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L'ABBAYE DE PORT-ROYAL
À MAGNY-LES-HAMEAUX


 

Sur le D91, deux petites routes, se terminant chacune par un parking,
permettent d'accéder aux Granges et à l'Abbaye


UNE THÉBAÏDE DANS UN AFFREUX VALLON

En 1674, Madame de Sévigné, résidant au Mesnil-Saint-Denis chez l’académicien Montmor, vint à Port-Royal voir le vieil Arnauld d’Andilly et son oncle Renaud de Sévigné, qui y étaient retirés : "Ce Port-Royal est une Thébaïde, c’est un paradis ; c’est un désert où toute la dévotion du christianisme s’est rangée. C’est une sainteté répandue dans tout le pays, à une lieue à la ronde. Il y a cinq ou six solitaires qu’on ne connaît point, qui vivent comme les pénitents de Saint-Jean-Climaque ; les religieuses sont des anges sur la terre… Tout ce qui les sert, jusqu’aux charretiers, aux bergers, aux ouvriers, tout est modeste. Je vous avoue que j’ai été ravie de voir cette divine solitude, dont j’avais tant ouï parler ; c’est un affreux vallon, tout propre à inspirer le goût de faire son salut…" (lettre à Mme de Grignan du 26 janvier 1674).


LE JANSÉNISME

Le Jansénisme est un courant de pensée qui, au sein de l'Eglise catholique, se présente comme l'interprétation fidèle de la pensée de saint Augustin sur la Grâce et la Prédestination. Il se caractérise aussi par l'exigence d'une grande pureté et d'une certaine rigueur de la pratique religieuse.

Ces conceptions se heurtèrent aux idées plus optimistes des Jésuites, qui accordaient davantage à la liberté humaine.

L'un des principaux théâtres de la lutte entre les deux théories fut, à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècles, l'Université de Louvain, dans les Pays-Bas espagnols. C'est là que Cornelius Jansen, qui latinisa plus tard son nom en Jansenius, fit ses études, puis enseigna. Jansenius rédigea un exposé systématique des idées de saint Augustin sur la Grâce : l’Augustinus, énorme traité en latin, qui parut en 1640 et fut condamné par le Pape deux ans plus tard.

Jean Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, fut le fondateur du mouvement janséniste en France. Ami et disciple de Jansenius, il était détesté par les Jésuites et haï de Richelieu parce qu'il s'opposait à sa politique. Richelieu le fit emprisonner. Saint-Cyran, épuisé, mourut deux mois après être sorti de prison (1643) et fut considéré comme un saint par une foule d'admirateurs.

Ainsi, dès ses débuts, le mouvement janséniste se heurta à l'opposition des autorités écclésiastiques et du pouvoir royal. Mais ce n'est que lorsque Louis XIV prit personnellement en main les affaires du royaume que la persécution se développa, entre 1664 et 1669, à l'occasion de la signature du Formulaire (condamnation de l'Augustinus qui avait été résumé en "Cinq Propositions"). Les religieuses qui refusèrent de le signer furent parquées, privées de messe et de sacrements, à Port-Royal des Champs. La seconde persécution, commencée dès 1679, aboutit à la suppression cette abbaye de Port-Royal des Champs, dont les dernières vieilles religieuses furent expulsées le 29 octobre 1709. Deux ans plus tard, Louis XIV fit raser les bâtiments, allant jusqu'à faire déterrer les morts inhumés dans le cimetière.

Le mouvement janséniste ne disparut pas avec Port-Royal des Champs, dont les ruines devinrent un lieu de pélerinage. Il se transforma et perdit une partie de sa pureté. A la suite des querelles provoquées par la parution de la Bulle Unigenitus (1713) et des persécutions qu'endurèrent ceux qui, comme les jansénistes, refusèrent de l'accepter, une importante fraction du clergé et des parlementaires s'opposèrent de plus en plus ouvertement au pouvoir royal. Leur résistance et leur exaspération comptent parmi les multiples causes de la Révolution Française.

Le mouvement janséniste s'éteignit à l'aube du XIXe siècle, lorsque le Concordat de 1802 amena le regroupement de tous les catholiques français autour du Pape.

On peut certes considérer le jansénisme comme la doctrine d’un quarteron de désincarnés qui constitue un véritable attentat à la vraie vie, une sinistre tentative de réduction de l'homme. Certains ont même professé "que ce serait mesure de salubrité que d'interdire toute visite à Port-Royal le méphitique". Voire… Pourtant une telle attitude ne va pas sans grandeur ; choisir la voie étroite demande du courage et l’austérité peut entraîner d’autres vertus.

Insensibles aux critiques et sans être effleurés par le moindre scepticisme, les Solitaires ont cru pouvoir fonder un nouvel humanisme. Indépendamment de la portée théologique de leur position, c’était d’abord de l’homme qu’il était question. Et c’était un homme nouveau que voulaient promouvoir ceux qui furent des pédagogues d’avant-garde (les premiers dans le siècle à avoir mis à leur programme l’étude de la langue française en tant que telle — traitement dont Racine devait être le premier bénéficiaire).

Par ailleurs, les protecteurs attitrés de ces "Messieurs" étaient les Longueville, les Luynes…, tous Grands de la Fronde, grands avocats, magistrats importants et surtout parlementaires, c’est-à-dire appartenant à cette race à «remontrances» que le pouvoir a toujours abhorrée. Dès lors, l’absolutisme essentiellement centralisateur d’un Louis XIV ne pouvait pactiser avec ces gens, ne pouvait admettre cet état dans l’Etat, ne pouvait entériner leur action clandestine, leur contestation permanente, leur opposition de fait et, surtout, l’extrême liberté de leurs investigations. Ei est clair que la brutalité radicale du roi fut bien plus un acte politique (apparenté à la révocation de l’édit de Nantes) qu’une décision d’ordre inquisitionnaire.


L'HISTOIRE DE PORT-ROYAL

C’est dans le vallon du Rhodon, au lieu dit "Le Porrois" (= La Friche, Les Broussailles) que, au début du XIIIe siècle, fut fondée une abbaye de femmes dont la bulle de fondation traduit Porrois en Portus Regius, ce qui a donné Port-Royal. Elle n’abritait que douze religieuses.

En 1602, Antoine Arnauld, avocat au Parlement de Paris, réussit à faire nommer abbesse de Port-Royal une de ses six filles, Jacqueline-Angélique, qui n'avait que onze ans ! L'abbaye était tombée alors dans un assez grand relâchement : on vit même les religieuses donner des bals.

En 1608, la Mère Angélique (elle avait alors dix-sept ans) décide de réformer la maison et de rétablir la règle dans son intégrité. L'année suivante, le 25 septembre, elle refuse à son père l'entrée du couvent et ne l'écoute qu'à travers une grille de clôture.

Bientôt les religieuses vont porter la réforme dans d'autres monastères: la Mère Angélique se charge de l'abbaye de Maubuisson, près de Pontoise, célèbre par les scandales qu'y causait l'abbesse Angélique d'Estrées, sœur de Gabrielle d'Estrées (elle a eu douze enfants de pères différents).

De nombreuses femmes d'élite sont attirées par Port-Royal : Mère Agnès sœur d'Angélique Arnauld, Mère Agnès Racine tante de Racine, la sœur de Pascal Jacqueline, la fille de Philippe de Champaigne, etc..

Mais l'endroit est humide et insalubre : aussi, en 1625, les religieuses vont s'installer à Paris, au faubourg Saint-Jacques, dans une maison achetée par Mme Arnauld.

En 1636, Du Vergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran et ami de Jansénius, devient le directeur spirituel de la Mère Angélique et entraîne Port-Royal dans le mouvement janséniste.

