<== Retour à la liste complète des conférences


CONFÉRENCES DONNÉES

DANS LA SEPTIÈME DÉCENNIE 2015-2025




Jeudi 25 septembre 2014
Le patriotisme de Charles Péguy
par Géraldi LEROY, professeur émérite à l’Université d’Orléans

COMPTE RENDU

D’emblée, Géraldi Leroy a intrigué ses auditeurs par une citation sur le "rire de guerre", qui témoigne d’un mépris du danger et redonne de l’espoir. Son auteur — bien oublié de nos jours — s’appelle Henri Lavedan, à peu près contemporain de Péguy (d’une douzaine d’années plus âgé), orléanais lui aussi, mais farouchement antidreyfusard et chantre d’un patriotisme cocardier, de plus académicien très en vue : en un mot aux antipodes de notre écrivain engagé qui n’a rien d’un belliciste et n’envisage la guerre que comme défensive.

L’idée de revanche lui est étrangère; il reste dans l’esprit d’un "nationalisme de gauche", avec des références aux révolutionnaires de 93. Il croit à une guerre juste et l’exprime dans Eve : "Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle, Mais pourvu que ce fût pour une juste guerre". S’il manifeste une certaine allégresse au moment de la mobilisation, c’est qu’il a partagé les illusions d’une offensive de courte durée, sans mesurer l’ampleur du conflit, ni considérer sa dimension industrielle. Cependant son relatif optimisme ne lui a pas caché l’extrême tension provoquée par la crise de Tanger au printemps 1905 (comme en témoigne Notre Patrie publiée dans les Cahiers de la Quinzaine).

Géraldi Leroy met à juste titre l’accent sur l’éducation patriotique que Péguy a reçue à l’école annexe auprès des "hussards noirs de la République", une éducation reposant sur un concept messianique de la France érigée en arbitre et en défenseur de le liberté, et qu’il ne peut renier — difficile dans ce cas d’assumer un pacifisme serein. Devant le péril, il faut faire face, avec sang froid et courage, comme Jeanne d’Arc (dans la première version de 1912) qui assure que "pour éradiquer le mal, la prière ne suffit pas!" La crise de 1905 a donc ravivé "la voix de mémoire", celle de l’école républicaine, et celle des lectures de l’enfance. Parmi celles-ci, le poème des Châtiments qui s’ouvre par cette envolée: "O soldats de l’an deux…" demeurera pour lui un exemple…

Dans la dernière partie de son propos, Géraldi Leroy s’est attaché à évoquer la façon dont le soldat Péguy a vécu la guerre, en particulier d’après la quarantaine de lettres envoyées du front, lettres aussi concises que discrètes sur l’existence quotidienne du combattant. Nous avons suivi son itinéraire depuis le jour de son enrôlement (le 4 août) jusqu’à son arrivée aux environs de Meaux, après une retraite pénible, exactement à Villeroy où sa compagnie reçoit le 5 septembre l’ordre d’attaquer l’ennemi solidement installé sur les hauteurs de Montyon : une mission périlleuse, pour ne pas dire impossible. Le lieutenant Charles Péguy, resté debout après avoir protégé ses hommes, tombe d’une balle en plein front. Par cet acte de bravoure, voire de témérité, il a renoué avec la geste héroïque des révolutionnaires de 93, en même temps qu’il trouve une forme d’épanouissement dans ce sacrifice consenti – et peut-être même secrètement désiré…

Pour résumer la conclusion de G. Leroy, disons que l’attitude de Péguy n’a jamais été conquérante, ni belliciste. Ce qui est sûr, c’est qu’elle reflétait celle la majorité de ses contemporains, et surtout celle du peuple, et du peuple le plus humble, celui des paysans, vignerons et artisans du faubourg Bourgogne dont il se sentait si proche. Pour tous ces hommes, la tâche était toute simple : quand la Patrie était en danger, il fallait courir aux armes. Et c’est cet esprit qui a permis le sursaut de la bataille de la Marne et qui a donné la foi en la victoire. L’exemple de Péguy restera un modèle à suivre…

RÉSUMÉ

M. Géraldi Leroy, professeur émérite à l'Université d'Orléans, est l'auteur de nombreux ouvrages sur Péguy, dont le dernier est paru sous le titre Charles Péguy l'inclassable.
Péguy n'avait rien d'un belliciste et n'envisageait la guerre que comme défensive. L'idée de revanche lui était étrangère ; il restait dans l'esprit d'un « nationalisme de gauche », avec des références aux révolutionnaires de 93. Il croyait à une guerre juste : « Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle / Mais pourvu que ce fût pour une juste guerre… ».
Si Péguy a manifesté une certaine allégresse au moment de la mobilisation, c'est qu'il partageait les illusions d'une offensive de courte durée. Cependant son relatif optimisme ne lui a pas caché l'extrême tension provoquée par la crise de Tanger au printemps 1905 (comme en témoigne Notre Patrie publiée dans les Cahiers de la Quinzaine). Géraldi Leroy met à juste titre l'accent sur l'éducation patriotique qu'il a reçue à l'école annexe auprès des « hussards noirs de la République », une éducation reposant sur le concept messianique d'une France érigée en arbitre et en défenseur de la liberté, et qu'il ne peut renier – difficile dans ce cas d'assumer un pacifisme serein. Devant le péril, il faut faire face, avec sang-froid et courage, comme Jeanne d'Arc (dans la première version de 1912) qui assure que « pour éradiquer le mal, la prière ne suffit pas ». La crise de 1905 a donc ravivé « la voix de mémoire », celle de l'école républicaine, et celle des lectures de l'enfance, parmi lesquelles, dans les Châtiments, « O soldats de l'an deux ».
Dans la dernière partie de son propos, Géraldi Leroy s'est attaché à évoquer la façon dont le soldat Péguy a vécu la guerre, en particulier d'après la quarantaine de lettres envoyées du front. Nous avons suivi son itinéraire depuis le jour de son enrôlement (le 4 août) jusqu'à son arrivée aux environs de Meaux, après une retraite pénible, exactement à Villeroy, où sa compagnie reçoit le 5 septembre l'ordre d'attaquer l'ennemi solidement installé sur les hauteurs de Montyon. Le lieutenant Charles Péguy, resté debout après avoir protégé ses hommes, tombe d'une balle en plein front. Par cet acte de bravoure, voire de témérité, il a renoué avec la geste héroïque des révolutionnaires de 93, en même temps qu'il a trouvé une forme d'épanouissement dans ce sacrifice consenti – et peut-être même secrètement désiré.



Samedi 18 octobre 2014
Pourquoi la France a-t-elle gagné la guerre de 1914 ?
par Antoine PROST, professeur émérite à l’Université de Paris-I

COMPTE RENDU

La question posée n'est pas une question simple, car si, au départ, la représentation que civils et militaires ont de la guerre est celle de 1870, ce conflit est très différent. Il implique plusieurs nations et nécessite un engagement total des hommes, de la société et de l'économie. Aussi, dans le cheminement qui conduit à la victoire, Antoine Prost distingue trois phases : 1. La guerre des poitrines. 2. La guerre des machines. 3. La guerre des civils.

Dans la première phase, la guerre a failli être courte, conformément au Plan Schliffen par lequel les Allemands comptaient régler le sort de la France en six semaines avant de se retourner contre les Russes. Mais Von Kluck n'a pas respecté la stratégie d'ensemble en infléchissant sa marche vers le sud-est alors que le Haut Commandement allemand à Luxembourg était trop loin de l'action. D'autre part, la résistance des soldats français a permis une retraite en bon ordre pendant que les Anglais, par leur présence dans le Nord, apportaient une contribution qui doit être remise en lumière. Enfin, alors que les Allemands avaient estimé que la mobilisation des Russes serait lente et durerait au moins un mois, les lignes ferroviaires stratégiques financées par les emprunts permirent des attaques sur le front de l'Est, obligeant les Allemands à prélever deux divisions à l'Ouest. Aussi la bataille de la Marne se traduit par un siège réciproque de 700 km de long avec des défenses en profondeur rendant la percée impossible comme le démontreront les échecs de Champagne, de la Somme ou du Chemin des Dames. Le front allemand est bien organisé avec des tranchées bétonnées sur plusieurs lignes alors que le front français, mal organisé, comporte des aménagements succincts. Quand les Allemands attaquent, les Français sont en difficulté car leur artillerie est surclassée. Si le canon de 75 est bon, ils possèdent peu d'artillerie lourde à longue portée avant 1916. Les pertes sont considérables de part et d'autre, ce qui explique que les Allemands ont manqué d'hommes pour exploiter leurs succès de 1918, alors que les Français ont été secourus par 1 800 000 Américains et Canadiens.

Après le moment où la France ne peut opposer à l'attaque allemande que les poitrines de ses soldats, la guerre évolue vers une guerre industrielle. C'est l'époque de la guerre des machines. Il faut fabriquer en grande quantité des canons, des obus, des mitrailleuses, des fusils, des avions, des tanks pour épargner les vies humaines. Cela nécessite des matières premières pour un pays en partie occupé et qui doit compter sur les importations à organiser puis à répartir facilitées par une relative maîtrise des mers. Il faut aussi mobiliser une main d'oeuvre abondante ; ainsi en novembre 1918, il y avait 1700000 ouvriers dans les usines d'armement (480000 militaires, 430000 femmes, 427000 civils, 133000 jeunes, 100000 étrangers comme des Chinois ou des Indiens, 60000 gens des colonies). La présence des femmes est plus grande en France que dans les autres pays, déplacées du textile ou de la domesticité vers l'armement. En Allemagne, le moins grand nombre de femmes à l'usine oblige à retirer 1900000 soldats du front et des erreurs de planification dans les grandes usines conduisent au gaspillage et à une diminution de la production d'acier. La troisième phase, la guerre des civils concerne surtout le problème des rapports entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire. En France, au début de la guerre, s'impose le pouvoir militaire grâce à la loi de 1849 sur l'état de siège lui conférant sur l'ensemble du territoire la police, l'ordre public, la censure. Et le départ du gouvernement pour Bordeaux semble accentuer cette emprise. Mais les crédits de guerre n'ont été votés que pour six mois et le Parlement en décembre 1914 ne les vote que pour six autres mois. Ainsi les séances de la Chambre et du Sénat reprennent, les commissions parlementaires fonctionnent, la vie parlementaire continue au long des sept gouvernements successifs. Le pouvoir civil s'exerce obligeant les militaires à accepter bien des mesures comme l'institution des permissions, la révision de jugements des tribunaux militaires, le développement de l'artillerie lourde. La République ne se révèle pas faible. L'administration joue son rôle avec efficacité (réquisition des chevaux, du fourrage, attribution du ravitaillement, du charbon, rationnement du pain, gestion des réfugiés, colis aux prisonniers, etc.) Toute une mobilisation philanthropique concourt à multiplier les infirmières.Et si les grèves sont réprimées par le ministre de l'Intérieur, le malaise social est géré avec souplesse. En Allemagne, le pouvoir militaire ne cesse de s'imposer, fixant dès octobre 1914 le prix des pommes de terre et du pain, déclenchant le marché noir et la pagaille administrative. Ce sont les militaires qui contrôlent de plus en plus le pouvoir politique, obtenant la tête du Chancelier Bethmann-Hollweg et choisissant le suivant. Les grèves sont durement réprimées et le blocus sévère engendre pénuries et injustices. Aussi la situation se dégrade t-elle, des bandes hantent villes et campagnes, les déserteurs se multiplient, entraînant le délitement de l'armée. À la militarisation croissante du côté allemand s'oppose le bon fonctionnement de l'administration du côté français, dans le cadre républicain. Qui a donc gagné la guerre ? À la fois, les soldats, le matériel, les civils, les alliés, les empires coloniaux, la République.

RÉSUMÉ

Pourquoi la France a-t-elle gagné la guerre de 1914 ? Pour répondre à cette question, nous avons reçu le professeur Antoine Prost, président du Conseil scientifique de la Mission du Centenaire de la Guerre 14-18.
Dans le cheminement qui conduit à la victoire, A. Prost distingue trois phases : la guerre des poitrines, celle des machines et celle des civils.
D'abord, après une retraite en bon ordre jusqu'à la Marne, la confrontation au long de 700 km de tranchées avec des défenses en profondeur rend impossible une percée. Les pertes sont considérables de part et d'autre, surtout du fait de l'artillerie, ce qui explique que les Allemands ont manqué d'hommes pour exploiter leur succès de 1918 alors que les Français ont dû être secourus par 1 800 000 Américains et Canadiens.
Après le moment où la France ne peut opposer aux Allemands que les poitrines de ses soldats, la guerre évolue vers une guerre industrielle. Pour épargner les vies humaines, il faut fabriquer en grande quantité du matériel et mobiliser une main-d'oeuvre abondante. La présence des femmes dans les usines a été bien supérieure en France par rapport à l'ennemi qui doit retirer 2 M de soldats du front. Une relative maîtrise des mers et l'accès aux matières premières avantagent aussi notre pays, qui a mieux planifié la production.
La guerre des civils concerne surtout les rapports entre pouvoir civil et pouvoir militaire. En France, la République n'est pas faible, la vie parlementaire continue, l'administration agit avec efficacité, le malaise social et les grèves sont gérés avec souplesse. En Allemagne, le pouvoir militaire ne cesse de s'imposer dans tous les domaines, entraînant la pagaille administrative. Les grèves sont durement réprimées et les pénuries découlent d'un blocus sévère. Aussi la situation se dégrade et la désertion délite l'armée.
Qui a donc gagné la guerre ? A la fois, les soldats, le matériel, les civils, les Alliés, les Empires coloniaux, la République.



Mardi 25 novembre 2014
Penser la guerre, écrire la guerre
table ronde avec Florence AUBENAS, journaliste au Monde, grand reporter, ancienne otage, attentive à la France précaire, (son dernier livre : En France) ; Georges MALBRUNOT, journaliste au Figaro, grand reporter et spécialiste du Moyen-Orient, ancien otage lui aussi, auteur de Qatar, les secrets du coffre-fort avec Christian Chesnot ; Denis PERNOT, professeur de Littérature à Paris-XIII, spécialiste de la littérature de guerre et notamment de Barbusse (présentation d'une réédition du roman Le Feu) ; Eric GERMAIN, spécialiste de l'éthique des nouvelles technologies au Ministère de la Défense, auteur de Les robots au cœur du champ de bataille. Animation par Lucien GIRAUDO, professeur de lettres en CPGE du lycée Pothier d'Orléans

COMPTE RENDU

L. GIRAUDO lance le débat sur la question : « Pour écrire la guerre, il faut d'abord la vivre ».

F. AUBENAS souligne d'emblée les changements intervenus depuis une vingtaine d'années. Avant, le journaliste au front avait un brassard qui indiquait sa spécificité et lui conférait un statut de respect et de neutralité. Aujourd'hui, dans les conflits du Moyen-Orient, le brassard vous désignerait comme cible potentielle et vous mettrait en danger. On va difficilement sur place et ensuite, c'est compliqué. Ainsi en Syrie, en 2012, on était accueilli à bras ouverts par les rebelles à Bachar el Assad mais six mois plus tard, les réticences étaient nettes car nous étions accusés de n'avoir eu aucune influence sur leur situation vis-à-vis de l'Occident. Entre temps, l'histoire s'était accélérée et la propagande des belligérants rendait la tâche difficile.

G. MALBRUNOT distingue deux types de guerre au Moyen-Orient. Celle de basse intensité entre Israël et les Palestiniens, facile à couvrir sur un territoire modeste avec peu de risques et un accès facile aux sources. Et celles de haute intensité comme en Afghanistan, en Irak ou en Syrie. Là, on a affaire à une guerre asymétrique de l'armée américaine à des groupes de guérilla avec pour les journalistes des risques d'enlèvement contre rançon et des négociations possibles jusqu'à l'arrivée de Daesh. Le journaliste fait partie de la guerre et son enlèvement, c'est le jack-pot en termes d'argent et de notoriété. Les vidéos sont des armes de guerre, des manipulations pour agir sur l'opinion et la presse, par ses comptes rendus, est une tribune extraordinaire et anxiogène. D'où la responsabilité des journalistes dans cette guerre de communication.

D. PERNOT en contrepoint montre qu'en 1914 la couverture des opérations est organisée par l'armée et qu'elle concerne les journalistes mais aussi les écrivains. Pour ces derniers comme Barrès, il s'agit de faire œuvre plutôt que reportage. Mais l'armée montre ce qu'elle veut bien montrer, ce qui est une forme de censure et participe du bourrage de crâne . Ce qui pose la question du crédit du témoignage. Comme les correspondances sont surveillées, il est difficile d'atteindre une certaine forme de réalité. Barbusse, après la parution du « Feu »en 1916,a reçu une correspondance importante, beaucoup le remerciant de révéler ce que vivaient leurs enfants, leurs maris ou leurs frères. Surtout, en évoquant une escouade, il montrait que dans ce type de guerre il n'y avait plus de héros individuel.

E. GERMAIN, civil au Ministère de la Défense, excuse dans un premier temps, l’absence du colonel Durieux retenu pour des causes professionnelles. Il évoque la guerre indirecte, celle des "zéro mort" avec les drones pilotés par des acteurs loin du théâtre d'opération et hors de tout danger. Ce qui pose des problèmes d'éthique nouveaux, auxquels il s’intéresse. Il précise que si les pilotes des drones, sont bien loin du champ d’opération, il y a un siècle, la grosse Berta l’était aussi. Ce fut également le moment de la naissance de la guerre sous-marine et de la guerre aérienne. On tire sans voir. Il existe outre les drones, les cybers et les forces spéciales, sans oublier la propagande et le renseignement. On peut parler de guerres dont la violence est loin de nos regards, ce qui pose un problème de contrôle démocratique…

G. MALBRUNOT admet que le héros actuel est le terroriste djihadiste, ce qui joue un rôle dans le recrutement d'autant que les valeurs occidentales sont battues en brèche car, mal mises en avant, elles sont contredites par les victimes collatérales des opérations et des bombardements malgré les frappes dites chirurgicales. Il n'y a pas de guerre propre. D'autre part, la diplomatie est peu lisible car la nôtre, par exemple dans le cas de la Syrie, est dans une posture d'incantation, promettant des armes sans les envoyer et apparaissant comme celle d'un acteur marginal. Brandissant le concept d'ingérence et la morale comme raison de l'intervention, le message a tendance à être brouillé et peut être taxé d'hypocrisie. De plus, sur place, les militaires sont réticents aux livraisons d'armes à des rebelles car ils tiennent compte de la situation sur le terrain. Ils se méfient des diplomates.

D. PERNOT précise qu'en 1914 personne ne s'attendait à cette forme de guerre de tranchées et qu'il était difficile d'avoir une vision globale d'une bataille éparpillée sur un front de 800 km. Les communiqués officiels publiés en première page des journaux ne rendaient pas compte de ce qui se passait réellement. Grâce à Maurice Genevoix dans Sous Verdun les choses ont pu être dites, mais son livre est paru avec des pages blanches du fait de la censure. Si les descriptions de cadavres pouvaient passer, il était interdit de porter atteinte au moral des populations et des soldats, de souligner les dysfonctionnements du système de santé, de critiquer les attaques inutiles.

F. AUBENAS explique que les journalistes s'autocensurent car il n'est pas question de mettre en danger la vie des combattants. En Syrie, il faut choisir son camp et accepter de ne couvrir qu'une partie de la réalité, par exemple celle d'une rue d'Alep seulement, dans le bruit et la fumée sans aucune idée de ce qui se passe ailleurs pendant plusieurs jours. Nous sommes à hauteur d'homme cette journée-là, en tel lieu, avec des combattants souvent peu aguerris qui peuvent se partager à deux une kalachnikov.

D. PERNOT souligne qu'autrefois la guerre était déclarée dans les formes et que les guerres avaient un début et une fin, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui.

RÉSUMÉ

Sur le thème « Penser la guerre, écrire la guerre », une table ronde a été organisée avec la participation de deux ex-otages au Moyen-Orient, Florence Aubenas, journaliste au Monde, et Georges Malbrunot, journaliste au Figaro, de Denis Pernot, professeur de littérature à Paris XIII et d'Eric Germain, du Ministère de la Défense.
« Pour écrire la guerre il faut d'abord la vivre ». Les journalistes soulignent les changements intervenus depuis vingt ans au Proche-Orient. Avant, ils avaient un statut qui leur conférait respect et neutralité. Maintenant, il leur est plus difficile de rendre compte d'une guerre émiettée. Ils font eux-mêmes partie de cette guerre et leur enlèvement est gage de notoriété et d'argent. D'autre part, dans des conflits où la communication joue un rôle important, ils sont souvent en porte-à-faux par rapport à la diplomatie et la participation de leur pays.
En contrepoint, D. Pernot dit qu'en 1914 la couverture des opérations est organisée par l'armée, ce qui est une forme de censure. Sont posées la question du crédit du témoignage et la difficulté d'atteindre la réalité, à travers les communiqués officiels, les reportages des journalistes et l'oeuvre des écrivains (Barrès) alimentant le bourrage de crâne. D'où le succès des écrivains combattants (Barbusse, Genevoix). Mais la censure veille, car il ne faut pas porter atteinte au moral des soldats et des populations.
E. Germain évoque la guerre indirecte, celle des drones pilotés par des acteurs loin du théâtre des opérations et hors de tout danger. C'est une guerre dont la violence est loin des regards, posant des problèmes d'éthique nouveaux et de contrôle démocratique.
F. Aubenas explique que les journalistes s'autocensurent pour ne pas mettre en danger leurs sources. G. Malbrunot souligne leur responsabilité dans ce type de guerre nouvelle que D. Pernot caractérise par le fait que, contrairement à autrefois, elle n'est pas déclarée dans les formes et qu'elle ne semble pas avoir de fin.



Mercredi 13 décembre 2014
Le livre a-t-il encore un avenir ?
par Odon VALLET, spécialiste de l'histoire des civilisations et des religions

RÉSUMÉ

Odon Vallet, spécialiste de l'histoire des civilisations et des religions, est connu pour son mécénat – la fondation qui porte son nom – et par ses interventions sur France-Culture, sans parler de ses ouvrages (notamment le récent Dieu et les religions en 101 questions-réponses).

Abordant son propos par le biais de l'histoire, Odon Vallet a rappelé d'abord que l'écriture, dans des temps immémoriaux, a été fixée sur des supports divers, comme les tablettes d'argile en Mésopotamie au troisième millénaire de notre ère ; c'était une écriture qui ne s'adressait qu'à une frange réduite d'initiés.
Puis le conférencier a mis l'accent sur le lien étroit entre l'écrit et la religion, toute religion s'appuyant sur des textes (le bouddhisme repose sur des livres sacrés qui remontent au IVe siècle). En Occident, on ne peut parler véritablement de livre qu'à partir des manuscrits médiévaux des moines copistes. Il faut attendre le développement de l'imprimerie, lié à la propagation de la Réforme, à partir du XVe siècle, pour que l'écrit se répande dans les classes dites « moyennes » ; le prix du livre est alors divisé par dix. La révolution suivante aura lieu au XXe siècle avec la diffusion massive du Livre de Poche.
Aujourd'hui le livre est en expansion dans le monde, dans le continent asiatique ainsi qu'en Amérique latine. Pour ce qui est de la « francophonie », mis à part la France (où la diffusion du livre reste stable, comme la lecture en général, en dépit des esprits chagrins), la Wallonie et le Québec, l'Afrique se défend mal devant la concurrence de l'anglais.
Quant à l'avenir, les perspectives sont plutôt pessimistes devant le progrès des techniques nouvelles. En effet l'expérience des tablettes numériques, en particulier aux U.S.A. et au Viet-Nam, a été un échec, à cause de leur prix très élevé, mais surtout à cause de la fatigue oculaire qu'elles provoquent. Cet échec n'est certes pas définitif et le rapport « entre l'écrit et l'écran » va évoluer, sans préjudice pour l'écrit. Se référant à des études menées par sa fondation, Odon Vallet assure qu'en Afrique, dans de nombreux domaines, les livres se renouvellent fréquemment et il constate avec satisfaction que la lecture gagne du terrain, que, d'une part, les bons élèves sont de fidèles lecteurs et que, de l'autre, le livre est indispensable pour les enseignants – et non seulement le livre, mais aussi des magazines qui dispensent une vulgarisation de qualité. Et de conclure avec optimisme : « Oui, le livre a encore beaucoup d'avenir ! »



Jeudi 15 janvier 2015
Cellules et chambres
par Michelle PERROT, professeur émérite à l’Université de Paris-VII

COMPTE RENDU

Michelle Perrot est venue parler du thème de l’enfermement, en relation avec la pièce de Jean Genet Splendid’s jouée au Carré Saint-Vincent dans une mise en scène de Arthur Nauzyciel.

D’abord, la conférencière pose les conditions qui ont donné forme au concept de chambre et de cellule. Elle y voit une réponse au besoin de solitude inhérent à l’être humain. Ainsi serait né cet espèce réservé, ce “tabernacle “, lieu de l’intime et du secret. Avoir une chambre à soi pourrait être la réponse occidentale à la forme du sommeil comme au plaisir de travailler dans un espace restreint. Chacun y passe la moitié de sa vie “ la plus charnelle, la plus assoupie, fenêtre sur l’inconscient “ souligne-t-elle. Pour baliser l’histoire de la Chambre, M. Perrot donne quelques repères et s’arrête sur l’étymologie. La cella mot d’origine latine désigne une petite pièce monacale appelée cellule en français. Le mot Chambre vient du grec kamara qui évoque plutôt la chambrée, espace où se tiennent plusieurs hommes réunis dans un lieu commun. Le mot Chambre a pris une double connotation car il nous renvoie tant à un espace réservé qu’à un lieu de confort et de plaisir.

La cellule, quant à elle, répond à l’esprit conventuel. Espace clos, soumis à un règlement spécifique, à l’encadrement, au carcéral. Sachons que la cellule est liée au christianisme le plus ancien. Il naît en Égypte avec les religieux, cénobites, anachorètes ou ermites qui ont en commun, le désir de solitude et la volonté de fuir la ville, lieu de perdition, pour se retirer dans le désert. Les anachorètes et les cénobites vivaient en communauté dans des cabanes, ancêtres des couvents. Les ermites étaient des solitaires tel Saint Jérôme. M. Perrot rappelle que le mot désert prit au XVIIe siècle un sens figuré. Les religieux jansénistes parlent de se retirer dans le désert de Port-Royal des Champs, lieu forestier par excellence. La forêt joue alors la même fonction spirituelle que le désert des sables pour les ermites des premiers siècles. Pascal, dans ses Pensées souligne que “le malheur de l’homme vient de pas savoir demeurer seul dans une chambre.” Dans les ordres monastiques, les moines partagent leur vie entre la cellule, lieu de prière et les espaces conventuels réservés au travail en commun. La cellule favorise le recueillement, le dialogue entre Dieu et soi-même. Nous sommes dans le domaine de l’intériorité. Cet espace cellulaire est donc lié à la longue histoire de la spiritualité jusqu’à la Révolution française.

Avec ce tournant historique, les vocations se raréfiant, les cellules religieuses ferment leurs portes mais leur legs reste important dans l’histoire de notre société. Elles prennent notamment la forme d’une pièce à soi, revendiquée par les écrivains qui aspirent au retrait et au silence, nécessaires à la création littéraire. Des auteurs contemporains tels Dominique Fernandez et Danielle Sallenave voient dans la cellule monacale, le lieu idéal de l’écriture. Quant à Marcel Proust son nom reste inséparable du mot chambre, lieu de l’écriture, et l’un des mots-clés de son univers romanesque. Franz Kafka va même jusqu’à faire une apologie de l’enfermement, nécessaire à son travail d’écrivain, prêt à se terrer dans un cave pour créer l’œuvre qu’il porte en lui. George Sand se retirait dans son petit cabinet de travail quand ses hôtes dormaient. Colette aimait son lit-radeau ancré au cœur de Paris. Dans le contexte contemporain, la chambre est toujours vue comme une façon de penser l’intériorité. Si la spiritualité liée au XVIIe parlait de l’âme désireuse de respirer dans la solitude d’une chambre pour y cultiver les bonnes pensées, celle de notre époque aime à se pencher sur le Moi. Freud et la psychanalyse ont développé la recherche sur notre inconscient dans le but de mieux se connaître. Il faut chercher les racines du Moi sans souci de transcendance. Comprendre qui nous sommes est devenu une quête moderne.

