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ATELIER "LE PARCOURS D'ÉNÉE DANS L'ÉNÉIDE"

Atelier du 17 février 2024
par NICOLE LAVAL-TURPIN


SUR LES ÉPAULES DU HÉROS : TRANSMISSION ET DESTIN



I/ PREMIÈRES IMRESSIONS

Avant de découvrir les origines du mythe d'Énée, remontons aux tout premiers vers de l'épopée virgilienne :

Arma virumque cano, Troia qui primus ab oris
Italiam fato profugus Laviniaque venit /Littora.

Je chante les armes et l'homme, qui le premier des bords de Troie
Vint en Italie, prédestiné, fugitif, jusqu'à la rive lavinienne.

1/ Une approche mitigée

Qu'apprenons-nous ? Juste un trajet (point de départ et d'arrivée), une fuite sans gloire avec l'unique distinction : primus Italiam.
Quelle différence avec l'odyssée homérique ! Souvenez-vous :

C'est l'homme aux mille tours, Muse, qu'il faut me dire, celui qui tant
Erra quand de Troade il eut pillé la ville sainte.

On intégrait alors un atout essentiel (la ruse), un exploit guerrier (le pillage ennemi) et la grande aventure (un long périple). Ulysse était homme d'action, Énée est un fuyard. En outre, ce héros virgilien avance passif, et son exil est le fait du destin : fato.

2/ Mais lisons mieux

L'étroite proximité des termes Italiam fato ne résulte pas d'un hasard. Le point de destination accolé à la prédestination semble relever d'une mission sacrée. Et c'est Andréa Marcolongo qui nous offre une première clé [Marcolongo Andréa, L'Art de résister : Comment l'Énéide nous apprend à traverser une crise, Gallimard, 2021] :

La trame de l'Énéide n'est pas celle d'un récit « à exploits » mais bel et bien « à mission », la fondation finale de Rome, dévoilée dès le 2e vers sans prétendre à aucun effet de suspens.

Énée sera donc l'homme désigné pour endosser l'histoire de Rome dont le destin dépasse évidemment sa propre personne. Son fatum sera l'Italie.

3/ La symbolique du nom

Les personnages mythologiques sont souvent nommés en fonction de leur destinée et notre héros n'y échappe pas. Lors d'une précédente séance, Isabel Dejardin a confirmé cette constante par l'étymologie du mot « Énée » : le verbe grec αἰνέω / ainéô, radical èn- aux autres temps signifie « acquiescer, consentir » et même « se résigner ». Voilà qui est parlant.

Par ailleurs, un autre verbe à la forme passée ἐνεῖδον / énèidon a pour sens « regarder en face, fixer les yeux sur ». L'histoire de cet homme est là contenue tout entière : il se résigne, et regarde sa mission en face, relayant le regard d'Anchise juché sur ses épaules.


II/ LA PUISSANCE D'UNE IMAGE

L'emploi du verbe « endosser » est intentionnel…

1/Le thème de la fuite

Troie est en feu, les Grecs pillent et massacrent, tout est perdu. L'urgence de la fuite impose son climat de tragédie, résumée en une image-clé. Ramassée en peu de vers (II, 706-711 puis 721-725), vous la connaissez tous : le vieil Anchise sur le dos de son fils, tenant lui-même la main de son petit garçon, Ascagne.

Allons, père chéri, place-toi sur mon cou
Je te soutiendrai de mes épaules et cette charge ne me sera point lourde
Quoi qu'il advienne, même péril, même salut nous seront communs à tous deux
.

Une fois son père prêt, le héros exécute :

Sur ces mots, je ploie mon col, sur mes larges épaules
Jette un manteau, peau d'un lion fauve, et sous ma charge
Marche courbé. Iule amis dans ma main droite
Sa main d'enfant et suit son père en trottinant
Ma femme loin à l'arrière (…).

