AU CHÂTEAU DE TALCY
AGRIPPA D’AUBIGNÉ ET DIANE, LA NIÈCE DE CASSANDRE
La seigneurie de Talcy remontait au moins au XIIIe siècle. Au XVe siècle elle appartenait à une famille de magistrats parisiens, les Simon, qui la vendirent en 1517 à Bernard Salviati, un banquier florentin cousin de la famille des Médicis, qui était installé à Blois, rue Saint-Lubin, près de la porte de Foix. Il avait fondé des établissements à Paris et à Anvers, et avait prêté de l'argent au roi après la défaite de Pavie.
En 1520, ce banquier, grâce à la faveur royale, obtint de son suzerain, Jean II d’Orléans-Longueville, archevêque de Toulouse et seigneur de Beaugency, la permission de doter son château de Talcy d’une porte fortifiée. Les travaux de fortification ne furent jamais achevés (pas de pont-levis, pas de fossé…). Le puits, le colombier, le pressoir datent environ de la même époque 1520 ; en revanche le bassin est de 1814.
La femme de Bernard Salviati, Françoise, était une blésoise, fille de Guillaume Doulcet (contrôleur général des finances sous Louis XII). Elle eut quatre enfants, deux fils et deux filles, dont une, Cassandre, qui naquit en 1531.
Cassandre allait sur ses quinze ans, le 21 avril 1545, lorsqu'elle fut présentée à la Cour à l'occasion d'un bal au château de Blois. Ronsard la vit, ressentit une grande émotion et décida qu’elle serait son inspiratrice. Ce sont quelques lignes d'Agrippa d'Aubigné qui nous apprennent que la Cassandre célébrée par les poèmes de Ronsard était la fille de Bernard Salviati : « J'ai connu Ronsard privément. Notre connaissance redoubla sur ce que mes premières amours s'attachèrent à Diane de Talcy, nièce de Mlle de Pré, qui était sa Cassandre ».
Le banquier Salviati ne tarda pas à trouver un mari à sa fille : le 23 novembre 1546 (19 mois seulement après le fameux bal de Blois), elle épousait Jean de Peigné seigneur de Pray (Pray se trouve à mi-chemin entre Blois et Vendôme). Jean de Peigné avait hérité d'une charge de maître d'hôtel et maître des Eaux et Forêts du duché de Vendôme. C'était, lui aussi, un lointain cousin de Ronsard. Le mariage eut lieu le 23 novembre 1546.
Après la mort de Bernard Salviati, le château passa à son fils Jean Salviati, un cousin de Catherine de Médicis.
C’est pour cette raison que, en juin 1562, Catherine de Médicis choisit le château de Talcy pour y réunir une “conférence” avec le huguenot Condé. Catherine de Médicis était alors régente, Charles IX n’ayant que douze ans.
Ce Jean Salviati, le frère de Cassandre, a épousé Jacquette Le Malon de Bercy, dont il a eu deux filles et un fils. L’aînée, c’est Diane, la nièce de Cassandre.
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Or dans le voisinage est venu s’installer en 1570 un jeune seigneur huguenot de 18 ans, Agrippa d’Aubigné qui, par sa mère, avait hérité de la terre des Landes près de Mer (à 10 km de Talcy). En 1571, dès sa première rencontre avec la jeune Diane, il en fut amoureux, surpris lui-même d’être amoureux d’une fille Salviati, plus particulièrement de la nièce de Mlle de Pré, la Cassandre du grand Ronsard.
J’ai connu privement M. de Ronsard, ayant osé, à l’âge de vingt ans, lui donner quelques pièces, et lui daigné me répondre. Notre connaissance redoubla sur ce que mes premiers amours s’attachèrent à Diane de Talcy, nièce de Mlle de Pré qui était sa Cassandre. [Lettres sur diverses sciences, Pl 860].
