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ANATOLE FRANCE À LA BÉCHELLERIE

(SAINT-CYR-SUR-LOIRE)


Anatole France

A l’âge de 70 ans, Anatole France était un écrivain reconnu et honoré qui avait alors publié l’essentiel de son œuvre (vers "parnassiens", contes, romans historiques ou philosophiques, critique littéraire). Il venait de faire paraître Les Dieux ont soif et La Révolte des Anges, deux romans qui reçurent un accueil triomphal dès leur mise en librairie.

Certes il s’était fait maints ennemis dans la bourgeoisie bien pensante par ses attaques contre la religion catholique, par sa défense de Dreyfus, par son adhésion au socialisme. Mais ses lecteurs étaient séduits par sa liberté de pensée, par ses paradoxes, ses réflexions ironiques et un mélange original d’hédonisme et de pessimisme. On le trouvait sympathique lorsqu’il disait : "Je n'ai pas assez de vertu pour croire et professer la religion de l'humanité. Je n'ai pas le courage de renoncer aux fantaisies, aux caprices de la conscience individuelle. J'aime mes erreurs. Je ne veux pas renoncer à la liberté délicieuse de m'égarer, de me perdre, de perdre mon âme. Je veux pouvoir me tromper chaque fois que j'en aurai envie."


Anatole France s’aménage une "maison des champs" en Touraine

Lorsque survint l’assassinat de Jaurès, Anatole France venait d’achever une série de voyages (Belgique, Hollande, Allemagne, Russie, Autriche, Italie, Angleterre…). Très vite éclata cette "conflagration européenne ou mondiale" qu’il avait pressentie dès 1908, comme on le voit dans la préface à sa Vie de Jeanne d’Arc.

Parce que sa maison parisienne au 5 villa Saïd devait être alors entièrement rénovée, parce que sa nouvelle demeure de Versailles ne lui plaisait guère et surtout parce que, si l’ennemi allemand réussissait à entrer dans Paris, il risquait d’être pris comme otage, Anatole France décida, dans l’affolement qui précéda la bataille de la Marne, de gagner la Touraine et de louer, à Saint-Cyr-sur-Loire, au hameau de La Clarté, une propriété qu’il avait visitée en juillet, la Béchellerie. Au début de 1915, il s’y installa définitivement, avec tout son mobilier. En octobre 1916, il se porta acquéreur de cette propriété pour 45.000 francs.

Cette Béchellerie, proche de la Loire et dominant la vallée de la Choisille, lui avait plu d’emblée. Riche de ses droits d’auteur, il agrandit son domaine par des acquisitions successives jusqu’à une douzaine d’hectares, il restaura la maison, l’aménagea ; et, surtout, il la remplit de meubles et d’objets d’art. Un petit pavillon donnant sur le jardin fut aménagé en bibliothèque. C'est là que Michel Corday le montre "tirant d'un rayon un volume ancien, estimant du regard la reliure, caressant le dos d'une main amoureuse, frappant amicalement le plat, feuilletant le volume d'un index agile, étonnamment effilé, et commentant ce livre en y ajoutant une glose généralement plus brillante que le texte lui-même."

Une partie des anciennes dépendances fut transformée en chambres pour les amis ; on l’appela "les Lapins" parce que c’était un ancien clapier. Du côté du jardin, il supprima une véranda et un passage vitré disgracieux. Au bord du bassin, devant la façade, fut installée une copie de la Baigneuse de Falconet. Les travaux durèrent bien après la fin de la guerre.

A l'intérieur Anatole France voulut recréer le cadre de sa maison de la "villa Saïd", cadre fait de boiseries, de livres, de tableaux, d'œuvres d'art, avec deux préférences marquées, la Grèce et le XVIIIe siècle (car, pour lui, le XIXe siècle c'était "de la basse époque"). Ces objets, il les déplaçait sans cesse, se promenant avec un marteau et des clous pour chercher de nouveaux emplacements.

La pièce principale était le salon, décoré de boiseries, avec des fauteuils en os de mouton et un torse grec que l'écrivain avait découvert dans une baignoire chez un antiquaire de Rome. Sur la cheminée, une terre cuite grecque de Myrina représentant un Éros lui avait été offerte par Nubar Pacha pour le remercier d'avoir pris la défense des Arméniens.

À la suite, une petite bibliothèque abritait de nombreuses reliures anciennes et des éditions princeps de Rabelais, Montaigne, Racine ou Voltaire dans un décor de boiseries. C'est que, par l'intermédiaire des livres, tout l'intéressait… sauf lui-même : "Loin de chercher à me connaître, je me suis toujours efforcé de m'ignorer. Je tiens la connaissance de soi comme une source de soucis, d'inquiétudes et de tourments. Je me suis fréquenté le moins possible. Il m'a paru que la sagesse était de se détourner de soi, de son image, et de s'oublier résolument. Petit et grand, jeune et vieux, j'ai toujours vécu le plus loin possible de moi-même."


La vie d’Anatole France à la Béchellerie

Anatole France résida dans cette propriété pendant les quatre années de la guerre et même les années suivantes, jusqu’à sa mort. Il allait assez souvent à Paris pour participer à diverses manifestations ou pour se montrer à l’Académie. Presque chaque hiver, il quittait la Touraine pour passer deux mois sur la Côte d’Azur, au Cap d’Antibes. Mais cette vie à l’hôtel ne lui convenait guère : après son dernier séjour, au début de 1921, il disait à ses amis : "Je ne vais plus à la Côte d’Azur. J’ai horreur des hôtels et des voisinages de chambres. La nuit, on entend des gens qui font l’amour. Autrefois, cela m’était agréable. Maintenant cela me donne des regrets superflus."

Dès le printemps 1920, il put à nouveau disposer de sa maison de la villa Saïd, entièrement restaurée. Toutefois il passa ses dernières années essentiellement à la Béchellerie. Le prix Nobel de littérature lui donna l’occasion de son dernier grand voyage, à Stockholm et à Berlin, en décembre 1921.

Au début de son séjour en Touraine il avait été plutôt mal accueilli parce que, alors que l’incendie de la cathédrale de Reims avait augmenté chez les Français la haine de l’ennemi allemand, il avait eu la maladresse d’écrire qu’il fallait envisager, lorsque l’ennemi aurait été vaincu, une possible réconciliation entre France et Allemagne. On jeta des pierres contre les volets, on tenta de forcer la grille d’entrée et la propriété dut être mise sous la protection de la gendarmerie. Cette hostilité reprit en 1918 lorsqu’il protesta contre l’arrestation de Joseph Caillaux qui, lui aussi, avait préconisé un rapprochement franco-allemand. Il reçut alors maintes lettres d’insultes et de menaces. Cela ne l’empêcha pas, lorsque Caillaux fut libéré, d’organiser pour lui une réception à la Béchellerie afin de défier Clémenceau et les juges qui l’avaient condamné.

Alors qu’il suivait l’évolution de la guerre depuis sa retraite tourangelle, Anatole France s’imposa une certaine discrétion. Toutefois sa correspondance montre son profond pessimisme devant la bêtise et les "sinistres niaiseries" de ceux qui parlaient d’extermination régénératrice, de ceux qui refusaient, lorsqu’elle était donnée, l’occasion d’une "paix sans victoire", préférant continuer une guerre qui, disait-il avec une ironie douloureuse, "ne fait perdre à la France que dix mille hommes par jour" !

Toutefois, malgré ses prises de position en matière de religion et de politique, Anatole France avait su se rendre sympathique aux Tourangeaux qui venaient parfois essayer d'apercevoir le "grand homme" à barbe blanche dans sa propriété. Il recevait beaucoup à la Béchellerie, qui, selon sa volonté, restait ouverte à tous les visiteurs désireux de rencontrer le "Maître" et d’obtenir de lui quelque dédicace. Cette petite comédie mondaine l’amusait.

Les intimes, eux, venaient à la Béchellerie, surtout le dimanche, pour entendre l’écrivain parler brillamment de tous les sujets, de la religion, de la politique, de la guerre. Nous avons un écho de ses propos grâce à son ami Marc Le Goff qui en a transcrit l'essentiel dans son ouvrage Anatole France à la Béchellerie. On y découvre un homme volontiers anticonformiste, qui adorait Georges Courteline et qui accueillait le pittoresque Charles Roppoport, un journaliste d’origine russe, barbu, sale et débraillé, qui, avec sa fille, prônait la révolution… tout en profitant des avantages de la vie bourgeoise.

Quand l’Amérique s’engagea dans le conflit, Tours devint le quartier général du général Pershing et la Béchellerie reçut de fréquentes visites d’officiers américains qui venaient saluer l’homme célèbre comme s’il faisait partie des curiosités de la ville. Quentin Roosevelt, le fils du président, accompagné d’une jeune femme blonde, vint un jour uniquement pour voir l’illustre personnage pendant quelques minutes.

Beaucoup de ses visiteurs étaient des réfugiés qui s’étaient éloignés de Paris et étaient venus à Tours où les hôtels leur "louaient à prix d’or des greniers abominables". Ils en profitaient pour rendre visite à "Monsieur France" : en mai-juin 1918, il y eut parfois affluence, le dimanche, à la Béchellerie.

Comme il possédait une automobile (d’abord une Panhard-Levassor rouge puis une Voisin dernier modèle), Anatole France ne vivait pas en reclus à la Béchellerie. Il faisait des promenades dans la région, à la pagode de Chanteloup, à la Chavonnière de Paul-Louis Courier, à Vendôme. Il aimait se faire conduire à Tours et s'installer dans la l’arrière-boutique du libraire Tridon, rue Nationale, où, au milieu des livres, assis sur un vaste fauteuil, il conversait avec les clients de la librairie. Sa longue cape et son chapeau à larges bords étaient célèbres en ville et on ne manquait pas de le remarquer lorsqu’il était assis à la terrasse du Café de l’Univers ou lorsqu’il dînait dans quelque cabaret à la mode. Il lui arrivait aussi d’entrer, rue des Halles, dans la boutique Le Printemps, tenue par Edouard Dubiau, bonnetier : "Là, au premier étage, dans une toute petite pièce où se trouvaient étalées les robes, les blouses et les pièces de lingerie, assis au milieu des cartons ouverts remplis de chemises ornées de dentelles et de pantalons de batiste, M. France interrogeait ses fidèles sur le cours des événements."


Anatole France avec sa seconde femme Emma et son petit-fils Lucien

A la Béchellerie, Anatole France vivait avec Emma Laprévotte, ancienne femme de chambre de Mme Arman de Caillavet, sa maîtresse et son égérie pendant vingt ans. Quelques mois après la mort de cette dernière, il avait installé Emma comme gouvernante à la maison de la villa Saïd. Il eut alors plusieurs aventures féminines avant de prendre une nouvelle maîtresse, Mme Gagey. Celle-ci s’étant suicidée quelques mois après, Anatole France éleva Emma au rang de concubine et l’emmena passer l’hiver 1911 au Cap d’Antibes. Elle l’accompagnera aussi dans son voyage du printemps 1913 en Italie, en Allemagne, en Russie, en Autriche et à Londres.