De nos jours, la cellule évoque avant tout la prison, le centre de la pénalité. Son histoire commence avec la Révolution française qui invente la tarification des peines, dans l’esprit d’une justice égale pour tous. Les nouveaux gouvernants ont l’idée que la peine de mort n’est pas bonne et que la prison vaut mieux pour purger les délits et se réhabiliter aux yeux de la société. D’où la nécessité de trouver des centres d’hébergement appropriés. La mise en vente des biens du clergé et leur nationalisation permirent de transformer en prisons, les abbayes, les couvents et les séminaires. Sous Louis-Philippe, l’évolution des mœurs voit les législateurs se poser de nouvelles questions sur l’enfermement carcéral. Quel régime adopter à l’intérieur d’une prison ? Comment se racheter avant de renouer avec la société ? En 1832, Alexis de Tocqueville fut mandaté par le gouvernement pour enquêter sur l’univers carcéral américain. Accompagné de Gustave de Beaumont, il passa 9 mois aux États-Unis. Ils publièrent ensuite un rapport intitulé “Du système pénitentiaire aux États-Unis et de son application en France”. Il s’agit d’une réflexion intéressante sur l’enfermement carcéral, nécessaire au bon fonctionnement de la cité. Ce rapport met en lumière les deux régimes adoptés dans les prisons américaines. L’un des régimes, appelé d’Auburn, exige le maintien des détenus dans l’isolement d’une cellule pendant la nuit. Les détenus doivent se regrouper dans la journée pour accomplir un travail en commun. L’autre régime, dit de Philadelphie, est plus coercitif car il préconise l’isolement total, jour et nuit dans une cellule particulière. Les idées de Tocqueville, devenu propagandiste du régime cellulaire le plus strict, furent très controversées. Notamment par Charles Lucas, pénaliste qui se montra hostile à ce type d’enfermement, persuadé que cette forme d’isolement est néfaste à l’individu et ne peut mener qu’à une conduite asociale. Nous retrouvons la même réticence auprès des médecins de l’époque, conscients que la solitude extrême peut conduire à la folie. Le régime de la cellule particulière fut alors adopté en France et se révéla très onéreux. On construisit à Paris la petite Roquette panoptique et cellulaire qui s’ouvrit pour y enfermer des enfants dans une sorte de pensionnat éducatif. Expérience peu convaincante qui prit fin avec la rébellion des élèves- prisonniers. Le Second Empire favorisa un autre système puisqu’il choisit la relégation des détenus dans les colonies. Cela coûtait moins cher ! La IIIe République renoua avec l’idée de bonnes prisons sur le territoire. On créa des maisons d’arrêt dont la prison de Fresnes. A la fin du XIXe, les législateurs demandent aux architectes de travailler sur le concept de la chambre modèle avec sanitaires intégrés. Ce fut une protestation générale. Pourquoi une prison serait-elle plus confortable qu’un logis d’ouvrier ?

Aujourd’hui, la criminalité ayant diminué, les Maisons centrales ont adopté le régime des cellules particulières pour les peines de longue durée qui semblent répondre à l’objectif sécuritaire lié à celui de rééducation. Ce n’est malheureusement pas le cas des Maisons d’arrêt françaises où la population carcérale tourne aujourd’hui autour de 66 000 personnes, confinées dans des cellules de 9 m2 où s’entassent les détenus. Cette situation dramatique évoquée par les éducateurs et les prisonniers représente un des problèmes cruciaux de notre société.

Michelle Perrot revient au statut de la chambre dans la société contemporaine et propose quelques éléments de réponse. De nos jours, nous prenons conscience que cet espace familier revêt une importance grandissante qui touche par exemple au domaine médical. On assiste donc au développement des chambres particulières avec soins à domicile pour vivre son grand âge. Nous constatons aussi la constante régression de mariage traditionnel.C’est pourquoi la chambre nuptiale perd peu à peu son statut d’espace privilégié de la vie conjugale. Elle devient un lieu fugitif qui répond aux liens éphémères des conjoints. Seule reste la chambre des enfants et des adolescents qui tend à revêtir une sorte de "sacralité", une reconnaissance envers ceux qu’on a désiré mettre au monde. De ce fait, les parents attribuent volontiers à leur enfant un espace préservé, intime, fermé à clef, à la demande. Cet espace clos mais ouvert aux amis, devient alors lieu de plaisir où s’épanouit la personnalité en voie de formation.

RÉSUMÉ

D'abord, notre conférencière, historienne du travail et des femmes, explique le sens du concept recouvrant les mots « cellule et chambre ». Elle y voit une réponse au besoin de solitude inhérent à l'être humain. Avoir un lieu à soi serait la réponse occidentale à la forme de solitude que nous recherchons : part de notre vie « la plus charnelle, la plus assoupie, fenêtre sur l'inconscient ». L'étymologie nous apprend que la cella latine devint la cellule conforme à l'esprit conventuel. Cet espace clos est lié au christianisme le plus ancien. Les ermites étaient des solitaires à la recherche du désert, mot qui prit au XVIIe siècle un sens figuré, chez les Jansénistes. Dans les ordres monastiques, la cellule favorisant le dialogue avec Dieu est liée à la longue histoire de la spiritualité jusqu'à la Révolution française.
Les vocations se raréfiant, les lieux de culte fermèrent leurs portes, mais leur legs marqua notre histoire. Il prit la forme d'une pièce à soi revendiquée comme lieu de réflexion et de création.
De nos jours, la cellule évoque avant tout la prison. Son histoire commence avec la Révolution qui inventa la tarification des peines. Les gouvernants prônèrent l'univers carcéral pour purger crimes et délits, d'où la nécessité de trouver des centres d'hébergement. La mise en vente des biens du clergé fut une réponse à la demande. Sous Louis-Philippe, les législateurs se questionnèrent sur l'emprisonnement et adoptèrent le régime de la cellule particulière, système onéreux. Le Second Empire favorisa un système moins coûteux, puisqu'il choisit la relégation des détenus dans les colonies. La IIIe République renoua avec l'idée de lieux d'incarcération nommés « Maisons d'arrêt ». Aujourd'hui, vu la diminution de la criminalité, les centrales adoptent le régime des cellules particulières pour longues peines, répondant à l'objectif sécurité-réinsertion. Situation différente pour les maisons d'arrêt où s'entassent les détenus : problème crucial de notre société.
Puis Michelle Perrot revint au statut de la chambre dans notre société. Elle revêt une importance grandissante avec la régression du mariage traditionnel qui rend obsolète la chambre nuptiale. Ce « lieu fugitif » semble répondre aux liens éphémères des conjoints. Seule la chambre des enfants tend à revêtir une sorte de « sacralité », reconnaissance envers ceux qu'on a désiré mettre au monde. Les parents attribuent à leur enfant un espace clos mais ouvert aux amis, là où s'épanouit la personnalité en voie de formation.
Ces réflexions concluent une conférence que Michelle Perrot a présentée avec maestria. À chacun maintenant d'y réfléchir en lisant son dernier essai Histoire de chambres, qui obtint le prix Femina en 2009.



Mardi 10 février 2015
Les mots, les maths et l'histoire
par Bertrand HAUCHECORNE, professeur de mathématiques en classes préparatoires au Lycée Pothier, auteur d'un récent Dictionnaire historique et étymologique du vocabulaire mathématique

COMPTE RENDU

B. Hauchecorne a d'abord insisté sur le lien entre les mathématiques et le langage, montrant la formation du vocabulaire de la science mathématique, son évolution, avec de nombreuses variations et de différentes sources, nous entraînant dans un voyage historique à la recherche des origines. Si l’on peut affirmer avec vraisemblance que la genèse de cette science apparaît à l’époque préhistorique où les hommes, passant de la chasse à l’élevage et à la culture, ont eu besoin de réaliser des échanges, donc de dénombrer et de mesurer, c’est bien aux Grecs du VIe siècle avant notre ère — dont les plus célèbres sont Pythagore et Thalès — que l’on doit l’essentiel : c’est-à-dire la faculté de raisonner. Il faut cependant attendre le IIIe siècle (av. JC) pour parler d’un âge d’or de cette science, qui s’épanouit en pleine civilisation alexandrine sous l’impulsion de Ptolémée Ier Sôter, le fondateur du « Mouséïon » où va s’illustrer Euclide. Le véritable fondateur de la géométrie est aussi l’inventeur de termes précis (par exemple, le cercle — ou « kuklos » remplace le « rond » du langage courant, l’angle ou« gônia » détrône le « coin », alors que le trapèze est issu de la table des changeurs dite « trapeza », qui désigne la banque en grec moderne) Cet héritage grec est passé directement chez les Latins, lesquels plus juristes que matheux, se sont le plus souvent contentés de traduire les mots usuels. Mais n’oublions pas qu’ils ont inventé le terme de calcul qui nous renvoie aux petits cailloux de la trousse du jeune Romain apprenant à compter…

Notre guide nous avait promis un voyage historique. Il allait être en réalité exotique : après la fermeture de l’Académie en 529 par l’empereur Justinien, la culture mathématique se déplace de Constantinople vers l’Orient et se transmet en langue arabe — avec deux traductions essentielles : les Éléments d’Euclide et L’Almageste de Ptolémée, Déjà, dès le début du Ve siècle, la civilisation indienne avait fait évoluer les mathématiques avec l’invention capitale de la « numération de position » (d’où les algorithmes) qui entraîne celle du zéro (sûnya : c.a.d. vide ou vacant en hindi, traduit en arabe par sifr - notre futur « chiffre »). Nous avons alors assisté aux tribulations de ces éléments symboliques vers l’Occident, d’abord dans les écoles médiévales d’Europe — surtout par le truchement de Boèce (470-524), à la fois philosophe et féru d’arithmétique — et dans les foyers de civilisation particulièrement brillants comme le califat de Cordoue ou la Cour de Tolède, ou encore en Italie où s’illustrent des esprits éclairés comme Gérard de Crémone et Léonard de Pise. À partir du XVe siècle, du fait de l’essor du commerce, l’arithmétique se développe ; les chiffres arabes s’imposent ; les manuels ne sont plus écrits en latin, mais en langue vernaculaire, comme en Allemagne les ouvrages d’Adam Riese…

Au moment de clore ce voyage historique à travers des siècles de science mathématique — la science par excellence selon l’étymologie — Bertrand Hauchecorne a tenu à illustrer son propos par des exemples, chaque époque ayant apporté son lot de vocables, dont le sens et l’usage ont pu évoluer. ainsi les expressions comme : « le quart » ou « le tiers », qui à la Renaissance (on pense bien sûr à Rabelais) avaient valeur d’adjectifs ordinaux, sont de nos jours réservées aux fractions. Souvent le vocabulaire s’est spécialisé : la « roulette » est devenue une « cycloïde » ; la « touchante », une « tangente » Parfois un mot nous ouvre un horizon poétique ; ainsi, à propos du calcul des probabilités, nous avons eu la révélation que le mot « hasard » avait pour origine le jeu de dés, plus exactement la face du dé qui représente l’arabe « al azar » = la fleur. Joli, n’est-ce pas ? Bien mieux que le mot « chance » vient tout bonnement du latin « cadere » = tomber…

Bertrand Hauchecorne a gardé pour la fin quelques expressions courantes issues des mathématiques, comme le familier « prendre la tangente », ou l’adjectif « incommensurable », qui, au départ, ne s’appliquait qu’à des longueurs qu’on ne pouvait mesurer ensemble, ou encore la traditionnelle expression : « la quadrature du cercle » (un problème insoluble !) , ou encore cette locution à la mode : « l’équation personnelle » (que je serais tenté de traduire par la prétentieuse « idiosyncrasie »). Mais laissons le dernier mot à notre professeur : "Si la langue française a beaucoup apporté aux mathématiques, celles-ci en revanche ont largement contribué à sa richesse."

RÉSUMÉ

Bertrand Hauchecorne est agrégé de mathématiques, professeur de classes préparatoires et auteur d'un récent Dictionnaire historique et étymologique du vocabulaire mathématique.
Le conférencier a d'abord insisté sur le lien entre les mathématiques et le langage, montrant la formation du vocabulaire de la science mathématique, son évolution, avec de nombreuses variations et de différentes sources, nous entraînant dans un voyage historique à la recherche des origines.
C'est aux Grecs du -VIe siècle – dont les plus célèbres sont Pythagore et Thalès – que l'on doit l'essentiel, c'est-à-dire la faculté de raisonner. Il faut cependant attendre le -IIIe siècle pour parler d'un âge d'or de cette science, qui s'épanouit en pleine civilisation alexandrine sous l'impulsion de Ptolémée Ier Sôter, le fondateur du « Mouséïon » où va s'illustrer Euclide. Le véritable fondateur de la géométrie est aussi l'inventeur de termes précis. Par exemple, le cercle, ou « kuklos », remplace le « rond » du langage courant, l'angle ou « gônia » détrône le « coin », alors que le trapèze est issu de la table des changeurs dite « trapeza », qui désigne la banque en grec moderne. Cet héritage grec est passé directement chez les Latins, lesquels, plus juristes que matheux, se sont le plus souvent contentés de traduire les mots usuels. Ils ont toutefois inventé le terme de « calcul » qui nous renvoie aux petits cailloux de la trousse du jeune Romain apprenant à compter…
Après la fermeture de l'Académie, en 529, par l'empereur Justinien, la culture mathématique se déplace de Constantinople vers l'Orient et se transmet en langue arabe, avec deux traductions essentielles : les Eléments d'Euclide et l'Almageste de Ptolémée, Déjà, dès le début du Ve siècle, la civilisation indienne avait fait évoluer les mathématiques avec l'invention capitale de la « numération de position » (d'où les algorithmes), qui entraîne celle du zéro (sûnya, c'est-à-dire vide ou vacant en hindi, traduit en arabe par sifr, notre futur « chiffre »). Nous avons alors assisté aux tribulations de ces éléments symboliques vers l'Occident, d'abord dans les écoles médiévales d'Europe – surtout par le truchement de Boèce (470-524), à la fois philosophe et féru d'arithmétique – et dans les foyers de civilisation particulièrement brillants comme le califat de Cordoue ou la Cour de Tolède, ou encore en Italie où s'illustrent des esprits éclairés comme Gérard de Crémone et Léonard de Pise. À partir du XVe siècle, du fait de l'essor du commerce, l'arithmétique se développe ; les chiffres arabes s'imposent ; les manuels ne sont plus écrits en latin, mais en langue vernaculaire, comme en Allemagne les ouvrages d'Adam Riese.
Bertrand Hauchecorne a gardé pour la fin quelques expressions courantes issues des mathématiques, pour montrer que, si la langue française a beaucoup apporté aux mathématiques, celles-ci en revanche ont largement contribué à sa richesse.



Jeudi 26 mars 2015
Victor Hugo au Sénat
par Jean-Pierre SUEUR, sénateur du Loiret

COMPTE RENDU

En préambule, J.-P. Sueur a rappelé que le Sénat avait commémoré le bi-centenaire de sa naissance en déclarant l’année 2002 : « Année Victor Hugo », affirmant, non sans fierté, que « pour le citoyen qui a une activité politique, la littérature est d’un grand secours. » Et d’évoquer l’ouvrage que Charles Péguy avait consacré à notre poète : Victor Marie Comte Hugo, où il fait un portrait sans indulgence qui commence par :

« Hugo, pair de France, membre de l’Institut était un faiseur, un politicien fini, pourri de politique. » Il ajoute : « Il avait admiré l’Empereur, aimé les rois; il avait été libéral, démocrate, républicain et socialiste. » Victor Hugo a effectivement beaucoup changé, mais en suivant le chemin inverse de nombreux personnages politiques (même actuels), c’est-à-dire de la droite vers la gauche. Entre 1845 et 1848, il fut très proche du roi Louis-Philippe, assumant même le rôle de confident. Il avait reçu de lui une grande marque de confiance : en effet le 23 avril 1845, il avait été élevé à la Pairie, ce qui lui valut des critiques plutôt acerbes de la part de la presse républicaine. Victor Hugo tenait donc son rang dans une assemblée résolument conservatrice, lorsque trois événements le troublèrent profondément :
1°) le 5 juillet 1845, il fut surpris en flagrant délit d’adultère avec Léonie d’Aunet, épouse Biard (Elle sera l’héroïne de La fête chez Thérèse des Contemplations) ; faisant état de son immunité parlementaire, il échappa à la prison que n’évitera pas sa complice. Il en éprouva de vifs remords, mais il n’esquiva pas les brocards de la presse; le roi lui conseilla donc de voyager. En réalité il n’alla pas plus loin que chez sa chère et tolérante Juliette, en attendant que l’orage passe; ce qui lui valut le mot spirituel de Lamartine ». En France, on se relève de tout, même d’un canapé ! »
2°) le 22 février 1846, rue de Tournon, en face du Sénat, Hugo assiste à l’arrestation d’un jeune homme qui vient de voler une miche de pain, sous les yeux indifférents de la grande dame qui trône dans sa berline aux portières armoriées. Cette scène symbolique de l’aristocrate ignorant superbement « le spectre de la misère » est le signe annonciateur d’une « catastrophe inévitable »; elle lui inspirera le début des Misérables et, sur le plan social,va susciter de sa part la création d’une Commission d’enquête parlementaire sur les logements ouvriers.
3°) le 16 avril 1846, il est confronté à la question de la peine de mort à propos de l’affaire Lecomte, du nom du garde-forestier qui a tiré deux coups de feu sur le roi en forêt de Fontainebleau. La Chambre des Pairs — qui a fonction juridique — va juger l’homme comme régicide. L’écrivain plaide la folie avec éloquence, mais en pure perte. Et cet échec va le marquer profondément.

Victor Hugo, devant cette Chambre, qu’il juge réactionnaire « avec ses membres infatués, méprisants et gourmés » (sic) va prononcer quatre discours qui furent diversement appréciés, dont J.P.Sueur nous donnera de larges aperçus.

Le premier (en date du 19 mars 1846) traite de la Pologne un mois après le soulèvement de Cracovie, un très beau discours (qui fut assez mal reçu) où il défend la civilisation européenne menacée en souhaitant que « la France engage son ascendant moral et son autorité qu’elle a si légitimement acquise parmi les peuples »

Le 1er juin 1846, Hugo s’exprime sur « la consolidation et la défense du littoral » menacé par les tempêtes et en même temps sur la nécessité d’aménager le port du Hâvre- une intervention très écoutée annonçant la future écologie et prenant en compte le développement économique. Dans la foulée, il va proposer une loi d’ensemble pour « arrêter cette colossale démolition », avec des accents dignes de son roman Les travailleurs de la mer.

Le troisième discours prononcé le 14 juin 1847 porte sur le sort de la famille Bonaparte (et en particulier celui du prince Jérôme). Victor Hugo qui se veut du « parti des exilés et des proscrits » demande qu’on abroge la loi qui bannit à perpétuité du sol français la famille de Napoléon. Il souhaite que, pour la mémoire populaire, la gloire de l’Empire soit réhabilitée.

Le dernier discours - du 13 janvier 1848 - sur le Pape Pie IX- fit un fiasco et Hugo dut quitter la tribune sous les huées.. Disons que présenter ce Pape comme « l’auxiliaire suprême des hautes vérités sociales » et bénissant la Révolution française ne pouvait qu’attirer des protestations véhémentes de la part des républicains convaincus.

Dans la dernière partie de sa conférence, J.-P. Sueur a montré l’activité de Victor Hugo en tant que sénateur de la Seine, c’est-à-dire de 1876 jusqu’à sa mort le 22 mai 1885.Il avait été en effet élu le 30 mai 1876 et réélu le 8 janvier 1882. En ces dix dernières années, alors qu’il est une personnalité célèbre et respectée, il va s’exprimer également à quatre reprises. Le discours le plus élaboré — et où l’on retrouve la griffe du grand écrivain — est celui où il s’engage contre la dissolution de la Chambre des Députés proposée par Mac Mahon le 21 juin 1877. Hugo est persuasif et la dissolution refusée. Cela dit, le discours qui a le plus marqué les esprits est sans conteste celui du 22 mai 1876 où il intervient pour l’amnistie des Communards, avec des formules incisives comme celle-ci : « Il n’y a qu’un apaisement, c’est l’oubli. Et dans la langue politique, l’oubli s’appelle amnistie. Je la demande pleine et entière. Sans conditions. Sans restrictions. » il aurait pu s’arrêter là, mais son goût pour la polémique l’emporte. Et de mettre en parallèle deux situations: celle de la France après le coup d’Etat du 2 décembre 1851 où « un homme commet un véritable crime contre le peuple », et celle du 18 mars 1871 où « une ville assiégée sauve l’honneur d’une nation ».

Il va conclure par une comparaison entre deux formes de représailles : d’une part en 1851 la fusillade du Boulevard Montmartre, de l’autre l’inexorable répression de la Commune. Hugo ne sera pas entendu. Dix sénateurs seulement voteront l’amnistie.

Cependant il ne désarme pas et revient à la charge, d’abord lors de la séance du 28 février 1879, puis le 3 juillet 1881: c’est son 3° discours pour l’amnistie, en même temps qu’il songe aux préparatifs de la fête du 14 juillet, une fête « qui doit commémorer la chute de toutes les bastilles, la fin de tous les esclavages… »

J.-P. Sueur a rappelé les dernières paroles de Hugo au Sénat et lu ses dernières notes consignées dans Choses vues avant de conclure par un souvenir plus personnel : lors des visites qu’il accompagne au Sénat, il tient à montrer la place qu’occupait notre poète, c’est-à-dire la troisième au deuxième rang. C’est de ce fauteuil qu’il est parti à la tribune pour défendre toutes ces nobles causes : l’abolition de l’esclavage, l’abolition de la peine de mort, le vote des femmes, l’institution de l’école laïque et obligatoire, la monnaie unique, les Etats-Unis d’Europe…

RÉSUMÉ

Jean-Pierre Sueur, sénateur du Loiret, avait choisi d'évoquer la figure d'un illustre prédécesseur, Victor Hugo.
Celui que Péguy présenta comme un « politicien fini, pourri de politique », après avoir été très proche de Louis-Philippe et avoir été élevé à la Pairie en 1845, avait évolué ensuite de la droite vers la gauche. Victor Hugo tenait son rang dans une assemblée résolument conservatrice, lorsque trois événements le troublèrent profondément : surpris en flagrant délit d'adultère avec Léonie Biard, il échappa à la prison seulement à cause de son immunité parlementaire ; en 1846, il assista à l'arrestation d'un homme qui avait volé une miche de pain devant les yeux indifférents d'une grande dame ; la même année, malgré son talent oratoire, il ne put éviter à un garde-forestier qui avait tiré sur le roi d'être condamné comme régicide.
Victor Hugo, devant cette Chambre, qu'il jugeait réactionnaire « avec ses membres infatués, méprisants et gourmés », a prononcé quatre discours qui ont été diversement appréciés. Le premier (en date du 19 mars 1846) traita de la Pologne un mois après le soulèvement de Cracovie ; dans ce très beau discours (qui fut assez mal reçu), il défendit la civilisation européenne menacée, en souhaitant que la France « engage son ascendant moral et son autorité légitimement acquise parmi les peuples ». En juin 1846, il s'exprima sur « la consolidation et la défense du littoral » menacé par les tempêtes et en même temps sur la nécessité d'aménager le port du Havre, une intervention annonçant la future écologie et prenant en compte le développement économique. Dans un troisième discours, prononcé le 14 juin 1847, Hugo demanda qu'on abroge la loi qui bannissait à perpétuité du sol français la famille de Napoléon, souhaitant que, pour la mémoire populaire, la gloire de l'Empire soit réhabilitée. Son discours du 13 janvier 1848 présentait le Pape Pie IX comme « l'auxiliaire suprême des hautes vérités sociales » et bénissant la Révolution française : Hugo dut quitter la tribune sous les huées.
Dans la dernière partie de sa conférence, J.-P. Sueur a évoqué l'activité de Victor Hugo en tant que sénateur de la Seine, de 1876 à sa mort. En ces dernières années, alors qu'il était une personnalité célèbre et respectée, il s'exprima à quatre reprises. Le discours le plus élaboré est celui où il s'engage avec succès contre la dissolution de la Chambre des Députés proposée par Mac Mahon le 21 juin 1877. Mais les discours qui ont le plus marqué les esprits sont, en 1876, 1879 et 1881, ceux par lesquels il est intervenu pour l'amnistie des Communards.
J.-P. Sueur a rappelé les dernières paroles de Hugo au Sénat et lu ses dernières notes consignées dans Choses vues. Pour terminer, il a évoqué, dans la salle du sénat, le fauteuil – le troisième au deuxième rang – qu'occupa celui qui devait lutter pour de nobles causes : l'abolition de l'esclavage, l'abolition de la peine de mort, le vote des femmes, l'institution de l'école laïque et obligatoire, la monnaie unique, les États-Unis d'Europe…



Jeudi 9 avril 2015
Innovation et humanisme
par Anne LAUVERGEON, dirigeante d’entreprises

COMPTE RENDU

Le 9 avril, la Section orléanaise de Guillaume-Budé recevait Anne Lauvergeon, chef d’entreprises, sur le thème : Innovation et humanisme. Jean Nivet, notre président, salua d’abord la conférencière, actuellement responsable de la commission Innovation 2030 mise en place par le gouvernement. Il parla au nom de l’humanisme, ce mouvement intellectuel porté entre autres par Guillaume Budé. Il rappela que cette mutation des idées provoqua une profonde rupture pour faire renaître l’esprit de l’Antiquité en Europe. Puis ll mit en relief le mot “innovation“ qui entraîne forcément l’idée de rupture - or, précisa-t-il - notre souci est de propager la culture gréco-latine qui insiste plutôt sur la notion de continuité. Peut-on, alors, trouver un équilibre entre l’innovation défendue par la commission et l’humanisme qui nous est cher ? Anne Lauvergeon, vive et souriante, manifesta d’emblée sa satisfaction de retrouver Orléans, ville où elle a grandi, fait ses études, où vivent toujours ses parents, ville inséparable de l’association Guillaume-Budé dont elle entendit souvent parler à la table familiale. Elle ne manqua pas d’honorer la mémoire d’Alain Malissard, notre président disparu qui lui demanda de participer à cette année de commémoration du soixantième anniversaire de notre association orléanaise. D’emblée, elle répond à l’interpellation du président au sujet de l’innovation dont la présence dans l’histoire de l’humanité est immense. Elle prend des exemples dans l’histoire de l’énergie. Il y a 400 000 ans, la maîtrise du feu révolutionna la vie de nos ancêtres, en matières de chauffage, de cuisine… Ensuite la première révolution industrielle à la fin du XVIIIe siècle et la machine à vapeur et le charbon, la seconde révolution avec le moteur à explosion et le pétrole, en ajoutant l’électricité : tout cela reste les bases de notre civilisation. Les effets de ces innovations majeures sur la vie des hommes est patente…

Attention : « ces innovations ne marchent pas si la société n’est pas prête ». Divers exemples sont proposés, d’Héron d’Alexandrie à notre époque, en passant par l’invention de la machine à tisser le coton… L’émergence d’une innovation nécessite un environnement favorable, le rôle de humain est fondamental. Elle cite le cas de l’iPhone : Steve Job a trouvé la réponse juste à une demande latente. Nous avons besoin d’un téléphone intelligent, esthétique, que l’on s’approprie comme partie intégrante de soi. Il faut une conjonction de compétences. On ne peut innover que si la société est mûre pour cela. Il faut un environnement favorable, non seulement technique, mais sociétal.

Alors, d’où vient l’innovation ? Il y a trois façons pour les grands systèmes d’innover : L’état stratège qui impulse, par exemple : l’Airbus, aujourd’hui l’industrie aéronautique européenne est revenue au niveau de Boeing, grâce à la volonté forte de plusieurs états… qui ont joint leurs activités aéronautiques afin de développer de nombreux nouveaux avions avec le succès que l’on sait. Plutôt que de lancer de grands programmes, il existe des états créateurs d’écosystèmes qui favorisent l'innovation, comme les USA et la Corée du Sud qui sont en tête pour les smartphones et les tablettes avec de grandes firmes comme Apple et Samsung. Les indépendants qui innovent quelque soit leur environnement.

La France a connu six grands programmes : l’aéronautique, les télécoms, le nucléaire, le TGV, le spatial et le plan calcul ; seul ce dernier a échoué, donc cinq des six objectifs ont bien réussi, c’est très bien. Où nous sommes moins bons, c’est l’écosystème : aider l’innovation en créant des conditions favorables. Cela commence dès l’école puisque notre système scolaire mesure la distance à la perfection : prenons le cas d’une dictée de cent mots, un élève qui fait cinq fautes ou plus est noté zéro, c’est un cancre. Aux USA, au Brésil, sur cent mots, 90 mots de juste, c’est bien, les dix fautes c’est une base de progression… C’est pourquoi, notre système d’enseignement n’encourage pas l’innovation, contrairement au système américain du Nord où l’on voit les choses de façon plus positive et moins discriminante pour les élèves. Chez nous l’échec est stigmatisant or innover c’est prendre un risque d’échec, donc notre système n’encourage pas l’innovation…

Dans les élites françaises très peu de gens sont formés par la recherche, qui éveille la curiosité, alors que les doctorats sont beaucoup plus valorisés dans le monde anglo-saxon ou en Allemagne… En France, nous ne soutenons pas assez le travail collectif, celui d’équipes pluridisciplinaires. “Nous aimons spécialiser“ affirme-t-elle. En prenant un exemple, en Amérique latine, Anne Lauvergeon montre la nécessité d’associer les ingénieurs aux artistes pour le design, aux commerçants pour vendre et sans oublier les logisticiens. Elle poursuit dans ce sens avec l’exemple d’un campus de Nancy (Artem) qui réunit ces compétences.

Notre école française vise à l’individualisme, la réussite personnelle basée sur la rivalité. Elle ne pratique pas assez le travail en équipes. « Alors, ceci étant dit , nous avons des forces considérables… » : nous avons beaucoup de formations d’excellence, des infrastructures formidables, une recherche publique remarquable, une capacité de débrouille hors pair, nous devons y arriver… Il faut faire travailler ensemble des gens qui voient les choses différemment qui viennent d’horizon variés ; l’hybridation doit permettre aux innovations d’être au service de l’homme. Nous avons besoin d’innover, d’avancer pour restaurer la croissance, pour garder notre modèle social, pour notre qualité de vie.

