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BALZAC À PASSY DE 1840 À 1847


 


SITUATION DE BALZAC EN 1840

Ce qui caractérisait Balzac vers l'âge de 40 ans c'était
– une vie passée qui avait été très active avec de nombreux voyages,
– un goût immodéré pour la dépense, d'où un endettement assez vertigineux,
– une abondante production littéraire, mais la nécessité de continuer à écrire pour calmer ses créanciers,
– des projets très irréalistes pour devenir enfin riche : publier ses "oeuvres complètes" sur le principe de la tontine, aller en Sardaigne exploiter les scories laissées par les Romains dans les mines d'argent, construire des serres à Ville-d'Avray pour produire en grand des ananas, épouser une riche polonaise (Mme Hanska) dont le mari était proche de la mort…

Bien sûr, il était attiré par Paris, mais ne voulait pas y résider pour plusieurs raisons :
– échapper à la curiosité des journalistes,
– échapper à la corvée de la garde nationale (qui l'avait amené à passer quelques jours enfermé dans l'hôtel de Bazancourt, dit hôtel des Haricots),
– et surtout, se soustraire à ses nombreux créanciers

Pour cette raison, avec l'aide financière partielle de ses amis Guidoboni-Visconti, il avait acheté, entre 1837 et 1839, une maisonnette et plusieurs lopins de terre à Ville-d'Avray. Il baptisa la propriété Les Jardies et y fit construire une maison digne de lui. Le terrain était en pente si raide que tous les visiteurs glissaient. La maison n'avait qu'un escalier extérieur. Le tout lui coûta une somme prodigieuse et les créanciers s'inquiétèrent, certains, dès 1838, faisant saisir des meubles pour se rembourser. En octobre 1840, il dut abandonner les Jardies, puis mettre la propriété en adjudication, mais en s'arrangeant avec un certain Claret, architecte, qui l'acheta pour seulement 17550 francs, que se partagèrent les créanciers, Balzac en restant le propriétaire clandestin.


BALZAC LOUE UN PAVILLON À PASSY

C'est alors que, toujours soucieux d'habiter hors de Paris, mais tout près, il put louer un pavillon dans le village de Passy, près de la Seine. Passy était alors un village aimable, bâti sur une colline creusée d'innombrables carrières. L'habitat a connu une forte évolution sociologique : sous l'Ancien Régime voisinent des hôtels particuliers luxueux, et des maisons de rapport louées à des personnes au statut très variable. Au XIXe siècle, hôtels particuliers et maisons sont louées par appartements à une clientèle peu fortunée, ce qui explique la venue de Balzac.

Balzac avait repéré un immeuble (un rez-de-chaussée, un étage et des mansardes) au 19 rue Basse (aujourd'hui 47 rue Raynouard, mais l'immeuble a été démoli en 1937). Cet immeuble avait fait partie de l'hôtel de Jean de Julienne, le manufacturier amateur d'art protecteur de Watteau, puis avait appartenu au financier Bertin qui y logeait une maîtresse. Pendant la Révolution l'actrice Louise Contat, traquée pour ses idées anti-révolutionnaires, y avait vécu deux ans.

La disposition des lieux, sur la pente d'un coteau, était originale :
– Au 19 de la rue Basse l'immeuble, avec un escalier montant à l'étage et un autre qui descendait,
– Par cet escalier, on parvenait à un petit pavillon en deux parties à angle doit ouvrant par ses deux façades sur un jardin,
– En fait ce pavillon était le troisième niveau d'une maison donnant sur une petite rue étroite descendant vers la Seine, la rue du Roc (aujourd'hui rue Berton). Dans cette maison, adossée à la falaise du coteau, avait habité le peintre Noël Hallé (celui que n'aimait pas Diderot).

Balzac choisit de louer le pavillon
– parce qu'il était invisible de la rue Basse (ce qui n'est plus le cas aujourd'hui),
– parce que l'entrée de l'escalier depuis la rue Basse était étroitement gardée par un concierge,
– parce qu'on pouvait, en cas de visite d'un créancier entré par la rue Basse, descendre discrètement du pavillon jusqu'à la cour des Écuries qui ouvrait sur la rue du Roc.

Pour plus de sûreté, Balzac avait mis la maison au nom de Breugnol. Le bail a été consenti, le 1er octobre 1840, par "Etienne Désirée Grandemain, propriétaire demeurant à Passy, rue Basse n°19", à "Mademoiselle Philiberte Louise Breugnol Desraux demeurant à Paris rue de Navarin n°31". La description fournie était la suivante: "Un appartement situé dans une maison rue Basse n°19 et rue du Roc n°5 à Passy, ayant entrée sur l'une et l'autre rue. Le dit appartement composé d'une salle à manger dans laquelle on entre par la cour basse de la maison sise rue Basse n°19 éclairée sur la cour donnant rue du Roc, de trois pièces contigües éclairées par cinq croisées donnant sur le jardin et d'une croisée sur la rue du Roc faisant salon, chambre à coucher et cabinet, d'une cuisine et d'une pièce contre la salle à manger, trois cabinets, couloir, la cuisine ayant une sortie dans un corridor donnant rue du Roc plus une cave et un jardin attenant au dit appartement et où l'on communique par une porte-fenêtre du salon, le dit jardin est entouré de treillages et donne sur la rue du Roc".

Sitôt installé, il écrivit à Éveline Hanska : "Il m'a fallu déménager très lestement et me fourrer là où je suis. Mais, comme dit Marie Dorval, les affaires d'argent, ce ne sont que des ennuis : il n'y a de misère et de chagrin que dans les choses du coeur."


À PASSY, SEPT ANNÉES D'INTENSE TRAVAIL D'ÉCRITURE

Balzac disposait de cinq pièces de plain-pied, trois de ces pièces s'ouvrant sur un petit jardin en terrasse dominant la rue du Roc. Il avait besoin de deux chambres, un salon, une salle à manger et surtout un cabinet de travail.

Balzac n'était pas plus tôt installé qu'il recommença à courir les antiquaires pour meubler sa demeure d'objets rares, ou prétendus tels. C'est ainsi qu'il présenta au journaliste Félix Solar une tasse de porcelaine de Sèvres "oeuvre de Watteau" (lequel est mort bien avant la fondation de la manufacture), un Jugement de Pâris "de Giorgione", un portrait de chevalier de Malte "par Raphaël", un meuble d'ébène et nacre "qui avait appartenu à Marie de Médicis"... (voir texte ci-dessous).

Les visiteurs devaient sonner au 19 et demander au concierge "Madame de Brugnol", ce qui servait de mot de passe.

Là, pendant sept ans, Balzac se consacra essentiellement à l'écriture."Travailler, écrivit-il le 15 février 1845 à Mme Hanska, c'est me lever tous les soirs à minuit, écrire jusqu'à huit heures, déjeuner en un quart d'heure, travailler jusqu'à cinq heures, dîner, me coucher, et recommencer le lendemain..." Dans son cabinet de travail, il écrivit la seconde partie de son oeuvre: la Rabouilleuse, le Curé de village, Une ténébreuse affaire, les Paysans, Ursule Mirouet, Honorine, Mémoires de deux jeunes mariés, Modeste Mignon, Splendeurs et misères des courtisanes, la Cousine Bette, le Cousin Pons...

