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VÉZELAY

COLLINE ÉTERNELLE


wiki - DKrieger - 2016

 

Comment a été forgé, au VIe siècle, le personnage de Marie-Madeleine

C'est le pape Grégoire Ier (540-604) qui a créé le personnage de Marie-Madeleine en faisant la synthèse de trois femmes citées dans les évangiles :

1- UNE PROSTITUÉE ANONYME REPENTIE – Alors que Jésus parcourait villes et villages, il fut invité à déjeuner chez Simon le pharisien. Là une femme connue comme prostituée s'agenouilla devant lui pour faire couler du parfum sur ses pieds qu'elle mouillait de ses larmes et essuyait avec ses longs cheveux.

2-MARIE DE BÉTHANIE – Une certaine Marie vivait dans le village de Béthanie, près de Jérusalem, avec son frère Lazare et sa sœur Marthe. Jésus s'invita à déjeuner chez elle. Pendant que Marthe se démenait pour le servir, Marie restait assise à ses pieds pour mieux l'écouter. Séduite par son verbe, elle suivit Jésus. Un jour que celui-ci déjeunait chez Simon le lépreux, elle sacrifia une fiole de nard très coûteux pour le parfumer et lui essuya les pieds avec ses cheveux. Jésus aimait Marie et Marthe au point que, quand leur frère Lazare mourut, il le ressuscita.

3- MARIE DE MAGDALA – Dans ses déplacements, Jésus était accompagné de quelques femmes qui le suivaient pour le servir. Parmi ces femmes, il y avait une autre Marie qui habitait la bourgade de Magdala en Galilée ; Jésus l'avait guérie d'une maladie nerveuse en chassant les sept démons qui étaient en elle. Elle le suivit jusqu'à la fin et on la retrouve parmi les femmes qui assistèrent de loin à l'agonie de Jésus sur la croix.
Cette Marie fut présente lors de la mise du corps de Jésus dans un tombeau creusé dans le rocher et fermé par une grosse pierre. Le lendemain du sabbat, avant même le lever du jour, elle se rendit au tombeau avec deux autres femmes dans l'intention d'entourer le corps d'aromates et de parfums achetés à cette fin. Là elle constata que le tombeau était ouvert, et vide. Le suaire qui avait couvert la tête de Jésus était roulé et rangé à part. Elle courut prévenir Pierre et un autre disciple. Ceux-ci, après avoir constaté l'étrange disparition du corps de Jésus, partirent, la laissant seule, toute en larmes.
C'est alors qu'elle vit dans le tombeau deux anges et, derrière elle, un homme vêtu de blanc qu'elle prit pour le jardinier, sans doute, pensa-t-elle, celui qui avait retiré le corps. En fait, c'était Jésus ressuscité qui apparaissait devant elle. Quand elle l'eut reconnu, elle l'appela « mon Maître » (usant du diminutif affectueux Rabbouni). Jésus lui demanda de ne pas essayer de le retenir (noli me tangere) et d'aller plutôt annoncer aux disciples qu'elle l'avait vu et qu'il était sur le point de « monter vers Dieu son Père ». Ce qu'elle fit aussitôt. Mais on ne la crut pas.

Appelée MARIE-MADELEINE, cette femme sera présentée désormais comme une ancienne prostituée repentie qui était devenue la disciple préférée du Christ et qui l'avait accompagné dans sa mort et dans sa résurrection. C'est sous ce nom de "Marie-Madeleine" que le moine anglais Bède le Vénérable (672-735) l'inscrivit dans son Martyrologe, fixant au 22 juillet l'anniversaire de cette sainte : XI kal. aug. natale Mariae Magdalenae. Une légende orientale imagina qu'après la résurrection du Christ Marie-Madeleine se serait retirée à Éphèse avec Marie, la mère de Jésus, et qu'elle y serait morte. Dès le VIe siècle au moins le corps de Marie-Madeleine était exposé, dans une nudité parfaite, à l'entrée de la grotte dite "des Sept-Dormants" à Éphèse. Grégoire de Tours (538-594) le signale et, en 1106, un pèlerin russe, Daniel, dit qu'il a vu à Éphèse la tête de Marie-Madeleine.

Titien, Marie-Madeleine, 1533


En France, du XIe au XIIIe siècle, Saint-Maximin et Vézelay se disputent des reliques de Marie-Madeleine

Vers 860, par la volonté de Girart de Rousillon, comte de Vienne, et de sa femme Berthe, un monastère est fondé sur le territoire de Vezelay, précisément dans le vicus gallo-romain de Vercellacus (entre l'actuel Saint-Père et les Fontaines-Salées).

En 1050, le pape Léon IX accorda à l'abbé de Vézelay une bulle qui établit pour la première fois un lien entre le monastère et Marie-Madeleine (dont les reliques découvertes en Provence, y auraient été amenées au IXe siècle) : "Léon, évêque, serviteur de Dieu, à Geoffroy, abbé de Vézelay, monastère fondé en l'honneur de Notre-Seigneur Jésus-Christ, en vénération de sa Sainte Mère, des apôtres Pierre et Paul et de Sainte Marie-Madeleine…". Il confirma l’authenticité des reliques et le patronage de sainte Marie-Madeleine sur Vézelay.

Pourtant les moines de l'abbaye de Saint-Maximin, près de Marseille, protestèrent, prétendant que c'était eux qui conservaient le corps de Marie-Madeleine, qui, caché en 710 par crainte des pillards sarrasins, avait été découvert dans une crypte de leur église en même temps que celui de saint Maximin. Leur explication était simple. Après la résurrection du Christ, des infidèles s'étaient emparés de Maximin, de Marie-Madeleine, de Lazare ressuscité, de Marthe, Marcelle et Sidoine. Pour les faire périr, ils les avaient abandonnés en pleine mer Méditerranée sur un bateau qui aurait dû faire naufrage. Mais, par la grâce de Dieu, le bateau vint s'échouer en Provence.

"Voyage de Marie Madeleine à Marseille"
par Giotto di Bondone (1320) dans l'Église du couvent Saint-François à Assise

 

En Provence, Madeleine se retira pendant trente ans dans une grotte, la Sainte-Baume, et, quand elle mourut, Maximin fit mettre son corps dans un tombeau au-dessus duquel il éleva une basilique.

Les moines de Vézelay ne tardèrent pas à trouver la parade. Ils racontèrent qu'au IXe siècle les moines de Vézelay étaient allés en Provence s'emparer du corps de Marie-Madeleine dans son tombeau et l'avaient rapporté en Bourgogne. C'est que raconta, vers 1030, l'abbé de Vézelay, Geoffroy, lorsqu'il décida de lancer un pèlerinage.

En 1057, le pape Étienne IX confirma que Marie-Madeleine était bien la patronne de Vézelay, affirmant même que l'abbaye abritait ses reliques. À ceux qui s'étonnaient que les reliques d'une femme qui n'avait pas quitté la Judée se retrouvent en Bourgogne, la notice "Claruit autem Viceliacum" répondit que tout est possible à Dieu, que ceux qui doutaient ont été punis par Lui, qu'il y avait en ce lieu des apparitions de la sainte…

En 1104, la basilique dont laconstruction a été entreprise par le 13e abbé, Artaud, est dédiée à sainte Madeleine. Elle sera détruite en partie par un incendie en 1120 et reconstruite en 12 ans; mais le choeur sera ànouveau victime d'unincendie en 1165.

C'est à Vézelay que, en 1146, saint Bernard vint prêcher la deuxième croisade.

Dès lors, pendant tout le XIIe siècle, les pèlerins affluèrent. Pour "spécialiser" le pèlerinage, s’inspirant de ce qui se faisait à Conques, on proclama que les pèlerins de Vézelay pouvaient obtenir de la sainte la libération des captifs. Dès lors, le tombeau de Madeleine se couvrit peu à peu de chaînes et d’entraves, si nombreuses qu’on en récupérait régulièrement le métal pour forger des grilles.

Pourtant, au XIIIe siècle, les moines de Saint-Victor de Marseille, voulant concurrencer le pèlerinage bourguignon, affirmèrent que leur prieuré de Saint-Maximin détenait toujours les véritables reliques de Marie-Madeleine. Furieux, les moines de Vézelay demandèrent à leur évêque l'autorisation de faire des fouilles sous l’autel. Et, le 5 octobre 1265, on exhuma un coffre contenant des ossements et des cheveux de femme, avec un document signé d’un certain "roi Charles" qui certifiait l’authenticité des reliques. Ces restes furent solennellement placées dans une châsse d’argent. Et le pape Martin IV authentiqua la chose dès 1267 (le 24 avril,en présence de saint Louis, le légar pontifical procéda à l'élévation solennelle des reliques de sainte Madeleine).

Furieux à leur tour, les moines de Saint-Maximin demandèrent à Charles d’Anjou de faire des fouilles dans leur crypte. En 1279 on y mit au jour plusieurs sarcophages, dont un qui se présentait comme celui de saint Sidoine. Mais, quand on l’ouvrit, une merveilleuse odeur s'en échappa : pas de doute, c'était le corps de sainte Marie-Madeleine qu’on venait de découvrir! Et, en 1295, le pape Boniface VIII authentiqua les reliques présentes à Saint-Maximin.

Mais si les reliques étaient encore en Provence, qu'en était-il des reliques qui avaient été dérobées et apportées à Vézelay au IXe siècle? Pour fournir l'explication, on glissa, dans le sarcophage nouvellement ouvert, un feuillet en parchemin : en 710, pour mettre les reliques de Marie-Madeleine à l’abri de pillards sarrasins, on les avait placées dans le tombeau de Sidoine, et inversement. Ainsi, au IXe siècle, les moines de Vézelay, croyant s'emparer des reliques de Marie-Madeleine, avait récupéré en fait celles de saint Sidoine : ce sont ces reliques qui étaient conservées à Vézelay !

Bine sûr, en Bourgogne, on repoussa vigoureusement cette idée et on continua d'affirmer que les reliques de Marie-Madeleine étaient bien à Vézelay. Toutefois les pèlerins commencèrent à se partager entre Vézelay et Saint-Maximin.

*

Henri-Irénée MARROU s'amuse de toutes ces intrigues autour de fausses reliques:

Tout, dans cette affaire, est surprenant, à commencer par l'inscription de la sainte dans le martyrologe à la date du 19 janvier: elle résulte d'une confusion entre les deux sœurs Marthe et Marie de Béthanie et les deux époux Marius et Marthe, martyrs persans! Ce ne sont que faux ou pseudépigraphes : telle Vita qui circule sous le nom de Rhaban Maur n'a rien de carolingien, ayant été composée au XIIe siècle à Clairvaux. Et que penser des reliques de cette contemporaine du Christ qui attendent le XIe siècle pour apparaître dans une abbaye bourguignonne dont l'histoire, assez glorieuse et bien fournie pourtant, n'en dit rien jusque-là? Leur présence n'est justifiée qu'après coup par un foisonnement de légendes dont les retouches successives dénoncent assez l'insuffisance initiale! Et s'il n'y avait que Vézelayl Mais voici qu'à partir de 1102 Aix-en-Provence réclame à son tour son tombeau, vers 1173 la Sainte-Baume son ermitage (là, comme souvent ailleurs, la Madeleine supplante le patronage antérieur de la Vierge Marie) ; Saint-Maximin entre en lice à son tour. Et bien entendu ces reliques concurrentes appuient leurs titres sur des exhumations (Vézelay 1265) ou inventions (Saint-Maximin 1279), qu'à point nommé viennent authentifier des cédules complaisantes dont l'analyse diplomatique n'a pas de peine à dénoncer la fausseté (sans parler de l'invraisemblance intrinsèque des histoires de vol ou de translation de reliques qu'elles racontent : à croire les faussaires de Saint-Maximin, les gens de Vézelay n'auraient tout au plus réussi qu'à s'assurer les restes d'un saint Sidoine, lequel d'ailleurs serait non !'Aveugle-né de l'Évangile, ainsi qu'on l'a cru, mais tout simplement notre vieil ami, le poète décadent Sidoine Apollinaire)! Et si le débat n'opposait que Bourguignons et Provençaux! Mais dès le VIe siècle, en Orient, Éphèse a revendiqué le même corps saint : on l'y a encore montré en 1106 au célèbre pèlerin russe, l'higoumène Daniel, ce qui n'empêchait pas Byzance de prétendre l'avoir reçu au IXe siècle; en Occident, les Romains le vénèrent depuis 1220 à Saint-Jeande-Latran, pour ne rien dire de Sinigaglia dont nous parle ce bon Fra Salimbene... Pour peu qu'on soit doué d'un tempérament voltairien, comment ne pas s'égayer de tant d'imaginations saugrenues et ne pas exercer sa malignité aux dépens de ces âges crédules?... Si la première qualité de l'historien est de savoir s'étonner, la seconde doit être de chercher à comprendre. De toute évidence, les parchemins exhumés à Vézelay et à Saint-Maximin relèvent de la catégorie des fraudes pieuses.
H.-I. Marrou, préface à l'ouvrage de Victor Saxer, Origines du culte de Marie-Madeleine en Occident, Auxerre, 1959


Son pèlerinage ayant été concurrencé par celui de Saint-Maximin, Vézelay connut ensuite un lent déclin et bien des vicissitudes. Dès 1538, l'abbaye fut sécularisée et transformée en collégiale, avec un chapitre de chanoines. En 1569, elle fut pillée par les protestants, qui dispersèrent les reliques et l'occupèrent jusqu'en 1578.. En 1790, elle fut fermée. En 1819, la foudre détruisit le clocher.

Quand Prosper Mérimée vint à Vézelay, en 1834, comme inspecteur général des Monuments historiques, il constata le grand délabrement de l'édifice (voir Notes d'un voyage dans le Midi de la France, 1835).

En 1840, l'architecte Viollet-le-Duc en entreprit la restauration, qui fut achevée en 1860 (voir Monographie de l'ancienne église abbatiale de Vézelay, 1873).

Il y eut ensuite une reprise des pèlerinages en 1876.


VISITER VÉZELAY

wiki - Office de tourisme de Vezelay

 

La visite se fait à pied à partir du Champ-de-foire.

1- On monte vers la basilique en suivant la rue Saint-Etienne. On passe devant la maison de Romain-Rolland (14 rue Saint-Etienne), de Théodore de Bèze (47 rue Saint-Etienne), de Georges Bataille (place du Grand-Puits); puis on suit la rue des Ecoles jusqu'à la maison de Jules Roy (1 rue des Ecoles), tout près de la basilique.

