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COLETTE DANS LES PAYSAGES DE SON ENFANCE, par Robert Coiplet

La Puisaye est un beau pays que l'on connaît peu. Elle n'a pas de ville importante : des villages seulement et quelques gros bourgs: Saint-Fargeau, Saint-Amand, Saint-Sauveur. Au château de Saint-Fargeau la Grande Mademoiselle vécut en exil. Un concierge prudent, car il arrive que ces châteaux ouverts aux inconnus soient cambriolés, conduit jusqu'au seuil du parc, devant une grande pièce d'eau encadrée de bois dans lesquels on distingue la percée de chemins sableux que bordent les fougères. Cet étang reçoit le trop-plein du réservoir de Bourdon, construit pour alimenter le canal de Briare dont la ligne de partage, entre Loire et Seine, se situe à l'ouest. Ces longs lacs monotones entre des terres basses ont cessé d'étonner depuis que l'on a, un peu partout en France, barré les vallées à la limite des hauts plateaux pour asservir les eaux.

La Puisaye est un pays d'eau. Les étangs couvrent sa terre imperméable qui donne des hivers humides et froids. Qu'on l'aborde en venant de la vallée de l'Yonne ou en montant de Briare par Bléneau, le passage est visible quand apparaissent les grandes haies taillées en charmilles qui donnent l'apparence d'une entrée de château à des chemins destinés seulement à desservir des labours. On pourrait les comparer aux traînes de la Vallée Noire, mais celles-ci n'en ont pas la hauteur. Ce sont elles qui font dire de la Puisaye : la mystérieuse Puisaye. Elles dissimulent des fermes qui sont souvent pauvres; elles aussi font penser aux métairies du Bas-Berry, encadrées de tournesols mélancoliques au bord de leurs étangs.

Après Saint-Fargeau, un autre réservoir s'allonge, avant d’arriver à Saint-Sauveur, le long de la voie abandonnée du chemin de fer qui allait de Gien à Auxerre. Région qui n'est ni la Loire ni la Bourgogne, entre les routes nationales, et où l'on ne passe plus. La Puisaye doit à cet écart de rester encore intacte. Ce réservoir est l'étang de Moutiers, construit sous Henri IV, également pour desservir le canal de Briare. Sur ses bords se voient les bâtiments d'une ferme, la Forge. Ils seraient sans intérêt s'ils n'avaient pas appartenu à la famille de Colette quand elle habitait Saint-Sauveur, avant d'être ruinée. Saint-Sauveur est le village où Colette est née.

Il y a quelque temps on a révélé, avec une certaine maladresse, des détails que Colette n'avait donnés ni dans la Maison de Claudine ni dans Sido. Cependant ils font comprendre le drame qui traversa son adolescence et dont ses livres n'éclairent que le reflet embelli.

Sa mère, celle qu'elle nomma Sido, Sidonie Landoy, avait été élevée dans une ferme de Mézilles, dix kilomètres au nord de Saint-Sauveur. Cette ferme appartenait à un propriétaire de Saint-Sauveur, Jules Robineau, un homme rude, celui que la Maison de Claudine appelle le Sauvage. Il buvait. Les siens, après des disputes d'argent obscures, voulurent le marier, afin, semble-t-il, d'empêcher un partage de la fortune, qui était considérable. Sido, jeune fille, vivait alors en Belgique avec ses frères. Elle revint en visite chez ses parents nourriciers de Mézilles, où le Sauvage l'avait connue adolescente. On les maria. Fut-ce, comme on l'a prétendu, une mauvaise action de donner cette jeune fille à un homme qui était peut-être taré? Ils ne furent pas malheureux d'abord, si l'on en croit l'épisode, conté dans la Maison de Claudine, du voyage que le Sauvage fit à Auxerre, dix lieues à cheval, pour rapporter à sa jeune épouse, «avec un grand air de gaucherie fastueuse, deux objets étonnants, dont la convoitise d'une jeune femme pût se montrer ravie : un petit mortier à piler les amandes et les pâtes, en marbre lumachelle très rare, et un cachemire de l'Inde».