Il trouva toutefois le temps d'aller voir l'entrée des cendres de Napoléon aux Invalides (15 décembre 1840), et d'aller assister, à l'Académie, à la réception de Victor Hugo (3 juin 1841).

Dans son cabinet de travail, sous un toit en zinc, il souffrit beaucoup de la chaleur: le 4 avril 1846, il écrit qu'il fait au-dehors "50 degrés de chaleur" et que, dans son cabinet, "il fait 15 degrés de plus qu'au soleil", parce que, en dessous, un blanchisseur se sert d'une chaudière alimentée au chardon "comme dans une locomotive". Il souffrit aussi du bruit comme il l'écrit dans une autre lettre : "Le propriétaire nous a mis en-dessous cinq ménages de prolétaires, avec enfants de prolétaires, qui font un tel tapage que j'y perdrai trente mille francs par an en copie. Mon état exige travail, silence, solitude".

Ce cabinet ouvrait sur le jardin et une fenêtre donnait sur la rue du Roc, au-delà de laquelle il pouvait voir l'hôtel du XVIIe siècle qui avait appartenu à la princesse de Lamballe et qui avait été racheté par le banquier Charles-Joseph Baguenault pour sa fille. Balzac avait songé un moment à l'acquérir pour 200.000 francs. [En 1846, pendant le séjour de Balzac à Passy, l'hôtel a été loué au docteur Esprit Blanche, qui y installa sa clinique psychiatrique où furent soignés Charles Gounod, Van Gogh, Maupassant. Le bâtiment a été ensuite démoli et reconstruit à l'identique. Il sera acheté par la Turquie qui y a installé son ambassade en France.]

La rue Berton aujourd'hui. Au fond, la maison avec la fenêtre du cabinet de Balzac au second étage.
A gauche, derrière la grille, l'hôtel de Lamballe reconstruit.

 

Balzac connut néanmoins des moments heureux dans son cabinet de Passy. Le matin du 1er janvier 1844, il écrit à Mme Hanska: "J'écris à 8 heures du matin, aux rayons d'un beau soleil qui entre par ma croisée et qui enveloppe d'une écharpe rouge mon bureau, mes draperies et mes papiers. Est-ce assez de présages? Faut-il y croire ? On n'a pas l'idée de la beauté de cette matinée. C'est un ciel bleu, quelques nuages pour en rehausser l'éclat. Les cimes des éminences d'Issy, de Meudon sont baignées de lumière; je les vois en vous écrivant. Non! Si Dieu annonce le bonheur, ce doit être ainsi!"


A PASSY, AVEC SA GOUVERNANTE, MA MÈRE ET EVELYNE HANSKA

À Passy, il vivait avec une gouvernante qui lui avait été recommandée par Marceline Desbordes Valmore: Louise Breugnot, que Balzac appela Mme de Brugnol (et qui, on l'a vu, lui servit de prête-nom pour la location du pavillon). C'était une paysanne née dans l'Ariège en 1804, "une dame d'une quarantaine d'années, à la figure grasse, monacale, reposée, une sœur tourière". Il en fit sa servante-maîtresse. C'est elle qui dirigeait la maison; elle faisait les courses de Balzac dans Paris ; elle l'accompagna en voyage à Baden-Baden. Balzac l'appelait sa "montagnarde" ou la "femme-chien". Auprès de James de Rotschild, il se vante de l'avoir "eue" cent vingt et une fois.

Au début de 1841, Balzac fit venir à Passy sa mère Anne-Charlotte-Laure. Il écrit à Mme Hansha : "Ma mère s'est ruinée sans avoir jamais voulu prendre mes conseils. Je lui dois du pain et, tant que je ne le lui aurai pas assuré, je ne puis pas secouer les lois sociales et naturelles, quoiqu'elle ait tout rompu."
Il écrit à sa sœur, Laure Surville : "Dis à ma mère qu'il faudra mettre son lit de plume, sa pendule, ses flambeaux, deux paires de draps, son linge à elle chez toi ; je ferais tout prendre le 3 décembre. Si elle le veut, elle sera très heureuse, mais dis-lui bien qu'il faut se prêter au bonheur et ne jamais l'effaroucher. Elle aura, pour elle seule, cent francs par mois, une personne auprès d'elle, et une servante. Elle sera soignée comme elle le voudra. Sa chambre est aussi élégante que je sais les faire. Elle a un tapis de Perse que j'avais rue Cassini dans la mienne."
Mais Mme Laure Balzac partit au bout de six mois; si elle s'était bien entendue avec Louise Breugnot, la coexistence avec Honoré était difficile. Elle écrivit à son fils : "Quand j'ai consenti, mon cher Honoré, à vivre chez toi, j'ai cru que je pourrais y être heureuse. J'ai bientôt reconnu que je ne pouvais supporter les tourments et les orages journalier de ta vie ; cependant, j'ai patienté tant que j'ai cru souffrir seule. Lorsque je me suis aperçue, par tes froideurs, que ma présence était tolérée comme une nécessité et que, loin de t'être agréable, j'étais bien près de te déplaire, ma position a été plus pénible encore ! Cette situation m'a fait trouver des mots qui t'ont fait de la peine. De cet instant, j'ai pris la résolution de quitter ta maison. Les gens âgés ne vont sans doute pas avec la jeunesse !"
Et elle écrivit à sa fille, Laure Surville : "Je veux encore te dire que je n'incrimine personne. Madame de Brugnole est bonne par nature. Si elle manque, c'est involontairement. Cette femme est la probité et la délicatesse mêmes. Je lui cède la place sans crainte. Elle aime honoré ; elle en aura bien soin. Je pense que la pauvre Madame de Breugnol ne sera jamais dangereuse près d'Honoré. La malheureuse créature a éprouvé bien des tourments, bien des tribulations. Je t'assure, elle est à plaindre ; j'espère qu'Honoré, aussitôt qu'il le pourra, lui fera un sort. C'est bien juste, car elle retient beaucoup Honoré sur les dépenses et empêche bien des folies."

Plus tard, quand Éveline Hanska arriva à Passy, elle trouva tout de suite fort suspecte la familiarité de la gouvernante avec son maître. Et elle exigea le renvoi rapide de la dame, qu'elle appelait "la donzelle", "la gueuse", "la mégère", "l'infernale créature". Mme de Brugnol, furieuse, exigea une indemnité de 7500 francs et un bureau de tabac, ou plutôt un bureau du Timbre. Désormais, Balzac l'appelait "la Chouette" (elle avait eu l'idée de se faire épouser par le sculpteur Carle Elschoët!). Alors elle essaya de le faire chanter en volant des lettres de Mme Hanska (surtout celles où elle faisait allusion à l'enfant qu'elle attendait d'Honoré), menaçant d'en envoyer copie à sa fille et à son gendre. Balzac ne put les récupérer qu'en échange de 13.000 francs. C'est à la suite de cela qu'Éveline Hanska exiga la destruction de toutes ses lettres.