2- On visite l'église de la Madeleine (élevée au rang de basilique en 1920). Elle a été construite entre 1120 et 1190, d'abord la nef romane, puis le narthex roman, puis le transept et le chœur gothiques. On remarque particulièrement.
– Dans le narthex, le tympan du portail de la nef : le Christ répand le saint-esprit sur les apôtres qui vont aller évangéliser divers peuples (sur le linteau), en réalisant divers miracles qui sont représentés dans huit petites scènes. Au-dessus 29 médaillons font alterner les travaux des mois et les signes du zodiaque. Au trumeau, un saint Jean-Baptiste portant l'Agneau dans une auréole. Sur les tympans des portes secondaires : Annonciation, Visitation, Nativité, Adoration des bergers et des mages, repas d'Emmaüs, Ascension. Voir Émile Mâle, L'Art religieux du XIIe siècle en France, 1922).
– Les chapiteaux de la nef
– La crypte du XIIIe siècle, avec une petite voûte du IXe siècle.
– La salle capitulaire du XIIe siècle, transformée en chapelle

2- On va derrière la basilique sur la terrasse du Château (la demeure abbatiale disparue) pour voir Saint-Père et le panorama. De là, on peut faire le tour des anciens remparts. Arrivé à la porte Sainte-Croix on va, à 200 m, à la Cordelle. C'est là que saint Bernard prêcha la seconde croisade en 1146, événement que commémorent une croix et une chapelle Sainte-Croix.

La Cordelle : la croix et la chapelle

ODON DE DEUIL, chapelain de Louis VII, a écrit, en 1148, une relation en latin de la Deuxième Croisade (De Ludovici VII profectione in Orientem).

Un jour fut fixé pour que tous se réunissent à Vézelay pour les fêtes de Pâques, au moment de la Passion du Seigneur, et pour qu'au jour de la Résurrection tous ceux qui seraient touchés de l'inspiration céleste concourussent à exalter la gloire de la Croix. Le roi cependant, plein de sollicitude pour son entreprise, envoya des députés à Rome au pape Eugène pour l'informer de ces choses. Les députés furent reçus joyeusement, renvoyés tout joyeux, et rapportèrent des lettres plus douces que le miel, lesquelles commandaient d'obéir au roi, réglaient le modèle des armes et la forme des vêtements, promettaient à ceux qui porteraient le joug léger du Christ rémission de leurs péchés et protection pour leurs petits enfants et pour leurs femmes, et contenaient encore quelques autres dispositions que le souverain pontife avait jugées utiles dans sa sainte et sage sollicitude. Lui-même désirait mettre le premier la main à cette œuvre sainte ; mais il ne le put, empêché qu'il fut par la tyrannie des Romains, et il délégua ces soins au saint abbé de Clairvaux, Bernard.
Le pape Eugène aurait désiré mettre le premier la main à cette oeuvre sainte. Mais il ne le put, empêché qu'il fut par la tyrannie des Romains, et il délégua ces sons au saint abbé de Clairvaux, Bernard. Enfin arriva la jour tant désiré par le roi Louis VII. L'abbé, fortifié de l'autorité apostolique et de sa propre sainteté, et l'immense multitude de ceux qui étaient convoqués, se réunirent au même lieu et au même temps. Le roi reçut donc la décoration de la croix, qui lui était envoyée par le souverain pontife, et beaucoup de grands la reçurent avec lui. Et comme il n'y avait pas assez de place dans le château pour contenir une si grande multitude, on construisit en dehors et dans la plaine une machine en bois, afin que l'abbé pût parler de haut à toute l'assemblée. Celui-ci monta donc sur cette machine, avec le roi paré de sa croix.

Il lut d'abord à l'assemblée la bulle d'Eugène III qui expose les motifs de la croisade: "Les principautés d'Orient et toute la chrétienté sont en péril. C'est l'honneur des premiers croisés, en particulier des croisés français, d'avoir arraché Jérusalem, Antioche et tant d'autres cités à la tyrannie des musulmans, d'avoir porté et propagé le nom chrétien sui les rivages asiatiques. Si les conquêtes de vos pères doivent être affermies par la valeur des fils, j'espère que vous prouverez que l'héroïsme des Francs n'a pas dégénéré. Nous vous avertissons, nous vous prions, nous vous recommandons de prendre la croix et les armes. Nous vous ordonnons, pour la rémission de vos péchés, vous les hommes de Dieu, de vous revêtir de force et de courage, afin d'arrêter les invasions des infidèles, de défendre l'Eglise d'Orient délivrée par vos ancêtres, d'arracher. des mains des musulmans les milliers de prisonniers chrétiens qu'ils tiennent dans les fers. Ainsi la sainteté du nom chrétien s'accroîtra dans la génération présente, et votre valeur, dont la réputation est répandue dans tout l'univers, se conservera sans tache et recevra un nouvel éclat."

Lorsque cet orateur du Ciel eut, selon son usage, répandu la rosée de la parole divine, de toutes parts, tous firent entendre leurs acclamations, demandant des croix, des croix! Et après que l'abbé eut semé, plus encore que distribué, un faisceau de croix qu'il avait fait préparer à l'avance, il fut forcé de couper ses propres vêtements pour en faire d'autres croix, qu'il répandit de même. Il travailla donc à cette œuvre tant qu'il demeura au même lieu. Je ne parlerai pas des miracles qui arrivèrent alors, et en ce même endroit, et par lesquels il fut reconnu que ces choses étaient agréables au Seigneur ; de peur, si je n'en disais qu'un petit nombre, qu'on ne crût qu'il y en eut beaucoup plus, ou si j'en disais beaucoup, qu'on ne trouvât que je m'éloigne trop de mon sujet. Enfin, après que l'on eut publié qu'on partirait au bout d'une année, tous s'en retournèrent joyeusement chez eux, Alors l'abbé, portant un esprit intrépide caché sous un corps délicat et comme à demi mort, vola en tous lieux pour prêcher, et en peu de temps les croisés se multiplièrent en un nombre incalculable.

Dès le 1er mai, saint Bernard rendit compte au Souverain pontife du succès de sa mission: "Vous avez ordonné, j'ai obéi; c'est l'autorité de celui qui commandait qui a fait fructifier mon obéissance. J'ai ouvert la bouche, j'ai parlé, et aussitôt les croisés se sont multipliés à l'infini. Les villages et les bourgs sont déserts. Vous trouveriez difficilement un homme contre sept femmes. On ne voit partout que des veuves dont les maris sont encore vivants."

Émile Signol (1804-1892)
Saint Bernard prêchant la Croisade à Vézelay

 


TEXTES


Au XIIIe siècle l'archevêque de Gênes, Jacques de VORAGINE (1228-1298), dans sa Légende dorée, fait le point sur la légende de Marie-Madeleine.

Marie de Magdalon, à cause de sa richesse, se laisse aller à toutes les voluptés

Marie, surnommée Magdeleine, du château de Magdalon, naquit des parents les plus illustres, puisqu'ils descendaient de la race royale. Son père se nommait Syrus et sa mère Eucharie. Marie possédait en commun avec Lazare, son frère, et Marthe, sa sœur, le château de Magdalon, situé à deux milles de Génézareth, Béthanie qui est proche de Jérusalem et une grande partie de Jérusalem. Ils se partagèrent cependant leurs biens de cette manière : Marie eut Magdalon d'où elle fut appelée Magdeleine, Lazare retint ce qui se trouvait à Jérusalem et Marie posséda Béthanie. Mais comme Magdeleine recherchait tout ce qui peut flatter les sens et que Lazare avait son temps employé au service militaire, Marthe, qui était pleine de prudence, gouvernait avec soin les intérêts de sa sœur et ceux de son frère; en outre elle fournissait le nécessaire aux soldats, à ses serviteurs et aux pauvres (toutefois ils vendirent tous leurs biens après l'ascension de J.-C. et en apportèrent le prix aux apôtres).
Comme donc Magdeleine regorgeait de richesses et que la volupté est la compagne accoutumée de nombreuses possessions, plus elle brillait par ses richesses et sa beauté, plus elle salissait son corps par la volupté; aussi perdit-elle son nom propre pour ne plus porter que celui de pécheresse.

Marie-Madeleine devient la grande amie de Jésus qui l'a délivrée de ses démons

Comme J.-C. prêchait çà et là, inspirée par la volonté divine et ayant entendu dire que J.-C. dînait chez Simon le lépreux, Magdeleine y alla avec empressement. N'osant pas, en sa qualité de pécheresse, se mêler avec les justes, elle resta aux pieds du Seigneur, qu'elle lava de ses larmes, essuya avec ses cheveux et parfuma d'une essence précieuse (car les habitants du pays, en raison de l'extrême chaleur du soleil, usaient de parfums et de bains). Comme Simon le pharisien pensait à part soi que si J.-C. était un prophète, il ne se laisserait pas toucher par une pécheresse, le Seigneur le reprit de son orgueilleuse justice et remit à cette femme tous ses péchés.
C'est à cette Marie-Magdeleine que le Seigneur accorda tant de bienfaits et donna de si grandes marques d'affection. Il chassa d'elle sept démons. Il l'embrasa entièrement d'amour pour lui. Il en fit son amie de préférence. Il était son hôte et c'était elle qui, dans ses courses, pourvoyait à ses besoins. En toute occasion il prenait sa défense : il la disculpa auprès d'un pharisien qui la disait immonde, auprès de sa sœur qui la traitait de paresseuse, auprès de Judith qui l'appelait prodigue. En voyant ses larmes, il ne put retenir les siennes. Par son amour, elle obtint que son frère, mort depuis trois jours, fût ressuscité. Ce fut à son amitié que Marthe, sa sœur, dut d'être délivrée d'un flux de sang dont elle était affligée depuis sept ans. C'est à ses mérites que Martille, servante de sa soeur, a eu l'honneur de proférer ce mot si doux : « Bienheureux le sein qui vous a porté » (d'après saint Ambroise, en effet, c'est de Marthe et de sa servante qu'il est question en cet endroit).
C'est elle, dis-je, qui lava les pieds du Seigneur de ses larmes, qui les essuya avec ses cheveux, qui les parfuma d'essence, qui, le temps de la grâce arrivé, fit tout d'abord une pénitence exemplaire, qui choisit la meilleure part, qui, se tenant assise aux pieds du Seigneur, écouta sa parole et lui parfuma la tête. C'est elle qui était auprès de la croix lors de la Passion, qui prépara des aromates dans l'intention d'embaumer son corps, qui ne quitta pas le sépulcre quand les disciples se retirèrent. Ce fut à elle la première que J.-C. apparut lors de sa résurrection, et il la fit l'apôtre des apôtres.

Marie-Madeleine et Maximin, abandonnés sur un navire en pleine mer, abordent à Marseille

Après l'Ascension du Seigneur, c'est-à-dire quatorze ans après la passion, les Juifs ayant massacré depuis longtemps déjà saint Étienne et ayant chassé les autres disciples de leur pays, ces derniers se retirèrent dans les régions habitées par les gentils pour y semer la parole de Dieu. Il y avait pour lors avec les apôtres saint Maximin, l'un des 72 disciples, auquel Marie-Magdeleine avait été spécialement recommandée par saint Pierre. Au moment de cette dispersion, saint Maximin, Marie-Magdeleine, Lazare, son frère, Marthe, sa soeur, Manille, suivante de Marthe et enfin le bienheureux Cédonius, l'aveugle-né guéri par le Seigneur, furent mis par les infidèles sur un vaisseau, tous ensemble avec plusieurs autres chrétiens encore, et abandonnés sur la mer sans aucun pilote afin qu'ils fussent engloutis en même temps. Dieu permit qu'ils abordassent à Marseille.

Marie-Madeleine obtient d'un prince qu'il leur fournisse un abri et de la nourriture

N'ayant trouvé personne qui voulût les recevoir, ils restaient sous le portique d'un temple élevé à la divinité du pays. Comme sainte Marie-Magdeleine voyait le peuple accourir pour sacrifier aux dieux, elle se levait avec un visage tranquille, le regard serein, et, par des discours fort adroits, elle le détournait du culte des idoles et lui prêchait sans cesse J.-C. Tous étaient dans l'admiration pour ses manières fort distinguées, pour sa facilité à parler et pour le charme de son éloquence. Ce n'était pas merveille si une bouche qui avait embrassé avec autant de piété et de tendresse les pieds du Sauveur eût conservé mieux que les autres le parfum de la parole de Dieu.
Alors arriva un prince du pays, avec son épouse qui venait sacrifier aux idoles pour obtenir un enfant. Magdeleine, en leur annonçant J.-C., les dissuada d'offrir des sacrifices. Quelques jours s'étant écoulés, Magdeleine se montra dans une vision à cette dame et lui dit : « Pourquoi, vous qui vivez dans l'abondance, laissez-vous les saints de Dieu mourir de faim et de froid ? » Elle finit par la menacer que, si elle ne persuadait pas son mari de venir au secours de la misère des saints, elle encourrait la colère du Dieu tout puissant. Toutefois la princesse n'eut pas la force de découvrir sa vision à son mari. La nuit suivante Magdeleine lui apparut et lui dit la même chose ; mais cette femme négligea encore d'en faire part à son époux. Une troisième fois, au milieu du silence de la nuit, Marie apparut à l'un et à l'autre ; elle frémissait et le feu de sa colère jetait une lumière qui aurait fait croire que toute la maison était eu flammes. « Dors-tu, tyran, dit-elle ? membre de Satan qui est ton père, tu reposes avec cette vipère, ta femme, qui n'a pas voulu te faire connaître ce que je lui ai dit. Te reposes-tu, ennemi de la Croix de J.-C. ? Quand ton estomac est rempli d'aliments de toutes sortes, tu laisses périr de faim et de soif les saints de Dieu. Tu es couché dans un palais, autour de toi ce ne sont que tentures de soie ; tu les vois désolés et sans asile et tu passes outre. Non, cela ne finira pas de cette sorte : et ce ne sera pas impunément que tu auras différé de leur faire du bien. » Elle dit et se retira. A son réveil la femme, haletante et effrayée, dit à son mari troublé comme elle : « Mon seigneur, avez-vous eu le même songe que moi? — Oui, répondit-il, et je ne puis m'empêcher d'admirer et de craindre. Qu'avons-nous donc à faire? – Il vaut mieux pour nous, reprit la femme, nous conformer à ce qu'elle dit, plutôt que d'encourir la colère de son Dieu dont elle nous menace. » Ils reçurent donc les saints chez eux, et leur fournirent le nécessaire.
Or, un jour que Marie-Magdeleine prêchait, le prince dont on vient de parler lui dit: « Penses-tu pouvoir justifier la foi que tu prêches ? – Oui, reprit-elle, je suis prête à la défendre; elle est confirmée par les miracles quotidiens et la prédication de mon maître saint Pierre, qui préside à Rome. » Le prince et son épouse lui dirent : « Nous voilà disposés à obtempérer à tous tes dires, si tu nous obtiens un fils du Dieu que tu prêches. – Alors, dit Magdeleine, ce ne sera pas moi qui serai un obstacle. » Et la bienheureuse pria pour eux le Seigneur qu'il leur daignât accorder un fils. Le Seigneur exauça ses prières et la dame conçu
t.

