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LA "CLOSERIE DES POIRIERS", PRÈS DE LAVAL,
BERCEAU DE LA CHOUANNERIE
A six kms au nord-ouest de Laval, les "Closerie des Poiriers", à Saint-Ouën-des-Toits, a été la demeure de Jean Cottereau, qui fut l'instigateur de l'insurrection contre-révolutionnaire, sous le nom de "Jean Chouan".
La famille Cottereau
Le père de Jean Cottereau, Pierre Cottereau, époux de Jeanne Moyné, appartenait à un milieu de marchands, de notaires et de prêtres et savait lire et écrire. Il était négociant en sabots et parcourait les forêts de la région, de celle du Pertre à la forêt de Concise. En 1760, le couple se sédentarisa à la "Closerie des Poiriers", masure située à mi-chemin entre Le Bourgneuf-la-Forêt et Saint-Ouën-des-Toits, que Jeanne Moyné avait héritée de ses parents (décédés tous les deux en 1754).
Cette région était très pauvre. Dans de nombreux actes de naissance, les enfants sont dits "né sur sur la lande" de parents journaliers, ce qui veut dire que les parents habitaient sur la lande dans des loges et qu'ils travaillaient à la journée, soit dans les domaines environnants, soit le plus souvent aux Forges de Port-Brillet, sur la paroisse d’Olivet. Une des ressources était la contrebande de sel; en effet, en Bretagne, pays de franchise, le sel se vendait de 2 à 3 livres le minot (un peu moins de 50 kg), alors que dans le Bas-Maine, pays de grande gabelle, on devait le payer 60 livres.
Les Cottereau eurent six enfants, quatre garçons (Jean, Pierre, François, René) et deux filles (Perrine et Renée). Jean Cottereau est né le 30 octobre 1757, dans une hutte de bûcheron-sabotier de la forêt de Concise, sur la paroisse de Saint-Berthevin. Il hérita de son père, ainsi que tous ses autres frères, du surnom de "chouan" (en patois le "chouan" ou "chouin" est le nom de la chouette hulotte), selon les uns parce que leur aïeul était naturellement triste et taciturne, selon d'autres parce qu'en faisant la contrebande du sel ils contrefaisaient le cri du chat-huant pour s'avertir et se reconnaître.
En 1778, quand leur père mourut, l’aîné reprit le métier de sabotier et le plus jeune se fit couvreur.
Accusé de meurtre, Jean Cottereau est incarcéré
Les Cottereau vivaient surtout de contrebande et avaient souvent des démêlés avec la justice.
Avant 1780, Jean Cottereau fut surpris, avec son frère René et d'autres garçons, à boire de l'alcool en fraude de droits à Olivet. Ils frappèrent deux employés aux aides, Pierre Bériteau et Jean Guitton, si violemment qu’un chirurgien venu de Laval déclara que l'un deux était intransportable. Les frères Cottereau et leurs complices furent condamnés à payer les médicaments et les aliments nécessaires au blessé, qui avait été recueilli dans une auberge de Saint-Ouën-des-Toits.
En 1780, âgé de 23 ans, il fut poursuivi à nouveau pour avoir rossé un nommé Marchais, qu’il soupçonnait de l’avoir vendu aux gabelous, puis pour avoir, avec son ami Jean Croissant, tué à coups de frette un agent de la gabelle, Olivier Jagu, dans une auberge de Saint-Germain-Le-Fouilloux. Comme il s’était arrangé pour disparaître (peut-être en s’engageant sous un faux-nom dans le régiment de Turenne), il fut condamné à mort par contumace et son exécution en effigie eut lieu en même temps que celle de Jean Croissant : "Et sera la présente sentence à l'encontre dudit Cottereau dit Chouan, contumax, exécutée par effigie en un tableau qui sera attachée à laditte potence par l'exécuteur de la haute justice". La légende dit que sa mère alla à pied demander sa grâce au roi et qu’elle l’obtint, ce qui est peu vraisemblable. De fait, la procédure engagée contre lui reprit en 1785. Jean Chouan fut arrêté le 18 mai 1785 aux Mesliers, au Bourgneuf-la-Forêt. Il comparut devant le juge criminel et nia toute participation au meurtre du gabelou, comme avait nié Jean Croissant. Plus heureux que son ami, il ne fut pas chargé par les témoins. Le procureur Enjubault-Laroche ne put donc, le 9 septembre 1785, que requérir un plus ample informé, qui fit maintenir le prévenu un an en prison.
Libéré le 9 septembre1786, il fut transféré aussitôt, sur l'avis de l'Intendant de Tours, au Dépôt de Mendicité de Rennes, par lettre de cachet en date du 2 août 1786. Il y séjourna trois ans. Cet établissement accueillait des individus originaires de Bretagne, du Maine, de Normandie et même de Touraine. Les pensionnaires n'y étaient détenus qu'en vertu d'un jugement prévôtal ou sur ordre du roi. Jean Chouan est donc bien condamné à une peine privative de liberté, mais qui ne peut être purgée dans une prison ordinaire, seulement dans un établissement de réinsertion sociale.
Jean Cottereau entre en insurrection
A sa sortie, Jean Cottereau s'engagea comme domestique chez Marie Le Bourdais, veuve d'Alexis Ollivier, une cousine, demeurant à la Besnerie, paroisse d'Olivet, et dont le fils, l'abbé Alexis Ollivier, possédait plusieurs métairies, à Olivet et au Genest.
C'est là que Jean Cottereau prit conscience des conséquences négatives des décisions de la Constituant: l'abolition de la gabelle, en 1790, les priva d'une source de revenus régulière; en vertu des lois sur les vente des biens de l'Eglise, beaucoup de prêtres, qui étaient propriétaires, ont vu leurs terres données à bail à colonat paritaire (métairies), soit à ferme, au plus offrant et dernier enchérisseur; et comme beaucoup, l’abbé Ollier se retrouva sans moyen de subsistance.
C'est donc la misère qui suscita l'opposition au nouveau régime. Mais c'est la misère aussi qui jeta dans le parti de la Révolution les ouvriers des forges du Port-Brillet, possession du duc de Talmont, prince de la Trémoille; ils armèrent une Garde Nationale et devinrent d'ardents patriotes, tout comme ceux de La Brûlatte.
