MICHEL EYQUEM EN SON CHÂTEAU DE MONTAIGNE
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• LA "LIBRAIRIE" EN HAUT DE LA TOUR
• UNE RETRAITE PAISIBLE TROUBLÉE PAR DE MULTIPLES ÉVÉNEMENTS
• COMPLÉMENTS
- l'église de Saint-Michel-de-Montaigne
- le tombeau de Montaigne à Bordeaux
- la destinée des écrits de Montaigne
A Bordeaux, au milieu du XVe siècle, Ramon Eyquem, est devenu un riche marchand du quartier de la Rousselle (vins, pastel, poissons salés). En 1477 il achète le modeste manoir de Montaigne, arrière-fief de la mense épiscopale de Bordeaux. Il meurt peu après, laissant deux filles et deux fils, dont l'un, Grimon Eyquem, va accroître considérablement la fortune de la maison.
Le fils aîné de Grimon, Pierre Eyquem, est né à Montaigne et devient donc seigneur de Montaigne en 1519. Il participe pendant plusieurs années aux guerres d’Italie et à son retour, en 1528, il épouse une riche héritière, Antoinette de Louppes. Leur fils Michel naquit cinq ans plus tard, le 28 février 1533. Le couple Eyquem aura ensuite quatre autres fils et trois filles. En 1554, Pierre Eyquem est élu maire de Bordeaux. Avec la permission de l’évêque, il embellit Montaigne et construit des tours. C’est là que la famille va s’enraciner en terre périgourdine.
Michel Eyquem, élevé en nourrice dans le petit village voisin de Papassus, reçoit à son retour au château familial une éducation peu ordinaire: réveillé chaque matin au son de l'épinette "afin de ne pas lui abîmer sa tendre cervelle", il apprend très tôt le latin qu'il parle couramment dès l'âge de sept ans, conversant avec les domestiques employés au château. Scolarisé au collège de Guyenne à Bordeaux, il y brille rapidement par son aisance à pratiquer la discussion et la joute rhétorique, et par son goût pour le théâtre.
En 1557, Michel Eyquem, qui a fait ses études à Bordeaux et à Toulouse, entre au Parlement de Bordeaux; à ce titre, en 1561, à la suite de graves troubles religieux en Guyenne, il part en mission à Paris, où il reste plus d’un an.
Au Parlement, il est devenu l’ami d’un collègue un peu plus âgé que lui, Etienne La Boëtie, ancien étudiant de l'Université d'Orléans et auteur d'un Discours de la servitude volontaire circulant sous forme manuscrite. La Boétie – qui avait épousé une veuve, Marguerite de Carle, qui avait eu deux enfants du frère de Montaigne, Thomas – mourra en 1563.
En 1565, Michel Eyquem a dépassé la trentaine et il se marie avec la fille d’un collègue, Françoise de la Chassagne, qui lui apporte une belle dot. Ils auront six filles (en 1570, 1571, 1573, 1574, 1577, 1583) ; toutes moururent au bout de quelques semaines, sauf Léonor, née en 1571, qui se mariera en 1590.
En 1568, à la mort de son père Pierre (inhumé dans l’église de Saint-Michel), Michel Eyquem, comme aîné, devient propriétaire et seigneur de Montaigne. Pierre Eyquem avait sagement prévu, dans le château, une cohabitation séparée entre Antoinette de Louppes, sa veuve, et Françoise de La Chassaigne, l'épouse de son fils. De plus, il n'avait guère confiance dans les aptitudes de son héritier à gérer cette maison : "Celui qui me laissa ma maison en charge pronostiquait que je la deusse ruiner, regardant à mon humeur si peu casanière. Il se trompa: me voici comme j'y entrai, sinon un peu mieux."