Colette ajoute: «C'étaient “des cadeaux”, des objets rares et coûteux qu'il était allé chercher loin! c'était son premier geste désintéressé – hélas! et le dernier…»

Cela se passait en 1858. En 1860, arriva à Saint-Sauveur un nouveau percepteur, le capitaine Colette. Il s'était battu en Italie sous les ordres de Mac-Mahon. Sorti de Saint-Cyr en 1852, il avait d'abord servi en Kabylie sous le colonel Bourbaki, puis en Crimée où il était devenu lieutenant. Capitaine à vingt-six ans, blessé en 1859 à Melegnano, amputé de la cuisse gauche, il fut décoré, mais sa carrière était finie. Nommé percepteur à Saint-Sauveur, il devait y trouver ce qu'il est convenu d'appeler dans les livres «le plus grand amour» d'une vie. Pour lui le mot fut vrai, il le fut également pour celle qui se nommait encore Sidonie Robineau. Il avait trente et un ans quand il arriva à Saint-Sauveur et Sido en avait vingt-cinq.

De son mari elle avait une fille, celle qui sera la «sœur aux longs cheveux» de la Maison de Claudine. En 1862 naquit un garçon, l'aîné des frères de Colette, «l'aîné sans rivaux», Achille, «altier, tendre et secret». Il porta le nom de Robineau. Seuls, les bruits d'un village, où l'espionnage est la coutume, la préférence aussi qu'on a voulu que Colette marquât à son frère, ont fait penser que ce nom était celui que la loi imposait.

Le Sauvage mourut en janvier 1865 d'une apoplexie. Il avait cinquante et un ans et ne sortait plus de la chambre où il buvait. A la fin de décembre de la même année le capitaine épousa Sido et s’installa. dans la maison dont le perron porte encore l’initiale des Robineau. Le grand amour de Sido et du capitaine était libre.

LA MAISON DE COLETTE

De cet amour la Maison de Claudine et Sido sont emplis. Quand on visite à Saint-Sauveur la maison où Colette naît en 1873, c'est par ses yeux que l'on retrouve ses fantômes. Jardin où des enfants étrangement silencieux, chacun perdu dans son rêve, n’entendaient pas le cri inquiet de Sido : «Où sont, où sont les enfants ?…» La jolie voix, dit Colette, et comme je pleurerais de plaisir à l'entendre ! Jardin enchanté dont la grille est toujours soulevée par une glycine, comme au temps où les enfants la franchissaient pour se sauver dans la campagne.

La maison des Colette appartient aujourd'hui à un médecin, le docteur Muesser, qui l'ouvre à ceux qui sont comme lui des fidèles de Colette. C'est une grande maison, de façade un peu lourde, sur une rue en forte pente qui donne au perron deux marches de plus du côté bas. Sur la droite s'ouvre un porche qui introduit dans tes communs, utilisés maintenant en garage. La petite fenêtre qui est au-dessus du porche est celle de la chambre enfantine de Colette. Il y eut jadis dans ces communs une basse-cour, l'écurie de la jument, la remise de la victoria, qui dataient toutes les deux du temps du premier mari de Sido. Le premier mari, dont le nom quand il était prononcé par Sido arrêtait sur elle le regard appuyé de Joseph Colette. «Ce regard gris bleu dans lequel personne n’a jamais pu lire…»

La grange, haute et profonde, de toute la profondeur du «Jardin du Haut», laisse entre elle et la rue des Vignes la largeur du «Jardin du Bas», où l'on descend du «Jardin du Haut» par des marches. Ce «Jardin du Bas», potager «resserré et chaud», était consacré à l'aubergine et au piment. En juillet «l'odeur du feuillage de la tomate» s'y mêlait «au parfum de l'abricot mûri sur espaliers». Dans le «Jardin du Haut», deux sapins jumeaux, un noyer dont l'ombre intolérante tuait les fleurs, des roses, des gazons négligés... «Et au fond, sur la rue des Vignes, sur un mur que la différence des sols fait plus haut à l'extérieur, la grille soulevée par la glycine.» De cet endroit apparaît le profil triangulaire de «l'église foudroyée qui n’a plus de clocher».

Les arbres de ce jardin n’existent plus ; l’orage, les dégâts causés chez les voisins ont commandé de les abattre. Le jardin paraît nu malgré les pelouses et les roses. Contre le mur de la grange, la pompe d’autrefois est masquée, maintenant qu’elle ne sert plus, par l’éxubérance d’une plate-bande où pousse aussi un bananier.