BALZAC QUITTE PASSY POUR LA RUE FORTUNÉE

En 1847, alors qu'il s'apprêtait à épouser Mme Hanska, qui attendait un enfant de lui, il acheta une maison rue Fortunée (actuelle rue Balzac), dans le quartier des Champs-Elysées. C'était une partie de la Chartreuse aménagée à la fin du XVIIIe siècle par le financier Nicolas Beaujon. Et Balzac appréciait surtout qu'on puisse passer directement de l'immeuble dans une chapelle Saint-Nicolas voisine. Il installa cette maison avec sa somptuosité habituelle, accumulant les dépenses malgré les mises en garde de sa future épouse. Il quitta alors Passy, n'emportant du mobilier que ce qu'avaient laissé ses créanciers.

Ce qu'était la maison de la rue Fortunée où est mort Balzac (tableau de Victor Dargaud, 1889)
Elle sera détruite quelques années après la mort de Mme Hanska (morte en 1882)


LE SORT DU PAVILLON DE PASSY APRÈS LE DÉPART BALZAC

– D'abord le propriétaire, Etienne Désiré Grandemain, entreprend certains travaux dans le pavillon, notamment la réduction de la salle à manger.
– En 1878, à la mort de Grandemain, les deux immeubles reviennent à sa fille, Madame Barbier, qui, ayant connu Balzac, accepte de faire visiter le pavillon. Elle restera propriétaire jusqu'à sa mort en 1929.
– En 1908 l'écrivain Louis Baudier de Royaumont loue l'ancien appartement de Balzac, qu'il avait visité en 1890; il veut en faire un musée.
– En 1910, le musée est inauguré par Louis Baudier de Royaumont, en présence de Madame Barbier, Madame Duhamel-Surville, la petite-nièce de Balzac, et Mademoiselle Carrier-Belleuse, son arrière-petite-nièce.
– En 1918, un nouveau locataire, Louis Allainguillaume, fait refaire les murs à neuf, détruisant toute trace des anciens papiers peints.
– En 1922, Louis Allainguillaume sous-loue l'appartement à André Chancerel, qui luttera tout au long de sa vie pour la reconnaissance officielle du musée.
– En 1930, une agence immobilière, gérée par la comtesse de Limur, devient usufruitier du 47 rue Raynouard jusqu'en 1950, date à laquelle l'État, selon la volonté de Mme Barbier, devient propriétaire.
– En 1937, pour l'élargissement de la rue Raynouard, les numéros 47 et 49 sont démolis; le pavillon devient visible depuis la rue.
– En 1949, l'État cède les locaux à la Ville de Paris, qui décide d'y aménager un musée.
– En 1960, réouverture du musée sous le nom de "Maison de Balzac".
– En 1971: une bibliothèque est installée dans les anciennes écuries, côté rue Berton; en 1997 on ajoute au fond Balzac un fond Théophile Gautier.
– En juillet 2019, après de nouveaux travaux, le musée est ouvert au public; il occupe trois niveaux: un escalier permet de descendre dans les parties qui, au temps de Balzac, étaient occupées par d'autres locataires.

wiki-Remi Jouan

Le pavillon aujourd'hui, avec l'escalier extérieur descendant depuis la rue Raynouard.
Un autre escalier, à l'intérieur, permet de descendre jusqu'à la rue Berton.


QUELQUES OBJETS PRÉSENTÉS DANS LA MAISON DE BALZAC


SON BUREAU ET SON FAUTEUIL

De la table il écrivit: "Je la possède depuis dix ans, elle a vu toutes mes misères, essuyé toutes mes larmes, connu tous mes projets, entendu toutes mes pensées. Mon bras l'a presque usée à force de s'y promener quand j'écris."
Dans le fauteuil il passa de nombreuses heures, "demandant des mots au silence et des idées à la nuit".

En arrière plan, buste de Balzac par Pierre-Jean David d'Angers (1788-1856).


LA CANNE AUX TURQUOISES

En 1834, convaincu que l'aisance financière ne saurait tarder après la publication de Eugénie Grandet, La Femme de trente ans et La Duchesse de Langeais, Balzac commande une canne, pour 700 francs à crédit, chez l'orfèvre parisien Le Cointe. A cette époque, les dandys arboraient des cannes agrémentées de montures raffinées. Balzac les retrouvait au théâtre, tout en sachant qu'il n'avait pas vraiment physique d'un dandy. Alors il se fit faire une canne assez provocante : jonc plus gros que de coutume, pommeau en or orné de turquoises, armoiries empruntées à la famille Balzac d'Entraigues (sans rapport avec lui), capsule destinée à cacher quelque objet mystérieux, chaîne d'or de la dragonne provenant d'un collier de Mme Hanska jeune fille.

À Mme Hanska il écrivit, le 30 mars 1835 : "Vous ne sauriez imaginer quel succès a eu ce bijou qui menace d'être européen. Borget, qui est revenu d'Italie et qui ne disait pas être mon ami, me contait en riant qu'on en parlait à Naples et à Rome. Tout le dandysme de Paris en a été jaloux et les petits journaux en ont été défrayés pendant six mois. Pardonnez-moi de vous parler de ceci, mais il paraît que ce sera matière à biographie. Et si l'on vous disait, dans vos voyages, que j'ai une canne-fée qui lance des chevaux, fait éclore des palais, crache des diamants, ne vous en étonnez pas et riez avec moi."

Journalistes et caricaturistes s'en amusèrent.

En 1837, dans la Revue du Lyonnais, p. 37, un certain LAURENS écrit dans un article intitulé Divagations : À quoi M. de Balzac doit-il sa réputation européenne ? Un peu sans doute à ses romans, mais surtout à sa canne. M. de Balzac, vive Dieu, celui-là comprend toute la poésie de la canne, il en a approfondi l'usage, il en a perfectionné la façon ; aussi, lorsque ses livres seront oubliés, ce qui ne peut tarder, son nom surnagera encore à califourchon sur sa canne.

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BALZAC ET SA CANNE, PLÂTRE TEINTÉ PAR PAR JEAN-PIERRE DANTAN

Jean-Pierre Dantan s'est fait connaître par ses portraits-charges de personnalités célèbres et Balzac, en 1835, fait l'objet de deux statuettes éditées. Il est représenté rond, joufflu, la tête à demi rasée, avec une dentition imparfaite révélée par un sourire, portant un chapeau sur le bras gauche et son immense canne. Le socle porte des attributs de l'écrivain: la canne, le chapeau, la chevelure et les ciseaux. Dantan a expliqué : "Nous prévenons les femmes de trente ans et au-dessus qu'après l'apparition de sa charge, Balzac, pour se rendre méconnaissable, s'est fait couper sa longue chevelure ; mais hélas ! peine inutile, le grand homme ne réfléchissait pas que son ventre trahirait son incognito." La seconde statuette figure Balzac sous la forme d'une canne, son visage en guise de pommeau.
Balzac a été d'abord flatté de ces caricatures, lui qui, en 1833, avait refusé au peintre Gérard l'autorisation de faire son portrait, alléguant qu'il n'était "pas un assez beau poisson pour être mis à l'huile". Il écrit : "Le sujet principal de la charge est cette fameuse canne à ébullition de turquoises, à pomme ciselée, qui a plus de succès en France que toutes mes œuvres. Quant à moi, il m'a chargé sur ma grosseur. J'ai l'air de Louis XVIII. Ces deux charges ont eu un tel succès que je n'ai pas pu encore m'en procurer." Mais bientôt, il trouva la chose plutôt déplaisante.