En septembre 1570, Montaigne écrivit une lettre à son épouse marquée par la perte de leur première fille décédée à l’âge de deux ans:
"Ma femme, vous entendez bien que ce n’est pas le tour d’un galand homme, aux reigles de ce temps icy, de vous courtiser & caresser encore. Car ils disent qu’un habil homme peut bien prendre femme : mais que de l’épouser c’est à faire à un sot. Laissons les dire : je me teins de ma part à la simple façon du vieil aage, aussi en porte-je tantost le poil. Et de vray la nouvelleté couste si cher jusqu’à ceste heure à ce pauvre estat (& si je ne scay si nous en sommes à la derniere enchere) qu’en tout & partout j’en quitte le party. Vivons ma femme, vous & moy, à la vielle Françoise. Or il vous peult souvenir comme feu Monsieur de la Boetie ce mien cher frere, & compaignon inviolable, me donna mourant ses papiers & ses livres, qui m’ont esté depuis le plus favory meuble des miens. Je ne veulx pas chichement en user moy seul, ny ne merite qu’ils ne servent qu’à moy. A ceste cause il m’a pris envie d’en faire part à mes amis. Et par ce que je n’en ay, ce croy-je nul plus privé que vous, je vous envoye la Lettre consolatoire de Plutarque à sa femme, traduite par luy en François : bien marry dequoy la fortune vous a rendu ce present si propre, & que n’ayant enfant qu’une fille longuement attendue, au boute de quatre ans de nostre mariage, il a falu que vous l’ayez perdue dans le deuxiesme an de sa vie…"
En 1571, Montaigne est fait chevalier de l’ordre de Saint-Michel, et gentilhomme ordinaire de la chambre du roi. C’est alors, pourtant, qu'il veut changer de vie. Ayant résigné sa charge de conseiller au Parlement de Bordeaux, il décide de faire retraite en son château pour se consacrer aux lettres et à la rédaction de ce qui deviendra les Essais, dont il publiera la première édition à Bordeaux en 1580.
Une tour d'angle de son château de Montaigne va se prêter à son nouveau dessein de se consacrer à la lecture et à l'écriture. Une inscription latine, encore visible dans cette tour, affirme cette volonté de rupture avec sa vie antérieure:
AN. CHR[ISTI 1571] AET. 38. PRIDIE CAL. MART. DIE SUO NATALI
MICH. MONTANVS SERVITII AVLICI ET MUNERVM PVBLICORVM
IAMDVDVM PERTAESVS . DVM SE INTEGER IN DOCTARVM VIRGINVM
RECESSIT SINVS VBI QVIETVS ET OMNIVM SECURUS
TANTILLVM ID TANDEM SVPERABIT DECVRSI MVLTA IAM PLVS PARTE
SPATII SI MODO FATA DVINT EXIGAT ISTAS SEDES ET DVLCES LATEBRAS
AVITASQVE LIBERTATI SVAE TRANQVILLITATIQ. ET OTIO CONSECRAVIT
L’an du Christ 1571, à l’âge de 38 ans, la veille des calendes de mars, jour anniversaire de sa naissance, Michel de Montaigne, depuis longtemps déjà dégoûté de la servitude de la cour du Parlement et des charges publiques, se sentant encore en pleine forme, se retira sur le sein des doctes Vierges, où, dans le calme et loin de tous soucis, il espère passer le peu de temps qui lui reste d’une vie déjà en grande partie écoulée et que le destin lui permette de parfaire cette demeure. Cette cette douce retraite de ses aïeux il l’a consacrée à sa liberté, à sa tranquillité et à son repos.
Une autre inscription latine, autour de sa "librairie", faisait hommage à son collègue et ami La Boétie : peu lisible, on a pu la traduire ainsi :
« Privé de l’ami le plus doux, le plus cher et le plus intime, et tel que notre siècle n’en a vu de meilleur, de plus docte, de plus agréable et de plus parfait, Michel de Montaigne, voulant consacrer le souvenir de ce mutuel amour par un témoignage unique de sa reconnaissance et ne pouvant le faire de manière qui l’exprimât mieux, a voué à cette mémoire ce studieux appareil dont il fait ses délices. »
Le château que lui avait légué son père en 1568 comprenait un corps de logis et une cour carrée entourée d'un mur avec, aux angles, deux petites tours.
Le château dans son état du XVIIe siècle est connu par un dessin et des gravures reproduites dans le Montaigne de P. Villey (1937). Un inventaire complet de l'iconographie sur le château de Montaigne a été établi par Ch. Marionneau à la fin de sa plaquette Une visite aux ruines du château de Montaigne, Bordeaux-Moquet, 1885.