Anne Lauvergeon prend pour exemple le département du Loiret dans lequel se trouve dix mille personnes âgées dépendantes dont l’espérance de vie et le confort sont liés au maintien à leur domicile. Elles reçoivent actuellement une boîte, une box ! spécifique qui permet de collecter des informations jusqu’alors notées sur du papier (passage des intervenants et remarques). Le Conseil général fera des économie par rapport à la gestion des papiers, La famille et les amis auront accès à ces informations. Enfin elle sert de système d’alarme. Mme Lauvergeon est présidente de la société SIGFOX, qui est l’opérateur de ces objets connectés. Ces objets connectés qui vont envahir notre quotidien. « Les innovations n’ont de sens que si elles répondent à un besoin »

Nous arrivons à la démarche de la « commission innovation 2030 » destinée à permettre à notre pays de développer des innovations afin de les vendre au reste du monde pour restaurer la balance de notre commerce international. Elle part des besoins de la population mondiale tels que nous pouvons les envisager aujourd’hui : allongement de la durée de vie, développement des classes moyennes, urbanisation accélérée, changement climatique, extension du numérique (les datas). L'augmentation de la population entraîne des tensions grandissantes sur l’eau potable, l’énergie et les matières premières. On doit aussi prendre en compte la santé et l’éducation, ainsi que le changement des comportements des consommateurs (personnalisation, respect de l’environnement et des conditions de production des produits et des services).

La Commission a proposé « sept ambitions stratégiques » que la France ne doit pas rater : le recyclage des métaux, le stockage de l’énergie, la valorisation des richesses marines, les protéines végétales et la chimie du végétal, la médecine individualisée, la silver économie, l’innovation au service de la longévité, la valorisation des données massives (Big Data).

Anne Lauvergeon conclut en paraphrasant Heidegger qui parlait de la vérité : "Les innovations sont des chemins qui souvent ne mènent nulle part, mais parfois permettent d’avoir des vies meilleures".

RÉSUMÉ

Anne Lauvergeon fait d'abord remarquer que le progrès de l'humanité se fait par innovations successives, mais que, pour qu'une innovation réussisse, il faut un environnement favorable, non seulement technique, mais sociétal.
L'État stratège peut impulser une innovation. Aujourd'hui l'industrie aéronautique européenne est revenue au niveau de Boeing, grâce à la volonté forte de plusieurs États, qui ont joint leurs activités aéronautiques afin de développer de nombreux nouveaux avions. Mais il existe aussi des États créateurs d'écosystèmes qui favorisent l'innovation, comme les USA et la Corée du Sud qui sont en tête pour les smartphones et les tablettes, avec de grandes firmes comme Apple et Samsung.
La France a connu six grands programmes : l'aéronautique, les télécoms, le nucléaire, le TGV, le spatial et le plan calcul ; seul ce dernier a échoué. Pour aider l'innovation, il faut créer des conditions favorables. Notre système scolaire, qui évalue en mesurant la distance à la perfection, n'encourage pas l'innovation ; chez nous l'échec est stigmatisant, alors qu'innover c'est prendre un risque d'échec.
En France, nous ne soutenons pas assez le travail collectif, celui d'équipes pluridisciplinaires : nous aimons spécialiser. En prenant un exemple en Amérique latine, Anne Lauvergeon montre la nécessité d'associer les ingénieurs aux artistes pour le design, aux commerçants pour vendre, sans oublier les logisticiens. Il faut faire travailler ensemble des gens qui voient les choses différemment, qui viennent d'horizon variés ; l'hybridation doit permettre aux innovations d'être au service de l'homme, comme ces « objets connectés » qui vont envahir notre quotidien.
La commission Innovation 2030 a pour objectif de permettre à notre pays de développer des innovations afin de les vendre au reste du monde pour restaurer la balance de notre commerce international. Elle part des besoins de la population mondiale tels que nous pouvons les envisager aujourd'hui : allongement de la durée de vie, développement des classes moyennes, urbanisation accélérée, changement climatique, extension du numérique. La Commission a proposé « sept ambitions stratégiques » pour la France : le recyclage des métaux, le stockage de l'énergie, la valorisation des richesses marines, les protéines végétales et la chimie du végétal, la médecine individualisée, la « silver économy », l'innovation au service de la longévité, la valorisation des données massives.
Anne Lauvergeon conclut en affirmant que les innovations sont des chemins qui souvent ne mènent nulle part, mais permettent parfois d'avoir des vies meilleures.



Samedi 26 septembre 2015
L'oeuvre de Yannick Haenel et son Je cherche d'Italie
entretien avec le romancier Yannick HAENEL, conduit par Catherine Malissard

COMPTE RENDU

La parole a d'abord été confiée à Nicole Laval-Turpin qui avait la tâche de présenter notre invité : Yannick Haenel, un écrivain de 48 ans, à l’allure d’éternel jeune homme. Retraçant les grandes lignes de l’œuvre déjà abondante d’un auteur qui suscite la curiosité, voire la discussion, elle a cité son premier livre, en grande partie autobiographique Les Petits Soldats (1996), puis évoqué la polémique autour de Jan Karski (2009) – dont le CDN avait monté avec succès une adaptation du roman qui, par ailleurs, avait essuyé les feux d’une sévère critique de la part de Claude Lanzmann (à qui elle a répondu vertement en défendant le droit à la fiction comme une nécessité) avant d’aborder le vif du sujet : un entretien autour de son dernier ouvrage : Je cherche l’Italie, un entretien mené par Catherine Malissard, très attentive et soucieuse de poser les bonnes questions.

La plus délicate portait sur la raison invoquée par Yannnick Haenel de sa décision, prise il y a quatre ans, de s’installer à Florence avec femme et enfant pour « faire le point ». Lectures à l’appui, Il l’explique d’abord par « un besoin de faire une pause dans une existence qui va trop vite », par le désir de trouver dans l’Italie « un hâvre qui l’accueille », et aussi de réaliser un rêve de jeunesse : avoir tout son temps pour jouir des œuvres d’art. Ce rêve va perdurer : pendant quatre années, il se veut disponible à l’écoute de la vraie mémoire qui est celle de l’art. « Faire le point » permet de réunir tous les siècles en un même temps et surtout de s’opposer à l’inessentiel – et en 2011 l’inessentiel se confondait avec la politique, cette politique qui s’incarnait alors en Italie dans le sourire arrogant de Berlusconi affiché ostensiblement dans tous les médias, un sourire « qui éclaboussait Florence », et, en réalité masquait le drame humain symbolisé par la rencontre avec un immigré sénégalais vendeur à la sauvette devant le palais des Médicis.

Comment réagir face à ce mélange de beauté, de détresse et de vulgarité ? Yannick Haenel parle de « résistance intime », et de ses outils qui sont la solitude, le silence, la contemplation du beau ; il est à la « quête des éblouissements, des extases, des illuminations ». L’écriture a le pouvoir de créer ce lieu de résistance, ce « territoire qu’on porte en soi » et qui vous rend la liberté – et c’est là une des constantes dans toute l’œuvre de Yannick Haenel.

Dans un long échange, sur le ton de la conversation la plus amicale, Yannick Haenel a évoqué, entre autres, son admiration pour saint François qui a réussi à satisfaire à la fois son désir de solitude et son aspiration à la vie communautaire, et qui est, à ses yeux, le héros d’une aventure de l’esprit et, en même temps, une conscience politique. Et aujourd’hui, cette conscience politique ne peut oublier la tragédie qui se joue au large des côtes italiennes. « Il y a eu trois cents morts à Lampedusa et presque personne n’en a parlé. Cela m’obsède… Depuis, il y a eu un millier de morts en un an. Lampedusa est le nom d’une infamie. Le roman tourne autour de ce mot.

Je cherche l’Italie dénonce la barbarie de notre monde, mais aussi construit en quelque sorte un barrage contre le mensonge de « la langue de bois » des politiques et de la propagande ». La question que pose mon livre est : y a-t-il de l’indemne, du non-damné ? Il y a l’amour, bien sûr ; il y a aussi l’art, les œuvres les plus vieilles que je passais mon temps à visiter, car elles constituent un moment vivable dans l’invivable… (…) Un point en soi, où la société dans ce qu’elle a de pire n’a pas de prise sur nous.

À la fin de cet échange, les participants ont relancé le débat, notamment à propos du « château de la parole » (l’énigmatique Castel del Monte). Il restait à Yannick Haenel de nous faire revivre son ultime joie : assister, seul au couvent de San Marco, à l’aube naissante, devant l’Annonciation de Fra Angelico, lorsque le rayon lumineux est venu frapper le ventre de la Vierge. C’était le 25 mars, jour de l’Annonciation… « Ce matin-là, dit-il, j’ai trouvé l’Italie… »

RÉSUMÉ

Cet entretien avec le romancier Yannick Haenel autour de son dernier ouvrage Je cherche l'Italie a été mené par Catherine Malissard, très attentive et soucieuse de poser les bonnes questions.
La plus délicate portait sur la raison, invoquée par Yannnick Haenel, de sa décision, prise, il y a quatre ans, de s'installer à Florence. Lectures à l'appui, il l'explique d'abord par le besoin de faire une pause dans une existence qui va trop vite et d'avoir son temps pour jouir des œuvres d'art, en s'éloignant enfin de l'inessentiel. Or, en 2011, l'inessentiel se confondait avec la politique, cette politique qui s'incarnait alors en Italie dans le sourire arrogant de Berlusconi, affiché ostensiblement dans tous les médias. Yannick Haenel parle de « résistance intime » et de ses « outils » qui sont la solitude, le silence, la contemplation du beau, « la quête des éblouissements, des extases, des illuminations ». L'écriture, dit-il, a le pouvoir de créer ce lieu de résistance, ce « territoire qu'on porte en soi » et qui vous rend la liberté.
Yannick Haenel a évoqué, entre autres, son admiration pour saint François, qui a réussi à satisfaire à la fois son désir de solitude et son aspiration à la vie communautaire et qui est, à ses yeux, le héros d'une aventure de l'esprit et, en même temps, une conscience politique.
Je cherche l'Italie dénonce la barbarie de notre monde, et construit un barrage contre le mensonge de « la langue de bois des politiques et de la propagande ». La question que pose le livre est : y a-t-il de l'indemne, du non-damné ? Il y a l'amour, bien sûr ; il y a aussi l'art, les œuvres les plus vieilles, qui constituent un moment vivable dans l'invivable, un moment où la société, dans ce qu'elle a de pire, n'a pas de prise sur nous.
Pour finir, Yannick Haenel nous a fait revivre sa joie de s'être trouvé seul, au couvent de San Marco, à l'aube naissante, devant l'Annonciation de Fra Angelico, au moment où le rayon lumineux est venu frapper le ventre de la Vierge. C'était le 25 mars, jour de l'Annonciation... « Ce matin-là, dit-il, j'ai trouvé l'Italie... »



Jeudi 15 octobre 2015
Histoire de la magie : une nouvelle discipline ?
par Leslie VILLIAUME, doctorante à l'Université de Paris-I

COMPTE RENDU

Leslie Villiaume prépare une thèse sur un sujet neuf et original: "La prestidigitation en Europe au XIXe siècle". Prestidigitatrice elle-même (tours de cartes), elle ne s'intéresse qu'à la magie blanche.

Elle précise d'abord qu'il existe un "patrimoine magique" auquel l'UNESCO donne ses lettres de noblesse en encourageant à sa conservation, à sa protection et à sa transmission exactement comme pour l'histoire de la photo ou du cinéma. Un lieu comme la Maison de la Magie à Blois répond tout à fait à cette mission. D'autre part, une "communauté magique" s'est constituée au XVIe à partir du "Prévost" (1584) premier ouvrage traitant de magie et mettant fin à une transmission qui était auparavant uniquement orale. Et depuis 1903, des Journées de Rencontre ont lieu tous les trois ans, réunissant le gratin de la profession tandis qu'une Revue de la prestidigitation assure la liaison entre les membres.

Tout en soulignant que le secret qui entoure les prestations en rend l'histoire difficile, la conférencière insiste sur l'abondance des sources. Photos de la Maison de Blois à l'appui, elle détaille : les Mémoires comme ceux de Robert Houdin (1868), les affiches de spectacles, les appareils truqués comme l'horloge du même Houdin, des automates et divers objets. Il existe peu d'autres lieux identiques et il y a eu très peu d'expositions (une cependant sur Méliès). Si la BNF ne possède que peu de livres spécialisés, par contre, les collections privées sont riches d'ouvrages allant de la Renaissance à nos jours et un Américain possède 10 000 documents dont la moitié en français. Tout cela permet une étude des magiciens eux-mêmes, de leurs tours, de leurs spectacles, de leurs déplacements et de l'évolution de leur art. Des enquêtes peuvent être menées mais seulement sous serment de secret (en dehors des trucs du XIXe siècle qui peuvent être dévoilés quand c'est possible).

Pour montrer l'intérêt de ce nouveau champ d'étude, la conférencière souligne que les liens entre Science et Magie sont étroits dès le XVIIe. Ainsi Robert Houdin pratique une physique amusante et correspond avec la communauté scientifique de son époque. Le symbole de ces contacts est l'automate. Certains magiciens (Robin) conçoivent leurs tours comme une vulgarisation des sciences et donc comme un enseignement. Mais d'autres comme Mesmer (1734-1815) manifestent la volonté de faire croire à des pouvoirs surnaturels ou tel Davenport (1865) se présentent comme médium pour le spiritisme ou la lecture dans la pensée. D'où le risque de charlatanisme pour tromper et soumettre le spectateur et non plus le divertir.

En conclusion, L. Villiaume insiste sur les difficultés d'accès à certaines sources car la transmission s'effectue entre initiés. Mais, exerçant elle-même, cela lui facilite les contacts, les enquêtes et tout ce qui est travail de terrain. Car pour mener à bien sa thèse, il est nécessaire d'avoir « l'esprit magique ». Au total, l'histoire de la magie, si elle n'est pas une nouvelle discipline, terme trop fort à mon sens, représente au moins un nouveau champ d'investigation prometteur.

Ensuite, la jeune conférencière répond avec vivacité et clarté aux questions qui lui sont posées comme la magie chez Harry Potter (une "magie de pouvoir"), ou les liens qui peuvent apparaître avec le théâtre ou le cinéma qu'elle pratique aussi elle-même (documentaires sur le Bénin et sur Le Caire). Ce dernier parallèle lui permet d'achever sa prestation en mettant en exergue que dans ces formes d'art, de même qu'avec la magie, on fabrique du faux pour traduire le vrai et pour produire une émotion.

RÉSUMÉ

Leslie Villiaume, jeune doctorante de Paris-I, elle-même prestigitatrice, prépare une thèse sur un sujet neuf et original, la magie. La conférencière précise d'abord qu'il existe « un patrimoine magique », auquel l'UNESCO vient de donner ses lettres de noblesse en encourageant à sa conservation et dont la Maison de la Magie de Blois présente des éléments importants. Une « communauté magique » s'est aussi constituée dès le XVIe siècle autour de l'ouvrage de Jean Prévost, La première partie des subtiles et plaisantes inventions (Lyon, 1584), premier ouvrage traitant de magie et mettant fin à une transmission uniquement orale.
Le secret entourant les prestations rend l'histoire difficile, mais les sources sont abondantes : mémoires comme ceux de Jean-Eugène Robert-Houdin, affiches, appareils truqués, automates, etc. Les collections privées sont riches et tout cela permet une étude des magiciens, de leurs tours, de leurs spectacles, de leurs déplacements et de l'évolution de leur art.
La conférencière souligne les liens entre Science et Magie, tout en opposant les artistes qui pratiquent une science amusante ou instructive (Robert-Houdin) à ceux qui font croire à des pouvoirs surnaturels (Mesmer), parfois comme médium, trompant leur auditoire et donnant dans le charlatanisme.
En conclusion, Leslie Vuilliaume insiste sur la difficulté d'accès à certaines sources, du fait du secret ; mais, comme elle exerce elle­même, cela lui facilite les contacts et les enquêtes. Dire que l'histoire de la magie soit une nouvelle discipline est abusif ; mais elle constitue sans nul doute un nouveau champ d'investigation.
En réponse à quelques questions, la conférencière insiste sur les liens de la magie avec le théâtre et le cinéma, mettant en exergue que, dans ces formes d'art, on fabrique du faux pour traduire le vrai et pour produire une émotion.



Mardi 17 novembre 2015
Le mythe de Tristan - Relecture et discussion
par Frédéric BOYER, écrivain, traducteur et éditeur

COMPTE RENDU

C'est en prélude à la représentation au C.D.N. du Tristan d’Eric Vigner que nous avons accueilli Frédéric Boyer qui a proposé une Relecture du mythe de Tristan.

Frédéric Boyer n’est pas un inconnu aussi bien pour les fidèles qui sont à l’écoute de France-Culture où récemment Denis Podalydès a lu Quelle terreur en nous ne veut pas finir, que pour ceux qui suivent l’activité littéraire et religieuse. Frédéric Boyer est en effet à l’initiative de la nouvelle traduction de la Bible parue aux éditions Bayard, ainsi que d’une nouvelle traduction des Confessions de Saint-Augustin, sans parler de son œuvre romanesque propre commencée dès 1991 et qui a connu la notoriété avec Des choses idiotes et douces. Son Rappeler Roland est une œuvre qui traduit en toute liberté, en même temps qu’elle éclaire d’un jour nouveau, la chanson de geste fondatrice de notre littérature.

C’est une démarche semblable qui a conduit Frédéric Boyer à relire – avec un regard contemporain – cette légende issue de la tradition orale du monde celtique entrée dans notre patrimoine littéraire au XIIe siècle avec deux versions, celle du Normand Béroul et celle de Thomas d’Angleterre, réunies et retranscrites en français moderne au début du XXe par Joseph Bédier.

Au lieu de se livrer à l’exercice un peu formel de la conférence traditionnelle, Frédéric Boyer a préféré ouvrir devant nous ce qu’il a appelé son "chantier poétique". Et de nous donner de larges extraits de sa propre traduction, où le public a pu apprécier à la fois son talent de "diseur" et celui de "transcripteur", cherchant à préserver la musique et surtout le rythme des décasyllabes, tout en gardant une certaine concision (un commentateur parlera d’ "austérité elliptique" ! ) L’exercice de traduction pour lui n’est pas une simple translation, mais plutôt une réappropriation, une véritable ré-écriture, dans le but, selon ses propres termes, de "réaliser un vieux rêve médiéval : une sorte d’entrelangue, entre les écrits d’autrefois et ceux d’aujourd’hui".

Ce travail de ré-écriture, qui va influer sur l’esprit du traducteur peut faire penser à la théorie de Du Bellay dans sa Défense et Illustration de la langue française où il définit "l’innutrition": ce travail doit être fidèle à la lettre, mais aussi à l’esprit de l’épopée initiale, et d’abord à tout ce qu’elle contient de violence et de dureté. L’aventure de Tristan et Yseult a sans doute une dimension politique, du fait qu’elle perturbe l’ordre établi; mais aussi elle montre les dangers de la passion en même temps qu’elle décrit la folie des amants exerçant une réelle fascination, fascination que renforce la présence constante d’un univers poétique que le style du traducteur a su rendre sensible.

Notre amour notre désir
Jamais personne n’a pu nous en séparer.
Angoisse peine et douleur
n’ont pu briser notre amour.
On a pu séparer nos corps,
mais l’amour on n’a pu
nous en séparer.

Frédéric Boyer a sans aucun doute fait pâlir les nombreux travaux universitaires à propos de Tristan. Et en échange, il nous a proposé une autre lecture, une lecture qui fait revivre le texte, tout en lui laissant le charme du vieux poème celtique…

RÉSUMÉ

Frédéric Boyer a été à l'initiative de la nouvelle traduction de la Bible parue aux éditions Bayard, ainsi que d'une nouvelle traduction des Confessions de saint Augustin, sans parler de son œuvre romanesque propre, commencée dès 1991 et qui a connu la notoriété avec Des choses idiotes et douces. En 2013, il a publié Rappeler Roland, une œuvre qui traduit en toute liberté, en même temps qu'elle éclaire d'un jour nouveau, la chanson de geste fondatrice de notre littérature. C'est une démarche semblable qui l'a conduit à relire – avec un regard contemporain – la légende de Tristan, issue de la tradition orale du monde celtique, entrée dans notre patrimoine littéraire au XIIe siècle avec deux versions, celle du Normand Béroul et celle de Thomas d'Angleterre.
Au lieu de se livrer à l'exercice un peu formel de la conférence traditionnelle, Frédéric Boyer a préféré ouvrir devant nous ce qu'il a appelé son « chantier poétique ». Et de nous donner de larges extraits de sa propre traduction, où le public a pu apprécier à la fois son talent de « diseur » et celui de « transcripteur », cherchant à préserver la musique et surtout le rythme des décasyllabes, tout en gardant une certaine concision (un commentateur parlera d'« austérité elliptique » !) L'exercice de traduction, pour lui, n'est pas une simple translation, mais plutôt une réappropriation, une véritable ré-écriture, dans le but, selon ses propres termes, de « réaliser un vieux rêve médiéval : une sorte d'entrelangue entre les écrits d'autrefois et ceux d'aujourd'hui ».
Ce travail de ré-écriture, qui va influer sur l'esprit du traducteur, peut faire penser à la théorie de Du Bellay dans sa Défense et Illustration de la langue française où il définit « l'innutrition » : ce travail doit être fidèle à la lettre, mais aussi à l'esprit de l'épopée initiale, et d'abord à tout ce qu'elle contient de violence et de dureté. L'aventure de Tristan et d'Yseult a sans doute une dimension politique, du fait qu'elle perturbe l'ordre établi ; mais elle montre aussi les dangers de la passion, en même temps qu'elle décrit la folie des amants, exerçant une réelle fascination, fascination que renforce la présence constante d'un univers poétique que le style du traducteur a su rendre sensible.



Jeudi 10 décembre 2015
Familles composées, décomposées, recomposées
par Christian de MONTLIBERT, professeur émérite de sociologie à l’Université de Strasbourg II

COMPTE RENDU

D’emblée notre conférencier souligne les liens entre l’Antiquité et la sociologie en rappelant que l’historien Fustel de Coulanges — auteur de La Cité antique — fut le professeur d’Émile Durkheim, le fondateur de la sociologie. Puis, il constate que "traiter de la famille est difficile", car "la famille ça parle, même quand elle se tait, on lui parle et on en parle", tout le monde a un avis sur la question. Tout ce qui touche à la famille résonne fortement dans la vie des Français. "Comment rendre compte de cette institution qu’est la famille ?"

La famille, loin d’être naturelle, est tout aussi arbitraire que n’importe quel autre fait social. L’ethnologie a depuis longtemps montré que la famille n’est en rien universelle. Notre conférencier s’appuie sur deux exemples, l’un choisi dans l’archipel des Marquises (société polyandrique) et l’autre, chez les Wolofs du Sénégal (société de castes et d’ordres) qui, comme beaucoup d’autres, montrent les variations considérables dans l’organisation de la famille ou de la parenté. Pour Levy-Strauss, "rien ne serait plus faux que de réduire la famille à son fondement naturel (…) une famille ne saurait exister s’il n’y avait d’abord une société". Pour les sociologues "un fait social ne saurait s’expliquer que par le social". Que la famille ne soit pas naturelle n’empêche pas qu’elle est une réalité.

L’origine de la formation de la famille pour l’Europe occidentale se trouve dans l’Église chrétienne et l’État. Grégoire Ier le Grand, père de l’Église, rédige, en 596, un texte sur l’organisation de la famille, sur la sexualité conjugale, extra-conjugale et sur la parentalité. Il sera la base de toutes les organisations ultérieures de l’Église catholique. Il conduit à une domination masculine et une division masculin/féminine avec une répartition : le monde extérieur aux hommes et le monde intérieur aux femmes. Des sacrements assurent l’autorité sur la famille : baptême, première communion, mariage, extrême onction. Le goût de s'immiscer dans l’intimité des familles perdure toujours au début du XXIe siècle. Cette structure a permis à l’église de bénéficier des héritages en contrariant la possibilité de garder les biens dans la parenté (interdiction du mariage entre proches, obstacles à l’adoption, interdiction de la polygynie, indissolubilité du mariage qui est un sacrement, etc.). L’église devient au Moyen-Âge le plus grand propriétaire foncier d’Europe. Aujourd’hui, les statistiques montrent bien que la conception traditionnelle, familialiste, conservatrice de la famille se situe du côté de la pratique religieuse la plus intense.

L’État a aussi façonné la famille, à titre juridique, symbolique et politique. L’arrêté de Villers-Cotterêts (août 1539) oblige les curés à noter les naissances et les noms des parents en langue française, l’arrêt de Blois (1579) le complète en ajoutant les mariages et les décès. L’état civil (actuel) est créé en 1792. Ces textes permettent de créer un nom de famille, l’identité de la famille est instituée, d’où la succession et ses droits. Le Code civil de 1804 transforme la famille en objet d’état (droit exclusif de la puissance publique sur le mariage) toujours en cours aujourd’hui. Le mariage n’est plus un sacrement, mais un contrat civil révocable, le divorce est rendu possible par la loi de 1792, supprimée en 1816, rétablie en 1884 ; enfin en 1975, passage du divorce pour faute, au divorce par consentement mutuel. Avec les difficultés démographiques de la guerre de 14, l’adoption est enfin institutionnalisée en 1923. Depuis 1975, l’action de l’état change : divorce simplifié, union libre institutionnalisée en Pacs (1999), les enfants illégitimes peuvent hériter, les droits des femmes sont largement élargis, le mariage homosexuel est reconnu (et soumis à l’état). Tous ces changements correspondent à une transformation des manières de vivre…

Étudions trois groupes sociaux : les Grands, qui ont longtemps résisté aux propositions de l’église, fonctionnaient en clans (cf. Katia Béguin, Les princes de Condé, Éd. Champ Vallon, 1999). La bourgeoisie change les mœurs : peu à peu, la polygynie régresse et la tendresse se développe. L’héritage est la question centrale. C’est ce modèle de famille qui se voit institutionnalisée par le Code civil napoléonien. La bourgeoisie va se regrouper dans des quartiers réservés pour s’isoler des classes laborieuses, dont les mœurs sont très éloignées des siennes. Ces classes sont dangereuses politiquement (révolutions), physiquement (le choléra entraîne l’hygiénisme et les grands travaux de Haussmann) et moralement, d’où le développement du contrôle social (mariage, famille, soucis de l’épargne) qui aboutira au développement de l’État social à la fin du XIXe siècle. Le mariage, rare à ce moment-là, se développe pour atteindre la quasi-totalité des femmes en 1950. Moment où l’âge du mariage s’abaisse à 22 ans : c’est âge d’or du mariage. Dès les années 65, la fécondité baisse, le recul du nombre de mariages aussi, parallèlement à l’augmentation des divorces, de la fécondité hors mariage et des familles monoparentales. Le pacs, très minoritaire, ne change pas la tendance générale. Aujourd’hui : 75% des enfants vivent en familles traditionnelles, 9% en familles recomposées et 14,5% en familles monoparentales.

Comment expliquer ces changements ? Par la réduction massive des populations rurales et paysannes. Celles-ci ne divorcent pas puisqu’elles reposent sur la participation de l’épouse au travail et que le patrimoine est partagé. Lorsque le monde rural rétrécit, la famille traditionnelle disparaît. Ces transformations structurelles s’accompagnent d’un déclin des pratiques religieuses d’où une diminution de l’adhésion aux valeurs familialistes. L’accroissement de la durée de scolarisation des filles des milieux sociaux dominants va leur permettre d’entrer dans le monde du travail. Les luttes féministes s’intensifient. Des mesures favorables aux femmes sont institutionnalisées par l’État. Ces changements modifieront la reproduction féminine qui devient plus tardive ; l’ordre familial est aussi bouleversé par l’extension du travail féminin. Les services publics ont sécurisé la vie des familles populaires. Mais quand l’État social régresse, comme c’est le cas depuis une trentaine d’années, les bases de la famille populaire sont minées.

Si les investissements, sur et dans la famille, sont si intenses, c’est qu’elle est le lieu où se jouent les deux opérations les plus importantes de toute société : la reproduction des divisions sociales et la division sexuelle du travail. La famille s’organise par rapport à ses capitaux économique, culturel et symbolique. Le capital culturel est devenu le déterminant des trajectoires professionnelles et sociales. Le capital symbolique (mélange d’honneur, de prestige, de respect…) est de l’ordre de la dignité à maintenir. Les familles vont établir des stratégies, dont la stratégie matrimoniale fait partie. Cette reproduction sociale semble exiger l’homogamie sociale, les familles s’y soumettent, en particulier grâce aux trajectoires scolaires.

En somme, la participation des familles à la reproduction sociale contribue à la répartition inégale des espèces de capital. Pour que cette reproduction fonctionne, il faut que les héritiers acceptent l’héritage. C’est là qu’intervient la notion d’habitus, chère à Pierre Bourdieu. Pour l’imager, notre conférencier donne l’exemple de Joseph Aletti (le père des palaces français, né de parents domestiques de haut rang).

Cette reproduction sociale ne fonctionne que dans le cadre de la division sexuelle du travail. La famille est le lieu où se développent la masculinisation des petits garçons et la féminisation des petites filles, ce qui contribue à la domination masculine. Les femmes sont soumises à des conditions de travail plus contraignantes que les hommes, souvent les emplois les moins qualifiés. Les femmes des classes supérieures occupent rarement des fonctions de direction, sauf dans la culture, la mode et la communication. Ces habitus sexués sont sans cesse réactivés. Malgré toutes les mesures tendant à l’égalité, les clivages perdurent.

Dans ces conditions, on comprend l’importance donnée à la famille puisqu’elle contribue, même sans le vouloir, à la reproduction de la division en classes sociales et à la reproduction de la domination masculine.

