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QUELQUES PERSONNALITÉS DE MEUNG-SUR-LOIRE


Silène, le satyre
Liphard, l'anachorète
Jean de Meung, le poète
François Villon, le mauvais garçon
Jarente de La Bruyère, l'évêque libertin
D'Artagnan, le futur mousquetaire
Dominique Ingres, le peintre
Gaston Couté, le gars qu'a mal tourné
Jules Maigret, le commissaire en retraite


SILENE, LE SATYRE

Bibliothèque municipale de Lyon

Venant d’Arcadie, le vieux Silène parcourait la Gaule sur son âne. A Meung, il est mal accueilli par les habitants qui sont de vrais sauvages. Il ne trouve pour se nourrir que de la farine dans un moulin, et pas une goutte de vin. Furieux, il s’arrête sous un chêne et s’endort. Il est réveillé par le bruit que font les Magdunois qui, à grand renfort de trompettes et de cymbales, célèbrent une fête autour d’un autel rustique. Son âne, alors, avec force braiements, s’approche de l’autel sacré et fait sur lui ses besoins. La foule, furieuse, le tue avec pierres et bâtons. Alors Silène invoque Bacchus, qui manifeste sa puissance en métamorphosant les Magdunois en ânes qui se mirent à brouter et quittèrent bientôt la ville.
Depuis ce jour, on a donné aux gens de Meung le surnom d’ânes (asellos).[Légende racontée en vers latins par l’abbé Cordier, vers 1750].

Autre explication : en 1338, lors d’une grande famine à Orléans, les habitants étaient ravitaillés par des gens de Meung qui leur apportaient de la farine à dos d’âne ; en les voyant arriver, on disait : "Allons au pain ; voici les ânes de Meung!"


LIPHARD, L'ANACHORETE

Lifardus est né à Orléans en 477, dans une famille de notables. Il a d'abord été juge (discretor praecipuus). Puis, à l'âge de 40 ans, en 517, il a demandé à son évêque de devenir prêtre. Il reçut la tonsure et sous-diaconat et entra au monastère de Micy, dont Mesmin (Maximinus) était alors abbé. Puis, à la mort de ce dernier, en 520, il alla s'établir à Meung (Magdunum) avec un seul compagnon, Urbitius.

Il y avait là un vieux château (ab antiquis castrum aedificatum) qui avait été entièrement détruit par les Vandales et dont l'emplacement avait été envahi par la végétation, tous les habitants ayant quitté les lieux. Lifardus et Urbitius s'y aménagèrent un refuge près du cours de la Mauve (Malva) une cabane faite de branchages (cellulam sibi virgis contexens), dans laquelle ils vivaient dans la plus grande austérité. L’évêque vint l’encourager à fonder un monastère, que Liphard dirigea jusqu’à sa mort vers 550.

On lui attribuait différents miracles, en particulier la mort d'un dragon qui désolait la contrée. Ce dragon se tenait près d'une source délicieuse (fons delectabilis), dont personne, sauf Liphard et Urbice, n'osait venir boire les eaux à cause de la peur qu'inspirait la bête (nemo ob hujus bestiæ formidinem gratia potandi præsumebat adire). Mais celle-ci trouva la mort dans les efforts qu'elle fit pour attaquer les deux anachorètes. Cette fontaine existe encore aujourd'hui, protégée par un édifice en pierre, au bas du coteau, près de la route de Baulette et de la Mauve.

Chartres cathédrale

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La fontaine Saint-Liphard

L’existence d’un monastère à Meung est attestée au IXe siècle (appelé cella, puis monasterium) ; il sera remplacé par un chapitre de chanoines.

Au XIe siècle, ce chapitre des chanoines fait construire une église sur les reliques de saint Liphard : il en reste la tour. En 1103, Léon de Meung, un vassal révolté de l’évêque d’Orléans, seigneur de Meung, se retrancha dans la tour de l’église avec une soixantaine d’hommes et il fallut l’intervention d’hommes d’armes pour en venir à bout (Suger, Vie de Louis le Gros) ; pour effacer la souillure, Jean, évêque d’Orléans fit une nouvelle consécration de l’église Saint-Liphard en 1104.

Au XIIe siècle, l’église est développée ; il est reste les parties basses du transept et du choeur (vers 1100). Après 1150, l’évêque construit pour lui-même une demeure fortifiée accolée à la tour du XIe siècle.

Au XIIIe siècle, on élève l’essentiel de l’église actuelle : la nef, les voûtes, y compris celles du transept et du choeur ; on décore la porte du croisillon nord de voussures de style archaïque ; on surmonte la tour d’une chambre pour les cloches et d’une petite flèche. A la fin du siècle, on ajoute des chapelles entre les arcs-boutants.


JEAN DE MEUNG, LE POÈTE

Jean Clopinel (ou Chopinel) est né à Meung-sur-Loire vers 1250. Il fit des études qui le menèrent au doctorat de théologie. Il devint ensuite un grand personnage, et riche, très considéré pour sa science et sa sagesse. Il habitait à Paris une maison cossue attenant à l'hôtel de la Tournelle.

Vers 1277, il entreprit d'écrire une suite au Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, ce poème vieux d'une quarantaine d'années, qui avait eu grand succès. En fait, il prolongea l'œuvre de près de 18.000 vers, mais dans un tout autre esprit :
– alors que la première partie était le récit d'un songe entre les murs d'un verger, Jean développe un microcosme contenant la nature et la société, le monde des idées de Platon et le Dieu des chrétiens ;
– alors que Guillaume concevait l'amour comme très éthéré, Jean en fait une nécessité de nature et la femme, chez lui, n'est plus une fleur, mais un être vil et insupportable ;
– alors que Guillaume enseignait l'art de courtoisie, Jean impose tout un système du monde.

L'érudition de l'auteur de la seconde partie est immense. Sa philosophie est simple: il faut suivre la nature. Au nom de ce principe, il condamne aussi bien l'ascétisme monarchique que l'amour courtois; il met en doute le bien-fondé de la hiérarchie sociale et du pouvoir royal; il se détourne de l'aristocratie pour se tourner vers le petit peuple.

Jean de Meun reprit à son prédécesseur le motif de la quête et le grand ballet des allégories. Mais à l'écriture très ornée de Guillaume, il substitue un style où domine le débat d'idées — sur le modèle des pratiques universitaires — et inscrit dans la trame narrative des digressions qui forment finalement l'essentiel de l'œuvre.

Condamnant le discours précieux et les conduites contraintes de la fin'amor, Jean de Meun tend au rêveur et aux lecteurs un "miroir aux amoureux".

Le roman devient une suite de "dits", prononcés par des allégories qui toutes questionnent la nature de l'amour. Raison propose au rêveur l'amour de la raison. Ami laisse parler, pour mieux le contredire, un affreux mari jaloux et misogyne. La Rose, ou plutôt l'une de ses émanations, Bel Accueil, fait l'objet d'un enseignement au féminin, délivré par la Vieille, qui est une vigoureuse leçon de cynisme. Faux Semblant démasque les agissements coupables des ordres mendiants. Les plus longs discours émanent de Nature qui se plaint à son chapelain Génius de l'inconduite des hommes : alors que tout dans l'univers accomplit ce pour quoi il a été créé, l'homme seul refuse de participer à la perpétuation des espèces que Nature s'épuise à forger. D'où l'appel final de Génius à l'amant et aux troupes d'Amour : il faut utiliser les outils que Dieu vous a donnés pour que la vie l'emporte sur la mort, pour qu'on puisse un jour être accueilli dans le Pré infiniment ouvert où le Bon Pasteur garde ses brebis et boire à l'inépuisable Fontaine de vie. De même que Pygmalion, figure de l'artiste et de l'écrivain, a su avec l'aide de Vénus donner vie à sa statue, de même le rêveur finit par atteindre le but de son pèlerinage : déflorer et engrosser la rose.

Long "contredit" apporté au discours courtois de Guillaume, le texte de Jean de Meun est aussi le lieu où s'affrontent, sans jamais aboutir à la "définitive sentence", les "contraires choses". Au lecteur de choisir son camp, à moins qu'il ne se laisse entraîner dans ce texte qui propose une somme des connaissances scientifiques du temps (sur la cosmographie, la propriété des miroirs, l'éminente valeur de l'alchimie, par exemple), qui réfléchit sur l'arbitraire du signe et le mot "propre", sur l'origine de l'inégalité et du pouvoir, sur celle des arts et de la culture, sur la valeur comparée du noble et du clerc. Et lorsque le discours de la raison est inefficace, il recourt aux mythes pour expliquer le monde (Vénus, puissance du désir, naît de la castration de Saturne, le temps dévorant), quitte à produire, en "contredit" au mythe antique de l'Âge d'or, le mythe très chrétien du retour au paradis perdu de l'harmonie naturelle dans l'amour de Dieu.

L'influence des deux parties du Roman de la Rose a été considérable, comme l'attestent les 300 manuscrits et plus qui en sont conservés, certains splendidement enluminés, et les nombreux remaniements, adaptations, traductions (celle de Chaucer notamment) et éditions imprimées qu'il a connus.

Jean de Meung fut en outre un traducteur (de Boèce, de Végèce, des Lettres d'Héloïse et d'Abélard); il écrivit aussi des poèmes et d'autres œuvres telles que les Sept articles de Foi, les Lois des Trespassés, le Miroir d'Alchymie, les Proverbes dorez. Il est l'auteur aussi de Remontrances au roi et d'un Testament, dans lequel il réprimande les femmes et les ordres mendiants.


FRANÇOIS VILLON, LE MAUVAIS GARÇON

Villon avait déjà eu quelques démêlés avec la justice pour un meurtre et un vol au collège de Navarre. Il vivait d’expédients et se retrouvait parfois en prison. En 1460, c’est l’entrée dans Orléans de la jeune princesse Marie, fille de Charles d’Orléans, âgée de trois ans, qui le libéra.

Mais un autre méfait (peut-être un vol dans l’église de Baccon) l’amena à passer l’été 1461 dans un cul-de-basse-fosse de l’évêque d’Orléans Thibaut d’Auxigny (peut-être dans la tour du XIIe siècle). Il fut libéré par Louis XI qui, passant par Meung, usa de son droit de joyeux avènement.  

Sorti de prison, il écrivit son Grand Testament :

En l'an de mon trentième âge,
Que toutes mes hontes j'eus bues,
Ni du tout fol ni du tout sage
Nonobstant maintes peines eues,
Lesquelles j'ai toutes reçues
Sous la main Thibault d'Aucigny :
S'évêque il est, signant les rues,
Qu'il soit le mien, je le renie.

