dans Bruxelles,
Dans Orléans et dans Nivelle,
Dans Bourges, Narbonne et Rouen,
Dans Montpellier, Toulouse et Caen ;
Dans la ville et dans le village,
Chez le Maure et chez le sauvage,
Chez les princes et chez les rois
Et chez les habitants des bois.

Dans le camp des Rutules, on compte les morts et on soigne les blessés. (450-458)

Cette leste cavalerie,
Faite pour la piraterie,
Craignant le fer de l'ennemi,
Se débandait presqu'à demi ;
Mais, ne voyant venir personne,
Elle se range, elle s'arçonne,
Et tremblante arrive aux travaux,
Où le sang coulait à ruisseaux
Du remue-ménage nocturne
Qu'avaient, pour faire enrager Turne,
Fait nos Troyens chez l'ennemi,
Pendant qu'il était endormi.
Onc ne fut si grande épouvante :
La plaie était encor saignante,
Et partout le sang bouillonnait ;
Dans une tente on trépanait,
Dans l'autre on coupait une cuisse,
Ici l'on égorgeait un Suisse
Pour lui reculer le trépas ;
Là-bas on recousait un bras,
Ou l'on en mettait un postiche.
D'onguent Turnus n'était pas chiche,
Ou donnait du supuratif
À corbeille, et du lénitif,
La confection de jacinthe,
La thériac, le vin, I'absinthe,
Le vrai baume, l'onguent divin,
Les sirops et le brandevin,
Même l'onguent miton-mitaine, [qui ne fait ni bien ni mal]
Tout se délivrait là sans peine.
Les uns prenaient des vomitifs,
Les autres des confortatifs,
Bref, les apoticuli-flaires
Faisaient de terribles affaires:
Jamais tant de décoctions,
Et jamais tant d'émotions.
Messape, ayant mis ses lorgnettes,
Reconnut et prit ses aigrettes
Qu'il trouva parmi le butin
Qu'avait l'affamé Laurentin
Fait sur ses deux compatriotes,
Dont ils avaient eu lourdes bottes.
De Rhamnès l'avide héritier
S'appropria son baudrier ;
Enfin chacun eut de la joie
De retrouver ainsi sa proie
Et de reprendre ses bijoux
Sans risquer de gagner des coups.

Au lever du jour, les Rutules exposent aux yeux des Troyens, sur des piques, les têtes de Nisus et Euryale. (459-472)

Au retour de la belle Aurore, [jam prima Aurora spargebat terras novo lumine, 459]
Belle ! la serait-elle encore
Depuis qu'on chante sa beauté,
Ses traits, sa gracieuseté ?
Je la croyais garde-boutique,
Ou du moins une belle antique ;
À son retour, sire Apollon
Darda son plus friand rayon
Sur la surface de la terre.
Pour lors on vit effets de guerre,
Dont Turnus se fâcha si fort
Qu'en public il fit un effort ;
Par bonheur, il devint femelle,
Et ne fit point le philomèle,
Ou le rossignol, c'est tout un,
Dont l'air garde puant parfum.

Turnus et ses chefs s'assemblèrent,
S'étant assemblés, s'avisèrent
D'un spectacle digne d'effroi,
Qui surprit bien d'autres que moi.
Je veux brouter comme une chèvre,
Si je ne sens encor la fièvre,
En lisant le trait déloyal
De ce tyran, franc animal,
Ce qui le rendit méprisable,
Et des temps à venir la fable ,
Cet étrange spectacle était
Du Rutulois le plus adroit
Une invention endiablée
Pour emporter le fort d'emblée,
En intimidant les Troyens,
Tous bons sujets, bons citoyens.
Sur deux piques on leur étale
Et de Nisus et d'Euryale
Les deux têtes, dont les tronçons
Étaient restés dans les buissons
Où ces deux généreux gendarmes
Avaient subi le sort des armes.
En bataille on vit les soldats,
Au poing portant de fins damas,
Tous pris dans une débandade
De l'une ou de l'autre croisade:
Ils marchaient tous si fièrement,
Si gravement, si lentement
Qu'on eût dit, voyant cette marche,
Qu'ils allaient tous entrer dans l'arche,
J'entends dans l'arche des Troyens.
Pour entrer, il faut les moyens,
Ou du moins la clef de la porte ;
Pour la forcer, elle est trop forte.
Ces reclus sont sur leurs remparts,
Armés de pierres et de dards,
De chaudières d'huile bouillante,
Et chacun d'une torche ardente
Pour griller ceux des plus hardis
Qui voudraient forcer leur taudis,
Ou bien monter sur leurs murailles,
Pour pénétrer dans leurs tripailles.
C'est bien dommage que pour lors
Le canon n'était pas dehors
Encor du chaos de ce monde ;
Mais en place on avoit la fronde
Qui semait de bons gros cailloux
Sans respect au travers des choux :
Cela valait canons et bombes
Et faisait mille catacombes.
Sur des tours, près de leurs fossés,
Les uns paraissaient empressés
De venger ces têtes sanglantes
De leur désastre encor fumantes ;
D'autres, plus froids que des glaçons,
Se préparaient aux actions
Que leur annonçait cette armée.