Dès 1791-1792, les petites communautés rurales de la région de Laval refusèrent la création d'un clergé "constitutionnel" et la vente des biens de l'Eglise. Les soeurs de Jean Cottereau — l'une avait 22 ans, l'autre 15 — s'en prirent au curé Pottier, prêtre assermenté de Saint-Ouën-des-Toits, qu’elle considéraient comme un intrus; elles menacèrent de le faire rôtir ou de le noyer dans l'étang. Une des deux sœurs fut emprisonnée, avec d'autres femmes, pendant un mois. Les frères Cottereau, eux, s’attaquèrent au maire de Bourgon, acquéreur de biens nationaux. En septembre 1791, le tas de fagots appuyé à sa maison fut incendié. Le jour de la Saint-Pierre 1792, en pleine assemblée paroissiale, des hommes échauffés par la boisson saccagèrent sa maison. Installés dans le cabaret de François Fortin, "Jean Chouan" et les Frères Pinçon — tous connus sous le nom de "bande des oiseaux" — supervisaient les opérations menées par Julien Delière et Gilles Bertier. Selon les témoignages de l'époque la troupe de Jean Chouan ne comptait ce jour-là que quinze hommes.
Le 15 août 1792, des gardes nationaux et des gendarmes de Laval vinrent à Saint-Ouën-des-Toits pour recruter, par tirage au sort, des jeunes gens pour les armées de la Révolution. Ils rassemblèrent les habitants dans l'église et l’un d'entre eux prit la parole pour vanter la liberté nouvelle dont jouissait la France. Quand il en vint à la péroraison et qu'il parla d'engagement et de volontaires, on entendit murmurer de tous les côtés. Des jeunes gens dirent à haute voix qu'ils souhaitaient que les Français fussent battus et que les Autrichiens entrassent en France. Les gendarmes reçurent l'ordre d'arrêter les perturbateurs. Alors tout le monde se souleva, les bancs de l'église furent cassés à coups de bâtons, le maire et le commandant de la garde nationale furent blessés. Comme les habitants de la paroisse de la Brûlatte (12 km à l’ouest de Laval) avaient accepté, eux, de fournir un contingent, ils furent attaqués sur le chemin par plus de deux cents personnes, à la tête desquelles étaient Jean Chouan et Morlière. Celui-ci étant revenu peu de temps après à Saint-Ouën, la chemise ensanglanté et portant fusil et pistolets, les nommés Dupont, Tambour au Genêt, Cottereau dit "Chouan", Morlière et Colombier dit Lajeunesse, furent dénoncés au juge de paix du canton, pour être poursuivis sur les charges du procès verbal établi sur les incidents du 15 août. Menacé de poursuites, Jean Chouan, qui avait déjà goûté à la prison, n'avait d'autre possibilité que de fuir: il se réfugia en Bretagne, près de Saint-M'Hervé. Sa tête étant mise à prix, il tenta en vain, en mars 1793, de gagner l’Angleterre par Granville. Alors il revient dans la région de Laval.
Le pillage du château de Villiers lance la "chouannerie"
Le 26 septembre, on apprit que les patriotes d'Andouillé et de la Baconnière étaient allés piller le château de Villiers. Alors les chefs de paroisses du canton vinrent assaillir les Bleus qui étaient rentrés le soir au Bourgneuf-la-Forêt. Neuf gardes nationaux périrent dans l’affaire, les autres s'enfuirent vers Laval. Le lendemain, la force armée de Laval, venue pour réprimer l'insurrection, fut accueillie par une fusillade à l'étang de la Chaîne (tout près du Bourgneuf). L'endroit était particulièrement bien choisi, puisque la troupe devait passer sur un pont très étroit, sans possibilité de passer au nord (dans l'étang) ni au sud (en bordure du bois de Misedon et dans les marécages.) L’affaire avait été organisée par Charles Gaspard Elisabeth Joseph de Bailly, que l’on croyait émigré, mais qui, en fait, se cachait dans la région.
Dès lors les émules des frères Cottereau, qui portaient désormais le nom de "chouans" multiplièrent les escarmouches avec les escortes, les postes républicains, les gardes nationaux d'Andouillé, de la Baconnière, ou les forgerons de Port-Brillet.
Au-delà de la seule région de Laval, des insurrections éclatèrent en février-mars 1793, surtout en réponse à la levée des 300.000 hommes décidée par la Convention. Mais le succès au nord de la Loire fut éphémère et les troupes républicaines reprirent rapidement le contrôle de la région, écrasant les émeutiers dans le Léon et sur la rive droite de la Loire, alors que la rive gauche échappait à la République. Un peu partout, la présence de fortes garnisons et l'efficacité des généraux républicains purent contrôler la situation, en raison de l'absence de coordination entre les insurrections et de la médiocrité de leur armement.
C'est alors que le mot "chouannerie" commença à être utilisé comme terme générique. Les bandes chouannes, de médiocre envergure, quadrillaient les campagnes, opéraient des coups de mains contre les administrateurs locaux et les partisans de la Révolution, entravaient la circulation des troupes, notamment en attaquant les convois de grains ou d'armes. Les "chouans" accrochaient de petits groupes de républicains, puis décrochaient systématiquement pour éviter des affrontements. Nombre de jeunes chouans apparaissaient dans la journée comme de paisibles paysans; seule une petite partie des effectifs, dont les chefs, vivaient dans la clandestinité, cachés dans les forêts, voire dans des souterrains. Chaque petite région était soumise à l'autorité d'un chef local, en rivalité plus ou moins grande avec ses voisins, zones "chouannées" et zones "patriotes" voisinant dans des rapports complexes et antagonistes. C'est ainsi que, à moins de dix kilomètres de la Closerie des Cottereau, Port-Brillet et La Brûlatte étaient acquis à la cause de la Révolution.
La répression
Jean Cottereau
À partir du mois d'avril 1793, la garde nationale de La Brulâtte se mit à traquer la bande à Jean Chouan, dispersant des attroupements qui se formaient à Saint-Ouën-des-Toits. Cela n’empêcha pas les frères Chouan, le 13 mai 1793, de s’emparer d'une vingtaine de fusils entreposés dans la mairie du Genest (8 km à l’ouest de Laval). Prévenu des attroupements du Bourgneuf, de La Gravelle, de Saint-Ouen, et surtout de Bourgon, le Directoire du département prit un certain nombre de mesures :
— Il décréta l'arrestation des Cottereau, "dits Chouans", de leur mère, de la veuve Alexis Ollivier, leur tante, et du nommé Salmon, soupçonné de leur donner refuge.