Le prince et son épouse s'embarquent pour aller consulter saint Pierre à Rome

Alors son mari voulut partir pour aller trouver saint Pierre, afin de s'assurer si ce qu'avait annoncé Magdeleine touchant J.-C. était réellement la vérité. Sa femme lui dit: « Quoi ! mon seigneur, pensez-vous partir sans moi ? Point du tout ; si vous partez, je partirai, si vous venez, je viendrai, si vous restez, je resterai. » Son mari lui dit: « Il n'en sera pas ainsi, ma dame ; car vous êtes enceinte et, sur la mer, on court des dangers sans nombre ; vous pourriez donc, facilement être exposée; vous resterez en repos à la maison et vous veillerez sur nos possessions. » Elle n'en persista pas moins, et obstinée comme l'est une personne de son sexe, elle se jeta avec larmes aux pieds de son mari qui obtempéra enfin à sa demande. Alors Marie mit le signe de la croix sur leurs épaules, de crainte que l'antique ennemi ne leur nuisît en route. Ils chargèrent un vaisseau de tout ce qui leur était nécessaire, et après avoir laissé le reste à la garde de Marie-Magdeleine, ils partirent.

Pendant la traversée, la princesse et l'enfant dont elle vient d'accoucher meurent

Ils n'avaient voyagé qu'un jour et une nuit quand la mer commença à s'enfler, le vent à gronder, de sorte que tous les passagers, et principalement la dame enceinte et affaiblie, ballottés ainsi par les vagues, furent en proie aux plus graves inquiétudes. Les douleurs de l'enfantement saisirent la femme tout à coup et, au milieu de ses souffrances et de la violence de la tempête, elle mit un enfant au monde et expira. Or, le petit nouveau-né palpitait, éprouvant le besoin de se nourrir du lait de sa mère qu'il semblait chercher en poussant des vagissements pitoyables. Hélas! quelle douleur! En recevant la vie, cet enfant avait donné la mort à sa mère ; il ne lui restait plus qu'à mourir lui-même puisqu'il n'y avait personne pour lui administrer la nourriture nécessaire à sa conservation. Que fera le pèlerin en voyant sa femme morte et son fils qui, par ses cris plaintifs, exprimait le désir de prendre le sein? Il se lamentait beaucoup en disant: « Hélas ! malheureux! que feras-tu ? Tu as souhaité un fils et tu as perdu la mère qui lui donnait la vie. » Les matelots criaient : « Qu'on jette ce corps à la mer, avant que nous ne soyons engloutis en même temps que lui, car, tant qu'il sera avec nous, cette tempête ne cessera pas » Et, comme ils avaient pris le cadavre pour le jeter à la mer: « Un instant, dit le pèlerin, un instant ! si vous ne voulez pas attendre ni pour la mère ni pour moi, ayez pitié au moins de ce petit enfant qui crie; attendez un instant, peut-être que la mère a seulement perdu connaissance dans sa douleur et qu'elle vit encore ».

Le prince débarque et va déposer le corps de sa femme et de l'enfant dans un endroit écarté

Et voici que, non loin du vaisseau, apparut une colline ; à cette vue, il pensa qu'il n'y avait rien de mieux à faire que d'y transporter le corps de la mère et l'enfant plutôt que de les jeter en pâture, aux bêtes marines. Ce fut par prières et par argent qu'il parvint à obtenir des matelots d'aborder. Et, comme le rocher était si dur qu'il ne put creuser une fosse, il plaça le corps enveloppé d'un manteau dans un endroit des plus écartés de la montagne et, déposant son fils contre son sein, il dit : « O Marie-Magdeleine ; c'est pour mon plus grand malheur que tu as abordé à Marseille! Pourquoi faut-il que j'aie eu le malheur d'entreprendre ce voyage d'après tes avis? As-tu demandé à Dieu que ma femme conçût afin qu'elle pérît ? Car voici qu'elle a conçu et, en devenant mère, elle subit la mort; son fruit est né et il faut qu'il meure, puisqu'il n'y a personne pour le nourrir. Voici ce que j'ai obtenu par ta prière, je t'ai confié tous mes biens : je les confie à ton Dieu. Si tu as quelque pouvoir, souviens-toi de l'âme de la mère et, à ta prière, que ton Dieu ait pitié de l'enfant et ne le laisse pas périr. » Il enveloppa alors dans son manteau le corps de sa femme et de son fils et remonta sur le vaisseau.

Saint Pierre instruit le prince en l'emmenant sur les lieux où le Christ avait vécu

Quand il fut arrivé chez saint Pierre, celui-ci vint à sa rencontre et, en voyant le signe de la croix attaché sur ses épaules, il lui demanda qui il était et d'où il venait. Le pèlerin lui raconta tout ce qui s'était passé. Pierre lui dit: « La paix soit avec vous. Vous avez bien fait de venir et vous avez été bien inspiré de croire. Ne vous tourmentez pas si votre femme dort, et si son enfant repose avec elle ; car le Seigneur a le pouvoir de donner à qui il veut, de reprendre ce qu'il a donné, de rendre ce qui a été enlevé, et de changer votre douleur en joie. »
Or, saint Pierre le conduisit lui-même à Jérusalem et lui montra chacun des endroits où J.-C. avait prêché et avait fait des miracles, comme aussi le lieu où il avait souffert et celui d'où il était monté aux cieux.

En retournant en Provence, le prince trouve son enfant et sa femme bien vivants

Après avoir été instruit avec soin dans la foi par saint Pierre, il remonta sur un vaisseau après deux ans révolus, dans l'intention de regagner sa patrie. Dieu permit que, dans le trajet, ils passassent auprès de la colline où avait été déposé le corps de sa femme avec le nouveau-né. Et, par prière et par argent, il obtint d'y débarquer. Or, le petit enfant, qui avait été gardé sain et sauf par sainte Marie-Magdeleine, venait souvent sur le rivage et, comme tous les enfants, il avait coutume de jouer avec des coquillages et des cailloux. En abordant, le pèlerin vit donc un petit enfant qui s'amusait, comme on le fait à son âge, avec des pierres; il ne se lassait pas d'admirer, jusqu'à ce qu'il descendît de la nacelle. En l'apercevant, l'enfant, qui n'avait jamais vu de semblable chose, eut peur, courut comme il avait coutume de le faire au sein de sa mère, sous le manteau de laquelle il se cacha. Or le pèlerin, pour mieux s'assurer de ce qui se passait, s'approcha de cet endroit et y trouva un très bel enfant qui prenait le sein de sa mère. Il l'accueillit dans ses bras.
« O bienheureuse Marie-Magdeleine, dit-il, quel bonheur pour moi ! comme tout me réussirait si ma femme vivait et pouvait retourner avec moi dans notre patrie! Je sais, oui, je sais, et je crois sans aucun doute que vous qui m'avez donné un enfant et qui l'avez nourri sur rocher pendant deux ans, vous pourriez, par vos prières, rendre à sa mère la santé dont elle a joui auparavant. » A ces mots, la femme respira et dit, comme si elle se réveillait: « Votre mérite est grand, bienheureuse Marie-Magdeleine, vous êtes glorieuse, vous qui, dans les douleurs de l'enfantement, avez rempli pour moi l'office de sage-femme et qui, en toute circonstance, m'avez rendu les bons soins d'une servante. » En entendant ces paroles, le pèlerin fut plein d'admiration. « Vivez-vous, dit-il, ma chère épouse? — Oui, répondit-elle, je vis. Je viens d'accomplir le pèlerinage que vous avez fait vous-même. C'est saint Pierre qui vous a conduit à Jérusalem et qui vous a montré tous les lieux où J.-C. a souffert, est mort et a été enseveli, et beaucoup d'autres encore. Moi, c'est avec sainte Marie-Magdeleine pour compagne et pour guide que j'ai vu chacun de ces lieux avec vous ; j'en ai confié le souvenir à ma mémoire. » Alors elle énuméra tous les endroits où J.-C. a souffert, raconta les miracles qui avaient eu son mari pour témoin, sans la moindre hésitation. Le pèlerin, joyeux, prit la mère et l'enfant, s'embarqua.

Ayant débarqué à Marseille, le prince et son épouse retrouvent Marie-Madeleine et reçoivent le baptême.

Peu après, ils abordèrent à Marseille, où, étant entrés, ils trouvèrent sainte Marie-Magdeleine annonçant la parole de Dieu avec ses disciples. Ils se jetèrent à ses pieds en pleurant, lui racontèrent tout ce qui leur était arrivé, et reçurent le saint baptême des mains du bienheureux Maximin. Alors ils détruisirent dans Marseille tous les temples des idoles, et élevèrent des églises en l'honneur de J.-C. Ensuite ils choisirent à l'unanimité le bienheureux Lazare pour évêque de la cité. Enfin, conduits par l'inspiration de Dieu, ils vinrent à Aix dont ils convertirent la population à la foi de J.-C., en faisant beaucoup de miracles, et où le bienheureux Maximin fut, de son côté, ordonné évêque.

Marie-Madeleine se retire dans un désert pendant trente ans

Cependant la bienheureuse Marie-Magdeleine, qui aspirait ardemment se livrer à la contemplation des choses supérieures, se retira dans un désert affreux, où elle resta inconnue l'espace de trente ans, dans un endroit préparé par les mains des anges. Or, dans ce lieu, il n'y avait aucune ressource, ni cours d'eau, ni arbres, ni herbe, afin qu'il restât évident que notre Rédempteur avait disposé de la rassasier, non pas de nourritures terrestres, mais seulement des mets du ciel. Or, chaque jour, à l'instant des sept heures canoniales, elle était enlevée par les anges au ciel et elle y entendait, même des oreilles du corps, les concerts charmants des chœurs célestes. Il en résultait que, rassasiée chaque jour à cette table succulente, et ramenée par les mêmes anges aux lieux qu'elle habitait, elle n'éprouvait pas le moindre besoin d'user d'aliments corporels.

Marie-Madeleine révèle à un prêtre qu'elle est la pécheresse, la Marie des évangiles

Un prêtre, qui désirait mener une vie solitaire, plaça sa cellule dans un endroit voisin de douze stades de celle de Marie-Magdeleine. Un jour le Seigneur ouvrit les yeux de ce prêtre qui put voir clairement comment les anges descendaient dans le lieu où demeurait la bienheureuse Marie, la soulevaient dans les airs et la rapportaient une heure après dans le même lieu, en chantant les louanges du Seigneur.
Alors le prêtre, voulant s'assurer de la réalité de cette vision, après s'être recommandé par la prière à son créateur, se dirigea avec dévotion et courage vers cet endroit. Il n'en était éloigné que d'un jet de pierre quand, ses jambes commencèrent à fléchir ; une crainte violente le saisit et lui ôta la respiration. S'il revenait en arrière, ses jambes et ses pieds reprenaient des forces pour marcher, mais, s'il rebroussait chemin pour tenter de s'approcher du lieu en question, autant de fois la lassitude s'emparait de son corps et son esprit s'engourdissait. L'homme de Dieu comprit donc qu'il y avait là un secret du ciel auquel l'esprit humain ne pouvait atteindre. Après avoir invoqué le nom du Sauveur il s'écria : « Je t'adjure par le Seigneur que, si tu es un homme ou bien une créature raisonnable habitant cette caverne, tu me répondes et tu me dises la vérité. » Et quand il eut répété ces mots par trois fois, la bienheureuse Marie-Magdeleine lui répondit : « Approchez plus près, et vous pourrez connaître la vérité de tout ce que votre âme désire. »
Quand il se fut approché tout tremblant jusqu'au milieu de la voie à parcourir, elle lui dit : « Vous souvenez-vous qu'il est question, dans l'Évangile, de Marie, cette fameuse pécheresse qui lava de ses larmes les pieds du Sauveur et les essuya de ses cheveux, et ensuite mérita le pardon de ses fautes? » Le prêtre lui répondit : « Je m'en souviens; et, depuis plus de trente ans, la sainte Église croit et confesse ce fait. — C'est moi, dit-elle, qui suis cette femme. J'ai demeuré inconnue aux hommes l'espace de trente ans et, comme il vous a été accordé de le voir hier, chaque jour je suis enlevée au ciel par les mains des anges, et j'ai eu le bonheur d'entendre des oreilles du corps les admirables concerts des chœurs célestes, sept fois par chaque jour. Or, puisqu'il m'a été révélé par le Seigneur que je dois sortir de ce monde, allez trouver le bienheureux Maximin, et dites-lui que, le jour de Pâques prochain, à l'heure qu'il a coutume de se lever pour aller à matines, il entre seul dans son oratoire et qu'il m'y trouvera, transportée par le ministère des anges. » Le prêtre entendait sa voix, comme on aurait dit de celle d'un ange, mais il ne voyait personne. Il se hâta donc d'aller trouver saint Maximin et lui raconta tous ces détails.

Marie-Madeleine vient mourir auprès de saint Maximin qui lui donne une sépulture.

