VICTOR HUGO À VILLEQUIER
Membre du comité chargé par Guizot, ministre de l'Instruction publique, de veiller sur la conservation et la défense du patrimoine, Hugo était intervenu à plusieurs reprises pour dénoncer les dégradations, démolitions ou restaurations abusives des monuments de Normandie, tels Jumièges, Saint-Wandrille, Rouen ou Fécamp, fustigeant les propriétaires indignes. Plus tard, il se souciera aussi de la défense du littoral normand : dans un discours prononcé à la chambre des pairs en 1846, il rappellera que "cette immense falaise qui commence à l'embouchure de la Somme et qui finit à l'embouchure de la Seine, est dans un état de démolition perpétuelle" et que "la mer agit incessamment sur les côtes".
En mai 1830, dans un poème des Feuilles d'automne, il exprimait le désir de connaître Rouen, dont les monuments étaient menacés:
Amis! c'est donc Rouen, la ville aux vieilles rues,
Aux vieilles tours, débris des races disparues,
La ville aux cent clochers carillonnant dans l'air,
Le Rouen des châteaux, des hôtels, des bastilles,
Dont le front hérissé de flèches et d'aiguilles
Déchire incessamment les brumes de la mer;
C'est Rouen qui vous a! Rouen qui vous enlève!
Je ne m'en plaindrai pas. J'ai souvent fait ce rêve
De l'aller voir avant qu'on ne l'ait démoli…
C'est en 1835, 1836,1837 qu'il découvrit la Normandie. En compagnie de Juliette Drouet, il visita Eu, Le Tréport, Dieppe, Arques, Saint-Valery-en-Caux, Fécamp, Étretat, Montivilliers, Le Havre, Harfleur, Bolbec, Lillebonne, Tancarville, Caudebec, Saint-Wandrille, Jumièges, Duclair et Rouen. Il écrivit à sa femme : "J'ai vu Rouen. Dis à Boulanger que j'ai vu Rouen. Il comprendra tout ce qu'il y a dans ce mot… J'ai vu tout, la chambre des comptes, l'Hôtel du Bourgtheroulde, le palais de justice, le Gros-Horloge, Saint-Ouen, Saint-Maclou, les vitraux de Saint-Vincent, les fontaines, les vieilles maisons sculptées, et l'énorme cathédrale qui fait à tout moment au bout des rues de magnifiques apparitions…" [La Roche-Guyon, 1835]. Il détaille ce qu'il a vu : "la forêt de mâts du Havre, l'aiguille évidée d'Harfleur ; Tancarville, dont le château ruiné est plus beau qu'un palais debout; Caudebec, qui n'est qu'une belle dentelle de pierre ; Saint-Wandrille, auge magnifique où s'ébat un infâme pourceau nommé Lenoir ; Jumièges, qui est encore plus beau que Tournus ; et, à travers tout cela, la Seine, serpentant sur le tout…" [lettre à Adèle, 11 août 1835]
Mais c'est Villequier qui devait devenir, en Normandie, le lieu de pèlerinage hugolien.
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En 1836, Hugo avait reçu, place Royale, la visite d'un jeune admirateur, Auguste Vacquerie. Son père, Charles-Isidore Vacquerie était armateur au Havre et s'était fait construire à Villequier "une grande maison toute blanche" au bord de la Seine. Auguste lança à Victor Hugo une invitation en vers [6 juillet 1836]:
Allez à Caudebec, et puis, à pied, allez
En dirigeant vos pas sur les bords de la Seine
Au village joyeux où ce chemin vous mène.
C'est Villequier…
L'été 1839 Hugo n'y accompagnera pas sa femme et ses quatre enfants accueillis par la famille Vacquerie. Léopoldine, sa fille aînée, écrivit alors à son père : "La Seine borde le jardin de M. Vacquerie, nous voyons de petits navires stationnaires depuis plusieurs jours en cet endroit, le matin je regarde l'eau de mon lit ; c'est une bien charmante maison que celle-ci, elle le serait bien davantage si tu l'habitais avec nous…" [27 août 1839].