RÉSUMÉ

Pour la première fois de sa longue histoire (62 ans), notre association accueille un sociologue, Christian de Montlibert, professeur émérite à l'Université de Strasbourg-II.
D'emblée, notre conférencier souligne les liens entre l'Antiquité et la sociologie en rappelant que l'historien Fustel de Coulanges — auteur de La Cité antique — fut le professeur d'Émile Durkheim, fondateur de la sociologie. Il constate que « traiter de la famille est difficile », car « la famille ça parle, même quand elle se tait, on lui parle et on en parle », tout le monde a un avis sur la question. Pour les sociologues, « un fait social ne saurait s'expliquer que par le social ». Que la famille ne soit pas naturelle n'empêche pas qu'elle soit une réalité.
L'origine de la formation de la famille pour l'Europe occidentale se trouve dans l'Église chrétienne et l'État. Grégoire Ier le Grand, père de l'Église, rédige, en 596, un texte sur l'organisation de la famille, sur la sexualité conjugale, extra-conjugale et sur la parentalité. Il sera la base de toutes les organisations ultérieures de l'Église catholique. Il conduit à une domination masculine et une division masculin/féminine avec une répartition : le monde extérieur aux hommes et le monde intérieur aux femmes. Des sacrements assurent l'autorité sur la famille : baptême, première communion, mariage, extrême-onction. Le goût de s'immiscer dans l'intimité des familles perdure au début du XXIe siècle.
L'État a aussi façonné la famille, à titre juridique, symbolique et politique. L'arrêté de Villers-Cotterêts (août 1539) oblige les curés à noter les naissances et les noms des parents en langue française ; puis ils mentionneront les mariages et les décès. L'état civil (actuel) est créé en 1792. De là : nom de famille, d'où découle la succession et ses droits. Le mariage n'est plus un sacrement, mais un contrat civil révocable (Code civil de 1804), le divorce est créé en 1792, supprimé en 1816, rétabli en 1884 ; enfin en 1975 : divorce par consentement mutuel… Depuis 1975, l'action de l'État change : divorce simplifié, union libre institutionnalisée en Pacs (1999) ; les enfants illégitimes peuvent hériter, les droits des femmes sont largement élargis, le mariage homosexuel est reconnu (et soumis à l'État).
Christian de Montlibert étudie trois groupes sociaux : les grands, puis les bourgeois et enfin les classes laborieuses.
Tous ces changements correspondent à une transformation des manières de vivre. Le mariage, rare au début du XXe siècle, se développe pour atteindre la quasi-totalité des femmes en 1950. Moment où l'âge du mariage s'abaisse à 22 ans : c'est âge d'or du mariage. Dès les années 65, la fécondité baisse, le recul du nombre de mariages aussi, parallèlement à l'augmentation des divorces, de la fécondité hors mariage et des familles monoparentales. Aujourd'hui 75% des enfants vivent en familles traditionnelles, 9% en familles recomposées et 14,5% en familles monoparentales.
Comment expliquer ces changements ? Par la réduction massive des populations rurales et paysannes, qui ne divorcent pas et le déclin des pratiques religieuses. Les luttes féministes s'intensifient. La reproduction féminine devient tardive. L'ordre familial est aussi bouleversé par l'extension du travail féminin.
Le sociologue concluT sur l'importance donnée à la famille puisqu'elle contribue, même sans le vouloir, à la reproduction de la division en classes sociales et à la reproduction de la domination masculine.



Jeudi 7 janvier 2016
Palmyre, vie et mort d’une cité antique
par Annie SARTRE et Maurice SARTRE

COMPTE RENDU

Émue par les destructions effectuées par Daesh sur le site de Palmyre, l'Association Guillaume Budé a programmé le 7 janvier 2016 une conférence supplémentaire et a fait appel à Annie et Maurice Sartre, professeurs émérites des Universités, venus en voisins de Tours. Devant un nombreux public, ils ont présenté en duo à l'aide de diapos « La vie et la mort de la cité antique ». Auparavant, en rappel du voyage que le Président Malissard avait organisé et conduit en Syrie en 1994 pour 40 adhérents, un diaporama-souvenir est projeté sur les monuments majeurs du pays et les images de paix qu'il renvoyait.

Maurice Sartre installe d'abord Palmyre dans sa géographie, celle d'une oasis liée à une source et au confluent de deux ouadi. La situation, à mi-chemin de la Méditerranée et de la Mésopotamie, a fait sa fortune commerciale. Il l'installe aussi dans l'histoire longue puisque la ville est attestée au 24e siècle avant J-C, bientôt connue sous le nom de Tadmor. Après un millénaire de silence, la cité réapparaît riche et indépendante avec un développement urbanistique important. Les fouilles allemandes au sud de la ville romaine ont mis au jour la ville héllenistique du temps des Séleucides. Elle devient ville romaine au début du Ier siècle, sans doute avant 19. Quant aux Palmyréniens, ce sont de grands éleveurs de dromadaires nécessaires aux caravanes pour atteindre la Mésopotamie et les rives du Golfe Persique. Ils jouent un rôle majeur dans l'organisation et la maîtrise du commerce.

Annie Sartre nous convie ensuite à une visite savante de la ville romaine construite par les Palmyréniens du 1er jusqu'au milieu du 3e siècle en mettant en exergue l'utilisation et les contraintes du site.

Dans une dernière partie, les conférenciers mettent l'accent sur la profonde originalité de Palmyre qui n'est pas une cité romaine comme tant d'autres. Ainsi le panthéon palmyrénien comprend une soixantaine de divinités, reflet du cosmopolitisme de la cité. Les unes viennent de Mésopotamie comme Bol devenu Bêl et Bêlshamin D'autres viennent du monde arabe comme Allath confondue avec Athena ou de la Grèce (Heraklès). Elles sont revêtues des habits militaires des Romains, signe de la force qui protège. Les tours funéraires pour les familles illustres s'apparentent à des temples et les hypogées peintes, pour les classes moyennes, à des maisons. De même si l'extérieur des temples est conforme au modèle romain, l'intérieur s'en écarte pour des rites particuliers. Les femmes, aux riches costumes, couvertes de bijoux, se voilent la tête tandis que les hommes sont en toge dans la vie publique et dans la tenue du désert dans le privé.

Après l'aventure de Zénobie, Palmyre continue sans incendie ni destructions violentes. C'est toujours un point d'appui stratégique pour Rome, utilisé comme camp militaire par Dioclétien. Plusieurs églises y existent avant la prise de la cité en 634 par les Arabes. La population se réduit peu à peu jusqu'à la redécouverte par les voyageurs au XVIIe.

Annie et Maurice Sartre terminent leur conférence en évoquant les destructions, les pillages, les fouilles sauvages, les ventes clandestines et l'assassinat du directeur du site, devant une dernière photo montrant la dévastation d'un des joyaux de l'Humanité.

RÉSUMÉ

Émue par les destructions de Daesh à Palmyre, notre section a demandé à Annie et Maurice Sartre, professeurs émérites à l’Université de Tours, de nous parler d’une cité où ils ont travaillé de longues années.
Maurice Sartre installe d’abord Palmyre dans sa géographie, celle d’une oasis au confluent de deux ouadi, à mi-chemin de la Méditerranée et de la Mésopotamie, et dans son histoire longue, la cité étant attestée sous le nom araméen de Tadmor au XXIVe siècle av. J.­C. Après un long silence, elle réapparaît, riche et indépendante, sous les Séleucides. Elle devient romaine sans doute avant 19. Les Palmyréniens sont alors de grands éleveurs de dromadaires nécessaires aux caravanes, tout en jouant un rôle majeur dans l’organisation du commerce.
Annie Sartre nous convie ensuite à une visite savante de la cité romaine en mettant en valeur l’utilisation et les contraintes du site. L’accent est ensuite mis sur l’originalité de Palmyre qui n’est pas une cité romaine comme les autres. Ainsi le panthéon palmyrénien comprend une soixantaine de divinités. Certaines viennent de Mésopotamie comme Bêl ou Bêlshamin, d’autres du monde arabe ou de Grèce. Elles sont revêtues des habits militaires des Romains, signe de la force. Les tours funéraires, pour les familles illustres, s’apparentent à des temples et les hypogées peintes à des maisons. Les femmes aux riches costumes se voilent la tête alors que les hommes sont en toge dans la vie publique et en tenue du désert dans la vie privée.
Après l’aventure de Zénobie, Palmyre continue sans destructions violentes et reste un point d’appui stratégique et un camp militaire pour les Romains. Plusieurs églises y existent avant la conquête arabe en 634. La population se réduit jusqu’à la redécouverte par les voyageurs au XVIIe siècle.

Les conférenciers terminent, devant un public nombreux, sur une photographie montrant la dévastation d’un des joyaux de l’humanité.



Jeudi 14 janvier 2016
Un historien gaulois, Trogue-Pompée, une vision singulière de l’histoire
par Bernard MINEO, professeur de langue et littérature latines à l’Université de Nantes

COMPTE RENDU

Jean Nivet, en présentant le conférencier, a rappelé ses travaux sur Tite-Live (dont Tite-Live et l'histoire de Rome (Paris, Klincksieck, 2006) et, plus récemment, en collaboration avec T. Piel, Et Rome devint une République) ainsi que l'édition en cours de l'Abrégé des Histoires philippiques de Trogue-Pompée par Justin dont l'œuvre originale, une histoire universelle rédigée en 44 livres, fort célèbre dans l'Antiquité, avait été perdue dès l'époque de Constantin.

D'emblée, B. Mineo nous met en garde contre le témoignage de ce Marcus Junianus Justinus qui a rédigé cet abrégé vers la fin du IIIe siècle de notre ère, en donnant une image altérée de son modèle : il a, en particulier, insisté sur les scandales de l'époque d'Auguste, en passant sous silence les implications politiques et surtout en lui prêtant des sentiments de haine à l'égard de Rome, allégation fausse et, de plus, invraisemblable. Trogue-Pompée – sur lequel, il est vrai, les témoignages sont rares et souvent contradictoires – est issu du territoire des Voconces (ce qui correspond à la Drôme actuelle) promu civitas à la fin du Ier siècle av. J.-C., dont le chef-lieu était Vasio – auj. Vaison-la-Romaine. Il a vécu à l'époque d'Auguste et des premières années de Tibère. Étant le fils d'un secrétaire de César et le petit-fils d'un Gaulois fait citoyen romain par Pompée, il ne pouvait être hostile à Rome. Il était, d'autre part, nourri de culture grecque ; il avait eu l'ambition d'écrire l'histoire de la monarchie macédonienne à partir de Philippe II, ainsi que de toutes les nations ayant eu rapport avec la Macédoine, (d'où les nombreuses digressions) en prenant comme modèle les Philippiques, ouvrage de Théopompe, élève d'Isocrate.

Dans la Rome impériale, cette histoire a dû éveiller certaines résonances, l'appellation de philippique évoquant une diatribe contre la tyrannie et l'on pense aussitôt aux discours virulents de Cicéron contre Marc-Antoine. On peut noter aussi une similitude de points de vue entre Trogue-Pompée et Tite-Live: tous deux représentent une Italie morale face à un Orient corrupteur et annoncent le déclin d'une Rome ayant hérité des richesses de l'Asie, mais aussi de ses vices. Il faut également rappeler l'importance de la bataille de Philippes (- 42) en Macédoine orientale : cet événement emblématique marque non seulement la déroute des Républicains, mais surtout le début de l'écroulement du monde hellénistique qui va s'achever dix ans plus tard à la victoire navale d'Actium ( en 31 av. JC ) sur les flottes de Marc-Antoine et de Cléopâtre.

Le thème récurrent de la décadence de Rome est lié à celui de l'hégémonie croissante du royaume des Parthes ; Trogue-Pompée attribue le cours des événements à la Fortune (ou la Tyché grecque) et construit son histoire à partir de deux épisodes situés symétriquement en vis-à-vis : à l'est, en Asie Mineure, avec la victoire sur Pacorus I°, roi associé des Parthes, et à l'ouest, en Espagne, avec l'occupation du pays des Cantabres par Agrippa. Il met en lumière le partage du monde méditerranéen entre deux empires rivaux, ayant conscience qu'une nouvelle ère commence, et que Rome, sous l'impulsion d'Auguste, va retrouver sa « virtus », ses succès, sa protection divine, voire son destin exceptionnel. Notre Gaulois né au pays des Voconces est bien un incorrigible optimiste!

RÉSUMÉ

Bernard Mineo prépare une édition de l’Abrégé des Histoires philippiques de Trogue-Pompée par Justin, l’œuvre originale, une histoire universelle en 44 livres, ayant été perdue dès l’époque de Constantin.
D’emblée, Bernard Mineo met en garde contre le témoignage de ce Marcus Junianus Justinus, qui a rédigé son abrégé vers la fin du IIIe siècle en donnant une image altérée de son modèle. Il a, en particulier, insisté sur les scandales de l’époque d’Auguste, en passant sous silence les implications politiques et, surtout, en lui prêtant des sentiments de haine à l’égard de Rome, allégation fausse et, de plus, invraisemblable.
Trogue-Pompée est né sur le territoire des Voconces (ce qui correspond à la Drôme actuelle). Il a vécu à l’époque d’Auguste et des premières années de Tibère. Étant le fils d’un secrétaire de César et le petit-fils d’un Gaulois fait citoyen romain par Pompée, il ne pouvait être hostile à Rome. II était, d’autre part, nourri de culture grecque ; il avait eu l’ambition d’écrire l’histoire de la monarchie macédonienne à partir de Philippe II, ainsi que de toutes les nations ayant eu rapport avec la Macédoine (d’où les nombreuses digressions), en prenant comme modèle les Philippiques, ouvrage de Théopompe, élève d’lsocrate.
On peut noter une similitude de points de vue entre Trogue-Pompée et Tite-Live : tous deux représentent une Italie morale face à un Orient corrupteur et annoncent le déclin d’une Rome ayant hérité des richesses de l’Asie, mais aussi de ses vices.
Le thème récurrent de la décadence de Rome est lié à celui de l’hégémonie croissante du royaume des Parthes ; Trogue-Pompée attribue le cours des événements à la Fortune (ou la Tyché grecque) et construit son histoire à partir de deux épisodes situés symétriquement en vis-à-vis : à l’est, en Asie Mineure, avec la victoire sur Pacorus Ier, roi associé des Parthes, et à l’ouest, en Espagne, avec l’occupation du pays des Cantabres par Agrippa. II met en lumière le partage du monde méditerranéen entre deux empires rivaux, ayant conscience qu’une nouvelle ère commence et que Rome, sous l’impulsion d’Auguste, va retrouver sa virtus, ses succès, sa protection divine, voire son destin exceptionnel. Notre Gaulois né au pays des Voconces est bien un incorrigible optimiste !



Jeudi 4 février 2016
Quelques femmes dans la vie de Giuseppe Verdi
par Yveline COUF,

COMPTE RENDU

Notre conférencière a choisi de mettre en lumière les femmes qui ont compté dans la vie de Giuseppe Verdi. Approche affective et sensible, très révélatrice de ce que fut et vécut le musicien italien né à Bussetto, dans l'auberge familiale de Roncole, en 1813, alors sous occupation française.

D'abord, elle évoqua sa mère Luigia Uttini de famille modeste mais instruite, dans une Italie de gens illettrés. Heureuse auprès de son époux Carlo Verdi, sa mère recevait les clients et offrit à Giuseppe une enfance choyée et ouverte, sensible à son goût pour la musique mais orientée vers la respectabilité. Ce qui pèsera sur Giuseppe au cours de sa vie vécue hors des sentiers battus.

C'est à Bussetto où Verdi commença ses études classiques et musicales qu'il devint l'ami d'un riche négociant Antonio Barezzi, amateur de musique, mécène du talentueux Giuseppe, avant d'être son beau-père. Car Verdi épousa, sa fille, Margharita Barezzi, devenue l'élève du professeur lui-même très épris. Leur vie commençait sous d'heureux auspices. Consciente de la valeur de son époux, sa compagne l'épaula dans son travail de maître de musique à Bussetto. Leurs maigres subsides la poussèrent à donner des leçons de musique. Elle le soutint dans sa détermination de faire carrière à Milan. En 1837 et 1838, la naissance de deux enfants vint combler les époux. Bonheur de courte durée puisque Virginia et Icilio moururent l'un après l'autre dès leur plus tendre enfance. Margharita affronta courageusement cette perte terrible. À Milan, où vivait le couple, elle donnait des cours pour les faire vivre. Malgré sa douleur, elle ne cessa jamais de soutenir son époux ni de croire en lui. Quand elle mourut d'épuisement en 1840, Giuseppe, fou de douleur, se laissa dévaster par la perte de ceux qu'il avait tant aimés. Nombre de ses opéras porteront l'empreinte de cette tragédie familiale dont Rigoletto et Luisa Miller.

En mai 1841, après une période de dépression et de retrait, il commença la genèse de Nabucco. Désireux d'avoir l'avis des interprètes, il accepta de rencontrer Giuseppina Strepponi. Le rôle féminin plut à la cantatrice âgée de 26 ans. Grâce à son concours et à celui du rôle-titre joué par le ténor Ronconi, l'opéra rencontra un véritable triomphe qui rendit Verdi célèbre et fêté de mille façons. Pourtant la faiblesse vocale de la prima donna, heureusement compensée par son talent de comédienne, n'échappa à aucun amateur de bel canto.

Soutien matériel de sa famille maternelle, célibataire et mère de deux ou trois enfants, la cantatrice s'épuisait à chanter pour faire vivre ceux qui dépendaient d'elle. Elle abandonna l'un de ses nouveau-nés dans le tour de l'Ospedale degli Innocenti puis le confia plus tard à un couple rémunéré. Elle ne revit jamais cet enfant pas plus que les autres. Ce destin malheureux et la perte de son talent vocal, la menèrent non seulement à la dépression mais pesèrent lourdement sur son destin.

C'est en cet état désastreux que la chanteuse fait la rencontre de Verdi qui deviendra l'homme de sa vie après bien des tribulations. Femme dévoyée, hors du droit chemin - vue dans l'optique de l'époque - elle est aussi femme rédimée : comment ne pas penser au futur opéra de Verdi La Traviata tiré de l'œuvre de Alexandre Dumas fils, La Dame au camélia ?

La carrière de Verdi définitivement lancée, le maestro rencontrait les altesses et devint un compositeur à la mode. Pendant ce temps d'ascension pour Giuseppe, la carrière de La Strepponi agonisait. Elle aidait assidûment Verdi comme conseillère et secrétaire et courait le cachet sans succès. Enfin, elle prit la décision de s'établir à Paris et d'ouvrir une école de chant pour jeunes filles de la bonne société.

La chanteuse bien accueillie par les Parisiens fut l'objet d'un article élogieux dans la gazette musicale. Très cultivée, intelligente et sociable, elle fréquenta le monde de la noblesse à qui elle fit connaître l'œuvre de Verdi. Elle devint bientôt une célébrité parisienne. Sa nouvelle situation financière lui permit de soutenir sa famille italienne dont son seul enfant reconnu, Camillino.

Parallèlement à Giuseppina et loin d'elle, Verdi voguait donc sur les ondes du succès. Aussi beau qu'élégant, Giuseppe fit de nombreuses conquêtes féminines dans le monde de l'aristocratie milanaise, sensible aux charmes des belles signora qui le choyaient. L'une d'elles joua un rôle important dans la vie du compositeur. Clara Maffei fit non seulement son apprentissage mondain, mais lui présenta les jeunes patriotes milanais dont elle était l'égérie, tous révoltés contre l'oppresseur autrichien. Leur abondante correspondance s'étend sur 40 années et révèle l'entente de Clara et Giuseppe, sur le plan politique et intellectuel. Elle sut lui faire accepter les artistes contestataires de la jeune génération qui accompagnait le Risorgimento. Parmi la bande des Scarpigliati ou Hirsutes, nouvelle vague du mouvement artistique italien, Verdi rencontra, grâce à Clara, le musicien Arrigo Boito qui fut son dernier librettiste.

Les relations épistolaires, quoiqu'espacées, n'avaient cessé entre Giuseppe et Giuseppina, exilée à Paris. Verdi la retrouva en 1847 avant de présenter à Londres l'un de ses opéras. Puis il revint près d'elle en qui il trouvait une compagne amoureuse, entièrement dévouée, doublée d'une zélée collaboratrice, car Giuseppina, francophone, put traduire son opéra I Lombardi et l'aider de mille manières. Ils vécurent ensemble à Passy, puis rentrèrent en Italie en 1849.

La situation florissante du compositeur lui avait permis d'acheter des terres et le somptueux palazzo Cavalli à Bussetto, non loin de la casa de son beau père Barezzi. Les parents Verdi vivaient aussi tout près dans la ferme de San Agata, restaurée grâce aux subsides de leur fils. Si Giuseppina avait su se concilier les faveurs de Barezzi, le beau-père de Giuseppe, ce ne fut pas le cas des parents de Verdi. L'arrivée de la nouvelle femme fut un choc terrible pour la mère de Verdi traumatisée à jamais. La « scandaleuse » Giuseppina vit toutes les portes se fermer devant elle et vécut des années en butte à l'hostilité des habitants. Quasi cloîtrée, elle subit de cruelles avanies. Son grand homme voyageait, elle, vestale du foyer, subissait son sort comme un châtiment, jusqu'à ce que Verdi ulcéré par l'attitude de ses géniteurs ne les chasse de San Agata. Le couple alors s'y installa et Giuseppina, sans doute enceinte, fut débarrassée des « crétins » soit les Bussetains malveillants. Verdi avait retrouvé sa liberté, les difficultés s'aplanirent et la maison devint un havre de paix et de création pour le couple. Cela malgré les nombreuses absences du compositeur et le caractère atrabilaire de Verdi dont se plaignait Giuseppina. Il finit par épouser sa concubine en 1859 par souci de respectabilité, car il envisageait la députation et se devait d'avoir une vie irréprochable. Le fils de Giuseppina, Camillino, venait d'avoir 20 ans ce qui libérait les Verdi de toute responsabilité légale. Il mourut dans l'indigence peu après. Quelle fut la réaction de la mère ? Nul ne le sait.

Curieusement, une petite Maria Filomena âgée de 6 ans entra dans leur vie. Petite-cousine de Verdi, le couple l'adopta tout en tâchant de la rendre heureuse en veillant à son éducation jusqu'à son mariage. Giuseppina put ainsi donner libre cours à son sentiment maternel constamment contrarié. Les époux vécurent les saisons hivernales à Gênes mais Le goût de la terre inné chez l'enfant de Bussetto le poussait sans cesse vers sa propriété de San Agata. Giuseppina l'incita pourtant à présenter un nouvel opéra au théâtre de Saint Pétersboug qui le réclamait. La forza del destino entraîna les époux sur les chemins de Russie avant qu'ils ne regagnent leurs pénates au domaine de Sant' Agata. Le couple semblait mener une vie paisible de riches propriétaires terriens entourés d'amis.

En apparence ! car les tribulations de Giuseppina n'étaient pas terminées. Elle dut affronter la nouvelle liaison de son époux avec Teresa Stoltz, jeune cantatrice douée dont il fut très épris. Plutôt que d'ignorer cette passion, l'épouse diplomate parvint à se faire une amie de Térésa et ils voguèrent ainsi, pendant quelques années, sur les flots agités d'un ménage à trois, jusqu'au départ de la belle Teresa. Dure épreuve pour Giuseppina profondément désillusionnée, mais elle trouva finalement une forme de sérénité auprès de son maestro adoré. Quand elle mourut en 1897, Teresa revint partager les dernières années de Verdi toujours amoureux. Ils accueillaient sa fille adoptive Filomena qui veilla tendrement sur lui jusqu'à sa mort en 1901. Le musicien en fit sa légataire universelle.

Giuseppina et Giuseppe Verdi sont ensevelis tous les deux à la Maison de Repos de Milan qu'ils avaient fait construire pour les artistes vieillissants. Teresa quitta le pays dans l'indifférence hostile des habitués de Sant' Agata. Aujourd'hui, le nom de Teresa Stolz n'est jamais mentionné lors des visites organisées sur les terres de Verdi. Tout se passe comme si son image ternissait l'aura et la mémoire des deux épouses officielles de Verdi : Margharita et Giuseppina dont les portraits sont seuls dignes de figurer auprès de ceux du grand homme.

Tant de femmes réelles et imaginées ont donc joué un rôle dans la vie et l'œuvre du génial Verdi. Au nombre de 59, les héroïnes inoubliables de ses opéras portent en elles une part du destin des femmes qu'il a connues et aimées. « Grazie maestro », chantent-elles pour toujours !

RÉSUMÉ

Notre conférencière choisit une approche affective pour célébrer le musicien Giuseppe Verdi, né à Bussetto en 1813. Elle souligna d’abord le rôle actif que joua sa mère Luigia Uttina en favorisant son goût pour la création musicale. Le relais fut pris ensuite par son épouse Margarita Barezzi, dont il eut deux enfants, qu’il perdit en même temps que leur mère, à son grand désespoir. Les opéras Luisa Miller et Rigoletto portent l’empreinte de cette tragédie familiale. Après une période de deuil, il laissa la cantatrice Giuseppina Strepponi entrer dans sa vie. Elle lui apportera un soutien sans faille jusqu’à sa mort. Verdi la fait revivre dans l’opéra La Traviata, dont le succès ne s’est jamais démenti. En voyage, loin d’elle, Verdi collectionnait les succès tant musicaux que féminins. Il s’éprit de Clara Maffei, égérie des patriotes milanais contre l’oppresseur autrichien. Après son mariage avec Giuseppina, Verdi affronta une si violente réprobation de ses parents qu’il dut rompre avec ses géniteurs pour s’installer définitivement à San Agata, près de Bussetto. Au cours d’un de ses périples européens, il fit la conquête de la cantatrice Teresa Stolz. Sa passion fut telle qu’il l’imposa à son épouse. Cette relation triangulaire dura jusqu’à la mort de Giuseppina, suivie de celle de Verdi en 1901.
Aujourd’hui, la propriété de San Agata porte le souvenir du grand homme et des épouses officielles, Margarita et Giuseppina. Quant aux amateurs du Bel Canto, ils retrouvent l’écho des amours de Verdi à travers les héroïnes sublimées de ses opéras, incarnation d’une vision personnelle de l’éternel féminin.



Jeudi 24 mars 2016
Danse et musique dans le théâtre au début de l’empire romain, l’exemple des pantomimes dans Phèdre de Sénèque
par Florence DUPONT, professeur émérite de latin à l'Univerité Paris-VII

RÉSUMÉ

Contrairement à l’idée reçue d’une décadence du théâtre après Plaute et Térence, Florence Dupont professeur émérite de latin à Paris-Diderot, évoque l’énorme succès de la pantomime, ce spectacle centré sur la musique et la danse, apparu sous Auguste et qui perdurera durant six siècles.
La pantomime se joue dans les théâtres, dans le cadre de Jeux sur des sujets mythologiques. C’est un spectacle musical chanté par un chœur et dansé par un seul acteur, l’histrion, mimant l’histoire avec un masque à bouche fermée, car le danseur s’exprime seulement par le jeu du corps et son comportement.
La pantomime est un genre à la fois grec et romain inventé par l’affranchi Pylade venant d’Alexandrie vers 22-23 av. J.-C. Cela faisait partie du programme politique d’Auguste, car elle était intégrée dans les Jeux célébrant le culte impérial. En effet, sans paroles, elle était accessible à tous et s’inscrivait dans une démarche consensuelle.
Ce genre eut un succès fou et les acteurs devinrent des "superstars" gagnant beaucoup d’argent. Ils ont leurs supporters qui se battent parfois, mais le pouvoir n’ose interdire les représentations par crainte des manifestations. Les livrets n’ont pas été conservés, mais on sait que Virgile et Ovide ont été utilisés. Et la conférencière développe l’exemple du prologue de la Phèdre de Sénèque où Hippolyte donne ses ordres pour la chasse dans les campagnes de l’Attique.
Les questions posées par l’auditoire permettent à Mme Dupont de préciser que les acteurs sont des affranchis, qu’il n’y a pas de pantomime comique, mais que l’érotisme peut en être une composante.



Mardi 19 avril 2016
Regards sur la Grande Guerre, femmes de lettres sur le front intérieur
par Nicole LAVAL-TURPIN,

RÉSUMÉ

Après avoir évoqué les hommes partis au front et l’hécatombe de ce début de guerre, N. Laval-Turpin s’intéresse aux témoignages laissés par les poétesses, journalistes et romancières de l’époque. On les voit d’abord pressées d’apporter une aide concrète aux gens dans la détresse, avant de prendre la plume. Ces récits féminins réalistes laissent une empreinte sensible dans notre mémoire collective. Parmi ces femmes engagées, la conférencière retient les noms d’Anna de Noailles, Hélène Picard, Annie de Pène, Marie Noël, Lucie Delarue-Mardrus, Séverine, Rachilde, Hélène Brion et Juliette Adam.
Colette est la plus connue. En bonne patriote, elle rejoint son mari Henry de Jouvenel sur le front près de Verdun et devient reporter de guerre. Pas d’analyses politiques de sa part, mais l’art de voir juste au cœur de l’instant saisi avec vivacité. La lecture de ses articles fait revivre les mères, les femmes esseulées, les opportunistes. Ce qu’elle écrit nous montre comment elle a su capter l’air du temps. Au cœur du pire, en 1916, elle écrit La paix chez les bêtes et fait ce vœu : "J’ai rassemblé des bêtes dans ce livre comme dans un enclos où je veux qu’il n’y ait plus de guerre". Cet ardent souhait fut l’inlassable prière des femmes de l’arrière, quatre années durant. La romancière salue ainsi le quotidien combatif des femmes de l’arrière que le XXe siècle allait propulser en avant.