Saint Maximin, rempli d'une grande, joie, rendit alors au Sauveur d'immenses actions de grâce et, au jour et à l'heure qu'il lui avait été dit, en entrant dans son oratoire, il vit la bienheureuse Marie-Magdeleine debout dans le choeur, au milieu des anges qui l'avaient amenée. Elle était de deux coudées au-dessus de terre, debout au milieu des anges et priant Dieu, les mains étendues. Or, comme le bienheureux Maximin tremblait d'approcher auprès d'elle, Marie dit en se tournant vers lui : « Approchez plus près ; ne fuyez pas votre fille, mon père. » En s'approchant, selon qu'on le lit dans les livres de saint Maximin lui-même, il vit que le visage de la sainte rayonnait, de telle sorte, par les continuelles et longues communications avec les anges, que les rayons du soleil étaient moins éblouissants que sa face. Maximin convoqua tout le clergé et le prêtre dont il vient d'être parlé. Marie-Magdeleine reçut le corps et le sang du Seigneur des mains de l'évêque, avec une grande abondance de larmes. S'étant ensuite prosternée devant la base de l'autel, sa très sainte âme passa au Seigneur. Après qu'elle fut sortie de son corps, une odeur si suave se répandit dans le lieu même que, pendant près de sept jours, ceux qui entraient dans l'oratoire la ressentaient. Le bienheureux Maximin embauma le très saint corps avec différents aromates, l'ensevelit, et ordonna qu'on l'ensevelit lui-même auprès d'elle après sa mort.
Hégésippe, ou bien Joseph, selon d'autres, est assez d'accord avec cette histoire. Il dit, en effet, dans son traité, que Marie-Magdeleine, après l'Ascension du Seigneur, poussée par son amour envers J.-C. et par l'ennui qu'elle en avait, ne voulait plus jamais voir face d'homme; mais que, dans la suite, elle vint au territoire d'Aix, s'en alla dans un désert où elle resta inconnue l'espace de trente ans et, d'après son récit, chaque jour elle était transportée dans le ciel pour les sept heures canoniales. Il ajoute cependant qu'un prêtre, étant venu chez elle, la trouva enfermée dans sa cellule. Il lui donna un vêtement sur la demande qu'elle lui en fit. Elle s'en revêtit, alla avec le prêtre à l'église où, après avoir reçu la communion, elle éleva les mains pour prier et mourut en paix vis-à-vis l'autel.

Au temps de Charlemagne, le corps de Marie-Madeleine est transporté à Vézelay

Du temps de Charlemagne, c'est-à-dire l'an du Seigneur 769, Gyrard duc de Bourgogne, ne pouvant avoir de fils de son épouse, faisait de grandes largesses aux pauvres et construisait beaucoup d'églises et de monastères. Ayant donc fait bâtir l'abbaye de Vézelay, il envoya, de concert avec l'abbé de ce monastère, un moine avec une suite convenable à la ville d'Aix, pour en rapporter, s'il était possible, les reliques de sainte Marie-Madeleine. Ce moine, arrivé à Aix, trouva la ville ruinée de fond en comble par les païens. Le hasard lui fit découvrir un sépulcre dont les sculptures en marbre lui prouvèrent que le corps de sainte Marie-Magdeleine était renfermé dans l'intérieur; en effet l'histoire de la sainte était sculptée avec un art merveilleux sur le tombeau. Une nuit, le moine le brisa, prit les reliques et les emporta à son hôtel. Or, cette nuit-là même, la bienheureuse Marie-Magdeleine apparut à ce moine et lui dit de n'avoir aucune crainte mais d'achever l'œuvre qu'il avait entreprise.
A son retour, il était éloigné d'une demi-lieue de son monastère quand il devint absolument impossible de remuer les reliques, jusqu'à l'arrivée de l'abbé avec les moines qui les reçurent en procession avec grand honneur.

Deux miracles dus à Marie-Madeleine

Un soldat, qui avait l'habitude de venir chaque année en pèlerinage au corps de la bienheureuse Marie-Magdeleine, fut tué dans une bataille. On l'avait mis dans le cercueil et ses parents en pleurs se plaignaient avec confiance à sainte Magdeleine de ce qu'elle avait laissé mourir, sans qu'il eût eu le temps de se confesser et de faire pénitence, un homme qui lui avait été si dévot. Tout à coup, à la stupéfaction générale, celui qui était mort ressuscita, demanda un prêtre et, après s'être dévotement confessé et avoir reçu le viatique, il mourut en paix aussitôt.
Un navire sur lequel se trouvaient beaucoup d'hommes et de femmes fit naufrage. Mais une femme enceinte, se voyant en danger de périr dans la mer, invoquait, autant qu'il était en son pouvoir, sainte Magdeleine, et faisait vœu que si, grâce à ses mérites, elle échappait au naufrage et mettait un fils au monde, elle le dédierait à son monastère. A l'instant, une femme d'un aspect et d'un port vénérable lui apparut, la prit par le menton, et la conduisit saine et sauve sur le rivage, quand tous les autres périssaient. Peu de temps après, elle mit au monde un fils, et accomplit fidèlement son voeu.

Il est faux de dire que Marie-Madeleine est celle que saint Jean l'Évangéliste devait épouser

Il y en a qui disent que Marie-Magdeleine était fiancée à saint Jean l'Évangéliste, et qu'il allait l'épouser quand J.-C. l'appela au moment de ses noces. Indignée de ce que le Seigneur lui avait enlevé son fiancé, Magdeleine s'en alla et se livra tout à fait à la volupté. Mais parce qu'il n'était pas convenable que la vocation de Jean fût pour Magdeleine une occasion de se damner, le Seigneur, dans sa miséricorde, la convertit à la pénitence et, en l'arrachant aux plaisirs des sens, il la combla des joies spirituelles qui se trouvent dans l'amour de Dieu. Quelques-uns prétendent que, si N.-S. admit saint Jean dans une intimité plus grande que les autres, ce fut parce qu'il l'arracha à l'amour de Magdeleine. Mais ce sont choses fausses et frivoles; car frère Albert, dans le prologue sur l'Évangile de saint Jean, pose en fait que cette fiancée dont saint Jean fut séparé au moment de ses noces par la vocation de J.-C. resta vierge, et s'attacha par la suite à la sainte Vierge Marie, mère de J.-C., et qu'enfin elle mourut saintement.

Quatre autres miracles accomplis par la Marie-Madeleine de Vézelay

Un homme privé de la vue venait au monastère de Vézelay visiter le corps de sainte Marie-Magdeleine, quand son conducteur lui dit qu'il commençait à apercevoir l'église. Alors l'aveugle s'écria à haute voix: « O sainte Marie-Magdeleine ! que ne puis-je avoir le bonheur de voir une fois votre église ! » et à l'instant ses yeux furent ouverts.
Un homme avait écrit ses péchés sur une feuille qu'il posa sous la nappe de l'autel de sainte Marie-Magdeleine, en la priant de lui en obtenir la rémission. Peu de temps après, il reprit sa feuille et tous les péchés en avaient été effacés.
Un homme, détenu en prison pour de l'argent qu'on exigeait de lui, invoquait à son secours sainte Marie-Magdeleine; et voici qu'une nuit lui apparut une femme d'une beauté remarquable qui, brisant ses chaînes et lui ouvrant la porte, lui commanda de fuir. Ce prisonnier se voyant délivré s'enfuit aussitôt.
Un clerc de Flandre, nommé Etienne, était tombé dans de si grands crimes, en s'adonnant à toutes les scélératesses, qu'il ne voulait pas plus entendre parler des choses qui regardent le salut qu'il ne les pratiquait. Cependant il avait une grande dévotion en sainte Marie-Magdeleine : il jeûnait ses vigiles et honorait le jour de sa fête. Une fois qu'il visitait son tombeau, sainte Marie-Magdeleine lui apparut, alors qu'il n'était ni tout à fait endormi, ni tout à fait éveillé. Elle avait la figure d'une belle femme; ses veux étaient tristes, et elle était soutenue à droite et à gauche par deux anges. Alors elle lui dit: « Je t'en prie, Etienne, pourquoi te livres-tu à des actions indignes de moi ? Pourquoi n'es-tu pas touché des paroles pressantes que je t'adresse, de ma propre bouche? Dès l'instant que tu as eu de la dévotion pour moi, j'ai toujours prié d'une manière pressante le Seigneur pour toi. Allons, courage, repens-toi, car je ne t'abandonnerai pas que tu ne sois réconcilié avec Dieu. » Et il se sentit inondé de tant de grâces que, renonçant au inonde, il entra en religion et mena une vie très parfaite. A sa mort, on vit sainte Marie-Magdeleine apparaître avec des anges auprès de son cercueil et porter au ciel, avec des cantiques, son âme sous la forme d'une colombe.

 


En 1447, le traducteur Jean Wauquelin a résumé ce qu'on racontait de l'expédition du XIe siècle.

C'est dans son Histoire de Girart de Roussillon. – Pour se procurer des reliques, en accord avec l'abbé de ce monastère, Girart envoya un moine nommé Badilon à la ville d'Aix, avec mission de rapporter les reliques de sainte Marie-Madeleine. Ce moine, arrivé à Aix, trouva la ville ruinée de fond par les Sarrazins; là il découvrit un sépulcre dont les sculptures semblaient prouver que le corps de sainte Marie-Magdeleine y était enfermé. Une nuit, le moine brisa le tombeau, prit les reliques et les emporta. Cette nuit-là même, Marie-Magdeleine lui apparut pour l'approuver et lui dit d'achever l'oeuvre qu'il avait entreprise. Pour que les reliques tiennent moins de place, ils séparèrent les jambes et les cuisses du reste du corps. A son retour en Bourgogne, Badilon était arrivé près de son monastère quand il devint absolument impossible de remuer les reliques, devenues, trop lourdes, du moins jusqu'à l'arrivée de l'abbé et de ses moines qui les reçurent en procession avec grand honneur.

Cy dist comment Gerard de Roussillon enuoya querir en Prouuence le corps de la glorieuse Magdaleine, & le fist mettre & poser en l'abbaye de Vezelay qu'il eut nouuellement fondée.

Au temps du puissant roy Charlemaigne que les Sarrazins furent par sa puissance boutez hors du pais d'Acquitaine & d'Espaigne, iceulx Sarrazins a leur despartement desditz pais bouterent les feulx par tous les lieux ou ilz passerent & destruisirent tout deuant eulx, villes, chasteaulx & forteresses sans y laisser pierre sur pierre, entre lesquelles citez ilz destruisirent totalement la cité d'Aix en Prouuence ou estoit enterré le corps de la Magdaleine, lequel ioyau & noble tresor Gerard de Roussillon desiroit a auoir par dessus tous les reliquaires du monde : se que pour ce fait il parla un iour a l'abbé de Vezelay de ceste matière, lequel abbé se nommoit Udo, & conclurent ensemble qu'ilz envoyeroient en Prouuence aulcuns prudens hommes sages pour trouuer en ce sainct corps & pour le rapporter deuers eulx : si enuoyerent ung noble moyne religieulx de Vezelay nommé Badillon & auec luy aulcuns preudhommes & leur prierent bien d'eulx employer en ceste queste : ceulx qui desirans estoyent d'acomplir ceste besoigne se mirent a chemin & cheminerent tant qu'ilz vindrent en Prouuence au lieu mesmes ou la cité d'Aix souloit estre assise, mais le lieu estoit lors tant desollé & tant destruit que on n'y veoit que ruyne & se n'y demouroit homme ne femme : si se prindrent a querir en plusieurs lieux & tant qu'ilz trouuerent ung beau farcus pour apparence, mais il estoit tout couuert de charbons & de pierres. Et lors ilz le commencerent a descouurir & trouuerent tantost les lettres escriptes dessus le tombeau, lesquelles contenaient & donnoient a entendre que la dessoubz gisoit le corps de la glorieuse Magdaleine & mesmement sa vie & conuersation y estaient pourtraictes & escriptes. Si en eurent grant ioye & lors ilz se mirent tous en oraisons en priant a Dieu deuotement qu'il les voulsist conduyre & tellement adrecer qu'ilz peussent acheuer ce pourquoy ils estoyent la venus. La nuyt ensuyuant, ainsi comme il se reposoyent la benoiste Magdaleine s'apparut au moisne Badillon qui encores n'osoit toucher au sainct corps & luy dist qu'il fist hardiment ce qu'il voulait faire, & qu'elle luy aiderait tellement qu'il n'auroit ia nul encombrier en chemin : de laquelle vision Badillon fust moult ioyeulx, si le releva tantost a ses compaignons qui pareillement en eurent grant ioye, & lors par grant deuotion & reuerence ilz commencerent a descouurir le tombeau duquel issoit une tant bonne odeur & tant souesue qu'il leur sembla proprement qu'ilz fussent en paradis. Et trouuerent illec le corps de la Magdaleine gisant tout entier, si le tirerent dehors en pleurs & en larmes, puis le mirent sur ung sommier & se mirent prestement au retour. Et lors comme en allant leur chemin ilz eurent paour qu'ilz ne fussent trouuez en portant ce sainct corps, car il estoit de grant veue, quant ilz vindrent a une cité nommée Nyues la ou ilz vindrent sur le tart, ilz allerent a l'eglise ou ilz ieurent toute la nuyt par le gré de ceulx qui la gardoient. Et lors en grant paour & reverence & pour plus seurement porter ce sainct corps & a mains d'apparence, ils briserent & descurerent les iambes & les cuisses ensemble hors du corps sainct & puis ilz le trousserent en mains d'apparence que ilz peurent & en ce point le porterent tant qu'ilz vindrent assez pres de l'eglise de Vezelay. Et la ilz se assirent pour reposer & descharger leur sommier pour mieulx remettre a point, mais il leur aduint quant ilz cuiderent le corps sainct releuer de terre pour recharger qu'ilz le trouuerent si pesant qu'il ne fut en eulx tous de le pouoir releuer ne souldre de terre dont ilz furent bien esbahys. Et lors ilz enuoyerent tantost l'ung d'eulx signifier leur venue & leur aduenture a l'abbé & a monseigneur Gerard qui leans estoit noblement acompaigné : lesquelz incontinent se confesserent & se mirent en bonne deuotion, & a tres noble proucession deuotement a nudz piedz chantans louenges à Dieu s'en vindrent ou ce sainct corps reposait & le adourerent tous deuotement. Et puis par le conseil de l'abbé, monseigneur Gerard approcha du sainct corps & le leua de terre en grant paour & reuerence, & troussa sur ses espaules assez legierement dont chascun plora de ioye. Ainsi doncques en chantant louenges a Dieu ilz s'en reuindrent a l'eglise de Vezelay & la le poserent moult honnorablement : auquel lieu Nostre Seigneur pour sa bonne ame a fait maint bel & notable miracle & fait encores iusques auiourdhuy. Toutesfoys les Prouuençaulx dient qu'ilz ont encores le corps de la Magdaleine & qu'elle ne leur fut oncques tollue. Mais saulue leur grace le corps est a Vezelay comme dit est, car au temps de monseigneur sainct Loys roy de France le precieulx corps de la Magdaleine fut par ung cardinal de Rome esleué & mis en fiertre, présent ledict roy sainct Loys & plus de xx mille hommes sans les femmes & les enfans qui y furent. Si ne doit nul croyre qu'elle soit en quelque aultre lieu sinon a Vezelay. Mesmement dient ceulx du pays que nul ne vient en ladicte eglise requerre la benoiste saincte Marie Magdaleine par bonne deuotion pour quelconque tribulation que ce soit, que tost & hastiuement il ne soit secouru & aydé en ses necessitez.

