Deux visites des Budistes orléanais au pays de Colette (1963, 1977)
racontées par Georges Dalgues


 

16 juin 1963

Donc, dimanche matin, un car empli d'endimanchés bavards et fleurant bon la violette universitaire, se mit à ronronner et, suivi d'une impressionnante mais docile théorie de voitures particulières, virant doucement, s'élança à travers mails et banlieues vers la verte Puisaye.
Abandonnant la Loire, nous arrivâmes à Châtillon-Coligny, première halte. Là, devant l'église silencieuse, M. Jacques Boudet évoqua la grande Colette et son ascendance originale — nous révélant tout à trac que l'intempérante chevelure et le fameux accent bourguignon tireraient leur origine d'une pinte de sang noir dont l'un des grands-parents « quarteron » serait le responsable insolite (mais innocent). Remontant les rues hautes, après une halte devant la maison perdue des parents de Colette et devant celle, symétrique et triste, de feu le docteur Achille Robineau, l'un de ses frères, nous nous haussâmes jusqu'au cimetière, jusqu'à la tombe "Colette-Robineau" — tombe pauvrement minérale, où pas le moindre frémissement d'herbe verte ne vient témoigner de la connivence profonde de Colette avec le monde végétal — tombe où dorment côte à côte Sido et son beau percepteur, le capitaine à la jambe de bois.
Après quoi, ce fut l'ensevelissement dans la verdure, à travers un adorable paysage féminin, tout de courbes tendres et de tendres déclivités, ce fut l'arrivée au berceau de Colette, Saint-Sauveur-en-Puisaye, dominical et doux. M Boudet nous y mena de la maison natale toute de guingois — et dont nous découvrîmes par raccroc "le jardin d'En-Haut et le jardin d'En-Bas" — à l'église, où nous cherchâmes en vain le banc de Sido sous une chaire absente, et à l'école de filles, ombreuse à plaisir. On nous y lut, en rapport avec les lieux mêmes que nous respirions, quelques pages pulpeuses de Colette, riches d'épithètes charnues, riches de la longue nostalgie d'une enfance, des parfums d'une terre perdue — riches surtout de son immense amour lucide pour Sido, Et les petits garçons du crû écoutaient, en rond et bouche bée…

 