— Il fit arrêter des gens de la maison de Fresnay, "soupçonnée de leur fournir des choses qui leur sont nécessaires".
— Estimant que le principal instigateur des rassemblements était un certain Pontavice, de Fougères, il décida de prévenir le district de Fougères et de faire arrêter ou de faire surveiller le dit Pontavice.
— Le 26 mai 1793, il organisa une expédition contre les Chouans et les manqua près de La Gravelle : Jean Chouan et ses compagnons avaient pu se réfugier dans le bois des Effretais.
Alors la famille Cottereau et leurs complices furent traqués. René Cottereau fut arrêté avec Jeanne Bridier, sa femme, puis relâché, car on n’avait pas de preuves contre lui. Perrine, sa sœur, Guy Ollivier et Pierre Gaufre furent maintenus en prison. Le 18 juin 1793, après avoir désarmé les patriotes du Bourgneuf, les Pinçon et Cottereau gagnèrent les landes de Saudre et de la Brossinière (ou Brécinière) et y interceptèrent huit soldats républicains qui rentraient de Nantes vers Ernée. Ils en tuèrent un, en blessèrent un autre et firent deux prisonniers. Le 10 juillet, on chercha vainement François Cottereau qui, blessé d’un coup de fusil, se serait caché au village de Saint-Roch à Changé. Sans plus de succès, on fouilla des caves du château de Saint-Ouen où l’on pensait trouver un dépôt d’armes des Chouans. Le 27 juillet, Beurin, adjudant major du 31ème bataillon de la réserve, cantonné dans le presbytère de Bourgon, continuait sa traque de la bande à Cottereau. Le 17 août, Guerchais, commandant de la garde nationale de La Gravelle, fouilla la lande d'Olivet, le bois de Misedon, Port-Brillet, partout où devait se trouver le repaire de la bande. Finalement, on croyait les voir partout et la garde nationale de Courbeveille les cherchait à Loiron, à Montjean… jusque dans les communes entre Vitré et Fougères…
Les derniers mois de Jean Chouan
Le 20 octobre 1793, Jean Chouan apprit du prêtre qui disait la messe au Genest que les Vendéens avaient passé la Loire; et il prit contact avec eux, alors qu'une petite partie des ruraux (comme Cadoudal) rejoignait l'armée vendéenne. Le 23, en conférence avec Puisaye et Boisguy dans la forêt du Pertre, il entendit le canon qui tonnait à Laval. Sans prendre désormais aucune précaution, il réunit ses hommes et marcha sur la ville. Son intervention contribua à la victoire lors de la bataille d'Entrammes. Avec ses hommes, qui constituaient un corps à part et ne reconnaissaient que lui pour les conduire, il participa à la "virée de Galerne" jusqu’à la sanglante défaite du Mans, le 13 décembre 1793, où sa troupe fut décimée et où sa mère fut écrasée accidentellement par une charrette.
Il se replia alors dans la forêt de Misedon, où il continua la lutte sur un terrain qui lui était plus favorable que celui d’une bataille rangée. Il sauva plusieurs prêtres en les conduisant jusqu’à Granville. Pour libérer le prince de Talmont, il tenta, sur le chemin de Vitré à Laval, un coup de main qui avorta parce que personne n'avait su lire la dépêche dans laquelle on l’avertissait que l'itinéraire de l'escorte avait été modifié. Il s'unit avec Jambe-d'Argent et Moulins pour attaquer les postes qui cernaient le bois de Misedon ; le poste de Saint-Ouën-des-Toits fut pris vers le 20 avril 1794.
C’est alors que les deux sœurs de Jean Chouan, Perrine et Renée, furent arrêtées, conduites à Laval, jugées et «condamnées à mort comme soeurs des Cottereau, dit Chouans, chefs de brigands, convaincues de leur avoir servi d'espions, de les avoir alimentés et approvisionnés, enfin d'avoir endossé la cuirasse et participé à leurs massacres». Elles furent guillotinées le 20 avril 1794 (Perrine avait 25 ans, Renée 18 ans).
La véritable insurrection royaliste du Bas-Maine commença vers le mois de mai 1794, et forma six divisions, qui prirent le nom de leurs chefs ; mais la troupe, elle, garda le nom générique de « Chouans ».
La mort de Jean Chouan
La mort de Jean Chouan a été racontée de différentes manières :
— Ou bien un détachement cantonné dans le bourg de la Gravelle aurait surpris une compagnie de cinquante-deux chouans, commandés par Jean Chouan en personne, qui aurait été tué dans cette affaire ; sa tête aurait été séparée de son corps, portée en triomphe à la Gravelle et exposée ensuite à un piquet sur la grande route de Laval à Vitré.
— Ou bien, le 28 juillet 1794, il aurait été reconnu dans la métairie de la Babinière, appartenant à la famille Ollivier, où résidait son frère René (marié en 1792); poursuivi, il aurait attiré sur lui le feu des républicains de la forge du Port-Brillet, afin de permettre à sa belle-sœur, enceinte, de s’échapper ; resté volontairement en arrière, il aurait reçu une balle dans l'abdomen et serait mort dans un fourré ; l’emplacement de sa tombe aurait été tenu secret, afin d’éviter que la républicains ne profanent sa dépouille.
François Cottereau (né en 1750), lui, mourut en 1794 après s’être blessé avec son propre fusil (à moins, selon une autre version, qu'il n'ait été tué par les forgerons de Port-Brillet). Pierre Cottereau (né en 1755) fut arrêté, jugé et guillotiné (1794). René Cottereau dit "Faraud" (né en 1764) fut le seul survivant des Cottereau. Il devait recevoir plus tard des Bourbons une pension de 400 francs. Il mourut en 1846, à l’âge de 82 ans, après avoir eu quatorze enfants.
Nombreux sont les ouvrages qui ont pris pour thème Jean Chouan, dont l'image a été popularisée, en 1852, par une lithographie de Boblet, où on le voit portant, au revers de son habit, une croix et un Sacré-Cœur, et, à la boutonnière de son gilet, un chapelet et une médaille.