Mon seigneur n'est, ni mon évêque,
Sous lui ne tiens, s'il n'est en friche.
Foi ne lui dois, n'hommage avecque,
Je ne suis son serf ni sa biche.
Pu* m'a d'une petite miche
Et de froide eau tout un été ;
Large ou étroit, moult me fut chiche.
Tel luy soit Dieu qu'il m'a esté*!

Et s'aucun me voulait reprendre
Et dire que je le maudis,
Non fais, si bien me sait comprendre;
En rien de lui je ne médis.
Voici tout le mal que j'en dis:
S'il m'a été miséricors,
Jésus, le roi de paradis,
Tel lui soit à l'âme et au corps!

Et s'esté m'a dur ni cruel,
Trop plus que ci je ne raconte,
Je veux que le Dieu éternel
Lui soit dont semblable à ce compte.
Et l'Eglise nous dit et conte
Que prions pour nos ennemis;
Je vous dirai : j'ai tort et honte,
Quoi qu'il m'ait fait, à Dieu remis. […]

Combien, s'on veut que l'on prie
Pour lui, foi que doit mon baptême,
Obstant qu'a chacun ne le crie,
Il ne faudra pas à son esme:
Au psautier prends, quand suis à même,
Qui n'est de boeuf ni cordouan,
Le verselet écrit septième
Du psaume
Deus laudem.*

Si prie au benoît fils de Dieu,
Qu'à tous mes besoins je réclame,
Que ma pauvre prière ait lieu
Vers lui de qui tiens corps et âme,
Qui m'a preservé de maint blâme
Et franchi de ville puissance *;
Loué soit-il, et Notre-Dame,
Et Louis, le bon roi de France. […]

Pour ce que faible je me sens,
Trop plus de biens que de santé,
Tant que je suis en mon plein sens,
Si peu que Dieu m'en a presté,
Car d'autre ne l'ai emprunté,
J'ai ce testament très estable
Fait, de dernière volonté,
Seul pour tout et irrévocable.

Escript l'ai l'an soixante et un,
Lors que le roi me délivra
De la dure prison de Mehun*
Et que vie me recouvra,
Dont suis, tant que mon coeur vivra,
Tenu vers lui m’humilier,
Ce que ferai jusqu'il mourra :
Bienfait ne se doit oublier. […]

Je connais approcher ma seuf,
Je crache blanc comme coton
Jacoppins gros comme un esteuf.
Qu'est-ce à dire ? que Jeanneton
Plus ne me tient pour valleton,
Mais pour un viel usé rocquart :
De vieil porte voix et le ton,
Et ne suis qu'un jeune cocquart.

Dieu mercy ... et Tacque Thibault,*
Qui tant d'eau froide m'a fait boire,
En un bas, non pas en un haut,
Manger d'angoisse mainte poire,
Enferré... Quant j'en ai mémoire,
Je prie pour lui, et reliqua.
Que Dieu lui doint, et voire voire,
Ce que je pense, et cetera.*

Toutefois, je n'y pense mal
Pour lui, et pour son lieutenant,
Aussi pour son official*
Qui est plaisant et avenant,
Que faire n'ai du remenant
Mais du petit maître Robert*:
Je les aime tout d'un tenant,
Ainsi que fait Dieu le Lombard.*


* pu = nourri, repu.
* tel lui soit Dieu qu'il m'a été : que Dieu soit aussi dur envers lui qui lui l'a été envers moi.
* psaume Deus laudem : psaume 108, verset 8: "Que ses jours soient abrégés, qu'un autre hértite de sa charge!
* franchi = affranchi.
* Les évêques d’Orléans avaient aussi le droit de grâce lors de leur première entrée. C’est pourquoi, en 1666, l’évêque Alphonse d’Elbène étant mort, des criminels affluèrent à Meung, cherchant à se faire interner dans la prison épiscopale, dans l’espérance d’être libéré par le nouvel évêque Pierre du Cambout de Coislin.
* Taque (forme méprisante de Jacques) Thibaut avait été, sous Charles VI, un des mignons du duc Jean de Berry qui lui faisait de riches cadeaux. Froissart : "A côté du duc [de Berry] était Taque Thibaut, à qui s’arrêtait la majeure partie de sa plaisance. Ce Taque Tibaut était un valet et un faiseur de chausses que le duc de Berry avait en âme, on ne savait pourquoi, car en le dit valet il n’y avait ni sens ni conseil ni nul bien, et ne tendait qu’à son grand profit. Le duc l’avait enrichi de bons joyaux en or et en argent, de la valeur de deux cent mille francs. Et tout avaient payé les pauvres gens d’Auvergne et de la Langue d’Oc qui étaient taillés trois ou quatre fois l’an pour accomplir au duc ses folles plaisances."
* L’official, le juge épiscopal d’Orléans, s’appelait Etienne Plaisant.
* Maître Robert était le bourreau d’Orléans; son fils, le petit maître Robert, lui servait d’assistant.
* Le Lombard, c’est l’usurier, qui n’aime que l’argent et se soucie peu de Dieu.


JARENTE DE LA BRUYÈRE, L'ÉVÊQUE LIBERTIN

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Depuis le XIe siècle jusqu’à la Révolution, le château de Meung a été la propriété des évêques d’Orléans.

• Au XIIe s.: Manassès de Garlande, évêque d’Orléans entre 1147 et 1185, fit détruire la salle du chapitre et deux maisons de chanoines (en échange d’un cens annuel de 15 sous), pour élever à leur place, accolée contre l’église, une demeure flanquée de deux tours jumelles (turris et mansio turri adjuncta). L’entrée, à l’ouest, était défendue par un assommoir compris dans une petite échauguette). Le changement d’appareil montre qu’elle fut élevée en deux temps. Un magasin, au rez-de-chaussée, était surmonté de deux étages séparés par des planchers. Outre l’appartement de l’évêque, il y avait une chapelle (capella turris) et une prison.  

• Au XIIIe s.: Manassès de Seignelay, évêque de 1207 à 1221, conclut dès 1209 un accord avec le chapitre de Saint-Liphard et s’assura la possession des terrains voisins, où s’étendaient la cave sous roche et les basses-fosses souterraines de l’ancien monastère. Il y fit élever une nouvelle demeure : "une enceinte rectangulaire, adossée au coteau et défendue de ce côté par un large fossé, flanquée de quatre tours rondes, deux grosses et deux petites, avec un corps de logis faisant saillie au nord-est et deux ailes en retour". On voit encore la "salle des gardes" voûtée dans l’aile sud et la "salle basse" voûtée d’ogives reçues au centre sur une colonne ronde (accessible par les caves).

• Au XVe s. : Thibaut d’Auxigny (évêque de 1452 à 1473) fait du château de Meung le siège d’une prison pour les ressortissants de la justice épiscopale et des criminels de droit commun relevant des juridictions royales.

• Au XVIe s. : François de Brilhac (évêque de 1473 à 1504) ou Christophe de Brilhac (évêque de 1504 à 1514) font doubler le corps du XIIIe sur sa face est et élèvent une grosse tour d’entrée (avec pont-levis pour piétons), flanquée d’une petite tourelle octogone renfermant un escalier à vis. L’évêque Germain Vaillant de Guélis (évêque en 1586-1587) mourut au château et fut inhumé dans le choeur de Saint-Liphard.

• Au XVIIIe s. : Fleuriau d’Armenonville (évêque de 1716 à 1733) fait doubler le corps du XIIIe par une façade postérieure (côté jardin) et fait d’autres agrandissements. Hostile au jansénisme, il eut bien des ennemis ; d’où cette épitaphe satirique :

Ne sistas viator.
Nil hic memoriae dignum legere queis.
Sepultum enim jacet Ludovici Gastonis Fleuriau cadaver,
olim, heu, Aurelianensis Ecclesiae antistes,
qui parum aut, ut verius dicam
nil boni, dum vixit, egit.

[Passant, ne t'arrêtes pas: tu ne peux rien lire ici qui soit digne de mémoire.
Car ici gît le corps de Louis Gaston Fleuriau, qui fut, hélas, évêque de l'Eglise d'Orléans.
Dans sa vie, il ne fit pas grand chose de bien, ou, pour parler vrai, rien de bien.]


LOUIS SEXTIUS JARENTE DE LA BRUYÈRE
(1706-1788)

Evêque de Digne, Louis Sextius Jarente de La Bruyère vint à Paris pour négocier avec le trésor royal le remboursement de l’argent avancé par la Provence pendant la guerre. Là, il sut se concilier les bonnes grâces de la marquise de Pompadour en la persuadant, après l’attentat de Damiens, de rester la maîtresse. C’est ainsi qu’il obtint, en 1758, la feuille des Bénéfices ecclésiastiques, la feuille des Economats, l’évêché d’Orléans, un cordon bleu et trois abbayes.  Ses missions essentielles étaient de désigner ceux qui toucheraient les bénéfices des évêchés et des abbayes du royaume et d’administrer les biens ecclésiastiques provisoirement démunis de titulaires.


Très vite il se mit au rang des admirateurs d'une danseuse, Marie-Madeleine Guimard.

Marie-Madeleine Guimard était née en 1743. A 15 ans, elle commença une carrière de danseuse. Presque aussitôt, elle répondait aux avances de plusieurs soupirants et, à 17 ans, elle eut un enfant du danseur Léger, à 20 ans une fille du premier valet de chambre ordinaire du roi, Jean-Benjamin de Laborde. Bientôt elle fut une des maîtresse du prince de Soubise, un grand mélomane qui recevait dans son hôtel de la rue de l'Arcade et qui se prétendait le titulaire officiel" de la Guimard.Très accueillante à tous, elle ne refusait pas, quand on le lui demandait, de danser la "gargouillade" dans le plus simple appareil.
Admise à danser pour le roi, elle reçut une pension de 1500 livres, à laquelle s'ajoutaient ses appointements à l'Opéra et les cadeaux de Laborde et de Soubise. Devenue riche, elle acheta un hôtel rue de Varennes puis une maison à Pantin, où le prince de Soubise lui fit construire un petit théâtre de 250 places; dans les années 1768-1770 on y joua des pièces licencieuses.
Puis la Guimard se fit construire un nouvel hôtel dans le quartier de la Chaussée-d'Antin, avec une salle de théâtre de 500 places, une galerie de tableaux galants, une bibliothèque de livres interdits, un jardin d’été et un jardin d’hiver. Le mardi, elle y recevait assez dignement quelques grands noms de la Cour ; le jeudi, elle accueillait plus familièrement des artistes ; le samedi, elle organisait des rencontres fort déshabillées entre ses amants et "les filles les plus séduisantes et les plus lascives".