EDMON WERDET RACONTE DEUX ANECDOTES À PROPOS DE LA CANNE DE BALZAC (Souvenirs d'un libraire, 1859, pages 303-308

Sous le péristyle du théâtre de la Porte-Saint-Martin, nous trouvâmes, en descendant du coupé, Auguste, qui remit à son maître le coupon de la loge d'avant-scène dont, pendant un entracte, nous prîmes possession à grand bruit, suivant les us et coutumes des lions de l'Opéra. Notre amphitryon, placé sur le devant de la loge, entre les deux dames ne tarda pas à attier sur lui tous les regards. Sa magnifique canne, son bâton de maréchal littéraire, qu'il roulait dans ses mains, étincelait de millions de feux à l'éclat de tous les becs de gaz des candélabres, frappant sur les rubis, les émeraudes, les diamants, dont la pomme était enrichie. La salle était comble : Frédéric Lemaître et Serres jouaient dans l'Auberge des Adrets. Bientôt arrivèrent distinctement à nos oreilles, partant des loges, des balcons, des galeries, de l'orchestre et du parterre : "C'est de Balzac ! C'est de Balzac ! Avec sa canne !". Et lui, le grand enfant vaniteux, radieux de se pavaner, de sourire alternativement aux deux dames, de se trémousser, de faire scintiller de plus belle les feux des pierres précieuses de sa canne, fou de joie dans son fauteuil. Il fut le héros de la soirée. On ne s'entretenait que de lui, de sa canne… On n'écoutait plus la pièce, Lemaître déclamait dans un désert, on ne regardait que Balzac, et sa gracieuse compagne…

Février : J'invitais à dîner Balzac et quelques amis, il était convenu que j'aille le chercher à Chaillot. Il avait commandé son coupé pour 4 heures. Nous montâmes en voiture, lui, sa canne et moi. Au cours du repas qui suivit, il se passa un incident qu'il m'est impossible de garder sous silence. Fut-ce caprice de cette canne volage, désireuse de changer de maître, fut-ce étourderie impardonnable de son heureux possesseur ? Ce qu'il y a de certain c'est qu'au moment du départ de Balzac, sa fameuse canne ne s'y trouva pas !... Elle avait disparu !... Vainement  nous cherchâmes dans tous les coins et recoins de l'appartement… Point de canne nulle part ! L'illustre écrivain était en proie à une inquiétude extrême, ses traits étaient bouleversés. "Messieurs ! Assez de ce jeu cruel ! Je vous en supplie ! Au nom du ciel, rendez-moi ma canne !..." Et il s'arrachait les cheveux… Mais nous ne pouvions lui rendre ce que nous n'avions pas. Il était en butte à un violent désespoir, et j'étais certain qu'aucun de nos amis qui se trouvaient là, et qui étaient aussi des siens, n'aurait été assez barbare pour cacher le précieux bijou. J'offris alors à son propriétaire désolé de prendre un cabriolet et d'aller, nouveau Christophe Colomb, à la recherche de la canne. J'étais résolu à aller la demander dans tous les lieux, sans exception, où notre grand étourdi avait fait des visites. Il accepta. Je revins au bout de deux heures, qui avaient paru deux siècles de tortures pour lui. Hélas, trois fois hélas ! je ne rapportai rien. À cette accablante nouvelle, notre grand romancier s'évanouit… oui ! très sérieusement, il s'évanouit… Quand il reprit ses sens, je lui dis : "Allons, ne vous désespérez donc pas ainsi ! Je vais courir chez votre loueur de voiture, 118 rue du Bac; peut-être l'avez-vous oubliée dans votre coupé. C'était ce que nous aurions dû vérifier tout d'abord, mais on ne s'avise jamais de tout, et c'est d'ordinaire au moyen le plus naturel, le plus simple qu'on n'a recours qu'à la dernière extrémité. Il ne voulut à aucun prix me quitter. J'étais sa dernière planche de salut, il s'attachait à mes pas, à mes habits, il faisait peine à voir. Nous tombâmes comme une double bombe chez le loueur de voiture. Notre coupé n'avait pas été visité, nous y courûmes : la magnifique canne s'y prélassait, la coquette ! nonchalamment couchée dans un coin, ne paraissant pas se douter le moins du monde de toutes les inquiétudes qu'elle nous causait. Qu'on juge de la joie d'Honoré en retrouvant son inséparable compagne ! cette partie intégrante de son être, dont l'absence passagère lui avait été aussi sensible qu'aurait pu l'être pour lui la perte du manuscrit inédit et terminé, d'un de ses chefs-d'œuvre !


DELPHINE DE GIRARDIN, dans le roman La Canne de Monsieur de Balzac (éd. Michel Lévy, 1837), imagine qu'elle rend invisible celui qui la tient dans la main gauche, ce dont profita son héros, Tancrède.