Mardi 7 juin 2016
L'Architecture dans la France de Vichy (1940-1944)
par Jean-Louis COHEN, historien de l'architecture (conférence donnée au FRAC Centre-Val-de-Loire)

COMPTE RENDU

Auteur de multiples travaux sur l'architecture et l'urbanisme du XXe siècle, Jean-Louis Cohen est actuellement professeur à l'Institute of Fine Arts de New York University. Il est également professeur invité au Collège de France depuis 2014. On lui doit de nombreuses expositions sur l'architecture et l'urbanisme, en France comme à l'étranger, notamment Le Corbusier : An Atlas of Modern Landscapes et L'architecture en uniforme, projeter et construire pour la seconde guerre mondiale, pour ne citer que les dernières. Cet enfant de déporté, enquête inlassablement et scientifiquement depuis de nombreuses années sur le destin de l'architecture comme pratique et sur celui des architectes dans cette période trouble de juillet 40 à août 44.

Notre conférencier nous a donc emmenés dans la France occupée à l'appui d'images commentées et d'une citation évocatrice : "[…] Ridicule et menaçant tout à la fois, le pouvoir pétainiste revient à petits coups de phrases comme un cauchemar sinistre et glacé" (Roland Barthes, in préface de Les Pousse-au-Jouir du maréchal Pétain de Gérard Miller, 1975).

Tout d'abord, Jean-Louis Cohen a fait remarquer que malgré l'abondante documentation, notamment les travaux de Robert Paxton sur la réalité du régime de Vichy, la vision que l'on peut avoir sur l'architecture et les architectes reste fragmentaire et assez floue.

Quelques figures d'architectes sont évoquées cependant : du criminel de guerre que fut Albert Speer à Helena Syrkus travaillant à la reconstruction dans les sous-sol de Varsovie occupée pendant que son mari, prisonnier d'Auschwitz travaille, pour survivre, à la conception du camp. Anatole Kopp, Danièle Voldman, ont travaillé sur la reconstruction des villes, pendant que Le Corbusier était qualifié à la fois de naïf et d'opportuniste, après avoir séjourné, pour un temps avec complaisance dans la ville d'eau. André Lurçat, Gaston Bardet travaillèrent dès 1940 sans sympathie pour le régime à plusieurs plans d'aménagement.

Citoyens, les architectes ont été, comme tels, mobilisés, faits prisonniers, tués ou blessés. Dans le contexte noir de l'été 41, ils sont aussi touchés par l'article du 2e statut des juifs qui stipule que le nombre d'architectes juifs ne doit pas dépasser 2% de l'ensemble de la profession bien que l'application semble avoir été moins violente que pour d'autres professions libérales. Ils sont également victimes des lois raciales. Certains d'entre eux participent à la spoliation des biens en tant qu'experts et perçoivent à ce titre des honoraires.

Leurs profils oscillent entre d'authentiques fascistes ou nazis, tels que Jean Boissel, des parlementaires pro-Pétain, comme Raoul Brandon, des résistants comme Jacques Woog, Fernand Fenzy, Pierre Vago ou Roger Ginsburger, et des victimes des persécutions comme Emmanuel Pontremoli (architecte de la villa Kerylos à Beaulieu-sur-mer) et André Jacob, mort à Auschwitz. Dans un contexte économique déprimé, il est évident que les conditions de travail sont difficiles pour la profession mais il est vrai aussi que certains architectes exercent leur métier et que ce sont dans leurs expériences que se forgea le triomphe de la modernité après 1945.

Ces professionnels savent dessiner, construire, organiser et s'organiser et faire preuve d'imagination. Par exemple, lorsque 480 architectes et étudiants en architecture sont prisonniers en 1940 Henry Bernard (l'architecte qui construira plus tard la Maison de la Radio) obtient qu'ils soient tous regroupés en Prusse orientale créant ainsi dans le camp de Stablack un atelier d'architecture, une sorte d'école des Beaux-Arts en exil.

Le savoir faire des architectes va s'exercer essentiellement à l'étranger mais parfois en France et ceci dans de nombreux domaines qui ouvriront la voie au progrès et à l'innovation moderne. Le premier aspect touche le domaine industriel qui va prendre essor en quelques années à partir de 1939. Citons par exemple le Tank Arsenal de Chrysler à Detroit aux États-Unis (construit par Albert Kahn), ou l'extension des usines Peugeot de Sochaux, en France, devenues des filiales de Volkswagen et qui font écho au modèle de l'usine-mère de Wolfsburg en Basse Saxe.

Le deuxième aspect touche la construction de logements ouvriers au contact des usines - essentiellement aux USA et en Allemagne, car en France le ciment et l'acier sont réservés aux chantiers allemands, qui permettra une incontestable modernisation de l'habitation. Des architectes comme Joachim Richard, adepte du béton armé, sont engagés dans la guerre aérienne et construisent des abris pour protéger les civils des bombardements. Des Allemands opérant en France comme Bernard Pfau élaborent des structures légères inventives pour assurer le camouflage des canaux où circulent les fusées nazies, afin de leurrer les aviateurs alliés.

Autre composante fondamentale de l'économie de guerre, le recyclage est préconisé dans tous les pays : il faut utiliser tout ce qui peut brûler ! Jean Prouvé travaillera à Nancy à la construction d'un fourneau permettant de brûler les combustibles les plus médiocres. Et pour compenser l'acier réservé à la construction navale et à l'artillerie, l'invention de la colle phénolique sera à l'origine de l'utilisation du bois lamellé-collé. Cette période verra aussi apparaître des méga-projets tels que le Pentagone à Washington, ou l'usine de séparation isotopique d'Oak Ridge dans le Tennessee.

La normalisation des dimensions, à laquelle s'attelle l'AFNOR, que Boris Vian a évoquée de façon comique dans son roman Vercoquin et le Plancton, et la préfabrication sont largement développées. Elles permettront des fabrications en série de baignoires, de lavabos, de portes ou de fenêtres. Elle se couple avec les recherches sur la préfabrication, qui conduiront, du côté allié à l'invention de ports artificiels utilisant des composants industrialisés, qui assureront la réussite du débarquement en Normandie.

Ainsi une des conséquences des préoccupations de la France de Vichy sera le développement de la modernité dans le champ de la construction. Jean-Louis Cohen insiste sur sa thèse selon laquelle la guerre a provoqué et accéléré les changements dans la sphère du logement. Après avoir resitué le régime de Vichy dans son contexte géographique et historique le conférencier utilise, pour le qualifier, les mots "autoritarisme" (pas d'opposition aux projets mais manque de moyens), "charismatique" (qui repose sur la figure du chef) et "technocratisme" (règne des ingénieurs sans contrôle) ?

Il précise que la politique de reconstruction, dès 1940, est différente de celle qui a été mise en œuvre après la Première Guerre mondiale. Le Secrétariat d'État aux Beaux-Arts confié à Louis Hautecoeur devient un appareil d'État efficace, tandis que la loi de 1943 consacre un pouvoir direct de l'État central sur la politique de reconstruction et l'urbanisme, qui ne sera pas mis en cause à la Libération.

La présence allemande dans l'architecture est très forte puisque les occupants contrôlent la production du bâtiment au travers de l'interdiction des chantiers civils et la presse par le contrôle du papier et l'utilisation de la censure. La politique allemande conduit à l'expulsion des paysans en Lorraine pour construire des bâtiments agricoles modernes destinés à des paysans importés de Roumanie. La destruction du quartier du vieux port à Marseille en 1943 correspond à un autre aspect de la politique raciale du Reich, frappant ce que les nazis considèrent comme un foyer de « contamination » de l'Europe.

La position ruraliste et conservatrice de Vichy ne se retrouve pas dans tous les aspects de la politique de l'architecture. Les projets pour les villes des vallées de la Loire et de la Seine ont des dimensions innovantes, comme ceux de Gaston Bardet à Louviers. Plusieurs études et projets apparaissent aussi, comme celui du boulevard circulaire autour de Paris qui donnera naissance au boulevard périphérique. Le seul projet partiellement engagé sera au demeurant la création de centres sportifs dans la zone de la ceinture de Paris déclarée insalubre.

Pour conclure ce très intéressant exposé, Jean-Louis Cohen rappelle que c'est dans cette période de grande complexité que se forme l'appareil de la reconstruction française, appareil qui sera celui des "Trente glorieuses", et que s'engage, en dépit des idées reçues, la modernisation du goût architectural du public.

RÉSUMÉ

Historien de l'architecture, Jean-Louis Cohen, professeur à New-York-University et invité au Collège de France, enquête sur le destin de l'architecture et des architectes dans la France occupée de juillet 40 à août 44.
Bien que la vision que l'on a sur l'architecture et les architectes reste fragmentaire et assez floue, quelques figures sont évoquées : du criminel de guerre Albert Speer à Le Corbusier, ainsi qu'André Lurçat ou Gaston Bard, qui travaillèrent à plusieurs plans d'aménagement dès 1940, sans sympathie pour le régime de Vichy.
Les architectes ont été mobilisés, faits prisonniers, tués ou blessés. Ils sont touchés, en 1941, par l'article du 2ème statut des juifs et victimes des lois raciales. Leurs profils oscillent entre d'authentiques fascistes ou nazis, des parlementaires pro-Pétain, des résistants et des victimes des persécutions.
Les conditions de travail sont difficiles, mais le savoir-faire de certains architectes va s'exercer dans de nombreux domaines qui ouvriront la voie au progrès et à l'innovation moderne : le domaine industriel, celui de la construction de logements ouvriers, la construction d'abris pour protéger les civils des bombardements et l'élaboration de structures légères pour assurer le camouflage, le recyclage et l'invention de la colle phénolique qui sera à l'origine de l'utilisation du bois lamellé-collé, l'apparition des méga-projets tels que le Pentagone à Washington, la normalisation des dimensions et la préfabrication qui permettront des fabrications en série et conduiront, du côté allié, à l'invention de ports artificiels, assurant ainsi la réussite du débarquement en Normandie.
La présence allemande dans l'architecture est très forte : contrôle de la production du bâtiment et de la presse, expulsion de paysans pour construire des bâtiments agricoles modernes et destruction du quartier du Vieux-Port à Marseille, considéré comme foyer de « contamination » de l'Europe.
C'est également dans cette période qu'est institué un pouvoir direct de l'État sur la politique de reconstruction et l'urbanisme, qui ne sera pas remis en cause à la Libération.
La politique ruraliste et conservatrice de Vichy ne se retrouve pas dans tous les aspects de l'architecture. Les projets ont des dimensions innovantes : reconstruction de certaines villes ou création de centres sportifs dans la zone de la ceinture de Paris, déclarée insalubre.
Pour conclure, Jean-Louis Cohen rappelle que c'est dans cette période de grande complexité que se forme l'appareil de la reconstruction française, l'appareil qui sera celui des « Trente glorieuses », et que s'engage, en dépit des idées reçues, la modernisation du goût architectural du public.



Mardi 27 septembre 2016
L'humaniste et le prince : Guillaume Budé et François Ier
par Sylvie LE CLECH, directrice régionale des Affaires culturelles de la Région Centre-Val de Loire.

COMPTE RENDU

Guillaume Budé (1467-1540) connu surtout pour sa fécondité intellectuelle et son travail d'érudition, devient grâce à elle un homme de chair et de sang, au sein d'une grande famille (le père Jean Budé, conseiller royal, les nombreux frères et sœurs, ses 14 enfants), bien insérée dans le milieu de la noblesse récente et capable par sa culture d'arriver à une belle position auprès du roi. L'origine est modeste, celle d'un négociant de Tonnerre, chargé d'approvisionner la capitale en vin de Bourgogne. Le château fortifié d'Yerres (91), sa demeure, traduit une certaine aisance, mais non la fortune. En homme de son temps, à la charnière du Moyen Âge et du "beau XVIe siècle", les solidarités familiales comptent beaucoup pour la recherche des places et des mariages avantageux et Budé s'occupe particulièrement des enfants de son frère aîné qu'il admire.

Sylvie Le Clech introduit aussi le personnage dans l'entourage royal, en laïc qui œuvre en dehors de l'Université de l'époque (il n'aurait rien appris à l'Université d'Orléans !). Il entretient une correspondance abondante avec une trentaine de personnes dont les humanistes Érasme, conseiller de Charles Quint, Thomas More, chancelier d'Henri VIII et l'Orléanais Étienne Dolet. Par ses fonctions auprès du roi, il côtoie le pouvoir au sein d'une Cour fastueuse mais peu cultivée et où les luttes d'influence sont féroces entre clientèles. Aussi milite-t-il pour la transmission du savoir et l'amélioration du niveau culturel. Il lui faut aussi suivre le roi en ses déplacements, ce qui l'épuise et l'empêche de travailler.

À partir des frontispices de cinq ouvrages, nous sommes entraînés dans l'œuvre écrite de Budé.

L'Epitome de Asse (1522), premier livre édité en français et "en poche", traite des monnaies antiques et montre que le travail de présentation est très soigné (mise en page, choix des caractères, vignettes) car Budé comme les humanistes est persuadé que si la forme est bonne le fond est bon. En supprimant les gloses qui encombrent alors les textes, il veut parvenir à l'authenticité première.

Avec le De Philologia de 1533, nous touchons à la base du savoir humaniste, l'origine des mots, nécessaire à une expression correcte et à une pensée authentique. Budé a peu produit en français, il préfère écrire en latin ou en grec.

De studio litterarum de 1533 est un manuel pour pédagogues afin de leur apprendre le bon langage, le bon latin, "les belles lettres".

Le livre De l'institution du prince est destiné à conseiller le roi dans la tradition des éducations royales. Autrefois, c'était le rôle des confesseurs. Toute sa vie, le roi doit apprendre, notamment de ses conseillers les plus âgés. Sous forme de dialogue, l'ouvrage eut un grand succès. Budé en faisait la lecture à François 1er et bataillait pour la création du Collège des lecteurs royaux (auj. Collège de France) où seraient enseignés le latin, le grec et l'hébreu. Il est aussi chargé de la Bibliothèque royale et travaille avec la famille Estienne pour l'édition d'un dictionnaire de grec.

Dans les Commentaires de la langue grecque de 1529, Budé pense que c'est « la langue la plus juste »et combat pour la reconnaissance des œuvres dites païennes par les théologiens. Il veut les mettre sur un pied d'égalité avec les sources chrétiennes. Car pour lui, le christianisme s'est nourri de la pensée grecque. Le savoir est allé d'Athènes à Rome puis vers l'Europe et Paris, de l'Orient vers l'Occident. Il peut donc construire l'image d'un savoir national et montrer François 1er comme le souverain le plus puissant d'Europe au moins égal à l'empereur Charles Quint. Il met aussi en valeur les caractères nationaux de l'art français.

En conclusion, Sylvie Le Clech fait de Guillaume Budé le père des intellectuels modernes, reconnu par le pouvoir en place, au cœur d'un microcosme de collègues et de conseillers des autres souverains. Sa politique, la transmission du savoir, est au début d'un processus qui aboutit à la création des Académies au XVIIe siècle. Ce qui n'exclut pas une forme de souffrance dans les relations avec le pouvoir et démontre la nécessité d'institutions qui protègent l'intellectuel.

La conférencière répond ensuite à quelques questions.
• Sur Budé et la Réforme. On ne sait rien de ses sentiments sur la religion, mais il a fait allusion aux "Politiques", ces hommes qui ont choisi le protestantisme puis sont revenus dans le giron de l'Église. D'autre part, dans son testament de 1536, il désire être enterré de nuit, ce qui peut être un signe, mais aussi une forme d'humilité et la volonté d'imiter le Christ. Certaines de ses filles deviennent religieuses, mais sa veuve très lettrée (elle correspond avec Calvin) et quatre de ses enfants iront s'établir à Genève après sa mort. Sans le dire par prudence, était-il lui-même protestant ?
• Sur la correspondance avec Érasme, malgré leur mutuelle admiration, l'entente entre les deux conseillers n'a pas été parfaite. Il y eut même une brouille liée peut-être au succès éditorial d'Érasme et donc à une certaine jalousie de Budé. Il y avait aussi toute la différence de vision entre le moine et le père de famille nombreuse.
• Sur la politique artistique de François 1er, Mme Le Clech prenant l'exemple de Fontainebleau montre que la peinture a les faveurs du roi qui multiplie les commandes officielles parce que cela participe de sa grandeur. Mais les hommes de lettres sont beaucoup moins considérés même s'ils constituent l'ornement d'une petite cour et ils ne reçoivent pas de commandes. Au contraire, l'art peut redresser l'image d'un royaume un temps menacé.
• Sur les raisons qui l'ont amenée à s'intéresser à Budé, elle évoque sa thèse d'histoire concernant les secrétaires royaux : elle a trouvé beaucoup d'informations sur lui, a eu accès à sa correspondance et à ses épîtres dédicatoires. De nombreux secrétaires le connaissaient et l'admiraient. À travers cet important personnage, les relations entre les intellectuels et le pouvoir avaient une résonance très moderne et on voyait comment une élite militait pour une vulgarisation du savoir.

RÉSUMÉ

Guillaume Budé, connu surtout pour sa fécondité intellectuelle et son travail d'érudition, est devenu, grâce à notre conférencière, un homme de chair et de sang, au sein d'une grande famille bien insérée dans le milieu de la noblesse récente et capable, grâce à sa culture, d'arriver à une belle position auprès du roi. Par ses fonctions, il côtoie le pouvoir au sein d'une Cour fastueuse mais peu cultivée et où les luttes d'influence sont féroces entre clientèles. Aussi milite-t-il pour la transmission du savoir et l'amélioration du niveau culturel. Il lui faut aussi suivre le roi en ses déplacements, ce qui l'épuise et l'empêche de travailler.
Ensuite Mme Le Clech nous entraîne dans l'œuvre écrite de Budé. Après l'Epitome de Asse, le De Philologia, le De Studio litterarum, le livre De l'Institution du prince est destiné à conseiller le roi dans la tradition des éducations royales : toute sa vie, le roi doit apprendre, notamment de ses conseillers les plus âgés. Budé a bataillé en outre pour la création du Collège des lecteurs royaux où seraient enseignés le latin, le grec et l'hébreu. Il était aussi chargé de la Bibliothèque royale.
Dans les Commentaires de la langue grecque, Budé veut mettre les œuvres dites païennes sur un pied d'égalité avec les sources chrétiennes. Pour lui, en effet, le christianisme s'est nourri de la pensée grecque ; le savoir est allé d'Athènes à Rome, puis vers l'Europe et Paris. Il peut donc construire l'image d'un savoir national et montrer François Ier comme le souverain le plus puissant d'Europe, au moins égal à l'empereur Charles Quint.
En conclusion, Sylvie Le Clech voit en Guillaume Budé le père des intellectuels modernes, reconnu par le pouvoir en place, au cœur d'un microcosme de collègues et de conseillers. Sa politique, la transmission du savoir, est au début d'un processus qui aboutit à la création des Académies au XVIIe siècle. Ce qui n'exclut pas une forme de souffrance dans les relations avec le pouvoir et montre la nécessité d'institutions qui protègent l'intellectuel.



Jeudi 27 octobre 2016
Démocratie : nécessités et limites
par Michel WIEVIORKA, sociologue, directeur d'études à l'École des Hautes Études en Sciences sociales

COMPTE RENDU

Le sociologue bien connu, habitué de la radio et de la télévision. Il a choisi de nous entretenir d'un sujet qui concerne notre société actuelle en mettant le doigt sur les doutes et les difficultés de la démocratie.

Il prend comme point de départ les dissidents qui résistaient dans les années 60-70 au totalitarisme soviétique et le mouvement de Solidarnosc en Pologne (1980-81). La démocratie alors, c'était le Bien contre le Mal, elle allait de soi contre la dictature, la célèbre formule de Churchill faisait consensus. En 1989, à la chute du Mur, Fukuyama pouvait croire à la « fin de l'Histoire » par universalisation de la démocratie. On ne voulait plus de la violence ni de la révolution.

Or, il est apparu depuis que la démocratie montrait des carences face à certains problèmes que le conférencier passe en revue.

D'abord, au plan économique, la question du chômage. Le modèle des Trente Glorieuses avec le plein emploi est battu en brèche avec un cortège de violences et des problèmes de banlieue. Même dans l'ex-URSS où l'emploi mal rémunéré était cependant assuré, cela déclenche de la nostalgie envers l'ancien régime.

La question des particularismes et des minorités entraîne des revendications territoriales ou même celle d'indépendance (Écosse). En cas de référendum, qui faire voter ? Uniquement les Écossais ou tous les Anglais ? Pareil pour la Corse ou la Catalogne. Le cas était identique pour la consultation sur l'aéroport de N-D. Des Landes, ce qui induit la contestation selon les résultats. Au Canada, dans les années 60, le bilinguisme avait été demandé par les Québécois (« Vive le Québec libre ! ») mais la Commission royale avait réagi en défendant le multiculturalisme au nom des intérêts des Indiens, des Inuits, des émigrés allemands ou ukrainiens, des nouveaux migrants. Chez nous, on n'arrive pas à en parler (mouvement breton, arménien, juif, affaire du foulard, statistiques ethniques). Le problème n'est pas simple, car la reconnaissance peut faire peser une menace sur l'unité nationale : il y a un enjeu culturel et religieux. Mr Wieviorka opte pour un multiculturalisme modéré.

Nos démocraties sont aussi victimes d'un épuisement du modèle classique « droite-gauche ». Ainsi en Autriche, aux dernières élections présidentielles, se sont affrontés un écologiste et un représentant de l'extrême-droite. L'effondrement du modèle communiste et le déclin de la social-démocratie et de l'État-Providence (sauf en Allemagne où les syndicats sont forts) favorisent la montée du populisme même à l'extrême-gauche. Mais on assiste aussi au rejet pur et simple de la politique et à la poussée de l'abstention (« Il n'y a pas d'homme politique qui me convienne »). Rendre le vote obligatoire, est-ce la solution ?

Alors, y a-t-il un espoir pour résoudre ces difficultés ?

M. Wieviorka évoque le cas espagnol du Mouvement des Indignés, spontané et utilisant les réseaux sociaux, qui donne naissance en 2014 à un nouveau parti politique, Podemos, obtenant de nombreux sièges aux élections. C'est une force nouvelle à gauche, sociale et citoyenne. À droite, Ciudadanos lui fait pendant, venu aussi d'une plate-forme citoyenne. Assiste-t-on à un renouvellement de la démocratie et va-t-on vers la disparition des vieux partis ?

D'autres formes sont possibles comme la démocratie délibérative où ce sont les citoyens qui réfléchissent, aidés des experts et des politiques, par exemple sur la question des OGM. La démocratie participative a été expérimentée à Porto Alegre en 2001, une partie du budget municipal étant affecté aux projets des citoyens. Ségolène Royal en avait fait un de ses thèmes de campagne en 2007. La démocratie directe par referendum doit être considérée avec prudence, car les résultats peuvent en être pervers. Ainsi le Brexit dont le succès a été fondé sur des arguments mensongers. La votation suisse peut faire fausse route quand elle prend des verdicts contraires aux statuts du Conseil de l'Europe auquel le pays appartient. En Colombie, un référendum a rejeté l'accord de paix avec les FARC à cause de l'exigence de justice de la population envers les responsables de la guérilla.

Le conférencier en vient aux menaces qui planent sur la démocratie comme l'arrivée au pouvoir d'une force xénophobe ou comme le terrorisme. La tendance du pouvoir exécutif serait alors de s'emparer du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire. L'État de Droit pourrait être contesté au nom de l'efficacité.

La démocratie est donc peu faite pour régler certains problèmes mais y a-t-il meilleur régime ? En conclusion, Mr Wieviorka met en lumière le décalage dans l'espace entre la démocratie propre à l'État-Nation et l'économie mondialisée. Ce qui oblige à la constitution d'espaces régionaux plus larges, genre Europe. La cosmopolitisation du monde force à penser à l'échelle globale. Mais comment articuler ces niveaux ?

Questions :
• Sur les primaires, pour lesquelles le conférencier a lancé un appel avec Cohn-Bendit, il répond qu'ils les concevaient comme des débats citoyens, ce qu'elles ne sont pas devenues.
• Devons-nous imposer la démocratie comme en avaient l'intention les Américains en Irak ? Certes une partie du monde est en chaos ou sous régime autoritaire, mais cette démarche procède d'un mode colonial dépassé et contesté. Seul le Japon s'est vu imposer avec succès la démocratie après la fin de la guerre. Il faut plutôt réfléchir à ce qui pourrait permettre dans ces pays la démocratie dans 20 ou 30 ans.
• La démocratie ne peut-elle pas être détournée par les hommes politiques ? Certes, mais elle a le mérite de remplacer la violence en institutionnalisant les conflits.

RÉSUMÉ

Michel Wieviorka prend comme point de départ les dissidents qui résistaient dans les années 60-70 au totalitarisme soviétique et le mouvement de Solidarnosc en Pologne (1980-81). La démocratie, alors, c'était le Bien contre le Mal ; elle allait de soi contre la dictature. En 1989, à la chute du Mur, Francis Fukuyama pouvait croire à la "fin de l'Histoire" par universalisation de la démocratie.
Mais il est apparu, depuis, que la démocratie montrait des carences face à certains problèmes. Elle ne permet pas de résoudre le problème du chômage. Elle se heurte aux revendications des particularismes et des minorités en Écosse, en Catalogne, au Canada et elle doit souvent accepter un multiculturalisme au moins relatif. L'effondrement du modèle communiste et le déclin de la social-démocratie et de l'État-Providence favorisent la montée du populisme, même à l'extrême-gauche. Et puis on constate, lors des consultations électorales, un désintérêt pour la politique et la poussée de l'abstention.
Quelles solutions voit-on pour ces difficultés ? Sont-elles dans ces forces nouvelles qui donnent naissance à de nouveaux partis, comme Podemos ou Ciudadanos en Espagne ? Sont-elles dans des formes de démocratie délibérative ou participative ? Mais ne faut-il pas de méfier de la démocratie directe par référendum (le "Brexit", les votations suisses…) ? En fait, la démocratie est toujours menacée lorsqu'on se trouve dans une situation d'urgence (face au terrorisme par exemple), l'état de droit étant alors contesté au nom de l'efficacité. La démocratie est donc peu faite pour régler certains problèmes ; mais y a-t-il meilleur régime ?
En conclusion, Mr Wieviorka met en lumière le décalage entre la démocratie propre à l'État-Nation et l'économie mondialisée, qui oblige à la constitution d'espaces régionaux plus larges, genre Europe. La cosmopolitisation du monde force à penser à l'échelle globale. Mais comment articuler ces niveaux ?



Mardi 15 novembre 2016
L'Encyclopédie du Ciel
présentée par Arnaud ZUCKER, professeur de littérature grecque à l'université de Nice

COMPTE RENDU

L’Encyclopédie du ciel est parue chez Robert Laffont dans la collection "Bouquins" en mai 2016. Le propos de M. Zucker était de présenter cette encyclopédie dont il avait dirigé la publication et, en partant d'Ératosthène (IIIe siècle avant J-C.), de dévoiler ce que le Ciel pouvait représenter pour les Grecs et leurs successeurs sur les quatorze siècles allant d'Hésiode à Isidore de Séville (mort en 636). De nos jours, le ciel s'est banalisé et s'est concrétisé dans la météo, la circulation aérienne, les nouveaux horizons de l'espace et du cosmos. Autrefois, l'imaginaire et la poésie y plaquaient des projections mentales comme la fameuse Grande Ourse. Entre astronomie et astrologie, la séparation n'était pas nette et un savant comme Ptolémée pose une double interrogation, scientifique certes mais aussi interprétative avec de nombreuses explications. À l'époque, les phénomènes célestes ressortent donc de trois domaines : l'astrophysique (calculs de l'écliptique, tables des éclipses, météores), la mythologie (dans les étoiles sont inscrits de nombreux récits) et l'astrologie (prévision des saisons et des destinées humaines).

L'Encyclopédie du Ciel est un livre à base de textes souvent peu connus et dans lesquels la poésie n'est pas contradictoire avec la science. Ils décrivent un savoir en train de se mettre en place et se perpétuant jusqu'au Moyen-Age. Ainsi les « Phénomènès » d'Aratos (IIIe siècle avant J.-C.) sont le plus grand ouvrage d'astronomie avant Ptolémée et elles ont suscité une quantité de commentaires. De même pour Méton (Ve siècle avant J-Ch.) qui établit une prédiction pour chaque jour de l'année. Le premier catalogue de constellations se trouve chez Hipparque (-190 à -120 avant J-C.) mais PTOLÉMÉE (90-168) en recense 48 dont il donne pour chacune l'histoire. Pour la Lyre, il cite les 9 mythes qui lui sont rattachés. Les manuscrits médiévaux sont nombreux mais sans grand souci de précision, ainsi pour la Grande et la Petite Ourse même si l'image aide à la représentation. Grégoire de Tours (538-594), lui, veut christianiser le ciel en changeant le nom de la vingtaine de constellations qu'il utilise pour rythmer les prières du mois. Mais sans succès. Dans les œuvres similaires de Julius Africanus et de Fulgence, d'Hygin et de Nonnos de Panopolis, on retrouve toujours cette ambivalence parfois déconcertante entre astronomie et astrologie.

En conclusion, le conférencier pose la question : à quoi sert cette Encyclopédie ? Il emprunte la réponse à Aristote : "L'intérêt de la culture, c'est que cela ne sert à rien, mais c'est précisément pour cela que c'est essentiel".