Des disciples de Saint-Cyran s'installent autour du monastère : ce sont les "Messieurs" de Port-Royal. En 1638, ils viennent s'installer à l'abbaye des Champs pour y vivre dans la prière et la solitude ; on les appellera les "Solitaires". A Port-Royal-des-Champs, ils se livrent à des travaux d'assainissement et de drainage; ils fabriquent des sabots pour les pauvres et ouvrent une école pour les jeunes garçons, "les Petites Écoles".

En 1648, une partie des religieuses de Paris reviennent à Port-Royal-des-Champs occuper les bâtiments restaurés par les "Messieurs". Ceux-ci vont alors s'installer dans les bâtiments d'habitation de la ferme des Granges, qui faisait partie du domaine.

Bientôt, en 1651-1652, ils construisent un bâtiment à deux étages qui servira à accueillir leurs élèves. La construction, modeste, fut financée par le duc de Luynes, ami des Jansénistes. C'est là que Racine a fait une partie de ses humanités. Pascal, lui, habita souvent dans la ferme des Granges, en compagnie de ceux qui furent les principaux "Messieurs" de Port-Royal : Antoine le Maistre, Antoine Arnauld le fils dit le Grand Arnauld, Arnauld d'Andilly, Pierre Nicole, Lancelot, Jean Hamon…

Des personnes de la plus haute noblesse vinrent à Port-Royal-des-Champs : le duc de Luynes s'était fait construire le château de Vaumurier ; la duchesse de Longueville avait son hôtel non loin du cloître ; le duc et la duchesse de Liancourt, Mlle de Vertus, le duc de Roanne, la princesse et la marquise de Guéménée furent aussi des fidèles.

L'abbaye fut persécutée par Louis XIV inspiré par les Jésuites ; en 1669 elle fut séparée de Port-Royal de Paris ; en 1705 elle n'a plus que 25 religieuses dont la plus jeune a 60 ans ; elles sont condamnées par Rome et sont obligées de se soumettre sous peine d'excommunication.

Le 29 octobre 1709, les religieuses sont assaillies par le lieutenant de police d'Argenson avec 300 mousquetaires; elles sont enlevées et dispersées dans divers couvents. En 1710, les bâtiments sont rasés, les sépultures violées et les ossements enfouis dans une fosse commune à Saint-Lambert.


LE SITE DE PORT-ROYAL

Sur le plateau, 150 hectares de terres labourées et 190 hectares de bois avec la ferme de l'abbaye développée autour d'une cour rectangulaire. Sur la pente au sud, un parc de 10 hectares, avec une vigne, un potager, un verger. Dans le vallon, les bâtiments de l'abbaye.

Port-Royal plan

La ferme des Granges avec un puits que Pascal dota d’une mécanique qui permettait à un enfant de tirer l'équivalent de neuf seaux d’eau. C'est là que Pascal fit retraite, rédigea la première de ses Provinciales et composa son Mystère de Jésus.

Le bâtiment des "Petites Ecoles" où enseignèrent, à partir de 1652, les "Messieurs" de Port-Royal.

Il est complété par une addition de 1897 qui sert de musée du jansénisme (l'escalier à balustres date des Solitaires). La visite de ce musée mène du XIIIe siècle originel à l’arasement de 1709 ; de la Mère Angélique Arnauld (l’une des vingt enfants de l’avocat Antoine Arnaud, nommée abbesse à onze ans…) à Jacqueline Pascal, sœur de Blaise, et à la Mère Agnès Racine; de l’Augustinus de Jansénius aux Lettres chrétiennes et spirituelles de Saint-Cyran; d'Arnauld d'Andilly au grand Arnauld ; des Luynes aux Longueville et des Roanne aux Roannez; de ces Messieurs de Port-Royal de Paris aux Solitaires de Port-Royal-des-Champs, tous pourvus de grande spiritualité, de grande culture et de grandes fortunes, et qui se partageaient là entre l'étude, la prière, la pédagogie, la polémique et les démarches occultes, sans pour autant dédaigner les travaux de drainage et la récolte des pavies.

Sur le flanc du coteau, l'escalier de 109 marches (les "Cents marches") que telles religieuses, pour mieux se mettre en état de réception de grâce, gravissaient à genoux.

En bas, près du Rhodon, ce qui reste de l’abbaye de Port-Royal-des-Champs : l'emplacement du cloître, marqué par des tilleuls, cernant l’ancien cimetière des religieuses ; une petite chapelle, non consacrée, elle aussi promue au rang de musée de Port-Royal : des religieuses à la grande croix rouge veillent sombrement, le long des murs, devant le masque de Pascal.

Le logement du gardien est l'ermitage que s'était fait construire Baudry de Saint-Gilles d'Asson (qu'on appelait plaisamment "le Palais Saint-Gilles") et qui fut occupé ensuite par Pontchâteau de 1669 à 1677.

Le jardin est celui où M. d'Andilly cultivait des poires et des pavies qu'il envoyait à Racine, peut-être dans l'espoir de l'amener à de meilleurs sentiments à l'égard de Port-Royal.


L'abbaye de Port-Royal-des-Champs à la fin du XVIIe siècle
(gravure de H. Horthemels)

Port-Royal Hortemels

01- Église
02- Grand dortoir
03- Cloître et cimetière
04- Bâtiment des pensionnaires
05- Cimetière du dehors
06- Infirmerie
07- Moulin
08- Colombier et grange
09- Entrée
10- Cour du dehors
11- Logement des hôtes
12- Fontaine de la Mère Angélique
13- Jardin de l'Abbesse
14- Hôtel de Mlle de Vertus
15- Hôtel de Mme de Longueville
16- Etang
17- Solitude
18- Canal

L'abbaye en 1674

 


LES PETITES ÉCOLES

 

D'abord épisodiquement dans les bâtiments du monastère (de 1637 à 1648), puis dans des salles des Granges, les Messieurs dispensent une éducation novatrice : livres scolaires rédigés en français, méthodes pédagogiques nouvelles donnnt toute son importance à l'oral, prise en compte de la personnalité de l'élève et absence de châtiments corporels. Tous les élèves sont pensionnaires, un enseignant étant responsable de cinq ou six élèves.

Pierre Thomas, sieur du Fossé (1634-1698) avait été envoyé enfant chez les jansénistes aux Petites écoles de Port-Royal pour y être instruit. Il raconte :

"Nous arrivâmes en cette abbaye où nous nous trouvâmes un peu étourdis de nous voir ainsi confinés dans une affreuse solitude, au milieu de gens qui vivaient dans le travail, dans le jeûne, dans le silence et dans les autres pratiques de la pénitence. La situation de cette abbaye est comme la plupart de celles des Bernardins, au creux d'un vallon, et dominée par plusieurs montagnes. L'église est très spacieuse et humide à cause de l'enfoncement où elle était. Le chœur des religieuses est un des plus beaux qui soient en France, principalement à cause de l'excellence de l'ouvrage de ses chaises. […] Voilà quel était alors l'état de cette abbaye, qui est éloignée de six lieues de Paris et qui est devenue si célèbre dans toute l'Église par le grand nomlbre et la qualité des personnes qui y ont cherché une retraite et un asile contre la corruption du monde, d'où ils sortaient comme d'une mer exposée à mille termpêtes, pour venir se r"éfugier dans ce port de bénédiction et de grâce." [Mémoires pour servir à l'histoire de Port-Royal]

Pierre du Fossé y prit goût à la vie de reclus, ce qui l’amena par la suite à s’établir à proximité de Port-Royal-des-Champs où il fut lié à Le Nain de Tillemont, Singlin, Arnauld d'Andilly et Lemaistre. Établi à Paris en 1661, il fut arrêté avec Lemaistre de Sacy en 1666 et exilé, après un mois d’emprisonnement à la Bastille, en Normandie dans sa terre du Fossé (près de Forges-les-Eaux). Indépendamment de sa collaboration avec Sacy sur la Bible de Mons, du Fossé fut l’auteur de quelques hagiographies et de Mémoires que Sainte-Beuve a fort louées comme reflétant admirablement la vie de Port-Royal.