Le château tel qu'il était à la fin du XVIIIe siècle
Le corps de logis au milieu du XIXe siècle
(dessin de Léo Drouyn dans l'Illustration du 9 juin 1855)
Montaigne avait parfaitement conscience, en cette période de troubles, que cette demeure, faiblement fortifiée, n'avait rien d'une demeure protégée contre les intrusions; le mieux était de laisser sa porte ouverte et de faire confiance au Ciel :
"Je leur rends la conquête de ma maison lâche et traîtresse. Elle n’est close à personne qui y heurte. Il n’y a pour toute provision qu’un portier, d’ancien usage et cérémonie, qui ne sert pas tant à défendre ma porte qu’à l’offrir plus décemment et gracieusement. Je n’ai ni garde ni sentinelle que celle que les astres font pour moi. […] Entre tant de maisons armées, moi seul, que je sache, en France, de ma condition, ait fié purement au Ciel la protection de la mienne. Et n’en ai jamais ôté ni cuillière d’argent, ni titre. […] Ma maison était forte selon le temps qu'elle fut faite. Je n'y ai rien ajouté de ce côté-là et craindrai que sa force se tournât contre moi-même; joint qu'un temps paisible requerra qu'on les défortifie…" [Essais, II, 15, p. 696]
"Comme maison de tout temps libre, de grand abord et officieuse à chacun (car je ne me suis jamais laissé induire d'en faire un outil de guerre, à laquelle je me mêle plus volontiers où elle est la plus éloignée de mon voisinage), ma maison a mérité assez d'affection populaire, et serait bien malaisé de me gourmander sur mon fumier; et estime à un merveilleux chef d'oeuvre, et exemplaire, qu'elle soit encore vierge de sang et de sac sous un si long orage, tant de changements et agitations voisines." (III, 9, p. 1081)
C'est là qu'il vivait avec sa mère Antoinette et sa femme Françoise. Mais, soucieux de son indépendance, il passait la plus grande partie de son temps isolé dans la tour sud. L'autre tour, la tour dite de Trachères, était plutôt occupée par sa femme (d'où son nom actuel de "tour de Madame"); Montaigne disait, en parlant de sa femme : "Nous n'avons pas fait marché, en nous mariant, de nous tenir accoués l'un à l'autre").
Le corps de logis, au nord, a été transformé dans le goût du temps par un ministre des Finances de Napoléon III avec force meutrières, créneaux, lucarnes et poivrières. Mais, quelques années plus tard, le 12 janvier 1885, par suite de l’imprudence d’une femme de chambre, les bâtiments ont été ravagés par un incendie. Il a été ensuite reconstruit, dans le même style.
wiki-Henry Salomé-2009
En revanche les deux tours ont été conservées. La tour "de Madame" a perdu sa partie supérieure, mais la tour "de Montaigne" a été préservée.
La tour dite "de Madame" |
La tour de Montaigne, épargnée par l'incendie de 1885 (wiki-H.Salomé) |
• Le rez-de-chaussée est occupé par un oratoire éclairé par un soupirail.
• Au-dessus une chambre modeste, avec un couloir malcommode donnant sur la voûte de l’oratoire, afin qu’on puisse entendre la messe sans avoir à descendre (Montaigne en usera quand la maladie de la pierre le tenait couché). Les murs étaient ornés de peintures dont les thèmes rendaient hommage à son père
• Au dernier étage, Montaigne avait installé sa "librairie" sans cheminée, avec un un cabinet contigu, qui, lui, pouvait être chauffé.
L'oratoire, état ancien
wiki-Codex-2012
L'oratoire tel qu'il est présenté aux visiteurs
Le bureau de Montaigne (wiki-Codex-2012) |
La chambre de Montaigne (wiki-Mcleclat-2010) |
Etat ancien de la "librairie"
Le cabinet attenant à la librairie, avec sa cheminée,
l'inscription de 1571 et des restes de peintures
LA "LIBRAIRIE" EN HAUT DE LA TOUR
Montaigne nous a laissé un texte qui décrit cette tour et qui évoque la vie qu'il y menait.
Chez moi, je me détourne un peu plus souvent à ma librairie, d’où tout d’une main je commande à mon ménage. Je suis sur l’entrée et vois sous moi mon jardin, ma basse-cour, ma cour, et dans la plupart des membres de ma maison.
Là, je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièces décousues ; tantôt j’enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voici.
Elle est au troisième étage d’une tour. Le premier, c’est ma chapelle, le second une chambre et sa suite, où je me couche souvent, pour être seul. Au-dessus, elle a une grande garde-robe. C’était au temps passé le lieu plus inutile de ma maison. Je passe là et la plupart des jours de ma vie, et la plupart des heures du jour. Je n’y suis jamais la nuit.