Entre le jardin et la maison se trouvait une terrasse décalée de deux marches, que l’on voit sur de vieilles photograhies, encombrée de pots de fleurs, sous l’arceau d’une grille. L’arceau a disparu ; il ne reste que la grille en forme de barrière basse, usée. Mais la porte s’ouvre toujours sur le salon, où lisent trois adolescents, deux garçns et une fille, comme autrefois.

J’ai demandé à voir la chambre de Colette ; sa «tanière enfantine» – «une ancienne logette de portier à grosses poutres, carrelée, suspendue au-dessus de l’entrée cochère», commandée par la chambre à coucher de Sido. Elle est encore vouée aux enfants, mais coupée par une cloison. D’un côté, les garçons ont leur bureau dont les lurs sont couverts de promesses calligraphiées de bonne conduite ; de l’autre, court sous les vieilles poutres un paysage quasi lunaire de plâtre creusé de tunnels où s’entrecroisent les aiguilles d’un savant chemin de fer électrique. Il n’y faut plus chercher la couleur et l’odeur des nattes de roseaux, à peine sèches, tressées grossièrement après la récolte, qui couvraient le froid carreau rouge de la chambre de l'adolescente: «"Verte odeur paludéenne, fièvre des étangs admise à nos foyers comme une douce bête à l’haleine sauvage…"»

SAINT-SAUVEUR

Non loin du notaire, celui dont la sonnette paraissait triste à Colette quand elle était enfant, se trouve un cabinet de vente de biens. Son panneau d'annonces offre des maisons paysannes «demandant peu de réparations» et qui pourraient faire d’excellents «séjours de week-end». C'est une façon de se transformer, sinon de mourir, pour un village. Ainsi se désagrègent les domaines, sous la marche de la ruine, comme celle qui frappa Sido, le capitaine et les enfants des deux mariages.

La fortune que Sido tenait de son premier mari avait été grande. Les pièces notariées en font état depuis 1837, date à laquelle Robineau avait dû s'adresser aux juges d'Auxerre pour faire cesser l'indivision qu'un tuteur prétendait maintenir entre sa sœur et lui. L'inventaire de cette époque énumère plus de quatre cents hectares de terres, près de trois cents hectares de bois, réparties en treize fermes, évaluées à 494 000 francs. Ce qui donnerait, autant que l'on puisse en faire le calcul aujourd’hui, 120 millions, en tenant compte, en outre, que cette évaluation était destinée à l'Enregistrement. Dans le partage, Jules Robineau avait reçu la maison de Saint-Sauveur, les domaines de la Forge, de la Guillemette, des Lamberts, les Grivaux, Massue, des vignobles et des bois, répartis sur Saint-Sauveur, Mézilles, Moutiers et Champigneulles. A sa mort, sa femme se trouva, en son nom et en celui des deux enfants qui portaient le nom de Robineau, en possession de cet héritage.

Colette a écrit que son père aima Sido sans mesure. Elle ajoute : «Il la ruina dans le dessein de l'enrichir – elle l'aimait d'un invariable amour, le traitait légèrement dans l'ordinaire de la vie, mais respectait toutes ses décisions.» Il n'est pas certain que ce soit lui qui l'ait ruinée: une biographe de Colette qui fut sa secrétaire et qui écrivit à peu près sous ses yeux a rapporté d'une visite à Saint-Sauveur l'opinion d'un témoin qui les avait connus et qui se nommait M. Chocat : «Ils dépensaient trop. Ils avaient un attelage. Voyez la remise.» La vieille victoria, attelée de la vieille jument qu'un jour un loup avait suivie, en s'arrêtant à toutes les côtes pour lui laisser son avance d'une cinquantaine de mètres («Je lui aurais bien donné du pain», disait Sido) – ces restes de bonne bourgeoisie n'ont pas dû contribuer à une déchéance. «Ils dépensaient trop» veut peut-être dire : ils dépensaient plus d'argent qu'il n'en rentrait dans la maison. Mais pourquoi n'en rentrait-il pas assez, avec ces fermes et ces domaines?