Cette Emma Laprévotte, alors âgée de 40 ans, était une femme dévouée mais sans culture. Devant ses invités, Anatole France, qui l’appelait Tico (petit Coco), exerçait contre elle sa verve et son ironie : "Tico est une femme précieuse, disait-il, elle a un avis sur tout, et ne le donne jamais. Evidemment, elle n’est pas très intelligente ; mais, entre nous, pour ce à quoi ça sert l’intelligence !"

Dès 1916, Emma fut victime d’un cancer du sein qui la contraignit à une opération chirurgicale à Paris, suivie d’une convalescence dans la maison de santé du docteur Couchoud à Saint-Cloud, puis d’un traitement physiothérapique à la Béchellerie. Désormais Anatole France prendra grand soin de sa santé, l’emmènera passer les hivers au Cap d’Antibes et fera installer pour elle le chauffage central dans la maison de la villa Saïd. L’un et l’autre devront être ensuite hospitalisés à Saint-Cloud, Emma pour une attaque d’hémiplégie qui la laissa "distraite d’esprit", Anatole pour un spasme vasculaire, conséquence d’une nouvelle expérience sexuelle avec la femme d’un haut fonctionnaire, Mme Alice Brisard.

Finalement, pour assurer l’avenir de la dame, il accepta de l’épouser en octobre 1920, à la mairie de Saint-Cyr. Et il fit aménager pour elle un petit salon décoré à la chinoise, alors que sa chambre était déjà surchargée de bibelots.

Enfin, après la mort de son gendre Michel Psichari en 1917, de sa fille Suzanne en 1918 et de sa première femme Valérie en 1921, il recueillit son petit fils Lucien Psichari, alors âgé de 16 ans et l’installa à la Béchellerie. Inscrit au lycée Descartes, le jeune garçon s’y rendait à bicyclette. Il fut du voyage à Stockholm avec Emma.


Les dernières publications et la mort

Anatole France avait beaucoup publié dans les quarante années qui séparèrent les deux guerres et, en 1922, il fut surpris et amusé d’apprendre que l’ensemble de ses œuvres venait d’être mis à l’Index par le Saint-Office.

Mais l’écriture lui devenait difficile, surtout pour un homme plein de scrupules qui confiait à son secrétaire : "On devient bon écrivain comme on devient bon menuisier : en rabotant. Je corrige sept fois la même page et j’exige jusqu’à huit épreuves. Que voulez-vous, je suis dépourvu d’imagination, mais non pas de patience! Mes instruments de travail les plus précieux sont la colle et les ciseaux." À la Béchellerie il écrivit peu, essentiellement Le Petit Pierre et La Vie en fleur, ouvrages dans lesquels, continuant dans la veine du Livre de mon Ami et de Pierre Nozière, il revenait sur son enfance et son adolescence. Les dernières lignes de La Vie en fleur, en 1922, sont comme un ultime message du vieux sage de la Béchellerie : "J’aime la vérité. Je crois que l’humanité en a besoin ; mais certes elle a bien plus grand besoin encore du mensonge qui la flatte, la console, lui donne des espérances infinies. Sans le mensonge elle périrait de désespoir et d’ennui."

L’année 1924 lui fut pénible : la maladie le tenait. Pourtant il eut la force de quitter la Béchellerie pour être présent à Paris au dîner prévu villa Saïd pour ses quatre-vingts ans, le 16 avril 1924, puis au Trocadéro pour assister à une grande cérémonie organisée en son honneur par la Ligue de l’Enseignement le 24 mai.

Après une longue mais paisible agonie à la Béchellerie, que troublèrent d’une manière indécente les journalistes et les curieux, il mourut le 12 octobre 1924.


Contre son voeu, des funérailles nationales

Alors rien ne se passa comme il l’avait souhaité, lui qui aurait voulu reposer dans le petit cimetière de Saint-Cyr "sans allégories mortuaires, sans draperies, sans ces symboles grossiers et ridicules, ces discours".

D’abord selon la stupide habitude du temps, Guillaume-Louis, professeur d'anatomie et Dubreuil-Chambardel, chef des travaux anatomiques à l'Ecole de Médecine de Tours, vinrent scier son crâne pour examiner le cerveau mis à nu. Ils n’y découvrirent certes pas le secret de l’intelligence humaine, mais ils s’en tirèrent par une comparaison surprenante entre le cerveau du Maître et les pendules tourangelles : "Le cerveau d'Anatole France avait une forme admirable. Il représentait un vrai travail d'orfèvrerie dans lequel les circonvolutions déliées et longues, repliées sur elles-mêmes, pressées les uns contre les autres, montraient une complication vraiment peu habituelles. […] Pièce d'orfèvrerie, avons-nous dit, ce cerveau pouvait être comparé pour la qualité à ces délicieuses petites pendules sorties sous Louis XV des ateliers de Julien Leroy, l'horloger tourangeau, et qui, élégantes et légères, sous l'ornement d'un travail de ciselure inégalable, portaient un mécanisme d'une précision parfaite."

Ensuite le corps fut transporté à Villa Saïd pour que des foules puissent venir le saluer. Et Anatole France n’échappa pas à des funérailles nationales, le 18 octobre 1924, pour être finalement inhumé dans le cimetière de Neuilly.

Et Gabriel Hanotaux termina ainsi son discours : "Ce Parisien achevé, ce causeur incomparable, ce dilettante raffiné, ce magicien des lettres, cet ami des livres, des enfants, et parmi les hommes, des faibles surtout, où voulut-il mourir ? Dans cette Touraine, cœur de la patrie, sur les bords de cette Loire qui roule en ses flots rompus et nonchalants les douceurs et les aménités du vieux pays gaulois, et qui va reliant toutes nos provinces comme son génie à lui relia tous nos génies. Il acheva la Vie en fleurs, puisqu'il l'appelait ainsi, dans un jardin, sur l'un de ces coteaux de Loire d'où nous sont venus Rabelais et Descartes, La Fontaine par sa mère, Voltaire par sa race, et qui, depuis la Renaissance, nous ont fait largesse de ce qu'il veut de plus exquis dans la grâce et la raison françaises."

C’est Lucien Psichari qui hérita de la Béchellerie et en prit grand soin. Son grand-père n’avait-il pas dit à Henri Massis : "Je n’ai pas trouvé d’endroit qui convînt mieux au climat de mon cœur".


Quelques anecdotes

• Anatole France ne résistait pas au plaisir de faire plaisir. Un jour de fête intime à la Béchellerie, raconte Michel Corday, il avait, pour une fois, rigoureusement interdit sa porte aux photographes. Or, au milieu de la réunion, voici qu’apparut un gros homme qui avait fait la route à pied sous l’ardent soleil, pour monter de Tours à la Béchellerie. M. Bergeret alla au-devant de cet importun qui, suant et congestionné, fléchissait sous le poids d’un immense appareil, et lui dit :
– Eh bien, monsieur, maintenant vous êtes chez vous ! Faites de nous tout ce qu’il vous plaira !
Il l’abreuva de porto, suggéra des groupes variés, et posa quinze fois. Le phographe repartit ahuri et radieux. Ce fut le plus beau jour de sa vie.

• Lorsqu’en juin 1924, Anatole France accomplit, de Paris à Tours, son dernier voyage, il fut accompagné d’une infirmière dont son état de santé lui imposait la présence constante. Or, ce samedi soir où ils arrivèrent à la Béchellerie, devant les malles vidées la garde-malade se lamenta soudain. Elle désirait aller à la messe le lendemain et elle avait oublié à Paris, dans la précipitation du départ, son épais paroissien. Alors, sans rien dire, l’auteur de l’Ile des Pingouins se fit habiller le dimanche matin de très bonne heure et conduire en ville. Il revint tout guilleret, très peu de temps après, tendant à l’infirmière éberluée un livre d’heures qu’il avait été quérir lui-même, afin qu’elle pût assister à la grand-messe en l’église de Saint-Cyr-sur-Loire.

• Un jour, dans un salon parisien, notre bon Maître se heurta inopinément à un jeune romancier qui venait de lui adresser son premier volume. Monsieur Bergeret n’avait pas eu le temps ni le courage d’en feuilleter les pages. Mais, toujours désireux de faire plaisir, il déclara, d’un ton pénétré, à l’auteur anxieux :
– Ce que j’aime le mieux dans votre livre, c’est la seconde partie.
Le visage du débutant s’éclaire :
– Je vois, Maître, ce qui vous a plu. Vous voulez parler, n’est-ce pas, de ce passage capital où j’ai dépeint le revirement de la femme coupable qui, soudain, s’étant ressaisie…
France lui prit les mains :
– Précisément !…

• Une de ses admiratrices, étant parvenue à le retenir dans l’angle d’une pièce, le pressait de questions. Comme elle lui demandait, tout naturellement, quelle était celle de ses œuvres qu’il préférait aux autres, il lui répondit, inventant sur-le-champ un titre :
– C’est, Madame, Le Violon de Faïence.
Alors son interlocutrice, tombant dans le panneau, murmura, tout embuée de ferveur :
– Ah ! moi aussi, Maître !…

• Un jour, à la librairie Tridon, une vieille dame, aussi fardée qu’excitée, se précipita vers lui et tenta de lui faire comprendre, à grand renfort de regards embrasés et de mines pâmées, que ce n’était pas sur un livre mais bien sur son corps même qu’elle sollicitait une flatteuse et très charnelle dédicace du grand écrivain. Elle implorait publiquement les derniers outrages. Alors l’aimable vieillard lui prit les mains, les tapota, les caressa. Puis, regardant à droite et à gauche, dans la librairie, les clients attentifs et amusés, il dit à l’antique coquette, avec la satisfaction du devoir à peu près accompli, du pensum terminé :
– Eh bien, Madame, vous ai-je maintenant assez compromise ?

• Il racontait lui-même qu'un jour il entra chez Bévière, le grand chapelier tourangeau, où un employé, qui ne le connaissait pas, eut beaucoup de mal à trouver un grand chapeau de feutre gris qui s'adaptât à sa tête oblongue. Quand l'affaire fut faite, il entendit le garçon qui maugréait: "Heureusement qu'on n'a pas tous les jours à coiffer des têtes comme ça!… Ce type-là, mon vieux, il a un de ces crânes de crétin!"

• Le curé de Saint-Cyr-sur-Loire parlait ainsi de "son mauvais paroissien" : "Je n'ai jamais été chez M. France. Je ne le pouvais pas. En se mariant civilement, dans des conditions que l'Église réprouve, il avait donné à ma paroisse le mauvais exemple chrétien. Et, lors de son agonie, je n'ai fait aucune tentative pour offrir le secours de mon ministère et franchir le seuil de sa maison. D'ailleurs son entourage ne me l'aurait pas permis. Mais d'autres visites religieuses lui furent faites de son vivant. Chaque année, une bonne sœur de la Présentation de Tours venait lui tendre la main pour ses œuvres. Il était toujours très généreux envers elle et lui remettait chaque fois un billet de cinquante francs. Alors la grave fille, avant de prendre congé, lui faisait longuement la morale. Il l'écoutait d'un air contrit."