Dans sa vie racontée à ses enfants, il dit que c’est cet amour qui l’engagea dans la carrière poétique (ilparle de lui à la troisième personne) :
Ayant son peu de biens entre les mains, il devint amoureux de Diane Salviati, fille aînée de Talcy. Cet amour lui mit en tête la poésie française, et lors il composa ce que nous appelons son Printemps, où il y a plusieurs choses moins polies, mais quelque fureur qui sera au gré de plusieurs. [Sa vie à ses enfants Pl 394]
Bien sûr, il ne prétend pas, dans l’évocation poétique de ses amours, rivaliser avec le grand Ronsard.
Ronsard, si tu as su par tout le monde épandre / L'amitié, la douceur, les grâces, la fierté, / Les faveurs, les ennuis, l'aise et la cruauté, / Et les chastes amours de toi et ta Cassandre, / Je ne veux à l'envie pour sa nièce entreprendre / D'en rechanter autant comme tu as chanté, / Mais je veux comparer à beauté la beauté, / Et mes feux à tes feux et ma cendre à ta cendre. / Je sais que je ne puis dire si doctement, / Je quitte de savoir, je brave d’argument, / Qui de l’écrit augmente ou affaiblit la grâce. / Je sers l’aube qui naît, toi le soir mutiné / Lorsque de l’Océan l’adultère obstiné / Jamais ne veut tourner à l’Orient sa face. [Hécatombe à Diane, Pl 249]
Il semble que d’abord la jeune Diane ne lui a pas fait un trop mauvais accueil. Pourtant elle ne pouvait être un parti pour un huguenot sans fortune : elle était parente du roi, elle était catholique, elle était riche et, depuis la mort de sa mère, comme l’aînée, c’était elle la châtelaine de Talcy.
Dans Sa vie à ses enfants, d’Aubigné raconte (en se donnant le beau rôle) toutes les péripéties qui s’ensuivirent. Reprenant sa vie aventureuse, il échappa par hasard au massacre de la Saint-Barthélémy et il se retrouva près de son domaine des Landes où, avec une petite troupe de 40 hommes, il aurait attaqué 600 "massacreurs" catholiques qui descendaient la Loire depuis Orléans (c’est grâce à lui, dit-il, que les habitants de Mer ont été sauvés). Par prudence, il est alors venu se cacher pour quelques mois au château de Talcy. Jean Salviati, qui était catholique libéral, l’y a accueili pendant quelques mois. Cela a permis à Agrippa de retrouver sa Diane et de filer avec elle le parfait amour dans le jardin de Talcy.
wiki
Ce jardin l’inspire particulièrement et lui permet de traiter l’allégorie, banale à l’époque, du jardin d’amour. Mais il le fait moins crûment que certains poètes italiens comme Luigi Tansillo, pour qui la dame est le jardin que l’homme jardinier "cultive" sans trop de ménagement.
Nous ferons, ma Diane, un jardin fructueux. / J'en serai laboureur, vous dame et gardienne. / Vous donnerez le champ, je fournirai de peine, / Afin que son honneur soit commun à nous deux. // Les fleurs dont ce parterre éjouira nos yeux / Seront vers florissants, leurs sujets sont la graine, / Mes yeux l’arroseront et seront sa fontaine, / Il aura pour zéphirs mes soupirs amoureux. // Vous y verrez mêlées mille beautés écloses, / Soucis, œillets et lys, sans épines les roses, / Ancolie et pensée, et pourrez y choisir // Fruits sucrés de durée, après des fleurs d’attente, / Et puis nous partirons, à votre choix, la rente : / A moi toute la peine et à vous le plaisir. [Hécatombe à Diane, Pl 253].
Dans le parc de Talcy, il a planté deux jeunes arbres et gravé sur eux leurs initiales.