En 1846, ARTHUR DE GOBINEAU publia La Chronique rimée de Jean Chouan et de ses compagnons :
Ce qu'était Jean Chouan |
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Avant que la Bretagne ou même la Vendée par le drapeau royal ne se vît possédée, un éclair précurseur du prochain ouragan s'embrasa dans le Maine aux mains de Jean Chouan, villageois inconnu, bras d'acier, ferme allure, prompt, quand on l'attaquait, à prêter l'encolure, grandement ignorant, mais probe et plein de foi, et ne connaissant rien que son prêtre et le roi. Le roi! Si ce mot seul par son éclat magique lui semblait des méchants repousser la critique, si le divin mortel de ce nom revêtu représentait pour lui l'honneur et la vertu, c'est qu'il avait senti l'effet de sa puissance. |
Voici comment. Chouan, pauvre dès sa naissance, était contrebandier ; dans un jour de malheur, il fut pris et fendit le front d'un gabeleur. Jugé, puis condamné, sa perte était certaine. Sa mère, pauvre veuve, à pied quitta le Maine, parvint jusqu'à Versailles et, forte en son chagrin, sut braver l'étiquette aux pieds du souverain. Elle osa raconter les malheurs, la jeunesse, la douleur de son fils et sa propre détresse, et fit tant qu'émouvant la royale bonté par ses pleurs le pardon fut enfin emporté. |
La maison de Jean Chouan |
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… La closerie qu’habitait sa famille : une étroite maison que le chaume écrasait, que bordait un buisson où séchaient tristement des hardes déchirées ; |
sur le devant gisaient quelques tas de bourrées, une mare boueuse où grognaient des pourceaux et, dans tous les recoins, du fumier par monceaux. |
Les décrets de la Révolution bouleversent la vie des paysans |
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Dans ce profond chaos, plein de lueurs sublimes, le paysan manceau ne voyait que les crimes. Que lui faisait, à lui, l'avenir incertain que nous-mêmes cherchons dans un vague lointain? On enrôlait son fils, on proscrivait son prêtre ; le noble qu'il aimait, on le déclarait traître ; et, pour frapper encor ses sens de plus d'horreur, l'échafaud dans Laval installait la Terreur. La peur rendait soumis ; mais sur plus d'un visage on voyait s'arrêter comme un sombre nuage. Les fiers républicains ne rencontraient partout que des regards brûlants de haine et de dégoût. Et les aventureux, les têtes emportées, causant le soir au bord des landes écartées, |
se disaient : — On nous prend jusqu'à nos derniers biens, et, de plus, il faut vivre ainsi que des païens! Il nous vient un curé qui prie on ne sait comme! A la fin, mes enfants, un homme vaut un homme, et, si de mon fusil le chien un jour s'abat, mon plomb porte aussi bien que le plomb d'un soldat. Jean Chouan écoutait ces propos. Sa tristesse s'éclairait pour eux seuls d'un éclair d'allégresse. Un matin, il causait dans un noir cabaret avec des paysans ; un voiturier paraît qui demande du cidre et s'asseoit à sa table. — Savez-vous point, dit-il, un malheur lamentable ? A Saint-Ouen-des-Toits on enrôle aujourd'hui. Moi, si j'avais un fils, je tremblerais pour lui ! |
A Saint-Ouen-des-Toits, Jean Chouan s'oppose aux enrôlements |
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On se lève et l'on part. Au bourg, sur la Mayenne, avec drapeau, plumet, cocarde citoyenne, les patauds du pays — par ce mot les chouans appelaient leurs rivaux, qui les nommaient brigands — les patauds du pays s'assemblaient dans l'église. Devant eux se tenait une foule indécise, ramassée en ce lieu par le son du tambour. Le maire prétendait que chacun à son tour, sous peine de prison ou d'un sort plus sévère, vînt quérir les honneurs de soldat volontaire. On allait commencer quand Jean Chouan parut. Sa troupe autour de lui bravement accourut. Jean marcha vers l'estrade, à demi triomphale, sur laquelle trônait, splendeur municipale, |
le chef de la commune. Et, du pied renversant la table et le registre, il dit : — Pour à présent, finissons, citoyen! Personne en ce village n'a plaisir à s'entendre insulter davantage. Regarde donc la porte et, si tu ne veux pas risquer un mauvais sort, passe-la d'un bon pas. Des applaudissements partent dans l'assemblée. Le maire, en se levant : — La séance est troublée! Gendarmes, saisissez... Il en aurait dit plus, mais ses ordres déjà devenaient superflus : les soldats, désarmés par la foule plus forte, profitaient tout tremblants des faveurs de la porte ; et les municipaux, quelque temps ballottés, S'estimèrent heureux de fuir à leurs côtés. |
René, marié et père de famille, hésite à aller combattre |
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— Et toi, René ? — J’hésite et voudrais bien te suivre. Mais ma femme, sans moi, n’aura pas de quoi vivre. Pour me joindre à tes gens, il faut l’abandonner et si je ne le peux, tu dois me pardonner. |
— Je t’excuse, René. Mais déjà je vois poindre un temps où tu seras content de me rejoindre. Pour vif et turbulent je t’ai toujours connu… — Sois certain de me voir. — Tu seras bien venu. |
Jean et François Chouan attaquent une troupe de "bleus" |
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Près du bois de Misedon, couchés sur les bruyères, cinquante paysans attendaient les deux frères. Chacun était armé d'un fusil, d'un couteau ; plusieurs d'un ruban blanc entouraient leur chapeau. Cette troupe, il est vrai, ne semblait pas très forte; mais la commune ardeur brûlait de telle sorte que, laissant aux traîneurs à pleurer leur retard, Jean donna sans regret le signal du départ. On vint donc se poster aux abords d'un village où les bleus, de retour d'un bourg mis au pillage, avaient passé la nuit. Déjà le jour naissait, et la troupe avinée au loin apparaissait. |