Nicolas Fontaine (1625-1709) passa quelques années à Port-Royal comme maître des Petites Écoles de 1645 à 1660. Il s'attacha à Pierre Nicole, Antoine Arnauld et Isaac Lemaistre de Sacy, et fut enfermé à la Bastille avec ce dernier comme janséniste, de 1664 à 1669. Il est l'auteur lui aussi de Mémoires pour servir à l'histoire de Port-Royal.

Il y avait un maître dans chaque chambre, avec cinq ou six enfants. Les lits étaient disposés de manière que le maître les voyait tous du sien. Chacun avait sa table à part, et elles étaient rangées de manière que le maître les voyait toutes ; mais ils ne pouvaient se parler les uns aux autres. Chacun avait son tiroir, son pupitre et les livres nécessaires, de sorte qu'ils n'étaient point obligés de rien emprunter à leurs compagnons. Le nombre des pensionnaires n'était pas fort grand, parce qu'on n'en donnait à un maître qu'autant qu'il pouvait tenir de lits dans sa chambre.
On se levait à cinq heures et demie, et on s'habillait soi-même. Ceux qui étaient trop petits étaient aidés par un garçon. On faisait la prière en commun dans la chambre, et ensuite chacun étudiait sa leçon, qui était de la prose pour le matin. A sept heures, chacun la répétait au maître, l'un après l'autre. On déjeunait ensuite, et en hiver on se chauffait. Après le déjeuner, on se remettait à sa table; chaque enfant faisait sa version, qu'on leur recommandait de bien écrire. La version faite, ils la lisaient au maître, l'un après l'autre. S'il restait du temps, on leur faisait expliquer la suite de leur auteur qu'ils n'avaient point préparée. A onze heures, on allait au réfectoire, et un de ceux qui avaient été confirmés récitait un verset du Nouveau Testament en latin. Les enfants d'une même chambre étaient à une même table avec leur maître, qui avait soin de leur servir à manger, et même à boire. On faisait la lecture pendant le repas. Au sortir du réfectoire, on allait en récréation au jardin, en tout temps, excepté lorsqu'il faisait mauvais ou qu'il était nuit. Comme le jardin était fort vaste et plein de bois et de prairies, il était défendu de sortir, sans permission, d'un espace qui était marqué. Les maîtres se promenaient au même lieu sans perdre jamais de vue leurs enfants ; mais leur présence ne les gênait nullement, parce qu'on leur donnait une entière liberté de jouer aux jeux qu'il leur plaisait de choisir.
À une heure, on allait dans une salle commune jusqu'à deux. Les enfants y apprenaient un jour la géographie et un autre, l'histoire. A deux heures, ils remontaient dans leurs chambres pour étudier la poésie, dont ils faisaient la répétition au maître à quatre heures; après quoi, ils goûtaient. Ensuite ils étudiaient le grec de la même manière que les autres leçons, et ils en faisaient la répétition.
Vers six heures, on soupait. Tout s'y passait comme au dîner. La récréation qui suivait ce repas durait jusqu'à huit heures, que les enfants remontaient à leurs chambres pour étudier leur leçon du lendemain. À la demie, on faisait la prière en commun. Tous les enfants des différentes chambres, les Messieurs et les domestiques y assistaient. Après qu'elle était finie, chacun retournait à sa chambre pour se coucher. Le maître de chaque chambre était présent; ainsi il se couchait le dernier et se levait le premier.
Les dimanches, sur les huit heures, le Supérieur faisait le catéchisme avec une instruction. On allait ensuite à la messe de paroisse. Au retour, s'il restait du temps, on l'employait à des lectures de piété. Après le dîner, qui se faisait à l'ordinaire, on allait à la récréation qui durait jusqu'à deux heures, que l'on remontait aux chambres pour faire quelque lecture, soit en commun, soit en particulier. On allait à Vêpres à la paroisse.
On n'avait congé que l'après-midi. On y passait ce temps à jouer dans le jardin, ou quelquefois à aller se promener à des maisons du voisinage.

En 1809, à l'occasion du centenaire de la destruction du monastère de Port-Royal par Louis XlV, l'Abbé Grégoire (1750-1831) est venu se recueillir sur ses ruines.

Que de fois du haut des rochers suspendus sur la route de Chevreuse, au coucher du soleil, réfléchissant sur le soir de la vie, je me livrai aux impressions qu'inspirent ces lieux, en pensant que, pour la dernière fois peut-être, mes regards contemplaient cette solitude. […] L'éloquence de ces ruines pénètre mon âme d'un sentiment religieux : le passé, l'avenir y accourent tumultueusement. Dans les lieux où la mort exerce plus fréquemment ses ravages, au milieu des cités on l'oublie ; ici je retrouve son image : l'espérance lui ôte son appareil lugubre ; elle n'est plus que le passage des ténèbres à la lumière, de la crainte à la certitude, du désir à la réalité, de l'exil à la terre promise. […] Les hommes de lettres, à cette époque, étudiaient aussi pour devenir meilleurs, tandis qu'aujourd'hui on se borne à vouloir briller. Échos de ces déserts, arbres antiques, que n'avez-vous pu conserver les entretiens de ces hommes célèbres ! Avec quel respect j'irais, vous interroger et recueillir les récits dont vous seriez les dépositaires ! [Les Ruines de Port-Royal des Champs]



PASCAL ET PORT-ROYAL

Comment le nouvel esprit janséniste s'introduisit-il dans la famille des Pascal ?

En janvier 1646, Etienne Pascal fit une chute et se démit la cuisse: pendant trois mois, il fut soigné par deux gentilhommes qui étaient imbus des doctrines de Port-Royal et qui profitèrent de leurs visites au blessé pour lui faire connaître le Jansénisme.

Etienne Pascal se convertit à leurs idées, et ses deux filles, Gilberte et Jacqueline, se sentirent attirées par cette nouvelle religion. Quand à Blaise, le fils, il fut aussi très vite convaincu : il rencontra alors un des prêtres de Port-Royal de Paris, M. de Rebours, et il l'informa de son intention de démontrer les thèses de Saint-Cyran "par le raisonnement bien conduit" ; Rebours lui répondit que c'était là une manifestation d'orgueil et que la raison devait plutôt s'humilier devant Jésus. Pascal fut déçu, et cela retarda sa conversion.

Jacqueline, sa sœur, se sentait de plus en plus attirée par Port-Royal : elle voulut se faire religieuse, mais son père lui refusa son consentement. Quand il mourut, ce fut son frère Blaise qui, à son tour, fit tout pour l'en empêcher, car il voulait garder Jacqueline auprès de lui. Jacqueline dut s'enfuir en cachette à Port-Royal. Alors, assez mesquinement, Pascal, croyant faire ainsi obstable à la vocation de sa sœur, refusa de lui laisser sa part d'héritage qu'elle aurait remise comme dot à l'abbaye. Mais Port-Royal acceptait les novices sans dot... Alors Pascal, convaincu par Arnauld d'Andilly, dut accepter et Jacqueline Pascal, en 1653, devint sœur Sainte-Euphémie.

Cette résistance de la part de Pascal a de quoi étonner. Il est évident que celui-ci, après sa première conversion de 1646, a été reconquis par la société mondaine, le goût de la science et de la gloire ; il fréquente même ouvertement les libertins.

C'est quelque mois plus tard, en 1654, qu'intervint la véritable conversion, qui fut peut-être préparée par un accident de carrosse au pont de Neuilly, où il vit la mort de près. La nuit du 23 novembre 1654, il découvrit tout à coup le Dieu de l'Ecriture et le vrai sens du Christ. Dorénavant il n'hésitera plus sur la voie à suivre.