Dans le parc de Talcy j'ai dressé deux plansons* / Sur qui le temps faucheur ni l'ennuyeuse estorse* / Des filles de la nuit jamais n'aura de force, / Et non plus que mes vers n'éteindra leurs renoms. / J'ai engravé dessus deux chiffres nourrissons / D'une ferme union qui, avec leur écorce, / Prend croissance et vigueur, et avec eux s'efforce / D'accroître l'amitié comme croissent les noms. / Croissez, arbres heureux, arbres en qui j'ai mis / Ces noms et mon serment et mon amour promis. / Auprès de mon serment, je mets cette prière: / "Vous, nymphes qui mouillez leurs pieds si doucement, / Accroissez ses rameaux comme croît ma misère, / Faites croître ses noms ainsi que mon tourment. / [Hécatombe à Diane, Pl 255]
* Planson = jeune arbre, bouture – * Estorce = attaque
Jean Salviati connaissait le dénuement de son hôte, tout autant que son amour pour sa fille aînée. Aussi il lui proposa un étrange marché. Il savait que le jeune huguenot possédait un document compromettant pour le chancelier de l’Hôpital, puisque l’impliquant dans la conjuration d’Amboise de 1560. Il lui proposa d’essayer de tirer de cette pièce 10000 écus. D’Aubigné fut tenté, mais il se reprit et, pour ne pas céder à la tentation, il brûla aussitôt les papiers dans leur sac de velours, disant : "Je les ai brûlées de peur qu’elle ne me brûlassent, car j’avais pensé à la tentation". Devant ce beau geste, Jean Salviati lui aurait offert aussitôt sa fille en mariage (c’est un peu trop beau pour être vrai !).
wiki-Morburre
Diane, officiellement fiancée avec lui, ne tarda pas à céder au jeune homme qui put ainsi passer avec elle au "cinquième point" ; c'est du moins ce que suggère tel poème des Stances.
Ma bouche osa toucher la bouche cramoisie / Pour cueillir, sans la mort, l'immortelle beauté, / J'ai vécu de nectar, j'ai sucé l'ambroisie, / Savourant le plus doux de la divinité. […] / Même un dieu contrefait, refusé de la bouche,* / Venge à coups de marteaux son impuissant courroux, / Tandis que j'ai cueilli le baiser et la couche / Et le cinquième fruit du nectar le plus doux.* / Ces humains aveuglés envieux me font guerre, / Dressant contre le ciel l'échelle, ils ont monté, / Mais de mon Paradis je méprise leur terre / Et le ciel ne m'est rien au prix de ta beauté. [Stances, XIII, Pl 288]
* Allusion à Vulcain qui a surpris Mars et Vénus – * Selon Marot, le premier point c'est le regard, le second le devis, le troisième le baiser, le quatrième l'attouchement et le cinquième…"je ne le dirai point".
Mais "de là à quelques jours", alors qu'il passait dans un village de Beauce, Agrippa fut agressé par un inconnu, et, dans la bagarre, il reçut à la tête une blessure qu'un chirurgien déclara "douteuse". Voulant "mourir entre les bras de sa maîtresse", il refit les 22 lieues qui le séparaient de Talcy, où, dès qu’il fut arrivé, il perdit connaissance. Diane commença à le soigner avec dévouement.