Désespoir de la mère d'Euryale. (473-502)

Dans ce temps-là, la Renommée,
Cette fière bouche aux cent voix,
De ses cornemuses de bois
Ou de matière moins fragile,
Cornait partout dans cette ville
Et vint jusques au coin du feu
De la veuve, mère de feu
Le vaillant héros Euryale.
Elle était pour lors sans sa cale, [sans son bonnet]
À sa toilette se peignant,
Se décrassant, se minaudant.
À cette fatale nouvelle,
Qui ses déplaisirs renouvelle,
Elle sentit un grand frisson.
Apostrophant son nourrisson,
En hurlant jette sa quenouille,
Le baquet qui son filet mouille,
Et le fuseau sur le platras.
Que ne dit point, que ne fit pas
Cette mère tant forcenée !
Elle maudit cent fois Énée,
Le qualifia de cornu,
De fesse-mathieu saugrenu,
De fiacre et de poule mouillée. [cocher de fiacre]
Elle courait, échevelée,
Par la ville et sur les remparts,
Faisant trembler les boulevards
Par ses hurlements effroyables,
Et par ses sanglots pitoyables.
« Ah c'est donc là, mon cher enfant,
Dit-elle, sa tête voyant
De son corps ainsi séparée,
Dont elle était toute effarée,
C'est donc là le soutien tardif
Que ton bon père putatif
M'avait laissé pour ma vieillesse,
Moi qui trépassais de tristesse
Quand ce joli papa mignon
Te relevait ton cotillon
Pour te fesser dans ton bas âge,
Ce qui t'a fait si doux, si sage.
Tu me laisses à la gueule au loup,
Sans pitié, n'ayant pas un sou.
Et qui fera tes funérailles ?
Seraient-ce ces lâches canailles
Qui donnent ta tête aux corbeaux
Et ton corps aux autres oiseaux ?
Moi qui m'étais donné la peine
De te vêtir de tiretaine
Et d'étamine d'Amiens,
Où sont donc, hélas ! mes soutiens ?
Non, non, il faut que je te suive
Jusque sur l'infernale rive,
Et que je demande à Pluton
De te faire son marmiton,
S'il ne te veut chef de cuisine.
Hélas ! mon désespoir me mine,
Mes yeux se troublent, mon cerveau
Et mon esprit sont à vau-l'eau.
O toi, des dieux le vrai monarque,
Fais que je voie cette barque
Où doivent passer les humains !
S'il ne faut que graisser les mains
De Caron pour voir l'autre vie,
Il me reste un sou d'Italie
Pour tout vaillant, pour tout mon bien ;
Disons qu'il ne nous reste rien,
Le pré n'en vaut pas la fauchure,
Pour en étourdir la figure
Plus longtemps du maître des cieux,
Fais donc que je meure en ces lieux,
Et que, sur la rive infernale,
Je puisse embrasser Euryale.
Que faire parmi ces Troyens,
Puisque j'ai perdu mes soutiens ?
Ce que ces chiens de trouble-fêtes
M'annoncent, exposant leurs têtes,
Ce qui me pénètre le cœur
D'ennui, de chagrin et d'horreur.
Encore un coup, lance-tonnerre,
Détache-moi de cette terre ;
Et vous, citoyens malheureux,
Puissé-je mourir à vos yeux,
Vous qui me trouvez mère folle. »
Le prince Ascagne la console
Et lui fait présent d'un biscuit
Sortant du four de cette nuit ;
Puis il dit au menin Idée,
Au jeune Actor, pis qu'Asmodée,
De la mener dans son taudis.
Là, se trouvant sur son pouillis,
Elle fit fort la délabrée,
La folle et la désespérée,
Maudissant, comme auparavant,
Les Troyens, le sort et le camp,
Donnant au diable sire Énée,
Priam, Pâris, Ilionée.

Les Rutules attaquent les Troyens. (503-529)