5 juin 1977

Donc (puisque c'était un de ces matins dominicaux de juin qui, chaque année, devant la cathédrale, voient se renouveler le même cérémonial d'embarquement vers la Culture) donc le dimanche 5 juin, budistes et autres lettrés de même farine (chez qui, notons-le, une fois de plus — et qu'est-ce à dire ? — l'élément féminin ne cesse de prédominer) entreprirent la sinueuse croisière littéraire qui devait les mener aux pays des verts vallons, ponctués de blancs bovins et de blanches communiantes.
Devant l'église de Saint-Sauveur, sous une volée de cloches, André Lingois, rassemblant ses ouailles, rappela l'asecendance et la vie de Colette. Simplifions. Sidonie-Gabrielle Colette naquit donc en 1873 à Saint-Sauveur-en-Puisaye. Elle eut :
– un père, Jules Colette (qui avait perdu sa jambe en Italie, en 1859) ;
– une mère, Sidonie Landoy, dite Sido, elle-même fille d'un « quarteron » crépu ;
– un frère et une sœur d'un premier lit : Juliette et Achille Robineau-Duclos ;
– un vrai frère : Léopold Colette ;
– trois maris : Henri Gauthier-Villars (dit Willy), « le plus grand négrier de toutes les littératures », qu'elle épousa à vingt ans et qui signa sans vergogne ses premiers livres ; Henry de Jouvenel (le père de Bertrand), qui lui donna Bel Gazou ; Maurice Goudeket, sigisbée aux petits soins.
Elle déménagea sept fois. Elle fit de la pantomime, de la danse, du music-hall, des chroniques journalistiques, des reportages sportifs. Elle fonda des instituts de beauté, acquit quelques belles demeures. Elle aima des hommes, elle aima des femmes, elle aima les bêtes — et tout ce que la terre peut produire en fait de feuilles, de fleurs et de fruits.
De tout cela, elle ne cessa d'écrire (dès 1904 sous son propre nom propre), s'affirmant superbement de livre en livre ce maître écrivain de la langue française que l'on sait ; cette marchande d'épithètes pulpeuses ; cette reine de l'image exacte et somptueuse tout alourdie de sensation ; cette amoureuse des mots dans la réalité de leur substance plastique, et de la phrase dans la réalité "souple et musclée" de sa coulée — bref Colette l'Incomparable, qui n'avait pas son pareil "pour faire de l'éternel avec ce qui passe", au nom d'une sensibilité et d'une sensualité paniques.
Elle mourut en 1954, arthritique et lucide, dans son cher Palais-Royal, avec obsèques officielles civiles et grand concours silencieux de fidèles au cimetière du Père-Lachaise.
Reste cette question : Colette est-elle une vraie Bourguignonne ? Le sang noir hérité de l'aïeul quarteron l'emportait-il en elle sur son long racinement charnel dans cette terre de sa naissance dont elle a dit : "J'appartiens à un pays que j'ai quitté"? Jacques Boudet dit oui. André Lingois dit non. Comment, pauvre de nous, trancherions-nous de ce grave problème…
De l'église, nous gagnâmes la maison natale de Colette, toute de guingois le long de la rue en pente qui porte maintenant son nom dans sa graphie. L'hôte, un médecin, le docteur Muesser, nous en fit fort civilement les honneurs détaillés. Franchi le grand portail, nous découvrîmes "le jardin d'en-haut" et ses reposoirs de tendres verdures ; la pompe ; la petite terrasse où Sido mettait ses fleurs ; la magnifique vue qui, par-dessus la dégringolade des toits, se perd dans les frondaisons et le ciel de Moustiers, d'où s'annonçait pour Sido la couleur du temps. Mais "la vigne que ruinait son propre poids" n'est plus, et "le jardin d'en-bas" est maintenant nanti d'une piscine bleue. Aussi bien les extraits qu'on nous donnait de la Maison de Claudine et de Sido n'en prenaient-ils que plus de charme mélancolique.
Puis ce fut l'école, les lieux mêmes où Claudine fit ses quatre cents coups, dont le livre devait scandaliser le bourg — et le château de M. Gandrille, avec sa grande grille que Léopold ne "leur" pardonnait pas d'avoir huilée, elle qui grinçait si mélodieusement : bâtisse abandonnée devant son immense terrasse.
Après quoi, nous filâmes vers les "chers bois" et l'étang-réservoir du Bourdon, lieu élu des grandes promenades dominicales avec les petites copines fermières. C'est là, "Chez Ginette", guinguette tout à fait Robinson et très impressionniste, devant de lentes dérivations de voiles blanches, et après lecture de quelques pages apéritives de Colette, que nous nous restaurâmes, heureux et bavards, au milieu d'un conglomérat compact de vacanciers du dimanche.
Le soir, nous retournâmes à Colette, faisant halte à Châtillon-Coligny, où la famille Colette vint s'installer chez le frère médecin Robineau, au 20 de la rue de l'Eglise, dans un petit "pavillon" en retrait, avec un mini-jardin clos d'une grille fleurie de roses ; puis au 9 de la rue de l'Egalité ; puis dans une autre maison aujourd'hui détruite.
Et ce fut, dans le petit soir gris, le cimetière, et cette tombe où reposent Jules Colette, Sido, le docteur Robineau-Duclos et Léo — tombe tristement minérale, aux pauvres fleurs de porcelaine colorée, ô Sido, et devant laquelle André Lingois nous lut cette page admirable sur quoi, en hommage, nous finirons cette relation de notre pèlerinage :
"Je suis la fille de celle dont une lettre m'enseigne qu'à soixante-seize ans elle projetait et entreprenait des voyages, mais que l'éclosion possible, l'attente d'une fleur tropicale suspendait tout et faisait silence même dans son cœur destiné à l'amour. Je suis la fille d'une femme qui, dans un petit pays honteux, avare et resserré, ouvrit sa maison villageoise aux chats errants, aux chemineaux et aux servantes enceintes. […] Puissé-je n'oublier jamais que je suis la fille d'une telle femme qui penchait, tremblante, toutes ses rides éblouies entre les sabres d'un cactus sur une promesse de fleur, une telle femme qui ne cessa elle-même d'éclore, infatigablement, pendant trois quarts de siècle…".

 


Quelques images de l'excursion de 1977

s-sauveur 1
s-sauveur 2
Chatillon 1
chatillon2
chatillon 4
chatillon 5

 


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