A sa suite est un cabinet assez poli capable à recevoir du feu pour l’hiver, très plaisamment percé. Et, si je ne craignais non plus le soin que la dépense, le soin qui me chasse de toute besogne, je pourrais facilement coudre à chaque côté une galerie de cent pas de long et douze de large, à plain-pied, ayant trouvé tous les murs montés pour un autre usage, à la hauteur qu’il me faut. Tout lieu retiré requiert un promenoir. Mes pensées dorment si je les assis. Mon esprit ne va, si les jambes ne l’agitent. Ceux qui étudient sans livre en sont tous là.
La figure en est ronde et n’a de plat que ce qu’il faut à ma table et à mon siège, et vient m’offrant en se courbant, d’une vue, tous mes livres, rangés à cinq degrés tout à l’environ. Elle a trois vues de riche et libre prospect, et seize pas de vide en diamètre. En hiver, j’y suis moins continuellement : car ma maison est juchée sur un tertre, comme dit son nom, et n’a point de pièce plus éventée que cette-ci, qui me plaît d’être un peu pénible et à l’écart, tant pour le fruit de l’exercice que pour reculer de moi la presse.
C’est là mon siège. J’essaie à m’en rendre la domination pure, et à soustraire ce seul coin à la communauté et conjugale, et filiale, et civile. Partout ailleurs je n’ai qu’une autorité verbale, en essence confuse. Misérable à mon gré, qui n’a chez soi où être à soi, où se faire particulièrement la cour, où se cacher !
Montaigne cherchait dans sa tour avant tout le calme propice aux études :
• « Je loge chez moi en une tour où, à la diane et à la retraite, une fort grosse cloche sonne tous les jours l’Ave Maria. Ce tintamarre effraye ma tour même et, aux premiers jours me semblant insupportable, en peu de temps m’apprivoise, de manière que je l’ouï sans offense et souvent sans m’en éveiller. » (I, 23, p. 137)
• « J’ai l’esprit tendre et facile à prendre l’essor ; quand il est empêché à part soi, le moindre bourdonnement de mouche l’assassine. » (III,13, p. 1216)
wiki-Mcleclat-2012
Les livres et les rayonnages ont tous disparu. On voit encore où se trouvait la table où travaillait Montaigne, avec, derrière lui, peint sur le mur, son blason et son collier de Saint-Michel.
Sont restées les poutres du plafond, que Montaigne avait fait couvrir de phrases latines ou grecques en accord avec sa propre pensée, n'hésitant pas à faire recouvrir certaines d'une "sentence" nouvelle.
wiki-Codex-2012
Les "sentences" ont été nettoyées et soigneusement répertoriées.
16 sentences n'ont pu être déchiffrées, 13 parce qu'elles ont été recouvertes de sentences nouvelles. Sur les 59 sentences lisibles :
– sont cités plus de 2 fois : l'Ecclésiaste (13 fois), Sextus Empiricus (5 fois), Paul de Tarse (5 fois), Euripide (4 fois), Lucrèce (4 fois), Horace (3 fois), Sophocle (3 fois)
– sont cités 2 fois : Ménandre et Socrate
– sont cités 1 fois : Cornélius Népos, Epictete, Hérodote, Homère, Isaïe, Martial, Michel de l'Hospital, Perse, Platon, Pline, les Proverbes, les Psaumes, Sotades (poète grec du -IIIe s.), Térence, Théognis et Xénophane.
Montaigne a trouvé une quinzaine de ces sentences dans le Florilegium du compilateur byzantin Jean Stobée.
Première page du Florilegium, édition princeps de Trincavelli, Venise, 1536
1- Vivre de peu, mais à l'abri du mal ! (Théognis, dans Stobée)
2- Le sommet de la science humaine, c'est prendre les choses comme elles sont. Laisser le reste. (Ecclésiaste).
3- Parfaite autonomie: le plaisir véritable. (Sotadès, dans Stobée)
4- Soif de savoir: donnée par Dieu à l'homme pour le mettre sur le gril. (Ecclésiaste, 1.)
5- Heureux qui gère son bien avec intelligence. (Ménandre, dans Stobée)
6- Les outres vides s'enflent de vent, les hommes de prétention. (Socrate, dans Stobée)
7- Jamais je ne dirai que le mariage apporte plus de joies que de larmes. (Euripide, dans Stobée)
8- Tout sous le soleil a même lot, même loi. (Ecclésiaste, 9).
9- Pas plus d'une façon que de l'autre ou sans l'une et l'autre. (Aulu-Gelle, sans doute via Henri Estienne, note sur Sextus Empiricus)
10- Rude, le fardeau imposé par la divinité, mais plus léger pour qui l'accepte. (Horace)
11- D'aucune, grande ou petite, des innombrables créatures de Dieu, la notion n'est en nous. (Ecclésiaste, 3).