On le voit chaque jour aller retrouver sa sœur Jacqueline au parloir du monastère de Paris, pour qu'elle l'aide à se détacher du monde. Puis il veut faire retraite à Port-Royal : il s'installe d'abord au château de Vaumurier, chez le duc de Luynes ; mais il y a là trop de souvenirs de son existence mondaine et il obtient une cellule dans la ferme des Granges.

Cette conversion de Pascal devait en entraîner d'autres :
– le duc de Roannez renonça à son gouvernement du Poitou et à un riche mariage pour venir lui aussi à Port-Royal : la famille, furieuse, envoya même un homme pour tuer Pascal, qu'elle tenait pour responsable.
– la sœur du même duc de Roannez, Charlotte, s'enfuit elle aussi et se réfugia à Port-Royal de Paris : sa mère dut venir l'y chercher de force, munie d'une lettre de cachet, et elle l'obligea à se marier.

À partir de cette année 1654, Pascal, tout en continuant ses recherches scientifiques, consacra beaucoup de son temps et de sa pensée à la cause de Port-Royal. En 1655, il fit plusieurs retraites aux Granges. Pour aider sa sœur Jacqueline qui avait en charge l'éducation de quelques filles pensionnaires destinées à devenir "de bonnes religieuses ou de bonnes épouses", il inventa une méthode syllabique pour apprendre à lire (ce que sera un chapitre de la Grammaire de Port-Royal). C'est à ce moment que, parmi les grands élèves, il put rencontrer un jeune orphelin de seize ans, Jean Racine.

En janvier 1656, nouvelle retraite de Pascal aux Granges de Port-Royal.Cette fois Arnauld vient d'être condamné par la Sorbonne et la lutte contre les Jésuites doit s'intensifier. Pascal vient alors à l'aide des "Messieurs" et rédige, aux Granges, la Première Provinciale, où il aborde les problèmes théologiques avec les manières de raisonner d'un esprit libre et le ton enjoué des grands seigneurs.

Devant le succès, Pascal est amené à poursuivre et les "Petites Lettres" se font de plus en plus violentes : les Jésuites multiplient les espions pour en découvrir l'auteur ; Anne d'Autriche s'affirme prête à anéantir la secte janséniste. La situation devient dangereuse et les Solitaires doivent se disperser.

Le 20 mars 1656, le lieutenant civil d'Aubray (le père de la marquise de Brinvilliers, l'empoisonneuse) vient perquisitionner à la ferme des Granges : il cherche l'imprimerie clandestine des Provinciales. Il ne trouve là qu'un paysan et qu'un vigneron qui sont, en fait, un prêtre et un ancien chanoine déguisés : tous deux feignent la naïveté et, lorsqu'on leur demande "où sont les presses", ils emmènent d'Aubray dans une grange et lui montrent… le pressoir à raisins.

Anne d'Autriche s'en prend alors aux religieuses qu'elle veut contraindre à signer un texte par lequel elles reconnaissent qu'elles condamnent la doctrine des cinq propositions de Jansénius. Pour Port-Royal, signer c'est se renier, ne pas signer c'est se révolter.

Heureusement un événement vient éloigner le péril : le 24 mars 1656 après midi, les religieuses sont en train d'adorer une relique qu'on leur a prêtée, une des épines de la couronne du Christ. Parmi les petites pensionnaires du couvent se trouve Marguerite Périer, la nièce de Pascal : elle a le visage atteint par un ulcère lacrymal qui a provoqué une carie des os. Dès qu'elle approcha son visage du reliquaire, elle fut guérie et nul ne put contester le miracle, pas même les Jésuites qui affirmèrent seulement, par la plume du P. Annat, que Dieu n'avait accompli ce miracle que pour inviter les jansénistes hérétiques à se convertir.

Anne d'Autriche, impressionnée par ce miracle, cessa de persécuter Port-Royal : en 1657, les Solitaires purent regagner les Granges et Pascal, en accord avec eux, cessa la publication de ses Provinciales.

Toutefois les Jésuites lancèrent un nouvel assaut en mars 1660 : la concurrence de l'enseignement des Jansénistes les indisposait depuis longtemps et ils obtinrent alors la fermeture définitive des Petites Ecoles.

À cette époque, Pascal se préoccupait de la préparation de son Apologie de la religion chrétienne, à laquelle il songeait depuis 1647. En 1658, les choses étaient assez avancées pour qu'il puisse exposer, devant quelques amis, les grandes lignes du futur ouvrage, qui restera inachevé et dont les fragments seront publiés après sa mort par les soins de Port-Royal, sous le titre de Pensées.

En 1661, à la mort de Mazarin, Louis XIV, qui a alors vingt-deux ans, affirme sa volonté d'exterminer le Jansénisme. Il exige à nouveau la signature du formulaire condamnant Jansénius. Pascal réussit alors à faire précéder le texte d'un mandement qui laisse entendre que les écclésiastiques qui signeront pourront faire en conscience des réserves. Cette ruse assez "jésuite" permet au religieuses de Paris de donner leur signature.

A Port-Royal-des-Champs, Jacqueline, la sœur de Pascal, reproche à son frère d'avoir été complice de ces "pieuses finesses". Elle même ne signera qu'après avoir été longuement adjurée par le Grand Arnauld et elle mourra quatre mois plus tard avec le remords de sa faiblesse.

Mais, peu après, le Conseil d'Etat déclare que le mandement est nul et que le texte doit être signé purement et simplement. Arnauld et Nicole décident de ruser à nouveau : ils conseillent aux religieuses de faire précéder leur signature d'une formule indiquant qu'elles ne font, en signant, qu'obéir au Pape. Pascal cette fois, parce qu'il avait été très impressionné par les reproches de sa sœur Jacqueline, proteste contre ce jésuitisme.

Mais les Messieurs (Arnauld, Nicole, Saci... ) ne le suivent pas : ils acceptent de renoncer à Jansénius et Pascal reste isolé. Alors il renonce au combat. Il aggrave ses maux en portant une ceinture garnie de pointes de fer. Il vit dans la pauvreté ; il héberge une famille misérable dont il se fait le serviteur... Il a maintenant définitivement renoncé aux discussions sur la grâce et il se soumet entièrement au Pape.


RACINE ET PORT-ROYAL

Racine, né en 1639, fut orphelin de très bonne heure et recueilli à Port-Royal.

C'est que sa famille était très liée avec le monastère : sa grand-tante Suzanne avait fait profession en 1625 et elle était devenue cellerière du couvent ; sa grand-mère Marie des Moulins, sa tante Agnès s'étaient également retirées à Port-Royal.

Lorsque, en 1638, après l'arrestation de Saint-Cyran, les Solitaires furent contraints de se disperser, ils se réfugièrent à la Ferté-Milon chez les Vitart et les Racine où ils restèrent un an.

C'est donc à Port-Royal que Racine apprit les rudiments. Puis il entra aux Petites Ecoles où il fit les trois classes de grammaire et la première classe de lettres. On l'envoya ensuite terminer ses humanités au Collège de Beauvais, puis, à seize ans, il revint aux Granges, où il fut pris particulièrement en mains par Nicole (latin), Lancelot (grec), Hamon (italien, espagnol) et surtout l'ancien avocat Le Maître qui le traita toujours comme son fils et lui apprit la rhétorique.