 


ILS SONT NÉS, ILS ONT HABITÉ, ILS SONT PASSÉS À VÉZELAY

Théodore de Bèze, Romain Rolland, Paul Claudel, Georges Bataille, Maurice Druon


 

THÉODORE DE BÈZE

Théodore de Bèze naquit le 24 juin 1519 à Vézelay, dont son père, Pierre de Bèze, juriste et héritier d'une fortune liée au travail industriel des forges et à de nombreux bénéfices ecclésiastiques, était le bailli royal. Théodore, le cadet des sept enfants d'un premier lit, était d'une santé fragile.
Le père de Théodore avait un frère, Nicolas de Bèze, membre du parlement de Paris Au cours d'une visite à Vézelay, il fut si impressionné par le jeune Théodore qu'il l'emmena à Paris avec lui pour qu'il y fût instruit. Lors du retour du voyage où elle accompagnait son fils, Marie Bourdelot, sa mère, victime une chute de cheval, se brisa une cuisse et succomba peu après d'une fièvre chaude à l'âge de trente-deux ans.
Son oncle plaça le jeune Théodore à Orléans, dans la famille du célèbre helléniste allemand Melchior Volmar, qui avait déjà été le maître de Calvin à Paris. Théodore de Bèze suivit bientôt son maître à Bourges, où l'avait appelé la reine de Navarre, sœur du roi François Ier. Bourges était en France un des endroits où se développait l'esprit de la Réforme. Quand, en 1534, François Ier publia le décret contre les innovations dans l'Église, Wolmar retourna en Allemagne. Alors, conformément au désir de son père, Bèze revint à Orléans pour étudier le droit. Il y passa quatre ans de 1535 à 1539.
La lecture d'un traité d'Heinrich Bullinger, De l'origine des erreurs dans la célébration du culte divin (1529) lui fit connaître, dit-il, " la vraie piété, tirée de la Parole de Dieu, sa source la plus pure". Il fut reçu licencié en droit en 1539 et, comme son père le désirait, il alla à Paris où il commença la pratique. Ses parents avaient obtenu pour lui deux bénéfices dont les revenus s'élevaient à 700 écus d'or par an, et son oncle avait promis de faire de lui son successeur.

wiki - D. Villafruela

Un hôtel bâti au-dessus d'un labyrinthe de caves voûtées, au total, trois bâtiments d'époque Renaissance, organisés autour d'une cour d'honneur, avec un porche, une haute façade flanquée d'une tour octogonale, des fenêtres à meneaux, une galerie à pans de bois et des vitraux. Aux niveaux supérieurs, plusieurs pièces avec de monumentales cheminées, un escalier à vis en pierre... Un jardin offre une vue sur le parc du Morvan.
Au XIXe siècle, cette maison était devenue une boucherie, Avec le concours de l'architecte des Bâtiments de France, elle été restaurée et la propriétaire y a créé une galerie d'art contemporain.

 


Romain ROLLAND

Quittant la Suisse, Romain Rolland, en 1937, achète une propriété à Vézelay au 14 de la rue Saint-Étienne. Comme il souffre d'un lumbago, c'est son épouse Marie qui viendra signer l'acte de propriété auprès du notaire de Vézelay, maître Picard.
Sur des cartes postales des années 1900, on peut voir la maison telle qu'elle était à l'époque. On notera l'absence de chien-assis sur le toit du bâtiment principal ainsi que la présence d'un garage dans le jardin en contrebas. L'entrée de la demeure se faisait par une courette ceinte d'un haut mur jouxtant la rue montante tandis que les sous-sols y donnaient directement.
En 1939 Romain Rolland préside le Comité mondial contre la guerre et le fascisme avec Paul Langevin. Puis sa maison de Vézelay étant tombée en zone occupée en 1940, Romain Rolland garde le silence et poursuit son travail. Ces années de guerre mettent à l'épreuve sa foi de pacifiste et d'admirateur de l'Allemagne.
Romain Rolland a accueilli dans sa demeure Claudel, son ancien condisciple de Louis-le-Grand, Le Corbusier, Paul Eluard ou Jean Badovici. Il a reçu, en février-mars 1940, Jean-Richard et Marguerite Bloch, en septembre 1941 le jeune juif résistant Elie Walach, Eluard et Nusch en février-mars 1942 ou encore Charles Vildrac et René Arcos. Il a tenu un Journal de 1938 à 1944 (publié seulement en 2012), et a terminé en 1940 ses Mémoires.
À Vézelay, il a mis une touche finale à ses recherches musicales sur Beethoven. Enfin, il a écrit Péguy, paru en 1945, ouvrage dans lequel ses souvenirs personnels éclairent la réflexion d'une vie sur la religion et le socialisme.
Romain Rolland est mort le 30 décembre 1944 en sa maison de Vézelay.

La Maison du jardinier est un petit bâtiment annexe où Marie se retirera en 1953 après avoir confié à Jean Sarrailh, chancelier de l'Université de Paris, la mission de créer un musée dans le bâti principal ainsi qu'un foyer pour les jeunes gens dans le verger situé de l'autre côté du chemin de ronde.
Dans la maison, un musée, ouvert en 2006, abrite les plus belles pièces de la collection léguée en 1970 à la ville de Vézelay par Christian Zervos. Ce critique et éditeur d'art, fondateur de la revue Les Cahiers d'art, a côtoyé les plus grands artistes du XXe siècle.
Les volumes intérieurs de la maison ont été à peu près conservés, même s'il est difficile aujourd'hui de se faire une idée précise de ce qu'était la maison à cette époque. Dans la chambre de l'écrivain, restée en l'état avec ses meubles, on peut contempler la vue du Morvan qui inspirait Romain Rolland.

wiki - Ji-Elle

 

PROMENADE À VÉZELAY, dans Journal, septembre 1913 (publié sous le titre De Jean Christophe à Colas Breugnon, 1946)

D'Avallon à Vézelai, en voiture. A Vézelay, ma mère vient me retrouver en auto, et nous rentrons, ensemble, à Clamecy. J'aime assez l'étroite vallée du Cousin qui serpente entre des collines de granit, d'Avallon à Pontaubert, et la belle arche de pierre lancée sur la Cure, à Pierre-Perthuis.
Mais ce qui m'a plu le plus, c'est l'église de Saint-Père. La première fleur d'art, gracieuse et parfaite, que je rencontre, au cours de ce petit voyage (à l'exception d'Autun). A peine je l'aperçois, c'est comme si des labours et des chaumes surgissait un rosier merveilleux, ou comme si je rencontrais, au détour de la route, une belle fille de la race du Quattrocento. Malheureusement, ic
i encore je remarque l'indifférence de l'artiste au lieu pour lequel il a élevé son oeuvre.
Et l'apparition de Vézelay sur sa montagne confirme cette impression: quelle vision grandiose aurait pu être cette robuste cathédrale dominant la région! Et elle ne l'est point. Sans doute, il faut en attribuer la faute, pour une part, aux dévastations qui ont mutilé Vézelay. Mais je crois bien que la cause principale en est le style même de l'œuvre, au profil massif et monotone. A peine si les deux tours se dégagent de cette masse horizontale. Un corps couché, sans tête...
Tout l'effet de la cathédrale, toute sa magnificence est à l'intérieur. Là elle atteint aux sommets de l'art. Dans nul autre édifice médiéval, je n'ai vu plus de force harmonieuse, une majesté souveraine unie à un sens exquis des proportions. Combien ce style roman me paraît plus viril que le gothique! La coloration (ou décoloration) rose de la pierre anime encore le visage de l'oeuvre.
Nous avons pour guide un vieux homme de 76 ans, qui a travaillé pendant seize ans à Vézelay sous la direction de Viollet-le-Duc et qui est amoureux de son église. Promenade autour des murs, sous les superbes ombrages des noyers et des tilleuls.
Mais le panorama, immense, est comme presque tous ceux d'ici, sans individualité. De monotones collines, d'un gris poussiéreux au faîte (chaumes), bariolées de rouge et de vert sur les côtes (labours et pâturages), une lumière cendrée qui étouffe les reflets et les formes, un horizon sans bornes, mais qui n'attire point et ne semble pas vivre.
Et pourtant, que de souvenirs, en ces pays de France! Tous les fastes du passé, Gérard de Roussillon, Philippe Auguste, saint Louis, saint Bernard, les croisades: les ruelles de Vézelai, les chemins de Pierre-Perthuis portent encore les traces de leurs pas.

 


Paul CLAUDEL

En avril 1940, Paul Claudel vint à Vézelay et passa cinq jours chez Romain Rolland, son ancien condisciple de Louis-Le-Grand avec lequel il venait de renouer. Il avait dans l'idée de mettre à l'abri en province Rosalie Scibor-Rylska, son ancienne passion de Chine (le modèle de l'Ysé du Partage de Midi), ainsi que la fille qui en était née, Louise Vetch. Il ne s'agissait plus que de convaincre le couple Rolland de les accueillir chez eux. Claudel comptait sur l'appui de Marie Rolland qu'il venait de convertir. Il aspirait également à faire rentrer dans le giron de l'Église l'auteur de Colas Breugnon... La correspondance entre les deux écrivains témoigne de l'intensité spirituelle de leurs échanges. Rosalie et Louise arrivèrent à Vézelay en juin, en pleine débâcle, et ne rentrèrent à Paris qu'en novembre. Claudel revint visiter Rolland, malade, en avril 43.
Après la Libération, Rosalie, puis Louise, habitèrent Vézelay. Claudel avait donc plusieurs raisons d'être attaché à ce lieu. En 1948, une préface à un livre de photographies de Vézelay lui donna l'occasion de multiplier les images poétiques en l'honneur de la basilique. Après sa mort, Le Monde de Vézelay (1967), aux éditions du Zodiaque, réunit des photos de la Madeleine et des textes de Claudel. Rosalie mourut en 1951. La stèle de sa tombe du cimetière de Vézelay s'orne d'une des Cent phrases pour éventail de son amant : "Seule la rose est assez fragile pour exprimer l'Éternité".

VÉZELAY (1948)

Au IXe siècle, une délégation de préfets et de religieux vient prélever à Saint-Maximin-de-Provence, pour les soustraire aux Sarrasins, quelques-uns des ossements de sainte Madeleine. Ils les portent à cette basilique que le fameux Gérard de Roussillon a édifiée au sommet de la colline de Vézelay. C'est là que l'Arche, qui jadis apporta à travers la Méditerranée le groupe sacré de Béthanie, a trouvé pour toujours résidence. C'est là que je l'ai contemplée un matin, historiant de sa silhouette le vaste fronton d'azur qui s'élève au-dessus d'un paysage unique. C'est là que Saint Louis, avant de partir pour la suprême Croisade, vint contempler ce trésor d'où s'échappe, dit le chroniqueur, "une abondance de cheveux de femme".
Mais qu'est cette froide image, que sont ces débris sacrés, par la Sainte abandonnés ici avec la poussière de ses sandales, quand nous n'aurons eu qu'à pousser cette lourde porte pour nous trouver au milieu même et à l'intérieur de la Madeleine, pour nous pénétrer autour de nous de cette âme lumineuse et respirable, de cette couleur blonde ?
Nardi pistis, nous dit l'Évangile en parlant de ce parfum que, dans la maison de Simon, elle répandit sur les pieds du Sauveur et qu'elle essuya de ses cheveux. Pistis, en grec, c'est la foi : il s'agit d'un parfum acheté dans un vase scellé qui le conserve et qu'on achète sur la foi du fournisseur. Récipient de la piété. L'équivalent n'est-il pas, ici, dans ces arcs romans de la voûte, l'alternance de cette pierre blanche d'Andilly avec la pierre jaune de Tharoiseau, qui unit dans un dégagement de soie l'effluve d'une chair purifiée aux ardeurs de la chevelure ?

photo François Walch, juin 1976, numérisée par F. Vérillon (wiki)


Le Maître est là et il t'appelle. Partout où est le Maître, comment la servante cesserait-elle d'être présente ? J'en crois cette faible teinte rose qui se manifeste çà et là, comme la couleur d'une joue animée par la surprise et par l'amour. Aux douves recourbées, pareilles aux couples d'un vaisseau au membrage d'une forte châsse, qui soutiennent l'allée centrale succède, et quelle blancheur éblouissante, le chœur vertical dans les plis de son aube gothique. Nulle couleur que cette émanation d'une myrrhe spirituelle dans le silence intense de la lumière. Et moi, je me tiens debout, et je regarde, et je prie au milieu de cet être blond !
Mais le lieu n'est pas désert comme d'abord on l'aurait cru. Il n'y a qu'à lever la tête pour devenir conscient de tout un peuple qui, au sommet de chaque colonne, se livre à l'occupation mystique. Sur deux étages se superposent et se prolongent les rangées de ces canéphores barbares qui, au lieu d'acanthes et de la gerbe éleusinienne, supportent, sur les quatre faces de cette coiffure que leur fait le chapiteau, un trophée confus d'événements. Toute l'Histoire Sainte s'y mêle au rêve, à la légende et à cette liturgie campagnarde que l'on pourrait appeler le Propre du Temps. Des quatre côtés, sous le poids du sens inclus, cela se penche et se déverse sur nous. On fauche, on presse la vendange, on dort, on fait de la musique, on ramasse les grappes et les essaims, Adam et Ève voisinent avec la punition de l'avare et du calomniateur, les Israélites adorent le Veau d'Or, Absalon s'accroche par les cheveux à son chêne, le cor de saint Eustache répond à celui de saint Hubert et le son en parvient jusqu'à nous, mêlé à celui incessant du maillet qui tape sur le ciseau. Car tout cela est sorti prodigieusement ensemble du même atelier, de la même imagination et de la même piété. Ces corps contournés, mais c'est le sarment de nos vignes qui, tout à l'heure, sur les maisons de la vieille rue, se mêlait à l'hélice des escaliers, et ces grosses têtes rondes, nous n'avons qu'à les peindre en rouge pour les voir encore aujourd'hui sur les épaules des vignerons de la Bourgogne. Mais n'exagérons point le côté naïf et rustique de cet art. Ces tailleurs de pierre, à qui sans doute étaient mêlés beaucoup de clercs et de moines, ils savaient leur Histoire Sainte, c'est le cas de le dire, sur le bout du doigt.
Quand on étudie chacun de ces chapiteaux on est émerveillé de l'œil, de l'esprit, de la malice, si je puis dire, dans le bon sens du mot, de ces artistes romans, et surtout de l'intensité, du sens du mouvement et de l'attitude, de ce génie lyrique, dramatique et psychologique. C'est vrai que l'anatomie, si conventionnelle souvent chez les classiques, est sacrifiée au rôle décoratif, mais quel génie de l'expression : ce ne sont plus des corps en mouvement, c'est le mouvement qui fait le corps. Cette torsion d'une échine de chien, elle est là, et peu importe les plâtres que Viollet-le-Duc, dans une bonne intention, y a rajoutés pour remplacer les parties mutilées.