12- Nous tous, les vivants: rien que fantômes, ombre(s) sans poids. (Sophocle, dans Stobée)
13- Pauvres esprits humains, cœurs aveugles, quelles ténèbres, que de dangers en cette vie, quelle qu'en soit la durée ! (Lucrèce)
14- Ne penser à rien: là est la vie la plus douce, car ne pas penser est un mal vraiment indolore. (Sophocle, dans Erasme)
15- Peut-on se prendre pour un homme supérieur, quand le premier accident venu vous efface tout entier ? (Euripide, dans Stobée)
16- Ciel, terre, mer et toutes choses: un néant face au tout du tout de l'univers. (Lucrèce)
17- As-tu vu un homme qui se prend pour un sage ? Il y aura plus à attendre d'un fou. (Proverbes, 26).
18- On a beau vivre, aucun plaisir ne naît qu'on ne connaisse déjà. (Lucrèce)
19- Toi qui ignores comment l'âme épouse le corps, tu ne sais rien des ouvrages de Dieu. (Ecclésiaste, 11).
20- C'est possible et ce n'est pas possible. (Sextus Empiricus)
21- L'admirable, voilà le bien ! (Platon, sans doute via Sextus Empiricus)
22- Homme: argile. (saint Paul, sans doute via Érasme)
23- La mauvaise piété suit le fumant orgueil comme son père. (Socrate, dans Stobée)
24- Ne vous prenez pas vous-mêmes pour des sages! (Épître de Paul aux Romains, 12).
25- Ni craindre ni souhaiter mon dernier jour. (adapté de Martial)
26- La haute estime de soi. Dieu se la réserve jalousement. (Hérodote, dans Stobée)
27- Hôte partout où m'emporte le temps. (Horace)
28- Tu ignores, homme, si ton intérêt est plus ici que là ou si les deux partis se valent. (Ecclésiaste, 11).
29- Homme je suis: rien d'humain ne m'est étranger. (Térence)
30- Ne sois pas trop sage, tu deviendrais stupide. (Ecclésiaste, 7).
31- Si quelqu'un estime savoir quelque chose, il ne sait pas encore ce que savoir veut dire. (Epître de Paul aux Corinthiens, 1, 8).
32- Si quelqu'un pense être quelque chose alors qu'il n'est rien, il se dévoie lui-même. (Épître de Paul aux Galates, 6).
33- Ne soyez pas plus sages qu'il ne faut, ne vous enivrez pas de sagesse ! (Épître de Paul aux Romains, 12).
34- Non, la claire vérité, aucun homme ne l'a sue, et jamais homme ne la saura. (Xénophane, dans Diogène Laërce)
35- Qui sait si ce qu'on appelle mort n'est pas vie, si vivre n'est pas mourir ? (Euripide, dans Stobée)
36- Rien de plus beau que la droiture, mais rien de plus agréable que la santé (Théognis, dans Stobée)
37- Toujours le réel par sa complexité dépasse les mots de l'homme. (Ecclésiaste, 1).
38- De part et d'autre, vaste champ de paroles. (Homère, dans Diogène Laërce)
39- Le genre humain a les oreilles qui lui démangent. (Lucrèce)
40- Que de vide dans le monde ! (Perse)
41- Partout vanité. (Ecclésiaste, 1).
42- De quoi es-tu fière, terre et cendre ? (Ecclésiastique, 10).
43- Malheur à vous qui êtes sages à vos yeux ! (Isaïe, 5).
44- À chacun la destinée que son caractère lui façonne. (Cornélius Nepos, dans Érasme)
45- Jouis du présent, le reste est hors de toi. (Ecclésiaste, 3).
46- Contre chaque argument un argument égal. (Sextus Empiricus)
47- Notre esprit erre dans les ténèbres, aveugle il ne peut voir le vrai. (Michel de l'Hospital)
48- Dieu a fait l'homme comme l'ombre: soleil couché, qui en jugera ? (Ecclésiaste, 7)
49- Seule certitude: rien n'est certain, et rien n'est plus pitoyable ou prétentieux que l'homme. (Pline)
50- De tant d'ouvrages créés par Dieu, l'homme ne sait rien de plus que de l'empreinte du vent. (Ecclésiaste, 11).