Racine est alors très frappé par l'atmosphère de Port-Royal, par la vie qu’il voit mener aux Solitaires, par les moniales qu'il distingue derrière la grille de l'église avec leur scapulaire blanc et leur croix pourpre. On peut citer deux textes qui se trouvent dans son Abrégé de l'histoire de Port-Royal :

"Il n'y avait point de maison religieuse qui fût en meilleure odeur que Port-Royal. Tout ce qu'on en voyait au-dehors inspirait de la piété; on admirait la manière grave et touchante dont les louanges de Dieu y étaient chantées, la simplicitété et en même temps la propreté de leur église, la modestie des domestiques, la solitude des parloirs, le peu d'empressement des religieuses à y soutenir la conversation, leur peu de curiosité pour savoir les choses du monde, et même les affaires de leurs proches; en un mot, une entière indifférence pour tout ce qui ne regardait point Dieu. Mais combien les personnes qui connaissaient l'intérieur de ce monastère y trouvaient-elles de nouveaux sujets d'édification! Quelle paix! quel silence! quelle charité! quel amour pour la pauvreté et la mortification! Un travail sans relâche, une prière continuelle, point d'ambition que pour les emplois les plus vils et les plus humiliants, aucune impatience dans les sœurs, nulle bizarrerie dans les mères, l'obéissance toujours prompte, et le commandement toujours raisonnable."

"Une des choses qui rendaient cette maison plus recommandable, et qui peut-être aussi lui ont attiré plus de jalousie, c'est l'excellente éducation qu'on y donnait à la jeunesse. Il n'y eut jamais d'asile où l'innocence et la pureté fussent plus à couvert de l'air contagieux du siècle, ni d'école où les vérités du christianisme fussent plus solidement enseignées : les leçons de piété qu'on y donnait aux jeunes filles faisaient d'autant plus d'impression sur leur esprit qu'elles les voyaient appuyées non seulement de l'exemple de leurs maîtresses, mais encore de l'exemple de toute une grande communauté, uniquement occupée à louer et à servir Dieu. Mais on ne se contentait pas de les élever à la piété, on prenait aussi un très grand soin de leur former l'esprit et la raison, et on travaillait à les rendre également capables d'être un jour ou de parfaites religîeuses, ou d'excellentes mères de famille."

Pourtant Racine à Port-Royal ne fut pas touché par la grâce : il resta toujours un peu étranger à ce monde, car c'est en fait l'autre monde qui l'attirait, celui des passions, celui des honneurs. Il suffit de parcourir sa correspondance pour découvrir avec quel détachement il parlait de Port-Royal, des religieuses et des solitaires.

Ainsi, pendant son séjour aux Petites Ecoles, il raconte à son cousin Vitart la condamnation d'Arnauld et le miracle de la Sainte-Epine :

Ici l'on entend la censure,
La honte et la déconfiture
Des pauvres Augustiniens
Sous le nom de Janséniens.
D'autre part on crie au contraire
La sentence du grand vicaire,
L'hymne, l'histoire et le journal
Des miracles de Port-Royal.

Pendant que Racine est à Paris au collège d'Harcourt, la sœur de sa grand-mère, Claude Desmoulins, recueille dans sa maison du faubourg Saint-Marceau le directeur de Port-Royal, Antoine Singlin, qui était menacé d'une lettre de cachet. Voici comment Racine raconte la chose à l'abbé Le Vasseur (juin 1661) : "Je vais cette après-dînée féliciter Madame notre sainte tante, qui se croyait incapable d'aucune joie depuis la perte du saint père [il s'agit de Singlin] ou, comme disait M. de Gomberville, de son futur époux. En effet, il n'est plus dessus le trône de saint Augustin et il a évité, par une sage retraite, le déplaisir de recevoir une lettre de cachet par laquelle on l'envoyait à Quimper."

En 1661-1662, Racine est à Uzès chez son oncle Sconin : il attend qu'on veuille bien lui donner un prieuré. Mais, s'il fait le dévot, c'est en toute hypocrisie, comme il l'écrit à Nicolas Vitart (mai 1662) : "Je tâcherai d'écrire cette après-dînée à ma tante Vitart et à ma tante la religieuse, puisque vous vous en plaignez. Vous devez pourtant m'excuser si je ne l'ai pas fait, et elles aussi; car que puis-je leur mander ? C'est bien assez de faire ici l'hypocrite, sans le faire encore à Paris par lettres ; car j'appelle hypocrisie d'écrire des lettres où il ne faut parler que de dévotion, et ne faire autre chose que se recommander aux prières. Ce n'est pas que je n'en aie bon besoin; mais je voudrais qu'on en fît pour moi sans être obligé d'en tant demander. Si Dieu veut que je sois prieur, j'en ferai, pour les autres, autant qu'on en aura fait pour moi."

En 1664 (deux ans après la mort de Pascal) Racine participe à la rédaction d’une œuvre satirique contre la signature du Formulaire.

Contre Jansénius je signe sur-le-champ ;
Tout mon bénéfice en dépend,
Et je le perds si je m'obstine,
Je signe donc de bonne foi.
On voit assez que quand je signe,
C'est moins contre lui que pour moi.
Signer, ne signer pas, tout cela m'est égal,
Le jansénisme n'étant rien ;
Il est aussi certain que ce n'est pas un mal,
Comme il est assuré que ce n’est pas un bien. […]
Contre Jansénius je n’épargnerai rien :
Je suis tout résolu de signer sans réplique,
Qu'il soit persan, turc ou chrétien,
Je serai toujours politique.
Contre Jansénius cette main va souscrire :
C'est le plus hérétique et le plus dissolu...
Non que je l'aie ou vu ou lu ;
Mais je le sais par ouï-dire.
Certes c'est bien injustement
Que l'on blâme la signature
Sans elle on n'entre point dans la cléricature,
Et l’on peut dire assurément
Qu'elle est la seconde tonsure,
Et le huitième sacrement. […]
Pour moi, je ne suis point de ces esprits si forts
Qui pour ne point signer font les derniers efforts,
Jusqu’à sacrifier leurs biens à leurs caprices.
Je n’ai qu’une prébende et je signe une fois.
Mais que ne dois-je signer trois,
Et que n’ai-je trois bénéfices ?

La rupture avec Port-Royal était inévitable: Racine cessa toute étroitre relation entre 1666 et 1674.

Dès qu'il fut à Paris, Racine se lanca dans la poésie, puis dans le théâtre. A l'occasion de la paix des Pyrénées, il écrivit un sonnet en l'honneur du cardinal Mazarin, pourtant ennemi des Jansénistes : cela lui valut, de la part de Port-Royal « excommunication sur excommunication ».

Bientôt il reçut de sa tante une lettre qui lui demandait avec fermeté de ne pas reparaître à Port-Royal :

"J'ai appris avec douleur que vous fréquentiez plus que jamais des gens dont le nom est abominable à toutes les personnes qui ont tant soit peu de piété, et avec raison, puisqu'on leur interdit l'entrée de l'église et la communion des fidèles, même à la mort, à moins qu'ils ne se reconnaissent. Jugez donc, mon cher neveu, dans quel état je puis être, puisque vous n’ignorez pas la tendresse que j'ai toujours eue pour vous, et que je n'ai jamais rien désiré, sinon que vous fussiez tout à Dieu dans quelque emploi honnête. Je vous conjure donc, mon cher neveu, d'avoir pitié de votre âme et de rentrer dans votre cœur pour y considérer sérieusement dans quel abîme vous vous êtes jeté. Je souhaite que ce qu'on m'a dit ne soit pas vrai ; mais si vous êtes assez malheureux pour n'avoir pas rompu un commerce qui vous déshonore devant Dieu et devant les hommes, vous ne devez pas penser à nous venir voir ; car vous savez bien que je ne pourrais pas vous parler, vous sachant dans un état si déplorable et si contraire au christianisme. Cependant je ne cesserai point de prier Dieu qu'il vous fasse miséricorde, et à moi en vous la faisant, puisque votre salut m'est si cher."

Racine ne semble pas avoir beaucoup souffert de cette rupture. Sans remords apparent, il fait jouer La Thébaïde, Alexandre, conquiert la faveur du roi et les faveurs de la Duparc. Il comprend alors qu'il peut réussir par le théâtre.