[p. 64] Tancrède alla donc à l'Opéra. […] On donnait Robert le Diable ce jour-là. Tancrède alla se placer à une stalle de l'orchestre ; mais à peine il était assis, qu'un objet étrange attira ses regards. Sur le devant d'une loge d'avant-scène se pavanait une canne. — Était-ce bien une canne ? Quelle énorme canne ! à quel géant appartient cette grosse canne ? Sans doute c'est la canne colossale d'une statue colossale de M. de Voltaire. Quel audacieux s'est arrogé le droit de la porter ? Tancrède prit sa lorgnette et se mit à étudier cette canne-monstre. — Cette expression est reçue : nous avons eu le concert-monstre, le procès-monstre, le budget-monstre. Tancrède aperçut alors au front de cette sorte de massue des turquoises, de l'or, des ciselures merveilleuses et, derrière tout cela, deux grands yeux noirs plus brillants que les pierreries. La toile se leva ; le second acte commença, et l'homme qui appartenait à cette canne s'avança pour regarder la scène. — Pardon, monsieur, dit Tancrède à son voisin ; oserais-je vous demander le nom de ce monsieur qui porte de si longs cheveux ? — C'est M. de Balzac. — Lequel ? l'auteur de la Physiologie du Mariage ? — L'auteur de la Peau de Chagrin, d'Eugénie Grandet, du Père Goriot. — Ah ! Monsieur, je vous remercie mille fois. Tancrède se mit de nouveau à lorgner M. de Balzac et sa canne. Mais cette canne le préoccupait. — Comment, se disait-il, un homme aussi spirituel a-t-il une si vilaine canne ? — Peut-être contient-elle un parapluie ; il y a un mystère là-dessous.
[p. 70] Tancrède se coucha et s'endormit. Au milieu de la nuit, il s'éveilla. Il était agité ; il ne pouvait s'expliquer ce qui le tourmentait. Il pensait, vous le dirai-je ?… à la canne de M. de Balzac. Madame Lennoix, c'était un danger passé. La jeune coquette, c'était une aventure dont le dénouement était prévu : il n'y avait là ni mystère ni merveilleux ; mais cette canne, cette énorme canne, cette monstrueuse canne, que de mystères elle devait renfermer ! elle pouvait même renfermer ! Quelle raison avait engagé M. de Balzac à se charger de cette massue ? Pourquoi la porter toujours avec lui ? Par élégance, par infirmité, par manie, par nécessité ? Cachait-elle un parapluie, une épée, un poignard, une carabine, un lit de fer ? Mais par élégance on ne se donne pas un ridicule pareil, on en choisit de plus séduisants. Par nécessité ? Je ne sache pas que M. de Balzac soit boiteux, ni malade ; d'ailleurs un malade qui peut badiner avec cette canne-là me semble peu digne de pitié. Cela n'est point naturel, cela cache un grand, un beau, un inconcevable mystère. Un homme d'esprit ne se donne pas un ridicule gratuitement. J'aurai le mot de cette énigme ; je m'attache à M. de Balzac, dussé-je aller chez lui le questionner, l'ennuyer, le tourmenter ; je saurai pourquoi il se condamne à traîner avec lui partout cette grosse vilaine canne qui le vieillit, qui le gêne et qui ne me paraît bonne à rien. Enfin, la preuve que cette canne couvre un mystère, c'est qu'elle me préoccupe ; car, au fait, qu'est-ce que cela me fait, à moi ?
[p. 93] — Et si cette canne, pense-t-il, était comme l'anneau de Gigès, comme le rameau de Robert le Diable ! Si cette canne avait le don de rendre invisible !… C'est cela… oui, c'est cela… s'écrie alors Tancrède, hors de lui. Et il sort de la salle en répétant comme un fou : — Je le sais, je le sais ; je le disais bien, qu'il y avait un mystère ; je le connais, je n'en doute plus…
[p. 103] M. de Balzac, comme les princes populaires qui se déguisent pour visiter la cabane du pauvre et les palais du riche qu'ils veulent éprouver, M. de Balzac se rend invisible pour observer ; il regarde, il regarde des gens qui se croient seuls, qui pensent comme jamais on ne les a vus penser ; il observe des génies qu'il surprend au saut du lit, des sentiments en robe de chambre, des vanités en bonnet de nuit, des passions en pantoufles, des fureurs en casquettes, des désespoirs en camisoles, et puis il vous met tout cela dans un livre !… et le livre court la France ; on le traduit en Allemagne, on le contrefait en Belgique, et M. de Balzac passe pour un homme de génie ! Ô charlatanisme ! c'est la canne qu'il faut admirer, et non l'homme qui la possède ; il n'a tout au plus qu'un mérite : la manière de s'en servir.


LA CANNE AUX SINGES

La canne dite " aux singes" a été commandée à l'orfèvre Froment-Meurice.


LE RÉCHAUD-VEILLEUSE

Réchaud-veilleuse qui lui permettait de tenir au chaud, au long de ses longues veilles, le mélange de différentes variétés de café qu'il consommait en grande quantité. Dès le réveil, il faisait appel aux vertus du café, dont il avait lu, dans la Physiologie du goût de Brillat-Savarin, qu'il "porte une grande excitation dans les puissances cérébrales". L'objet est timbré des initiales HB surmontées d'une couronne comtale évidemment usurpée. Il faisait partie de la commande que Balzac passa en 1833, par l'intermédiaire de son amie Zulma Carraud, à la maison "Marchal, Nivet et Belut" de Limoges. Dans une lettre à Balzac du 3 février 1832, Zulma Carraud écrit : "J'ai couru pour la porcelaine à filets amarante, mais nous avions bien compté sans le fabricant. Pour réussir cette couleur il faut trois couches et par conséquent trois mises au feu ; ce qui fait que l'assiette qui, blanche, coûte 7 fr. la douzaine, vaudra 15 fr. avec filet et chiffre, ce qui est un peu plus de moitié, et 11 fr. avec chiffre sans filet. Si vous consentez à mettre le prix, je vous engage, par bon goût, à ne mettre que le chiffre."


LE MOULAGE DE LA MAIN DE BALZAC

"Ses mains étaient magnifiques", se souvient la baronne de Pommereul, amie d'une soeur de Balzac. La maladie dont mourut Balzac ne permit pas la prise d'empreinte de son visage, très vite décomposé. Le mouleur ne put intervenir que sur la main.


LE DAGUERRÉOTYPE DE BALZAC À PASSY

Louis-Auguste Bisson, en 1842, a daguerréotypé Balzac tel qu'il était, dans sa tenue de travail. Balzac écrivit à Mme Hanshka : "Je reviens de chez le daguerréotypeur, et je suis ébaubi par la perfection avec laquelle agit la lumière."
Raymond Lécuyer le décrit ainsi: "La tête puissante, la chevelure abondante et indisciplinée, le front magnifique de volonté, les yeux ardents, pensifs, superbes maus un peu trop fixes, profondément encavés sous les sourcils soucieux, le nez aux fortes narines épanouies, hardiment modelé en pleine chair, le menton et les joues dont la boursouflure déjà visible de la maladie ne cache pas la robuste musculature."


LE PORTRAIT DE MADAME HANSKA, HUILE SUR TOILE DE JEAN GIGOUX

En 1841, à la mort du mari d'Eveline Hanska, Balzac espéra pouvoir épouser son "louploup" chéri, qui avait alors 40 ans. Mais celle-ci s'inquiétait des dettes perpétuelles et des aventures sentimentales de son amant. Il dut patienter une dizaine d'années, mais mourut cinq mois après son mariage. La dame continua à vivre dans la maison de la rue Fortunée, s'occupant de la réédition des œuvres de son défunt mari.
Après son veuvage seulement, elle rencontra le peintre Jean Gigoux avec lequel elle eut une liaison.

Mais, en 1907, l'écrivain et polémiste Octave Mirbeau rapporta, dans son récit de voyage La 628-E8, "la mort de Balzac" telle que Gigoux la lui aurait racontée. Pendant que Balzac agonisait dans une chambre voisine, la comtesse Hanska aurait été couchée dans une chambre voisine avec son amant : "Elle allait d'un fauteuil à l'autre, d'un meuble à l'autre, soulevait et rejetait mes vêtements épars, les siens tombés sur les tapis. Et les glaces multipliaient son image affolée, de seconde en seconde plus nue. Je vis qu'elle allait sortir dans cet état de presque complète nudité..." Mirbeau, finalement, retira ce texte à la prière de la fille octogénaire de Mme Hanska, la comtesse Mniszech.

*

Gigoux a fait également le portrait au pastel de la fille de Mme Hanska, Anna,
épouse, à moins de 16 ans, en 1846, du comte Georges Wandolin Mniszech.