Très visuelle surgit la scène, grâce au concentré sémantique de chaque phase narrative :
–> le pathétique, vaguement grotesque de ce vieillard à califourchon,
–> le poids concret de l'Histoire qui pèse sur le corps d'Énée,
–> l'étroite osmose générationnelle grand-père, père, fils en ordre vertical, avec des mots redondants : « même », (2 occurrences), « nous seront communs », «et « tous deux » qui soudent encore, plus que les deux corps, le  lien du sang. La brève allusion à Créuse suivant ce trio la relègue déjà dans l'oubli. L'avenir sera une affaire d'hommes.  
–> enfin le Réel précipité par l'événement : rapidité de la mise en marche, qui sera réitérée à la fin du chant II (v.804) :

Et chargeant mon père sur mes épaules, je gagnai la montagne.

2/Un fil conducteur

Éminente trouvaille que de lier au corps physique la narration d'un destin. Au fil des 12 chants, 3 occurrences scandent ainsi l'épopée d'une refondation, chant II, chant V, chant VIII :
–> La fuite organisée avec le père sur les épaules (chant II)
–> Le désespoir ensuite, devant les coups du sort qui s'accumulent (V, 685-686), poussant Énée à s'arracher des épaules son manteau royal, comme une abdication. Faiblesse légitime : Junon vient de brûler ses vaisseaux, et cette violence a dû réactiver le traumatisme de Troie en flammes, cause de sa fuite initiale.
–> Le retour de la force enfin, et la conquête de soi lorsqu'il charge sur ses épaules le bouclier que Vulcain lui a forgé pour le combat (VIII, 730-731). Cette fois il n'endosse pas le passé troyen, mais le moyen de fonder l'avenir.

Dans les 3 cas, l'épaules est le lieu où l'on porte et où l'on trouve sens et protection : successivement l'amour paternel à emporter, le bien-être d'un manteau royal, l'amour maternel qui a commandé l'écu, arme qui empêche la mort.


III/ LA SYMBOLIQUE DE L'ÉPAULE

Immémoriale, elle nous oriente vers différents chemins, malgré tout complémentaires. D'emblée la mythologie y est présente.

1/ Un lieu de blessure ou un siège sacré

Les 2 notions étrangement s'avèrent indissociables.
–> Pélops 
Son père Tantale l'avait coupé en morceaux, fait cuire et servi aux dieux lors d'un banquet, où il voulait tester leur omniscience. S'apercevraient-ils de ce qu'ils mangeaient ? Seule Déméter ne détecta rien et croqua un bout d'épaule du malheureux Pélops. Les dieux ramenèrent la victime à la vie et lui fixèrent une sorte de prothèse en ivoire. Depuis, tous ses descendants sont nés marqués d'une tache blanche au même endroit. Ce n'est pas anodin : la pureté de l'ivoire, liée à sa solidité, en faisait un symbole de puissance, au point qu'on s'en servait pour les trônes royaux.  
–> Atlas
Ayant combattu aux côtés des géants contre Jupiter, celui-ci le punit en le changeant en montagne et le condamne à porter sur ses épaules la voûte du ciel. Pas moins de 5 passages évoquent ses épaules porteuses de ciel et soutien d'étoiles (IV, 247, 482 ; VI, 796-797 ; VIII, 136-137 et 140-141). Atlas fait alors lien entre Terre et Cosmos, plaçant discrètement l'épopée sous le signe de la grandeur et du sacré.
–> Deucalion et Pyrrha
Restés seuls après un déluge que Jupiter vengeur avait envoyé aux humains qui délaissaient les dieux et les cultes, ils furent invités par un oracle à ramasser « les os de leur mère » et à les jeter par-dessus leur épaule afin de repeupler le monde. Après avoir compris qu'il s'agissait des pierres, ils s'exécutèrent, se mirent en marche et virent dans leur sillage surgir peu à peu hommes et femmes d'une nouvelle génération.
Ici l'épaule se fait lieu de renaissance, d'élévation, de promesse – et tel sera le destin d'Énée.
–> La Bible
Elle aussi considère comme sacrée cette partie du corps : Esaïe annonce que l'Éternel portera ses enfants sur ses épaules. Et songez à saint Christophe faisant traverser le fleuve à l'enfant Christ en le portant de même façon.