C'est à ce moment que Port-Royal, par la plume de Nicole, lance l'anathème contre les gens de théâtre : "Un faiseur de romans et un poète de théâtre est un empoisonneur public, non des corps mais des âmes. Il se doit regarder comme coupable d'une infinité d'homicides spirituels." A tort ou à raison, Racine se sentit directement visé. Il répliqua par une lettre féroce qui ne lui fait guère honneur, d'autant plus qu'il est prouvé qu'il le fit à la demande de l'archevêque de Paris qui lui promit, en échange, quelque confortable prébende, par exemple un canonicat. C'est donc par ambition que Racine attaqua ses anciens maîtres et mit sa plume au service de l'archevêché.

"Je vois bien que ces bons solitaires sont aussi semsibles que les gens du monde, qu'ils ne souffrent volontiers que les mortifications qu'ils se sont imposées à eux-mêmes; et qu'ils ne sont pas si fort occupés au bien commun de l'Eglise qu'ils ne songent de temps en temps aux petits déplaisirs qui les regardent en particulier. Qu'est-ce que les romans et les comédies peuvent avoir de commun avec le Jansénisme ? Vous avez assez d'ennemis : pourquoi en chercher de nouveaux ?
Vous pouviez employer des termes plus doux que ces mots d'empoisonneurs publics et de gens horribles parmi les chrétiens. Pensez-vous que l'on vous en croie sur votre parole ? Non, non, monsieur : on n'est point accoutumé à vous croire si légèrement. Il y a vingt ans que vous dites tous les jours que les cinq propositions ne sont pas dans Jansénius, cependant on ne vous croit pas encore.
Mais nous connaissons l'austérité de votre morale. Nous ne trouvons point étrange que vous damniez les poètes: vous en damnez bien d'autres qu'eux. Ce qui nous surprend, c'est de voir que vous voulez empêcher les hommes de les honorer. Hé! monsieur, contentez-vous de donner les rangs dans l'autre monde : ne réglez point les récompenses de celui-ci. Vous l'avez quitté il y a longtemps. Laissez-le juger des choses qui lui appartiennent. Plaignez-le, si vous voulez, d'aimer des bagatelles, et d’estimer ceux qui les font ; mais ne leur enviez point de misérables honneurs, auxquels vous avez renoncé. Et puis vous avez oublié que mademoiselle de Scudéry avait fait une peinture avantageuse du Port-Royal dans sa Clélie. Cependant j'avais ouï dire que vous aviez souffert patiemment qu'on vous eût loués dans ce livre horrible. L'on fit venir au désert le volume qui parlait de vous. Il y courut de main en main, et tous les solitaires voulurent voir l'endroit où ils étaient traités d'illustres.
C'est qu'on vous a vus de tout temps louer et blâmer le même homme selon que vous étiez contents ou mal satisfaits de lui.
Qu'une femme fût dans le désordre, qu'un homme fût dans la débauche, s'ils se disaient de vos amis, vous espériez toujours de leur salut ; s'ils vous étaient peu favorables, quelque vertueux qu'ils fussent, vous appréhendiez toujours le jugement de Dieu pour eux. La science était traitée comme la vertu : ce n'était pas assez, pour être savant, d'avoir étudié toute sa vie, d'avoir lu tous les auteurs; il fallait avoir lu Jansénius et n'y avoir point lu les propositions.
Mais nous ne pouvons toujours lire vos livres. Et puis, à vous dire la vérité, vos livres ne se font plus lire comme ils faisaient. Il y a longtemps que vous ne dites plus rien de nouveau. Que l'on regarde ce que vous avez fait depuis dix ans, vos Disquisitions, vos Dissertations, vos Réflexions, vos Considérations, vos Observations ; on n'y trouvera aucune chose, sinon que les propositions ne sont pas dans Jansénius. Hé! messieurs, demeurez-en la. Ne le dites plus. Aussi bien, à vous parler franchement, nous sommes résolus d'en croire plutôt le pape et le clergé de France que vous."

Mauriac, commentant cette lettre, estime que "la raillerie sent déjà Voltaire".

Cette lettre atteint Port-Royal en 1666, au moment où Arnauld et Nicole se cachent, où Saci va être arrêté, où les religieuses excommuniées sont surveillées nuit et jour par la police. Aussi bien des honnêtes gens ont-ils trouvé le procédé peu délicat de la part de l'ancien élève des Petites Ecoles. C'est pourquoi Racine ne publia pas une seconde lettre qu'il avait préparée, par peur de se discréditer totalement. Ceux qui furent le plus déçus, ce furent les Jésuites qui avaient trouvé en Racine un allié tout à fait inattendu.

Racine alors continue sa carrière d'homme de théâtre : après Andromaque, Britannicus, Bérénice viennent Bajazet, Mithridate, Iphigénie. Après la Du Parc vient La Champmeslé. Racine s'éloigne de plus en plus de Port-Royal, mais en fait son œuvre est toute marquée par le Jansénisme et par l'enseignement des Solitaires: pour lui l'homme n'est qu'un jouet, victime des passions qui l'égarent et du destin qui les domine ; l'homme est prédestiné et victime de ses passions.

Alors, en 1677, Racine écrit Phèdre ; il y montre une femme victime de sa passion, qui semble n'avoir été créée que pour la souillure et le châtiment. Par cette pièce, Racine est très proche de Port-Royal.

Aussi bientôt, accablé par les difficultés et par ses ennemis, trahi par la Champmeslé, Racine reviendra vers Dieu. Alors il se tournera vers Port-Royal. Dans la préface de Phèdre, il ne cache pas ses intentions : "Je n'ose assurer que cette pièce soit la meilleure de mes tragédies. Ce que je puis assurer, c’est que je n'en ai point fait où la vertu soit plus mise en jour que dans celle-ci. Les moindres fautes y sont sévèrement punies. La seule pensée du crime y est regardée avec autant d'horreur que le crime même. Les faiblesses de l'amour y passent pour de vraies faiblesses…"

Et, plus loin, il parle de son désir de "réconcilier la tragédie avec quantité de personnes, célèbres par leur piété et leur doctrine, qui l'ont condamnée dans ces derniers temps, et qui en jugeraient sans doute plus favorablement si les auteurs songeaient autant à instruire leurs spectateurs qu'à les divertir."

Nicole alors pardonna, mais le Grand Arnauld fut plus réticent et Boileau, qui est lui aussi devenu fervent chrétien, doit servir d'intermédiaire et d'avocat. Racine a alors trente-huit ans et il est à nouveau adopté par ses anciens maîtres. A Port-Royal, il retrouve sa tante Agnès. "Je ne me soucierais pas d'être disgracié et de faire la culbute pouvu que Port-Royal fût remis sur pied et fleurît de nouveau", écrit-il. Et une écrit un Abrégé de l'histoire de Port-Royal qui fit l'admiration de Boileau.

Ces nouvelles attaches avec Port-Royal n'empêcheront pas Racine d'avoir toute la faveur du roi et surtout celle de Mme de Maintenon. C'est elle qui lui demande une pièce pour les demoiselles de Saint-Cyr et Racine écrit Esther. Esther est une tragédie qui est pleine d'allusions à l'histoire contemporaine : Mme de Maintenon se reconnaît dans le personnage d'Esther, Louis XIV dans Assuérus, Mme de Montespan est Vasthi, tout le monde reconnaît Louvois dans le personnage d’Aman. Mais surtout les allusions à Port-Royal sont évidentes : allusion à la doctrine de la grâce, allusion à ses démêlés avec le pouvoir. Manifestement Racine voudrait que Mme de Maintenon intervienne auprès du roi pour sauver Port-Royal : certains vers de la pièce le disent très clairement.