BALZAC PAR FALGUIÈRE, BRONZE, 1900-1904

Le sculpteur Falguière meurt avant d'avoir achevé le monument en marbre que la Société des Gens de Lettres lui avait commandé en 1898, après avoir rejeté le projet de Rodin. La statue est alors exécutée par Paul Dubois et inaugurée en 1902 avenue de Friedland, en présence de Rodin. Balzac est représenté assis, en robe de moine. Cette statuette est une réduction de la réalisation finale.


AUTRES

• Parmi les oeuvres acquises par Balzac, Le Christ attribué par lui à François Girardon (1628-1715), tandis qu'il attribuait le cadre qui l'entoure à Giambattista Brustolon (1712-1796); c'est en fait une oeuvre viennoise du XVIIIe siècle.

• Un vase en cristal de Bohème offert par une admiratrice belge, la comtesse Ida de Bocarmé.
• Des manuscrits, des lettres autographes, des éditions rares, des épreuves corrigées.
• De nombreuses plaques typographiques qui servirent à illustrer les différentes éditions des romans.
• Une généalogie de 1000 personnages de la Comédie humaine (sur 6000), présentée sur un tableau long de près de 15 m.


QUELQUES TEXTES


COMME TOUS LES NOUVEAUX VISITEURS, NERVAL EST ÉTONNÉ PAR LA MANIÈRE DONT ON ACCÈDE AU PAVILLON DE BALZAC

On se présentait à une petite porte de la rue qui côtoie les hauteurs de Passy donnant de loin sur la plaine de Grenelle, l'île des Cygnes et le Champ-de-Mars. Pas de maison devant soi. Un mur, une porte verte et une sonnette. Le concierge ouvrait et l'on se trouvait sur le palier du premier étage en descendant du ciel. Au second étage, on rencontrait la loge; le concierge disait: "Il y a encore deux étages, en descendant". Heureusement, cette maison inverse n'avait pas d'entresol. Au dernier étage, on se trouvait dans une cour. Deux bustes en terre cuite indiquaient, au fond, la demeure du romancier. Une fois la porte ouverte, une odeur délicieuse flattait l'odorat de l'homme de goût, comme cette odeur de pommes vertes dont il est question dans le livre de Salomon. C'était un office où, sur des tablettes soigneusement dressées, on admirait toutes les variétés possibles de poires de Saint-Germain qu'il est possible de se procurer.

[Nerval, La Presse, 1936]


THÉOPHILE GAUTIER DÎNE AVEC BALZAC À PASSY

Balzac avait quitté la rue des Batailles pour les Jardies ; il alla ensuite demeurer à Passy. La maison qu'il habitait, située sur une pente abrupte, offrait une disposition architecturale assez singulière. On y entrait un peu comme le vin entre dans les bouteilles. Il fallait descendre trois étages pour arriver au premier. La porte d'entrée, du côté de la rue, s'ouvrait presque dans le toit, comme une mansarde.
Nous y dinâmes une fois avec L.G. Ce fut un dîner étrange, composé d'après des recettes économiques inventées par Balzac. Sur notre prière expresse, la fameuse purée d'oignons, douée de tant de vertus hygiéniques et symboliques et dont Lassailly faillit crever, n'y figura point. Mais les vins étaient merveilleux ! Chaque bouteille avait son histoire, et Balzac la contait avec une éloquence, une verve, une conviction sans égales  : ce vin de Bordeaux avait fait trois fois le tour du monde ; ce châteauneuf-du-pape remontait à des époques fabuleuses ; ce rhum venait d'un tonneau roulé plus d'un siècle par la mer et qu'il avait fallu entamer à coups de hache, tant la croûte formée à l'entour par les coquillages, les madrépores et les varechs était épaisse. Nos palais, surpris, agacés de saveurs acides protestaient en vain contre ces illustres origines. Balzac gardait un sérieux d'augure et, malgré le proverbe, nous avions beau lever les yeux sur lui, nous ne le faisions pas rire !
Au dessert figuraient des poires d'une maturité, d'une grosseur, d'un fondant et d'un choix à honorer une table royale. Balzac en dévora cinq ou six dont l'eau ruisselait sur son menton ; il croyait que ces fruits lui étaient salutaires et il les mangeait en telle quantité autant par hygiène que par friandise.
Déjà il ressentait les premières atteintes de la maladie qui devait l'emporter. La mort, de ses maigres doigts, tâtait ce corps robuste pour savoir par où l'attaquer et, n'y trouvant aucune faiblesse, elle le tua par la pléthore et l'hypertrophie. Les joues de Balzac était toujours vergetées et martelées de ces plaques rouges qui simulent la santé aux yeux inattentifs ; mais, pour l'observateur, les tons jaunes de l'hépatite entouraient de leur auréole d'or les paupières fatiguées ; le regard, avivé par cette chaude teinte de bistre, ne paraissait que plus vivace et plus étincelant et trompait les inquiétudes.

[Portraits contemporains, éd. Charpentier, 1874, p. 124]