Alors le cornet à bouquin,
La trompette et le tambourin,
Annonçaient par leurs sons terribles
Des décadences infaillibles.
L'air retentissait de grands cris,
Auxquels les Troyens ébahis
Firent répondre la cohue.
Les Volsques, faisant la tortue,
Marchaient pour ébaucher l'assaut :
C'est là, morbleu, qu'il faisait chaud !
Ils s'attachent aux palissades,
Aux murs à force d'escalades,
Cherchent à combler le fossé
Et mettre Troyens in pace,
Mais il en fallut bien rabattre,
Chaque Troyen en valut quatre ;
Ils repoussaient à coups de crocs,
De dards, d'espontons et d'estocs,
En docteurs passés à la guerre,
Tous ceux qui labouraient leur terre.
On ne voyait que javelots,
Que flèches et qu'ardents brûlots
Chez les Rutulois les surprendre ;
On leur jetait aux yeux la cendre,
Et sur le dos de gros cailloux,
Ce qui les fit débander tous.
On lâche, bref, une machine
Qui culbuta plus d'une échine
Et mit bas nombre de soldats,
De têtes, de jambes, de bras.
Les Latins quittèrent la sape,
Aux cris du champion Messape,
Qui clabaudait à pleine voix:
« À moi, mes amis Rutulois,
Çà, que l'on me donne une échelle,
Soit de corde ou bien de ficelle,
Afin d'escalader le mur,
Tandis que Mézence le dur
Lancera des torches ardentes
Bien moins à craindre qu'effrayantes. »
Mais, morbleu ! quel est donc ce train ?
Toujours même chant au lutrin ?
Toujours une Muse en campagne ?
Que Belzébut vous accompagne,
Sire Virgile, et votre esprit !
Pour le moindre petit écrit
Il me faudra, comme une buse,
Quêter le secours d'une Muse,
La prier de guider mes vers
Pour qu'ils n'aillent pas de travers ?
Laissons, laissons cette salope,
Cette péteuse Calliope,
Ce grenier à vesse complet,
Sentant moins bon que serpolet.
À voir cet air guindé si grave,
Nécessaire dans un conclave,
Mais qui n'est, dans la vérité,
Ici d'aucune utilité,
On croirait entendre merveille ;
Oui, s'il traitait de la bouteille,
La bouteille nous égaierait
Et le lecteur divertirait.
Quoi ! pour conter une bataille,
Une escalade de muraille,
Il me faut faire le piteux,
Me donner pour un cul breneux
Plus froid qu'un âne qu'on étrille.
Pour me ressouvenir du drille,
Qui rit quand il monte à I'assaut,
Comme lui, rions, s'il le faut,
Et laissons dormir notre Muse
Au jouet de la cornemuse ;
Car elle aime cet instrument,
Parce qu'il n'est plein que de vent.
Fou qui vous croit, qui vous imite,
Maron, je marche bien plus vite ;
Dans mes travaux je prends Scarron
Pour ma muse et pour mon patron:
C'est le maître des pasquinades,
Des rébus, des turlupinades,
Le réveil-matin des désirs,
Le boute-en-train de tous plaisirs,
Du bon esprit le consistoire
Et du bon sens la grande armoire,
Le prototype des humains,
L'antidote de tout chagrin
Et de gaieté le répertoire ;
Enfin, c'est… Mais parlons d'histoire.

Une des tours avancées, dans laquelle se trouvaient Hélénor et Lycus, s'écroule, incendiée par Turnus. (530-544)

Une assez grosse tour était
Sur Ies remparts où commandait
Hélénor, si je ne me trompe ;
Mais il faut que je m'interrompe
À cause de cet Hélénor
Que l'on ne connaît pas encor.
Il était fils de Lycimnie,
Esclave, non d'Esclavonie,
Mais du roi des Méoniens,
Grand protecteur de tous Troyens.
Il avait fait à la sourdine
Cette esclave sa concubine,
Ce qu'époux, dans cette saison,
Font sans mystère et sans façon.
Certain Lycus, son camarade,
Maître jouteur en perforade,
Était avec cet Hélénor
En qualité d'aide major.
De cette tour, tour si pesante,
En ce que du moins cent cinquante
Troyens de bonne volonté,
Constants et pleins de fermeté,
Avaient, pour défendre la ville,
Pris cette tour pour domicile,
Les Itales, grands fanfarons,
Avaient juré leurs grands jurons
De se rendre maîtres du poste,
Malgré du Troyen la riposte,
Malgré la grêle de cailloux
Dont ils étaient moulus de coups.
Turnus en main prit une broche
Sur laquelle il mit une torche ;
Autant en fit le Laurentin,
Le Rutulois et le Latin,
Et tous, de même compagnie,
Mirent avec cérémonie
Le feu dans ce grand bâtiment,
Comme on voit ordinairement
Un maire de petite ville,
Assez souvent un fat, un gille,
À peu près comme Tribolay,
Maire de Beaune et de Volnay,
Mettre avec piaffe, et d'un air grave,
À cent fagots, gibier de cave,
Le feu, d'un pas de président,
Tant ce maire fait le fendant ;
Quoiqu'il soit en esprit fort mince,
Fort méprisé dans sa province,
Il fait toujours de l'important.
Je reviens à I'embrasement.
C'est là que l'on vit des grillades,
Des boudins gras, des carbonnades ;
Maron, pourtant, m'a répondu
Qu'aucun Troyen de gras fondu
Ne périt dans cette brûlure.
Le feu redouble avec usure,
Grille les rats et les souris,
Et, s'attachant aux pilotis,
Mit bientôt cette tour en branle.
Elle chancelle, elle s'ébranle
Et tombe avec si grand fracas
Que l'on en trouva du platras
Jusqu'auprès d'Albe. Je vous jure
Que ce n'est pas une imposture,
Puisqu'à I'hôtel-de-ville on voit
Un livre où ce cas apparoît.
Cette tour, en tombant par terre,
Copia des mieux le tonnerre,
Tua deux Troyens et demi,
Et tout au plus un ennemi.