Regardez cette "Mort du Mauvais Riche", entre les mains de deux démons ; et ce sont des démons pour sûr, avec ces mâchoires endentées comme celles des rapaces de l'Amazone, ces crêtes énormes à leur tête, entre ces deux femmes de mauvaise vie. Le diable de gauche a débarqué ! Il lui a planté le pied sur le ventre et il presse ! Le damné vomit, expectore une âme épouvantée, que le monstre à droite saisit avec une pince de fer.
Et non loin de là, ce damné à qui les diables, pour l'écarteler, se sont accrochés avec un enthousiasme de bêtes féroces, on voit bien que c'est l'œuvre de Dieu pour eux qu'il s'agit de casser en morceaux ! Ils s'y sont mis de tout leur cœur ! Il y en a un, cul par-dessus tête, qui s'est suspendu à la chevelure et l'autre des deux mains, manœuvrant comme des manches de pompe le bras et la jambe du supplicié, s'en est pris à la colonne vertébrale.
Mon guide me fait remarquer combien, dans cette église consacrée au souvenir de la Pénitente, sont fréquentes les images du Combat spirituel, et par exemple de Samson ou de David ouvrant la gueule du lion, de ce lion dévorant dont parle saint Pierre. Ce diable fait tapage de tous côtés dans la maison du Fort Armé.


Mais il y a des images moins sinistres : celle de saint Benoît, par exemple, ressuscitant un mort. Ce n'est pas le geste impérieux et un peu théâtral de Jésus dans l'eau forte de Rembrandt. Le saint penche vers le cadavre une bonne figure toute ronde dans un geste confidentiel. On dirait qu'il est au confessionnal. "Mon bon ami", a-t-il l'air de dire, "comme c'est bête d'être mort ! comme tu ferais mieux de m'écouter et de me croire ! Oui, tu as beau te raidir ! Je t'assure que, si j'étais à ta place, je n'hésiterais pas un moment à ressusciter!"
Mais ce que je trouve le plus intéressant ce sont les mouvements complexes. Voici Loth, par exemple, à qui les anges conseillent de sortir de Sodome (ou disons de son péché) ; il les écoute, il voudrait bien, il tourne la tête vers eux, il se gratte le menton. Mais il y a sa femme à côté de lui qui le retient, et tout son corps est orienté vers elle. Son corps, oui, mais faites attention à ce pied sournoisement qui se retourne !
Et ce même truc du pied, je le retrouve dans ce messager de colère ou d'amour que l'artiste a posé dans l'encoignure de la porte ouvrant sur le narthex. Ah ! ce n'est pas comme l'autre camarade à l'autre coin de la porte ! Celui-là y va de tout son cœur ! Il n'est tout entier qu'une espèce de coup de vent et de hourrah ! En avant ! le genou levé jusqu'à mi-corps, les deux bras levés, les ailes comme retournées en arrière, et cet olifant suspendu à la hanche on l'entend qui pousse un espèce de hurlement : c'est le cri, le rugissement de la Bonne Nouvelle qui se fait issue ! Celui-ci ce n'est pas l'élan qui lui manque, et la forte détente de la jambe gauche, mais la jambe droite fait frein. Il marche à la fois et il s'arrête, le bouclier suspendu au cou. Il calcule, il mesure de l'œil cette terre qui lui est donnée.


Tout le reste de cette vaste page n'est pas moins intéressan
t. Établissons-nous au devant pour la considérer à notre aise. Sur le pilier du milieu, entre les deux portes, on a mis, comme il était juste, l'Annonciateur, saint Jean-Baptiste, celui qui, de l'autre côté du Jourdain, montre l'Agneau. Il ne le montre pas du doigt, il le montre avec son cœur : je veux dire qu'il porte sur la poitrine une espèce de miroir concave où l'emblème sacré est sculpté. Au-dessus, dans le tympan, siège le Christ, tel que les Romans ont l'habitude de nous le représenter, le torse de face et le bas du corps de trois quarts. Les Apôtres l'entourent, chacun d'eux tenant son livre, son message particulier, son exequatur personnel. En dessous, une frise, c'est une procession, tous les peuples, tous les métiers de la terre, toutes les espèces humaines suivant qu'il est écrit : Homines et jumenta salvabilis, Domine ! Ces camarades à têtes de chien ou de veau, ces pygmées, et ceux-ci que leurs énormes oreilles empêchent d'entendre, tout cela en marche sous les pieds de Notre Seigneur. Mais autour de la tête en auréole, ce sont les miracles, les guérisons, l'un qui montre sa hanche, l'autre son genou, et pourquoi pas sa tête ou son cœur ? Il est sauvé ! Ce sont les convives de la parabole, ramassés au hasard à la sortie des voies. Tout en haut se déploient en demi-cercle, emblématisés, les signes du Zodiaque.
J'applique une dernière fois mes lèvres sur la relique de Madeleine et je sors. Me voici sur l'esplanade, sur cette chaire au centre de la patrie d'où il semble que saint Bernard, comme aux jours de la Croisade, ne cesse pas de haranguer une convocation de collines.
Quelle comparaison employer pour décrire cette France soulevée qui, de tous les horizons, a l'air d'affluer vague à vague, motte à motte, d'accourir vers nous pour écouter tout un peuple comme des gens qui, pour mieux comprendre, se donnent la main ? C'est une marée, une houle profonde autour de nous de campagnes et de forêts, et c'est aussi une corbeille aux fibres entrelacées, c'est un appel de l'esprit, qui tantôt se creuse comme une toile et tantôt se soulève comme une poitrine ! c'est une France vivante autour de nous qui tend son tablier ! Une chose qui a conscience d'elle-même et qui communique dans toutes ses parties ; il n'y a qu'à voir ces ruisseaux qui se jettent les uns dans les autres et ces chemins avec tous leurs détours, qui savent si bien où ils vont. Et çà et là ces plaques serrées de toits, de tuiles et d'ardoises comme des mares d'attention ! Tout cela circonduit la piété et le regard à cette barque là-haut de Lazare et de ses sœurs qui a jeté l'ancre sur l'horizon !


GEORGES BATAILLE

Nommé bibliothécaire au Département des Médailles de la Bibliothèque nationale en 1924, Georges Bataille dut quitter son poste pour des raisons de santé. En pleine guerre, l'ex-bibliothécaire, gravement affecté par une tuberculose pulmonaire, chercha un refuge. Après une longue errance en Normandie et dans le Cantal, il arriva à Vézelay en mars 1943, rejoignant une petite colonie d'intellectuels qui s'étaient réfugiés là. Il s'y installa avec Denise Rollin et son fils âgé de quatre ans.

Dans la maison de Vézelay

À Vézelay, Bataille habitait à peu près au milieu de la rue qui monte vers la basilique, place du Grand-puits (un puits qui n'a jamais eu d'eau). A l'angle de cette rue, en montant, il y avait un café qu'autrefois on appelait Les Six-Fesses parce qu'il était tenu par trois vieilles filles. C'est de là qu'il prit l'habitude de téléphoner à Paris, lors de la création de la revue Critique, pour être en communication avec Pierre Prévost, son rédacteur en chef.

Bataille avait retenu une maison sur la place de la Basilique pour Jacques Lacan et Sylvia Bataille (dont il était séparé depuis neuf ans). Ils n'y viendront pas; mais, en avril, c'est une jeune femme de vingt-trois ans qui s'y installera : Diane Kotchoubey de Beauharnais. Elle était accompagnée de sa petite fille. Elle venait d'être libérée d'un camp d'internement près de Besançon et il lui fallait du repos. Elle avait décidé d'aller là tomberait une épingle piquée au hasard dans une carte. L'épingle avait désigné Vézelay, dont elle ignorait jusqu'à l'existence. Le hasard voulut encore qu'on lui recommande la lecture de L'expérience intérieure que Bataille venait de publier. Cette lecture la bouleversa. Elle avait sans doute croisé Bataille dans Vézelay mais sans le reconnaître. C'est le mari de Denise Rollin, venu voir son fils, qui les présenta. Une liaison naquit alors (tandis qu'une autre se terminait), qui durera jusqu'à la mort de Bataille. Diane Kotchoubey quitta Vézelay en septembre 1943, Bataille en octobre. Ils y reviendront et habiteront la même maison de 1945 à mai 1949.

La maison, place du Grand-Puits (phot. A.Gauvin, 2007)

Bataille, lors de ces deux séjours, était sans emploi (son état de santé l'a obligé à quitter son poste de la Bibliothèque nationale) et sans ressources (il a cru à tort pouvoir vivre des rémunérations que lui procureraient ses livres). Il se rendait régulièrement dans la basilique, la faisait visiter à ses amis de passage. Il avait réussi à se faire donner un double des clefs, arguant de son titre de bibliothécaire à la Nationale. A cause de cela courut le bruit qu'il y organisait des messes noires. Son goût pour les monstres et les ténèbres (sans oublier son activité au sein de la société secrète Acéphale) ne pouvait que nourrir cette légende.

Bataille a trouvé dans certains chapiteaux de la basilique des rapports avec ses propres fantasmes. Le chapiteau sur le deuxième pilier à droite en entrant dans la nef représente la Luxure et le Désespoir: "Madame Edwarda, nue, tire la langue", écrit Bataille (dans un de ses récits, Madame Edwarda est une prostituée de bordel, folle et obscène, qui se déclare être Dieu tandis qu'elle exhibe ses "guenilles").

 

Textes de Bataille

"Quand venant de Paris nous entrâmes dans la maison, des voiles de crêpe noir séchaient aux arbres du jardin ensoleillé. Ce lugubre présage m'a serré le coeur. Le premier jour où nous avons couché dans la maison, la lumière faisait défaut dans la cuisine où nous dînions. A la nuit tombante, la tempête du vent atteignit une violence inouïe, les arbres du jardin agités comme des loques et tordus dans les hurlements du vent. La nuit acheva de tomber, la lumière s'éteignit dans la maison. Je trouvais dans l'obscurité une bougie de Noël et des allumettes. Je soufflai la bougie quand la lumière se ralluma : au même instant, pour la seconde fois, l'électricité s'éteignit. Je n'avais plus d'allumettes... Après un temps d'obscurité, la lumière revint enfin. Ces petites difficultés me réconfortent et même me séduisent. Le calme dans la tempête est le sens le plus fort de ma vie : les déchirements du dehors m'apaisent. Je ne crains rien, me semble-t-il, qui ne vienne de ma dépression profonde."

Le 13 avril 1943, alors que Bataille est à Vézelay depuis un peu plus d'un mois, il écrit : "Toujours même absence d'harmonie, de raison. Tantôt heureux, buvant, riant. Plus tard à la fenêtre, sans souffle, sous le clair de lune baignant la vallée, la terrasse aux lignes de buis. Un peu après, jeté à terre, sur le carreau froid de la chambre, implorant la mort à voix basse. Les fleurs si belles dans les bois, l'épuisement de la guerre (oppressant), les désordres divers, les besognes, la nourriture, toutes choses me paralysent, me bousculent, m'annulent. Avec la chute du jour cesse l'agitation angoissée : je vais sur la terrasse m'étendre dans la chaise longue. Des chauves-souris tournent, filant comme aveugles, elles sortent du bûcher, de la chambre où nous nous lavons, rasant les toits, les arbres, les visages. Le ciel est pur et pâlit, des hauteurs en ondulations s'étendent au loin, par-delà le calme des vallées. Je décris soigneusement, avec insistance, ces lieux où j'imagine passer l'année : la maison étroite au milieu des toits délabrés se hérissant, se dominant les uns les autres, une longue bande de terrain que divise une allée de buis forme terrasse : cette terrasse, au-dessus des remparts du village, domine l'étendue des forêts des collines."

"Un paysan dans sa vigne laboure et jure contre un cheval : ses menaces criées font passer dans la campagne printanière une ombre néfaste. Ce cri en rejoint d'autres : un réseau de menaces assombrit la vie. Comme les jurons des charretiers, des laboureurs, les prisons, le travail à la chaîne enlaidissent tout : les mains, les lèvres charbonneuses avant l'orage... Je n'ai pas de repos, n'ai plus d'occupations. Je suis pauvre, dépense de plus en plus. Je le supporte mal (m'en tire de moins en moins). Je vis « à la petite minute », ne sachant pas, souvent, que faire l'instant d'après. Ma vie est le mélange de tout, du jouisseur et du toton, du luxe, des épluchures."