51- Parmi les dieux comme parmi les hommes, diversité des goûts. (Euripide, dans Érasme)
52- Ce dont tu es le plus fier, la belle image que tu as de toi, voilà ce qui te perdra. (Ménandre, dans Stobée)
53- Causes du tourment humain: non les choses, mais les idées sur les choses. (Épictète, dans Stobée)
54- II est beau pour le mortel de penser à hauteur d'homme. (Sophocle, dans Stobée)
55- Quelle fatigue pour ton esprit à toujours penser au-dessus de soi ! (Horace)
56- Jugements du Seigneur ? Profond abîme ! (Psaumes, 35)
57- Je n'arrête rien. / Le jugement allant et venant. / Je ne saisis pas. / À égalité. / Sans pencher. / Je ne conçois pas.
58- J'attends. / J'examine. / Suivant usage et instinct. (Sextus empiricus)
wiki-Macleclat-2010
Dans la chambre de le tour, le coffre en cuir clouté dans lequel M. Prunis,
chanoine de Chancelade, visitant le château à la fin du XIXe siècle,
a trouvé le manuscrit du Journal de voyage en Italie.
UNE RETRAITE PAISIBLE TROUBLÉE PAR DE MULTIPLES ÉVÉNEMENTS
Aspirant à vivre dans le calme de sa modeste demeure, Montaigne dit bien que, contrairement à son père, , il ne se passionne pas pour la gestion de son manoir, encore moins pour son embellissement. Pourtant, en 1578, il a acheté plus de quarante hectares de forêt au nord-est de Montaigne, près de Saint-Cloud (ou Saint-Clau). Mais il espérait bien qu'un jour un gendre viendrait le soulager de ces contraintes.
Puisque ma principale profession en cette vie était de la vivre mollement et plutôt lâchement qu'affaireusement, elle m'a ôté le besoin de multiplier en richesses pour pourvoir à la multitude de ses héritiers. Pour un (*), s'il n'a assez de ce quoi j'ai eu si plantureusement assez, à son dam; son imprudence ne mérite pas que je lui en désire davantage. […]
Mon père aimait à bâtir Montaigne, où il était né. Et en toute cette police d'affaires domestiques, j'aime à me servir de son exemple et de ses règles et y attacherai mes successeurs autant que je pourrai. Si je pouvais mieux pour lui, je le ferais. Je me glorifie que sa volonté s'exerce encore et agisse par moi. Jà à Dieu ne plaise que je puisse faillir entre mes mains aucune image de vie que je puisse rendre à un si bon père.Ce que je me suis mêlé d'achever quelque vieux pan de mur et de ranger quelque pièce de bâtiment mal dolé [construit], ç'a été certes plus regardant à son intention qu'à mon contentement. Et accuse ma fainéance de n'avoir passé outre à parfaire les beaux commencements qu'il a laissés en sa maison, d'autants plus que je suis en grands termes d'en être le dernier possesseur de ma race et d'y porter la dernière main. Car quant à mon application particulière, ni ce plaisir de bâtir qu'on dit être si attrayant, ni la chasse, ni les jardins, ni ces autres plaisirs de la vie retirée ne me peuvent beaucoup amuser. […]
Ceux qui, en m'oyant dire mon insuffisance aux occupations du ménage, vont me soufflant aux oreilles que c'est dédain et que je laisse de savoir les instruments du labourage, ses saisons, son ordre, comment on fait mes vins, comme on ente, et de savoir le nopm et la forme des herbes et des fruits et l'apprêt des viandes de quoi je vis, le nom et le prix des étoffes de quoi je m'habille, pour avoir à coeur quelque plus haute science, ils me font mourir. […]
Or j'arrête [je séjourne] bien chez moi le plus ordinairement, mais je voudrais m'y plaire plus qu'ailleurs. Sit meae sedes utinam senectae / Sit modus lasso maris et viarum / Militiaeque (**). Je ne sais si j'en viendrais à bout. Je voudrais qu'au lieu de quelque autre pièce de sa succession, mon père m'eût résigné cette passionnée amour qu'en ses vieux ans il portait à son ménage. Il était bien heureux de ramener ses désirs à sa fortune et de se savoir plaire de ce qu'il avait. […]
Jamais homme ne se laissa aller plus pleinement et plus lâchement au soin et gouvernement d'un tiers que je ferais si j'avais à qui. L'un de mes souhaits pour cette heure, ce serait de trouver un gendre qui sût appâter commodément mes vieux ans et les endormir, entre les mains de qui je déposasse en toute souveraineté la conduite et usage de mes biens, qu'il en fît ce que j'en fais et gagnât sur moi ce que j'y gagne, pourvu qu'il y apportât un courage vraiment reconnaissant et ami. Mais quoi ? nous vivons en un monde où la loyauté des propres enfants est inconnue. (III,9, p. 1062-1066)
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* Montaigne n'avait qu'une fille, Léonor, née en 1571; elle épousera en 1590 François de la Tour, et, l'année suivante, aura une fille, Françoise.