Mort d'Hélénor et de Lycus. (545-568)

Après si belle dégringole,
Plutôt si lourde cabriole,
Hélénor, plus fier qu'un lion,
Se ramasse avec action
Et s'élance droit sur l'armée
De ce renversement charmée.
Maron ne dit ce qu'il devint,
S'il mourut, ou bien s'il parvint,
D'un pas léger autant qu'utile,
À se réintégrer en ville.
Lycus, plus jeune et plus léger,
Près du mur se vint héberger ;
Se sauvant, au travers des armes,
Outrecuidé de mille alarmes,
Il fait ses efforts pour grimper,
Pour s'élever, pour attraper
La main d'un Troyen charitable,
Voulant sauver ce pauvre diable.
Mais, zeste, il se sauva donc bien,
Ce pauvre diable ne tint rien.
Turnus le saisit par l'échine,
D'un maître coup de javeline,
Puis de sa main il l'accrocha
Et d'auprès du mur l'arracha,
En lui tenant ce fier langage :

« Crois-tu d'échapper à ma rage,
Petit lanceron de Troyen,
Petit bâtard de Phrygien ?
À tes dépens reconnais Turne ;
Je vais, pour te mettre dans l'urne,
Après que je t'aurai mis nu,
Te pulvériser si menu
Que la cendre n'est pas plus fine.
Ne dois-tu pas voir à ma mine
Que je suis pis qu'un guichetier,
Et qu'enfin je suis sans quartier ? »
Ensuite en l'air il tint sa proie,
Tout ainsi qu'un aigle fait l'oie.
De tous côtés ce sont des cris :
« Au meurtre ! au meurtre ! je suis pris »
Dit l'un en voyant le Rutule !
« Ami, dit l'autre, qui recule,
Assommez donc ce Laurentin,
Ce fainéant, ce gros mâtin,
Qui me suit de près pour me prendre. »
On songeoit donc à se défendre ?
À quoi Virgile a répondu,
Bien attaqué, bien défendu.

La mêlée devient générale. (569-589)

Muse, mettons-nous en dépense,
Approfondissons la défense,
Voyons ce que fait le Troyen,
S'il est bon, ou s'il ne vaut rien.

Déjà le brave Ilionnée,
L'âme en déroute et forcenée,
Tient un bon caillou dans sa main,
Dont il altère ce vilain
De Lucetius porte-broche,
Qui s'était approché tout proche
De la porte pour l'enfoncer.
De cet autre côté Liger,
En servant son bon maître Énée,
Dame le pion à Corinée,
Abasourdit Émathion,
Grand archer et bon compagnon.
Cenée aussi tue Ortigie,
Mais le fier Turnus à Clonie,
Dioxipe, Ida, Sagaris,
Promulus, et le sage Itis,
L'un après l'autre ôta la vie.
Parbleu, c'est une litanie,
Au moins une procession,
Qui pérégrine vers Caron.
Capys assassine Piverne ;
Celui-là mérite la berne
D'avoir quitté son bouclier,
Son sabre avec son baudrier,
Pour porter la main à la plaie
Qu'il gagna dans la fausse braie,
Ce qui, droit sur le sombre bord,
Le fit courir après la mort.
Ce Capys joua bien son rôle,
Coupant le filet à ce drôle,
Pour l'apprendre à se désarmer,
Quand il est temps de s'escrimer.
Le fils d' Arcent, porte-casaque,
Prise autrefois sur le Cosaque,
Mais rebrochée à l'Espagnol,
Sur fond couleur de tournesol,
Fut par son père, au brave Énée
Envoyé sur sa haquenée,
Pour apprendre à battre le fer
Sous ce général de grand air.
Il éclatait sur la muraille,
Portant sur lui cotte de maille,
La lance au poing, bien en arrêt,
À bien faire étant toujours prêt,
Quand Mézence prenant sa fronde,
Arme sur laquelle il se fonde,
Après deux ou trois tours de bras,
Mettant casque et cuirasse à bas,
D'un coup accrocha sa calotte,
Et lui mit la tête en compote,
Dont mourut le seul fils d'Arcent :
Il en serait bien mort un cent
S'ils avaient eu telle blessure.
Voici bien une autre aventure,
Que ce que je viens de conter ;
Suivons, pour qui veut m'écouter.

Ascagne tue le jeune et insolent Numanus, beau-frère de Turnus. (590-637)