Jarente a été l'un de ses amants. Avec sa complicité, elle ouvrit un "bureau de recette" : les membres du clergé désirant obtenir quelque avantage devaient s'adresser à elle pour que, moyennant un bon pourboire, leur demande soit transmise à Jarente, que l'on savait intime avec la danseuse.

La disgrâce de Jarente de La Bruyère commença avec le remplacement de la Pompadour par la Du Barry et l’exil de son ami le duc de Choiseul (1770). C’est ainsi qu’il se retrouva, vers 1771, dans la ville dont il était évêque depuis quatorze ans. Aussitôt, il s’installa dans le château de Meung-sur-Loire.

En 1778, il put reparaître à la Cour; mais Louis XVI lui demanda de mettre fin aux relations intimes qu'il avait avec la Guimard et avec sa propre nièce, l'épouse de Laurent Grimod de la Reynière.

• Lettre de Versailles du 6 janvier 1779  : "M. de Jarente, évêque d'Orléans, qui a déjà tant fait parler de lui sous le règne précédent, et auquel le Roi n'a permis que depuis peu de revenir à la cour, s'est attiré cette semaine une semonce très-vive de la part du Roi, au sujet de la vie scandaleuse que monseigneur a commencée avec la célèbre demoiselle Guimard de l'Opéra. Tout le monde, et les amis même de l'évêque, s'en sont amusés, suivant l'usage."
[Correspondance secrète inédite sur Louis XVI, Marie-Antoinette, la Cour et la Ville de 1777 à 1792, publiée d'après les manuscrits de la Bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg par M. de Lescure, t. I, 1866, p. 257]

• Les Bons mots de Sophie Arnould : "M. de Jarente possédait en même temps la feuille des Bénéfices et la maigre Guimard. Ce voluptueux prélat lui portait beaucoup d'intérêt et partageait avec elle et une de ses nièces le fruit de ses simonies. Sophie disait de sa camarade Guimard : Je ne conçois pas comment ce petit ver à soie n'est pas plus gras : il vit sur une si bonne Feuille !" "Lorsque Mlle Guimard était la maîtresse de M. de Jarente, on lui présenta un jeune abbé en la priant de lui faire obtenir un bénéfice. La prêtresse de Terpsichore demanda gravement : A-t-il des moeurs?"
[Arnoldiana, éd. d'Albéric Deville, 1813, p. 328 et 336]

• Les Fastes de Louis XV (1782): "Un autre, non moins recommandable à raison de son goût pour le sexe, c'est un Monsieur de Jarente. Son plus grand chagrin, dans son exil, était d'être éloigné des filles de Paris, qu'il aimait passionnément. Peu de prélats ont affiché le scandale avec tant d'éclat. Lorsqu'il tenait la feuille des bénéfices, c'est-à-dire la nomination à tous les postes de l'Église, lorsqu'il avait le clef des grâces, il avait pour sous-ministre l'opprobre du sacerdoce, le plus vil homme, un abbé de Foix perdu de débauches et d'infamies, trafiquant impudemment des emplois sacrés et sans cesse occupé à recruter le sérail de son maître d'objets propres à renouveler les sens flétris de sa Grandeur, qui avait pour maîtresse en titre sa propre nièce et pour favorite secrète une danseuse d'opéra, canal par où s'écoulaient sourdement beaucoup de grâces ecclésiastiques. On sait par coeur le couplet des Noëls de 1764 sur la Cour, concernant l'anecdote de la nièce de Monseigneur." [Les Fastes de Louis XV, 1ère partie, 1782, p. 98]

• Ce "Noël" est cité par Bachaumont (Mémoires secrets,12 février 1764, t. II, éd. 1784, p. 23) et par Raunie (Chansonnier historique du XVIIIe siècle, t. VIII, p. 9),

[De nombreux personnages se succèdent auprès du Christ nouveau-né, mais pourtant déjà doué de la parole. Alors arrive Mgr de Jarente accompagné de deux de ses nièces avec laquelle il avait des rapports incestueux]

On vit aussi paraître
L’évêque d’Orléans.
Jésus lui dit en maître :
“Paillard sors de céans
Tu n’y rencontreras ni nièce ni bergère.
Nous pensons ici pieusement
Nous y vivons très chastement :
Vierge même est ma mère.”

De cette remontrance
Le prélat peu contrit
Sans nulle repentance
Répond à Jésus-Christ :
“Mais c’est pour les pécheurs que vous venez sur terre.
Prenez ce sucre de Poissy, [il avait fait sa nièce abbesse de Poissy]
Vite ! que j’emporte d’ici
Indulgence plénière.”

Il vient une grisette [une autre nièce de Jarente avec laquelle on disait qu'il couchait]
Avec ce prestolet, [prêtre indigne]
Portant une galette
Et des œufs et du lait,
Disant : “De vous, Seigneur, ce présent n’est pas digne
Mais nous vivons comme au vieux temps;
Nous couchons avec nos parents,
A Paris comme à Digne.” [Louis Sextius a été évêque de Digne en 1747]

[Puis Jarente revient dans la chaumine de la Nativité accompagné de son fondé de pouvoir, l'abbé de Foix, chargé de le pourvoir en jolies femmes.]

Au seul nom de pucelle
Vint Monsieur d'Orléans
Qui, pour plaire à la belle,
Brûle beaucoup d'encens.
De Foix lui dit : Seigneur, quittons cette chaumine!
["l'abbé de Foix, maquereau de l'évêque d'Orléans"]
Avec l'argent bénédictin,
Je vous promets, chaque matin
Une beauté divine.


A Meung, Jarente s’occupa d’agrandir les jardins et de les aménager "à l’anglaise", avec un petit pavillon octogonal de style néo-grec sur la terrasse (construit sous la direction de l’architecte de la pagode de Chanteloup, Louis-Denis Le Camus de Mezière). Puis, l’âge venant, il fit élever une chapelle (1780) et son vestibule (il fit appel à l'architecte Trouard, qui travaillait pour la cathédrale d’Orléans ; F. Delastre, l’auteur des anges qui sont en haut des tours fournit trois statues de plâtre : une Vierge à l’Enfant, un Saint Louis, une Sainte Thérèse).

Dans son château, Jarente recevait l’intendant de Cypierre, le peintre Desfriches et son "neveu" le poète érotique Robbé de Beauveset, l’architecte Soyer, le graveur Campion et sa maîtresse Mme Fleureau de Guillonville. Le marquis de Marigny, frère de la Pompadour, venait le voir de Ménars, Choiseul de Chanteloup, Dufort de Cheverny.

Les honneurs de la maison étaient faits par
– sa soeur Marie-Félicité (née en 1710), marquise de Piles
– sa nièce Félicité-Julie de Jarente (née en 1743) qui a épousé Jacques de Bausset,
– sa nièce Elisabeth de Jarente (née vers 1745), devenue en 1768 Mme de Nicolaï
– sa nièce Suzanne Françoise de Jarente de Senac (1733-1815), avait épousé en 1758 le fermier général Laurent Grimod de la Reynière (le père du célèbre gastronome); et le bruit courait que, bien qu'ayant 30 ans de moins que lui, elle était souvent invitée dans le lit de son vieil oncle.


Jarente est mort dans son château de Meung, en 1788, âgé de 82 ans. Il a été inhumé dans sa cathédrale Sainte-Croix. Sa plaque obituaire fait allusion à sa double fonction officielle, attribuer les bénéfices ecclesiastiques et gérer les biens ecclésiastiques vacants (gravissimo functus ministerio viros idoneos ad ecclesiastica beneficia regiae nominationi offerendi et vacantium sacerdotiorum fructus dispensandi), à l’achèvement de sa cathédrale (basilicam perfici mandavit) et à la douceur de ses moeurs (amoenitas morum).

« Hic jacet Lud. Sextius de Jarente de La Bruyère, episcopus aurelianensis, regii ordinis S. Spiritus commendator, gravissimo functus ministerio viros idoneos ad ecclesiastica beneficia regiae nominationi offerendi et vacantium sacerdotiorum fructus dispensandi. Eo promovente, basilicam istam, ex voto Henrici Magni inchoatam, Ludovicus XV perfici mandavit. Morum amoenitate, invicta in doloribus patientia, curis pastoralibus, in pauperes liberalitate, omnibus flebilis, obiit XXVIII maii MDCCLXXXVIII, aetatis LXXXII. Hunc lapidem affinitatis et benevolentiae non immemor P.P. Lud. Fr. cardinalis de Bausset. »

Mais un anonyme rédigea une épitaphe d’un autre style :

Ci-gît l’évêque de Cythère
Qui, friand de péchés mignons,
Disait tous les jours son rosaire
Sur des dizains de tétons.
Dans la faveur, dans la disgrâce,
Avec gloire il se signala.
Une catin le mit en place,
Une catin le déplaça.
Si on veut savoir son histoire,
La vérité la consigna
Non chez les filles de Mémoire
Mais chez les filles d’Opéra.  


D'ARTAGNAN, LE FUTUR MOUSQUETAIRE

C'est à Meung-sur-Loire que commencent les aventures de d'Artagnan dans les premières pages des Trois Mousquetaires d'Alexandre Dumas. Le héros, entré par la porte de Beaugency, vient loger à l'Hôtellerie, imaginaire, du Franc-Meunier…

Le premier lundi du mois d'avril 1625, le bourg de Meung, où naquit l'auteur du Roman de la Rose, sembalit être dans une révolution aussi entière que si les huguenots en fussent venus faire une seconde Rochelle. Plusieurs bourgeois, voyant s'enfuit les femmes du côté de la Grand-Rue, entendant les enfants crier sur les seuil des portes, se hâtaient d'endosser la cuirasse et, appuyant leur contenance quelque peu incertaine d'un mousquet ou d'une pertuisane, se dirigeait vers l'Hôtellerie du Franc-Meunier, devant laquelle s'empressait, en grossissant de minute en minute, un groupe compact, bruyant et plein de curiosité. […]
Arrivé là, chacun put voir et reconnaître la cause de cette humeur. Un jeune homme… traçons son portrait d'un seul trait de plume: figurez-vous don Quichotte à dix-huit ans, don Quichotte décorselé, sans haubert et sans cuissards; don Quichotte revêtu d'un pourpoint de laine dont la couleur bleue s'était transformée en une nuance insaisissable de lie de vin et d'azur céleste. […] Notre jeune homme avait une monture, et cette monture était même si remarquable qu'elle fut remarquée: c'était un bidet du Béarn, âgé de douze ou quatorze ans, jeune de robe, sans crins à la queue, mais non pas sans javarts aux jambes et qui, tout en marchant la tête plus bas que les genoux, ce qui rendait inutile l'application de la martingale, faisait encore galamment ses huit lieues par jour. Malheureusement les qualités cachées de ce cheval étaient si bien cachées sous son poil étrange et son allure incongrue, que, dans un temps où tout le monde se connaissait en chevaux, l’apparition du susdit bidet à Meung, où il était entré, il y avait un quart d’heure à peu près, par la porte de Beaugency, produisit une sensation dont la défaveur rejaillit jusqu’à son cavalier. Et cette sensation avait été d’autant plus pénible au jeune d’Artagnan (ainsi s’appelait le don Quichotte de cet autre Rossinante), qu’il ne se cachait pas le côté ridicule que lui donnait, si bon cavalier qu’il fût, une pareille monture.