2/Un lieu de passage

Annick de Souzenelle est essayiste et chercheuse en matière de spiritualité, auteur de Le Symbolisme du corps humain : du schéma corporel à l'arbre de vie, Albin Michel, 1991. Elle nomme les épaules « Porte des dieux » ; les clavicules, étymologiquement « petites clés », comme un sésame livrent le passage au divin. Sans verser dans l'ésotérisme, pensons aux expressions courantes employées sans y penser : « avoir la tête sur les épaules », « avoir les épaules larges », « épauler » un proche. On y entend toutes ces traditions faisant des épaules un lieu protecteur, de pouvoir et d'autorité. L'adoubement des chevaliers transcendait un jeune homme de même. Il fallait être à la hauteur, et Anchise d'ailleurs, juché sur la nuque filiale, domine par sa position. De même dominera-t-il aux enfers la vaste fresque des destins et de l'avenir.

Ainsi voit-on comment ces signes émaillent discrètement tout le parcours d'Énée.


IV/LA PART DU HÉROS : UNE TRANSMISSION GÉNÉRATIONNELLE

1/Une image verticale

–> La disposition des personnages illustre la pyramide des âges : le vieux père qui fait souche en hauteur, son fils adulte dessous, et l'enfant qui n'atteint que sa main, mais un jour dépassera son père.  

–> Ces 3 « étages » schématisent le passé, le présent et l'avenir. Dès le début (II, 293-295), l'ombre d'Hector en rêve a initié Énée :

Troie te confie ses objets saints et ses pénates,
Qu'ils accompagnent tes destins, et pour eux cherche,
Errant sur mer longtemps, des remparts à bâtir.

1/ Une cité n'existe plus/2. un lieu présent hors sol /3. une promesse de fondation. Une analyse signée Pierre-Alain Caltot ["Le chant VIII de l'Énéide comme archéologie poétique de l'épopée", dans Revue Vita Latina, n°203, 2023, p.7-8] éclaire par le texte même cette triple évolution :

« Significative est alors la comparaison entre le dernier vers du chant VIII (Énée endosse le bouclier) et le dernier vers du chant II pour marquer la tradition du passé troyen à l'avenir romain.

II – Cessi, et sublato montes genitore petivi.
Je partis, et chargé de mon père, me dirigeai vers les monts.

VIII – Attollens umero famamque et fata nepotum.
Chargeant sur mon épaule la réputation, et le destin de mes descendants.

La reprise d'un composé du verbe ferre (suffere dans sublato / adferre dans attollens) souligne que l'épaule d'Énée, après avoir porté Anchise (genitor) et le passé troyen, arbore maintenant le bouclier des descendants (nepotes), support d'un avenir romain : la quête héroïque d'Énée s'est métamorphosée. (…) Il charge sur ses épaules plus que l'ordre cosmique, il assume la romanité. C'est l'union du cosmos et de l'imperium. »

N.B. Au-delà de cette symbolique, par un bond dans le temps, pèse bien sûr l'image psychanalytique du surmoi : au sens propre, Énée peut se dire « mon père est sur moi ». On sait comment J.P. Sartre, dans son autobiographie Les Mots, dénonçait cette situation :  

Il n'y a pas de bon père, c'est la règle (…). Eût-il vécu, mon père se fût couché sur moi de tout son long et m'eût écrasé. (…) Au milieu des Énées qui portent sur le dos leurs Anchises, je passe d'une rive à l'autre, seul et détestant ces géniteurval sur leurs fils pour toute leur vie.

2/ La patrie sur le dos

Entre temps, il a fallu se délester de soi (rappelez-vous quand le héros s'arrache le manteau…). Se délester de tous les êtres rassurants : à Troie Créuse son épouse (II), en chemin Anchise le père (III), son pilote Palinure juste aux rives d'Italie (V), et même sa nourrice (V). Il n'a plus de remparts, à tous les sens du terme.

Son dos devenu support est aujourd'hui hélas image familière, celle du migrant portant son enfant épuisé ou un énorme sac contenant toute sa vie. C'est l'exil. L'étymologie du mot ex-solum [voir Barbara Cassin, La Nostalgie, Quand donc est-on chez soi? Coll. Autrement, 2013, p.65] désigne un hors-sol qui déracine, qui porte de sol en sol sans pouvoir s'implanter. Autre étymologie sous-jacente : patria et pater (patrie et père) ont même souche. Un exilé emporte sa terre et ses ancêtres.