• Les mains d’Anatole France souffraient de la maladie de Dupuytren. Il disait : "Ce qu’il y a de charmant dans le mal dont je souffre, c’est le nom qu’il porte. Écoutez, mes amis, cette musique : rétraction de l’aponévrose palmaire… N’est-ce pas délicieux ! Quels poètes, ces médecins !"

• Carlo Rim, dans Le Grenier d'Arlequin, raconte cette anecdote. Le dessinateur Gassier avait été invité à la Béchellerie "avec sa femme" et s'était donc cru obligé, avant le voyage, de régulariser une très ancienne vie commune. Accueilli sur le perron par le maître, il présenta, avec une certaine fierté "Ma femme". Alors France de se retourner en souriant vers Emma Laprévotte et d'annoncer: "Ma concubine".

• Un candidat à l'Académie, ayant accompli, pour le rencontrer, le voyage de Tours, lui confiait : "J'ai déjà fait vingt visites!". Anatole France lui répliqua: "Vingt visites? Vous savez donc le nom de vingt académiciens! Homme exceptionnel! Puisque vous les avez appris par cœur, gardez-vous de les oublier! Par vous, l'avenir les connaîtra peut-être. Je vous admire et je vous envie. Car l'autre jour, avec Courteline, nous avons cherché les noms des quarante immortels. Nous n'avons jamais pu en trouver que quatre. Soudain, Courteline s'est frappé le front et m'a dit: "Mais, mon cher maître, il y a vous!" Cela faisait cinq... Nous n'avons jamais pu dépasser ce chiffre."

• Ce grand incrédule aimait à s’entourer d’objets sacrés. Ils disait à Jean-Jacques Brousson : Je finirais par héberger chez moi tous les saints du Paradis. Ce sera bien le diable s’ils ne se souviennent, dans l’autre monde, que je leur ai donné l’hospitalité dans celui-ci. Aussi je suis bien sûr de mon salut. Il y aura toujours quelque Vierge pour me tendre la main. Elle dira au Père Éternel : "Je le connais. Il n’est pas aussi noir qu’on le dit. J’ai longtemps couché dans sa chambre."

• Visitant un jour, à Vendôme, en compagnie du colonel commandant le régiment de chasseurs à cheval qui y tenait garnison, la tour Saint-Martin, il demanda soudain au chef de corps qui se trouvait à ses côtés :
– Au fait, pourquoi n’avez-vous pas choisi saint Martin pour patron de votre régiment et comme parrain de votre caserne ? Ce soldat fut un cavalier, si mes souvenirs sont bons…
Sans sourciller, le colonel lui répondit avec une feinte véhémence :
– Jamais je n’ai pu songer à donner pour patron au 20e Régiment de chasseurs à cheval un soldat… mettons un cavalier, puisqu’il le fut en effet… qui, deux fois, s’est rendu passible des rigueurs du Conseil de Guerre. La première fois, à Trèves, lorsqu’il désobéit aux ordres qui lui avaient été donnés pour l’attaque, en enlevant sa cuirasse pour marcher au-devant de l’ennemi… Cas d’indiscipline notoire et de désobéissance devant l’ennemi. Un tel acte mène à Biribi… Et puis, lorsque, devant Amiens, il coupa en deux son manteau, il mérita une deuxième fois de passer au tourniquet. Le cas est encore très net… Détérioration d’effets militaires… Encore le Conseil de Guerre… Et vous voudriez que je donne ce mauvais soldat en exemple à mon régiment !…
Anatole France sourit et ne trouva rien à répondre. Pour une fois l'esprit d'un autre l'avait cloué.


LA BÉCHELLERIE

C'est un certain Beschel qui, vers 1619, fit construire cette maison de maître et ses dépendances pour engranger ses récoltes.

Bechellerie 1
Béchellerie  2
Béchellerie 3
Béchellerie 4

Photos dans Romand Engerand, "Anatole France à la Béchellerie", dans Raymond Lécuyer et Paul-Émile Cadilhac, Demeures inspirées et sites romanesques, L'Illustration, tome I, 1955, p. 357-366


Ont été consultés :

• Jean-Jacques Brousson, Anatole France en pantoufles, Crès et Cie, 1924
• Marcel Le Goff, Anatole France à la Béchellerie, propos et souvenirs, Albin Michel, rééd. 1947
• Roland Engerand, Adorable Touraine, trois paysages littéraires au Jardin de la France, Tours, 1947
• Jacques Suffel, Anatole France par lui-même, Seuil, "Ecrivains de toujours", 1954
• Roland Engerand, "Anatole France à la Béchellerie", dans Raymond Lécuyer et Paul-Émile Cadilhac, Demeures inspirées et sites romanesques, éd. L'Illustration, tome I, 1955, p. 357-366
• Edouard Leduc, Anatole France avant l'oubli, Publibook, 2004


QUELQUES EXTRAITS DE L'OUVRAGE DE MARCEL LE GOFF

ANATOLE FRANCE À LA BÉCHELLERIE, PROPOS ET SOUVENIRS, 1914-1924

édition de 1947

Première rencontre avec le Maître - p. 16

C'était par une après-midi de décembre. Les feuilles jaunies jonchaient le sol, l'air était humide et le ciel pluvieux. Des coteaux nous apercevions la ville, qui avec ses tours, ses clochers, la cloche à fromage de la Basilique Saint-Martin, semblait noyée dans une atmosphère de brume et d'eau. Après avoir parcouru les chemins boueux de Saint-Cyr, au détour d'un chemin, au bout d'une petite allée garnie d'arbres, nous vîmes la grille de La Béchellerie et nous sonnâmes non sans émotion.
M. France était seul et nous recevrait volontiers, nous déclara une vieille femme qui ressemblait à la Thérèse du Crime de Sylvestre Bonnard. J'entrai dans un vestibule où se trouvaient de multiples caisses, puis dans une pièce à peu près vide. Auprès de la cheminée, j'aperçus M. France. Mon amie me présenta. Le Maître très sou riant, me fit le meilleur accueil, tandis que je lui disais de mon mieux la joie que j'avais à le voir, et la conversation aussitôt s 'engagea.
J'étais assis sur une chaise de paille, et le Maître était enfoui dans un vieux fauteuil de cuir, dont les ressorts gémissaient à chaque mouvement qu'il faisait. Pour tout mobilier, il y avait un petit bureau en bois noir qui paraissait venir d'une école primaire. Les murs non tapissés étaient blanchis à la chaux. Les heures passèrent vite, et de ce jour, je fus séduit par la conversation incomparable de celui que je n'ai pas cessé d'aimer.

Anatole France et ses nombreux visiteurs - p. 21

Je devais retourner souvent à La Béchellerie, y voir bien des gens, y entendre beaucoup de choses, je n'oublierai jamais ces premières entrevues avec M. France assis dans le lamen table fauteuil aux ressorts grinçants, s'appuyant sur le petit bureau noir pour écrire sur des exemplaires de ses livres des dédicaces flatteuses, d'autant plus flatteuses que les gens lui étaient davantage indifférents. Ce jeu l'amusait beaucoup, il y prenait un plaisir tout particulier. II commençait par écrire sur les volumes qu'on lui pré sentait les phrases les plus somptueuses : A Madame X. dont la grâce… Suivait un compliment délicieux, la dame se pâmait d'aise. Le maître prenait alors un malin plaisir à lui demander son nom et quelques renseignements sur elle.
Plus tard au cours de ces après-midi de dimanche que je passais si fréquemment chez lui, combien de fois l'ai-je vu congratuler les gens inconnus qui venaient le voir.
"Mon cher ami, que c'est gentil, comme c'est gentil, n'est-ce pas, monter jusqu'ici, je suis si content de vous voir." Pour présenter l'inconnu à Mlle Laprévotte, il lui disait:
"Tenez, Mademoiselle, Monsieur..."
Le nom ne venant pas, l'inconnu se nommait.
M. France disait : "Ah! oui, M. X." et tournait le dos. Quelques minutes après, il venait vers un de ses fami liers et lui demandait s'il connaissait ce visiteur; la réponse était presque toujours négative. M. France tout content, riait tout à son aise, se frottait les mains et disait : "Moi non plus."

L’art de la conversation chez Anatole France - p. 26

Le propre de la conversation de M. France, était de donner au moindre ou au plus important des sujets des développements inattendus et insoupçonnés. Il illustrait ses récits par des exemples choisis dans l’histoire, et sa conversation si légère et si profonde, charmait ceux-là mêmes qui en leur for intérieur ne pensaient pas comme lui. Il faisait passer rapides les heures, tant son charme était enveloppant, et quand nous voyions par les soirs d'hiver, la lumière disparaître derrière les arbres qui faisaient face au salon, c'est avec quelque regret que nous saluions le Maître et Mlle Laprévotte.

L’aménagement progressif de la Béchellerie - p. 26-29

Cependant La Béchellerie s'était meublée. Des wagons et des voitures de déménagement avaient amené les richesses d'art que le Maître possédait. Tout cela venait de Versailles où le Maître habitait avant la guerre; la villa Saïd, l'ancienne, ayant été démolie. La Béchellerie changea d'aspect. Le fauteuil aux ressorts usés, le petit bureau noir disparurent pour faire place à des splendeurs que nous regardâmes avec joie. Les murs se couvrirent de tableaux, et M. France se promenait dans sa maison avec des clous et un marteau dans la poche de son veston ou de sa robe de chambre. Il m'avoua un jour que rien ne lui plaisait autant que de pendre et de dépendre, de clouer et de déclouer. Le Maître apportait à ces travaux, à cette installation un goût incomparable, car aucun homme peut-être n'a aimé comme lui l'ameublement, l'installation, les travaux de disposition et d'arrangement d'une demeure.
« J'aurais dû être tapissier», me disait-il quelquefois.
Nul ne savait comme lui admirer, faire admirer un meuble, il avait une façon à lui de promener ses belles mains - qu'il savait belles - sur le marbre d'une commode, sur le bois d'une console, ou sur le dos d'un livre. D'un mot il vous en disait la beauté, et la moindre explication devenait le point de départ d'un développement qui faisait revivre une époque, ses caractères, et son style.
Le salon se garnissait de meubles, se tapissait de tableaux. Les fenêtres étaient tendues de rideaux de soie crème. A travers les vitres, on apercevait le jardin et la vallée de la Choisille; au loin, les coteaux du Cher. Au mur, les Vierges des maîtres italiens de la Renaissance souriaient, un peu figées, mêlées aux portraits de femmes des maîtres du XVIIIe siècle. Sur une table ronde couverte d'un tapis, des fleurs s'épanouissaient en quelque saison que ce fût. Dans la cheminée de marbre blanc, l'hiver, M. France brûlait les troncs des arbres qu'il avait fait abattre dans sa propriété.
Le salon se situait à droite de l'entrée donnant dans un grand vestibule où se trouvaient des vitrines garnies de Tanagra, de lampes d'argile et de statuettes égyptiennes. A gauche se trouvait la salle à manger avec sa grande table ovale d'acajou. Sur la cheminée, seulement un buste en marbre de Jean-Jacques Rousseau.
Plus tard fut installé auprès du salon un petit salon chinois à la mode du XVIIIe siècle qui fut le petit salon de Mme France. En 1915, M. France recevait dans son salon. Il était assis devant une petite t.able, dans un fauteuil chapeau de gendarme. Il était l'hiver enveloppé dans une couverture. Sa table était surchargée de lettres et de livres. Car M. France lisait toujours, et je tiens de Mlle Laprévotte que sa lecture était presque ininterrompue. Il y trouvait autant de plaisir qu'autrefois. Sa curiosité d'esprit était inlassable.
Un jour, nous vîmes arriver les livres qui furent rangés dans un petit pavillon séparé, situé dans le jardin. La pièce était grande, elle fut garnie de volumes du bas jusqu'en haut; au milieu se trouvait une immense table en bois massif. M. France quelquefois y recevait ses hôtes. Il siégeait alors devant la table dans un grand fauteuil à oreilles.
Cette installation de La Béchellerie de 1914-1915, n'est pas celle des dernières années. La plupart des meubles, des tableaux furent ramenés à la nouvelle villa Saïd reconstruite. Des agrandissements considérables ont été faits à La Béchellerie en 1921-1922, au moment de l'arrivée de M. Lucien Psichari, petit~fils de M. France. Le Maître acheta chez les antiquaires de Tours des commodes, des secrétaires, des canapés et des fauteuils, qui furent répartis dans les diverses pièces, soit à La Béchel lerie même, soit dans ce que M. France appelait «Les Lapins », petite construction annexe où il logeait ses hôtes.
La Béchellerie de 1914 à 1918, ne ressemblait pas à ce qu'elle est maintenant; elle avait l'air d'une vieille gentilhommière. Elle a été depuis embellie, arrangée, agrandie; une partie a été démolie. Au début, je crois que M. France ne voulait y passer que la durée de la guerre, il y prit goût, il y est resté, et il y mourut.