A PASSY, BALZAC JOUE AU MILLIONNAIRE DEVANT FÉLIX SOLAR, DIRECTEUR DU JOURNAL L'ÉPOQUE

Affligé de la direction d'un journal, j'avais écrit à M. de Balzac pour lui demander un roman. Balzac me donna rendez-vous chez lui. Il avait eu la précaution, dans sa lettre, de me marquer le mot de passe pour arriver à sa personne. Il fallait demander madame de Bri…. À l'époque de notre rendez-vous, Balzac habitait le village de Passy, rue Basse, 19.
Je vais à Passy, j'affronte les pavés raboteux de la rue Basse, qui est très haute malgré sa dénomination hypocrite, et je demande au concierge de la maison, numéro 19, madame de Bri… Ce concierge, méfiant comme un verrou, me regarda jusqu'au fond des yeux ; à peine rassuré après cet examen, doublé pourtant du mot de passe, il murmura : "Montez au premier". Son regard sinueux m'accompagna longtemps en spirale: ce ne fut pas par politesse. Je montai en premier. Au premier, je trouvai, plantée sur le carré, la femme de concierge. Elle faisait sentinelle au seuil d'une porte qui donnait sur un perron. "Madame de Bri…, s'il vous plaît?" Le perron avait double escalier. "Descendez dans la cour", me dit la concierge. J'étais monté d'un côté, je descendis de l'autre, comme on le pratiquerait pour une double échelle. Au bas de l'escalier, je rencontrai la petite fille du portier, nouvel obstacle qui me barra le passage. Nouveau recours au talisman, au Sésame ouvre toi! Pour la troisième fois, je répétai : "Madame de Bri…, s'il vous plaît?" La petite fille, d'un air fin est mystérieux, me montra du doigt, au fond de la cour, une chartreuse lézardée, délabrée, hermétiquement close.
On eût dit une de ces maisons solitaires de la banlieue de Paris qui attendent, derrière leurs vitres chassieuses depuis un quart de siècle, un locataire mythologique. Je sonnai sans espoir, convaincu que mon coup de sonnette, au milieu de toutes ces poussières, ne pouvait réveiller qu'une tribu de chauve-souris et de souris moins chauves. À ma grande surprise, la porte cria, elle cria fort, par exemple, et une honnête servante allemande parut sur le seuil. Elle était vivante ! Je répètai encore : "Madame de Bri…"? Une dame d'une quarantaine d'années, à la figure grasse, monacale et reposée, une sœur tourière, sortit lentement de l'ombre bleue et tranquille du vestibule. C'était elle enfin ! c'était le dernier mot de l'énigme domiciliaire, c'était madame de Bri…! Elle articula mon nom qu'elle enveloppa d'un sourire béat et m'ouvrit elle-même la porte du cabinet de Monsieur de Balzac.
J'entrai dans le sanctuaire. Mes regards se portèrent d'abord sur un buste colossal de l'auteur de la Comédie humaine, par David d'Angers: magnifique ouvrage du plus beau marbre, chef-d'œuvre de ce sévère statuaire qui est resté le maître des maîtres dans la sculpture des portraits. Ce buste monumental était posé sur un socle dans lequel on avait enchâssé une horloge. Cela signifiait sans doute que Balzac avait vaincu le temps. Je suppose que l'idée était de David lui-même, quoique Balzac ne péchât pas par excès de modestie et fût bien capable d'être l'auteur du symbolique socle. On sait que, sur le piédestal d'une statue en plâtre de Napoléon Ier, il avait écrit à la plume ces mots assez téméraires : Achever par la plume ce qu'il a commencé par l'épée. On voyait cette statue dans son logement de la rue des Batailles.
Une porte vitrée, ouvrant sur un petit jardin planté de maigres massifs de lilas, éclairait le cabinet dont les murs étaient tapissés de tableaux sans cadres et de cadres sans tableaux. En face de la porte vitrée, un corps de bibliothèque : sur les rayons s'étalaient dans un beau désordre l'Année littéraire, le Bulletin des lois, la Biographie universelle, le Dictionnaire de Bayle, etc. À gauche, un autre corps de bibliothèque qui paraissait exclusivement réservé aux contemporains. On y voyait vos œuvres, mon cher Gozlan, entre celles d'Alphonse Karr et de madame de Girardin. Au milieu de la pièce était une petite table, la table de travail sans doute, sur laquelle reposait un volume unique: un dictionnaire français.
Balzac, enveloppé d'une ample robe de moine jadis blanche, une serviette à la main, essuyait amoureusement une tasse de porcelaine de Sèvres. À peine m'eut-il aperçu qu'il entama, avec une verve qui s'éleva de seconde en seconde à la note du fanatisme, ce singulier monologue que je reproduis scrupuleusement.
– Voyez-vous, me dit-il, cette tasse ?
– Je la vois.
– C'est un chef-d'œuvre de Watteau. J'ai trouvé la tasse en Allemagne et la soucoupe à Paris. Je n'estime pas à moins de deux mille francs cette précieuse porcelaine, ainsi complétée par le plus merveilleux des hasards.
Le prix me frappa d'un éblouissement subit : deux mille francs ! Je pris la tasse par politesse, et un peu aussi pour cacher un sourire d'incrédulité. Balzac poursuivi intrépidement son exhibition phénoménale :
– Considérez, je vous prie, cette toile qui représente le Jugement de Pâris, c'est la meilleure du Giorgione. Le musée m'en offre douze mille francs, douze-mille-francs!
– Que vous refusez, ajoutai-je à mi-voix.
– Que je refuse, que je refuse net, répéta bravement Balzac. Savez-vous, s'écria-t-il en s'exaltant, savez-vous que j'ai ici pour plus de quatre cent mille francs de tableaux et d'objets d'art ?
Et l'oeil en feu, les cheveux en désordre, les lèvres émues, les narines palpitantes, les jambes écarquillées, le bras tendu comme un montreur de phénomènes un jour de foire en plein soleil et en pleine place publique, il continua ainsi :
– Admirez, admirez ce portrait de femme de Palma le Vieux, peint par Palma lui-même, le grand Palma, le Palma des Palma, car il y a eu autant de Palma en Italie que de Miéris en Hollande. C'est la perle de l'oeuvre de ce grand peintre, perle lui-même parmi les artistes de sa belle époque. Altesse, saluez!
Je saluai.
– Voici maintenant le portrait de madame Greuze par l'inimitable Greuze. C'est la première esquisse de tous les portraits de madame Greuze ; le premier trait ! celui que l'artiste ne retrouve plus. Diderot a écrit sur cette esquisse suave vingt pages délicates, sublimes, divines, dans son Salon. Lisez son Salon ; voyez l'article Greuze, lisez cet admirable morceau ! Ceci est le portrait d'un chevalier de Malte; il m'a coûté plus d'argent, de temps et de diplomatie qu'ils ne m'en eût fallu pour conquérir un royaume d'Italie. Un ordre du pape a pu seul lui ouvrir la frontière des États romains. La douane l'a laissé passer en frémissant. Si cette toile n'est pas de Raphaël, Raphaël n'est plus le premier peintre du monde. J'en demanderai ce que je voudrais.
– Mais l'obtiendrez vous ?
– S'il y a encore sur la terre un millionnaire qui ait du goût, oui ! sinon j'en ferai hommage à l'empereur de Russie. Je veux un million ou un remerciement. Passons. Ce meuble d'ébène incrusté de nacre a appartenu à Marie de Médicis. Monbro l'estime soixante mille francs. Ces deux statuettes sont de Cellini. Celle-ci est d'un Cellini inconnu du dix-septième siècle. Elles valent toutes les trois leur pesant d'or. Passons
– Passons.
– J'ai fait acheter à Pékin ces deux vases de vieille porcelaine de Chine qui ont appartenu à un mandarin de première classe. Je dis vieille porcelaine de Chine parce que vous êtes trop éclairé, M. Solar, pour confondre avec la porcelaine simplement de la Chine. Les Chinois n'ont plus de cette miraculeuse vieille porcelaine depuis le treizième siècle. Eux-mêmes en donnent aujourd'hui des prix fous, ils la font revenir de tous les pays européens qui en possèdent. Avec ces deux vases, j'aurais des millions et des torrents de dignités à Pékin.
– Mais c'est bien loin, mon cher M. de Balzac !
– Qu'on ne m'y force pas ! Toujours est-il qu'on m'offrirait vainement en échange la manufacture de Sèvres tout entière.
Je sentis qu'il devenait indispensable de mettre le Gascon au diapason du Tourangeau, pour l'honneur déjà bien compromis de la Garonne, et je m'écriai à mon tour :
– Allons donc, la manufacture de Sèvres ! Vous y perdriez, M. de Balzac, vous seriez refait ! Mais pour loger ces merveilles dont vous parlez si bien, et que je t'admire autant et peut-être plus que vous, il vous faudrait un Louvre.
– Je le bâtis ! me répondit sans sourciller mon intrépide interlocuteur ; oui, je le bâtis.
– À la bonne heure ! vous calmez mes inquiétudes, M. de Balzac.
– La grande salle, la salle d'honneur, la salle d'Apollon comme il me plaira de l'appeler le moment venu, coûte déjà cent mille francs.
– Cent mille francs !
– Oui, monsieur, cent mille francs. C'est prodigieux !
– Ce le sera.
– Tous les murs sont revêtus de haut en bas de malachite.
– De malachite ?
– Comme qui dirait du diamant.
Quelque incroyable que puisse paraître cette conversation, j'en affirme la complète exactitude. On se demandera peut-être dans quel but Balzac se livrait à ces exagérations gigantesques. On pourra même se demander s'il avait un but et s'il ne s'abandonnait pas tout simplement à la pente naturelle de son esprit, en plongeant ainsi dans cette mer sans fond de rubis, de perles, de topazes, de malachites et de sables d'or. Il faut bien que je l'avoue, je crois fermement que Balzac avait un but en me brûlant ainsi les yeux aux reflets rapides, chatoyant, de tous ces millions frappés à l'hôtel des monnaies des mille et une nuits il est à l'effigie du sultan Haroun-al-Rachid. Je venais lui demander de la prose pour mon journal. Je n'étais à ses yeux qu'un acheteur. Je venais chez lui m'approvisionner de copie. Il avait fait ce calcul, assez exact en général, mais faux en ce qui me concernait : "Si je démontre à ce négociant que je suis millionnaire, il ne marchandera pas, parce qu'on ne marchande pas ceux qui n'ont pas besoin de vendre". Cette fois-ci c'est lui qui agissait en marchand ; les rôles étaient changés : il fallait bien prendre celui qu'on me laissait. J'agis en artiste, et je l'estimai fort en acceptant du premier mot le chiffre de sa proposition. Marché fut conclu. Je me retirai en emportant les épreuves curieusement raturées et surchargées de la Dernière incarnation de Vautrin.