Il faudra ensuite enraciner sa patrie, et ce par la transmission :
–> Fondation d'une cité nouvelle, dont Ascagne sera roi.
–> Union avec Lavinia pour que vive Lavinium. Tout reste à faire. Il faut inventer l'enracinement, contrairement à Ulysse qui de retour retrouvait son lit enraciné au sol, dans une souche d'olivier.

Andréa Marcolongo [op.cit. p. 100] précise :

« Rien de ce que fait Énée n'est fait pour lui. La cité qu'il reconstruit en Italie n'est pas un refuge pour ses vieux jours ni un étendard pour sa renommée (…). Malgré son épuisement, il rassemble les ruines en forme de patrie. Une patrie, il le sait, qu'il n'aura pas le temps d'habiter. Mais que son fils et ses petits-enfants habiteront. Et après eux, ce sera notre tour.  »

Ainsi conclut-elle en bonne Italienne.

3/ La figure d'Ascagne

–> Un élu

Récurrente et centrale dans l'œuvre. Sans le savoir, cet enfant a lui aussi les épaules chargées !

Ascagne n'apparaît jamais seul, dans la 1ère partie, mais uni à son père qui le tient près de lui.  Et surtout, il est marqué par un signe de feu, qui l'atteint précisément à la « Porte des dieux », la tête (II, 682-694) :

(…) apparaît soudain un merveilleux prodige :
Semble jaillir du haut de la tête d'Iule
Une aigrette légère, inoffensive flamme
Léchant ses doux cheveux et nourrie de ses tempes.
(…) Un tonnerre soudain
Éclate à gauche et (…) du ciel tombe dans l'ombre
Une étoile traînant un faisceau de lumière. 
 

Voilà donc son avenir tracé, royal relais, lumière dans l'obscurité des temps.

–> Instrument du destin paternel :

Vénus mère d'Énée veut éveiller l'amour dans le cœur de Didon. Elle envoie son fils Cupidon prendre l'apparence d'Ascagne à son insu.
Mais auparavant, dès le début de l'oeuvre, on l'avait vu promis à la transmission, au rôle de fondateur, dans les mots de Jupiter à sa fille (I, 267-271) :

Trente ans, mois après mois, il occupera le trône
Quittera Lavinium, ceindra de hauts remparts
Albe la longue, et en fera sa capitale.

Symboliquement, il endosse ensuite le bouclier paternel, puisqu'il y figure, sculpté dans le métal.

–> La métamorphose

Dernière étape, Ascagne sort de sa passivité et réussit son premier acte guerrier, non des moindres (IX, 590-593) :

Le premier tir guerrier de la flèche d'Ascagne,
Depuis longtemps terreur du gibier prompt à fuir,
Lors tua, narre-t-on, le puissant Numanus
Dit aussi Remulus, beau-frère de Turnus.

Turnus n'est rien de moins que le chef ennemi, et vous aurez noté le nom de Remulus, un brin prémonitoire …


V/ CE QU'IL RESTE À PORTER

Des prophéties accompagnent chaque jalon de l'exil. Essentielles, elles guident le chemin des fuyards. On en compte 12 dans l'œuvre, 6 pour Énée, 6 pour Ascagne, toujours exprimées en principe par le biais de rêves et des ombres défuntes : en effet seuls les morts embrassent désormais l'orbe des temps, l'infini des âges. Un seul sujet, obsessionnel, occupe chaque annonce injonctive : rebâtir Troie.

1/ Les prédictions successives

Elles apparaissent en fonction de la chronologie des morts et des urgences : à Troie, in extremis, Hector le premier enjoint Énée de fuir pour reconstruire leur cité en flammes, Créuse de retrouver une épouse royale - double refondation : par les murs et par le sang, donc. Mais quand, au chant V, le héros est saisi de découragement, Anchise entre en scène et redevient le guide, maître de son rôle à présent (V, 732-737) :

Viens, mon fils, me trouver au fond des lacs Avernes
(…) où la chaste Sybille / te guidera (…)
Là tu sauras ton sang futur et tes remparts.

Et la Sybille en effet, prêtresse consultée dans son antre de Cumes, avant de le conduire où le père l'attend, confirme cette promesse (VI, 84) :

Les Troyens fixeront leur règne à Lavinium.