Philippe Sollers en pèlerinage à Vézelay

Cet été, en route pour l'Auvergne, je décide de passer par Vézelay où je suis déjà allé en 1997. La bourgade est écrasée sous le soleil mais un léger vent rend la chaleur supportable. Je remonte la rue Saint Etienne vers la Basilique. Maisons rénovées, boutiques en tous genres : le lieu attire les touristes. De nombreux écrivains y vécurent (Romain Rolland dont la maison est transformée en musée, Max-Pol Fouchet, Maurice Clavel, etc.).
Bataille séjourna une première fois à Vézelay, de mars à octobre 1943 [3], au 59, rue Saint Etienne. La maison se situe à l'endroit où la rue bifurque en deux voies qui mènent à la Basilique. C'est la seule maison de la rue à n'être pas rénovée, elle est apparemment sans locataire (une fenêtre, à l'étage, était cependant ouverte). Au-dessus de la porte d'entrée, un nid et un essaim donnent un sentiment d'abandon. Sur la façade une simple plaque témoigne : "Ici vécut Georges Bataille, écrivain (1897-1962)". En face, sur la place du Grand-Puits (minuscule), un café dont les touristes ignorent tout de l'écrivain. Plus haut, la Basilique Sainte-Marie-Madeleine, haut-lieu du « sacré » (on dit que Bataille, seul, en eût les clés quand elle fut fermée). Est-ce pour cette raison que Bataille choisit de s'installer à Vézelay ? Qu'il choisit d'être inhumé dans le petit cimetière situé derrière en contrebas ? La tombe est simple et grise. Quelques cailloux posés en ellipse par des admirateurs de passage, un petit bouquet de fleurs fanées. Là aussi une seule inscription : « Georges Bataille. 1897-1962 ». En la voyant on ne peut s'empêcher de penser à ces mots de Bataille : Il refusa que sur la tombe on écrivît ces mots : je touche à la fin le Bonheur extrême. La tombe elle-même, un jour, disparaîtra.

Georges Bataille après Vézelay

A Vézelay de 1945 à 1949 Bataille a travaillé à son oeuvre. Mais ses très graves problèmes d'argent l'ont obligé à prendre un poste de bibliothécaire à Carpentras, où il s'installe avec Diane Kotchoubey en 1950-1951. Mais, loin de Paris, il tombe en dépression et alors obtient sa mutation à la bibliothèque municipale d'Orléans, où il s'installe avec son épouse et leur fille. "C'était le Diable qui arrivait à Orléans. Mais quand on a vu l'homme lui-même qui donnait une tout autre apparence, les esprits ont été calmés" (Hélène Cadou). C'est à Orléans que certains de ses livres les plus "scandaleux" ont été écrits, mais aussi son étude sur Lascaux et sur Manet. En 1955 on diagnostiqua une artérioslérose cérébrale. Malgré des souffrances permanentes, il continuait à travailler à ses écrits.
En 1962, il quitta Orléans pour s'installer à Paris, où il mourut quatre mois plus tard.


Maurice DRUON

En 1968, Le Conseil général de l'Yonne – pour célébrer les septième centenaire de la relévation des reliques de Marie-Madeleine et le huitième centenaire des liberés communales de Vézelay – a demandé à Maurice Druon, de l'Académie française, le scénario et le texte d'un spectacle nocturne autour de la basilique de Vézelay.

VÉZELAY COLLINE ÉTERNELLE, 1968 [extraits]

Vézelay, c'est un petit village sous le grand ciel de France, un village pareil à des milliers d'autres, avec ses vieilles maisons pressées qui sentent le feu de bois, le lait, le linge blanc. La Bourgogne est autour, terre de riches labours et de vignobles généreux. Il y a des lieux du monde où l'idée divine pousse mieux qu'ailleurs entre les sillons et les ceps, et des sommets prédestinés, semble-t-il, à servir de socle au dialogue de l'homme avec l'univers.

Des Gaulois aux Gallo-Romains

Sept siècles avant la naissance du Christ, un dieu, sur ce mont de calcaire roux et rose, avait déjà son sanctuaire, et déjà son image avait figure d'homme. Son bronze et son fondeur étaient d'Étrurie, mais son besoin était ici. Ancêtre retrouvé de la conscience du mystère de vivre, au temps où Jérémie prêchait en Judée, où Assurbanipal régnait sur Babylone, et où naissait Solon pour donner à Athènes ses lois, ici ce dieu d'airain déjà symbolisait pour des pasteurs, des laboureurs, d'humbles potiers, les forces cosmques et aussi le pouvoir particulier àl'homme de connaître ces forces et de transformer le monde. Dans sa main droite il tenait la foudre, c'es-à-dire la lumière et le feu. Mais son autre bras n'est pas encore ouvert. Avec ce premier dieu, Vézelay sort de la nuit des temps.
L'Histoire, elle apparaît, venant du sud-est, cinquante-huit années avant notre ère, lorsque les Héduens qui habitent cette région de Gaule appellent César à leur secours. Elle surgit, l'Histoire, comme le soleil, du côté du vieux sanctuaire gaulois des Fontaines-Salées; elle emprunte les vallées touffues et y perce droit son chemin; elle avance, l'Histoire, au pas des légions de Rome, et leurs aigles de bronze brillent à travers le feuillage. Les Germains, repoussés, laisseront quztre-vingt mille morts sur la terre d'Alsace. Les chemins de l'Histoire, une fois tracés, sont irréversibles.
Mais César vint dans ces plaines non point en conquérant, mais en appelé, en allié de la volonté gauloise. Sur les dalles de la voie romaine, ce n'est pas seulement la guerre qui s'avance; ce sont les lois, les arts, les industries, l'administration, la pensée de Rome. Après l'effort pour survivre, l'art de vivre.
Le sanctuaire des Fontaines-Salées se transforme en thermes; les villas s'inscrivent dans le paysage; les temples couronnent les coteaux d'Avallon, d'Auxerre, d'Autun. Les devins observent le ciel depuis cette colline de Vizeliacum, qu'ils nomment aussi la montagne du Scorpion.
Cette vallée, une parmi d'autres, cette vallée du sud au nord dirigée, sera l'un des canaux médullaires par où la sève de la civilisation, puisée dans les racines de l'Orient méditerranéen, va nourrir, irriguer, le grand arbre français.

Fondation et destruction de Saint-Père

Et c'est par là aussi que montera l'Évangile. Ici, neuf siècles après le passage de César, va s'élever l'une des flèches de la Foi. Que disiez-vous, Romain Rolland, de cette lance d'archange plantée dans les sillons ? "C'est l'église de Saint-Père, la première fleur d'art, gracieuse et parfaite, À peine je l'aperçois, c'est comme si des labours et des chaumes surgissait un rosier merveilleux."
Saint-Père de Vézelay est une fleur de Paris semée dans le sol de Bourgogne. Car il était comte de Paris avant que de devenir comte de Viennois et régent de Provence, ce Girart de Roscidom ou de Roussillon, frère d'empereur, parent de tous les rois, descendant de Charlemagne et ancêtre des Capétiens, ce prince guerrier aux amours étranges, que trois chansons de geste ont glorifié et qui, pour une passion déçue ou pour un enfant mort, fit, d'accord avec la comtesseBerthe, son épouse, donation de sa ville de Vézelay pour qu'elle devînt couvent de moniales, selon la règle de saint Benoît.
Mais, presque aussitôt que fondé, Saint-Père est pris, Saint-Père brûle, Saint-Père s'effondre. Les bandes normandes qui ravagent l'empire écartelé se sont avancées jusqu'en Bourgogne; elle ont pillé et détruit Saint-Père. Alors les bénédictins décident de rebâtir la fondation de Girart en un lieu, en une place où elle sera mieux défendue des hommes, et plus près du ciel.
Chantant psaumes, tirant charrois, hissant la pierre avec la croix, les moines de saint Benoît gravissent la colline éternelle.

Naissance du pèlerinage aux reliques de Marie-Madeleine

Et la merveille est édifiée. Et lorsque l'incendie la frappe, la foi, le vouloir, le labeur, la redressent et l'agrandissent. L'oeuvre de pierre, telle qu'encore offerte à nos yeux, occupe, en trois étapes, le XIIe siècle tout entier, et glisse du roman au premier gothique, mais seulement pour se faire, de celui-ci, une couronne.
Huit cents moines alors desservent l'abbatiale autour de laquelle croît une ville de quinze mille âmes les moindres jours, et de cent mille souvent, quand la chrétienté entière y accourt et s'y côtoie.
Car, environ l'an mille, un moine, un fervent qui croyait, lui, à la survie du monde, a rapporté ici les reliques de la Madeleine. La légende veut qu'il ait trouvé dans la terre de Provence, du côté d'Aix ou de Saint-Maximin, un sarcophage de marbre autour duquel était sculptée la vie de la plus célèbre sainte, la divine pécheresse, la gouvernante de l'amour, du repentir et du pardon. Et le moine reconnut bien les ossements, dans le marbre enfermés, aux longs cheveux qui les drapaient encore.
Aussitôt la trouvaille, "l'invention" connue, les pèlerins ont afflué, qui espérant le miracle, qui espérant le bonheur et qui l'absolution.
Les princes, les marchands, l'industrie et la foi, tout ce qui pèlerine, s'instruit, négocie, venant de Flandre et de Brabant, du Rhin et d'au-delà le Rhin, passe et repasse par cette halte majeure vers Saint-Jacques-de-Compostelle. Et charge sa besace, ses yeux ou son âme de souvenirs inégalés.

Découverte du narthex

Dehors est le monde où nous vivons, infini, mais limité pour l'homme à ses perceptions immédiates. Devant est le temple, compact et clos, mais qui figure l'univers total, visible et invisible. Entre le monde et le temple, le narthex est pareil à l'écluse. C'est un sas pour les âmes, où la barque peu maniable de notre pensée, lourde de nos soucis, de nos désirs, de nos méfaits, de nos peines physiques, de nos angoisses, de nos échecs et de nos démissions, est amenée à un autre et supérieur niveau.
L'architecte inconnu, le sculpteur anonyme ont disposé au sommet de chaque colonne des scènes familières, des hommes, des femmes, des grappes de raisin, des tentations, des supplices, des saints en prière. Le sculpteur anonyme, l'architecte inconnu ont placé ces chapiteaux un peu plus haut que les yeux, pour inviter à élever le regard. Laissons-nous flotter dans cette ombre dorée, laissons-nous monter doucement de pilier en pilier, jusqu'à ce seuil où l'entendement s'élargit, où l'invisible s'éclaire, où l'esprit communique avec l'essence et le principe des choses. Voici ce seuil. Voici l'interne cloison du temple, appelée de ce même mot de tympan qui désigne la porte de ton oreille. Car le temple aussi est oreille, et de même que notre tympan nous traduit les bruits et les rumeurs de notre monde, de même ce tympan de pierre nous traduit les rythmes et les vibrations de l'univers. Ce tympan, c'est un livre à la fois de savoir et de rêve.

 


Le pilier central sur lequel le tympan s'appuie, s'arrondit et s'épanouit, c'est le tronc du grand arbre de la vie. Au-dessus, la tête au niveau de la croisée des branches, apparaît l'homme, l'homme en son principe, l'être qui a reçu maîtrise sur tous les règnes de la nature, le kouros porte-bélier des religions antiques, le baptiste porte-agneau des religions chrétiennes, l'annonciateur des accomplissements.
Couvrant le linteau et puis montant de part et d'autre ainsi qu'un feuillage, sont les peuples foisonnants et divers, les nations multiples et cloisonnées, et pourtant rassemblées et communicantes, parce qu'une même parole, une même connaissance leur est distribuée, sève de leur croissance, par les deux groupes d'apôtres comme par des branchages majeurs.
Au centre, immense et drapé dans les plis de sa royauté, le Verbe, le Dieu-homme, non pas crucifié, saignant, trahi, mourant, non pas la souffrance humaine divinisée, mais majestueux, impérial, suprême, la puissance divine humanisée. Ce n'est pas pour rien que la jambe de ce dieu trônant a le mouvement de l'éclair et traverse !e tympan comme la foudre du Jupiter antique. Ce n'est pas pour rien que ses doigts diffusent et dirigent, à travers le cosmos, les rayons qui vont toucher le front des apôtres. Ce n'est pas pour rien que son auréole est logée entre les reliefs qui figurent les peuples de l'Inde et ceux de l'Egypte.
Et tout cela s'inscrit dans un large zodiaque oü tournent, au pas du temps, les mois de l'année humaine et les saisons de l'éternité.


Tout en haut, entre les constellations du cancer et du lion habitées par les deux luminaires, la lune et le soleil, on distingue une étrange figure : celle d'un jongleur accomplissant un saut périlleux. Vivre, certes, est périlleux exercice. Mais ne croyez pas pour autant que le sculpteur ait voulu terminer son œuvre par la figuration d'un tour de cirque. Cette figure renversée, dans un cercle inscrite et dont les pieds touchent la tête, c'est, au sommet de l'arbre de la vie, le symbole magique de l'homme achevé tournoyant dans l'infini des mondes.
A partir de cet alphabet, chacun peut continuer de déchiffrer, et déduire ou rêver. Le mathématicien, l'architecte, calculeront les cercles et les angles où sont contenus ce tout et ses parties, et chercheront les nombres de la perfection. Le géologue, l'historien y trouveront aussi leur compte, le compte des ères et des siècles. L'astronome y apercevra les correspondances sidérales. L'artiste interrogera le génie qui disposa l'ordonnance de la composition, et dont la main fit passer dans la pierre ce vent des espaces qui agite, immobilement, la tunique du pancreator. Le poète imaginera ce que le saint murmure à l'ange, ce que l'apôtre chuchote à l'aigle. Et le mystique percevra, à travers cette oreille aux replis mnombrables, ce qui dans le Verbe dépasse la parole et que les mots de l'homme ne peuvent exprimer. Et; l'enfant qui dira simplement "C'est beau" lui aussi aura compris.
Tel est le tympan de la Pentecôte qui distribue à chacun la part qui lui convient de lumière et d'entendement.