[Extrait des Mémoires de Solar, cité par Léon Gozlan, Balzac intime, p. 186]


LÉON GOZLAN DÉCRIT DEUX MEUBLES QU'IL A VUS À PASSY, UNE COMMODE ET UN SECRÉTAIRE

Sans vouloir rien déranger à cette curieuse description du cabinet de Balzac, sans prétendre émousser un seul relief des délicieuses ironies qu'elle encadre, nous devons dire pourtant quelle laisse un peu trop le lecteur dans le doute sur la véritable valeur du mobilier de la maison de Passy.
S'il s'en faut de beaucoup qu'il représentât une valeur aussi grande que celle que lui prêtait l'imagination orientale de Balzac, il lui avait coûté cependant de belles sommes. Quelques pièces justifiaient le goût de l'homme supérieur, et attestaient surtout de réelles dépenses. Ainsi, le meuble d'ébène incrusté de nacre, dont parle M. Solar, et autour duquel Balzac tournait sans cesse des regards ravis, était une pièce digne du Louvre. Pour mettre l'admiration publique au niveau de la sienne, peut-être aussi pour un motif moins abstrait, il me pria un jour d'en faire la description dans un recueil où il écrivait quelquefois, désir qui fut immédiatement rempli par moi, à sa grande joie d'antiquaire. L'article paru même accompagné de deux riches dessins d'une exactitude irréprochable. Peut-être le lecteur, heureux d'avoir une idée précise quoique limitée du mobilier de Balzac, nous pardonnera-t-il, à ce titre, de lui donner ici l'inventaire rapide des deux pièces sculptées, donc une seule le frappa l'attention de M. Solar et dont Balzac nous chargea d'être le biographe.
Ces deux meubles sont tout simplement ce qu'on appellerait de nos jours la commode de Marie de Médicis et le secrétaire de Henri IV ; c'est-à-dire deux diamants de l'école florentine, au plus beau temps des Médicis. D'une architecture élégante et pure, ces deux divins morceaux sont en ébène, veinés de filets d'or.
La commode, vrai meuble de reine, est à pans brisés, avec culs-de-lampe et basses tournées en spirale aux angles. Des figures de sirène, incrustées en nacre chatoyante, comme toute la décoration, forment le centre des vantaux et des tiroirs. Au milieu d'arabesques et d'enroulements fleuris, d'une délicatesse miraculeuse et comme en rêvent les ondines dans leurs palais transparents, se jouent par centaines des oiseaux dont l'ornementation est telle qu'on les croirait colorés de tous les feux éblouissants que jette l'opale. Dix ans de la vie de l'un de nos plus célèbres artistes en incrustation ne suffiraient pas pour accomplir un pareil travail. Un seul morceau d'ébène recouvre cette commode armoriée aux armes de France et de Florence. La couronne qui domine l'écusson est celle de grande-duchesse. Ce détail, si hautement significatif, donne à croire que ces meubles sont un cadeau du grand-duc François II à sa fille. Quel souverain pourrait aujourd'hui ce permettre une pareille preuve de tendresse ?
Le secrétaire est composé d'un avant-corps à deux vantaux, chargé d'une tablette profilée, sur laquelle s'élève la partie supérieure, également divisée en deux compartiments et terminée par une corniche d'une exquise pureté de moulures. L'ornementation de ce meuble, où les monogrammes de Henri et de Marie sont répétés sur les deux étendards, est plus sérieuse que celle du meuble de la reine, mais d'une perfection non moins rare. Des trophées d'armes, des allégories guerrières, des têtes grimaçantes ou terribles remplacent la fantaisie plus gracieuse qui décore la commode. La prodigieuse habileté avec laquelle l'incrustation de ces deux morceaux est obtenue est si effrayante comme résultat qu'on peut dire sans exagération qu'elle provoque le parallèle avec la mosaïque en pierre dure la mieux exécutée. Une singularité précieuse donne au secrétaire une incalculable valeur historique. L'écusson de Henri IV a été arraché d'un des vantaux et témérairement remplacé par l'écusson des Concini. Ce meuble a donc été donné au maréchal d'Ancre par la reine, après la mort de Henri IV. Cette révélation, du reste, ne ferait que confirmer les suppositions des historiens et les malices des Mémoires du temps. Maintenant, comme tradition, voici ce qui doit compléter l'authenticité de ce fait. Après l'assassinat du maréchal d'Ancre, ses dépouilles enrichirent, comme on le sait, la maison de Luynes. Or c'est précisément en Touraine, et près de la petite ville de Luynes, que ce double trésor archéologique a été découvert.
À notre avis, ces deux meubles sans prix sur lesquels se sont appuyés Henriette d'Angleterre, Louis XIII et Gaston d'Orléans, ces deux miracles de l'art au seizième siècle, qui est lui-même un miracle, ces deux curiosités, poétiquement historiques, sorties d'une chambre de reine, du palais d'un grand roi, auraient dû plutôt se retrouver dans le musée d'une grande nation ou dans le cabinet d'un souverain que dans le cabinet d'un homme de lettres.
Que sont devenus ces beaux meubles depuis la mort de Balzac ? C'est ce que je sais pas.

[Léon Gozlan, Mémoires intimes, p. 192]


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