2/ La charnière du chant VI : la catabase

–> Un sésame : le rameau d'or

On n'entre pas chez Proserpine sans un présent. Il faut détacher d'abord d'un arbre sacré fait de bois souple une pousse à cheveux d'or. Ce rameau, voué à Junon l'Infernale, sera protecteur dans un monde interdit aux vivants (VI, 143-147) :

Le rameau cueilli, un autre aussitôt pousse,
Don du même métal renaît la frondaison.
Donc cherche, lève l'œil, trouve et selon le rite,
De ta main, cueille. Il cèdera très volontiers,
Si ton destin le veut. (…)

Le miracle du rameau immortel, repoussant dès sa coupe, paré du métal précieux et rayonnant, appelle déjà l'immortalité du royaume à construire, sa puissance, et le cycle des renaissances promises.

–> La transmission d'Anchise : l'immense fresque des générations

Le père n'apparaît plus en vieillard courbé sous les ans, mais se comporte en chef de guerre qui montrerait à son second comment livrer bataille, sauver la patrie, écrire une page historique.

a) Il supervise le destin national, recense ses « troupes » (VI,679-683) :

Le père Anchise alors, dans un val verdoyant
(…) passait en revue / De ses chers descendants
L'armée, les destinées / Le sort et les exploits.

Il occupe une position stratégique, en hauteur, comme sur les épaules de son fils d'où il voyait au loin. Maintenant il épaule à son tour le fils élu (VI, 752-755 et 759) :

Il dit, et entraînant son fils et la Sybille,
Des ombres traversaient l'essaim bruissant, gravit
Un tertre d'où l'on peut voir à soi venir
Leur longue file, et reconnaître leurs visages.
(…) Je vais, les présentant, te dire les destins.

b) Il parcourt l'Histoire, sur plus de cent vers (759 à 885). Ce qui frappe dans sa description, c'est l'embrassement des temps et de l'espace, préfigurant déjà l'empire de Rome jusqu'à son apogée (VI, 788-797) :

Tourne ici maintenant tes yeux, vois ta nation,
Tes Romains, vois César, vois tous les descendants,
D'Iule (…). Vois ce héros, lui qui a tant promis,
César Auguste, fils d'un dieu. qui rouvrira
Le siècle d'or jadis par Saturne conduit
Dans les champs de Latium (…),
Étendra son empire, là où Atlas
Fait tourner sur son dos le ciel flambant d'étoiles.

Il jette un pont entre passé mythique (l'âge d'or) et futur glorieux, entre la terre du Latium et le cosmos étoilé, double image de l'immensité chronologique et spatiale. Nouvel Atlas, Énée endossera ce destin, si ce n'est déjà fait, puisque son père use d'un possessif particulier : « ta nation, tes Romains », comme si désormais il en était le guide.

3/ L'étoffe du héros

Il ne reste plus à Anchise qu'à consolider l'énergie de son fils, tout comme un chef accorde à son second l'exhortation ultime, avant les opérations (VI,888-889), ayant embrasé pour sa gloire à venir son cœur de zèle.

À présent, la transmission opérée, Énée agira en chef ; à son tour il peut pleinement transmettre à son propre fils les lignes de sa destinée (XII, 432-444) :

(…) L'armure sur le dos,
Énée saisit Ascagne entre ses bras
L'effleure d'un baiser de sous son casque et dit :
Apprends de moi, enfant, la vertu, l'effort vrai
(…) Souviens-toi d'être un preux
Comme ton père Énée, comme ton oncle Hector.

Ses paroles révèlent aussi sa pleine vocation de père, s'il en était besoin. Au chant X lorsque Pallas, le jeune fils de son hôte Évandre meurt au combat, sa fibre de père protecteur est si atteinte qu'il n'épargnera pas l'auteur de son meurtre, Turnus, quand ce dernier sera à sa merci.


VI/ L'ULTIME TRANSMISSION

D'Énée aux contemporains d'Auguste, il reste un passeur à ne pas oublier, qui porte sur ses épaules la même épopée : Virgile en personne.

1/ Un nouveau prédestiné

–> Le parcours virgilien

Andréa Marcolongo nous le rappelle [op. cit., p. 33]

Le parcours littéraire de Virgile est une combinaison de présages, de (…) rendez-vous uniques de l'histoire (…). Il a vécu à cheval sur la République et l'Empire, sous Jules César et Octave devenu Auguste, et il est mort à la veille de l'avènement de Jésus Christ.