Elle hurlait, chantait, en suivant des charrettes lourdes des vils profits de honteuses conquêtes, et promettait — du moins on le criait très haut — au bien volé l’encan, aux captifs l'échafaud. Ah ! patauds, vous teniez bien mal votre victoire! Vous osiez un peu tôt en célébrer la gloire! Car aux bords du chemin s'allume tout à coup un volcan meurtrier qui vous trouble beaucoup, pillards! Vous essayez pourtant la résistance ; mais bientôt il vous faut changer de contenance, et frappés, assommés, fuyant à l'horizon, Jean Chouan vous défait et vous apprend son nom ! |
Jean Chouan et sa bande se heurtent à l'armée des bleus |
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Cependant Jean Chouan et sa bande hardie, ne se croyant pas faits pour cette tragédie, s'étaient au bout d'un pont, sur un étroit ruisseau, arrêtés, attendant quelque combat nouveau. Le jour entier s'en va, nul danger, nulle rencontre; nulle part, au plus loin, personne ne se montre, si bien que quelques-uns, las d'un rôle ennuyeux, commencent à parler de retourner chez eux. Jean s'indigne et supplie et commande d'attendre. On attend. Mais enfin, sans plus vouloir entendre, l'un part, et puis un autre, et puis voilà le soir. Il n'en restait pas vingt ; ceux-là sans grand espoir et par simple amitié pour Chouan. Sur la terre, assis dans le gazon et l'arme en bandoulière, ces paysans jasaient quand parut devant eux un meunier qui, courant, leur dit: — Voilà les bleus! Gardez-vous! A ces mots Jean Chouan se rassure; un rayon de plaisir brille sur sa figure. Il court à ses amis : — Debout, fusil en main! Venez leur épargner la moitié du chemin! La troupe imprudemment abandonne sa place. Et de quel ennemi se trouve-t-elle en face? |
Ce ne sont plus ici les gens déguenillés, portant pique et bonnet également souillés, tourbe infime qu'au loin balayait sa colère. C'est un rude ennemi difficile à défaire. Elle voit artilleurs, grenadiers et hussards, marchant en rangs serrés sous de vrais étendards. A parler franchement, mettant à part le nombre, d'un pas si hasardeux s'échapper sans encombre à vingt pauvres manants était trop malaisé. Le ciel de la victoire avait bien disposé! Ce fut assez, je crois, pour l'honneur de ces frères, que d'attendre le feu de pareils adversaires, de ne se disperser même qu'en combattant. L'Europe n'osa pas toujours en faire autant! De buisson en buisson, derrière chaque haie, le paysan s'arrête et, se cachant, essaie d'abattre le hussard qui de près le poursuit. Il le manque ou l'atteint et néanmoins il fuit. L'un, au fond des ravins, blessé, se traîne, expire; un autre en un fourré se cache et se retire. A la fin les soldats, s'égarant à demi, ne savent plus trouver trace d'un ennemi. |
Jean Chouan vaincu se replie vers la Bretagne |
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Jean Chouan, deux des siens et son valeureux frère, les derniers au péril songeant à se soustraire, ont marché vivement, le fusil dans la main, et sautant les fossés sans suivre de chemin. Au bruit déjà lointain nul ne tourne la tête! Enfin dans un grand bois la fortune les jette. Ils ont peur, ils ont faim; la nuit vient, ils ont froid. Ils ont pour sommeiller un roc humide, étroit. |
Bientôt il faut partir, et, mâchant quelque feuille, quelque fruit de buisson que leur famine accueille, ils gagnent, non sans peine, après deux jours entiers de marche dans les bois par d'horribles sentiers, ils gagnent les confins de la terre bretonne. Là nul ne le connaît, de les voir ne s'étonne. Un sabotier les cache, et parmi les copeaux, dans le foin d'un grenier ils trouvent le repos. |
Jean Chouan et son frère rejoignent les insurgés bretons |
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Les frères dans leur cache attendirent le soir. Puis alors, s'avançant par la forêt obscure, le fusil sur le dos, les coureurs d'aventure parvinrent aux retraits qu'au fond de ces cantons commençaient à former les insurgés bretons. Là se trouvaient des chefs d'une haute naissance. Jean Chouan entoura surtout de déférence Talmont, presque monarque en leurs pays manceaux, que jadis honoraient des milliers de vassaux, Talmont, brillant éclair du nom de la Trémouille, honneur fait d'un métal que n'atteint pas la rouille, |
et qui, tout grand seigneur, accueillant Jean Chouan, compris ce que valait ce simple paysan. On admirait de Jean la constance et l'audace. Jamais bleu ni pataud ne retrouvait sa trace. Fallait-il prendre un poste, arrêter un courrier, on proposait toujours Jean Chouan le premier. Sans cesse en mouvement, les forêts, les carrières, les ravins, les taillis, les champs, les fondrières n'avaient pas un recoin qu'il n'eût point visité et dont le souvenir ne lui fût pas resté. |
Progrès de l'insurrection dans le Bas-Maine: Laval est pris |
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A quelque temps de là, rentré dans son village, Jean Chouan étendit son pouvoir davantage. La république en vain redoublait la terreur : les Chouans augmentaient de nombre et de vigueur. La plus faible paroisse avait fourni sa bande. Toutes couraient au feu; toutes, petite ou grande, sous un chef reconnu, par Chouan proposé, osaient ce qu'autrefois on n'eût jamais osé. Et d'ailleurs le succès ne quittait point leurs armes. Les patauds consternés ne vivaient que d'alarmes. Ces âpres citoyens, de vaincre trop peu sûrs, comme des prisonniers se tenaient dans leurs murs. Jean Chouan affirmait aux siens pleins d'espérances que le ciel avant peu finirait leurs souffrances, que, grâce à leur courage, un effort vigoureux suffisait maintenant pour accabler les bleus. Bientôt on vit venir, à travers les guérets, une foule animée, intrépide, joyeuse, amusant par des cris son ardeur curieuse, |