«Sauf qu'il nous fit souvent rire, écrit Colette de son père, sauf qu'il contait bien, qu'emporté par son rythme il “brodait” avec hardiesse, sauf cette mélodie qui s'élevait de lui, l'ai-je vu gai ? Il allait, précédé, protégé par son chant :
“Rayons dorés, tièdes zéphyrs”,

fredonnait-il en descendant notre rue déserte. Ainsi “Elle” ignorerait, en l'entendant venir, que Laroche, fermier des Lamberts, refusait impudemment de payer son fermage, et qu'un prête-nom du même Laroche avançait à mon père sept pour cent d'intérêt pour six mois – une somme indispensable...
“Par quel charme, dis-moi, m'as-tu donc enchanté?
Quand je te vois, je crois que c'est par ton sourire…”
Qui donc eût pu croire que ce baryton, agile encore sur sa béquille el sa canne, pousse devant lui sa romance comme une blanche haleine d'hiver, afin qu'elle détourne de lui l'attention ?
Il chante : “Elle” oubliera peut-être aujourd'hui de lui demander s'il a pu emprunter cent louis sur sa pension d'officier amputé? Quand il chante, Sido l'écoute malgré elle et ne l'interrompt pas...
“Les rendez-vous de noble compagnie
Se donnent tous en ce charmant séjour
Et doucement on y passe la vie (bis)
En célébrant le champagne et l'amour (ter)”.
S'il jette trop haut, aux murs de la rue de l'Hospice, le grupetto, le point d'orgue final, et quelques cocottes de fantaisie, ma mère apparaîtra sur le seuil, scandalisée, riante :
Oh! Colette!... Dans la rue!
…Et moyennant peut-être deux ou trois grivoiseries, du genre ordinaire, décochées à une jeune voisine, “Sido” froncera son sourcil clairsemé de Joconde et chassera d’elle le douloureux refrain qui ne franchit pas ses lèvres : “Il va falloir vendre la Forge… Mon Dieu, vendre la Forge aussi après les Mées, les Cholins, les Lamberts”…»

Certes cette belle page n’est pas un document : les Lamberts ne furent vendus que bien après la Forge, mais le sens est le même. On a publié une note de la main de Joseph Colette, établissant la succession des ventes et des emprunts: elle commence en 1867 par la vente d’immeubles, 46960 francs, et finit par la vente des Lamberts en 1892, 62.000 francs. Un certain nombre de choses s'expliquent par trois dates de 1884 : 14 avril, contrat de mariage, docteur Rocher; 23 août, compte de tutelle succession Robineau; 4 septembre, partage des immeubles de la succession Robineau-Duclos, décédé le 30 janvier 1865. Le docteur Rocher avait épousé la fille aînée de Sido, Juliette, que Colette a appelée «ma sœur aux longs cheveux». Alors, écrit-elle, s'ébranla l'appareil redoutable des notaires et des avoués ! «J'avais onze, douze ans, et je ne comprenais rien à des mots comme “tutelle imprévoyante, prodigalité inexcusable ”, qui visaient mon père.» C'est là que se cachent les dates du 14 avril et du 4 septembre 1884. Ensuite reprennent : 15 mai 1888, vente de la Forge, 56.000 francs; des emprunts : obligations 2.278 francs, trois ans 5 %, au 19 septembre 1891. Et les Lamberts, pour finir.

Colette n'a jamais parlé de la fin. Il apparaît bien que tout fut vendu, par autorité de justice, de la grande maison et de ce qu'elle contenait, avec l'argenterie «timbrée d'une chèvre debout sur ses sabots de derrière». Achille Robineau-Duclos, l'aîné des fils, était établi médecin à Châtillon- sur-Loing. On y alla. Un autre chapitre commence de l'histoire de Colette.

* * *

Avant de quitter Saint-Sauveur, nous pouvons dire adieu aux lieux qu'aima la petite fille. Ils sont innombrables, ils sont partout. D'abord, l'église, au «clocher foudroyé», où Sido conduisait à la messe, dans le banc qui se trouve sous la chaire, son chien qui aboyait à l'Elévation – «puisqu'on lui avait appris à aboyer chaque fois que l'on sonnait». Ensuite, la cour herbue, enfermée entre deux grilles, au pied du donjon dont les abords sont aujourd'hui interdits par des écriteaux que personne ne respecte, malgré les pierres qui se détachent. Celle de ces grilles qui est la plus éloignée avait un loquet «de fer noir, poli, fondu». Les enfants le tournaient «comme ça», et la grille s'ouvrait par son propre poids en disant: «I-î-î-an...», sur quatre notes. Colette a raconté comment Léo, son second frère, était retourné «là-bas», et qu'il avait tenté de faire chanter la grille. En vain: «Tu sais ce qu'ils ont fait? – Non... – Ils ont huilé la grille.» Elle est maintenant fermée par une chaîne et un cadenas : jusqu’à la tentation de l’écouter serait interdite.