** Horace, Odes, II, 6, 6 : Que ce soit le séjour de ma vieillesse et le repos pour moi qui suis las de la mer, de la vie errante et militaire.
Donc, pendant les vingt années qui lui restaient à vivre, Montaigne a pu mener à bien son projet littéraire; pourtant il n'a pas eu la retraite paisible dont il avait rêvée.
– La Saint-Barthélémy et la reprise des guerres civiles l'ont remis dans l'arène politique, au moins jusqu'en 1588.
– La maladie de la pierre l'a beaucoup fait souffrir et l'a incité à faire un voyage en Italie pour visiter les villes d'eaux (1580-1581).
– Son élection comme maire de Bordeaux (1581-1585) l'a replongé pendant quatre ans dans les soucis de la politique
– Son amitié pour le roi de Navarre en décembre 1584 lui a valu sa visite à Montaigne : il y est resté deux jours, dormant dans le lit de Montaigne; il a fallu loger, dans le château et dans les environs, plus de quarante gentilhommes avec valets, pages et soldats; pour eux une chasse a été organisée dans le forêt récemment acquise par Montaigne autour de Saint-Cloud. (Et, le 24 octobre 1587, le roi de Navarre s'est invité pour dîner à Montaigne, quatre jours après la bataille de Coutras où il a battu l'armée royale).
– La peste, en 1585 (à la fin de son mandat de maire), l'a obligé à abandonner son château avec sa mère, sa femme et sa fille et à errer au milieu de campagnes désolées par le fléau).
En dehors et dedans ma maison, je fus accueilli d’une peste véhémente au prix de toute autre. […] J’eus à souffrir cette plaisante condition que la vue de ma maison m’était effroyable. Tout ce qui y était était sans garde, et à l’abandon de qui en avait envie. Moi qui suis si hospitalier fus en très pénible quête de retraite pour ma famille, une famille égarée, faisant peur à ses amis et à soi-même, et horreur où qu’elle cherchât à se placer, ayant à changer de demeure soudain qu’un de la troupe commençait à se douloir du bout du doigt. Toutes maladies sont prises pour peste ; on ne se donne pas le loisir de les reconnaître. […]
Tout cela m’eût beaucoup moins touché si je n’eusse eu à me ressentir de la peine d’autrui et servir six mois misérablement de guide à cette caravane. Car je porte en moi mes présevatifs, qui sont résolution et souffrance.L'appréhension ne me presse guère, laquelle on craint particulièrement en ce mal. […] C'est une mort qui ne me semble des pires: elle est communément courte, d'étourdissement, sans douleur, consolée par la condition publique, sans cérémonie, sans deuil, sans presse. Mais quand au monde des environs, la centième partie des âmes ne se put sauver : Videas desertaque regna / pastorum et longe saltus lateque vacantes [on peut voir déserts les domaines des bergers et tout auteur de soi des pâturages vides]. En ce lieu, mon meilleur revenu est manuel : ce que cent hommes travaillaient pour moi chôme pour longtemps.
Or lors, quel exemple de résolution ne vîmes-nous en la simplicité de tout ce peuple ? Généralement, chacun renonçait au soin de la vie. Les raisins demeurèrent suspendus aux vignes, le bien principal du pays, tous indifféremment se préparant et attendant la mort, à ce soir ou au lendemain, d'un visage et d'une voix si peu effrayée qu'il semblait qu'ils eussent compromis [souscrit] à cette nécessité et que ce fût une condamnation universele et inévitable. […] J'en vis qui craignaient de demeurter derrière, comme en une horrible solitude; et n'y connus communément autre soin que des sépultures : il leur fâchait de voir les corps épars emmi les champs, à la merci des bêtes qui y peuplèrent incontinent. […] Tel, sain, faisait déjà sa fosse; d'autres s'y couchaient encore vivants. Et un manoeuvre des miens, à tout ses mains et ses pieds, attira sur soi la terre en mourant : était-ce pas s'abriter pour s'endormir plus à son aise ? [III, 12, p. 1175]
COMPLÉMENTS
• L'église de Saint-Michel-de-Montaigne
wiki-Henry Salomé-2009
L'église Saint-Michel a été construite au XIIe avec une coupole romane sur pendentif. La voûte, de la porte à la coupole, est tombée à la suite d'un incendie pendant les guerres de Religion. La voûte actuelle a été refaite au début du XVIIe siècle par des fonds donnés par la femme de Montaigne.