portant fusil, bâton, sabre ou faux dans la main. Jean Chouan leur cria: — Maintenant, non demain, notre succès en fleur va réjouir le Maine. Dans Laval a flotté l'enseigne vendéenne ! Laval est pris, mes gars! Oui, Laval est au roi; et vous allez, vous tous, y venir avec moi ! On s'écrie, on s'émeut, on s'embrasse, on s'appelle, et la foule, en avant s'élance pêle-mêle. On arrive! Et, grands dieux, quel excès de bonheur à voir le drapeau blanc, dans toute sa splendeur, de ses plis glorieux couvrir les édifices! Chacun touchait alors le prix de ses services. Les paysans manceaux allaient, couvant des yeux les soldats vendéens répandus en tous lieux, les officiers parés de leur écharpe blanche qui, la plume au bonnet et l'épée à la hanche, aux joyeux roulements de ces nouveaux tambours, s'arrêtaient, transportés, au coin des carrefours. |
Échec devant Granville et déroute des chouans |
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La fortune changea. L'on ne prit pas Granville. Les braves assaillants succombèrent par mille. Jamais autant d'audace et d'intrépidité ne parut au grand jour. Mais, à la vérité, comme on ne trouva pas un défaut de courage dans les républicains, sur qui tombait l'orage, on eut beau s'obstiner, si vaillant que l'on fût, on ne prit pas Granville, et l'on manqua le but. |
Ici commence donc la fatale retraite. On trouve un ennemi partout où l'on s'arrête. On perd du monde; on marche en aveugle, à tâtons, non troupe de soldats, mais troupeau de moutons. Les femmes, les enfants, qui suivaient la déroute, de leurs corps épuisés jonchent la longue route. Et ce qui tient encore, ahuri par la peur, des hommes accablés augmente la torpeur. |
Échec devant Le Mans et mort de la mère de Jean Chouan |
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C'est un affreux récit ; pourtant il faut l'entendre. Le Mans, ville sans murs, impossible à défendre, et les républicains sont déjà derrière eux. Et de loin on peut voir, tout à travers les feux, à travers la fumée et le plomb qui rayonne, apparaître des bleus les têtes de colonne, tandis que, manoeuvrant, non sans peine, un canon, un groupe d'officiers les foudroie et tient bon. Deux Chouans qui couraient ramassent une femme. Elle était mutilée et prête à rendre l'âme ; sur son malheureux corps un char avait passé; son épaule, son flanc, tout était fracassé. Ils eurent quelque peine à la bien reconnaître. — La mère de Chouan! — Je vais à Dieu mon maître, dit-elle en s'efforçant de s'appuyer sur eux et leur montrant, hélas! un oeil déjà vitreux. Laissez-moi donc; je meurs en bonne royaliste. Sous la halle est François, blessé, mais il existe! Courez à son secours; quittez-moi, mes amis! — Que ferons-nous? dit l'un. — Il n'est jamais permis de laisser, pour s'enfuir, un des siens dans la peine... Et les braves Chouans, courant à perdre haleine, reviennent sous la halle, aperçoivent François qui, par terre appuyé contre un pilier de bois, perdant beaucoup de sang, oui, mais pas une larme, après avoir tiré, chargeait encore son arme. |
— Viens, lui cria Moulins. — Prends-moi, lui dit Peillon, le bras et puis l'épaule, et marche! — Mon garçon, je ne puis pas marcher. Passait un capitaine, qui descend de cheval. — Je te tire de peine, lui dit cet officier, allons, monte! — Merci. Mais vous, que ferez-vous? — Je viens mourir ici. Hors du Mans on rejoignit les autres. Et cependant Talmont, Talmont encor s'arrête à l'espoir de changer la déroute en retraite, et, brisé de fatigue et tout couvert de sang, il ne voit pas combien il demeure impuissant. — Vrai Dieu! mon général, lui dit Chouan, j'arrive encore à temps! Mais quoi! Vous allez en dérive ! Tandis que vous tenez ici, voici les bleus qui vous tournent! Il faut enfin piquer les deux ! Un dragon accourait, Jean Chouan le culbute. Le conseil qu'il donnait, lui-même il l'exécute ; et, sans plus demander l'aveu du général, il part la main serrée au bridon du cheval. Et Talmont fut sauvé. Jean Chouan hors d'haleine lui fit joindre au dehors l'élite vendéenne, et là, se rappelant les devoirs plus anciens, revint vers son pays pour consoler les siens. |
Chagrin de Jean Chouan; mort de son frère |
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Jean traita ses projets d'impossible chimère, sitôt qu'il eut pleuré la perte de sa mère. Ce cadavre chéri sur un sanglant pavé, nulle nuit ne passait sans qu'il en eût rêvé. Son esprit s'en troublait. Même en courant aux armes, ses yeux voyaient sa mère et s'emplissaient de larmes. |
Et puis François mourut, non pas comme un guerrier à la face du ciel, mais au fond d'un terrier, comme un renard, au fond des retraites obscures où le tenaient cloué ses mortelles blessures, où la mort, pas à pas, dans son être arrivant, le tint longtemps d'avance enterré tout vivant. |
Talmont est tué parce que Jean Chouan ne sait pas lire |
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…Ainsi l’on brûla cette lettre. Ce qu’elle contenait plus tard se fit connaître. Hélas ! elle annonçait à Chouan que les bleus par un autre chemin, et Talmont avec eux, |
passaient ce même jour. L’erreur coûta la vie d’un seigneur dont le sort n’attriste pas l’Envie ! Car, né pour être heureux, il périt à trente ans, et son crâne à Laval fut exposé longtemps. |
Jean Chouan apprend que ses soeurs ont été arrêtées |