Il faudrait aussi partir, comme la petite fille, à trois heures et demie du matin, avant l’aube : «Car j’aimais tant l’aube, déjà, que ma mère me l’accordait en récompense.» Elle s'en allait, «dans un bleu originel, humide et confus», un panier vide à chaque bras, vers des terres maraîchères, des fraises, cassis et groseilles barbues. Nous reviendrions avec elle, après avoir décrit dans les bois un grand circuit de chien qui chasse seul. Ce circuit, pour être entier, devrait nous faire passer par la Guillemette.

La Guillemette est une ferme, à l'orée des bois, vers Mézilles. C'est aussi le nom d'un minuscule étang. Colette l'appelait une jolie flaque forestière. On y allait, le dimanche, avec la victoria, emportant famille, victuailles et chiens. «Mon père manifestait le “sens du dimanche”, le besoin urbain de fêter un jour entre les sept jours.» Il lisait, dormait un moment et «nous nous ennuyions, nous autres, sylvains aux pieds légers, entraînés à battre le pays sans voiture, et regrettant, devant le poulet froid, nos en-cas de pain frais, d'ail et de fromage». Quand le soir tombait, de cinq personnes, venues pour ce voyage dominical, il n'en restait que trois. «Le rempart circulaire des bois assombris avait résorbé les deux longs garçons osseux, mes frères.»

La Guillemette se trouve, en la cherchant un peu, à l'écart de la route de Mézilles et derrière la ferme. Pendant l'été de 1957, les coupes avaient détruit le rempart circulaire des arbres, et malgré l'année pluvieuse il restait si peu d'eau entre les bords «d'herbe fine et joncheuse, rougie de bruyère» que les roseaux n'en laissaient voir que des plaques espacées.

La Forge, nous savons où elle est, au bord de l'étang-réservoir. La queue de cet étang se découpe en fjords enserrés entre les avancées des bois. Ils sont couverts de macres, qu'on appelle aussi cornuelles, la plante d'eau qui donne les fruits à saveur de noisette et de tanche, les châtaignes d'eau qui se vendaient à Saint-Sauveur quatre sous le cent et qui donnaient la fièvre.

CHATILLON-COLIGNY

Il existe une photographie qui représente Sido devant la maison de son fils, à Châtillon-sur-Loing, que plus noblement on nomme maintenant Châtillon-Coligny en l'honneur de l’amiral qui y vint au monde et que ses ossements ont réintégré. On pourrait reprendre cette photographie, sans aucune différence, sinon qu'on y verrait un peu de bitume à la place des uniques pavés d'autrefois.

D'autres photographies montrent dans cette maison la famille réunie sur les marches du perron, et encore Sido jouant aux dames avec le capitaine sur une table posée dans l’étroit espace entre la dernière marche et le mur tapissé de lierre. Comment ne pas comparer aux jardins de Saint-Sauveur ce minuscule préau consenti aux exilés?

Il y a pire. Dans une lettre de Sido que Colette a utilisée pour écrire la Naissance du jour, il est question de la Petite Maison : «Pour ta chatte, je retourne chaque après-midi à la Petite Maison pour lui donner un peu de lait chaud et lui faire une flambée de bois. Quand je n'ai rien, je lui cuis un œuf.» Sans doute aurait-on tort de donner un sens absolu aux mots: quand je n’ai rien. Dans la même lettre, Sido écrit qu'elle a envoyé du bois à une malade pauvre que son fils aura de la peine à tirer de là. Mais elle ajoute: «Ne pouvant rien de plus en ce moment, j'ai quêté une nouvelle fois pour elle.» Essuyer les refus de ceux qui n'aiment pas qu'on leur demande, pour une pauvre qu'on ne peut plus aider soi-même, quand on a été la femme qui disait : «Il faut soigner cet enfant. Ne peut-on sauver cette femme? Est-ce que ces gens ont à manger chez eux? Je ne peux pourtant pas tuer cette bête...»