On dit… Mais l'on dit, c'est un doute.
Bran du prêcheur si l'on n'écoute
Ce qu'il dit quand il ne dit rien
Qui vaille, ou quand il dit fort bien :
C'est d'Ascagne, ou du jeune Iule
Avec Numan, nommé Rémule,
Qui venait d'épouser la sœur
Du vain Turnus, grand giboyeur.
Ce Numan, adroit de la langue,
Aux Phrygiens fit la harangue
Que je dirai de bout en bout,
Si je me ressouviens de tout.
De truchement n'en fallut mie,
Bien était meublé son génie ;
Il savait l'Allemand, le Grec,
Et parlait comme Abimélec.
Il était tout plein d'industrie,
Connaissait la géométrie,
Savoit faire un salamalec
Et la guerre comme un Valdec. [prince Georges-Frédéric de Wadeck, 1620-1692]
Voici de bonne foi l'étoffe
Dont se servit ce philosophe :
« Mourez de honte, ô vous Troyens !
Doubles chelmes de Phrygiens ! [rebelle, séditieux, fanatique]
Vous serez bientôt notre proie,
Comme des Grecs fut votre Troie !
Nous vous mettrons dans des mortiers,
Vous, vos casques, vos boucliers,
Pour vous piler tout à notre aise,
Le cul bien bouché d'une chaise,
C'est bien à vous, vrais paltoquets,
De vouloir brider nos mulets,
Et de croire dans nos familles
Effleurer nos femmes, nos filles,
Comme fit ce grand chienlit,
Cet esturgeon, cet étourdi,
Ce Pâris auteur de nos peines,
Et des trous faits dans nos bedaines.
Parbleu ! vous en aurez menti,
Car vous changerez de parti.
Et quand ? Ce sera tout à l'heure,
Franche canaille, ou que je meure !
Ah ! que vous allez voir beau jeu !
En me trémoussant tant soit peu,
Je vous veux mettre en fricassée,
En hachepot, en chair hachée,
Même à la broche et sur le gril,
Et vous percer comme un baril.
Vous connaîtrez l'ardeur mutine
De notre nation Latine,
Belliqueuse in omni gradu ?
De mes jours je ne fus tondu,
Marque évidente de jeunesse,
Si ce n'est celle de sagesse ;
On en vaut mieux d'être un peu fou,
Quand on a de plaisirs son soûl.
Pour vous, préparez vos épaules
À mille et mille coups de gaules,
Coureurs d'estafe, enfants trouvés, [rétribution payée par une prostituée à son souteneur]
Et du grand Jupin réprouvés,
Cessez, cessez, proscrites rosses,
De vouloir mesurer vos forces
Avac nos drus Italiens
Toujours sur pied comme des chiens,
Qui passent leur vie à la guerre,
Qui, lorsqu'ils labourent la terre,
Piquent d'une lance leurs bœufs,
Qui mangent pain, gobent des œufs,
Ne sont point sujets à leur bouche,
Ne grondent pas, quand on se couche,
Les servantes ni les laquais,
De ce que leurs lits sont mal faits,
Qui sont jeunes dans la vieillesse,
Plus que vous dans votre jeunesse,
Toujours même esprit, même cœur,
Mêmes chansons, linge et vigueur.
Mais vous qui, pour tout exercice,
Dansez, mangez du pain d'épice,
Qui portez toques de velours,
Et des ginjolins de peau d'ours ;
Qui couvrez d'une pourpre jaune
Votre honneur, à seize sous l'aune
Vous ! vous êtes des Phrygiens,
Fils de ces valeureux Troyens ?
Non, vous êtes des Phrygiennes,
Des garnements, des vauriennes,
Des chauves-souris, des hiboux,
Enfin des flûtes à deux trous ! »

Ce discours entendu d'Ascagne
Dit par cet échappé d'Espagne
Fils de garce et d'un Laurentin,
Comme son fils, fils de putain,
Lui fit envisager l'infâme
Avec de grands yeux tout de flamme.
Après avoir bandé son arc,
Présent d'un roi de Danemark,
Il fit à Jupin sa prière,
À peu près de cette manière :
« Grand Dieu, protecteur des enfants
Audacieux avant seize ans,
Protège ma première thèse,
Puisque d'ans je n'en ai pas seize.
Qui dit thèse veut dire exploits
Pour tous les successeurs de rois.
Quand je serai de l'Italie
Possesseur, je fais la folie
Alors de te sacrifier
Deux moutons avec un bélier,
Un des plus gras veaux de rivière,
Un beau mulet, sa muselière,
Peut-être un fort bon épervier,
Des ciseaux de Langres d'acier
Pour rafraîchir ta longue barbe
Qu'une nymphe qu'on nomme Barbe
Trouve fourchue ; elle a raison,
On en voit peu de sa façon. »
On sait de Jupin la tendresse
Pour l'audacieuse jeunesse ;
Ascagne tire, et voit son trait
Gâter l'original portrait
De ce fanfaron de Rémule,
Qui tomba roide aux yeux d'Iule,
Ironisant sur cette mort,
Assez haut et même assez fort,
Pour que la nation Latine
Entende sa voix enfantine.
« Va, dit-il, morguer les Troyens
Dans les enfers, et les liens
De Pluton et de Proserpine,
Fichu corps que la rouille mine !
Voilà comme les Phrygiens,
Répondent aux Italiens. »
Après ces mots femmes et filles,
Quittant l'ouvrage et les aiguilles,
L'enlevèrent à bras-Ie-corps,
Le portèrent dans les dehors,
En chantant des vers à sa gloire.
Il leur donna deux sous pour boire,
À chacune un petit gâteau,
Et de tourte un petit morceau ;
Puis il vint reprendre sa place,
Portant sur son front mâle audace.

Apollon éloigne Ascagne du combat. (638-663)

Or il arriva qu'Apollon,
Quittant Pégase et son vallon,
Sur un pied tout comme une grue
Parut perché sur une nue,
Regardant d'un air de pitié
Et l'assiégeant et I'assiégé,
Harangua le petit Iule,
Qui venait d'assommer Rémule :
« Avorton fait du sang des dieux,
Qui doit un jour peupler les cieux,
Que ta valeur toujours s'augmente
Dans le calme et dans la tourmente ;
Et que ton trait porte-terreur
Soit toujours suivi de bonheur.
C'est la postérité, la race,
De notre confrère Assarace,
Qui, par les ordres du Destin,
Doit faire la barbe au Latin.
Troie est pour toi franche bicoque,
Je te garde une autre breloque,
Où quelque jour tu règneras,
Et tu te dédommageras
Des rudes travaux de la guerre
Que tu souffres sur cette terre,
Où, si je n'y tenais la main,
On te verroit quêter ton pain. »
Cela dit, et le tout pour cause,
Apollon se métamorphose,
Prenant la forme de Butes,
Écuyer du vieil Anchises,
Et que le vénérable Énée
Avait mis près de sa lignée,
Pour en modérer les transports,
Les passions et les efforts.
Ce Dieu, sous cette ressemblance,
Approcha de la remembrance
D'Ascagne assis sur le rempart ;
Il le prit, le tire à l'écart,
Et lui dit ces mots à l'oreille :
« Ton premier coup a fait merveille,
C'est Apollon qui te le dit.
Va te reposer sur ton lit,
De peur que quelque taciturne,
Soit en plein jour, soit sur la brune,
Aujourd'hui, peut-être demain,
Ne te prive de manger pain.
Ton ballot n'est pas de te battre,
De te faire tirer à quatre :
Encore une fois, sur ton lit
Va dormir, c'est moi qui l'ai dit. »