Léopoldine en 1837, par Adèle Hugo
Bientôt Charles Vacquerie, le fils aîné de l'armateur, fit le projet d'épouser Léopoldine, qui n'avait alors que quinze ans. Hugo approuvait moins que son épouse ce mariage, qui eut lieu le 15 février 1843. Léopoldine avait alors dix-neuf ans.
Jules Janin, dans son feuilleton un peu trop "romantique" des Débats du 11 septembre, rappela que "Didine" avait demandé à son père d'écrire des vers sur son album de jeune fille et que Hugo, pendant la cérémonie, dans l'église, avait écrit:
Ici l'on te retient, là-bas on te désire,
Fille, épouse, ange, enfant, fais ton double devoir:
Donne-nous un regret, donne-leur un espoir.
Sors avec une larme, entre avec un sourire!
L'été de cette même année 1843, Hugo partit voyager en Espagne avec Juliette Drouet, laissant sa femme avec ses trois enfants à Graville, près du Havre. Les jeunes mariés allèrent, eux, à Villequier.
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Maison de la famille Vacquerie (1re moitié du XIXe s.)
Victor Hugo y séjourna à plusieurs reprises, très ami de la famille
avant même le mariage de Léopoldine avec Charles Vacquerie.
Le lundi 4 septembre, Charles Vacquerie décida d'aller voir son notaire à Caudebec en prenant un canot à voile construit et piloté par son oncle, Pierre Vacquerie, un ancien marin. Ils emmenaient avec eux Artur, le fils de Pierre, un enfant de onze ans. Léopoldine ne les accompagna pas. Mais, le bateau se révélant mal lesté, on retourna à l'embarcadère pour y prendre quelques pierres. Cette fois Léopoldine décida de venir avec eux. A Caudebec, on s'aperçut que le vent s'était levé et le notaire proposa de les reconduire à Villequier dans sa voiture. Mais les deux hommes décidèrent pourtant de revenir par eau. Non loin de Villequier, un coup de vent renversa l'embarcation, les pierres de lest s'étant déplacées. Pierre Vacquerie se noya, ainsi que son jeune fils. Charles, pourtant bon nageur, s'épuisa à essayer de sauver Léopoldine et, impuissant, préféra se laisser couler.
Sur la rive, Mme Vacquerie était inquiète. Elle prit une longue-vue et aperçut le canot chaviré. Un peu plus tard, ce sont quatre cadavres qu'elle dut accueillir au bas de l'escalier : son fils, sa belle-fille, son frère et son neveu. Alphonse Karr, qui habitait tout près, vint l'assister.
On envoya prévenir Adèle Hugo au Havre. Victor Hugo, lui, restait injoignable, quelque part entre l'Espagne et la France. Alphonse Karr aida à l'organisation des obsèques. Les corps de Charles Vacquerie et de Léopoldine ont été enfermés dans le même cercueil.
Dans le cahier mensuel des Guêpes, Karr a publié un long récit de l'accident, qui commence ainsi: "A Villequier, à 14 ou 15 lieues du Havre, au pied d'une montagne chargée d'arbres, est une maison de briques couverte de pampres verts. Devant est un jardin qui descend à la rivière par un escalier de pierre couvert de mousse…"
Hugo, lui, revenait d'Espagne à petites étapes avec Juliette Drouet. Le 10 septembre, il entra dans une auberge près de Rochefort, à Soubise. Il demanda les journaux et, dans Le Siècle, il découvrit la nouvelle de l'accident. Il écrivit aussitôt à sa femme et prit place dans une diligence pour Paris, où il n'arriva que le 12. Pendant quelque temps, Hugo se tiendra éloigné de Juliette pour communier avec sa femme dans le souvenir de la jeune morte.
À la date anniversaire du drame, le 4 septembre 1845, dans une lettre adressée à sa femme venue à Villequier, il fait cette demande à sa plus jeune fille Adèle: "Je prie ma Dédé de me rapporter un brin d'herbe ou une fleur cueillie par elle sur le tombeau". Lui-même ne viendra dans la maison Vacquerie qu'en 1846 et y retournera en septembre 1847, date des deux célèbres poèmes des Contemplations "Demain dès l'aube" et "À Villequier".