Découverte de la nef

Qui dit sanctuaire dit représentation du monde. Mais l'image varie selon les époques, et selon l'idée que le bâtisseur se fait du monde.
Nous sommes déshabitués, depuis un millénaire, de l'idée de paix, de plénitude et de sérénité. Depuis un millénaire, parce que les gargouilles de la cathédrale, au centre de nos villes, promettent le Diable au pécheur, parce que le prédicateur promet l'extermination à l'incroyant, parce que le roi promet la pendaison à l'insoumis, parce que le peuple promet aux princes le poignard ou la hache, parce que le royaume promet au royaume voisin le massacre et la ruine, parce que l'océan promet le naufrage au navigateur trop présomptueux, parce que le ciel promet la chute à la race d'Icare, parce que l'étoile à présent promet la désintégration à l'astronaute tandis que l'humanité s'alourdit d'explosifs qui promettent l'éclatement à la planète, parce qu'en un mot chacun, prêtre, roi, citoyen, savant, héros, église, collège, nation, cherche à exercer un pouvoir absolu sur les autres hommes ou sur les éléments, à cause de tout cela, l'homme, depuis mille ans, voit le monde, pareil à son âme, comme un immense champ d'horreur et de bataille.
Aussi le sanctuaire roman où tout est équilibre, ordonnance, conciliation, harmonie, le sanctuaire roman proche de l'église primitive qui elle-même se souvenait du temple antique, le sanctuaire roman, tel celui-ci, est toujours pour nous une surprise heureuse. La forêt gothique abrite l'angoisse humaine, mais elle l'entretient. L'allée romane, telle qu'ici, offre aussi refuge à l'angoisse, mais pour la dissoudre. L'arc ogival, brisé, est un affrontement de forces et comme la supplication de deux bras sur lesquels l'infini pèse trop lourd. L'arc en plein cintre, tel qu'ici, a la courbe apaisante d'un ciel sans menace. La cathédrale gothique écrase, étouffe, elle impose l'agenouillement à qui lui appartient, et rejette, intolérante, qui ne lui appartient pas. L'église romane, claire, régulière, aérée, sereine, est ouverte à tout homme qui veut y entrer et, par ses longs déambulatoires, invite à méditer tout en marchant au pas de ses piliers. Elle est construite pour aider l'homme à réduire les dissonances qui le déchirent, et à se situer, dans l'univers, sans excès d'orgueil ni excès d'effroi.
La pierre des murs y a la blondeur des moissons ; mais le long des nervures de sa solide carène, blocs noirs et blocs blancs alternent ainsi que le jour et la nuit. Et sur les chapiteaux, qui sont pour l'œil pierre d'aimants et signes conducteurs de la pensée, le sculpteur a mêlé la genèse et le rêve, l'Évangile et les travaux des champs. Tout est arrondi dans le temple roman, arrondi comme le sein de la mère, comme le geste du semeur, et comme le sourire de l'ange. Temple roman, pareil à la vie! S'il est durable, s'il est fécond, si chaque fois que ruiné il est reconstruit, si après tant de siècles il nous. enseigne encore, c'est qu'il fut fait comme la vie même.

Dans la crypte, prière à Marie-Madeleine

wiki - Dorothea Witter-Rieder - 2008

La crypte, gardeuse d'ombre et de secret, est la terrestre matrice où la semence aérienne, longtemps errante, fut déposée. Importe-t-il beaucoup de savoir si cette semence, cette osseuse poussière appartint matériellement à l'une des trois femmes que l'Écriture désigne du nom de Madeleine – celle du péché, du parfum, et de la conversion, celle de Béthanie, sœur de Marthe et Lazare. celle du pied de la croix, visionnaire de la Résurrection – qui peut-être n'étaient que deux et qui peut-être étaient la même?
La semence ne vaut que par les fruits qu'elle engendre. La semence est voyageuse ; elle tombe du ciel comme le grain et comme la lumière. Elle est l'idée. L'idée de la Madeleine est ici, depuis mille ans, présente et perpétuée. Elle vaut qu'on s'incline et qu'on la salue.

Je te salue, Madeleine,
Pleine de charme et de larmes;
Que notre amour soit avec toi.
Tu nous es précieuse entre toutes les femmes;
Qu'à jamais soit béni le geste de tes doigts,
O toi tout à la fois la servante et la reine,
Qui répandit le nard aux pieds de ton Seigneur,
Compagne de nos maux, compagne de nos peurs,
Notre-Dame du terrestre amour, Madeleine,
Sœur de nos repentirs et de nos abandons,
Toi l'amie de tous les pardons,
Qui n'est douce au guerrier que lorsqu'il est blessé,
Plus fidèle au héros plus il est offensé,
Indispensable visiteuse
Quand notre âme à nous-même est supplice et prison,
Toi prometteuse
De liberté, de paix, d'entente et de raison,
Sois présente à jamais aux jours de notre vie.
Que ton sourire éclaire et nos joies et nos peines;
Qu'il dissorve en nos coeurs la fureur et l'envie;
Qu'il soit sur nos labeurs, que sa lueur nous mène
Au terme satisfait de la têche accomplie.
Tu es fleur dans le ciel: tu es fleur et pollen
ue disperse le vent de nos quatre saisons.
Je te salue, Madeleine,
Au lieu que tu choisis entre tous horizons
pour mieux y surveiller tes moissons d'espérance
La colline sacrée de Vézelay, en France.

 


JULES ROY

Romancier et homme de lettres, Jules Roy est né en Algérie en 1907. Après des études au séminaire d'Alger, il devient officier d'infanterie puis aviateur. Colonel, il quitte l'armée avec fracas en 1953 pour protester contre les méthodes utilisées durant la guerre d'Indochine. Il se consacre alors entièrement à l'écriture d'essais, de romans, d'articles divers et de quelques pièces de théâtre. Témoin engagé de son siècle, il a été l'un des premiers intellectuels à dénoncer dans son ouvrage La guerre d'Algérie (1960) les abus commis dans ce conflit.
Il s'est retiré dans le Morvan puis à Vézelay, dans un ancien clos du couvent des Ursulines acheté par hasard aux enchères en 1978, face au splendide paysage du Morvan et dos à la basilique ("Qu'elle soit dans mon dos, ça me suffit, je la vois assez"), il reste à l'écoute du monde et ne cesse d'écrire.
Il y est mort le 15 juin 2000.

Le Conseil Départemental de l'Yonne a acquis la propriété de Jules Roy en 1999. L'objectif, connu et approuvé par l'intéressé, était d'en faire une maison d'écrivain, un lieu de culture et de mémoire. Dans cette perspective, Jules Roy a légué au Département ses manuscrits, sa bibliothèque, ainsi que son cabinet de travail, laissé en l'état.

Julers Roy aimait les femme. Même la Marie-Madeleine de Vézelay suscitait son ardeur: "On l'appelle la sainte pénitente ou la sainte pécheresse. Bon, elle était sexy, courtisane, un peu putassière. Elle a aimé le Prophète, qui n'était pas mal du tout... Il n'y a qu'à s'en féliciter: elle a profité de sa vie. Qu'est-ce qu'ils racontent tous ces vieux cons  ?"

wiki - Havang

Vézelay ou l'Amour fou (1990)

A l'extrême pointe du Morvan, dans un large écroulement qui succède, en douceur ou à l'abrupt, à toutes les pentes, crêtes, excroissances, lignes de faîte et parties saillantes de ce massif, Vézelay s'érige. Alentour, couverte de forêts de chênes et de hêtres, la terre se creuse, se relève, ravinée, griffée, bossuée de toute part, riche en repaires et en galeries de renards. Tels depuis toujours, les villages proches, neigeux l'hiver et à chemins glissants, sont habités par des paysans que Vauban houspillait déjà, pas assez en quête de progrès à son gré, avares jusque dans l'âme, rébarbatifs aussi, à moins qu'on soit des leurs.
De par son étendue et le nombre de ses abonnés au téléphone, de Vézelay on dirait spontanément que ce n'est qu'un gros bourg: à peine deux cents toits, y compris les hameaux inscrits sur les listes électorales de la mairie, mais dans l'histoire de France et même du monde, une ville dont le nom resplendit. S'il faut décrire Vézelay, on dira que c'est une agglomération étroite, serrée sur elle-même et agrippée à un rocher qui, depuis Rome, a mérité le nom de Scorpion. Vue du ciel, la ville représente en effet une forme courbe, un abdomen à sept anneaux, avec une queue à segments dont le dernier est armé d'un aiguillon sans doute venimeux. De tous les signes du zodiaque qui figurent dans les voussures des tympans pour représenter l'univers et les saisons, le Scorpion caractérise Vézelay par le drame vie-mort-vie. Vézelay n'existe que par l'amour, et par la mort vaincue.
Si réduite qu'elle soit en étendue, la ville étincelle par sa réputation. Immense est celle qu'elle a acquise, plus même par l'idée qu'on a d'elle et le mystère qui en rayonne. Le nom de Vézelay (
Vizeliacum en latin) tinte comme un carillon dans une sorte d'infini. Si on le prononce, il gazouille, à l'opposé de ce qu'il signifie. Aragon répétait trois fois le nom et prétendait que c'était là un des plus beaux alexandrins de la langue française. Cela ne signifie rien d'autre qu'un battement de cœur de poète, mais on peut s'y laisser prendre. Certains linguistes décortiquent les racines du nom et trouvent dans le Ve, dans le zel et dans le ay du sacré.
Il y en a en veux-tu en voilà. Les moines bénédictins sont là à la fin du IXe siècle dans un monastère fondé par Girart, régent du royaume de Provence, et sa femme Berthe, sur une arête qui surplombe la rivière la Cure. De par un diplôme de l'empereur Othon Ier, de 960, on admet que la notion la plus ancienne du vocable est gallo-romaine. Mais qu'est-ce que Vézelay de nos jours, sinon la vénérable église qui s'y dresse, l'ancienne chapelle de l'abbaye, l'abbatiale tant de fois détruite, brûlée, reconstruite, alliée de roman et de gothique, marquée de tant d'hésitations, et dont il reste, presque intacte, la crypte carolingienne ? Quand l'abbé Arnaud la consacre en 1104, cette chapelle ne comprend encore que le chœur et le transept, mais l'abbaye existe. Aujourd'hui, l'abbaye a disparu. D'elle il n'y a plus rien, à peine quelques pierres que les marchands n'ont pu enlever parce qu'elles étaient trop lourdes ou dont personne n'a voulu; mais l'abbatiale est devenue un impérissable chef-d'œuvre de la foi en Dieu et de l'espoir de l'homme, immortel joyau, à jamais trésor du cœur et de l'esprit.
D'où qu'on vienne, dès que les tours apparaissent, on se tait, on regarde, saisi de sentiments incertains, on grimpe à travers les rues qui mènent à ce que fut l'abbatiale d'alors, seule maintenant, car tout le reste a été rasé; on contemple le monument blond, gris ou noir selon le jour, on feuillette un guide, on reste pensif, ému sans savoir de quoi devant l'horizon houleux qui, de loin, assiège la terrasse. Une intuition incite à s'abandonner à quelque chose de grand, mais quoi ?
L'étrangeté de Vézelay, son unicité, ce qui fait qu'elle intrigue, qu'on s'interroge, qu'on se demande pourquoi – ce qui, ailleurs, serait commun – ici ne ressemble à rien : un bourg sur un éperon rocheux dans un paysage tourmenté avec une église romane au sommet, une agglomération aux rues en pente, un cimetière, un à-pic avec une table d'orientation, quoi d'extraordinaire? Il n'en manque pas à travers le monde, il y a même des citadelles perdues au milieu des sables où retentit encore l'appel à la prière, le chant d'un brahmane ou le cri d'un oiseau de proie. Les déserts, quand les hommes y ont élevé un monument à la gloire de Dieu ou à la gloire d'un roi, sont des lieux de contemplation qui peuvent être plus impressionnants que les terres habitées. Ne nous emballons pas.
J'y suis venu pour la première fois en 1956 avec Louise de Vilmorin, son frère André et Andrée, la femme de son frère. Nous avions passé par Auxerre,
Autessio Dura sur les cartes romaines, à cinquante kilomètres de là. Louise était invitée au "son et lumière" qu'on donnait à la Pentecôte. C'était la nuit, il faisait froid, le vent soufflait ; j'avais par chance une grande cape dans laquelle nous nous enveloppâmes tous.
Je rentrais de croisade, d'Indochine. Nous ne vîmes rien qu'une nef éclairée, des ombres, la nuit était sans étoiles, nous entendîmes des hurlements dans les haut-parleurs, des explosions dans les lointains. Louise, déçue, n'arrêta pas de se moquer de tout; nous nous en allâmes horrifiés et n'en parlâmes plus.
Quelques années plus tard, le sort voulut que je trouve à quelques kilomètres de Vézelay la demeure que je cherchais.
Par une précaution du hasard, Tatiana, ma nouvelle femme – qui était russe, belle et poète – et moi habitâmes d'abord à distance. À l'horizon se dessinaient les tours dont nous entendions les cloches quand le vent soufflait du nord. Nous étions des étrangers, et cependant il nous semblait être chez nous. Un jour ma femme me dit : "C'est comme si nous retrouvions la terre natale..." Chaque visite à Vézelay nous comblait d'une joie inexplicable. Nos yeux brillaient, j'avais la bouche moins amère, un vague espoir vibrait en nous, comme une promesse qui nous aurait été faite à propos de quoi? Nous respirions à l'aise, notre cœur, comme innocent, baignait dans une sorte de bonheur : quelque chose comme le sentiment fugace que ce que nous éprouvions n'aurait pas d'achèvement. Nous pensions moins à la mort, et la mort semblait nous avoir oubliés, comme lorsqu'il arrive, le temps d'une seconde, un seul instant, que la douceur d'une aube procure l'illusion que le monde n'aura pas de fin et nous non plus. Et il est vrai que, du jour où nous fûmes là, nous n'eûmes plus envie de partir, et que, le jour où nous fûmes contraints de nous éloigner, quelque chose nous manqua et que nous restâmes en attente de ce que nous avions quitté. Mais quoi, s'il y a des questions en amour, il n'y a pas de réponses. Et qu'est-ce déjà que ce mot d'amour à l'égard d'une ville qui ne passe pas précisément pour si généreuse d'elle-même?

[…]

Aucun lieu n'est, semble-t-il, à la fois plus léger et plus pesant, plus fatal. Qui le touche s'y brûle et ne se remettra jamais de son approche, même à distance. Qui a bu de son vin aura toujours soif. Ton sein est une coupe arrondie où le vin ne manque pas... Qui s'est réchauffé à ses flammes aura toujours froid ailleurs. Qui a contemplé une fois cette ville et ses remparts ne pourra plus se passer d'elle, qui a dormi là ne rêve que d'y mourir. Quelque chose d'indéfinissable, peut-être d'infini, vibre en soi, qui agit dans la conscience ou l'inconscience, les articulations et les replis du corps et de l'âme, dans la lumière ou dans le trouble.

LIRE :

Jules Roy, Vézelay ou l'amour fou, Albin Michel, 1990
Jules Roy, Vézelay, guide sentimental, L'Or des Etoiles, 1995
Gérard Calmettes, Jules Roy, le barbare de Vézelay, éd. Christian Perot
Julie Raton, Jules Roy, Vézelay, un temps pour aimer, La gazette 89 éditions, 2016

 


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