Encor le Ciel cruel à mon dernier recours / M'a prolongé la vie et la force des jours, / M'a fait toucher le port et la fin désirée. / O plaie, mon bonheur, qui n'êtes desserrée / Que dans le doux giron de la Diane, afin / Que ses yeux et ses pleurs accompagnent ma fin. / Je te bénis, ô jour, qui de si belle sorte / Rend le coeur, le martyre et non l'amitié morte. / Je te bénis encore, ennemi inconnu, / A ta mort, à la mienne et à mon heur venu! / En portant avec moi ma fin j'ai traversée / La Beauce presque entière, et mon âme pressée / Pressa le corps d'aller, de vivre et de courir / Pour entre ses doux bras si doucement mourir. (A Diane, Pl 320)
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Leur mariage se heurtait à bien des obstacles. Un oncle de Diane, grand maître de l'ordre des Hospitaliers de Saint-Lazare, un catholique intransigeant, exigea la rupture des fiançailles. La famille maternelle d'Agrippa, elle aussi, fit intervenir l’évêque d’Orléans, Mathurin de la Saussaye, qui envoya son promoteur [procureur ecclésiastique] avec six officiers de justice s’emparer de ce dangereux huguenot. Ce fut en vain. Ces hommes étant partis, d’Aubigné sauta sur son cheval, les rejoignit à deux lieues de Talcy et, « le pistolet entre les dents » obligea le promoteur à abjurer le catholicisme. Pourtant Jean Salviati refusa de livrer son hôte et l’envoyé de l’évêque dut se retirer sous les menaces.
Diane, pourtant, avait compris que leur mariage était impossible. Non seulement elle se refusa désormais à lui, mais elle rompit les fiançailles, disant qu'elle était fiancée avec un parent d'Isabeau de Limeuil, la demoiselle d'honneur de Catherine de Médicis. De toutes façons, dit Agrippa, le "chevalier Salviati rompit le mariage sur le différent de la religion". Malade de chagrin, d’Aubigné alla se faire soigner à Paris. De là les malédictions qui sont dans les poèmes.
Sous un oeil languissant et pleurant à demi, / Sous un humble maintien, sous une douce face, / Tu caches un faux regard, un éclair de menace, / Un port enorgueilli, un visage ennemi. / / Tu as de la douceur, mais il y a, parmi, / Les six parts de poison ; dessous ta bonne grâce / Un dédain outrageux à tous coups trouve place. / Tu aimes l'adversaire et tu hais ton ami. / Tu fais de l'assurée et tu vis d'inconstance, / Ton ris sent le dépit. Somme, ta contenance / Est semblable à la mer qui cache tout ainsi // Sous un marbre riant les écueils, le désastre, / Les vents, les flots, les morts. Ainsi fait la marâtre / Qui déguise de miel l'aconite noirci. [Hécatombe à Diane]
Diane revit plus tard son amoureux dans un tournoi à Paris; puis elle se retira chez elle pour y finir sa vie dans les regrets.
Agrippa devait ensuite se marier, en 1583, avec Suzanne de Lezay. Mais, même marié, il ne cessait de penser à sa Diane de Talcy:
Suzanne m’écoutait soupirer pour Diane / Et troubler de sanglots ma paisible minuit. / Mes soupirs s’augmentaient, faisaient un tel bruit / Que fait parmi les pins la rude tramontane. / Mais quoi! Diane est morte et comment, dit Suzanne, / Peut-elle du tombeau plus que moi dans ton lit, / Peut bien son oeil éteint plus que le mien qui luit ? / Aimer encor les morts n’est-ce chose profane ? / Tires-tu de l’enfer quelque chose de saint ? / Peut son astre éclairer alors qu’il est éteint / Et faire du repos guerre à ta fantaisie ? / Oui, Suzanne, la nuit de Diane est un jour : / Pourquoi ne peut sa mort me donner de l’amour / Puisque morte elle peut te donner jalousie ? (Poésies diverses, Pl 1145)
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Le récit de d’Aubigné semble plein d’invraisemblances. Déjà le combat mené contre des catholiques par sa petite troupe juste après la Saint-Barthélémy est difficile à admettre. De même le fait qu’une famille apparentée à la reine-mère abrite un huguenot dans cette période de vives tensions religieuses. De même ce mariage envisagé entre un gentilhomme de petite noblesse et l’aînée des Salviati. De même cet homme de loi qui abjure sous la menace d’un pistolet…
La liaison entre Agrippa d’Aubigné et Diane est attestée. Mais elle a été beaucoup romancée par lui… comme Ronsard avait romancé ses amours avec Cassandre…