RÉSUMÉ

Le propos du conférencier est de présenter l'Encyclopédie du ciel (éd. Robert Laffont, coll. "Bouquins") dont il a dirigé la publication. Cet ouvrage met en lumière ce que le Ciel pouvait représenter pour les Grecs et leurs successeurs, sur les quatorze siècles allant d'Hésiode à Isidore de Séville (mort en 636).
À ces époques, les phénomènes célestes étaient pris en compte par trois domaines : l'astrophysique (calculs de l'écliptique, tables des éclipses, météores), la mythologie (nombreux récits inscrits dans les étoiles) et l'astrologie (prévision des saisons et des destinées humaines).
Les Phénomènes d'Aratos de Soles (-IIIe siècle) sont le plus grand ouvrage d'astronomie avant Ptolémée et ont suscité une quantité de commentaires. Méton d'Athènes (-Ve siècle) établit une prédiction pour chaque jour de l'année. Le premier catalogue de constellations se trouve chez Hipparque (-190 à -120) mais Ptolémée (90-168) en recense 48 dont il donne pour chacune l'histoire (Grégoire de Tours a voulu, sans succès, christianiser le ciel en changeant le nom de la vingtaine de constellations qu'il utilise pour rythmer les prières du mois).
Dans les œuvres de Julius Africanus et de Fulgence, d'Hygin et de Nonnos de Panopolis, on retrouve toujours cette ambivalence parfois déconcertante entre astronomie et astrologie.



Mardi 15 novembre 2016
Alexandre le Grand
par Pascal CHARVET, agrégé de Lettres classiques et ancien inspecteur général

COMPTE RENDU

Pascal Charvet évoque la construction d'un héros mythique, Alexandre le Grand, à la fois conquérant et philosophe soldat, disciple d'Aristote, à la fois admiré et critiqué ("le despote assoiffé de sang"). Le monde n'est plus le même après Alexandre et en 13 ans les changements ont été profonds avec la création du monde hellénistique autour d'Alexandrie. Le mythe d'un souverain de nature quasi divine s'est étendu au loin puisqu'on le retrouve en Roumanie, en Iran et jusqu'en Malaisie par exemple à travers les traces des sabots de son cheval dans la montagne. Il alimente le besoin de rêve des communautés humaines et l'expédition de Bonaparte en Egypte avec sa cohorte de savants se fonde aussi sur une répétition de l'aventure d'Alexandre en ce pays.

C'est Alexandre lui-même qui conçoit sa propre ascension vers la divinité en référence avec les héros de la guerre de Troie. Il incarne en deuxième génération l'héritage sacré de l'Iliade et d'Achille. Et le conférencier pense que l'épisode de l'oasis de Siwa présenté comme une recherche de divinité est une erreur d'interprétation car, possédant la puissance, il est déjà en ces lieux considéré comme le pharaon. Le vol de sa dépouille par les Lagides et l'inhumation à Alexandrie consacrent la succession égyptienne du conquérant.

L'expédition vers l'Inde, "le bord du monde", fait partie de la construction du mythe en nourrissant son imaginaire aux dimensions du monde. Mais Alexandre doit renoncer à pousser au-delà du Gange à cause des résistances locales et surtout de la mutinerie de ses troupes. Il se retire alors trois jours sous sa tente comme Achille après la mort de Patrocle et laisse comme souvenir de son passage une mangeoire, un mors et des armes gigantesques, comme si c'était l'œuvre des dieux, associés à l'inscription: "Ici s'est arrêté Alexandre".

Il a donc organisé son immortalité dans un espace où la culture grecque a reçu un statut supérieur mais sans détruire les autres cultures. Ainsi, l'Egypte a connu une double culture sous les Lagides et en Phénicie, partagée entre la Grande Syrie des Séleucides et l'Egypte, le cosmopolitisme a triomphé (création de nombreuses villes, choix de noms grecs par les personnes, participation aux concours grecs, nombreux philosophes et poètes comme Méléagre écrivant en grec). M. Charvet souligne fortement que cela n'a rien à voir avec la colonisation comme l'ont conçue et exercée les Anglais et les Français ces derniers siècles mais qu'il s'agit ici du goût des populations pour cette culture grecque aux valeurs élevées et aux ressources culturelles variées. Il évoque l'affirmation d'un humanisme méditerranéen et il en découle pour lui la nécessité pressante d'enseigner cette période de l'histoire. Cela fait partie de notre héritage, il faut en prendre conscience mais que constate t-on ? L'amputation actuelle de l'enseignement du grec et du latin ! Il déplore avec passion cette incompréhension au moment où les dieux jaloux et les croisades menacent ce que cette période nous a légué et pour terminer, il en appelle à Camus qui se sentait porteur de toute cette culture méditerranéenne.

RÉSUMÉ

Le conférencier analyse comment s'est faite la construction d'un héros mythique, Alexandre le Grand.
C'est Alexandre lui-même qui a conçu sa propre ascension vers la divinité en référence avec les héros de la guerre de Troie. Il incarne, en deuxième génération, l'héritage sacré de l'Iliade et d'Achille. Présenter l'épisode de l'oasis de Siwa comme une recherche de divinité est une erreur d'interprétation, car Alexandre était déjà, en ces lieux, considéré comme le pharaon ; et le vol de sa dépouille par les Lagides et l'inhumation à Alexandrie ont consacré la succession égyptienne du conquérant.
L'expédition vers l'Inde fait partie de la construction du mythe. Alexandre, ayant dû renoncer à pousser au-delà du Gange, a laissé comme souvenir de son passage une mangeoire, un mors et des armes gigantesques, comme si c'était l'œuvre des dieux, associés à l'inscription : « Ici s'est arrêté Alexandre ».
Alexandre a donc organisé son immortalité dans un espace où la culture grecque a reçu un statut supérieur, mais sans détruire les autres cultures. L'Égypte a connu une double culture sous les Lagides. En Phénicie, partagée entre la Grande Syrie des Séleucides et l'Égypte, le cosmopolitisme a triomphé. Cela n'avait rien à voir avec la colonisation telle que l'ont conçue et exercée les Anglais et les Français ces derniers siècles : les populations avaient un goût réel pour cette culture grecque aux valeurs élevées et aux ressources culturelles variées… qu'il est, aujourd'hui, nécessaire de défendre.



Jeudi 8 décembre 2016
Les chemins de la création
par Arthur NAUZYCIEL, directeur du Centre Dramatique National d'Orléans et Joseph NADJ, directeur du Centre Chorégraphique National d'Orléans

COMPTE RENDU

L’entretien a été mené par Catherine Malissard. L’amitié qu’elle cultive avec ces figures de la scène contemporaine, sa connaissance approfondie de leur œuvre a permis un échange ouvert et détendu. Une question sur l’enfance et les années d’adolescence nous a permis de comprendre leur parcours. Signe commun à ses interlocuteurs : un éveil précoce à la vie artistique, vécu comme un appel à se réaliser dans ce domaine.

Josef Nadj, Hongrois, natif de Kanidja, rappelle que, dès l’école primaire, il fut « enfant prodige », en matière de dessin. Puis ce fut l’université de Budapest encore sous tutelle communiste où il s’ennuie. « Il faut que je parte » sera l’un des leitmotivs de sa vie aventureuse. Bientôt son installation à Paris et sa rencontre heureuse avec le mime Marceau lui ouvrent la voie recherchée. Adepte de la lutte sportive dans son pays, il se consacre à la danse et crée des spectacles novateurs et puissants qui l’ont fait connaître dans le monde entier. Ses influences sont multiples. Attiré par la poésie, la culture orientale et la philosophie, Josef Nadj est un grand lecteur. De tous les textes dont il se nourrit, il crée sur scène des espaces métaphysiques habités par une musique choisie qui donne rythme à des ballets qui exigent des danseurs d’entrer en osmose avec son univers de chorégraphe. Il affirme se nourrir des différentes cultures du monde. Pourtant son travail artistique le montre profondément ancré dans le terreau de son pays natal, la Voïvodine qu’il ressuscite à travers des personnages et des espaces intimes qui l’ont frappé, il explique que chacune de ces spécificités de plasticien, de photographe, sculpteur, dessinateur et chorégraphe exige un engagement total d’où des investissements successifs. Nous en avons un récent exemple avec l’exposition d’une série de beaux Cyanotypes exposés au musée d’Orléans. "Je veux inventer" est l’une de ces phrases typiques de sa géniale personnalité.

Après 25 ans de résidence à Orléans, Josef Nadj évoque ses balades citadines de promeneur solitaire, son intérêt pour l’histoire locale, les cryptes des églises romanes, car il aime les espaces fermés et l’au-delà inconnu. Après ces années de pratique chorégraphique, Josef Nadj prépare un nouveau départ : il veut écrire et mettre en scène une pièce de théâtre sur l’impossibilité de rentrer chez soi. Il nous quitte, mais nous savons heureusement que nous pouvons le retrouver à Paris, confronté à de nouveaux défis artistiques, enrichi par cette expérience orléanaise.

Arthur Nauzyciel se prêta au jeu de l’interview avec l’aisance d’un comédien chevronné. Contrairement à ce que vécut J. Nadj, il se reconnaît pur produit de la démocratisation culturelle et rappelle son goût enfantin pour la manipulation des marionnettes. Il souligne surtout le rôle éducatif du théâtre à l’école, insiste sur sa rencontre avec Antoine Vitez, metteur en scène exigeant qui lui donna le goût des textes contemporains et le poussa sur scène. Devenu acteur, Il arpenta les plateaux de Chaillot, de La Cartoucherie, des Amandiers avant de se consacrer au CDN de notre ville. Il décline ses réflexions sur le processus de création qui l’a mené au travail de mise en scène. Lui non plus n’aime pas les frontières, se sent bien partout, car il s’enrichit humainement du mélange des nationalités et des techniques utilisées sur les scènes du monde. C’est pourquoi il choisit de faire entendre des auteurs étrangers dans leur langue originale. Choix qu’il revendique parce qu’il le voit comme une promesse d‘enrichissement personnel du spectateur. Le public fait de nombreux lycéens, est ainsi poussé à faire l’effort de comprendre l’autre au fil de son idiome national. Il justifie les sous-titres car cela doit interroger le spectateur ! Il voit dans cette démarche, une forme d’engagement, une mission d’intérêt public. Il fréquente beaucoup de metteurs en scène contemporains de toute nationalité, évoque les auteurs, qui l’ont inspiré tant français qu’étrangers : de Shakespeare à Molière, de Strinberg à Tchechov, Thomas Bernhard, récemment une pièce de Fassbinder qu’il a fait jouer en langue slovène. Monde sans frontière qui le mène tous azimuts. À la demande de Catherine touchant au souvenir qu’il gardera de son séjour orléanais, Nauzyciel répond d’emblée « les gens ». Il évoque les relations de sympathie avec son équipe, avec les cercles associatifs, dont le CERCIL et « Les Budé ». Il félicite le public orléanais qu‘il a conquis peu à peu, plein de curiosité, parfois choqué, mais fidèle aux rendez-vous sur les beaux plateaux de scène de la ville johannique. Celle-ci marquera une belle étape dans son parcours exemplaire de metteur en scène imaginatif qui le met aujourd’hui aux commandes du très convoité Théâtre National de Bretagne de Rennes.

Deux hommes, deux fortes personnalités, deux créateurs que nous avons eu le plaisir d’accompagner pendant des années. L’un, Josef Nadj met à jour un univers d’une surprenante beauté née de ses songes, l’autre, Arthur Nauzyciel, fidèle gardien du temple voué à la scène, nous aide à comprendre le monde dans lequel nous vivons.

RÉSUMÉ

Josef Nadj et Arthur Nauziciel sont deux artistes implantés à Orléans depuis plusieurs années, mais en fin de contrat et tous deux en partance vers d'autres cieux. Le premier est plasticien, chorégraphe, directeur du Centre Chorégraphique National, le second est comédien et directeur du Centre Dramatique National. L'entretien a été mené adroitement par Catherine Malissard.
Josef Nadj, Hongrois, a fait ses études à l'Université de Budapest, puis s'est installé à Paris où sa rencontre avec le mime Marceau lui a ouvert la voie recherchée. Adepte de la lutte sportive dans son pays, il se consacre alors à la danse et crée des spectacles novateurs et puissants qui l'ont fait connaître dans le monde entier. A la fois plasticien, photographe, sculpteur, dessinateur, il est aussi un grand lecteur et son univers de chorégraphe est nourri des différentes cultures du monde.
Arthur Nauzyciel se reconnaît, lui, comme un pur produit de la démocratisation culturelle. Il souligne le rôle éducatif du théâtre à l'école, insiste sur sa rencontre avec Antoine Vitez, metteur en scène exigeant qui lui donna le goût des textes contemporains et le poussa sur scène. Devenu acteur, il arpenta les plateaux de Chaillot, de la Cartoucherie, des Amandiers avant de se consacrer au CDN d'Orléans. Lui non plus n'aime pas les frontières et s'enrichit du mélange des nationalités et des techniques utilisées sur les scènes du monde. C'est pourquoi il choisit de mettre en scène des pièces d'auteurs étrangers dans leur langue originale, avec utilisation de sous-titres.
Josef Nadj met au jour un univers d'une surprenante beauté née de ses songes. Arthur Nauzyciel, fidèle gardien du temple voué à la scène, nous aide à comprendre le monde dans lequel nous vivons.



Mardi 10 janvier 2017
Des études gauloises aux maîtres arabes. Parcours d'un érudit anglo-normand du XIIe siècle, Adélard de Bath
par Émilia NDIAYE, maître de conférences en lanngue et littérature latines à l'Université d'Orléans et Christiane DUSSOURT , agrégée de Lettres classiques, chargée de cours de latin classique et médiéval.

COMPTE RENDU

É. Ndiaye et Ch. Dussourt ont traduit, pour l'ouvrage des Belles Lettres qui vient de paraître (Adelardus Bathoniensis), des textes d'Adélard de Bath.

Et nous sommes emportés sur les traces de celui que les Anglais considèrent comme le premier scientifique de leur histoire, en ces temps particuliers de la transition entre le premier et second Moyen-Age (XI-XIIe siècle). Des cartes montrent les itinéraires de ce moine bénédictin, né à Wells dans le Somerset vers 1080. Particulièrement attiré par les territoires dominés par les Normands (Normandie, Sicile, principauté d'Antioche), il séjourne aussi à Tours et à Laon, en Espagne, emprunte la via Francigena pour atteindre Rome, parvient à Constantinople, peut-être à Tarse et Jérusalem. Ses trajets sont parfois sujets à caution, mais il évoque le tremblement de terre de Mamistra, proche d'Antioche, avéré en novembre 1114. Il meurt après 1150. Il aura eu l'occasion de fréquenter les Arabes aussi bien à Tolède qui vient d'être reconquise par les chrétiens, qu'à Palerme, dans cette Sicile multiculturelle ou que dans les États latins issus des Croisades.

En effet, Adélard est un acteur privilégié de la redécouverte et de la grande translation des textes philosophiques et scientifiques grecs vers l'Occident par l'intermédiaire des Arabes, mais aussi de toute l'importance de la science arabe, moment important pour la pensée médiévale. Parmi ses traductions de l'arabe au latin, citons Les Eléments d'Euclide (capital pour la géométrie à l'époque), les Tables astronomiques d'Al-Khwarismi, les Abréviations à l'introduction à l'astrologie d'Abu Mas'har, le Centiloquium du Pseudo-Ptolémée et le Liber prestigiorum Thebidis.

Adélard a aussi écrit deux textes philosophiques importants qui font l'objet de cette édition, le De eodem et diverso (Du même et du différent) et les Questiones naturales. Les conférencières les replacent dans le courant de l'époque, celui de la connaissance nouvelle d'Avicenne à travers du Canon enseigné à la Schola medica Salernitana, d'Averroes, commentateur d'Aristote, de Pierre le Vénérable, abbé de Cluny qui fait traduire le Coran en 1142. De eodem et diverso, adressé à son neveu, relate une vision nocturne de deux figures féminines qui discutent entre elles, Philocosmie, symbolisant l'amour du monde et Philosophie, celui de la sagesse. Chacune de ces allégories est accompagnée de suivantes, cinq pour Philocosmie (Richesse, Plaisirs, Honneurs, Puissance, Renommée), sept pour Philosophie (les sept Arts libéraux, enseignés dans les écoles de haut niveau et dans les monastères et dont elle fait l'éloge). Dans la controverse, alors que Philocosmie reproche aux philosophes de n'être jamais d'accord, Philosophie triomphe en montrant qu'Aristote et Platon se complètent, sont complémentaires. Se prépare là la synthèse chrétienne (la scolastique) du XIIIe siècle qui vise à concilier l'apport de la philosophie grecque notamment aristotélicienne avec la théologie chrétienne des Pères de l’Église et qui sera enseignée dans les Universités du XIIIe siècle.

Quant aux Questiones naturales, elles prennent la forme d'un dialogue entre Adélard et son neveu. Celui-ci pose les questions sur les plantes, les animaux, la nature de l'homme, la terre, les astres et Adélard apporte les réponses, puisées chez les « maîtres arabes »et non plus chez les autorités des "Studia Gallica". Certaines réponses nous surprennent et nous font sourire comme celle-ci donnée à titre d'exemple par les conférencières : Pourquoi l'homme marche-t-il debout ? Parce que cela éloigne l'âme de la fange ! Et ce qui est nouveau, c'est qu'Adélard, affirmant une démarche moderne, s'en tient à une philosophie naturelle, ne faisant pas appel à la révélation divine, les références à la Bible étant presque inexistantes. Le caractère autonome des lois de la nature y est fortement affirmé dans le cadre d'un Univers créé par un Dieu bon. De même, il fait appel à la raison pour démêler le vrai du faux.

En complément, est donné le Ut testatur Ergaphalau, (comme l'atteste Ergaphalau) savoureux et étonnant, d'un auteur anonyme, qui présente le panorama des savoirs de l'époque et notamment la théorie des humeurs (sang, flegme, bile jaune et bile noire) et des quatre éléments (air, feu, eau, terre). Tout en exalhant la fraîcheur des commencements, cet ouvrage permet de préciser dans quel contexte se situe la démarche intellectuelle d'Adélard.

Merci à Mmes Ndiaye et Dussourt, qui ont mis ces textes à la disposition du public et nous ont appris ainsi toute l'importance de ce moine anglo-saxon au début du XIIe siècle dans l'enrichissement de la culture occidentale par la science arabe et par l'accès à la philosophie grecque retraduite de l'arabe. Séduit par le rôle de la raison dans ce nouveau savoir, Adélard pourrait avoir comme devise "Ce que j'ai appris en arabe, je vais l'écrire en latin".

RÉSUMÉ

Nos deux conférencières, qui ont traduit des textes d'Adélard de Bath (Adelardus Bathoniensis) pour les éditions des Belles-Lettres, ont montré toute l'importance de ce moine anglo-saxon du début du XIIe siècle dans l'enrichissement de la culture occidentale par la science arabe et par l'accès à la philosophie grecque retraduite de l'arabe.
Dans son De eodem et diverso Adélard montre qu'Aristote et Platon sont complémentaires, préparant la synthèse chrétienne (la scolastique) du XIIIe siècle, qui vise à concilier l'apport de la philosophie grecque, notamment aristotélicienne, avec la théologie chrétienne des Pères de l'Église et qui sera enseignée dans les Universités du XIIIe siècle.
Dans ses Questiones naturales, à propos des plantes, des animaux, de la nature de l'homme, de la terre, des astres, Adélard apporte des réponses puisées chez les "maîtres arabes" et non plus chez les autorités des Studia Gallica. Il s'en tient à une philosophie naturelle, ne faisant pas appel à la révélation divine. Le caractère autonome des lois de la nature y est fortement affirmé dans le cadre d'un Univers créé par un Dieu bon.
Dans l'édition des Belles-Lettres, en complément des textes d'Alélard est donné le Ut testatur Ergaphalau, d'un auteur anonyme, qui présente le panorama des savoirs de l'époque et notamment la théorie des humeurs (sang, flegme, bile jaune et bile noire) et des quatre éléments (air, feu, eau, terre). Cet ouvrage permet de préciser dans quel contexte se situe la démarche intellectuelle d'Adélard.



Jeudi 2 février 2017
Les Métamorphoses d'Ovide ou la fabrique des images
par Isabel DEJARDIN, agrégée de Lettres classiques, docteur en littérature comparée, professeur en classes préparatoires au lycée Pothier d'Orléans.

COMPTE RENDU

Notre conférencière explora au cours d'un savant exposé la "fabrique des images" que représente l'œuvre d'Ovide, considérée comme une bible, celle du génie du paganisme, source vivante de la culture européenne. Cette conférence eut lieu la veille de la représentation théâtrale d'une œuvre de Shakespeare, Le songe d'une nuit d'été, inspirée de l'œuvre ovidienne.

Ovide naquit en 43 av. J.-C. à Sulmona et vécut à Rome comme magistrat sous le règne d'Auguste. Épris des textes antiques, , poète remarqué, il écrivit une œuvre importante couronnée de succès avant de déplaire à l’empereur qui l’exila aux confins de l’Empire romain sur les bords de la mer noire où il mourut inconsolé en l’an 17 apr. J.-C. Les Tristes et Les Pontiques portent le témoignage de sa survie hors du pays natal.

Ovide, tel un sphinx littéraire, fascine. Certains Romains parmi ses contemporains critiquaient sa licence poétique mais d’autres tel Sénèque notait son ravissement à la lecture des Métamorphoses. Le philosophe y voyait une représentation de sympathie universelle dans l’intrication du règne humain se mêlant intimement au végétal et à l’animal. La mise en lumière de ce texte emblématique fut enrichie de représentations imagées qui jalonnèrent l’exposé. Ovide nous apparut tel un magicien des lettres qui a su transformer le monde connu en "terra incognita" fascinante. C’est ainsi qu’il plaît toujours au lecteur en quête d’étrangeté, celle d’un univers poétique peuplé de figures mythiques. Chaque époque voulut interpréter cet auteur imaginatif qui donne matière à penser, rêver, philosopher.

Ovide, auteur curieux des mythologies venues d’Orient et de Grèce s’en inspira pour écrire l’ouvrage des Métamorphoses créant un univers fantasmé qu’il décline en poèmes épiques ou didactiques inspirés de textes anciens de la plus haute antiquité portant sur l’origine du monde. Cet opus contient 15 livres répartis en quatre moments dont le dernier raconte l’histoire romaine doublant ainsi le parcours de Tite-Live, son contemporain.

Ses Métamorphoses font preuve d’une grande profondeur de pensée. À noter d’abord l’insolence de l’auteur face au pouvoir établi avant d’aborder l’étude de cette œuvre ancrée dans notre univers mental. Elle se prête à de multiples lectures que chaque époque récupère à sa façon car elle nous offre plusieurs degrés de signification.

L’un d’entre eux nous mène à l’interrogation métaphysique car ce texte concerne l’essence de l’être humain. Par exemple, Ovide raconte histoire d’Hermaphrodite, l’androgyne masculin-féminin qui fut bisexué avant d’être coupé en deux. Ce faisant, il poursuit la réflexion de Platon et fait écho aux interrogations de notre modernité. On y décèle aussi un degré anagogique : certains poèmes visent à l’élévation de l’âme car ils contiennent des vérités secrètes. Le châtiment vient du « divin », d’une transgression à l’ordre transcendantal : ainsi Actéon est changé en cerf par la déesse Diane qui le punit d’avoir osé la contempler nue dans son bain. Un troisième degré d’allégorie apparaît clairement car toutes les passions humaines y sont représentées sous formes d’images, de métaphores, de comparaisons ouvrant sur un univers coloré, fourmillant d’êtres vivants sous plusieurs apparences. Interrogation esthétique : le Beau peut-il être monstrueux ? car l’homme et la bête forment une même entité.

Les humains sont des mutants ornés d’attributs animaux et végétaux ou d’un mixte des deux. Par exemple, les amants Pyrame et Thisbé sont séparés par un mur qui marque l’opposition qui leur est faite de se rencontrer. Mais ils ont pris l’habitude de se retrouver sous l’ombrage d’un mûrier blanc. Ils mourront tragiquement à cause de cet amour que l’auteur des mythes désavoue de la manière suivante : une lionne blessée tache de rouge sang le voile que Thisbé laisse tomber en fuyant le fauve terrorisant. Pyrame trouve le voile, croit morte sa bien-aimée et se suicide. Thisbé à la vue du cadavre de son amant se tue de désespoir, après avoir prié la divinité de teinter de rouge, le mûrier blanc témoin de leur union. Sensible à la prière de Thisbé, celle-ci permettra la fusion de leur couple en un mûrier aux fruits rouges couleur sang, symbole de l’amour qui perdure. L’humain ne s’élève pas au-dessus du végétal, il est hors de toute transcendance.

Au Moyen-Âge le livre des Métamorphoses ressurgit. Autour du XIIe siècle l’Europe découvrait Averroes ainsi que la littérature courtoise chez Froissart admirateur d’Ovide. L’époque médiévale symbolisait le monde qu’Ovide transforme, sous forme d’un œuf partagé en deux = ovum dividens . Des manuscrits du XVe siècle montrent l’intérêt pour cette œuvre grâce aux illustrations de certains poèmes ovidiens dont le suicide de Pyrame. Les entrelacs du tympan de la Chartreuse de Champmol représentent les mêmes personnages dans la finitude de leur amour terrestre.

Quant à la Renaissance européenne, elle montre une grande sensibilité aux monde des Métamorphoses car celles-ci dévoilent les fluctuations de l’être humain et forcent au questionnement : Où est la place de l’homme dans le monde ? La peinture et la sculpture de cette époque fourmillent d’êtres hybrides tels les anges, les putti, figures de la volupté et des mutations constantes de nos destinées dont se nourrira l’âge baroque. Ce courant artistique s’empare de ce qui bouge. La métamorphose a opéré créant une mélancolie fondamentale : personne ne retrouve jamais sa forme initiale. Tout être est multiple et change d’état. Exemple notoire : Niobé, reine orgueilleuse des sept enfants qu’elle avait eus d’Amphion se moqua de la déesse Leto qui n’avait mis au monde que des jumeaux. La divinité se vengea alors en se servant de ses rejetons qui assassinèrent ceux de Niobé. Zeus changea cette mère horrifiée en un rocher qu’il plaça sur le mont Sisyphe d’où coulent ses larmes profuses comme celles d’une source. Pas de transcendance mais une mutation d’état. Le vivant se pétrifie.

La Renaissance italienne, à travers ses savants humanistes, créa le courant d’un néo-platonisme qui recherchait la voix des Anciens. Les ouvrages de Marsile Ficin traitent ainsi de la métempsychose, soit le passage d’un corps à l’autre. En Angleterre, Shakespeare, au travers de son théâtre montre sa connaissance intime du poète latin. Le drame de Romeo et Juliette s’inspire de la légende de Pyrame et Thisbé. Puis Ovide s’efface au fil des ans bien que, au XIX siècle, le philologue Ernest Renan, parle d’Ovide comme magister amoris ou maître des amours.

La deuxième moitié du XXe siècle verra l’œuvre d’Ovide sortir de l’oubli. Le divin n’existant plus, les nouveaux exégètes de son œuvre partent du principe que "Ovide raisonne l’impossible". Ils s’intéressent aux œuvres antiques comme celle de Pythagore, à travers l’influence qu’il exerça sur Ovide. Le savant grec croyait à la transmigration des âmes soit au transformisme que le poète latin célèbre dans les Métamorphoses. Maurice Blanchot écrit La Bête de Lascaux démontrant que l’image donne voix à l’absence. Quant à Roberto Calasso, écrivain italien, il fait revivre aujourd’hui les légendes d’Ovide qui nourrissent les mises en scène des spectacles tirés des Métamorphoses.

À travers l’analyse approfondie que notre conférencière a faite du monde ovidien, nous avons saisi que le poète latin réfutait la puissance du discours et toute rhétorique. Il a confié ses croyances à ses personnages polymorphes. Les humains dotés d’attributs animaux sont ses avatars qu’il fait vivre pour mieux nous donner sa propre vision du monde. Je gage que beaucoup d’entre nous vont se plonger dans son univers pour revêtir les formes mouvantes que saura créer notre imagination vagabonde.

RÉSUMÉ

Sénèque avait su voir la richesse des Métamorphoses d'Ovide, qu'il qualifie de poetarum ingeniosissimus. Après lui, chaque époque a fait son miel de cette œuvre à la richesse inépuisable parce qu'elle offre plusieurs degrés de signification : signification métaphysique (avec, par exemple, le mythe d'Hermaphrodite), anagogique (l'histoire d'Actéon), allégorique souvent, toutes les passions humaines y étant représentées sous formes d'images, de métaphores, de comparaisons ouvrant sur un univers fourmillant d'êtres vivants sous plusieurs apparences.
Le Moyen-Âge a traduit en images certains des poèmes d'Ovide et a voulu voir dans son nom le mot "œuf" (Ovidius quasi ovum dividens) lequel évoque, par ses couches successives, les parties de l'univers, le firmament, l'air, l'eau et la terre.
La Renaissance européenne a montré une grande sensibilité aux monde des Métamorphoses, dans la mesure où celles-ci dévoilent les fluctuations de l'être humain et forcent au questionnement : où est la place de l'homme dans le monde ? La peinture et la sculpture de cette époque fourmillent d'êtres hybrides, figures des mutations constantes de nos destinées dont se nourrira l'âge baroque.
Le XXe siècle retrouvera dans Ovide les thèmes pythagoriciens comme la transmigration des âmes ou le transformisme. Et Roberto Calasso, dans Le nozze di Cadmo e Armonia, a repris tout le corpus des mythologies fondatrices, de ces choses qui, selon le mot de Flavius Sallustius au IVe siècle, "n'eurent jamais lieu mais qui sont toujours".