Dans Athalie, c'est sa propre enfance dans le vallon de Port-Royal que Racine fera revivre grâce au personnage de Joas. Et Mathan, le prêtre apostat, ressemble fort au Jésuite des Provinciales. Abner, c’est le haut magistrat qui, dans son cœur, aime les justes persécutés, mais qui n’ose pas prendre ouvertement leur défense. Contre les impies se lève Joad, c'est-à-dire Antoine Arnauld. Mais, en même temps, Racine a compris que le roi ne ferait rien pour Port-Royal : alors, lorsqu'il annonce la ruine du sanctuaire d'Israël, c'est celle du monastère de Port-Royal qu'il annonce.

Athalie sera peu goûtée, ni par le roi, ni par Mme de Maintenon, ni même par les Jansénistes. Le roi commence à s'impatienter de la fidélité de Racine envers Port-Royal, des interventions qu'il fait à la cour en faveur du monastère des Champs, dont sa tante est alors abbesse.

Mais la disgrâce de Racine interviendra surtout à partir du moment où il voudra attirer l'attention de Mme de Maintenon sur la misère du peuple. Deux des filles de Racine, Nanon la cadette et Catherine l'aînée, auraient voulu être religieuses à Port-Royal ; mais le roi interdit au monastère de recruter des novices.

Dans une lettre de 1698 à Mme de Maintenon, Racine se plaint de sa disgrâce, affirme qu'il n'a aucun rapport avec la pensée janséniste, mais seulement une dette de reconnaissance envers sa tante de Port-Royal :

J'apprends […] qu'on m'a fait passer pour janséniste dans l'esprit du Roi. Je vous avoue que lorsque je faisais tant chanter dans Esther "Rois, chassez la calomnie" je ne m'attendais guère que je serais moi-même un jour attaqué par la calomnie. Je sais que, dans l'idée d'un Roi, un janséniste est tout ensemble un homme de cabale et un homme rebelle à l'Eglise. […] J'ai fait par votre ordre près de trois mille vers sur des sujets de piété. […] Vous est-il jamais revenu qu'on y ait trouvé un seul endroit qui approchât de l'erreur et de tout ce qui s'appelle jansénisme ? […] Mais je sais ce qui a pu donner lieu à une accusation si injuste. J'ai une tante qui est supérieure de Port-Royal, et à laquelle je crois avoir des obligations infinies. C'est elle qui m'apprit à connaître Dieu dès mon enfance, et c'est elle aussi dont Dieu s'est servi pour me tirer de l'égarement et des misères où j'ai été engagé pendant quinze années. J'appris […] qu'on parlait d'ôter à ces pauvres filles le peu qu'elles ont de bien, pour subvenir aux folles dépenses de l'abbesse de Port-Royal. Pouvais-je, sans être le dernier des hommes, lui refuser mes petits secours dans cette nécessité? […] Heureusement j'ai vu confirmer le témoignage que je leur avais rendu, par celui du grand vicaire de Monsieur l'Archevêque, par celui de deux religieux bénédictins qui furent envoyés pour visiter cette maison, et dont l'un était supérieur de Port-Royal de Paris, et enfin par celui des confesseurs extraordinaires qu'on leur a donnés, tous gens aussi éloignés du jansénisme que le ciel l'est de la terre. Ils en sont tous revenus en disant, les uns qu'ils avaient vu des religieuses qui vivaient comme des anges, les autres qu'ils venaient de voir le sanctuaire de la religion. […] Voilà tout mon jansénisme. J'ai parlé comme ces docteurs de Sorbonne, comme ces religieux, et enfin comme mon archevêque.

Racine mourut l'année suivante, à 59 ans, le 26 avril 1699. Par testament il denanda à être enterré au cimetière des Champs au pied de la tombe de M. Hamon. "Je désire qu'après ma mort mon corps soit porté à Port-Royal-des-Champs, et qu'il y soit inhumé dans le cimetière, aux pieds de la fosse de M. Hamon. Je supplie très humblement la Mère abbesse et les religieuses de vouloir bien m'accorder cet honneur, quoique je m'en reconnaisse très indigne, et par les scandales de ma vie passée, et par le peu d'usage que j'ai fait de l'excellente éducation que j'ai reçue autrefois dans cette maison, et des grands exemples de piété et de pénitence que j'y ai vus et dont je n'ai été qu'un stérile admirateur. Mais plus j'ai offensé Dieu, plus j'ai besoin des prières d'une si sainte communauté pour attirer sa miséricorde sur moi."

Le roi n'osa pas refuser cette faveur à celui qui fut son historiographe, mais le transfert du corps eut lieu furtivement, durant la nuit. Ses restes seront exhumés de nuit le 2 décemhre 1711 et réinhumés à Saint-Etienne-du-Mont. De même, pour que la profanation leur soit évitée, les corps des Arnauld furent exhumés en transportés, par les soins d'Arnaud de Pomponne, dans la crypte de l'église Saint-Martin de Palaiseau, qui fut pour cela, jusqu'à la Révolution, un lieu de pélerinage janséniste.

 

RACINE : LE PAYSAGE, OU PROMENADE DE PORT-ROYAL DES CHAMPS
série d'odes composées en 1655 par le bon élève des "Petites Ecoles" de Port-Royal.

Saintes demeures du silence,
Lieux pleins de charmes et d'attraits,
Port où, dans le sein de la paix,
Règne la grâce et l'innocence ;
Beaux déserts qu'à l’envi des cieux,
De ses trésors plus précieux
A comblé la nature,
Quelle assez brillante couleur
Peut tracer la peinture
De votre adorable splendeur ?
[…]
La nature est inimitable ;
Et quand elle est en liberté,
Elle brille d'une clarté
Aussi douce que véritable.
C'est elle qui, sur ces vallons,
Ces bois, ces prés et ces sillons,
Signe sa puissance ;
C’est elle par qui leurs beautés,
Sans blesser l’innocence
Rendent nos yeux comme enchantés.
[…]

Je vois ce sacré sanctuaire,
Ce grand temple, ce saint séjour
Où Jésus encor chaque jour
S’immole pour nous à son Père.
Muse, c’est à ce doux Sauveur
Que je dois consacrer mon cœur,
Mes travaux et mes veilles :
C'est lui de qui le puissant bras
Fit toutes ces merveilles
Qui nous fournissent tant d'appas.
[…]

Je vois ce cloître vénérable,
Ces beaux lieux du ciel bien aimés,
Qui de cent temples animés,
Cachent la richesse adorable.
C'est dans ce chaste paradis
Que règne en un trône de lis
La virginité sainte :
C'est là que mille anges mortels,
D'une éternelle plainte,
Gémissent aux pieds des autels.