Après l'exil de 1851 à 1870, il reprit ses "pèlerinages" à Villequier ; en 1879, il alla se recueillir au cimetière où sa femme Adèle, décédée à Bruxelles en 1868, avait souhaité être enterrée près de sa fille : "Après le déjeuner, je suis allé au tombeau de ma fille… son mari est près d'elle… devant est le tombeau de ma femme, avec cette inscription : Adèle, femme de Victor Hugo. Autour sont les tombeaux de la famille Vacquerie…".
En 1915, trente ans après la mort de Hugo, sa fille Adèle sera également inhumée dans ce petit cimetière de Villequier.
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Sont inhumés dans le cimetière de l'église : Léopoldine Hugo (1824-1843) et Charles Vacquerie (1817-1843),
Adèle Hugo (1830-1915), autre fille de Victor Hugo, Adèle Foucher (1803-1868), femme de Victor Hugo,
et Auguste Vacquerie (1819-1895), poète, journaliste, compagnon d'exil de la famille Hugo à Guernesey.
DEMAIN DÈS L'AUBE…
Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,
je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Je marcherai, les yeux fixés sur mes pensées,
sans rien voir au debors, sans entendre aucun bruit,
seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
ni les voiles au loin descendant vers Harfleur.
Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.
ELLE AVAIT PRIS CE PLI…
Elle avait pris ce pli dans son âge enfantin
De venir dans ma chambre un peu chaque matin ;
Je l'attendais ainsi qu'un rayon qu'on espère ;
Elle entrait et disait : "Bonjour mon père" ;
Prenait ma plume, ouvrait mes livres s'asseyait
Sur mon lit, dérangeait mes papiers, et riait,
Puis soudain s'en allait comme un oiseau qui passe.
Alors, je reprenais, la tête un peu moins lasse,
Mon oeuvre interrompue, et, tout en écrivant,
Parmi mes manuscrits je rencontrais souvent
Quelque arabesque folle et qu'elle avait tracée,
Et mainte page blanche entre ses mains froissée
Où, je ne sais comment, venaient mes plus doux vers.
Elle aimait Dieu, les fleurs, les astres, les prés verts,
Et c'était un esprit avant d'être une femme.
Son regard reflétait la clarté de son âme.
Elle me consultait sur tout à tous moments.
Oh! que de soirs d'hiver radieux et charmants
Passés à raisonner langue, histoire et grammaire,
Mes quatre enfants groupés sur mes genoux, leur mère
Tout près, quelques amis causant au coin du feu !
J'appelais cette vie être content de peu !
Et dire qu'elle est morte! hélas! que Dieu m'assiste !
Je n'étais jamais gai quand je la sentais triste ;
J'étais morne au milieu du bal le plus joyeux
Si j'avais, en partant, vu quelque ombre en ses yeux.
Novembre 1846, jour des Morts
A VILLEQUIER
Maintenant que Paris, ses pavés et ses marbres,
Et sa brume et ses toits sont bien loin de mes yeux ;
Maintenant que je suis sous les branches des arbres,
Et que je puis songer à la beauté des cieux ;
Maintenant que du deuil qui m'a fait l'âme obscure
Je sors, pâle et vainqueur,
Et que je sens la paix de la grande nature
Qui m'entre dans le cœur ;
Maintenant que je puis, assis au bord des ondes,
Ému par ce superbe et tranquille horizon,
Examiner en moi les vérités profondes
Et regarder les fleurs qui sont dans le gazon ;
Maintenant, ô mon Dieu! que j'ai ce calme sombre
De pouvoir désormais
Voir de mes yeux la pierre où je sais que dans l'ombre
Elle dort pour jamais ;
Maintenant qu'attendri par ces divins spectacles,
Plaines, forêts, rochers, vallons, fleuve argenté,
Voyant ma petitesse et voyant vos miracles,
Je reprends ma raison devant l'immensité;
Je viens à vous, Seigneur, père auquel il faut croire ;
Je vous porte, apaisé,
Les morceaux de ce cœur tout plein de votre gloire
Que vous avez brisé ; [...]