Monument Dumas - Paris


JEAN-AUGUSTE-DOMINIQUE INGRES, LE PEINTRE

Né à Montauban en 1780, le jeune Ingres montre tout d'abord des dispositions pour le violon. Artiste au multiples facettes, il choisit finalement la carrière de peintre en entrant en 1797 dans l'atelier de David.

En 1801, Ingres remporte le prix de Rome, où il réside de 1806 à 1820.

De retour à Paris, sa carrière décolle. Il s'est voulu peintre d'histoire, mais ses portraits et surtout ses nus (La Grande Odalisque en 1814, Le Bain turc en 1862) font de lui sa renommée et le placent, entre le classicisme et le romantisme.

En 1852, âgé de 71 ans, il épouse en seconde noce Delphine Ramel, 28 ans. Jean-François Guille, le nouveau beau-frère du peintre, est notaire et conseiller municipal à Meung-sur-Loire.

Ingres est séduit par la cité ligérienne ; en 1853, il acquiert une grande maison bourgeoise sur le quai de Loire, appelée la "Maison du Change". Il écrit en 1856 : "Je goûte à Meung un bonheur parfait de tranquillité et de bonne famille".

Le 18 juillet 1862, le train venant de Paris entre en gare de Meung. Le maire et son conseil municipal attendent sur le quai en tenue d'apparat. Les dames de la bonne société magdunoise ont sorti leurs vastes crinolines et leurs chapeaux aux larges rubans. La foule se presse pour féliciter Dominique Ingres, magdunois d'adoption, qui vient d'être fait sénateur d'Empire par Napoléon III.

Dominique Ingres offrit à la collégiale Saint-Liphard (dont il venait d'être nommé marguillier d'honneur) un vitrail à la gloire de saint Dominique, évoquant la réception donnée en son honneur (Ingres est le personnage habillé en bleu).

Chaque année, jusqu'à sa mort en 1867, le peintre séjourne dans sa maison de Meung, de juin à la Toussaint. Il aménage un atelier au premier étage. Il poursuit sa carrière de portraitiste et achève de nombreux tableaux dont les célèbres "Jeanne d'Arc au sacre de Charles VII", "L'apothéose d'Homère" ou "La Vierge couronnée".



GASTON COUTÉ, LE GARS QU'A MAL TOURNÉ

wiki - Les Meloures

Gaston Couté est né à Beaugency le 23 septembre 1880. Ses parents étaient meuniers au vieux moulin des Murs (détruit en 1944). Il y avait déjà au logis une grande sœur de quinze ans, Rosa.

En 1882, les Couté déménagèrent dans un moulin à Saint-Pryvé, où ils restèrent à peine une année. Puis ils vinrent s'installer à Meung-sur-Loire ("méchant bourg de trois mille âmes"), dans l'un des deux moulins de Clan, sur les Mauves (au hameau de Roudon).

À l'époque, le moulin de Clan était un des trois plus importants de la région. En souvenir des vieux moulins de sa jeunesse, Gaston Couté exprimera sa nostalgie dans un poème, Les Moulins morts.

Meung-sur-Loire au riche passé
Au long des Mauves écoute le Moulin
Qui chanta, chanta tout le jour
Son refrain tout blanc, tout câlin,
En faisant son œuvre d'amour.

Le père de Gaston Couté n'avait rien d'un paysan. Il disait qu'il n'était pas meunier, mais minotier. Il connaissait à fond son métier, qui lui procurait une confortable aisance. Le 26 novembre 1884, il acheta la propriété de "La Corne", au lieu dit "La Corne des Bois" (à 4 km de Meung, sur la nationale, vers Orléans), où il s'occupa de la culture de sa vigne.

En 1885, le jeune Gaston alla à l'école à Saint-Ay, puis, en 1886, à l'école de La Nivelle, tout près du moulin de Clan. C'était alors un gringalet turbulent, plein de vie, aux yeux légèrement bridés, avec des pommettes saillantes, qui lui faisaient un visage quelque peu asiatique.

Le 2 mai 1889, Rosa, sa sœur aînée, se mariait avec Emmanuel Troulet, garçon charcutier. Le père de Couté associa aussitôt son gendre à la direction du moulin de Clan, sous la raison sociale "Couté-Troulet". Doué pour les affaires, Troulet s'adapta facilement à son nouvel emploi. Mais cette ascension sociale le grisa. Il devint ambitieux. Après avoir été un acharné réactionnaire, selon la politique du moment, il devint républicain. Il entra au conseil municipal de Meung-sur-Loire, et devint maire quelques années ensuite. Il fut aussi nommé président de presque toutes les sociétés de la petite ville.

Gaston Couté et son beau-frère étaient très différents: l'un représentait la fantaisie, le rêve; l'autre, l'ordre social, l'orgueil du parvenu. Au cours d'un repas familial, dans une discussion animée, Couté s'était vivement heurté à son beau-frère. Celui-ci lui avait dit dans un violent accès de colère : — Tu crèveras de faim! Couté, non moins furibond, lui répondit : — Toi, tu crèveras d'indigestion! Emmanuel Troulet sera le "Mossieur Imbu" d'un poème de Gaston Couté.

Le père de Couté, par boutade, appelait son fils "mon mangeasson " et "mon vilain petit canard". Mais juste et clairvoyant, il disait : "J'ai donné une dot à ma fille. Mon gendre est devenu mon associé. Pour Gaston, quoi qu'il advienne, il aura toujours une place à la table familiale et une chambre prête à le recevoir."

Plus tard, Troulet se sépara de son beau-père, Il prit un moulin plus important à Meung-sur-Loire. Après avoir été adjoint, puis maire pendant une trentaine d'années, il mourut en 1938. Il fut enterré dans le caveau de famille. Les deux beaux-frères, qui n'avaient pu s'entendre de leur vivant, reposent donc côte-à-côte dans le vieux cimetière de campagne.

En 1891, à 11 ans, Gaston Couté est reçu au certificat d'études; il est le premier du canton. En 1892, il va au Cours Complémentaire de Meung-sur-Loire. Son instituteur, Petitbergien, avait une secrète sympathie pour ce garçon qui ne ressemblait guère aux autres. Gaston Couté, fort en français, s'amusait à écrire des petits récits et des poèmes. Pour la distribution des prix de 1894, il récita une poésie, qu'il avait intitulée "Mon habit de dimanche". En 1895, il se présenta au Brevet Elémentaire. Son voisin de table, un camarade de sa classe, dont le français était le point faible, séchait sur sa narration. Couté lui passa son devoir. Mais il n'eut pas le temps d'achever une autre version et fut recalé.

En septembre 1895, le jeune Couté entre en troisième au lycée Pothier d'Orléans. Il s'y révèle un élève médiocre. Mais il continue à écrire pour son plaisir. Le journal La Meunerie française publia même un récit de lui, "Une lessive qui tombe un jour de Fête-Dieu". A la distribution des prix, il récita quelques-uns de ses poèmes, sans doute les plus anodins… Pourtant il restait un élève médiocre et indiscipliné et, dans le premier trimestre de 1897, il dut revenir chez ses parents. Au moins, au lycée pothier, avait-il fait la connaissance de Pierre Dumarchey, le futur Mac Orlan.

Sur la recommandation de Fernand Rabier, député du Loiret, Couté entra comme commis auxiliaire à la Recette Générale d'Orléans. Peu de temps après, il fut muté à la Perception d'lngré. Mais bientôt, lassé de ce travail de bureaucrate et sur la recommandation de Maurice Dumesnil, ancien professeur devenu rédacteur en chef au journal "Le Républicain Orléanais", il entra comme reporter au journal "Le Progrès du Loiret", qui venait de se fonder.

Quelques mois avant, Couté qui logeait dans un hôtel misérable de la rue de la Cerche, étant entré dans une gargotte de cette rue, fit connaissance avec Da Costa, directeur littéraire de "La Revue littéraire et sténographique du Centre". Cette revue lui publia plusieurs récits et poèmes : Le deuil du moulin, Ballade à Jehanne, Le vieux trouvère... Gaston Couté connut ensuite plusieurs jeunes gens qui avaient fondé un cénacle littéraire et artistique sous le nom des "Cigaliers du Mont-Martrois". Dans les réunions des Cigaliers on ne parlait pas de bénéfices, d'argent, mais de poésie et d'humanisme, ce qui enchantait notre jeune poète. Pendant son séjour à Orléans, Coulé collabora à plusieurs journaux et revues, dont "Le Progrès du Loiret". Il publiait sous les pseudonymes de Gaston Koutay ou Pierre Printemps. Huit poèmes furent ainsi publiés, le dernier en date du 12 octobre 1898, peu de jours avant son départ à Paris.

Gaston Couté allait souvent d'Orléans à Meung-sur-Loire en bicyclette. C'est au cours d'un séjour dans son pays qu'une tournée d'artistes parisiens donna une soirée au Café Gillet. Gaston demanda au directeur de la tournée, le Montmartrois Castello, s'il pouvait dire quelques-unes de ses œuvres. Celui-ci, curieux, accepta. Couté récita "La statue de Jean de Meung", qui n'eut guère de succès; puis il dit "Le champ de naviots", en patois de son pays, ce qui lui valut des applaudissements unanimes et les encouragements de Castello.