Jeudi 9 février 2017
Travailler, est-ce un supplice ?
par Françoise MICHAUD-FRÉJAVILLE

COMPTE RENDU

Le mot travail est fort souvent assimilé au terme du bas-latin tripalium, qui désignait un appareil de torture formé de trois pieux (trois pals, tri-palia). Certes, un rapport existe : cet assemblage servait à attacher les bêtes, et même les personnes condamnées par leur maître ou par la justice (esclaves et non Romains). L'association avec pal, pilori, et même crux (croix), s'est alors constituée comme désignation d'un moyen de supplice, le dernier terme (crux) ayant eu la plus haute fréquence jusqu'au IVe siècle : à cause de la crucifixion du Christ, on n'attribua plus ensuite un sens infamant à l'instrument qui avait torturé un dieu et ses martyrs. De toute façon, le cheminement sémantique de travail se révèle bien plus complexe, multiple et inattendu que cette origine censée être première ; les linguistes et les étymologistes ne l'ont d'ailleurs jamais attestée.

Un sens initialement lié au monde rural.
Le latin Varron (116-27 A.C.) utilise tripalium pour décrire les trois piliers de bois qui soutenaient les vignes grimpantes (façon italienne de faire monter les vrilles depuis l'Antiquité). L'apparition du mot travail est sans doute liée au monde des chevaux, alors précieux allié de l'homme aux champs. Le trabs (le b se sonorisera naturellement en trav-) désignait, toujours selon des textes latins, le dispositif dans lequel on bloquait les bêtes que l'on souhaitait soigner, ou opérer. Au Moyen Âge, il servit aux forgerons et aux maréchaux-ferrants, non plus pour l'hippiatrie, mais afin de ferrer les animaux solidement encastrés entre les trabes.
La récolte antique des grains développa ensuite une pratique qui se maintint jusque dans les années 1960, en des contrées rurales peu motorisées ! Lorsque le blé (ou toute autre céréale) était moissonné, il fallait le décortiquer, le sortir de sa gaine. Pour cela, on le disposait sur des aires en plein air et le dépiquage commençait : on traînait par-dessus un tribulum, genre de traîneau constitué de planches (trabes) en plateau, sous lesquelles étaient incrustés des silex et du quartz qui débarrassaient les grains de leur enveloppe. Le "véhicule" était attaché à une bête (mule, cheval) qui tournait sur l'aire jusqu'à ce que le frottement ait parfaitement foulé la récolte. L'étymologie confirme l'opération du tribulum : tribô en grec, tribo, trivi, tritum en latin signifient broyer, triturer.

Sens apparus par extension.
On conçoit aisément que le meneur de tribulum, sur son traîneau tournant indéfiniment sur une aire, se trouvait fort secoué : l'opération représentait un vrai travail physique ! C'est peut-être en lien avec ce remuement en tous sens, et sans ménagement, que provient le mot anglais travel : il apparaît chez les Normands francisés du XIe-XIIe siècles, pour désigner les voyages en mer entre les côtes anglaises et françaises, quand la houle et le tangage n'épargnaient guère les voyageurs (travelers).
Dans un tout autre domaine, le travail au sens d'efforts lors d'un accouchement, violent et éprouvant aussi, peut se concevoir comme un tripalium, ou un tribulum… Or il n'en est rien. Pour le chercheur Jacques Pons, dans la tradition ibérique, une parturiente – femme en travail – était étendue sur une couche, terme qui désignait non pas un lit mais un épais molleton absorbant. La langue espagnole nommant trabo un chiffon, la femme en couches se tenait donc simplement sur des traballa, accumulation de tissus. Le chemin vers trabajo, travail, n'est alors pas loin. On peut rester perplexe devant un vocabulaire longtemps si pauvre dans notre langue (jusqu'à notre Renaissance) qu'il désigna du seul mot de travail des termes aussi distincts en latin que labor, opus, officium, ars, se occupare…

Évolutions sociologiques.
Jacques Duby et Georges Dumézil ont dégagé la tri-fonctionnalité des sociétés anciennes : ceux qui labourent (et nourrissent la communauté), ceux qui prient (et préservent la religion), ceux qui combattent (et protègent les hommes). Répartition normale, agréée, jusqu'à ce que certains écrivains médiévaux, Albert de Laon et Gilbert de Cambrai, s'élèvent, sans avoir gain de cause, contre le sort des serfs réduits à l'état de bêtes, accablés de peine, face aux oisifs des autres castes.
Les développements socio-économiques ont entraîné ensuite une dénomination variée selon les différentes activités. L'ouvrier fut d'abord l'auteur d'une œuvre (terme issu du latin opera, qui a bien évolué depuis !) ; le manouvrier en passant des champs à l'usine devint le manœuvre. Le labeur étant réservé à des tâches pénibles, le terme laboureur (issu du latin labor) fut remplacé par paysan, puis agriculteur. Enfin, un travailleur entouré d'employés s'est mué en entrepreneur. Après 1850, lors de l'industrialisation triomphante, la condition ouvrière a rendu compréhensible l'association reparue entre un travail et un supplice. Au point qu'aujourd'hui encore, des pseudo-historiens, tout simplement journalistes, rattachent encore l'origine du terme travail au tripalium antique.

Une extension récente et inattendue.
Il s'avère que depuis une ou deux décennies, un travail peut désigner, aux confins de ses pénibles débuts, une activité humaine recouvrant les notions de générosité, solidarité, partage, engagement, don, plaisir ou création… Ainsi, en marge du travail stable, salarié, peut se développer une occupation périphérique qui semble bien en voie de reconnaissance.

RÉSUMÉ

Le mot travail est très souvent assimilé au terme bas-latin tripalium, désignant un appareil formé de trois pieux (trois pals, tri-palia) qui servait à attacher les bêtes, voire des esclaves condamnés par leur maître. Cette origine sémantique n'est pas attestée par les linguistes et se révèle plus complexe.
Un tripalium formé de trois piquets de bois soutenait les vignes grimpantes. Pour soigner les chevaux, on les bloquait dans un dispositif formé de forts éléments de bois, trabes, lequel servit aux forgerons médiévaux pour le ferrage des bêtes. Enfin, on usa du tribulum (du grec τρ?βω, du latin terere, trivi, tritum "broyer, triturer") pour décortiquer le blé étendu sur une aire. Une mule ou un cheval tirait ce traîneau formé de planches (trabes) en plateau, sous lesquelles quartz et silex incrustés débarrassaient le grain de sa gaine ; et cette opération devait secouer fortement le meneur.
Peu à peu le seul mot travail a condensé les vocables originaux de tâches distinctes (labor, opus, officium, ars, se occupare). Mais des termes ont différencié ensuite l'ouvrier (d'abord auteur d'une opera), le manouvrier des champs nommé manœuvre en usine, le laboureur – auteur de labores pénibles – remplacé par paysan et agriculteur. Le travailleur aidé d'employés devint entrepreneur.
Depuis 1850, la condition ouvrière victime de l'industrialisation triomphante justifie le retour vivace d'une assimilation entre travail et tripalium au sens de supplice.



Mardi 7 mars 2017
Mais où sont passés les indo-européens ?
par Jean-Paul DEMOULE et Gabriel BERGOUNIOUX

COMPTE RENDU

À cette question intrigante qui semble ouvrir les pistes d'un roman policier, Jean-Paul Demoule a bien voulu répondre en remettant en cause nos quasi-certitudes et en ouvrant de nouveau très largement le champ des réponses possibles.

En effet, J.P. Demoule propose d'autres théories que celle d'un peuple unique originel, diffusant jusqu'à l'ouest de l'Europe sa civilisation et sa langue.

Schleicher le premier avait proposé un arbre généalogique des langues, s'appuyant sur des racines de mots et un matériel archéologique communs. On accrédita tout d'abord la théorie d'une civilisation venue de l'Inde et de la Bactriane. Puis celle d'un peuple guerrier venu des steppes asiatiques. Enfin, celle d'un peuple scandinave et dominateur – ce qui servit largement les inspirateurs du nazisme, qui firent d'une recherche linguistique balbutiante un enjeu politique et idéologique.

La théorie steppique l'emporta longtemps. Des populations nomades, pacifiques, agricoles et matriarcales auraient été mises à mal au néolithique par des barbares patriarcaux exaltant la guerre de l'Inde à l'Atlantique. Or l'archéologie réfute cette théorie, en l'absence de preuves matérielles de son existence, suggérant au contraire que la civilisation de l'Indus se serait effondrée d'elle-même.

Celle d'un peuple du Moyen-Orient, constitué d'éleveurs et d'agriculteurs et migrant du Xe au VIe siècle en Europe et en Inde, diffusant sa langue au fur et à mesure, n'est pas plus satisfaisante : comment expliquer en effet l'existence des autres langues européennes qui n'appartiennent pas à cette famille ?

Pour démontrer l'existence des Indo-Européens, il faudrait prouver qu'il y a bien eu diffusion d'une langue commune par un peuple originel commun, et qu'il s'agit d'un phénomène indo-européen. Or le matériel archéologique nécessaire à cette démonstration n'existe pas. Par ailleurs, de nombreux exemples prouvent qu'il n'y a pas toujours coïncidence entre une domination géographique ou étatique, et une présence linguistique.

Dès lors qu'on ne peut s'appuyer sur la langue, peut-on avoir recours à la mythologie ?

L'organisation des mythologies romaine, indienne et grecque proposée par G. Dumézil en structure trifonctionnelle (souveraineté / guerre/ travail) ne permet pas non plus la coïncidence entre les populations locutrices de l'indo-européen et cette structure, qu'on trouve par contre au Japon ! Il ne faut pas non plus oublier qu'il a existé une masse des mythologies inconnues, effacées ou oubliées à cause des diverses conquêtes.

Actuellement, on tente de retrouver une mythologie mondiale qui serait celle de l'homo sapiens et qui se serait diffusée progressivement au cours des millénaires. Cependant, à l'époque où les langues indo-européennes se différencient, on voit néanmoins circuler en Europe des objets de prestige qui peuvent étayer la théorie selon laquelle les myhtologies aussi ont circulé, de façon centripète – et pas exclusivement centrifuge comme dans les trois théories classiques.

Puisque l'archéologie, la mythologie et même la génétique n'apportent pas de réponse définitive, il faut se rendre à cette évidence que les langues qui se ressemblent sont celles qui sont géographiquement proches, mais qu'elles ont très peu de racines communes. Le XIXe s. s'est ingénié à reconstruire ces racines pour servir des thèses idéologiques européennes propres à justifier l'état-nation et la colonisation.

Aujourd'hui les chercheurs ont abandonné le modèle arborescent centrifuge. J.P. Demoule propose à la place de s'orienter vers des modèles plus complexes, horizontaux et pluridisciplinaires, ceux de vagues concentriques qui s'entrecroisent en réseaux multiples, formant des sortes de toiles d'araignées, avec plusieurs points répartis dans l'espace et le temps, et des flèches qui vont des uns vers les autres dans un mouvement centripète.

L'entretien qui suivit l'exposé, entre G. Bergounioux et J.P. Demoule, permit de rappeler que l'intérêt pour les Indo-Européens était né du travail des linguistes, et qu'en l'absence de l'arbre généalogique vertical bien connu, il fallait s'orienter vers d'autres hypothèses étayées par la linguistique comparée. Si la théorie d'un peuple et d'une langue originels pose sans doute mal le problème de l'origine des langues, on pourrait retrouver les Indo-Européens d'une autre façon, dans l'étude de pacifiques échanges commerciaux et religieux, les métissages de proximité, les relations de voisinage géographique, les migrations, dans un espace-temps considérable, bien loin des théories classiques des invasions guerrières et dominatrices.

RÉSUMÉ

À cette question nos conférenciers ont tenté de répondre en remettant en cause nos quasi certitudes. J.-P. Demoule, en effet, réfute la théorie d'un peuple unique, originel, diffusant jusqu'à l'ouest de l'Europe sa civilisation et sa langue. Sans guère de preuves, on a imaginé une civilisation venue de l'Inde et de la Bactriane, puis celle d'un peuple guerrier venu des steppes asiatiques, puis celle d'un peuple scandinave et dominateur ou celle d'un peuple du Moyen-Orient migrant du Xe au VIe siècle en Europe et en Inde et diffusant sa langue au fur et à mesure.
En fait, ni l'archéologie, ni la mythologie, ni même la génétique n'apportent de réponse définitive. Il faut donc se rendre à cette évidence que les langues qui se ressemblent sont celles qui sont géographiquement proches, mais qu'elles ont très peu de racines communes. C'est le XIXe siècle qui s'est ingénié à reconstruire ces racines pour servir des thèses idéologiques européennes propres à justifier l'état-nation et la colonisation.
Aujourd'hui les chercheurs ont abandonné le modèle arborescent centrifuge. J.-P. Demoule propose, à la place, de s'orienter vers des modèles plus complexes, horizontaux et pluridisciplinaires, ceux de vagues concentriques qui s'entrecroisent en réseaux multiples, formant des sortes de toiles d'araignées, avec plusieurs points répartis dans l'espace et le temps, et des flèches qui vont des uns vers les autres dans un mouvement centripète.
G. Bergounioux rappelle, lui, que l'intérêt pour les Indo-Européens est né du travail des linguistes. Si la théorie d'un peuple et d'une langue originels pose sans doute mal le problème de l'origine des langues, on pourrait retrouver les Indo-Européens d'une autre façon, dans l'étude de pacifiques échanges commerciaux et religieux, les métissages de proximité, les relations de voisinage, les migrations, dans un espace-temps considérable, bien loin des théories classiques des invasions guerrières et dominatrices.



Mardi 25 avril 2017
La bibliothèque humaniste de Sélestat
par Gabriel BRAUENER, historien, archiviste et directeur des Affaires culturelles de la région alsacienne.

COMPTE RENDU

Sélestat, ville idéalement située au centre de l’Alsace, contient une bibliothèque humaniste inscrite au registre de la Mémoire du monde depuis 2011.

Cette bibliothèque est au cœur de l’humanisme rhénan des XVe et XVe siècles. Pendant un siècle , elle a joué un rôle primordial liée à la présence de l’école latine et à son rayonnement. Un prieuré bénédictin fut d’abord fondé à Sélestat en 1094.

Mais il faut attendre le XVe siècle et l’activité du moine Beatus Rhenanus pour en faire un foyer intellectuel. C’est ce moine qui sut constituer une bibliothèque remarquable grâce à sa curiosité et aux legs des communautés monastiques riches en ouvrages antiques. Beatus Rhenanus, pédagogue et savant philologue sut attirer à lui des savants européens et favoriser ainsi le travail des grands imprimeurs, dont les Estienne parisiens. Il se lia d’amitié avec Erasme et reçut nombre d’érudits européens intéressés par celui qui fut nourri à l’humanisme chrétien venu d’Italie. Loin des idées propagées par la la Réforme luthérienne , la ville de Sélestat resta en effet catholique, d’où un progressif déclin de la cité à partir du XVIe siècle. C’est alors la ville de Strasbourg, convertie aux idées réformistes qui prend son essor dans le champ intellectuel. Beatus meurt en 1547 et lègue à sa ville natale un fonds de 2 300 ouvrages.

La bibliothèque de Sélestat compte aujourd’hui 460 manuscrits, dont des incunables. Citons quelques joyaux : le Lectionnaire mérovingien en latin du VIIe siècle, le Livre des Miracles de Sainte-Foy, la Bible de la Sorbonne, le Cahier d’écolier de Beatus, un Éloge de Sélestat par Érasme. C’est dans cette bibliothèque qu’on peut voir l’original de l’Imitation de Jésus-Christ, ouvrage de Thomas A. Kempis écrit au début du XVe siècle, qui fut jusqu’au XXe siècle le livre le plus imprimé après la Bible.

Cette bibliothèque humaniste a quitté le lieu monastique pour trouver place dans la Halle aux grains de la ville, construite en 1843. Fermée pour une restructuration complète depuis 2014, elle doit rouvrir ses portes en 2018.

RÉSUMÉ

Sélestat conserve une "Bibliothèque humaniste" inscrite au registre de la Mémoire du monde depuis 2011. Elle a été constituée par plusieurs legs au cours des XVe et XVIe siècles, en particulier par celui de Beatus Rhenanus, un ancien élève de l'école latine qui, mort en 1547, légua à sa ville natale un fonds de 2300 ouvrages.
Ce Beatus Rhenanus, pédagogue et savant philologue, sut particulièrement favoriser le travail des grands imprimeurs, dont les Estienne. Il se lia d'amitié avec Érasme et reçut nombre d'érudits européens intéressés par cet homme nourri à l'humanisme chrétien venu d'Italie. En effet, loin des idées propagées par la Réforme luthérienne, la ville de Sélestat était restée catholique, d'où un progressif déclin de la cité à partir du XVIe siècle.
La bibliothèque de Sélestat compte aujourd'hui 460 manuscrits, dont des incunables, et quelques joyaux que le conférencier présente et commente.
Cette bibliothèque a quitté le lieu monastique pour trouver place dans la Halle aux grains de la ville, construite en 1843. Fermée pour travaux depuis 2014, en pleine restructuration, elle doit rouvrir ses portes en 2018.



Jeudi 4 mai 2017
Le génie du mensonge
par François NOUDELMANN, professeur de philosophie à l'Université Paris-VIII

COMPTE RENDU

Dans son ouvrage Le génie du mensonge François Noudelmann a voulu se faire le "décodeur" des contradictions que montrent certains philosophes dont l’œuvre et la vie ne coïncident pas. D’où l’idée que notre conférencier développe : l’écriture parle et dévoile la psyché de l’auteur.

Noudelmann pointe le paradoxe dont font preuve les créateurs de théories dans lesquelles le concept est asséné comme une vérité aveuglante. La lecture de son ouvrage nous révèle en effet que certains penseurs ont vécu en plein mensonge tant la vie qu’ils ont menée est loin de refléter leur philosophie. Mais ce déni peut donner une œuvre géniale quand il permet d’accoucher d’une œuvre forte. Il permet de révéler la vérité ontologique, présente sous le beau mensonge, cette sorte de « mentir-vrai » selon Aragon.

La vérité est donc relative ? pour y répondre, notre auteur étudie la distorsion entre les idées proclamées et la vie menée par les philosophes. Il ne cherche pas à porter un jugement moral sur ces philosophes qu’il admire mais il veut les comprendre et saisir la complexité de leur être. C’est pourquoi, Il s’intéresse à la psychologie de l’écrivain car elle interfère dans le discours théorique. Comment relire ces textes à la lumière d’un investissement psychique ? Freud, auquel notre conférencier se réfère souvent, démontre que du mensonge de ses patients, peut jaillir la vérité de leur être. Le psychanalyste viennois a souligné la jouissance narcissique des philosophes créateurs de concepts qui donnent sens à leur vie.

Pour Noudelmann, Jean-Jacques Rousseau est-une sorte de paradigme dans l’élaboration de son étude. On sait que ce philosophe a écrit L’Émile, traité célèbre sur l’éducation, sa nécessité et ses bienfaits et ce tandis qu’il confiait ses cinq enfants à l’Assistance publique. A-t-il écrit cet ouvrage inconscient du mensonge que représentait son système de valeurs par rapport à la vie qu’il menait en privé ? Était-il conscient de cette inconséquence ? Selon Noudelmann, l’auteur des Confessions fait un aveu volontaire en se présentant dans cet ouvrage comme éducateur et père d’un enfant "idéal" qu’il aime et qu’il instruit, car il se voit ainsi. Ce livre l’absolvant de l’abandon de sa progéniture ?

Tout homme est pétri de contradictions, nous le savons. Le ressenti de l’individu influence forcément ses écrits et les démonstrations éclairent les propos du conférencier.

Deleuze qui prône le nomadisme vit le plus casanièrement du monde, ne cachant pas sa "haine" du voyage. Sartre a réinventé la figure de l’intellectuel engagé alors qu’il est resté passif lors de la seconde guerre mondiale. Simone de Beauvoir incite à l’émancipation féminine dans son traité Le Deuxième Sexe, alors que sa correspondance avec Nelson Algren révèle la jouissance servile d’une femme amoureuse. Kierkegaard compose des textes religieux, fait l’éloge du mariage mais vit en célibataire libertin. Il assume franchement ses différents "je" ou pseudonymes à l’instar de l’écrivain Pessoa qui multiplie ses hétéronymes. Michel Foucault prône le courage de dire la vérité mais il refuse de nommer sa maladie et ment sciemment car il veut cacher, au monde, sa vie privée.

Noudelmann montre ainsi que, hors de tout jugement moral, le mensonge relève de la division et de la multiplicité du moi. Paradoxe qu’il faut chercher à comprendre et non à dénoncer. L’écriture parle et dévoile la psyché. Selon notre orateur qu’inspire l’art musical, le concept "frappe" comme une touche sur un clavier, il peut être un cri qui précède le raisonnement élaboré. L’écriture serait portée par un rythme qui révèle la personnalité du philosophe comme de tout écrivain. Chacun de nous parle selon l’image qu’il veut donner de soi, par crainte de révéler ses failles. Le mensonge est ordinaire à tous. Quant aux romanciers nous aimons qu’il soit à la source de leurs œuvres d’imagination. François Noudelmann a démontré clairement que ce déni se cache aussi sous la plume des philosophes. Il a voulu le décrypter, en faire le sujet d’un livre.

RÉSUMÉ

Le Génie du mensonge est le titre du dernier ouvrage de François Noudelmann, dans lequel il veut se faire le « décodeur » des contradictions que montrent certains philosophes dont l'œuvre et la vie ne coïncident pas. En effet certains penseurs ont vécu en plein mensonge et la vie qu'ils ont menée est loin de refléter leur philosophie. Rousseau a écrit l'Émile, un traité sur la nécessité et les bienfaits de l'éducation, alors qu'il a confié ses cinq enfants à l'Assistance publique. Deleuze qui prônait le nomadisme vivait le plus casanièrement du monde, ne cachant pas sa "haine" du voyage. Sartre a réinventé la figure de l'intellectuel engagé, alors qu'il est resté passif lors de la seconde guerre mondiale. Simone de Beauvoir incite à l'émancipation féminine dans son traité Le Deuxième Sexe, alors que sa correspondance avec Nelson Algren révèle la jouissance servile d'une femme amoureuse.
Mais, de même que Freud montrait que du mensonge de ses patients pouvait jaillir la vérité de leur être, de même l'écriture révèle la personnalité du philosophe comme de tout écrivain. En fait, chacun de nous parle selon l'image qu'il veut donner de soi, sans doute par crainte de révéler ses failles.



Jeudi 28 septembre 2017
André Gide ou la fabrique du lecteur
par Hadrien COURTEMANCHE, professeur de Lettres modernes, prépare une thèse sur Les œuvres choisies de l'écrivain par lui-même.

RÉSUMÉ

De son vivant, au lendemain de la Première Guerre mondiale, au moment où son influence sur les milieux littéraires et artistiques est à son apogée, mais suscite également de vives polémiques, André Gide publie en 1921, à l'attention du public adolescent, des Pages choisies de son œuvre chez Georges Crès. Ces analectes, nés d'une sélection personnelle de l'auteur, offrent un poste d'observation singulier pour une vue panoramique de l'œuvre gidienne et constituent un lieu privilégié de dissémination de la lecture. En effet, de Si le grain ne meurt aux Nourritures terrestres, en passant par Les Caves du Vatican ou des extraits de son célèbre Journal, ce florilège autographe propose aux jeunes lecteurs de découvrir ce qu'il convient de nommer une "œuvre-vie". Gide s'y raconte dans un parcours en forme de confessions successives de divers états d'âme, s'y lit comme un intransigeant commentateur de son œuvre dont il tente d'élaborer l'unité provisoire, et s'y observe modelant, par une esthétique de la fragmentation, la figure idéalisée de ses lecteurs. À partir de l'enquête génétique et de l'étude des spécificités stylistiques de cette auto-anthologie en prose, le conférencier s'est interrogé sur le statut singulier de ce volume délaissé par la critique, sur les objectifs de l'écrivain, sur les effets produits par le choix et l'agencement des textes et sur l'image qu'André Gide offre à ses contemporains, celle, comme le souligne Éric Marty, "au-delà du moraliste et de l'immoraliste, d'une écriture totalement ouverte à l'énigme du désir, au questionnement sur soi et à la mobilité perpétuelle de l'être".



Mardi 3 octobre 2017
À propos de l'écriture d'Elfried Jelinek
par Yasmin HOFFMANN, auteur d'une biographie de Jelinek et traductrice de plusieurs de ses oeuvres.

COMPTE RENDU

La conférencière s'interroge d'abord les causes de la violence haineuse que suscite en Autriche l'œuvre et la personnalité de cette femme hors-norme: serait-ce son écriture compressée, étouffante, la charge politique de ses pages, la pornographie assumée comme langage du corps, un tout compact et brutal qui provoque la détestation ?

Y. Hoffman avance plusieurs hypothèses. L'œuvre de Jelinek se veut lucide et provocante pour dénoncer les postures sociales des individus, leur hypocrisie face au monde tel qu'il est. C'est ainsi qu'elle met l'Autriche en accusation en la jugeant arriérée et imprégnée de son passé nazi. Son œuvre utilise la violence, le sarcasme et l'incantation afin de détruire les stéréotypes du sexisme autant que les mythes de la capitale autrichienne.

C'est en triturant la langue allemande qu'elle veut montrer, à sa manière, que nous sommes tous des porte-parole de notre monde et qu'elle n'est certes pas un écrivain du salut! Pour atteindre ce but, Jelinek utilise toutes sortes de techniques langagières dont la traductrice nous fait une brillante démonstration. Utilisant le mot comme matériau de base, Jelinek fait "grincer" la langue allemande pour montrer sa rébellion contre ce pays qu'elle déteste, mais n'a pourtant jamais quitté. Romancière, cette remarquable musicienne se veut en adéquation avec la musique contemporaine. Le rythme de sa pulsion émotionnelle lui fait décortiquer sa langue qu'elle déforme, infléchissant le sens des mots. Elle joue aux anagrammes pour ouvrir des pluralités de sens. Rien n'échappe à sa rhétorique vengeresse contre les stéréotypes et mensonges politiques. Il faut que les mots accouchent de ses idées. La conférencière s'appuie particulièrement sur la langue utilisée dans son roman Lust et son travail de traduction nécessaire pour rester fidèle à l'esprit du roman. C'est un texte iconoclaste qui vise à faire naître l'ennui qui suinte des scènes conjugales.

La traductrice met en évidence les allusions à d'autres voix mêlées à la sienne : celle des magazines populaires autant que les écrits de Holderlin et de Fichte, composant un discours oratorio avec ces voix de la nation allemande, saisies hors de toute hiérarchie. Les livres de Jelinek reprennent toujours les mêmes mots déformés en surimpression comme sur un palimpseste que l'auteur revendique "car des millions de morts parlent avec nous quand nous écrivons".

Elle traite la pornographie en tant qu'expression du langage corporel et dénonce "la sainteté du couple dictatorial" soulignant le grotesque de ce duo par l'exploitation du sexe féminin, fait pour "être transpercé". Texte iconoclaste, Lust vise à montrer l'ennui des conjoints ; c'est ainsi qu'elle "désérotise" le sexe pour faire saisir que le plaisir est ailleurs. "Je ne laisse pas un instant de répit à la langue et je la casse comme Thomas Bernard" ainsi que tous les codes habituels de la vie en société, peut-on ajouter. Sa langue parle bien au-delà des mots employés, car l'inconscient affleure dans les textes de Jelinek qui laissent le champ ouvert à de multiples interprétations et dévoilements.

On peut conclure avec les phrases qui saluèrent celle qui fut honorée du prix Nobel de littérature, en 2004 : "Le flot de voix et de contre-voix dans ses romans et ses drames dévoile avec une exceptionnelle passion langagière, l'absurdité et le pouvoir autoritaire des clichés sociaux."

RÉSUMÉ

Elfriede Jelinek, née en 1946, est une femme de lettres autrichienne, auteur de romans et de pièces de théâtre qui ont souvent fait scandale et qui lui ont valu le prix Nobel de littérature en 2004. Son œuvre dénonce l'hypocrisie et la médiocrité de la société autrichienne encore marquée, selon elle, par l'héritage du nazisme. Elle s'attaque à des mythes, qu'elle amène au jour dans une langue toujours nouvelle, violente et d'une beauté saisissante, qui paraît a priori difficilement transposable en français.
Pourtant E. Jelinek a trouvé une traductrice à la mesure de son talent avec notre conférencière, Yasmin Hoffmann, agrégée d'allemand, professeur à l'Université de Montpellier. En collaboration avec Maryvonne Litaize, Y. Hoffmann a publié, aux éditions Jacqueline Chambon à Nîmes, la traduction de plusieurs romans de Jelinek dont Les Amantes, La Pianiste, Les Exclus, Lust, Méfions-nous de la nature sauvage. Elle est également l'auteur d'une biographie d'Elfriede Jelinek, dont elle est devenue l'amie (Elfriede Jelinek, une biographie, éd. J. Chambon, 2005) Spécialisée dans les écritures de la modernité, notre conférencière a décrypté pour nous l'écriture d'une écrivain dont les procédés relèvent au sens propre du laboratoire de langue(s) où la parole est mise à l'épreuve.