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Jean était triste. Assis au milieu de ses braves, il roulait dans son coeur les pensées les plus graves, et, tenant son fusil désarmé sous sa main, sa vue errait sans voir de la lande au chemin. En vain ses compagnons, couchés sur la bruyère, cherchaient à l'attirer dans leur gaieté grossière : à leurs joyeux propos Jean Chouan restait sourd. On était en novembre, où le jour devient court, et la nuit descendait d'une froideur mortelle. |
— Alerte! s'écria soudain la sentinelle. Chacun se lève. — Il faut qu'on me conduise au chef, dit un nouveau venu. — Tu lui parles ; sois bref. — Je t'apporte un malheur et je crains ta furie. — Ne crains rien. — Les patauds ont pris ta closerie, et, comme ils sont experts en pareilles noirceurs, après l'avoir détruite, ont saisi tes deux sœurs. Ils les ont fait monter sur ta propre charrette et s'en vont à Laval, où l'échafaud s'apprête. |
Ses camarades le décident à se mettre en embuscade |
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On partit. Jean Chouan, habile aux embuscades, dans un fossé profond cacha ses camarades |
et lui-même, grimpant au sommet d’un ormeau, regardait le chemin qui sortait du hameau. |
Mais Chouan ne peut empêcher l'exécution de ses soeurs |
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L'eau, qui haussait toujours, leur venait aux genoux. Chouan de sa douleur bientôt ne fut plus maître, car le jour en naissant ne fit rien apparaître. Alors il quitta l'arbre et trouva ses amis l'eau jusqu'à la ceinture et plusieurs endormis. — Suivez-moi, leur dit-il. Entrons dans ce village : peut-être apprendrons-nous de quoi gagner courage. Nous perdons notre temps en ce lieu! Tout raidis, tout glacés par le froid, par l'eau tout engourdis, du fossé les Chouans se retirent sur l'heure. On marche. D'un fermier on atteint la demeure dans le moment précis qu'arrivant de Laval un valet dans la cour attachait son cheval. |
Les paysans troublés l'emmènent dans la chambre. Jean Chouan frémissait de crainte en chaque membre. — Eh bien? murmura-t-il. — Eh bien! l'on t'a trahi ! s'écria le valet. Chouan, tout est fini ! Leur escorte nombreuse, avertie et tranquille, hier, par un détour, a pu gagner la ville. Le tribunal a fait ce qu'on devait prévoir et pour les deux enfants tout sera dit ce soir! Jean, poussant un grand cri, s'affaissa sur la table. Chaque âme lui rendit un écho lamentable, et ces durs paysans, dans un égal transport, Perrine et toi, Louison, pleurèrent votre mort! |
René Chouan décide de les venge; Jean renonce au combat |
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Jean apprit les détails de la lugubre histoire dans la ferme où pleurant, sans manger ni sans boire, sans parler, sans agir, entier à sa douleur, il resta tout le jour plongé dans la torpeur. Le soir René parut. Il marcha vers son frère, et froid, les poings crispés et le regard sévère : |
— Tu voudras les venger? murmura-t-il tout bas. Jean secoua la tête et ne répondit pas. — Pour moi, reprit René, je sais quelle est ma tâche! J'égorgerai les bleus sans trève ni relâche !… — Et moi, dit Jean Chouan en posant son fusil, je renonce à me battre et je pars pour l'exil. |
En sauvant sa belle-sœur enceinte, Jean Chouan est tué |
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…Le jour qui s'éteignait brunissait les murailles quand soudain apparaît, le regard consterné, frissonnante de peur, la femme de René. Pendant ce temps — Chouan, disait la jeune femme, quitte pour me sauver les chagrins de ton âme : je suis enceinte et, si je tombe aux mains des bleus, mon enfant ne pourra me protéger contre eux! Jean la prit par la main et sortit sur la lande. La clarté n'était plus ni vive ni bien grande : ce triste jour d'automne allait enfin finir. Pourtant on vit de loin deux francs hussards venir. Non, jamais l'ennemi ne vint en si grand nombre! Les chouans sont surpris; mais, profitant de l'ombre, ils courent aux halliers. Jean était déjà loin : il soutenait sa belle-soeur et n’avait d'autre soin que de la préserver. Les bleus, dans leur poursuite, le découvrent bientôt. Son calme les irrite et de loin un hussard le vise, et le fait choir. |
Sa belle-soeur crie. Il lui dit : — Contiens ton désespoir. Hâtons-nous seulement de gagner la clairière. Cependant les Chouans, en avant, en arrière, ne l'apercevant plus, regardant de leur mieux, reviennent sur leurs pas quand sont partis les bleus. Ils le trouvent alors au revers d'une haie : sa belle-soeur cherchait en vain à refermer sa plaie. On le prend, on l'emporte au plus épais du bois. On lui dit: — Parle-nous, Jean Chouan! — Cette fois, répondit-il bien bas, je vais rejoindre ma mère ; et je croyais la mort, mes braves, plus amère! Des torches de résine en quelques mains brillaient ; les herbes du gazon d'un noir se souillaient. A travers la forêt, dans les branches voisines, le vent semblait tinter des plaintes argentines et du chef expirant pleurer aussi le sort. Bientôt tout fut fini : Jean Chouan était mort. Son âme, s'échappant de ses restes funèbres, s'était déjà mêlée aux suprêmes ténèbres. |
L'emplacement de sa tombe n'a jamais été révélé |
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De peur que, pour gagner le prix des trahison, on ne volât son corps, il fut sous des gazons soigneusement caché. Redoutant le parjure, |
nul des siens n'a jamais montré sa sépulture. C'est ainsi que finit Jean Chouan. Sa valeur, tout comme son tombeau, demeura sans honneur. |
En 1859, VICTOR HUGO publia, dans la Légende des siècles, un poème sur la mort de Jean Chouan , intitulé simplement Jean Chouan.