En octobre 1898 (il a dix-huit ans), Gaston Couté prend le train pour Paris. Au moment de quitter son fils, le meunier sort sa bourse et lui tend quelques pièces en lui disant : "Tiens, voilà cent francs ! Tant que tu seras à Paris, je ne t'enverrai jamais d'argent. Tu reviendras au moulin quand tu voudras. Tu seras toujours bien reçu. Mais, dis-toi bien que tu n'auras plus un sou de moi." Gaston Couté avait aussi, dans une poche de son veston de velours à grosses côtes, un rouleau de poèmes, dont les plus représentatifs étaient : Le champ de naviots, Un bon métier, Le vieux trouvère, La Toinon, qu'il se disposait à proposer à quelques directeurs de cabarets.

Gaston Couté fit ses débuts montmartrois à "Al Tartaine", un petit cabaret du boulevard Rochechouart, près de la rue des Trois-Frères. Il amenait une bouffée d'air pur dans la chanson montmartroise avec son truculent patois beauceron. Il ne resta guère plus d'un mois dans ce cabaret, où il n'avait comme cachet que des cafés-crème et quelques croissants. Il passa ensuite à "L'Ane Rouge", avenue Trudaine. Il avait adopté comme costume une blouse bleue, des sabots et un large feutre. Il n'y était guère plus payé qu'au cabaret de ses débuts. Heureusement le peintre Jamet, qui l'avait pris en amitié, l'hébergeait. Deux mois plus tard, il était engagé aux "Funambules", que dirigeait Georges Oble. Il gagnait 3 fr. 50 par soirée et son existence s'était améliorée. Son tour de chant amenait de nombreux spectateurs; son nom était inscrit en gros caractères sur l'affiche, avec celui de chansonniers en vogue. La période de misère des débuts à Paris semblait terminée.

Jehan Rictus, qui disait ses poèmes aux "Funambules" écrit sur les débuts de Gaston Couté : "Nous nous trouvions incontestablement en présence d'un adolescent de génie qui, à ses dons extraordinaires, joignait déjà une technique des plus habiles et la connaissance approfondie du métier." Francine Lorée-Privas disait de lui : "Il nous étonnait tous par sa simplicité hardie, sa malice naïve, sa bonhomie sauvage, son ironie grave, sa jeunesse avisée autant que sa franchise libre et sa gaieté franche."

Pourtant, il était incapable d'économiser de l'argent; et c'est un garçon affamé et amaigri qui revint pour un temps à Meung-sur-Loire. Puis il retourna à Paris reprendre son tour de chant aux "Noctambules". Jules Mévisto, le directeur, porta son cachet à cinq francs par soirée, ce que gagnait un bon ouvrier de ce temps. Il pouvait donc vivre d'une façon décente et avoir une bonne chambre dans un hôtel, place Jean-Baptiste Clément. Mais, ainsi que presque tous les bohêmes, l'argent lui fondait dans les doigts, d'autant plus qu'il avait autour de lui une troupe famélique de chansonniers et d'artistes. Avec eux, il se mit à boire…

En septembre 1899, avec son ami Maurice Lucas, chansonnier dans le même cabaret, Gaston Couté fit un voyage mémorable dans l'Indre, à pied, jusqu'à Gargilesse, pour répondre à l’invitation de Gabriel Lion et de Claude Jamet, artistes en ce village... Leur itinéraire passa par Orléans, Blois, Cour-Cheverny, Romorantin, Mennetou, Vierzon, Mehun-sur-Yèvre, Bourges, Saint-Florent, Issoudun, Châteauroux. Au cours de cette équipée, Couté déclame ses textes, le soir, tandis que Lucas exécute sur le vif des pastels qui sont vendus au cours d’une tombola. A Châteauroux, ils sont accueillis au "Pierrot Noir", cabaret renommé à l’époque. Le texte des "Conscrits" naîtra vraisemblablement à Déols, où il provoquera d’ailleurs quelques incidents et lui valut ensuite quelques ennuis.

À vingt ans, Couté revint à Meung pour passer le Conseil de révision. Avant la visite il se drogua, but du vinaigre et ne mangea pas pendant quelques jours. À sa grande joie, il fut ajourné, puis définitivement exempté. C'est pendant ces années 1899-1900 que Gaston Couté écrivit quelques-uns de ses meilleurs poèmes: "Le Gas qu'a perdu l'esprit", "Le Gas qu'a mal tourné", "Le Christ en bois", "Les Gourgandines", "Les Electeurs".

En 1902, Gaston Couté était aux "Quat'-z-Arts", où il avait remplacé Jehan Rictus. Les thèmes restaient les mêmes, mais le patois beauceron avait pris la place de l'argot parisien (en fait, Couté disait souvent qu'il n'était pas un poète beauceron, mais un poète solognot, la Beauce, selon lui, commençant seulement après les dernières vignes et les derniers bois).

Dans l'été 1902, en compagnie de Maurice Lucas, il fit un court séjour au moulin de Clan. Leur principal passe-temps, quand ils ne s'attablaient pas dans les auberges, était la pêche. Mais les deux amis aimaient mieux être couchés dans l'herbe à discuter ou à déclamer quelques poèmes de leur cru. Ils mijotaient aussi les farces qu'ils pourraient faire dans le pays. En collaboration avec ce Maurice Lucas, Couté écrivit une pièce en un acte, "Leu' Commune", que l'éditeur Ondet publia en brochure (cette petite pièce de théâtre fut jouée à l'Université populaire de Pantin le 21 avril 1923).

Gaston Couté continuait son tour de chant dans divers cabarets. On le voyait au "Pacha-noir" et au "Carillon". De nouvelles chansons s'ajoutaient à son répertoire : "L'Ecole", "Les Mangeux d' terre", "L'Idylle des grands gas", "Monsieur Imbu"... Il continuait sa vie de bohême, sans souci du lendemain, avec des périodes d'aisance ou de gêne.

Il fit la connaissance de Liard-Courtois, un ex-forçat pour faits politiques. Il l'emmena avec sa femme passer quelques semaines chez ses parents à Meung.

En 1907, Gaston Couté fonda, avec Dumestre et Dominos, un petit cabaret, rue Champollion, en plein Quartier Latin. Cette boîte-à-chansons, appelée "La Truie qui file", n'eut que quelques mois d'existence.

Cette vie dans les cabarets montmartois et les hôtels miteux eut raison de sa santé: il devint tuberculeux. Et puis l'esprit parisien avait changé, le nationalisme remplaçait l'esprit frondeur, les chansonniers devaient édulcorer leur répertoire. Couté avec ses chansons au vitriol, devenait indésirable. Il eut plus de mal à trouver du travail dans les cabarets parisiens.

Certains soirs, Gaston Couté venait avec quelques camarades, s'attabler au "Lapin Agile". La salle de ce cabaret était pleine de chansonniers, d'artistes et de noctambules. Il y avait là des jeunes gens dont beaucoup se feront un nom dans les Lettres : Pierre Mac Orlan, Roland Dorgelès, Max Jacob, Francis Carco. Il connut et fréquenta aussi les artistes de la Butte : Steinlen, Poulbot, Picasso, Utrillo, Depaquit, J.-P. Dubray.

En revanche, aucune femme n'accepta de partager sa vie avec ce garçon bohème, sans logis, alcoolique :

Ça douét êt' bon d'la femme hounnête :
Gn'a qu'les putains qui veul'nt ben d'moué.
Et ça s'comprend, moué, j'ai pas d'rentes,
Parsounn' n'a eun' dot à m'dounner,
J'ai pas un méquier dont qu'on s'vante...
Moué ! j'sés un gâs qu'a mal tourné !

Au mois d'août 1909, Gaston Couté quittant Paris, était venu habiter rue des Mauves, dans un petit local qu'il avait loué cinquante francs pour la saison. Il aimait se promener sur les berges de la Loire, seul ou avec quelques amis. Parfois il se renfermait dans un silence total; parfois il se mettait alors à chanter à tue-tête des vieilles rengaines.

Le père Couté, prenant de l'âge, avait décidé de quitter le moulin de Clan. En 1901, il avait acheté à Meung-sur-Loire une vaste maison, 20, rue des Mauves. Il s'y installa en 1909 avec sa femme et y habitera jusqu'à sa mort en 1920 (Mme Couté mourra en 1927).

Gaston Couté continuait sa vie de chansonnier bohême. Malade, il était devenu un homme au visage émacié et pâle, avec de grands yeux brillants de fièvre. Vers 1909, Gaston Couté il loua une chambre meublée dans un hôtel place du Tertre.

Couté quitta rarement Paris. Il alla deux fois à Rouen, en 1906 et 1910. Cette année-là, avec quelques amis, dont Gabriel Reuillard, il ses poèmes dans un cabaret appelé "La boîte à Gabel", qui venait de s'ouvrir et qui était situé près du Pont Corneille, Il était payé cinquante francs par soirée. Le peintre Dumont, qui avait décoré ce cabaret, fit un excellent portrait de Couté. Il fit Couté aussi un court séjour en Belgique: pendant une quinzaine de jours il dit ses meilleurs poèmes au "Cabaret du Vieux Bruxelles ".

Un nombre important de poèmes de Coulé étaient alors mis en musique. L'éditeur Ondet avait le monopole exclusif de ces poèmes, qui paraissaient en deux feuillets et qui se vendaient fort bien. Avant 1914, chaque chanson coûtait 0 fr. 60. La série de dix 4 francs. Les quatre séries 12 francs. C'est le "Christ en bois" qui eut le plus fort tirage. Il y eut un projet entre Couté et Ondet: ses principales œuvres devaient être éditées en un volume, sous le titre "La chanson d'un gas qu'a mal tourné". Mais il y avait certainement plus de profit à vendre les chansons de Couté séparément. D'autre part Ondet publiait également les chansons de Théodore Botrel, qui avait l'appui des cercles catholiques; et ceux-ci firent des démarches auprès de l'éditeur afin qu'il ne publie pas en volume les poèmes anarchistes et anticléricaux de Couté.

Séduits par son farouche non-conformisme, par ses idées révolutionnaires et par la violence de beaucoup de ses poèmes, plusieurs mouvements révolutionnaires et anarchistes attirèrent Couté dans leurs rangs. Il participa aux fêtes populaires de Belleville, qui avaient lieu à la Maison du Peuple du XVIIIe arrondissement, rue Ramey, sous la direction de Victor Méric, qui disait de lui : "Il entrait de plain-pied dans la confiance populaire. Ses poèmes colorés, directs, aux images audacieuses et brutales, frappaient les imaginations, allaient au cœur du peuple."