Des Tourangeaux viennent rencontrer le Maître - p. 45

Beaucoup de visiteurs défilèrent à La Béchellerie. A côté des Parisiens et étrangers, il y avait aussi les gens du cru. Ah! les bonnes têtes que nous vîmes là, et avec quel art et quel plaisir M. France s'amusa d'elles. […]
Ils avaient, à la longue, fini par comprendre que certaines bêtises ne pouvaient être dites devant le Maître. Ils avaient senti sa terrible ironie qui, quelquefois, leur infligeait sous une forme doucereuse, de si terribles leçons, qu'une gêne étrange planait un instant dans le salon. Ce qu'il fallait voir, c'était le défilé interminable des imbéciles qui venaient là s'asseoir, pour regarder, faire signer des livres et disparaître. M. France aimait leur poser des questions, les interroger sur la guerre, sur les événements, il aimait à leur faire dire les plus grosses sottises possibles, et quand il était arrivé à son but - ce qui n'était pas très difficile, - il riait longuement en sa barbe.

La chambre d’Anatole France - p. 50

M. France ayant été au cours de l’hiver légèrement souffrant et gardant la chambre, je montai l’y rejoindre. Il était seul au coin du feu. Dans sa chambre se trouvait un beau lit à colonnes, au mur, une collection de dessins de Prud'hon, ce bel artiste, que M. France aimait tout particulièrement, et dont il parlait avec complaisance. Sur une petite table auprès du feu, au milieu des papiers et des livres, un antique en marbre, représentant un corps de femme mutilé; pas de tête, pas de bras, simplement la gorge, la poitrine, les flancs et les cuisses. Cela était si parfaitement beau que je ne pus cacher à M. France mon admiration.
"Oui, me répondit~il, et jamais on ne pourra faire mieux." Prenant la statuette, il m'en montra les beau tés; de sa main il caressait les flancs et les cuisses. "Comme c'est beau. La représentation du corps humain a trouvé là sa perfection".

Dans le jardin de La Béchellerie - p. 53

Je revis M. France à la fin du mois de septembre 1915.
Le temps était magnifique; M. France nous recevait sous les ombrages de la charmille située à l'extrémité droite de La Béchellerie. Mlle Laprévotte s'abritait des ardeurs du soleil dans un de ces fauteuils-guérite comme on en voit ordinairement sur les plages, le Maître et ses amis étaient disséminés au hasard dans des fauteuils et sur des bancs. Mlle Laprévotte nous offrait des gâteaux préparés sous sa direction, nous buvions des boissons rafraîchissantes, en écoutant le Maître tenir intarissablement des propos variés. Le soleil jetait ses derniers rayons sur les bois de la vallée de la Choisille, d'où montaient des vapeurs légères. L'atmosphère semblait violette.

Anatole France dans la bibliothèque du pavillon - p. 56

Un soir du même mois de septembre [1915], le Maître nous reçut dans la bibliothèque nouvellement installée dans le petit pavillon qui donne sur le jardin. J'y vis un spectacle agréable qui restera longtemps dans ma mémoire et dans mes yeux. Les livres garnissaient les rayons jusqu'au pla fond, il y en avait de tous les formats, depuis les lourds in-folios des Bollandistes et des théologiens que surveillait autrefois Hamilcar, jusqu'aux petits livres libertins du XVIIIe dont M. France aimait regarder les gravures licencieuses. Des livres, il y en avait par milliers. La grande porte vitrée donnant sur le jardin était ouverte, le soleil entrait gaiement dans la pièce, se jouait sur les ors des volumes, sur les reliures fauves ou rouges. Le rayon lumineux en se déplaçant éclairait telle ou telle partie de la pièce.
M. France assis à sa vaste table dans son fauteuil à oreilles, jouait avec un coupe-papier d'ivoire. Sa calotte de peluche rouge, légèrement renvoyée en arrière, laissait apercevoir sur le front magnifique les cheveux blancs et drus. La lumière frappait à la fois le bonnet écarlate et les cheveux argentés. La figure si belle et si noble du grand Maître dans ce décor de livres, semblait celle d'un humaniste du XVIe siècle revenu parmi nous. C'était un autre Érasme, et pour le peindre, il aurait fallu un autre Holbein. Je n'ai jamais vu M. France si bien dans le cadre qui convient à sa pensée et où nous aimons l'imaginer lorsque nous lisons ses livres.
Le Maître regardait le soir mourir sur les arbres de son jardin et sur son horizon familier.

Un causeur incomparable - p. 64

Ce que j'ai le plus souvent admiré chez M. France, c'était sa mémoire prodigieuse. Il savait infiniment de choses, il pouvait avec une légèreté, un art à lui propre, en émailler, en éclairer, en réjouir toute sa conversation. M. France était un causeur exquis, incomparable, non qu'il fût éloquent; il parlait au contraire avec une certaine gêne, une certaine difficulté, et ses phrases étaient fréquemment parsemées de : oui, n'est-ce pas; eh! bien; je disais donc; c'est une chose - qui alourdissaient un peu l'expression de sa pensée. Aucune pensée n'était plus riche, plus abondante. Il avait la faculté remarquable de faire sortir des propos les plus futiles, les réflexions les plus judicieuses et les plus profondes. On craignait qu'il ne sortît pas de ses phrases, cependant la lumière projetée par son esprit était telle qu'elle éclairait ses auditeurs, on saisissait sa pensée avant même qu'elle ne fût traduite dans les cahots de l'expression.

Le séjour à Antibes - p. 105 + 117

Cette année-là M. France partit pour Antibes passer les mois d'hiver qui étaient rigoureux à La Béchellerie, malgré les troncs d'arbres que l'on mettait dans la cheminée. La Béchellerie n'avait alors ni l'étendue, ni le confort qu'elle possède aujourd'hui. M. France allait jouir du soleil et de la clarté du Midi. malgré les défectuosités des hôtels et leur détestable alimentation, dont il se plaignait en termes amusés. En partant. il déclara : "Je vais aller jeûner, cela reposera mon estomac."
L'hiver 1916-1917, M. France fut absent; il alla à Antibes et à Saint-Cloud. Mlle Laprévotte commençait à être sérieusement souffrante. Sa santé à laquelle M. France attachait un si grand prix et à laquelle il sacrifiait tant de choses, exigeait la Côte d'Azur pendant l'hiver.

Les Américains à La Béchellerie - p. 135-136

Le printemps et l'été de 1917 virent l'arrivée à Tours des Américains. La ville, quartier général de l'armée américaine, en fut pleine, le salon de M. France à La Béchellerie, en fut rempli. Chaque dimanche, il en arrivait de véritables caravanes. Habillés en kaki, sanglés dans des vareuses, coiffés de casquettes plates, le nez chaussé de lunettes énormes, ils entraient d'un pas lent et grave, saluaient en se cassant en deux, ne disaient mot, regardaient, se levaient, resaluaient, dis paraissaient. Ils étaient remplacés par d'autres que l'on voyait venir de loin par la fenêtre du salon, et qui se comportaient de même.
« Ils viennent me voir comme un monument, après la Cathédrale et avant la Tour Charlemagne. Je fais partie des curiosités de la ville », disait M. France, que ces visites amusaient beaucoup dans les premiers temps.
Mlle Laprévotte, elle, ne cachait pas son sentiment sur ces visiteurs. Elle les trouvait peu agréables, assez incompréhensibles. La plupart ne sachant pas le français restaient muets. Ils ressemblaient à des meubles. Ceux qui parlaient exprimaient des idées ou des sentiments si simples, si enfantins, qu'on en demeurait interdit. Le fait est que les spécimens aperçus à La Béchellerie n'étaient pas très séduisants.
Le fils du président Th. Roosevelt, géant blond et rose, accompagné d'une toute petite femme également toute blonde et toute rose firent un jour une visite. Tous deux se mirent au milieu du salon.
"Oh! Monsieur French, je suis venu pour vous voar."
- Enchanté, répondit M. France, je suis enchanté, c'est une chose, ah ! oui, c'est une chose, c'est bien gen til, n'est-ce pas que c'est gentil, dit M. France en s’adressant à Mlle Laprévotte.
Cette dernière, fort malade et dont la langue se brouillait, répondit :
- Oui, oui, c'est, c'est très gentil. M. Roosevelt tenait à s'expliquer.
"Je souis venu pour vous regarder parce que vous êtes illustre."
M. France. - Ah ! vous êtes venu de si loin pour me regarder, eh bien! monsieur, regardez~moi.
Il se mit en face de lui et resta immobile. La contemplation dura un moment. M. France demeurait im mobile.
Quand M. Roosevelt en eut assez, il se cassa à nouveau en deux pour saluer et repartit escorté par la poupée blonde. Lorsqu'ils furent partis, M. France fut pris d'une douce gaieté, partagée par l'assistance.

La maladie de Mlle Laprévotte - p. 152

Mlle Laprévotte fut très malade au cours de cette année 1917, après avoir subi à Paris une grave opération. Elle fut durant tout le cours de l'été fort souffrante. Nous demandions de ses nouvelles avec soin. Les médecins s'empressaient autour d'elle. Le docteur Y. était très assidu. II déclarait toujours que la malade allait bien. Plus il le disait, plus elle dépérissait et semblait aux portes de la mort. Quant au Maître, il abondait en propos aussi contradictoires qu'optimistes.
M. France. - Elle va très bien, les médecins m'assurent qu'elle est guérie, qu'il ne reste absolument rien de la grave maladie dont elle fut atteinte. II n'y a plus qu'à faire un traitement de radium; nous le ferons.
Nous passâmes ainsi l'été 1917.