Après ce conseil salutaire,
On vit partir le luminaire
De la terre, même des cieux,
En se manifestant aux yeux
Des chefs de la race Troyenne
D'une vapeur aérienne.
Par I'autorité d'Apollon,
On enleva comme un ballon
Ascagne, malgré son courage ;
On le fut enfermer en cage, [prohibent Ascanium avidum pugnae, 6161)
Tandis que nos vaillants Troyens
S'ingéniaient sur les moyens
De désarçonner le Rutule.

Les combats reprennent. (664-671)

Ici l'on fait une bascule,
Là l'on raccommode un redan,
Les uns tendent un guet-apens,
Donnant le fil à leur épée ;
Les autres font une pipée
Pour attraper les Laurentins.
On trace un godan aux Latins, [un piège, un guet-apens]
Là-bas, dans cette demi-lune
Où I'activité non commune
Fait faire aux Troyens un effort.
Sereste y fait bâtir un fort,
Chacun de cul, comme de tête,
Cherche enfin à garder sa crête,
On recommence les combats,
Là haut, ici, comme là-bas :
La terre est couverte de flèches,
De javelots, de dards, de perches,
De rondaches et de brassards,
De morions et de cuissarts !
Telle à nos yeux paraît la grêle
Quand elle tombe pêle-mêle,
Cassant vitres, tuiles, chassis :
Les javelots tombant ainsi,
Percent têtes, jambes, poitrines,
Ventres et bras, fessiers, échines ;
Les casques et les boucliers,
Les cuirasses, les étriers,
Retentissaient du bruit des armes
Et remplissaient le camp d'alarmes.
On eût dit un charivari
D'une veuve qui prend mari,
Où le peuple, avec bassinoires,
Poêles, lèchefrites, lardoires,
Pilon, casseroles, poêlon,
À sa porte fait carillon.

Pandarus et Bitias ouvrent la porte qu'ils gardaient, défiant l'ennemi. ; mais les Rutules font irruption et Turnus avec eux, qui tue Bitias. (672-716)

Alors Bitias et Pandare,
Fils d'Alcanor, homme très rare
Et naturel du mont Ida,
Où gît, plus grande que Breda,
Ville autrefois de I'apanage
De déesse de grand parage ;
Ces frères, nourris dans les bois,
D'herbes, de pain, d'huile, de pois,
Par la bonne matrone Hière,
Femme champêtre, mais leur mère,
Étaient robustes, toutefois,
Courageux et de fins matois.
Pour brutaux, ils I'étaient de reste,
Même portaient un air funeste,
Avec la mine d'un chamois,
Mais grossiers comme Amiennois,
Gens forts sur la cérémonie,
À quoi se passerait leur vie,
Sans la ressource du rébus,
Qui chez eux n'est pas un abus.
Nos deux garçons, gens à bagarre,
Gens à grand bruit, à tintamarre,
Ayant en main chacun un croc,
Sur leur casque plumes de coq,
Habits voyants, brillants panaches,
Rondache au bras, grandes moustaches,
Visière en l'air, sabre au côté,
Peigné, décrassé, vergeté,
Se confiant en leur courage,
Ouvrent la porte et font la rage.
L'un est à gauche, et l'autre à droit ;
Chacun planté debout et droit
Comme les chênes de I'Adige,
Attend de lui quelque prodige.
Des Rutulois environ cent,
Suivis d'Équicole et Quercent,
De Tmarus et d'Hémon le brave,
Plus vite que ne part le Drave,
Vinrent aux portes des Troyens ;
On les y reçut comme chiens
Sont reçus dans un jeu de quilles:
Nos deux jeunes, mais maîtres drilles,
À coups de lance et d'espontons,
De javelines, d'hocquetons,
De bâton et de pertuisane,
Leur firent faire à tous la cane ;
Je dis la cane et le plongeon,
Puisqu'ils en eurent tout du long
Et si long qu'avec infamie
Ils furent privés de la vie.
En vérité, pour cette fois,
Mal fut mené le Rutulois.
Turnus ailleurs faisait carnage,
Mais, voyant qu'on perdait courage
Et que l'on embrochait ses gens,
Il vole, sans perdre de temps,
À la porte de Dardanie,
Où, sans autre cérémonie,
D'un coup il renverse Antipas,
D'un autre il avale le bras : [faire tomber, faire descendre]
Cet autre se nommoit Mérope,
C'était le bras droit de Driope
Et le bon ami d'Antipas.
Il entr'ouvre aussi Bitias,
Homme d'humeur fort colérique,
Surtout dans ses temps de colique ;
Ce Bitias était fort grand,
Gras, gros, épais comme un géant :
Aussi, quand il tomba par terre,
Ce fut comme un coup de tonnerre.
Aphydne fut étendu mort,
El Crimante eut le même sort.