Sacrés palais de l'innocence,
Astres vivants, chœurs glorieux,
Qui faites voir de nouveaux cieux
Dans ces demeures du silence,
Non, ma plume n'entreprend pas
De tracer ici vos combats,
Vos jeûnes et vos veilles :
Il faut, pour en bien révérer
Les augustes merveilles,
Et les taire et les adorer.
[…]

Que ces vieux royaumes des ombres,
Ces grands bois, ces noires forêts,
Cachent de charmes et d'attraits
Dessous leurs feuillages si sombres !
C'est dans ce tranquille séjour
Que l'on voit régner nuit et jour
La paix et le silence ;
C’est là qu'on dit que nos aïeux,
Au siècle d'innocence,
Goûtaient les délices des cieux.
[…]

Que c'est une chose charmante,
De voir cet étang gracieux
Où, comme en un lit précieux,
L'onde est toujours calme et dormante !
Mes yeux, contemplons de plus près
Les inimitables portraits
De ce miroir humide ;
Voyons bien les charmes puissants
Dont sa glace liquide
Enchante et trompe tous les sens.
[…]

Mon Dieu ! que ces plaines charmantes,
Ces grands prés si beaux et si verts
Nous présentent d’appas divers
Parmi leurs richesses brillantes !
Ce doux air, ces vives odeurs,
Le pompeux éclat de ces fleurs
Dont l’herbe se colore.
Semble-t-il pas dire à nos yeux
Que le palais de Flore
Se fait voir vraiment en ces lieux ?
[…]

C'est dans ces campagnes fleuries
Qu'on voit mille troupeaux errants
Aller, en cent lieux différents,
Ronger les trésors des prairies.
Les uns, charmés par leur aspect,
En retirent avec respect
Leurs dents comme incertaines ;
Les autres, d'un cours diligent ,
Vont boire en ces fontaines.
Qui semblent des coupes d'argent.
[…]

Mes yeux, pourrai-je bien vous croire ?
Suis-je éveillé ? Vois-je un jardin ?
N'est-ce point quelque songe vain
Qui me place en ce lieu de gloire ?
Je vois comme de nouveaux cieux
Ou mille astres délicieux
Répandent leur lumière,
Et semble qu'en ce beau séjour
La terre est héritière
De tous ceux qu'a chassés le jour.

Déjà sur cette riche entrée
Je vois les pavies rougissants
Etaler les rayons luisants
De leur belle neige empourprée.
Dieu ! quels prodiges inouïs !
Je vois naître dessus les lis
L'incarnat de la rose,
Je vois la flamme et sa rougeur
Dessus la neige éclose
Embellir même la blancheur.

Je vois cette pomme éclatante,
Ou plutôt ce petit soleil,
Ce doux abricot sans pareil,
Dont la couleur est si charmante.
Fabuleuses antiquités,
Ne nous vantez plus les beautés
De vos pommes dorées:
J’en vois qui, d'un or gracieux,
Egalement parées,
Ravissent le goût et les yeux. […]

Je sais quelle auguste matière
Pouvait sur mes sombres crayons
Jeter encore les rayons
De son éclatante lumière ;
Mais déjà l’unique flambeau,
Allant se plonger dedans l'eau,
A fait place aux ténèbres ;
Et les étoiles, à leur tour,
Comme torches funèbres
Font les funérailles du jour.

J'entends l'innocente musique
Des flûtes et des chalumeaux
Saluer l'ombre en ces hameaux
D'une sérénade rustique.
L'ombre qui, par ses doux pavots,
Venant enfin faire aux travaux
Une paisible guerre,
Fait que ces astres précieux,
Pâlissant sur la terre,
Semblent retourner dans les cieux.


— UNE ANECDOTE —

Un jour deux capucins arrivèrent à Port-Royal, et y demandèrent l'hospitalité, On les reçut d’abord assez froidement, comme tous les religieux y étaient reçus. Mais enfin il était tard, et l’on ne put pas se dispenser de les recevoir. On les mit tous deux dans une chambre, et on leur porta à souper. Comme ils étaient à table, le diable, qui ne voulait pas que ces bons pères soupassent à leur aise, mit dans la tête de quelqu'un de vos Messieurs que l'un de ces capucins était un certain père Maillard, qui s’était depuis peu signalé à Rome en sollicitant la bulle du pape contre Jansénius. Ce bruit vint aux oreilles de la mère Angélique. Elle accourt au parloir avec précipitation, et demande qu’est-ce qu’on a servi aux capucins, quel pain et quel vin on leur a donnés? La tourière lui répond qu’on leur a donné du pain blanc et du vin des Messieurs. Cette supérieure zélée commande qu'on le leur ôte, et que l'on mette devant eux du pain des valets et du cidre. L'ordre s'exécute. Ces bons pères, qui avaient bu chacun un coup, sont bien étonnés de ce changement. Ils prennent pourtant la chose en patience et se couchent, non sans admirer le soin qu'on prenait de leur faire faire pénitence. Le lendemain ils demandèrent à dire la messe, ce qu'on ne put pas leur refuser. Comme ils la disaient, M. de Bagnols entra dans l'église, et fut bien surpris de trouver le visage d'un capucin de ses parents, dans celui que l'on prenait pour le père Maillard. M. de Bagnols avertit la mère Angélique de son erreur, et l'assura que ce père était un fort bon religieux, et même dans le cœur assez ami de la vérité. Que fit la mère Angélique ? Elle donna des ordres tout contraires à ceux du jour de devant. Les capucins furent conduits avec honneur de l’église dans le réfectoire, où ils trouvèrent un bon déjeuner qui les attendait, et qu'ils mangèrent de fort bon cœur, bénissant Dieu qui ne leur avait pas fait manger leur pain blanc le premier.


PORT-ROYAL AUJOURD'HUI

 

wiki-Marie de Bueil/Rémi Mathis

La grange de la ferme


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Le puits


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La maison des Solitaires aux Granges


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Le verger devant les Petites-Écoles
Reconstitution du verger planté par Robert Arnauld d'Andilly, frère de la mère Angélique Arnauld


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Le musée du XIXe siècle


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Les Cent-Marches


 

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Le colombier du XIIIe siècle


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Les restes de l'église


wiki-Adrian Dimulescu

L'oratoire du XIXe siècle


MAGNY-LES-HAMEAUX

L'église de Magny-les-Hameaux a un chœur du XIIe siècle et deux nefs, celle de droite étant de la fin du XVe siècle. On y remarque des stalles du XIVe siècle provenant des Vaux-de-Cernay; elles sont décorées de figures humoristiques. Le grand autel de gauche, en marbre, porte un curieux décor du XVIIe siècle, entre deux grandes statues en bois de saint Germain et de saint Jean-Baptiste.

L'église renferme quelques objets venant de Port-Royal:
– un petit bénitier à l'entrée,
– des fonts baptismaux (surmontés du petit monument funéraire de Claude Rensure, mort en 1556),
– un autel en bois de la nef de droite, avec une Vierge en bois.

Au XVIIe siècle, des pierres tombales provenant de Port-Royal ont été utilisées pour paver l'église; en 1840, elles ont été relevées le long des murs. On y remarque celle d'Arnauld d'Andilly († 1674), d'Arnauld de Luzancy, de Jean Besson, de la Mère Marie des Anges Suyreau († 1658), de la Mère Agnès Racine. La pierre de son neveu Jean Racine a été transportée à Saint-Etienne-du-Mont.

Dans le cimetière autour de l'église sont les tombes de religieuses de l'ordre de Sainte-Marthe, fondé en 1713, qui continua l'esprit de Port-Royal.

Contre le mur du cimetière, on voit, à gauche, un monument à la mémoire d'Albert Samain, mort à Magny-les-Hameaux en 1900 ; ce monument s'inspire de son recueil poétique Aux flancs du vase. Samain appartenait — avec Claudel, Francis Jammes, Eugène Carrière, Debussy — au petit cénacle artistique et littéraire qu'avait attiré à Magny le peintre Raymond Bonheur (neveu de Rosa Bonheur).


SAINT-LAMBERT-DES-BOIS

C'est dans le cimetière de Saint-Lambert-des-Bois qu'ont été apportés, dans des tombereaux, les ossements exhumés de Port-Royal en 1712. Là, dit la chronique, ils furent jetés en vrac dans la fosse commune, où les chiens venaient bruyamment se repaître des restes des plus récents exhumés. Ainsi l'avaient voulu Dieu et le roi.

Un monument de granit s'élève sur cette fosse où sont les restes des jansénistes ("Ici furent enfouis, après avoir été transportés dans des tombereaux, les restes des religieuses et des solitaires qui reposaient à Port-Royal-des-Champs - janvier 1712").

Note : Le presbytère de Saint-Lambert a été occupé par Le Nain de Tillemont, un érudit janséniste du XVIIe siècle, qui est considéré comme le fondateur de l'histoire des religions.


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