Sous l'autel se trouve la pierre tombale de Pierre Eyquem, père de Montaigne, qui se trouvait certainement auparavant au pied d'un pilier. Sous la chaire sont enterrés les descendants de Montaigne (inscription). C'est là que Michel Eyquem a été baptisé, tenu sur les fonts par deux pauvres.
Soucieux de se présenter comme descendant d'une vieille famille noble et non comme le petit-fils de marchands de la rue de la Rousselle, Montaigne a écrit que cette église abritait "le tombeau de ses ancêtres"; il récidive dans le chapitre De la Vanité (III, 9, p. 1086) en parlant de son château : "C'est le lieu de ma naissance et de la naissance de la plupart de mes ancêtres; ils y ont mis leur affection et leur nom" (alors qu'il est le premier Eyquem à avoir pris le nom de Montaigne et que son père était le premier qui y soit né).
Ramon et Grimon Eyquem, le bisaïeul et l'aïeul de Montaigne ont été inhumés dans l'église Saint-Michel de Bordeaux.
Dans la page du "Livre de raison" ayant trait à la mort de Montaigne, il est écrit que son cœur a été déposé dans cette église.
• Le tombeau de Montaigne à Bordeaux
Montaigne est mort le 13 septembre 1592, au cours d’une messe, au moment de l'élévation, dans la ville de Bordeaux. Inhumé en l’église du couvent des Feuillants à Bordeaux, il y demeura jusqu’en 1880, date à laquelle le tombeau fut transféré au Palais des Facultés, actuel Musée d’Aquitaine, sa dépouille ayant quant à elle fait un détour par le dépositoire du cimetière de la Chartreuse de Bordeaux.
wiki-Pline-2008
Cénotaphe par Prieur et Guillermain,
édifié dans la chapelle des Feuillants vers 1593 (Musée d'Aquitaine, Bordeaux)
On a placé au-dessus, le linteau de la porte du collège de Guyenne où il avait été élève et une inscription latine qui se traduit ainsi : "Dans quelle ville convenait-il mieux de loger les muses que dans celle qui a produit Ausone, ce fils de Phébus ? Vénère donc en Bordeaux, la patronne, ruche studieuse. Et dotes tes concitoyens de nombreux Ausones. Cette pierre a été posée l’an du Seigneur1543, au mois de juin."
• La destinée des écrits de Montaigne
En 1588, à Paris, Montaigne avait rencontré une admiratrice de ses livres, une jeune femme célibataire de 23 ans, Marie Le Jard de Gournay. Elle l'avait invité à passer plusieurs semaines avec elle à Gournay-sur-Aronde (près de Compiègne) et elle était devenue sa "fille d'alliance". Montaigne en fut même un peu amoureux (*), et son épouse n'en prit pas ombrage. Après la mort du philosophe, elle fit parvenir à Marie de Gournay une copie annotée des Essais de 1588, la priant de se charger de leur publication. C’est Marie de Gournay qui publia la première édition posthume des Essais, avec une longue préface dans laquelle elle défendait les idées de Montaigne. Elle séjourna ensuite quinze mois à Montaigne, auprès de Madame de Montaigne et de sa fille Léonor, sa "sœur d’alliance".
En 1592, Françoise de La Chassaigne remit certains volumes de la bibliothèque de son mari à des amis et à des communautés religieuses, notamment aux Feuillants de Bordeaux. Léonor de Montaigne donna le reste des livres à l'abbé de Roquefort, grand-vicaire d'Auch.
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*Il écrit "l’aimer beaucoup plus que paternellement", "ne regarder plus qu’elle au monde"; il parle de son affection "plus que surabondante" et de la "véhémente façon dont elle [l’]aima et [le] désira longtemps".
En 1934 a été inaugurée à Paris en face de la Sorbonne une statue en marbre du sculpteur Paul Landowski.
Fragilisée, elle a été remplacée en 1989 par une copie en bronze.
Les étudiants, avant d'aller passer leur examen,
viennent toucher le pied droit de la statue pour solliciter l'aide du philosophe.