Pandarus referme la porte, sans voir que Turnus est entré dans la place ; il est tué d'un coup d'épée. (717-755)

Mars alors, enflant le courage
À ces flaireurs de brigandage,
Et ranimant les Rutulois
De la main comme de la voix,
On vit une déroute entière,
Et de Troyens un cimetière,
Tant rudement on les frappait
À la porte où Pandare était,
Qui, conduit par une Furie,
Voyant son frère aîné sans vie,
Poussa la porte avec effort :
Comme il était robuste et fort,
Qu'il avait une large épaule,
Il s'y tint ferme comme un môle,
Laissant Troyens, errant dehors,
Se battre en défendant leurs corps.
Mais ce benêt et ce gros âne
Avait perdu la tramontane,
Car Turnus était enfermé
Dans la ville encor tout armé,
Ce géant d'estoc et de taille
De tous côtés combat, chamaille,
Donne partout avec fureur,
Et sème partout la terreur.
On voyait briller ses aigrettes,
Ses armes luisantes et nettes,
Sans rouille ni crasse dessus ;
Enfin, partout brillait Turnus,
Quand Pandare à lui se présente,
Outré de la perte récente
De feu son frère Bitias,
Qu'il avait, d'un gros échalas,
Entr'ouvert auprès de la porte,
Et le raccroche de la sorte :
« Par Jupin, crois-tu, maraudeur,
Venir ici nous faire peur ?
Crois-tu voir le palais d'Amate,
Ou trouver une casemate
Pour te cacher crainte des coups ?
Ne te souvient-il plus des trous
Que tu viens de faire à mon frère,
Qui l'ont logé dans une bière ?
D'Ardée as-tu cru voir les murs,
Ou bien ces bords sombres, obscurs,
Qui forment l'infernale rive ?
Il faut, ventrebleu ! que je rive
Ton clou ; tu fais trop le pédant,
Le maître-ès-arts et l'impudent,
Voire même le Jean-Farine
Dont tu portes la triste mine,
El dont au besoin, animal,
Tu servirais d'original.
Allons, mesurons nos épées,
Écorneur de franches lippées !
– Aurais-tu bu du persico, [liqueur de noyaux de pêche et esprit-de-vin]
De l'ambrette ou de l'abricot,
Un peu plus qu'à ton ordinaire,
Pour parler ainsi, téméraire ?
Voyons ce que vaut ta valeur,
Ce qu'elle pèse, et si ton cœur
Est un cœur de bonne mesure,
Ou sujet à la flétrissure !
Tu pourras bientôt, à ton dam,
Signifier au roi Priam
Qu'il s'est trouvé dans cette ville,
Pour ton malheur, un autre Achille.
Commence et ne perds point de temps ;
C'est trop me tenir en suspens. »
À ces mots Pandare le darde
D'un coup de dard jusqu'à la garde
Mais ce beau joujou de Junon,
Dont Turnus était le mignon,
L'escamotant à la bricole, [par une ruse, par un mouvement de côté]
Le fit entrer, sans hyperbole,
Dans la porte de plus d'un pied,
Ce qui d'un dard est la moitié.
Turnus, quittant sa hallebarde,
À Pandare ajusta nasarde,
Puis, d'un coup tout des plus bruyants
Fendit sa tête jusqu'aux dents. [dividit malas immani vulnere, 751]
Le coup en fit gronder la terre
Un ton plus haut que le tonnerre ;
Elle en trembla, même s'ouvrit.
Jugez ce que le mort souffrit,
Car Jupin en branla la tête ;
Mais Junon, cette bonne bête,
Au fond du cœur en ricana,
Comme Vénus en fulmina.
Ce coup valut la mort à trente.
Qui moururent tous d'épouvante.

Turnus, devant la déroute des Troyens, continue le combat et fait grand carnage. (756-777)