Il pouvait donc aisément imaginer les affres d'un exilé aux prises avec l'Histoire.

–> Lieu de naissance et prophétie

Virgile était de Mantoue, cité lombarde en plaine du Po. Or ce nom de ville tient son origine de Manto, une prophétesse fille du devin Tirésias. De son nom est tiré celui de la mantique, ou art de prédire, grâce à l'interprétation des signes. On sait donc sous quelle étoile notre poète est venu au monde ! Et nous savons, depuis, combien un poète est voyant…

La racine indo-européenne *bha- « briller, parler » a donné en latin fa-tum et fa-bula, c'est-à-dire ce qui est dit et pré-dit, ce que prédit le dieu et ce que dit la narration. Ainsi Virgile se fait narrateur des destins, assurant à son tour, bien après Anchise, le lien entre générations.

2/ Arma virumque cano

Convoquons une dernière fois Andréa Marcolongo [op. cit., p. 61] :

Cano, c'est-à-dire « moi », Virgile « je chante ». C'est moi qui vous raconte l'histoire d'Énée (…). Ce n'est pas la muse d'Homère qui chante à ma place. Dès lors le poète n'est plus le porte-parole de la divinité auprès des hommes. Dès le préambule de l'Énéide, Virgile revendique immédiatement sa présence.

L'époque cruciale et toute neuve qui s'ouvre pour Rome, après l'effondrement républicain et avec l'avènement d'un guide nouveau, place symboliquement Virgile dans un rôle semblable à son héros, fuyant la ville morte et partant la reconstruire. Missionné par Auguste voulant une Rome nouvelle et un Latium pacifié, le poète endosse à son tour le rôle du passeur qui fait lien et oriente sa lignée vers une assise nourrie d'un sang nouveau.

***

À notre tour, nous voici des siècles plus tard sur les épaules d'un géant, d'un poète qui irrigue encore (même à notre insu) notre vieille culture. Nous ne sommes pas le vieil Anchise, mais des enfants à qui le regard virgilien permet de voir plus loin, et peut-être plus haut. Dante ne s'y trompait pas, qui fit de Virgile son guide aux enfers, avant d'accéder au royaume idéal.


DOSSIER À DISTRIBUER

SUR LES ÉPAULES DU HÉROS : TRANSMISSION ET DESTIN

II, 804
Cessi, et sublato montes genitore petivi
Je partis, et chargé de mon père, je gagnai les montagnes.
VIII, 731
Attollens umero famamque et fata nepotum
Chargeant sur mon épaule gloire et destin des descendants.

** Aperçu du propos **

I. Premières impressions

II. La puissance d'une image

1/ Le thème de la fuite
2/ Un fil conducteur

III. La symbolique de l'épaule

1/ Lieu de blessure, siège sacré
2/ Lieu de passage

IV. La part du héros :
la transmission générationnelle

1/ Une image verticale
2/ La patrie sur le dos
3/ La figure d'Ascagne

V. Ce qu'il reste à porter

1/Les prédictions successives
2/La charnière du chant VI : la catabase
3/L'étoffe du héros

VI. Ultime transmission

1/Un nouveau prédestiné
2/Arma virumque cano

** Citations-clés **

II, 707-711
Ergo age, care pater, cervici imponere nostrae ;
Ipsa subibo umeris nec me labor iste gravabit ;
Que res cumque cadent, unum et commune periclum,
Una salus ambobus erit.
Allons, père chéri, place-toi sur ma nuque
J'irai, ton poids sera léger à es épaules ;
Quoi qu'il advienne il n'y aura qu'un seul et même péril
Un seul salut pour deux.

II, 721-725
Haec fatus latos umeros subiectaque colla
Veste super fulvique insternor pelle leonis,
Succedoque oneri ; dextrae se parvos Iulus
Implicuit sequiturque patrem non passibus aequis ;
Pone subit coniux.
Sur mes larges épaules, ayant ployé mon cou,
Je jette mon manteau, une peau de lion fauve
Et marche courbé sous ma charge ; dans ma main droite Iule
A mis sa main d'enfant et suit en trottinant ;
Derrière suit ma femme.


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