Anatole France bolcheviste par scepticisme - p. 153-155

J’avoue ne jamais avoir bien compris l'admiration du Maître pour les bolchévistes, pas plus d'ailleurs que les idées révolutionnaires qu'il exprima avec tant de constance dans les dernières années de sa vie. Aucun homme ne fut par sa nature et ses goûts plus éloigné de la populace et de ses sanglants triomphes que ce grand aristocrate. Par l’élégance de ses manières, la profondeur et l'étendue de sa culture, aucun homme ne fut plus loin des idées qu'il avait adoptées. Son adhésion bruyante à des principes que toute sa vie démentait donnait l'impression d'une attitude voulue, conservée par un acte persistant de la volonté plus que par une sympathique adhésion de la pensée.
M. France était la distinction même, non pas voulue et cherchée, au contraire naturelle, coulant de source, et si simple qu'avec lui on se sentait à l'aise, sauf la moquerie toujours possible, et qui quelquefois était impitoyable. Sa simplicité était pleine de charme, de bienveillance et d’affabilité, sa bonté était inépuisable; tous ceux qui firent appel à lui n'ont jamais eu à se plaindre de l'accueil qui leur fut réservé.
Dans son salon, c'était un grand aristocrate entouré de ses tableaux, de ses gravures, de ses objets d'art, de ses livres aux admirables et princières reliures. Il avait l'art de recevoir, il entamait avec l'un puis l'autre une conversation particulière, chacun pouvait ainsi se croire l'objet d'une préférence secrète. Cependant, cet aristocrate portait aux nues les moujiks sales et brutaux, il leur trouvait des âmes de héros, il souhaitait qu'ils aient en France des imitateurs, dont le premier soin eût été sans doute de lui réserver le sort de Brotteaux des IlIettes dans Les Dieux ont soif. II eût pu, lui aussi, si ses amis avaient été les maîtres, regretter dans un grenier misérable les splendeurs du temps passé en attendant la guillotine.
J'eus une fois l'occasion de m'entretenir de ce sujet avec Mlle Laprévotte, qui me fit des confidences assez curieuses:
«M. France, me dit-elle, a horreur d'un auditoire populaire. II est malade lorsqu'il doit faire un discours dans une université populaire ou dans un milieu ouvrier. II a le sentiment que ses phrases ne conviennent pas à un public qui n'en sent pas la beauté. Tout effort pour aller au peuple lui est pénible, et chaque fois qu'il se force à l'accomplir, il revient découragé. Il sent qu'il est très loin du peuple, que son attitude a quelque chose de factice, il y persévère pour des raisons qu'il ne m'a pas données. II sait très bien qu'il serait la première victime de mouvements populaires. C'est pourquoi dans Les Dieux ont soif, il a imaginé ce que deviendrait M. France dans une période troublée, privé de ses biens, de ses livres et de ses bibelots : ce fut Brotteaux. »
Je fis observer à Mlle Laprévotte, que si forte que soit son imagination, il ne pouvait concevoir ce que serait ou ce qu'aurait été la réalité, ni comment il s'y serait comporté.
"Ce que vous dites est bien vrai, me répondit-elle, mais il croit qu'il se comporterait comme Brotteaux. Personne n'en sait rien et lui non plus."
Quelles furent les raisons profondes qui poussèrent le Maître à prendre une attitude si contraire à toute sa vie, et peut-être à tous ses désirs et à ses pensées intimes.
II semble qu'il était bolchevisant par scepticisme, par désir de détruire, et par dégoût de l'humanité.
Le scepticisme de M. France était total et n'exceptait rien. Le monde et les hommes lui paraissaient toujours semblables dans tous les temps, sans changement, ni modifications d'aucune sorte, l'histoire se résolvait éternelle ment en méchanceté, en hypocrisie et en tueries. Ce scepticisme avait tout détruit en lui, sauf l'intelligence qui subsistait seule, légère et profonde, compréhensive toujours, vivante et créatrice. II l'exerçait sur tout et dans tous les domaines; il se traduisait en un mépris général, universel et définitif. Sa bonté - car il était bon - son obligeance - car il était obligeant - se ressentaient de ce mépris.
Le désir de détruire était chez lui une passion. Pas une idée, pas un acte sur lequel il n'ait exercé sa critique impitoyable et personne n'y échappait ni les socialistes, ni les bolchévistes. Ils étaient jugés par lui sans indul gence.

Anatole France à la librairie Tridon - p. 162-163

M. France venait fréquemment pendant et après la guerre à la librairie Tridon, située à Tours, rue Natio nale. II y était aimé de tous.
Dès son arrivée, il se réfugiait dans une arrière-boutique située à droite du magasin principal et de la porte d'entrée. II s'asseyait dans un haut fauteuil recouvert de molesquine, qui ressemblait à un trépied. A côté se trouvait un long et haut comptoir destiné à la vente et sur lequel les acheteurs essayaient les stylos. Dès que l'auto rouge, haute sur roues, de M. France avait été remarquée à la porte du magasin, M. France restait rarement seul. Les curieux entraient pour le voir. Les inter locuteurs habituels de M. France s'adossaient au comptoir ou sans-gêne s'asseyaient dessus, les jambes pendantes, et poursuivaient d'interminables conversations. C'est à la librairie Tridon qu'il était le plus facile et le plus fréquent de rencontrer M. France.
Nous y vîmes Courteline et Mme Courteline, Lucien Guitry et sa délicieuse femme, aujourd'hui divorcée, Jeanne Desclos, et beaucoup d'autres. Tous les familiers de La Béchellerie, Français et étrangers, Anglais, Amé ricains, Russes, défilèrent à la librairie Tridon, tandis que M. France discourait et que la vieille automobile rouge séjournait à la porte.
M. France, assis dans le vieux fauteuil, sa canne entre les jambes, parlait intarissablement. II tenait à la main ses lunettes d'écaille, les mettait sur son nez pour regarder quelque livre, les enlevait pour répondre à un argument, reprenait des livres, les feuilletait, les refermait. M. France a passé à la librairie Tridon des heures en causeries.

Anatole France amoureux des femmes - p. 167

M. France. - La forme concrète de la Beauté, c'est un beau corps de femme. Prud'hon mieux qu'un autre en a montré les charmes. Il n'y a rien d'aussi joli que la croupe d'une femme, c'est la partie essentielle et char mante du corps féminin. Chez la femme, il n'y a que cela et une négation. J'ai toujours beaucoup aimé les femmes et j'avoue que dans ma jeunesse, j'ai préféré la quantité à la qualité. J’avais envie de toutes, j'avais un goût préféré pour les demoiselles de magasin. Je les aimais pour leurs toilettes qui étaient fraîches et gentilles; et aussi pour l'ingénuité de leur cœur. J'étais plein d'ardeur. Mon Dieu! que c'était agréable.
La jeunesse donne à ces exercices un charme inexprimable. Désir sans cesse renaissant, sans cesse décevant. Je n'ai pas suivi d'autre rythme que celui qu'il inspire durant le cours de mes jours. Il faut être triste comme un chrétien pour imaginer une morale sexuelle. Le désir est la loi seule de l'amour. J'y ai beaucoup cédé.
Maintenant, nous confia-t-il tout bas, j'ai renoncé. La dernière fois cela m'a rendu malade.
M. France garda toujours un attrait pour les femmes jusqu'à son extrême vieillesse. Il les comblait de propos qui ressemblaient à des caresses.

La maladie de Mlle Laprévotte, nouveau séjour à Antibes - p. 207-208

M. France fut très prudent. Il passa une partie de l’hiver 1917-1918 dans le Midi, à Antibes. Sa correspondance était-elle vraiment surveillée, ou se le figurait-il ?
En mars 1918, M. France rentra à la Béchellerie. Mlle Laprévotte était bien malade. M. France cherchait à se rassurer en disant à tout le monde qu’elle allait de mieux en mieux.

Anatole France accusé de trahison - p. 210-212

M. France ne cesse de recevoir des lettres de menaces de mort. Chaque jour nous trouvons dans le courrier des lettres anonymes qui le menacent ou l'avertissent. Le sort de Caillaux vous attend, lui écrit-on, votre place est en prison avec les mauvais Français et devant le Conseil de Guerre. Vous êtes un défaitiste et un traître. Ces lettres frappent beaucoup M. France, quoiqu'il n'en veuille rien laisser paraître. II est très troublé et il évite de se livrer à des manifestations publiques qui pourraient donner prise à des critiques. D'autre part, M. France a, par suite de ses idées et du parti auquel il appartient, quelques obligations auxquelles il ne peut se soustraire, sous peine de laisser paraître une faiblesse de caractère qui est indigne de lui.
Songez que du monde entier, on s'adresse à lui pour le supplier d'élever sa voix en faveur de la paix. Socialiste, M. France devrait prononcer quelques paroles pour tous ces peuples meurtris et martyrs. L'autre jour, comme je m'entretenais avec lui de cette question, il m' a répondu : "Et le pape, lui, est-ce qu'il parle, alors pourquoi le ferais-je si le pape estime ne pas devoir le faire. Et puis, ajouta-t-il, pour tenter une pareille manifestation, il faudrait être à l'étranger, à l’intérieur d'un pays en guerre, il faut subir la discipline de guerre."
Mlle Laprévotte encourageait d'ailleurs M. France à ne rien tenter du tout, elle ne demandait pour M. France et pour elle que la paix.
Lorsque nous recevions les confidences de Mlle La prévotte, nous nous efforcions de la rassurer en la persuadant que M. France ne courait aucun danger, qu'on n'oserait pas s'attaquer à un homme qui appartenait non seulement à la France, mais à l'humanité civilisée tout entière.
Nos propos réussissaient mal à calmer Mlle Laprévotte. Ses inquiétudes, aggravées par la maladie dont elle souffrait, lui donnaient une singulière tournure d' esprit. Elle suspectait tout le monde et veillait sur le Maître avec des procédés tyranniques. Les visiteurs étaient tous suspects, les domestiques étroitement surveillés ; il n’était pas jusqu’au modeste fermier de La Béchellerie qui ne fût l’objet d’une méfiance injustifiée.

A Paris pendant un bombardement - p. 217-218

Vers mars ou avril [1918], M. France fit un court séjour à Paris. On représenta les Noces Corinthiennes à la Comédie-Française. Il assista à une représentation pendant laquelle les sirènes annoncèrent un raid de gothas. Il resta dans sa loge. « Comprenez-vous, nous racontait-il quelques jours après, c’était pour moi très difficile ; si j’étais descendu à la cave, tout le monde aurait dit que j’avais eu peur, je ne le pouvais pas. Rester m’a été très désagréable, je n’aime pas le bruit des bombes, et je ne suis pas un héros. »

Visite de Steinlein à La Béchellerie - p. 219-220

L’hiver 1918, La Béchellerie fut triste, les visiteurs se faisaient rares. Steinlein, le peintre, vint voir le Maître, avec son gendre et sa fille. M. France embrassait Steinlein avec tendresse. Il avait l’air de l’aimer beaucoup. Il le félicita vivement d'un de ses dessins représentant une femme en deuil avec trois de ses filles, alignées auprès d'un cercueil, et portant comme légende : La Gloire. Dessin impressionnant de tristesse.