Je vous supplie, ô Dieu! de regarder mon âme,
Et de considérer
Qu'humble comme un enfant et doux comme une femme,
Je viens vous adorer !
Considérez encor que j'avais, dès l'aurore,
Travaillé, combattu, pensé, marché, lutté,
Expliquant la nature à l'homme qui l'ignore,
Éclairant toute chose avec votre clarté ;
Que j'avais, affrontant la haine et la colère,
Fait ma tâche ici-bas,
Que je ne pouvais pas m'attendre à ce salaire,
Que je ne pouvais pas
Prévoir que, vous aussi, sur ma tête qui ploie,
Vous appesantiriez votre bras triomphant,
Et que, vous qui voyiez comme j'ai peu de joie,
Vous me reprendriez si vite mon enfant !
Qu'une âme ainsi frappée à se plaindre est sujette,
Que j'ai pu blasphémer,
Et vous jeter mes cris comme un enfant qui jette
Une pierre à la mer!
Considérez qu'on doute, ô mon Dieu ! quand on souffre,
Que l'œil qui pleure trop finit par s'aveugler,
Qu'un être que son deuil plonge au plus noir du gouffre,
Quand il ne vous voit plus, ne peut vous contempler,
Et qu'il ne se peut pas que l'homme, lorsqu'il sombre
Dans les afflictions,
Ait présente à l'esprit la sérénité sombre
Des constellations !
Aujourd'hui, moi qui fus faible comme une mère,
Je me courbe à vos pieds devant vos cieux ouverts.
Je me sens éclairé dans ma douleur amère
Par un meilleur regard jeté sur l'univers.
Seigneur, je reconnais que l'homme est en délire
S'il ose murmurer;
Je cesse d'accuser, je cesse de maudire,
Mais laissez-moi pleurer !
Hélas ! laissez les pleurs couler de ma paupière,
Puisque vous avez fait les hommes pour cela!
Laissez-moi me pencher sur cette froide pierre
Et dire à mon enfant: Sens-tu que je suis là ?
Laissez-moi lui parler, incliné sur ses restes,
Le soir, quand tout se tait,
Comme si, dans sa nuit rouvrant ses yeux célestes,
Cet ange m'écoutait !
Hélas ! vers le passé tournant un œil d'envie,
Sans que rien ici-bas puisse m'en consoler,
Je regarde toujours ce moment de ma vie
Où je l'ai vue ouvrir son aile et s'envoler !
Je verrai cet instant jusqu'à ce que je meure,
L'instant, pleurs superflus !
Où je criai: L'enfant que j'avais tout à l'heure,
Quoi donc ! je ne l'ai plus !
Ne vous irritez pas que je sois de la sorte,
Ô mon Dieu ! cette plaie a si longtemps saigné !
L'angoisse dans mon âme est toujours la plus forte,
Et mon cœur est soumis, mais n'est pas résigné.
Ne vous irritez pas ! fronts que le deuil réclame,
Mortels sujets aux pleurs,
Il nous est malaisé de retirer notre âme
De ces grandes douleurs.
Voyez-vous, nos enfants nous sont bien nécessaires,
Seigneur ; quand on a vu dans sa vie, un matin,
Au milieu des ennuis, des peines, des misères,
Et de l'ombre que fait sur nous notre destin,
Apparaître un enfant, tête chère et sacrée,
Petit être joyeux,
Si beau, qu'on a cru voir s'ouvrir à son entrée
Une porte des cieux ;
Quand on a vu, seize ans, de cet autre soi-même
Croître la grâce aimable et la douce raison,
Lorsqu'on a reconnu que cet enfant qu'on aime
Fait le jour dans notre âme et dans notre maison,
Que c'est la seule joie ici-bas qui persiste
De tout ce qu'on rêva,
Considérez que c'est une chose bien triste
De le voir qui s'en va !
Villequier, 4 septembre 1847.