Les blancs fuyaient, les bleus mitraillaient la clairière. Un coteau dominait cette plaine, et, derrière Le monticule nu, sans arbre et sans gazon, Les farouches forêts emplissaient l'horizon. En arrière du tertre, abri sûr, rempart sombre, Les blancs se ralliaient, comptant leur petit nombre, Et Jean Chouan parut, ses longs cheveux au vent. — Ah! personne n'est mort, car le chef est vivant ! Dirent-ils. Jean Chouan écoutait la mitraille. — Nous manque-t-il quelqu'un ? — Non. — Alors qu'on s'en aille ! Fuyez tous! — Les enfants, les femmes aux abois L'entouraient, effarés. — Fils, rentrons dans les bois ! Dispersons-nous ! — Et tous, comme des hirondelles S'évadant dans l'orage immense à tire-d'ailes, Fuirent vers le hallier noyé dans la vapeur ; Ils couraient; les vaillants courent quand ils ont peur; C'est un noir désarroi qu'une fuite où se mêle Au vieillard chancelant l'enfant à la mamelle ; On craint d'être tué, d'être fait prisonnier ! Et Jean Chouan marchait à pas lents, le dernier, Se retournant parfois et faisant sa prière. Tout à coup on entend un cri dans la clairière, Une femme parmi les balles apparaît. Toute la bande était déjà dans la forêt, Jean Chouan restait seul ; il s'arrête, il regarde; C'est une femme grosse, elle s'enfuit, hagarde Et pâle, déchirant ses pieds nus aux buissons; Elle est seule; elle crie : À moi, les bons garçons ! Jean Chouan rêveur dit : C'est Jeanne-Madeleine. Elle est le point de mire au milieu de la plaine; La mitraille sur elle avec rage s'abat. Il eût fallu que Dieu lui-même se courbât Et la prît par la main et la mît sous son aile, Tant la mort formidable abondait autour d'elle; Elle était perdue. — Ah ! criait-elle, au secours ! Mais les bois sont tremblants et les fuyards sont sourds. Et les balles pleuvaient sur la pauvre brigande. Alors sur le coteau qui dominait la lande Jean Chouan bondit, fier, tranquille, altier, viril, Debout: — C'est moi qui suis Jean Chouan ! cria-t-il. Les bleus dirent : — C'est lui, le chef ! Et cette tête, Prenant toute la foudre et toute la tempête, Fit changer à la mort de cible. — Sauve-toi! |
Cria-t-il, sauve-toi, ma soeur ! — Folle d'effroi, Jeanne hâta le pas vers la forêt profonde. Comme un pin sur la neige ou comme un mât sur l'onde, Jean Chouan, qui semblait par la mort ébloui, Se dressait, et les bleus ne voyaient plus que lui. — Je resterai le temps qu'il faudra. Va, ma fille ! Va, tu seras encor joyeuse en ta famille, Et tu mettras encor des fleurs à ton corset ! Criait-il. — C'était lui maintenant que visait L'ardente fusillade, et sur sa haute taille, Qui semblait presque prête à gagner la bataille, Les balles s'acharnaient, et son puissant dédain Souriait; il levait son sabre nu… — Soudain Par une balle, ainsi l'ours est frappé dans l'antre, Il se sentit trouer de part en part le ventre; Il resta droit et dit: — Soit. Ave Maria ! Puis, chancelant, tourné vers le bois, il cria : — Mes amis ! Mes amis ! Jeanne est-elle arrivée ? Des voix dans la forêt répondirent: — Sauvée ! Jean Chouan murmura : C'est bien! et tomba mort. Paysans ! paysans ! hélas ! vous aviez tort, Mais votre souvenir n'amoindrit pas la France ; Vous fûtes grands dans l'âpre et sinistre ignorance ; Vous que vos rois, vos loups, vos prêtres, vos halliers Faisaient bandits, souvent vous fûtes chevaliers ; A travers l'affreux joug et sous l'erreur infâme Vous avez eu l'éclair mystérieux de l'âme ; Des rayons jaillissaient de votre aveuglement ; Salut! Moi le banni, je suis pour vous clément ; L'exil n'est pas sévère aux pauvres toits de chaumes ; Nous sommes des proscrits, vous êtes des fantômes ; Frères, nous avons tous combattu; nous voulions L'avenir; vous vouliez le passé, noirs lions ; L'effort que nous faisions pour gravir sur la cime, Hélas! vous l'avez fait pour rentrer dans l'abîme ; Nous ayons tous lutté, diversement martyrs, Tous sans ambitions et tous sans repentirs, Nous pour fermer l'enfer, vous pour rouvrir la tombe ; Mais sur vos tristes fronts la blancheur d'en haut tombe, La pitié fraternelle et sublime conduit Les fils de la clarté vers les fils de la nuit, Et je pleure en chantant cet hymne tendre et sombre, Moi, soldat de l'aurore, à toi, héros de l'ombre. |
Parmi les oeuvres consacrées à Jean Chouan au XXe siècle, on peut citer :
1897 — Jacques Duchemin-Descépeaux, Jean Chouan et la chouannerie.
1906 — On représente, au Théâtre de la Gaieté, Jean Chouan, pièce en 5 actes de Louis Decori et Paul Olivier; avec Berthe Bovy (Anne-Marie), Péricaud (Jambe-d'argent), Louis Decori (Jean Chouan).
1908 — Roger Duguet et J. Rochebonne, Jean Chouan.
1926 — Arthur Bernède, Jean Chouan, grand roman historique (1. La Bataille des coeurs; 2. La citoyenne Maryse Fleurus).
1926 — Luitz-Morat réalise un film, Jean Chouan (d’après Arthur Bernède).
C'est un ciné-roman en huit épisodes: 1. La Patrie en danger - 2. La Bataille des coeurs - 3. Sur le pont de Pyrmil / Par la haine et par l’amour - 4. L’Otage - 5. La Citoyenne Maryse Fleurus - 6. Le comité de Salut Public - 7. La Grotte aux fées / La Pierre qui vire - 8. Les Soldats de France. Les interprètes sont : René Navarre (Maxime Ardouin), Marthe Chaumont (Marie-Claire Ardouin), Maurice Lagrenée (Jacques Cottereau), Maurice Schutz (Jean Chouan), Claude Mérelle (Maryse Fleurus, comtesse de Carquefou), Elmire Vautier (Marquise de Thorigné), Thommy Bourdelle (Kléber), Daniel Mendaille (Marceau), Jean Debucourt (Robespierre). Résumé du film: Les Chouans et les Républicains s’opposent. Mais Jacques Cottereau, fils de Jean Chouan, Breton patriote, aime Marie-Claire, la fille de Maxime Ardouin, délégué de la République à Nantes. Jacques a été ramené de force par son père chez les Blancs, dont l’égérie est la marquise de Thorigné. Une ancienne courtisane, Maryse Fleurus, poursuit de sa haine Marie-Claire. Après de nombreuses aventures, elle sera démasquée, les deux pères meurent et les amoureux s’unissent.
1926 — Jacques Serres, Jean Chouan, roman inédit complet.
1926 — Jean Drault, Les exploits de Jean Chouan, roman de l'époque révolutionnaire.
1942 — Jean Chouan est mis en bande dessinée par Job de Roincé et Pierre Rousseau, sous le titre La belle histoire de Jean Chouan.
1947 — Les Chouans, film d'Henri Calef, avec Jacques Charon, Pierre Dux, Jean Marais.
1964 — Hervé de Lorgeril, Chouans, Jean Cottereau dit Jean Chouan et Jean Treton dit Jambe d'Argent.
1977 — M.C. Meaux, Jean Chouan, héros de légende.
1979 — André Avril, Jean Chouan et ses compagnons, paysans mayennais.
1985 — Jean Silve de Ventavon, Jean Chouan, paysan rebelle, le premier insurgé royaliste.
1988 — Un spectacle est donné au château de Lassay, Jean Chouan l'insoumis.