Sreinlen France

Anatole France par Steinlen (wiki)

Les Parisiens réfugiés à Tours - 221-224-225-226

L'hiver 1918 fut calme chez M. France, par contre le printemps fut agité, et les visiteurs affluèrent. Aux mois de mai et juin, lors de la grande et nouvelle offensive sur le chemin des Dames, qui ouvrit de nouveau aux Allemands la route de la capitale, il y eut à Paris une fuite éperdue. Parmi les amis de M. France à Paris, il n'y eut qu'une pensée :
« Allons à Tours, nous verrons M. France. »
Un samedi soir, je trouvais sous le hall de la gare d'Orsay tout un lot de voyageurs. S., sa femme et son chien, G. B., journaliste à l'Écho de Paris et sa mère, M. le député Moutet et d'autres. On devait se retrouver le lendemain dimanche à La Béchellerie. J'y allai; quel dimanche, quelle affluence, ce fut un des jours les plus animés à La Béchellerie.
II y avait là, M. Lucien Guitry et sa femme Jane Desclos. Dans le salon bondé, le Maître interrogeait.
M. France. – Eh bien ! que dites-vous, que devenez-vous, comment est Paris ?
En attendant, les Parisiens s’enfuient, craignant à la fois la guerre et la Révolution. Tours regorge de monde ; il est vrai que cela me vaut le plaisir de vous voir.
Les assistants eurent un sourire gêné.
Le thé fut servi fort à point pour apaiser un peu ces fuyards, qui se sentaient en proie aux sarcasmes du Maître. Ils reprirent de l’assurance en mangeant les éclairs au chocolat et les tartes faites sous la direction de Mlle Laprévotte. On trouva les gâteaux excellents. Tous parlaient des privations endurées, du pain mauvais, des domestiques absents.
M. France vit partir tous ces gens avec plaisir et c'est par groupes que nous redescendîmes à Tours par les chemins verdoyants de Saint-Cyr. Ils gagnèrent en ville les hôtels où on leur louait à prix d'or des greniers abominables, où ils pouvaient enfin dormir.

Anatole France chez un marchand de nouveautés de Tours - 226-227

Durant ces semaines agitées, tous les jours nous retrouvions le Maître dans l'après-midi, soit chez Tridon, libraire, soit chez D[ubiau], marchand de nouveautés, qui était à ce moment dans tout l'éclat de sa faveur auprès de M. France. Nous montions au premier dans une toute petite pièce, où se trouvaient étalées les robes, les blouses et les pièces de lingerie, que cet excellent D[ubiau] vendait aux ouvrières des usines de guerre, qui ayant de l'argent, soignaient leurs dessous. Assis au milieu des cartons ouverts remplis de chemises ornées de dentelles et de pantalons de batiste, M. France interrogeait ses fidèles sur le cours des événements.

La fin de la guerre à La Béchellerie - 264-265

A la fin de l'année 1918 une épidémie de grippe sévit avec fureur. M. France, qui allait assez souvent à Paris, en revenait avec des nouvelles déplorables; les gens mouraient avec une rapidité impressionnante, on suffisait à peine à les enterrer, et les statistiques hebdomadaires de la ville de Paris accusaient des chiffres sans cesse accrus. Cela permettait à M. France d'affirmer que nous étions tous empoisonnés, et que la paix qu'il prévoyait détestable, apporterait ses bienfaits à un cimetière.
Le printemps de 1919 fut très animé à La Béchelle rie, on y vit beaucoup de monde, beaucoup de visiteurs se succédèrent dans les salons de M. France. Une grande gaieté régnait, la fin de l'abominable cauchemar qui durait depuis le début d'août 1914 portait les gens vers le plaisir. La vie reprenait ses droits.
On ne voyait à La Béchellerie que des figures joyeuses.

Anatole France décide de recueillir son petit-fils - 269-270-271

A cette époque, vers le début de 1919, survint la mort de Mme Psichari, fille du premier mariage de M. France, femme divorcée du capitaine Mollin qui fut attaché au Cabinet du général André. Le Maître, prévenu du décès, prit le train la nuit pour aller assister le matin à Paris aux obsèques de sa fille. […]
Le dimanche qui suivit les obsèques […], quand nous ouvrîmes la porte du salon, fort timidement, nous vîmes le Maître assis dans un fauteuil au coin de la cheminée, et en face de lui Mlle Laprévotte. Il se leva avec peine, comme s’il portait sur son dos le poids de la douleur ; son pantalon rentré au-dessus des pattes de ses pantoufles lui donnait un air à la fois comique et misérable. […]
L’ombre rapide d’un soir d’hiver tombait dans le salon où nous étions réunis. Seul le feu de bois qui brûlait dans la cheminée éclairait un peu la pièce ; on avait oublié d’apporter les lampes, et le spectacle était désolant de ce vieillard qui, dans cette obscurité, s’obstinait à gémir.
M. France. – Elle laisse un fils, mon petit-fils, nous le prendrons, nous l’élèverons.
Mlle Laprévotte fit un geste d’assentiment.
M. France. – D’ailleurs, il est charmant, ce petit, je l’ai vu et je l’aime déjà beaucoup. Il viendra ici, je le mettrai au lycée, je surveillerai ses études, je veux remplacer auprès de lui sa mère et son père. Oui, je le dois, je le ferai…

Maladie de Mlle Laprévotte - 273-274

La démobilisation amena le départ de beaucoup d’habitués de La Béchellerie. […]
Le début de l’été 1919 fut la période la plus grave de la maladie de Mlle Laprévotte. On ne vit plus à La Béchellerie que des médecins. Il y en avait de partout, de Tours, de Paris. Mlle Laprévotte perdit momentanément l’usage de la parole. M. France continuait néanmoins à recevoir. Malgré ses inquiétudes, qui semblaient réelles, il accueillait ses visiteurs avec plaisir.

Anatole France et Emma Laprévotte - 278-279-280-281

La guerre, la paix cessèrent, dans les années qui suivirent 1919, d'être le sujet unique des entretiens de Monsieur France. D'autres préoccupations peuplaient son esprit. Mlle Laprévotte, remise à peine de ses opérations et de ses graves maladies de 1919, mettait en œuvre le pro jet qui devait aboutir à son mariage. Elle était aidée par certains intimes du Maître.
Que pensait M. France de celle qu'on lui conseillait d'épouser? Il est difficile de le savoir ainsi que les rai sons de ce mariage. M. France exerçait aux dépens de Mlle Laprévotte sa verve et son ironie. Elle demeurait insensible à ces traits, qu'elle percevait mal. Rien ne pouvait secouer son indolence.
«Tico est une femme précieuse, déclarait M. France, elle a un avis sur tout, et ne le donne jamais. »
Plus sa situation s'affermissait auprès de M. France, plus on lui témoignait de la déférence et des égards, plus elle semblait absente. Elle avait fait apporter dans le salon où recevait M. France un vaste fauteuil à oreilles, assez élevé sur pieds où elle trônait majestueusement. Elle n'en sortait que pour servir le thé et offrir des gâteaux à ses invités.
Un jour de novembre ou de décembre pluvieux, gris et froid, Mlle Laprévotte entra dans le salon dans une robe de soie vert pomme à faire grincer des dents.
« Que vous êtes belle, Tico (abréviation de Petit Coco doux surnom que lui avait donné M. France), lui dit M. France, vous voir donne une délicieuse impression de printemps. »
Elle voulait bien me réserver un accueil favorable.
Pour moi, elle avait remplacé le thé par le porto. Lorsque les autres invités essayaient d'obtenir de ce breuvage, elle prenait la bouteille entre ses bras et disait d'une voix hargneuse: c'est la bou-bou, la bouteille à M. Le Goff. J’avais aussi l'avantage de poursuivre avec elle quelques entretiens particuliers. Assis près du fauteuil élevé, je lui disais combien son sort me paraissait privilégié de vivre dans la familiarité et l'intimité de M. France. Ces propos ne la persuadaient pas. Elle se trouvait au contraire assez mal lotie.
- M. France est de caractère difficile, me disait-elle à voix basse dans son langage pénible et ponctué de nombreux silences, on ne sait jamais quand il dit la vérité, il se moque toujours et moi je n'aime pas cela. Il ne fait jamais rien, Mme de Caillavet disait toujours qu'elle n'avait jamais connu un aussi grand paresseux que M. France. Savez-vous ce qu'il aime par-dessus tout, c'est traîner. Il commence le matin à traîner à travers la mai son en robe de chambre en portant sur son bras une boîte à clous et un marteau; Il déplace les tableaux ou en sus pend de nouveaux. Il m'appelle pour me demander mon avis, vous pensez bien que je ne réponds pas, avec lui on perd toujours son temps. Il ne cesse de vous parler du peintre dont il vient de manier le tableau, et c'est interminable. Quand il sort, c'est encore pour traîner chez les antiquaires et les libraires, il se fait montrer des meubles, des bibelots, des gravures ou des livres et il recommence à parler. On prétend qu'il se connaît très bien à toutes ces choses, cela m'étonnerait car je ne le comprends presque pas. Il est très dépensier, il n'a aucun ordre.
- Petits travers, répondis-je, il a tout de même trouvé le temps d'écrire une œuvre magnifique qui a procuré aux hommes le plaisir et la joie.
- Je ne l'ai jamais lue, me répondit Mlle Lapré votte.
M. France s'amusait d'elle. Chez Tridon, un jour, M. France essayait sur une belle feuille de papier blanc une plume en or qu'il désirait acheter. La page se couvrait de magnifiques signatures et de petits dessins grivois. « Il me faut l'avis de Tico », murmura-t-il, il tendit la plume à Mlle Laprévotte :
- Allons, mademoiselle, faites des bâtons; montrez au beau monde que vous savez écrire.
«Mais oui, mon Tico, vous savez écrire, ce sont des méchants qui ont prétendu que vous ne le saviez pas. » Et il lui envoya un baiser du bout des doigts.
Le dimanche, jour de réception chez M. France, Mlle Laprévotte avait à subir de durs assauts. Quand l'assistance était nombreuse et la conversation générale M. France commençait ses plaisanteries.
Agitait-on une question de littérature ou d'art, il affectait de demander l'avis de Tico.
M. France. - Tico s'y connaît très bien en art, elle en remontre aux antiquaires. Elle connaît les styles et distingue nettement un meuble Renaissance d'un fauteuil Louis XV! Demandez plutôt à R.
Mlle Laprévotte ne goûtait quelque repos que lorsque M. France était entraîné par la conversation.
Quant à M. France il faisait rarement de confidences sur Mlle Laprévotte, une fois seulement je lui ai entendu dire:
«Elle est très difficile à vivre, elle ne peut supporter aucun domestique et elle laisse traîner le linge sale par tout. »