Fernand Desprès fit entrer Couté à "La Guerre Sociale" que dirigeait Gustave Hervé. Le numéro du 22-28 juin 1910 de cet hebdomadaire, dans une courte notice annonçait que le poète chansonnier Gaston Couté avait "accepté de mener, dans ses colonnes, le bon combat contre la bêtise des Riches et des Maîtres, contre les iniquités de l'ordre bourgeois". Couté y publia une chanson par semaine sur les faits sociaux et politiques du jour. Mais ces chansons satiriques, rythmées sur des airs connus, écrites à la hâte au dernier moment, n'atteindront jamais l'envolée extraordinaire de ses premiers poèmes, car, afin d'être dans le ton acerbe et violent de ce journal extrémiste, il forçait trop la note. Cela lui rapportait de 150 à 200 francs chaque mois, ce qui était une somme importante pour l'époque. Il avait donc de quoi vivre décemment. Mais cet argent venait trop tard, puisque sa santé était définitivement compromise.

Dans l'été de 1910, Couté était revenu au pays. Malade, découragé, il affirmait une fois de plus que Paris le dégoûtait et qu'il venait s'installer définitivement dans sa région. Il avait trouvé un local à Meung-sur-Loire. Il s'y était installé, mais prenait souvent ses repas chez ses parents. Envoyant chaque semaine une chanson à "La Guerre Sociale ", il avait pourtant de quoi vivre au pays. Mais, encore une fois, il repartit vers la capitale.

Couté, dont les chansons étaient publiées dans les journaux et revues anarchistes comme "La Barricade", était très connu aussi dans les milieux syndicaux et on fredonnait ses chansons dans les ateliers. Au lieu d'en rire, les autorités se fâchèrent. Le 13 juin 1911, "La Guerre Sociale" annonça que Gaston Couté était poursuivi pour "outrages à la Magistrature", à cause d'une chanson "le tir'bouchon". Un ouvrier, arrêté au cours d'une manifestation, avait été trouvé porteur d'un tire-bouchon et avait été traduit en Correctionnelle pour port d'arme prohibée. Couté en avait fait une chanson sous le titre " Il avait an tire-bouchon", à chanter sur l'air de "Elle avait une jambe en bois":

Il avait un tir' bouchon
Dans la poch' de son veston
On s' demande où s'arrêt'ra
L'audace de ces scélérats ?

Le dernier cabaret où Gaston Couté se produisit s'appelait "Le Cabaret d'Alexandrette". C'était l'ancienne "Auberge des Adrets" qui avait eu, un certain temps, quelque notoriété et qui était située dans le sous-sol d'un grand café boulevard Saint-Martin. Couté y était entré vers le milieu de mai. Il n'y est resté qu'un mois environ.
Épuisé, terrassé par une phtisie galopante, il mourut à l'hôpital Lariboisière le 28 juin 1911.

Avant le départ du corps du l'hôpital, beaucoup de ses amis se rassemblèrent, des chansonniers, des artistes, des écrivains, des musiciens, des hommes politiques de gauche, des militants syndicalistes. Le chansonnier Xavier Privas prononça un rapide hommage. Puis le convoi prit lentement le chemin de la gare. Quand le cortège passa boulevard Magenta, des terrassiers formèrent une double haie.

Les obsèques de Gaston Couté eurent lieu à Meung-sur-Loire le samedi 1er juillet 1911. Selon un article paru à l'époque dans un journal régional, plus de 600 personnes étaient à l'enterrement. Mais la plupart des personnes étaient surtout venues pour M. Troulet, maire de Meung-sur-Loire, son beau-frère, et M. Eugène Couté, son père, qui étaient des notabilités du pays. Il n'y eut pas un seul parisien. Deux discours furent prononcés au cimetière. L'un par J. Veillard, qui fut son camarade de lycée, l'autre par G. Séjourné, maire de Saint-Ay. Sa dépouille fut déposée dans le caveau de famille...

Quelques jours après la cérémonie, le père de Couté vint à Paris mettre de l'ordre dans les affaires de son fils, Au cours d'une visite à l'éditeur Ondet, le vieil homme — qui n'avait vu jusqu'ici dans son fils qu'un garçon qui avait mal tourné — aurait demandé à Ondet: "Jamais je n'aurais cru que Gaston avait tant d'amis. Maintenant qu'il est mort, vous pouvez bien me le dire... Mon fils... il avait donc du talent?"

En 1916, un "poilu" de la guerre 14-18, jeune professeur de lettres, Romain Guignard, natif de la région d’Issoudun, s’efforça de retrouver l’œuvre de Couté, dont il a découvert les textes, dans les tranchées, dits par un soldat! Dès lors, sa vie durant, il n’aura de cesse de les mieux faire connaître.

*

QUELQUES TEXTES DE GASTON COUTÉ

LA RAC' DES BRUT'S ET DES CONSCRITS

V'là les conscrits d'cheu nous qui passent! ...
Ran plan plan! L' tambour marche d'vant;
Au mitan, l'drapieau fouette au vent...
Les v'là ceuss' qui r'prendront l'Alsace!

l's vienn'nt d'am'ner leu' numério
Et, i's s'sont dépêchés d'le mett'e:
Les gâs d'charru' su' leu' cassiette,
Les gâs d'patrons su'leu' chapieau.

Tertous sont fiârs d'leu'matricule,
Coumme eun' jeun' marié d'son vouél' blanc;
Et c'est pour ça qu'i's vont gueulant
Et qu'on les trouv' pas ridicules.

I's ont raison d'prend' du bon temps!
Leu' gaîté touche el'cœur des filles;
Et, d'vouèr leu's livré's qui pendillent,
Les p'tiots vourin avouèr vingt ans.

Les vieux vourin êt'e à leu'place;
Et, d'vant leu's blagu's de saligauds,
Des boulhoumm's tout blancs dis'nt: " I faut
Ben, mon guieu! qu'la jeuness' se passe... "

Et don', coumm'ça, bras-d'ssus, bras-d'ssous,
l's vont gueulant des cochonn'ries.
Pus c'est cochon et pus i's rient,
Et pus i's vont pus i's sont saoûls.

Gn'en a mém' d'aucuns qui dégueulent;
Mais les ceuss' qui march'nt core au pas,
Pour s'apprend'e à fair' des soldats,
l's s'amus'nt à s'fout' su' la gueule.

Pourquoué soldats? I's en sav'nt ren,
- l's s'ront soldats pour la défense
D'la Patri'! - Quoué qu'c'est? - C'est la France...
La Patri'!... C'est tuer des Prussiens!...

La Patri'! quoué! c'est la Patri'!
Et c'est eun' chous' qui s'discut' pas!
Faut des soldats! ... - Et c'est pour ça
Qu'à c'souér, su' l'lit d'foin des prairies,

Aux pauv's fumell's i's f'ront des p'tits,
- Des p'tits qui s'ront des gàs, peut-être? -
A seul' fin d'pas vouer disparaître
La rac' des brut's et des conscrits.

*

LE MAUVAIS GAS

Dans la chaleur roug' du couchant,
Démarch' fragile à l'horizon.
Il est un homme qui va lent'ment
Sur la p'tite rout' qui vient d' Roudon,

Silhouett' courbée contre le vent,
Qui s'avanc' d'un pas nonchalant...

Un p'tit gamin, béret, blous' noire,
Culott's court's, gros godillots,
Passe en courant, rempli d'espoir,
Puis fil' vers les Mauv's au galop.

Mauv's, qui étir'nt leurs eaux lascives
Sur les bras paisibl's de leurs rives...

Il se couch' près de la rivière,
Puis il dépos' tout doucement
Sur un barrag' construit de pierres
Un' roue de bois, délicat'ment.

Les Mauves chant'nt, la roue chuchote,
L'enfant se lèv' et puis sifflote...

Sous son chapeau cerclé de sueur,
L'homm', sans un mot, s'est approché.
Les lèvres sèch's, la peine au cœur,
Des jours durant il a marché,

Visage maigr' aux traits tirés,
Barbu, crasseux et affamé...

Le gamin encor' endormi
S'assied moros' à gauch' du père,
Cartabl' sur ses genoux bleuis
Par la morsure de l'hiver.

Hue ! Le cheval tir' la carriole
Vers la Nivelle où est l'école...

Devant la porte du moulin,
Un gras du ventr' et moustachu,
Laisse échapper des mots malsains
A l'attention du nouveau v'nu.

Voilà encor' ce crève-la-faim !
Ce mécréant ! Ce bon à rien !

Une femm' s’approch', s’essui' les mains
Sur son vieux tablier à fleurs.
Pendue au cou de son gamin,
La mère l'embrass', sourit et pleure...

A son oreill', tout bas, elle dit :
Qu'allais-tu donc faire à Paris ?

Pour plusieurs mois
Ou quelques jours,
Le mauvais gars
Est de retour !

*

LE GAS QU'A PERDU L'ESPRIT

Par chez nous, dans la vieille lande
Ousque ça sent bon la lavande,
Il est un gâs qui va, qui vient,
En rôdant partout comme un chien
Et, tout en allant, il dégoise
Des sottises aux gens qu’il croise.

— Honnêtes gens, pardonnez-lui
Car il ne sait pas ce qu’il dit :
C’est un gâs qu’a perdu l’esprit ! —

Ohé là-bas ! bourgeois qui passe,
Arrive ici que je t’embrasse ;
T’es mon frère que je te dis
Car, quoique t’as de bieaux habits
Et moi, des hardes en guenille,
J’ont tous deux la même famille

Ohé là-bas ! le gros vicaire
Qui menez un défunt en terre,
Les morts n’ont plus besoin de vous,
Car ils ont bieau laisser leurs sous
Pour acheter votre ieau bénite,
C’est point ça qui les ressuscite...

Ohé là-bas ! Monsieu' le Maire,
Disez-moué donc pourquoi donc faire
Qu’on arrête les chemineux
Quand vous, qui n’êtes qu’un voleu'
Et peut-être ben pis encore,
Le gouvernement vous décore.

Ohé là-bas ! garde champêtre,
Vous feriez ben mieux d’aller paître
Qu’embêter ceux qui font l’amour
Au bas des talus, en plein jour ;
Regardez si les grandes vaches
Et les petits moineaux se cachent.

Ohé là-bas ! bieau militaire
Qui traînez un sabre au derrière
Brisez-le, jetez-le à l’ieau
Ou ben donnez-le moi plutôt
Pour faire un coutre de charrue...
Je mourrons ben sans qu’on nous tue.