Le capitaine était d'origine provençale. Il avait possédé à Toulon, au Mourillon, une maison qui fut vendue en 1881, avant – on peut le remarquer – les premiers domaines sacrifiés en Puisaye. Il mourut à Châtillon, à soixante-quatorze ans, «tenant les mains de sa bien-aimée et rivant à des yeux en pleurs un regard qui perdait sa couleur, devenait d'un bleu vague el laiteux, pâlissait comme un ciel envahi par la brume. Il eut les plus belles funérailles dans un cimetière villageois. Un cercueil de bois jaune uni sous une vieille tunique percée de blessures – sa tunique de capitaine du 1er zouaves – et ma mère l'accompagna sans chanceler au bord de la tombe, toute petite et résolue sous ses voiles, et murmurant tout bas, pour lui, seul, des paroles d'amour».

Colette a répondu un jour à un éditeur qu'elle n'écrirait jamais ses Mémoires. Ses livres sont pleins de ses souvenirs, mais ceux-ci ne sont pas mis en ordre. La Maison de Claudine, Sido, une partie de la Naissance du jour ont été écrits en amour de sa mère, du capitaine Colette, de ses frères, des maisons de son enfance. Il serait plus juste de dire : de sa maison. Elle a fondu dans le bonheur qui émanait des jardins de Saint-Sauveur la tristesse de Châtillon où elle fut moins heureuse. Saint-Sauveur a servi à effacer Châtillon. Au retour de l'enterrement de Joseph Colette, Sido regarde dans le salon le fauteuil où il s'asseyait, que le chat a adopté. Mais quand on visite la petite maison, on se demande s’il a pu y avoir dans cette maison pauvre la place d’un salon. Ce salon pouvait exister dans la maison d’Achille Robineau, le médecin. Le lecteur qui lit ces pages d’un rare poème d’amour le place ingénument dans la maison de Saint-Sauveur, la seule qui soit nommée. Tout cela n’a peut-être pas d’importance.

Le plus rare poème d’amour. On est venu pour retrouver les traces d’une petite fille que les fleurs des jardins, les étangs, les bois ont nourrie. Et ce qu’on trouve, c’est qu’elle a vécu entre un homme et une femme qui se sont adorés pendant toute leur vie. Les a-t-elle vus ? Et, si elle les regardait, a-t-elle compris ? «…elle est plaisante cette petite dame âgée quand elle se défend, sans rire, contre un jaloux sexagénaire. Il ne rit pas non plus, lui, qui l’accuse à présent de “courir le guilledou”. Mais je ris encore, moi, de leurs querelles, parce que je n’ai que quinze ans et que je n’ai pas encore deviné, sous un sourcil de vieillard, la férocité de l'amour et sur des joues flétries de femme la rougeur de l'adolescence...»

Colette s'est mariée à Châtillon-Coligny. Les chapitres de sa vie qui commencent alors n'appartiennent plus aux heures étonnées de la Puisaye. Elle est revenue à ces heures chaque fois qu'elle eut besoin de l'intercession de Sido. Les autres heures, celles qui s'étendent dans les intervalles, auraient-elles pu, comme un programme de Berlioz, s'appeler rêveries, passions? Colette n'est pas une romantique. Le mal n'existe que lorsqu'on lui accorde un sens malsain. Ce serait du paganisme, alors? Tout est mot aux littérateurs. Colette fut certainement un littérateur. Elle s'est félicitée d'avoir su bien agencer fiction et vérité : «agencements assez adroits». Mais ce qu'elle a dit de plus vrai vint de son enfance ou de la comparaison qu'elle faisait de l'événement tout frais et de son enfance. On pourrait dire qu'elle n'a pas connu pour elle-même cette «complète image de l'amour», revenue du temps de Saint-Sauveur : « Un jour que ma mère enlevait de la table le plateau du café, je vis la tête... la lèvre grisonnante de mon père, penchées sur la main de ma mère avec une dévotion fougueuse, hors de l'âge, et telle que “Sido”, muette, autant que moi empourprée, s'en alla sans un mot. […] Il me fut bon de connaître et de me remettre en mémoire, par moments, cette complète image de l'amour: une tête d'homme, déjà vieux, abîmée dans un baiser sur une petite main de ménagère, gracieuse et ridée.»


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