Anatole France épouse Emma Laprévotte - p.284-288

Mlle Laprévotte parvint à son but. M. France se dé cida à l'épouser.
II y eut à cette aventure d'étranges dessous, des intrigues savantes et tout un jeu d'influences auxquels Mlle Laprévotte n'a jamais rien compris. Elle a toujours pris les choses très au sérieux et ne s'est jamais demandé si la faveur qui lui arrivait ne prêtait pas un peu à rire.
Parmi toutes les raisons qui déterminèrent Monsieur France il y en eut, paraît~il, une décisive. On lui avait rapporté un propos de sa première femme, Mme D., qui s'enquérant un jour de ses nouvelles, aurait dit :
«S'il meurt, les scellés seront aussitôt mis et nous la mettrons à la porte.»
« La », c'était Mlle Laprévotte.
Cette perspective émut M. France qui vit, lui parti, Mlle Laprévotte faisant ses malles, emportant ses hardes, et laissée sans ressources.
II l'épousa. Le mariage eut lieu à la mairie de Saint-Cyr-sur-Loire. […]
La cérémonie fut simple. M. France ne voulut recevoir aucune des délégations venues pour lui offrir des compliments. II ne fit exception que pour le groupe féministe communiste, et ce fut une dame B. qui fut reçue par les époux. Or, la dame B., femme d'un cheminot révoqué, était une mégère d'une exceptionnelle vulgarité, ses opinions la relevaient aux yeux du Maître.
Le compliment fut comme on le pense tout orné de félicitations pesantes et de lourdes allusions. M. France fut salué comme le prophète des temps nouveaux qui sut secouer les chaînes que des tyrannies périmées imposent aux hommes. Ainsi ce mariage devint une manifestation hautement politique, je ne sais pas si M. France répondit à l'homélie de Mme B. Quelques jours après il me déclara qu'elle lui avait été agréable.
M. France. - Songez que Mme B. est la femme d'un cheminot révoqué lors de la grève de 1920, qu'elle et son mari sont des communistes victimes de l'oppression bourgeoise. Aucun hommage ne pouvait m'être plus agréable.
Le mariage de M. France n'amena pas grand changement dans la vie de La Béchellerie. Mme France trônait toujours dans son énorme fauteuil, au coin de la cheminée. Elle trouvait péniblement ses mots, elle arborait des toilettes de couleurs de plus en plus claires et tapageuses qui la rajeunissaient mal. Chacun s'empressait auprès d'elle, lui faisait des grâces et l'écrasait de compliments. Ses amies l'appelaient Emma et vantaient ses étonnantes qualités de maîtresse de maison. Elle entourait, cela est certain, le maître d'affection, elle était obligeante pour ses amis, accueillante pour ses hôtes. Elle les recevait tou jours avec amabilité et ne leur adressait pas de longs discours.
Tous les amis de M. France qui se succédaient en visite ou en séjour à La Béchellerie, commençaient par faire leur cour à Mme France. On la comblait de boîtes de chocolat et de cadeaux. On lui apportait des livres. M. France déclarait qu'elle les aimait peu depuis qu'elle avait essayé de lire, sans pouvoir d'ailleurs aller jusqu'au bout, quelques-uns des siens.
M. France. - Si c'est pour trouver dans les livres des histoires comme ça, m' a-t-elle dit, ce n'est pas la peine de se casser la tête.
Mme France vivait ainsi adulée. M. et Mme L. K., M. et Mme C., et Mme J. L., rivalisaient d'empressement. On sollicitait ses avis, son goût; du haut de son fauteuil, elle laissait tomber des réponses comme des ora cles. Tout le monde se pâmait, le Maître déclarait en guise de conclusion :
«Elle est charmante Tico, n'est-ce pas?» - et s'adressant à elle: «Oui, mon bon Tico, tu es charmante, délicieuse, un amour. Je t'aime.» - et du bout des doigts. il lui envoyait un baiser.
Elle restait assez insensible aux marques de tendresse de son mari.
Quand elle était de bonne humeur, elle lui répondait, mélangeant dans son cerveau le souvenir de ses obligations d'autrefois et ses droits actuels :
«Mon petit monsieur France chéri », et c'était très drôle.
Mme France ainsi flattée, gâtée, devenait tyrannique.
J'ai entendu un vieil et fidèle ami de M. France dire un jour dans le salon à mi-voix :
«Ma parole, elle finira bientôt par croire que c'est elle qui l'a honoré en l'épousant. »
M. France ne cessait de la gâter. Peu de temps après son mariage il fit aménager pour elle à côté du grand salon de La Béchellerie, le petit salon chinois à la mode du XVIIIe siècle. L'ensemble était charmant et rare. Les murs étaient tapissés de panneaux représentant des Chi nois et des pagodes. Mon ami R., antiquaire de goût, avait beaucoup travaillé à l'installation de ce salon, il en avait cherché avec peine tous les éléments. C'était un véritable mystère que cette installation, nous en parlions fréquemment le dimanche à M. France en lui demandant quand nous aurions enfin le plaisir de la contempler. M. France retardait toujours, prétendant qu'il manquait tel ou tel objet qu'il attendait et qu'il faisait rechercher. Un jour enfin on ouvrit les portes et nous pûmes admirer ce travail qui avait demandé des mois. Nous ne fûmes pas déçus, le Maître avait témoigné une fois de plus de la sûreté de son goût et de ses rares connaissances en ameublement. Une vitrine placée dans un mur était pleine de chinoiseries fabriquées en France au XVIIIe siècle à l' époque où les chinoiseries étaient en vogue.
Nous déclarâmes à M. France que l'ensemble était parfaitement réussi. Mme France trônait dans ce petit salon. Sa carrure épaisse et lourde n'ajoutait pas de grâce à la légèreté aimable de la pièce.
M. France lui demanda son avis: «Tout ça est pour Tico, n'est-ce pas, est-ce que Tico est contente ? »
Et Tico daigna sourire et dire que les Chinois avec leurs chapeaux lui avaient beaucoup plu.

Anatole France et son petit-fils - p. 288-293

L'arrivée de Lucien Psichari amena un peu d’animation dans la maison.
Lucien Psichari était à cette époque un jeune homme de treize à quatorze ans, blond, fluet et charmant. II ressemblait un peu à M. France, il avait comme lui une figure allongée et son nez rappelait à s'y méprendre celui de son grand-père. II était blond avec une belle mèche qui pendait sur le front. Il fut très rapidement au mieux avec les habitués de La Béchellerie. M. France lui avait acheté une bicyclette dernier modèle avec un changement de vitesse. Lucien Psichari s'en montrait ravi et M. France affirmait que, lorsqu'il conduisait sa bicy clette, il se donnait l'illusion de conduire une automobile. Il avait en ce temps-là la passion de la mécanique et avoir une auto était son rêve. Il était élève au lycée de Tours et quittait le matin La Béchellerie pour descendre à Tours sur la fameuse bicyclette. Ces petits voyages, disait M. France, lui font aimer le lycée.
Il semble que M. France aima sincèrement son petit- fils, et que sa façon d'être ne fut pas seulement une attitude . En tout cas, le petit-fils aimait tendrement son grand-père. S'il revenait du lycée, en entrant dans le salon, il allait aussitôt l'embrasser. Les effusions avec Mme France, qu'il appelait grand'mère, étaient plutôt calmes.
M. France. - N'est-ce pas qu'il est gentil et aimable, mais il est paresseux, cela est fort ennuyeux, car il faut qu'il se fasse une situation. Il n'a aucune fortune… Je l'avais d'abord mis à Janson-de-Sailly. Le discours du proviseur auquel je le présentai, fut impressionnant. Il commença par déclarer à Lucien que dans chaque classe, il y avait dix élèves, les dix premiers, qui étaient des nu méros exceptionnels. Contre eux, il n'y avait rien à es sayer. Pour ne pas décourager Lucien, je l'ai mis au lycée de Tours.
Je trouve excellente l'amitié de Lucien et de mon chauffeur. En semble ils démontent et remontent l'auto nouvelle, une Voisin dernier modèle. J'ai vendu la vieille auto rouge si haute sur ses roues et qui donnait, quand on la voyait passer dans les rues, une telle impression de vétusté que les gens riaient en la regardant. Maintenant, grâce à mes amis les constructeurs Voisin, je possède une auto basse sur pattes et longue comme un wagon. Il paraît que c'est le dernier type de l'élégance automobile, je le veux bien, seulement j'y suis moins bien assis que dans la vieille et j'en sors après un bref parcours, ayant mal aux reins.
Lucien passe des heures à regarder avec le chauffeur les rouages de cette voiture et au déjeuner ou au dîner il ne cesse de clamer son admiration enthousiaste pour le carburateur, la dynamo ou les freins. Tout cela est bien nouveau et bien étrange pour moi. Je n'ai pas encore compris comment une automobile peut se mettre en marche et chaque fois que je vois ma voiture s'en aller et glisser sur la route, j'ai l'impression d'être en présence d'un miracle. On a bien souvent voulu m'aider à sortir de mon ignorance en me prodiguant les explications les plus utiles. Hélas! je n'ai jamais compris.
Heureusement, Lucien est beaucoup mieux doué que moi, il a du goût pour la mécanique ; il fait des plans de châssis pour des voitures qui ne marcheront jamais. Seu lement il ignore ses quatre règles, je lui conseille vivement de les apprendre. Il est vrai que je ne les ai jamais sues.
Lucien a une grande qualité, il connaît déjà les hommes. Sa grand'mère lui a offert de le faire conduire au lycée en auto, il a refusé avec énergie, prétendant que ses camarades lui feraient une existence impossible s'ils le voyaient tous les jours arriver au lycée en automobile. Il a raison, les enfants ont tous les défauts des hommes; ils sont jaloux et envieux.
Dernièrement il a été invité à goûter par le proviseur du lycée, et comme je lui faisais compliment sur ses hautes relations, il me répondit en clignant de l'œil d'un air malin : « Ne vous moquez pas, grand-père, vous savez bien que c'est à cause de vous que je suis invité. Un pro viseur n'invite pas un potache de mon âge. »