Et si le pauvre est imbécile
C’est d’avoir trop lu l’Evangile ;
Le fait est que si Jésus-Christ
Revenait, aujour d’aujord’hui,
Répéter cheu nous, dans la lande
Ousque ça sent bon la lavande.
Ce que dans le temps il a dit,
Pas mal de gens dirin de lui :
"C’est un gâs qu’a perdu l’esprit ! ..."

*

LE GÂS QU'A MAL TOURNÉ

Dans les temps qu’j’allais à l’école,
— Oùsqu’on m’vouéyait jamés bieaucoup, —
Je n’voulais pâs en fout’e un coup ;
J’m’en sauvais fér’ des caberioles,
Dénicher les nids des bissons,
Sublailler, en becquant des mûres
Qui m’barbouillin tout’la figure,
Au yeu d’aller apprend’ mes l’çons ;
C’qui fait qu’un jour qu’j’étais en classe,
(Tombait d’ l’ieau, j’pouvions pâs m’prom’ner !)
L’ mét’e i’ m’dit, en s’levant d’ sa place :
« Toué !... t’en vienras à mal tourner ! »

Il avait ben raison nout’ mét’e,
C’t’houmm’-là, i’d’vait m’counnét’ par cœur !
J’ai trop voulu fére à ma tête
Et ça m’a point porté bounheur ;
J’ai trop aimé voulouèr ét’ lib’e
Coumm’ du temps qu’ j’étais écoyier ;
J’ai pâs pu t’ni’ en équilib’e
Dans eun’ plac’, dans un atéyier,
Dans un burieau... ben qu’on n’y foute
Pâs grand chous’ de tout’ la journée...
J’ai enfilé la mauvais’ route !
Moué ! j’sés un gâs qu’a mal tourné !

À c’tt’ heur’, tous mes copains d’école,
Les ceuss’ qu’appernin l’A B C
Et qu’écoutin les bounn’s paroles,
I’s sont casés, et ben casés !
Gn’en a qui sont clercs de notaire,
D’aut’s qui sont commis épiciers,
D’aut’s qu’a les protections du maire
Pour avouèr un post’ d’empléyé...
Ça s’léss’ viv’ coumm’ moutons en plaine,
Ça sait compter, pas raisounner !
J’pense queuqu’foués... et ça m’fait d’la peine :
Moué ! j’sés un gâs qu’a mal tourné !

Et pus tard, quand qu’i’s s’ront en âge,
Leu’ barbe v’nu, leu’ temps fini,
I’s vouéront à s’mett’e en ménage ;
I’s s’appont’ront un bon p’tit nid
Oùsque vienra nicher l’ ben-êt’e
Avec eun’ femm’... devant la Loué !
Ça douét êt’ bon d’la femme hounnête :
Gn’a qu’les putains qui veul’nt ben d’moué.
Et ça s’comprend, moué, j’ai pas d’rentes,
Parsounn’ n’a eun’ dot à m’dounner,
J’ai pas un méquier dont qu’on s’vante...
Moué ! j’sés un gâs qu’a mal tourné !

I’s s’ront ben vus par tout l’village,
Pasqu’i’s gangn’ront pas mal d’argent
À fér des p’tits tripatrouillages
Au préjudic’ des pauv’ers gens
Ou ben à licher les darrières
Des grouss’es légum’s, des hauts placés.
Et quand, qu’à la fin d’leu carrière,
I’s vouérront qu’i’s ont ben assez
Volé, liché pour pus ren n’fére,
Tous les lichés, tous les ruinés
Diront qu’i’s ont fait leu’s affères...
Moué ! j’s’rai un gâs qu’a mal tourné !

C’est égal ! Si jamés je r’tourne
Un joure r’prend’ l’air du pat’lin
Ousqu’à mon sujet les langu’s tournent
Qu’ça en est comm’ des rou’s d’moulin,
Eh ben ! i’ faura que j’leu dise
Aux gâs r’tirés ou établis
Qu’a pataugé dans la bêtise,
La bassesse et la crapulerie
Coumm’ des vrais cochons qui pataugent,
Faurâ qu’ j’leu’ dis’ qu’ j’ai pas mis l’nez
Dans la pâté’ sal’ de leu-z-auge...
Et qu’c’est pour ça qu’j’ai mal tourné !...


LA CHANSON DE PRINTEMPS DU CHEMINEUX
J'sais pas c'qui m'produit c't'effet là,
Mais, j'cré ben qu'c'est l' Printemps que v'là ;
Son cochon d'soleil m'émoustille,
Mon cœur bat coumme eun enragé !
Dam', vous savez, à l'âg' que j'ai
J'aurais grand besoin d'me purger ;
J'veux eun' fille !

A chaqu' maison que j'vas frapper,
Ça m'rend tout chos' d'entendr' japper
Les chiens en chass' darriér' leu' grille.
Et, quand que j'les vois deux par deux,
Les moignieaux m'ont l'air si heureux
Qu'ça m'dounn' des envi's d'fair' coumme eux ;
J'veux eun' fille !

Pisque les gâs qui foutent rien,
Les chanceux, les ceuss' qu'à l'moyen
D'avoér eun' femme et d'la famille
Font ben l'amour itou queuqu'fois...
Pourquoué que j's'rais moins qu'les borgeois ?
Moué, non pus, bon Guieu ! j'se'pas d'bois...
J'veux eun' fille !

Des fill's ! on peut pas vivr' sans ça ;
On s'en pass'pas pus qu'on s'pass'ra
De l'air, du "boère" et d'la croustille ;
Et, mêm', pour casser un morcieau,
J'attendrai ben jusqu'à tantôt...
A c'tte heur', c'est d'la fumell' qu'i m'faut ;
J'veux eun' fille !

Et quoiqu' j'soy' pas appétissant
Quand qu'on m'voit coumm'ça, en passant,
Dans ma p'lur' qu'est pus qu'eun' guenille,
Ej'm'en fous... à d'main coumme à d'main,
Et gare aux fill's, le long du ch'min...
Faura que j'mang' pisque j'ai faim ;
J'veux eun' fille !

*

L'AUMÔNE DE LA BONNE FILLE

Un jour, un pauv'er trimardeux
Qu'allait l'vent'vid', qu'allait l'vent'creux
En traînant son bâton de houx,
Un jour, un pauv'er trimardeux
S'en vint à passer par cheu nous !

Alla balancer le pied d'biche
De Monsieu l'maire à son château
Et fit demande aux gens du riche
D'un bout d'pain et d'un gob'let d'ieau ;
Mais les domestiqu's, qui se moquent
Des vent's en pein', des gens en loques,
Li dir'nt : " Va t'en chercher ailleurs !
Ici on n'dounn' qu'aux électeurs".

Un jour, un pauv'er trimardeux
Qu'allait l'vent'vid', qu'allait l'vent'creux
En traînant son bâton de houx,
Un jour, un pauv'er trimardeux
S'en vint à passer par cheu nous...

Alla cougner au presbytère
Dans l'espoir que l'on y dounn'rait
Queuqu's sous de d'ssus l'tronc d'la misère ;
Mais l'curé, qu'était 'cor guill'ret,
Confessait eune pêcheresse
Qu'avait moins d'pêchés que d'joliesse ;
Et l'pauv' peineux eut bieau gémir,
Parsounn, s'am'na pour li'ouvrir !

Alors, s'assit en cont'e eun'borne,
Tout en r'gardant les p'tits moignieaux
Picoter su' la grand' rout' morne
Dans l'crottin tout frais chié des ch'vaux,
Quand qu'eun' sarvant' qui m'nait à paître
Le bieau troupet d'vach's à son maître,
Passa tout prés d'où qu'était l'gas
Et li causa tout bas, tout bas.

Dans les foins hauts, les foins qui grisent,
A s'laissa faire ; et l'pauv' glouton
S'mit à boulotter les cerises
De sa bouche et d'ses deux têtons,
Lampa coumm' du vin chaud l'ivresse
De ses bécots et d'ses caresses ;
Pis, quand qu'i' fut ben saoul, ben las,
I' s'endormit ent' ses deux bras.

Un jour, un pauv'er trimardeux
Qu'allait l'vent'vid', qu'allait l'vent'creux
En traînant son bâton de houx,
Un jour, un pauv'er trimardeux
S'en vint à passer par cheu nous...

*

LA DERNIÈRE BOUTEILLE

Les gas ! apportez la darniér' bouteille
Qui nous rest' du vin que j'faisions dans l'temps,
Varsez à grands flots la liqueur varmeille
Pour fêter ensembl' mes quat'er vingts ans...
Du vin coumm' c'ti-là, on n'en voit pus guère,
Les vign's d'aujord'hui dounn'nt que du varjus,
Approchez, les gas, remplissez mon verre,
J'ai coumm' dans l'idé' que j'en r'boirai pus !

Ah ! j'en r'boirai pus ! c'est ben triste à dire
Pour un vieux pésan qu'a tant vu coumm' moué
Le vin des vendang's, en un clair sourire
Pisser du perssoué coumme l'ieau du touet ;
On aura bieau dire, on aura bieau faire,
Faura pus d'un jour pour rempli' nos fûts
De ce sang des vign's qui'rougit mon verre.
J'ai coumm' dans l'idé' que j'en r'boirai pus !

A pesant, cheu nous, tout l'mond' gueul' misère,
On va-t-à la ville où l'on crév' la faim,
On vend poure ren le bien d'son grand-père
Et l'on brûl' ses vign's qui n'amén'nt pus d'vin ;
A l'av'nir le vin, le vrai jus d'la treille
Ça s'ra pour c'ti-là qu'aura des écus,
Moué que j'viens d'vider nout' dargnier' bouteille
J'ai coumm' dans l'idé' que j'en r'boirai pus.


JULES MAIGRET, LE COMMISSAIRE EN RETRAITE

A Meung-sur-Loire, une petite rue dans un quartier sans pittoresque a été baptisée "rue du Commissaire-Maigret" pour rappeler que Georges Simenon avait décidé que son fameux commissaire serait propriétaire, à Meung, d’une maison dans laquelle il prendrait sa retraite.