Et si Turnus eût eu bon sens,
Et qu'il eût fait entrer ses gens,
Rompant d'abord les barricades,
Déracinant les palissades
Et tuant enfin les soldats
Qui gardaient les ouvrages bas,
Il eût du vénérable Énée
Fort étourdi la destinée ;
Car, prenant le fort des Troyens
Et sur-le-champ logeant les siens
Dans les carrefours de la ville,
Il leur eût enlevé l'asile
Qu'ils avaient au pays Latin,
Mis en repos le Laurentin,
Gagné magnifique victoire,
À jamais assuré sa gloire
Et fait, au son du tympanum,
Pour sûr chanter un Te Deum.
Mais sa fureur pour le carnage
Lui valut tout le tripotage
Qu'il eut à quelques pas de là
Pour n'avoir pas fait tout cela.
De sa main mourut en cachette
Phalaris d'un coup d'escopette ;
Gygès fut brusquement tronqué
Et très lourdement eunuqué.
Halys, Prytanis et Phégée,
Noémon, Alcandre et Lyncée
Prirent la poste au petit pas,
Pour aller gîter au trépas.
Ce fut une capilotade
Dégoûtante autant que maussade,
Qui mit en fuite le Troyen
Devant ce nécromancien.
Les Muses perdirent Brétée,
Vont la veine était peu goûtée,
Mais qui cependant, nuit et jour,
Chantait pour leur faire sa cour :
Tantôt c'était une élégie,
 Et tantôt une fantaisie ;
Pour l'une il faisait un bouquet,
Pour l'autre c'était un sonnet,
À celle-ci une sonnette ;
Souvent il prenait sa musette
Pour y souffler un madrigal,
Et sur sa lyre, à ton égal,
Il chantait une chansonnette
Sur une gentille brunette
Qu'il rechercha fort autrefois.
Il avait assez bonne voix,
Savait même un peu de musique ;
Mais, pour le coup, avec Amique,
Il fut chanter en faux-bourdon
Une complainte chez Pluton.
Bientôt après l'adroit Clytie
Comme eux se vit privé de vie.
Les chefs, enfin, des Phrygiens
Ne savaient plus par quels moyens
Mettre fin à la tragédie
Qui menaçait d'un incendie
Leurs tours, leurs murs et leurs travaux,
Où Turnus hachait en morceaux
Tout ce que rencontrait son sabre,
Qu'un affranchi, né de Calabre,
Étant esclave, lui donna,
Dont maints Troyens il tronçonna.

Mnesthée réussit à les persuader de reprendre la lutte et Turnus recule jusqu'au Tibre où il plonge : puis il est reçu par ses compagnons. (778-818)

Mnestheus, en courant, s'écrie :
« Où fuyez-vous donc, je vous prie ?
Êtes-vous ces oiseaux de nuit
Qui craignez le jour et le bruit ?
Avez-vous quelque autre retraite
Pour retarder votre défaite,
Pour vous défendre, que vos murs ?
Allez, vous êtes des cœurs durs,
Mais plus durs que n'est une roche ;
Vous méritez qu'on vous décoche
Un trait au milieu de ce cœur,
Sans vergogne et sans nul honneur.
Est-ce là servir notre Énée,
Maître de notre destinée ?
Se peut-il qu'un homme enfermé
De toutes parts ait désarmé
Notre plus fringante jeunesse,
Les soutiens de notre vieillesse ?
Lâches, vous méprisez nos dieux,
Pères, mères et vos aïeux,
Surtout notre pieux Énée
Qui languit dedans Palantée,
En attendant de jour en jour
De vous quelque éclatant secours. »

Ce discours, en tout laconique,
Les ramena dans la boutique,
Dans l'instant les fit rallier
Et reprendre leur bouclier.
Turnus, voyant gronder l'orage,
En homme de guerre très sage,
Fit sa retraite vers les siens,
Et, tournant le dos aux Troyens,
Du Tibre il gagna la rive,
Plus que content du grand carnage
Que dans le fort il avait fait.
Il prend pourtant encor un trait
Qu'il fit partir à l'aventure,
Croyant faire déconfiture
Du Troyen qui, dans cet instant,
Le conduisait tambour battant
De son fort jusqu'à la rivière,
Voulant lui serrer la croupière
Sans qu'il pût trouver le moment
De pouvoir prendre le montant.
Junon n'osa ferrer la mule
Pour assister son cher Rutule :
Elle plaignait son triste sort,
Et déjà murmurait bien fort ; .
Mais Jupiter, des rois le maître,
Lui fit alors un coup de traître :
Par son ambassadrice Iris,
Qu'il détacha dans le pourpris
Du fort de la race Troyenne,
Qu'il voulait aider dans sa peine,
Il fit faire un commandement
De détaler, mais promptement,
À ce fier ennemi d'Énée,
Dont il guidait la destinée,
Et de se rendre dans son camp
Sans réplique et tout sur-le-champ ;
Ce que Turnus fit, l'âme empreinte
De chagrin, de souci, de crainte ;
D'ailleurs, n'étant pas le plus fort,
Et voyant partir de ce fort
Grêle de dards, de javelines,
Qui buttaient sur sa longue échine,
Il s'élance armé dedans l'eau,
D'où, sortant comme un fier taureau,
Ne remportant qu'honneur pour proie,
Il fut reçu, mais avec joie.
Sur-le-champ il fut radoubé,
Car il était fort imbibé ;
Puis l'on fit un grand feu de paille
Pour lui réchauffer sa tripaille ;
Sa perruque fut mise au four,
On lui remit nouvel atour,
Après qu'il eut fort à son aise
Dormi longtemps dans une chaise.
Enfin, il fut bien ressassé,
Savonné, frotté, repassé,
Même étrillé, c'est chose sûre,
Pour du sang ôter la rouillure ;
Car il était ensanglanté
Derrière, devant, à côté.
Bien lui prit de faire retraite,
Et de porter dans sa pochette
Pour le besoin de vieux écus ;
Cela, ma foi, sauva Turnus :
Donnant cet argent aux vedettes,
Il sut éviter les baguettes
Par lesquelles il eût passé
Et dont il serait trépassé ;
Car cette rude camisade
Vaut encor moins que l'estrapade,
Les chevaux et les chevalets,
Que la rame et les osselets.


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