Son amour pour les livres - p. 327-330

Les souvenirs de la librairie paternelle amenèrent M. France à parler de son amour pour les livres, de l'amitié qu'il avait pour les libraires.
M. France. - J'ai toujours beaucoup aimé les livres et mon plus grand plaisir est d'en acheter. Aller chez un libraire, prendre un livre, le feuilleter, cueillir une phrase, la commenter au besoin si on est en compagnie, c’est le monde qui s'ouvre sur un horizon inconnu. Plai sir innocent et délicieux. Il est moins utile de lire les livres, on arrive toujours à une déception. Eh! quoi, dit-on, n'est-ce que cela, il n'y a rien. En effet. il n'y a jamais rien, puisqu'on cherche toujours ce qu'aucun auteur ne mettra dans son œuvre, ce qui apaiserait notre inquiétude, répondrait à notre constante interro gation. Les auteurs sont comme nous, ils n'ont pas de réponse, quand ils sont sincères, leur inquiétude répond à la nôtre. Les moins vains des ouvrages sont encore ceux de pure imagination et de fantaisie, les romanciers et les poètes ont toutes mes préférences.
« Parmi mes livres usuels, je possède toutes les éditions de Racine. C'est mon poète préféré. Je le lis toujours et je le sais presque par cœur. La nuit, quand je ne dors pas, je me récite les passages que je préfère.
« On ne doit pas aimer seulement les livres pour leur contenu, ce n'est là qu'une partie assez mince de leur intérêt et de leur attrait. Il est possible de les chérir pour leur typographie, leur format, leur reliure, leur papier. Je suis extrêmement sensible à la beauté d'un texte im primé avec des caractères impeccables sur un papier de qualité. Il y a aussi une jouissance tactile du livre, le prendre. le regarder, mettre les doigts au travers des pages, quand il est souple le plier presque quel délicat plaisir! Enfin il y a la vêture, l'habillement du livre, la reliure qui est un art à part. […]
« J'adore les livres assemblés, placés tels des bataillons serrés le long des rayons. Une pièce tapissée de livres est toujours aimable, séduisante, elle est faite pour le repos du corps et l'activité de l'esprit. Quelle éloquence dans ce silence, on sent autour de soi tout ce que l'humanité a donné de moins mauvais, les philosophes et les poètes, les théologiens et les savants, les conteurs et les libellistes. Les hommes sont méchants et méprisables, leurs œuvres écrites contiennent le meilleur d'eux-mêmes. Les livres rachètent les hommes. S'il est vrai qu’ils renfer ment l'écho des disputes passées qui ont divisé les hommes - sur quoi ne se sont-ils pas divisés - au moins dans les livres elles se sont affaiblies, le passé les a recouvertes et apaisées. Jules Lemaître aimait à dire qu'il avait passé le rêve de la vie dans une bibliothèque, il n'y a pas de manière plus délicieuse d'écouler ses jours. Je plains les hommes qui n'aiment pas les livres. La France fut un pays humain et noble, vers lequel se tendaient les regards du monde, tant que la culture intellectuelle et le savoir y furent honorés et pratiqués. Aujourd'hui les mécani ques ont détourné les hommes des douces voluptés de la connaissance. Ils se ruent vers l'automobile, ce plaisir stupide qui consiste à franchir l'espace, à quoi bon la vitesse si au terme du voyage l'homme ne trouve en core que lui-même. Tandis que le voyage à travers les esprits, change l'homme, lui ouvre des horizons nouveaux, le modifie et le transforme, l'améliore presque toujours. Autrefois, les bibliothèques particulières étaient nombreuses et abondantes, aujourd'hui elles sont remplacées par des garages. Le Français ne lit plus, il se perd dans les pièces d'un moteur, ses mains nagent dans l'essence et dans l'huile. A faire des besognes de ma nœuvre il en a pris l'âme. L'homme y a perdu. La France aussi, car une France qui n'est plus à la tête des mouvements de l'esprit n'est plus elle-même. […]
"J'ai fouillé tous les magasins de libraires de la rive gauche, autour de l'Institut, j'aime ce quartier et j'y suis connu. Les libraires guettent mon passage pour me pro poser des occasions. Et aussi tous les antiquaires."
- Avez-vous fait de bonnes affaires?
M. France. - Non, j'ai commencé trop tard. Cela me fit rire.
M. France. - Ne riez pas, c'est la vérité. J’ai été ri che trop tard.

Nouveaux aménagements à La Béchellerie - p. 330-331

La conversation tombée, M. France qui venait de faire aménager à nouveau La Béchellerie, m'offrit de visiter ses appartements. Les nouvelles chambres installées dans la construction neuve édifiée à gauche de la maison étaient ravissantes, meublées de secrétaires, de commo des, de fauteuils anciens dénichés chez les antiquaires de Tours et de Paris. Son pourvoyeur habituel était R., pour lequel il avait une vive amitié, que R. méritait d'ailleurs à tous égards.
La chambre de Mme France était délicieuse. L'en semble, lit, meubles, gravures, bibelots, était du goût le plus sûr. Elle communiquait avec celle de M. France, le contraste était frappant.
M. France. - Vous verrez ma chambre, je l'aime, car elle est austère.
En effet, l'appartement de M. France était l'austérité même. Un lit, une table, un fauteuil. Sur la cheminée, un merveilleux antique, un torse de femme en marbre. Au-dessus de son lit, un dessin de Prud'hon représen tant une femme nue avec une petite particularité que tout le monde connaît et qu'il est inutile de rappeler.
J'aime ce dessin, déclara M. France, je l'ai cherché longtemps. Il est l'image même de la volupté, encore quelque chose que j'ai beaucoup aimé.
M. France et Mme France échangèrent en contem plant leurs installations des propos aimables et des féli citations.
M. France. - C'est Tico qui a tout choisi, tout as semblé, tout fait. Tico est un amour.

Le dernier entretien et la mort d’Anatole France - p. 359-362

Devant le feu qui baissait, M. France continua la conversation sur un sujet plus personnel.
M. France. - La vieillesse est difficile et mon exis tence est désagréable. Mme France que je croyais guérie, est atteinte d'une maladie bien pénible.
Son état est dû aux opérations qu'elle a subies. Car elle est bonne, oui, elle est très bonne. Je puis mourir d'un moment à l'autre, et je suis très préoccupé d'elle et de Lucien. Je voudrais prendre des dispositions testamen taires en faveur de Lucien, parce que ce petit je l'aime bien, vous savez. Si je laisse tout à ma femme, évidem ment elle ne dépouillera pas Lucien, mais cela fera deux transmissions héréditaires, deux fois des droits de suc cession. Ils sont si élevés maintenant à notre triste épo que que Lucien finira par ne plus rien avoir. Vous avoue rez que c'est tout de même malheureux de ne plus pouvoir transmettre ses biens à son petit-fils. Que peut-on faire pour sauver sa fortune ?
Je préfère donc tout laisser à Lucien. Mais alors c'est ma femme qui me préoccupe. Je lui en ai parlé un jour qu'elle était bien disposée. Elle m'a dit spontanément :
« Eh bien! donnez tout à Lucien, moi je n'ai droit à rien. Lucien me donnera ce qu'il voudra pour que je puisse vivre, j'ai des goûts modestes. Je n'ai pas été habituée au luxe. »
Vous le voyez, elle est généreuse, elle est bonne, elle est affectueuse dans ses moments de calme. Evidemment, évidemment, elle n'est pas très intelligente, mais entre nous, pour ce à quoi ça sert l'intelligence!
M. France m'accompagna en me donnant le bras jusqu'à la porte du salon. II revêtit une grande pèlerine, et avec moi traversa le jardin dénudé. II me montra la fontaine qu'il avait fait installer devant La Béchel lerie.
M. France. - C'est gentil, n'est-ce pas? c'est R. qui a fait cela, et c'est charmant. Il a beaucoup de goût. l'aime les vasques dans lesquelles l'eau retombe, elles embellis sent les jardins, et ce bruit monotone a quelque chose de délicieux.
Tel fut notre dernier entretien. Depuis lors, je n'ai plus revu M. France qu'à de courts instants chez R. ou chez Tridon. II était fatigué, il cherchait ses mots, la conver sation devenait pénible. Je partis en vacances. La maladie ne me permit plus de le revoir.
M. France fut très malade tout l'été. Des amis vigilants vinrent à La Béchellerie et veillèrent sur sa fin. D'autres diront peut-être sur cette mort longuement guettée, des histoires curieuses ou choquantes. J'en ai entendu beaucoup, je n'en rapporterai aucune. Elles sont péni bles, et sans doute inexactes. M. et Mme L. K. apportè rent à La Béchellerie dans les derniers jours une grande et affectueuse dignité. Le docteur M. était son ami. Je l'ai vu souvent avec sa femme et ses trois filles dans le salon de M. France. II lui était très attaché.
Le Maître sur son lit de mort était effroyablement changé. Amaigri, la barbe longue, il paraissait avoir beaucoup souffert, sa bouche contournée par une grimace et son œil droit mi-ouvert produisaient une pénible impression. Seules, sur le lit blanc, ses mains longues et fines étaient demeurées semblables et magnifiques.
On étudia son cerveau; un médecin crut devoir dans un interview se livrer à des considérations inutiles sur son poids et son volume. Ce ne fut pas très heureux.
Bien souvent, M. France a manifesté devant moi le désir de reposer dans le petit et calme cimetière de Saint-Cyr-sur-Loire. C'eût été un honneur pour la Touraine de garder le corps de l'illustre écrivain. II est probable que des dispositions testamentaires ne permirent pas de don ner satisfaction à ce désir.
Il me semble que si M. France avait gagné le Cimetière paisible de Saint-Cyr-sur-Loire par les routes de Tou raine, couvertes de feuilles jaunies, escorté par la respectueuse et fidèle sympathie de tous ceux qui l'admiraient, le spectacle eût mieux convenu à cet homme, si simple et si grand. »

Conclusion écrite en 1944 - p. 367-368

Le scepticisme, le dégoût, la haine antireligieuse poussèrent M. France à un extrémisme politique, qu'il soutint avec énergie, bonne foi et bonne humeur. Mieux qu'un autre, il sut tout ce qu'il menaçait ainsi de choses précieu ses et rares auxquelles il attachait du prix. Souhaitait-il vraiment que tout s'effondre, ou considérait-il que l'atti tude révolutionnaire n'était dans un pays comme le nôtre, qu'une comédie qu'on pouvait sans danger se jouer à soi- même et aux autres.
M. France s'est bien moqué des modérés, des conser vateurs, des nationalistes, des royalistes, c'est entendu, mais il a aussi, abondamment, largement, copieusement raillé les gens de gauche, radicaux, socialistes et commu nistes.
Dans ces conversations comme dans son œuvre, il y en a pour tout le monde. Son esprit était à la fois trop vaste et trop divers pour s'enfermer dans les cadres d'un parti. Il s'amusait avec tous. Il resta, malgré ses contradictions et ses variations innombrables, un adversaire de l'Eglise de Rome et des gouvernements d'autorité.
La Béchellerie, demeure de M. France en Touraine, est intacte. J'ignore si le décor intérieur est celui que j’ai connu en 1924. Elle est la propriété de M. Lucien Psichari, petit-fils d'Anatole France. La Touraine a beaucoup souffert de la guerre et Tours a subi de nombreux et très graves bombardements aériens. Le village de Saint-Cyr a été atteint par les bombes, la maison de M. France située sur la hauteur a été épargnée. Il faut s'en réjouir. Cet asile qui fut pendant dix années la demeure d'un grand et libre esprit est conservé à l'admira tion de tous. Il appartient à l'humanité cultivée. Ceux qui viendront en France après la guerre auront peut-être la curiosité de venir rendre visite à la demeure gracieuse et aimable où a vécu et où est mort un homme qui toute sa vie est resté fidèle aux idées de démocratie et de liberté pour lesquelles tant de nations et tant d’hommes ont fait d’immenses sacrifices.


Le banc favori dAnatole France dans sa propriété (doc. gallica)0

Le bassin devant la maison (doc. gallica)

Départ du corps d'Anatole France pour Paris (doc. gallica)


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