En 1934, Simenon — décidé de se débarrasser de son commissaire Maigret, dont il avait raconté une vingtaine d'enquêtes — avait choisi de le mettre à la retraite. Dans L’Ecluse n°1, puis dans Maigret, publiés chez Fayard, il l’installait définitivement dans une petite maison de Meung-sur-Loire. Mais, à la demande pressante de son nouvel éditeur, Gallimard, il a dû faire reprendre du service à son commissaire, qui réapparaît donc dans une vingtaine de nouvelles écrites entre 1936 et 1939. Toutefois, pour se changer un peu du Quai des Orfèvres (c’est ce qu’il dit dans les Mémoires de Maigret), dans certaines de ces nouvelles, écrites en 1938, Simenon mit de nouveau son Maigret en retraite à Meung-sur-Loire : dans L’Etoile du Nord, il est à la veille de la retraite ; dans trois autres nouvelles, il est sollicité pour mener des brèves enquêtes à Meung (Ceux du Grand-Café), à Châteauneuf-sur-Loire (Le Notaire de Châteauneuf) et à Paris (Mademoiselle Berthe et son amant). Dans les six romans suivants, le commissaire est de nouveau en activité au Quai des Orfèvres. Puis, en 1945-1946, Simenon reprit l'idée d'un Maigret retraité à Meung, mais quittant cette ville pour mener une enquête dans la région de Melun (Maigret se fâche) et même en Amérique (Maigret à New-York).

Encore une trentaine de romans dans lesquels Maigret reprend du service. Puis Simenon, remontant dans l’histoire de son personnage, le montra préparant sa retraite, achetant sa maison à Meung-sur-Loire (Maigret aux assises, 1959), allant y passer ses week-end (La Patience de Maigret,1965 et  Maigret et le Tueur, 1969) ou ses vacances (Maigret et les braves gens, 1961) avant d’y prendre sa retraite.

En 1950, pour expliquer cette absence de continuité narrative, Simenon a donné la parole au commissaire lui-même dans ses Mémoires : "Il y a eu une époque où, sans m’en avertir, il m’a mis à la retraite, alors que je n’y étais pas encore et qu’il me restait à accomplir plusieurs années de service. Nous venions d'acheter notre maison de Meung-sur-Loire et nous passions tous les dimanches que j'avais de libres à l'aménager. Simenon est venu nous y voir. Le cadre l'a tellement enchanté que, dans le livre suivant, il anticipait sur les événements, me vieillissait sans vergogne et m'y installait définitivement. – Cela change un peu l’atmosphère, m’a-t-il dit quand je lui en ai parlé. Je commençais à en avoir assez du Quai des Orfèvres."

C’est le lecteur, donc, qui doit reconstituer chronologiquement l’histoire des rapports entre Maigret et Meung-sur-Loire.

Maigret a toujours été attiré par la Loire, où il est possible de pêcher (Maigret s’amuse). Bien avant sa retraite, Maigret et sa femme venaient souvent à Meung ; ils logeaient à l'hôtel Fayet, où ils étaient presque de la famille. Puis le commissaire s'est décidé à y acheter aux enchères une très vieille bâtisse avec jardin (Maigret aux assises). Il l’a fait arranger et y a fait installer l’électricité (L’Etoile du nord). A cette époque, une femme du pays venait deux fois par semaine pour l’aérer, prendre les poussières, entretenir les parquets et passer les meubles à l’encaustique ; son mari s’occupait du jardin. Maigret y venait seulement pour les fins de semaine, dans une voiture conduite par Mme Maigret (Maigret et le tueur). Une année, il a pu y passer trois semaines de vacances (Maigret et les braves gens). C'est là qu'ensuite il a pris sa retraite, plus tard que prévu, puisque l’âge de la retraite, pour les commissaires, était passé de 55 ans à 68 ans (Maigret et le tueur).

Une fois à la retraite, quittant Meung au moins à deux reprises, Maigret est allé avec sa femme faire un voyage à Londres (Tempête sur la Manche) et lui-même a fait un séjour à Cannes (L’improbable Monsieur Owen). Il arrivait aussi que le commissaire fût sollicité pour s’occuper d’une affaire à Châteauneuf-sur-Loire (Le notaire de Châteauneuf), dans la région de Melun (Maigret se fâche), à Paris deux fois (Maigret et Mademoiselle Berthe et son amant) et même à New-York (Maigret à New-York).

Finalement, comme il s’ennuyait un peu chez lui, surtout l’hiver, Maigret, qui désormais connaissait tout le monde à Meung, prit l’habitude d’aller chaque jour jouer aux cartes avec les habitués du Grand-Café… ce qui lui donna d’ailleurs l’occasion d’être confronté à une dernière affaire (Ceux du Grand-Café).

Après, il ne lui resta plus qu’à écrire ses mémoires (Les mémoires de Maigret).

C’est ainsi que Jules Maigret est devenu une "figure" de Meung-sur-Loire.

Certes Denis Tillinac, auteur du Mystère Simenon, a écrit : "J’ai cru identifier sur place l’ancien presbytère où il s’adonne au jardinage, et même le café où il tape le carton avec les commerçants du cru. Tout a changé. Maigret serait peut-être dépaysé. Pas moi. Ce Val de Loire, c’est encore une réminiscence du temps où Simenon sillonnait la France des fleuves et des canaux à bord de sa péniche, avec son épouse, sa maîtresse, ses pipes et son chien." (D. Tillinac, "Une initiation simenonienne", dans Tout Maigret, éd. Omnibus, t. X, P. XIV). Pourtant on chercherait en vain la maison de Maigret, purement imaginaire, dans cette ville qui n’est jamais décrite : Simenon ne mentionne ni le château, ni la collégiale Saint-Liphard, ni les Mauves, mais seulement le cimetière, le pont, une rue bordée de becs-de-gaz, un hôtel Fayet, trois cafés, le Commerce, le Cheval-Blanc et, près du pont, le Grand-Café avec sa terrasse et ses lauriers dans des tonneaux verts, en face d'une boucherie avec des marbres et une grille rouge.

La maison de Maigret fait penser à un presbytère (Maigret aux assises, Maigret et l’homme tout seul), à une "maison de curé" (Maigret et le tueur), avec, à la porte, un heurtoir, qui retentit quand quelqu'un vient solliciter l’aide du commissaire (Maigret se fâche).

C'est une bâtisse à un étage, auquel on accède par un escalier, dont la rampe est ornée d'une boule de cuivre (Maigret se fâche); quand on le descend, il faut baisser la tête à la huitième marche pour ne pas heurter la solive (Maigret).

Au rez-de-chaussée, la salle à manger sert à l'occasion de bureau (Les Mémoires de Maigret). Le salon sent le parloir de couvent, avec des fenêtres à petits carreaux découpant mystérieusement les faisceaux du soleil et une cheminée de pierre. Tout près, dans un couloir dallé, est installé un coffre à bois aux armes de François Ier qui a été trouvé chez un antiquaire de la région (Maigret aux assises). La cuisine, de trois marches en contrebas, avec un plafond à grosses poutres, un sol carrelé de rouge (Maigret) et des dalles de pierre bleuâtres (La patience de Maigret), a gardé sa ancienne pompe dans un coin (Maigret aux assises).

Entre la cuisine et le jardin, une petite cour, genre patio espagnol, également à carreaux rouges est en partie couverte ; c’est l’endroit que les Maigret apprécient le plus. On y a installé un fourneau et un buffet et ils y prennent la plupart des repas. (Maigret se fâche).

Le jardin est entouré de murs bas crépis à la chaux couverts d’espaliers (Le notaire de Châteauneuf), derrière lesquels coule la Loire. Maigret y cultive des laitues, des melons des tomates ; dans la pelouse et au pied de la murette du fond fleurissent des crocus, des jonquilles, des tulipes (Maigret et le tueur). Dans un coin, à l'ombre, sont installés une table de fer, un banc peint en vert, une fontaine d'émail, avec une serviette accrochée au mur, ce qui permet de se laver les mains quand on vient de travailler la terre (Le notaire de Châteauneuf). Ouverte dans un des murs du jardin, une petite porte verte donne sur une venelle descendant vers la Loire (Ceux du Grand-Café).

Maigret, retraité, pêche à la ligne dans un bachot sur la Loire (Maigret), bricole dans un cabanon au bord du fleuve (Ceux du Grand-Café), s'occupe du jardin où on le voit, la pipe au dents, un vieux chapeau de paille sur la tête, pataugeant béatement dans un carré de tomates si mûres qu'elles s'écrasent, saignantes, sur le sol (Le notaire de Châteauneuf). L'été on le trouve dans le jardin avant le lever du soleil (Maigret à New-York). Il lui arrive d’y faire la sieste dans un fauteuil-hamac (La patience de Maigret). Ou bien, en sabots vernis, il va au café du Commerce faire un jacquet ou s’arrête au Grand-Café pour boire un demi ou un apéritif à l’eau ou, au moment des vendanges, quelques fillettes de vin nouveau. Au bout de quelques années de retraite, il s’y intègrera au petit groupe des habitués joueurs de belote (Ceux du Grand-Café).
Avec sa femme, ils font des promenades : par la venelle, ils descendent à pas tranquilles vers la Loire ou montent jusqu’au cimetière et reviennent, bras dessus bras dessous, en suivant le bord du fleuve (Ceux du Grand-Café).

Dans son jardin ou au hasard de ses promenades, Maigret se montre sensible aux beautés de la nature ligérienne :
"Ce soir-là, ils allèrent se promener à pas tranquilles, descendant jusqu'à la Loire qui, après les pluies du début de la semaine, roulait des eaux boueuses et charriait des branches d'arbres." (Maigret et le tueur)
"De toutes choses on croyait voir monter dans le soleil comme une transparente buée de chaleur, et les mouches engourdies semblaient avoir peine à avancer dans un air trop épais." (Le notaire de Châteauneuf)
"Une énorme lune nageait au-dessus des peupliers sans feuilles et rendait le ciel si clair que les moindres branches s'y dessinaient, et que la Loire, au-delà du tournant, n'était qu'un grouillement de paillettes argentées.Vent d'est! pensa machinalement Maigret, comme l'eût pensé n'importe quel habitant du pays en voyant griser la surface du fleuve." (Maigret)
"Ils marchaient lentement, tous les deux, tout en écartant les hautes herbes sur leur passage, et des chardons restaient accrochés au pantalon de l'ancien commissaire. Il s'arrêta, faisant de petits yeux à cause du soleil, et contempla le paysage qu'égayaient les eaux murmurantes de la Loire." (Ceux du Grand-Café).

En donnant à son Maigret les goûts attribués généralement aux retraités – pêche à la ligne, sieste, jardinage et belote au café du coin – Simenon a voulu insister sur l’humanité banale de son personnage (qui ne sait même pas conduire une voiture). L’ancien commissaire aime cette vie à Meung-sur-Loire, ronchonne quand on vient le déranger, mais le fait qu’il acceptait encore de s’occuper de quelque affaire "était la preuve qu’il n’était pas si heureux dans son jardin qu’il voulait le faire croire…" (Mademoiselle Berthe et son amant).


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