Jeudi 9 novembre 2017
Max Jacob et le Cornet à dés
par Patricia SUSTRAC

RÉSUMÉ

Alors que la guerre de 14 semble devoir durer, Max Jacob choisit parmi un millier d'anciens manuscrits « 300 poèmes chéris [qu'il a copiés] pour qu'ils soient publiés [s'il] meur[t] » (à Kahnweiler, 22 septembre). La publication de ce Cornet à dés va s'avérer délicate et le recueil paraîtra finalement en novembre 1917 à compte d'auteur. Jacob y adjoindra deux préfaces : la première, antidatée de 1906 pour contrer l'antériorité de la parution de Poèmes en prose de Reverdy en octobre 1915 ; la seconde, datée de 1916, est considérée, aujourd'hui comme hier, comme l'esthétique d'une refondation du poème en prose.
Détournant les genres poétiques pour privilégier un recours à la parodie ou au pastiche, Le Cornet à Dés a souvent dérouté par son anti-conformisrne, ses décalages soudains, ses paradoxes, son onirisme; mais un ordre rigoureux gouverne une apparente discontinuité. Si le poète s'en remet au hasard – ce que le titre laisserait suggérer – il transcrit plutôt un réel ouvert à ses jeux internes, ses tensions, et à ses multiples contradictions. Le poème, pour Jacob, doit éloigner du connu pour créer « un nouveau noyau dans l'univers». Chef d'œuvre de Max Jacob, ce recueil confirmera et amplifiera sa position de Magister dans la République des Lettres ; de nombreux jeunes poètes viendront à lui comme à un maître, grâce à ce livre singulier emblématique de l'Esprit nouveau.


Mardi 5 décembre 2017
Caramboles ou comment la pensée ricoche
par Jean-Christophe BAILLY

Ce fut une rencontre sous forme d'entretien avec Jean-Christophe Bailly, docteur en philosophie, auteur dont l'œuvre indéfinissable se situe à la croisée de l'histoire, de l'histoire de l'art, de la philosophie, de la poésie et du théâtre. Sous forme d'un entretien mené par notre vice-présidente, Catherine Malissard, nous avons accompagé le cheminement actif de l'écrivain à travers l'observation du monde qu'il sait si bien écrire sur le mode de "l'étoilement", pour reprendre un de ses titres. Les mots de J.-C. Bailly, lucioles ou clignotement, nous offrent un accès particulier aux instants et aux lieux. Toucher à tout, explique-t-il, ce serait peut-être répondre à tout ce qui nous touche.



Jeudi 11 janvier 2018
Le Japon et la mondialisation ibérique au XVIe siècle
par Sylvie MORISHITA

COMPTE RENDU

La recherche des îles aux épices a été le moteur commercial qui a lancé les Européens sur les océans à partir du XVe siècle. Le volet idéologique en a été la quête du royaume du prêtre Jean dont on supposait l'existence et avec lequel on pensait s'allier pour prendre l'islam à revers. Les Portugais furent les premiers à ouvrir la route des épices en contournant l'Afrique et l'Inde lors du voyage de Vasco de Gama (1497-1499). Malgré le voyage de Magellan (1519-1521) les Espagnols ne prendront pied en Extrême-Orient qu'avec l'expédition de Legazpi organisée à partir du Mexique en 1565.

La caractéristique de l'empire portugais d'Asie réside dans le fait que ce n'est pas un empire territorial mais un empire commercial faits de comptoirs établis dans les ports stratégiques pour le commerce international : Goa, Malacca, Macao, Nagasaki. Le Japon sera intégré dans les circuits du commerce mondial du fait de la présence portugaise en Asie : les commerçants portugais établis progressivement à Macao à partir de 1555 ont servi d'intermédiaires entre la Chine et le Japon. En effet ces deux pays n'entretenaient plus de rapports diplomatiques ou commerciaux depuis les déprédations commises par les pirates japonais le long des côtes chinoises. Or le Japon était demandeur de soieries chinoises et la Chine recherchait avidement le métal d'argent abondamment produit au Japon depuis les années 1530. Les Portugais se sont ainsi livrés à un fructueux commerce qui est à l'origine de la fondation et du développement de Macao et de Nagasaki.

Cette expansion portugaise a laissé des traces littéraires et artistiques. Elle a été chantée par le grand poète portugais Camoens (1525-1580) : on voit à Macao la grotte où il aurait composé une partie des Lusiades, ce long poème épique où il célèbre les exploits de ces compatriotes. Au Japon même les échanges commerciaux luso-nippons ont laissé une trace artistique dans les paravents namban. Les Japonais du XVIe siècle ont appelé les Ibériques les namban jin, les barbares du sud. Les peintres de l'époque ont représenté sur des paravents, pièces de mobilier particulièrement prisées de l 'élite sociale, les scènes exotiques de l'arrivée du grand bateau portugais à Nagasaki, du déchargement des richesses avec procession de l'équipage menée par le capitaine accueilli par les religieux occidentaux. Il subsiste 90 exemplaires de ces paravents, preuve de la popularité du thème à l'époque.

Une autre trace littéraire de ces contacts luso-nippons est à chercher dans la chronique tenue par le jésuite Luis Froís. C'est en effet à ce missionnaire portugais que l'on doit la seule description du célèbre château d'Azuchi, construit par Oda Nobunaga sur les rives du lac Biwa à une vingtaine de kilomètres de Kyoto. De cette magnifique forteresse, il ne reste maintenant que les pierres de soutènement : le château n'a connu qu'une très brève existence puisqu'il a été détruit dans les mois qui ont suivi l'assassinat d'Oda en 1582. De ce château dont il voulait peut-être faire le cœur d'une nouvelle capitale, Oda avait commandé un paravent à un peintre célèbre. Valignano l'avait reçu en cadeau et l'avait expédié en Europe où il a été offert au pape Grégoire XIII. Depuis la fin du XVIe siècle, on ne trouve plus trace de ce chef d'œuvre. Retrouvera-t-on un jour en Europe ce paravent qui était la seule trace visuelle de la splendeur d'Azuchi ?

Si Macao a conservé maints bâtiments liés à la présence portugaise, Nagasaki en revanche ne garde aucun vestige du patrimoine architectural de la période ibérique, l'interdiction du christianisme en 1614 ayant effacé tout souvenir de la présence portugaise ou espagnole. Les seules traces sont artistiques ou littéraires.

Les jésuites pour faire face aux réalités de la mission et pour pallier les difficultés linguistiques ont largement eu recours aux images (tableaux et gravures). Les envois d'Europe étant chroniquement insuffisants, ils ont fondé dans la région de Nagasaki une école d'art où ils formaient des peintres japonais aux techniques occidentales. Dirigée par un Italien, peintre et jésuite, cette école d'art a produit des œuvres qui sont un témoignage éloquent de la rencontre au plus haut niveau qui s'est produite entre Japonais et Occidentaux à cette époque.

Sous la direction énergique d'Alessandro Valignano, les jésuites ont non seulement fondé une école d'art, ils ont aussi introduit au Japon la presse d'imprimerie et la gravure sur cuivre, techniques inconnues des Japonais à l'époque. Ils on traduit et adapté à la langue et à la mentalité japonaise des livres européens profanes tels que les fables d'Ésope et des livres de littérature spirituelle, en particulier l'Imitatio Christi et le grand succès de la littérature humaniste du temps qu'est le De Institutione bene vivendi per exempla sanctorum de Marc Marulle, le grand écrivain croate. Les livres publiés par les jésuites au Japon suivaient les plus récentes techniques occidentales : le frontispice était ainsi illustré d'une gravure sur cuivre, technique répandue quelques années plus tôt par Christophe Plantin d'Anvers.

Les œuvres issues de l'école d'art sont de deux sortes : les œuvres religieuses (tableaux et gravures) destinées à l'ornementation des églises et à la distribution aux convertis à des fins d'enseignement et de dévotion, et plus surprenant, des paravents profanes qui représentent des scènes bucoliques, des rois européens à cheval, des planisphères et des villes du monde occidental. La présence commerciale et missionnaire des Portugais au Japon a fait découvrir la configuration du monde aux Japonais qui n'avaient que peu de connaissances des autres pays, d'où l'intérêt qu'a montré l'élite pour ces planisphères. Ces échanges luso-nippons ont été également l'occasion de grands progrès dans la cartographie européenne du Japon, fruit du travail des cartographes portugais actifs en Asie. Un progrès notable est dû au second séjour de Valignano au Japon à partir de 1590. Reçu en grande pompe à Miyako par le chef militaire Toyotomi Hideyoshi, il entre dans la capitale à la tête d'un cortège dont fait partie le mathématicien et cartographe Ignacio Moreira. Au cours de son séjour au Japon, celui-ci cumule observations scientifiques et contacts avec les Japonais. C'est à lui que remonte la carte la plus précise du Japon à l'époque.

Que ce soit les paravents profanes ou les œuvres religieuses, un point ressort avec certitude : ces œuvres étaient destinées à être distribuées gratuitement dans la population ; elles n'ont jamais fait l'objet d'un commerce. Un autre point est frappant : les productions de l'école d'art des jésuites au Japon alimentaient aussi en livres et en tableaux la mission chinoise.

La mission jésuite était directement liée au Portugal par le padroado, cette institution par laquelle le roi était responsable de l'implantation -et du financement- de la mission dans les territoires où s'installaient les Portugais. Bien que le Japon n'ait jamais été colonie portugaise, Nagasaki était une ville chrétienne et les jésuites y étaient, en théorie, financés par la couronne portugaise. Les succès combinés du commerce et de la mission du bloc luso-jésuite au Japon ont attiré la convoitise des Espagnols installés aux Philippines depuis 1565. Mais le roi Philippe II a encouragé les seules relations commerciales : il n'y a pas eu de projet d'invasion militaire du Japon par les Espagnols de Manille. Les relations ont cependant toujours été difficiles entre les deux pays car marquées par la méfiance mutuelle. Pourtant au début du XVIIe siècle, Tokugawa Ieyasu, devenu maître absolu du Japon, a caressé un moment l'espoir de développer le commerce et la collaboration technique avec les Espagnols. Il souhaitait obtenir un transfert technologique dans deux domaines : l'amélioration du rendement des mines et la construction navale (la marine japonaise était indigente). Les Espagnols ne voulaient surtout pas soutenir ce projet dans lequel ils voyaient une menace pour leur ligne Manille-Acapulco et qui aurait été le prélude au développement d'une marine de guerre : ils ont toujours redouté les projets d'invasion par les Japonais alors qu'ils étaient très peu nombreux aux Philippines. Le problème des relations commerciales se doublaient d'un problème religieux : les Espagnols tenaient à prendre pied dans le champ missionnaire japonais. À partir de 1592 les religieux des ordres mendiants s'immisceront au Japon au grand dam des jésuites qui considéreront que les Espagnols ne tiennent pas compte du monopole sur la mission japonaise qu'ils avaient obtenu des autorités royales et pontificales.

La mission de Keicho est en quelque sorte le condensé des difficiles relations hispano-nipponnes. La mission de Keicho est le nom que l'on donne au Japon à l'ambassade envoyée vers le Mexique en 1603 par le seigneur de Sendai, Date Masamune. C'est le naufrage d'un galion espagnol sur les côtes japonaises qui déclenche une série d 'événements qui aboutissent à cette ambassade.

Le galion San Felipe avait quitté Manille le 25 juillet 1609 à destination d'Acapulco. A son bord voyageait Don Rodrigo de Vivero qui rentrait au Mexique après avoir assumé les fonctions de gouverneur des Philippines par intérim. Le 30 septembre 1609 le navire fait naufrage sur les côtes japonaises ce qui a entrainé pour Vivero un séjour forcé de 9 mois au Japon : il a été reçu et traité comme un diplomate.

Après bien des difficultés Vivero repartait pour le Mexique avec des accords commerciaux et techniques. Pour ce voyage il s'était endetté : il avait fait construire un bateau pour lequel il n'avait pas le moindre argent. Il avait emprunté au trésor shogunal la somme nécessaire et s'était engagé à la rembourser.

Une nouvelle ambassade est mise sur pied au Mexique, elle est confiée au marin le plus doué de son temps Sebastian Vizcaino, l'explorateur de la Californie. En plus du volet diplomatique Vizcaino est chargé d'une mission d'exploration : il doit obtenir du shogun la permission de sonder les côtes japonaises dans le but de choisir un port qui puisse servir de refuge au galion de Manille. À Sendai, capitale du fief de Date Masamune, il rencontre Luis Sotelo, un franciscain très actif dans l'entourage du seigneur. Sotelo va convaincre Date de faire construire un bateau selon les techniques occidentales. Le San Juan Bautista quitte Sendai le 28 octobre 1613. On est certain maintenant que dans toute cette affaire Sotelo tire les ficelles car il a d'ambitieux projets missionnaires : il veut pousser l'ambassade jusqu'en Europe pour obtenir la fondation d'un nouvel évêché dont il aurait été le titulaire. Dès le départ du navire Sotelo prend le pouvoir. Pourtant Date avait nommé un ambassadeur : Hasekura Tsunenaga (1571-1622), un guerrier qui avait sa confiance. L'expédition initialement prévue pour le Mexique a été poussée vers l'Espagne par l'ambitieux Sotelo qui obtient des autorités espagnoles le financement du voyage jusqu'à Rome. Hasekura a demandé le baptême en Espagne ainsi que certains guerriers dont certains resteront près de Séville lorsqu'ils apprendront la persécution du christianisme à partir de 1614. Hasekura rentrera au Japon sans avoir rempli les objectifs qui lui avaient été assignés. Sotelo s'obstinera à retourner au Japon pour finir exécuté à Nagasaki. De ce tragique périple il reste, conservés au musée de Sendai et répertoriés par les autorités japonaises comme trésor nationaux, trois tableaux rapportés par Hasekura et transmis dans les archives du clan Date : un portrait du pape Paul V, un portrait de Hasekura lui-même réalisé à Rome et un tableau à thème marial probablement réalisé à Manille. Un dernier détail : lors du passage entre l'Espagne et l'Italie, le bateau de l'ambassade japonaise avait été obligé de se réfugier dans un petit port provençal à cause d'une tempête. C'est ainsi que Saint Tropez a hébergé le premier Japonais qui ait foulé le sol français.


RÉSUMÉ

Le Japon a été intégré dans les circuits commerciaux mondiaux du fait de l'expansion maritime du Portugal et de l'Espagne lancés sur les océans à la recherche des épices et d'une alliance avec d'éventuels chrétiens dans le but de prendre l'islam à revers. Au Japon comme ailleurs leurs activités commerciales étaient indissociables de leurs projets missionnaires.
Leur présence au Japon au XVIe siècle a laissé des traces artistiques et scientifiques. Les peintres japonais de l'époque ont représenté sur des paravents, pièces de mobilier particulièrement prisées de l'élite sociale, les scènes exotiques de l'arrivée du grand bateau portugais à Nagasaki, du déchargement des richesses avec cortège de l'équipage mené par le capitaine et accueilli par les religieux occidentaux. Il subsiste 90 exemplaires de ces paravents, preuve de la popularité du thème à l'époque.
Pour les besoins de la mission les jésuites ont eu largement recours aux images (tableaux et gravures). Les envois d'Europe étant insuffisants, ils ont fondé dans la région de Nagasaki une école d'art où ils formaient des peintres japonais aux techniques occidentales. Ils ont aussi introduit la presse d'imprimerie et la gravure sur cuivre, techniques inconnues du Japon à cette époque. Dirigée par un Italien, peintre et jésuite, cette école d'art a produit des œuvres qui sont un témoignage éloquent de la rencontre au plus haut niveau qui s'est produite entre Japonais et Occidentaux.
Les traces scientifiques concernent principalement la cartographie européenne du Japon qui a fait d'importants progrès dus à la présence portugaise.
Les relations entre Japonais et Espagnols ont été marquées par la méfiance mutuelle, bien que l'on trouve trace de tentatives d'échanges commerciaux et technologiques (mines et construction navale). La mission de Keicho à destination du Mexique et de l'Europe en 1613 est le condensé des difficiles relations hispano-nipponnes.


Jeudi 8 février 2018
L'humour chez Colette
par Samia BORDJI

Samia Bordji, responsable du Centre d'études Colette au Conseil général de l'Yonne et de la publication annuelle des Cahiers Colette, est venue dévoiler pour nous, avec une érudition gourmande, un aspect incontournable du grand écrivain. On découvre en effet que, dans l'œuvre de Colette, tout est prétexte à rire. Mais de qui tient-elle cet œil espiègle posé sur le monde ? Il faut le chercher sans doute dans ses antécédents familiaux, au creux d'une enfance bénie, entre un père "grivois en anecdotes", dit-elle, et une mère très gaie, cette célèbre et facétieuse Sido.

L'humour de Colette illustre dès lors tous ses livres.

On en a de notables exemples dans Claudine à l'école. L'humour s'y fait polisson, potache, voire grivois. Les allusions à la présence un peu trop fréquente du Dr Dutertre permettent de reconnaître la volonté insistante et assez lourde de Willy; mais Colette est plus douée pour la caricature, le trait vif et incisif, le portrait à petites touches. Elle sait se moquer de la laideur, de la vieillesse, du physique de ses personnages, les gros comme les maigres. Leurs tenues vestimentaires et leurs manies sont l'occasion de caricatures très imagées. Et elle réserve un sort très particulier aux chapeaux imposés par la mode, régulièrement ridiculisés.
Elle croque dans son oeuvre des personnages originaux : les ivrognes du village, la grande Anaïs, monsieur Milton le patriote, les "crasseux" (Irène Chaulieu dans L'ingénue libertine) ou encore Massot (le double de Paul Masson), spécialiste en farces et attrapes, le nom de M. Lemis-Terrieux, mais aussi sa propre mère, Sido, la vertueuse impie, qui lit pendant la messe du Corneille caché dans son missel !
Des comportements peuvent être l'objet de sa verve : la colère est un sujet d'amusement (ainsi dans 38°5), et notamment les siennes propres. La bêtise humaine la met en joie, comme dans le procès d'une tenancière de maison close à Fès, en novembre 1938, au cours duquel les filles avouent qu'elles n'ont jamais songé à fuir, ou encore lorsqu'un inspecteur prononce le nom du compositeur "Gounode". Rien n'échappe à son œil acéré, ni à son oreille affûtée.

Le comique chez Colette est également lié à son génie propre.

Enfant de Saint-Sauveur, elle manie les images, le patois, les incorrections de langue du pays poyaudin avec bonheur. Elle sait aussi l'argot parisien, dont elle fait un langage comique, ou transcrit le vocabulaire des coulisses de théâtre, qu'elle a fréquentées. Elle jubile à faire parler ses personnages dans des dialogues pris sur le vif, comme elle s'amuse du langage enfantin et des trouvailles de sa fille Bel-Gazou. Elle invente des néologismes et émaille sa correspondance de jeux de mots : elle écrit en Léomarchand, cite les jeux verbaux de Maugis-Willy, comme la "médiocre sati-sfaction" à propos d'Erik Satie.

C'est ainsi qu'elle échappe aux vicissitudes de la vie quotidienne.

Parfois, le comique de Colette touche à la satire, quand elle évoque les travaux des écoliers, les problèmes de mathématiques, les sujets de rédaction; quand elle parle de Pierre Dux, sociétaire de la Comédie-Française, du snobisme ou de l'administration. Mais elle porte également un regard sans concession sur elle-même, sa façon d'écrire ou sa "grosse personne".

Elle gardera cet humour jusqu'à la fin de ses jours, malgré la maladie et l'immobilité. Son dernier mari, Maurice Goudeket, en révèlera le secret : "Comme elle avait de la tendresse, et comme elle s'en est défendue!"

Pour clore cette rencontre, Samia Bordji a lu un extrait de La Chambre éclairée, pour notre plus grand plaisir.

c.r. Y. Couf


Mardi 27 mars 2018
Pompéi par delà les clichés : les artisans au travail
par Jean-Pierre BRUN

COMPTE RENDU

Jean-Pierre Brun, archéologue et professeur au Collège de France, nous a proposé un regard renouvelé sur Pompéi, nourri par de récentes approches archéologiques, qui donnent une meilleure idée de l'évolution de la ville, de sa fin tragique, et de ce qu'on y faisait.

Etat des lieux des connaissances actuelles au vu des nouvelles données.

Après avoir rappelé quelle fut la Pompéi primitive de la fin du deuxième millénaire av. J.-C., Jean-Pierre Brun nous a ouvert les portes de la cité de la fin du IVe siècle, dotée de remparts reconstruits et d'un nouveau plan d'urbanisme, où les édifices religieux sont rassemblés à l'ouest, alors que tout le reste est loti. On retrouve des blocs de remploi du rempart originel dans quelques maisons de la grande expansion, où éclot la décoration du 1er style.
Le IIe siècle av. J.-C. voit de grandes transformations, liées à l'enrichissement de la ville, alors très engagée dans le commerce méditerranéen, et à son embellissement par des monuments spectaculaires : la grande basilique, le grand amphithéâtre, le théâtre couvert, ainsi que, sur le forum, l'édifice d'Eumachia, fille d'un très riche négociant. Le 2ème et le 3ème styles picturaux se diffusent.
Le tremblement de terre de 62 oblige Pompéi à se remettre en chantier de 63 à 79. Le temple d'Isis est reconstruit à partir de ses fondations, ainsi que les thermes de Stabies et les thermes du Forum. Le 4ème style explose, au rythme effréné des reconstructions.
L'éruption de 79 met fin à la vie de la cité. Contrairement à ce que l'on croit communément, elle n'a pas eu lieu le 24 août, mais en automne. En effet les fruits retrouvés, le raisin par exemple, ou les vêtements portés par les victimes ne peuvent pas être ceux de la fin d'un mois d'août.
De plus, par la suite, les monuments ont été largement pillés par les Romains.
L'image de Pompéi que nous avons n'est donc pas l'instantané que l'on croit d'une ville figée par l'éruption.

L'artisanat à Pompéi.

Une ville qui tire sa richesse des échanges commerciaux ne peut que receler une très grande variété d'artisanats.
• Les boulangeries sont nombreuses, car l'alimentaire tient évidemment une grande place dans la vie quotidienne. Les fours de boulangers sont régulièrement associés aux meuneries, dont les meules viennent d'Orvieto. Une fresque sur le mur d'une boulangerie représente un candidat distribuant du pain aux électeurs.
• La vannerie propose des paniers, des meubles, mais, plus originalement, des caisses de chariot.
• Le travail du métal est attesté grâce à la découverte entre autres d'un grand banc de pierre entouré de très nombreux petits morceaux de plomb.
• Les ateliers de poterie sont antérieurs à 62. On a mis au jour des moules de lampes à huile à la Porte Nocera, ainsi que, récemment, des vases crus enfouis dans les lapilli Porte Ercolano.
• L'artisanat textile est également très représenté à Pompéi : on y trouve des laveries de laine, dotées de chaudières maçonnées et recouvertes de plomb, pour nettoyer les toisons, et des canaux d'évacuation; des teintureries via Nola et via Stabia, avec les cuves de mordançage à l'entrée de la boutique (l'alun vient des îles Lipari) et les cuves de teinture à la garance, comme dans le jardin de la casa della Regina d'Inghilterra; des ateliers de fabrication de feutre, des ateliers des foulons – où on exploite parfois des enfants jusqu'à la mort ! La foulerie de Lucius Veranius Hypsaeus témoigne aussi du cardage et du souffrage des tissus.
• Les parfumeries trouvent une place de plus en plus grande, comme en témoignent les vases à parfum dans les tombes de Pompéi, Herculanum et Paestum. La fresque des Amours de la maison des Vettii illustre le processus de fabrication : une huile très fine provenant d'olives vertes est chauffée au bain-marie, puis additionnée d'un fixateur qu'on a écrasé. Le parfumeur prépare sa recette dans sa boutique, puis on essaie le parfum sur la cliente. Au nord du forum, on trouve de nombreuses boutiques de parfum, ainsi qu'un pressoir à huile à cet usage. Toutes ces boutiques ont été déplacées après 62 via delle Augustale. Des unguentaria avaient été stockés à Pompéi dès le début du Ier siècle av. J.-C. jusqu'à cette date.
• Les tanneries : la présence de l'eau de rivière, nécessaire pour le lavage et le raclage des peaux explique la présence de tanneries à Pompéi. On y procède au tannage, au séchage et au corroyage avant la préparation finale des peaux.On a découvert une carrière de tanneurs datant de 70 av. J.-C., où s'entassent les ossements de pieds de moutons et les cornes de boeufs, ainsi que des amphores d'alun de Lipari pour assouplir et tanner les cuirs les plus fins. Pompéi produit des chaussures, des vêtements, mais surtout des outres (d'une capacité allant jusqu'à 500 ou 600 litres) qui servent de citernes pour le vin. Dans une tannerie, un triclinium d'été était décoré d'une extraordinaire mosaïque, que l'entrepreneur-tanneur avait récupérée après le séisme de 62 : sous le crâne, le papillon représente l'âme et la roue le hasard. Le niveau de maçon, les haillons et la besace sont des insignes de la pauvreté, tandis que le sceptre et le manteau de pourpre illustrent le pouvoir et la richesse. Une façon de dire que les artisans, bien que modestes, faisaient l'opulence de leur ville ?

Outre son rôle économique local majeur, Pompéi en a joué un autre tout aussi essentiel à l'exportation, dans la production massive de vin, mais aussi de textiles, de cuir et de salaisons de poisson.

Le nombre considérable d'études qui lui a été consacré n'exclut pas d'autres découvertes à venir.

c.r. Y. Couf


Jeudi 12 avril 2018
Patrice Chéreau et Pierre Boulez, de la mise en scène à l'opéra
par Catherine STEINEGGER, musicologue

RÉSUMÉ

La musicologue Catherine Steinegger, dans sa thèse de doctorat Musique à la Comédie Française de 1921 à 1964, aspects de l'évolution d'un genre (2005), aborde la musique de scène comme genre, posant d'essentielles questions : comment concilier mise en scène et représentation lyrique ? comment intégrer les contraintes scéniques inhérentes au genre lyrique ? comment ne pas cantonner le chef d'orchestre à la sphère musicale ?
Elle a montré comment la collaboration Chéreau-Boulez, amorcée avec le Ring de Wagner à Bayreuth en 1976, y répondit par des initiatives scéniques et acoustiques propres à dépoussiérer la notion d'opéra, confirmées en 1979 par la première mise en scène à l'Opéra de Paris de la version intégrale de Lulu d'Alban Berg, puis, en 2007, de La Maison des morts de Janá?ek à Aix-en-Provence.


Mardi 18 septembre 2018
George Sand pionnière de l'écologie moderne
par Martine WATRELOT

COMPTE RENDU

Martine Watrelot a été chargée d'études et de recherches à l'Ecole Normale Supérieure de Lyon. Auteur d'une thèse, Le Rabot et la Plume, portant sur les échanges culturels entre littérature des Compagnons du Tour de France et littérature des grands auteurs romantiques, elle a organisé plusieurs colloques internationaux et publié plusieurs articles relatifs à George Sand. Organisatrice, en octobre 2016, du colloque international "George Sand et les sciences de la Vie et de la Terre", elle dirige la publication, en cours, des actes de ce colloque. En octobre 2017, lors du Festival international des écrits de femme, "Savantes et pionnières", à Saint-Sauveur-en-Puisaye, elle a montré l'avant-gardisme de George Sand en matière d'écologie moderne.

De fait, George Sand a toujours été passionnée par les sciences naturelles, "l'histoire naturelle" comme on disait alors. Elle tenait ses connaissances scientifiques de ses lectures, puisées dans la bibliothèque de sa grand-mère, des conversations avec son ami le botaniste Jules Néraud, de son enfance à Nohant au contact de la nature, de sa qualité de propriétaire terrienne, de son goût pour les promenades et les excursions au cours desquelles elle herborisait avec tout le matériel nécessaire. Elle fréquenta le Museum d'Histoire Naturelle de Paris, suivit les cours de Frédéric Cuvier et correspondit pendant quatre ans avec Geoffroy de Saint-Hilaire.
George Sand a constitué une riche collection d'herbiers, pour lesquels elle a mis au point des méthodes de conservation des plantes fragiles, en particulier les algues. Elle a fait un recensement ds fossiles de Nohant et une collection de minéraux (en particulier dans la vallée de la Creuse). Grâce à son fils Maurice, grand connaisseur en matière de papillons, elle a développé un intérêt pour l'entomologie.
Très tôt, George Sand s'est inquiétée de la disparition possible de certaines espèces végétales et elle a donc prêché pour la conservation de l'environnement végétal dans son ensemble, y compris les "mauvaises herbe" des talus. Elle a compris que cela permettrait de garder des types primitifs et l'environnement dans lequel ils sont apparus.
Elle a accueilli avec sympathie, en 1872, une pétition des artistes qui s'indignaient des projets de coupes de bois dans la forêt de Fontainebleau, après l'interruption imposée par la guerre.
Elle a prouvé de ce fait qu'elle avait déjà conscience des interactions qui existent au sein d'un environnement, où la destruction d'un élément a des répercussions sur tous les autres et peut constituer une menace pour les générations futures et pour l'humanité même.
George Sand – c'est ce qu'a montré Mme Watrelot – peut être comptée parmi les initiateurs des problématiques écologiques d'aujourd'hui.

RÉSUMÉ

Martine Watrelot est l'auteur d'une thèse sur le compagnonnage littéraire au temps du romantisme populaire (Lille, 2000). En octobre 2017, lors du Festival international des écrits de femme, Savantes et pionnières, à Saint-Sauveur-en-Puisaye, elle a mis en lumière l'avant-gardisme de George Sand en matière d'écologie moderne. De fait, George Sand a toujours été passionnée par les sciences naturelles. Elle fréquenta le Museum d'Histoire Naturelle de Paris, suivit les cours de Frédéric Cuvier et correspondit pendant quatre ans avec Geoffroy de Saint-Hilaire. Elle tenait ses connaissances scientifiques de ses lectures, puisées dans la bibliothèque de sa grand-mère, des conversations avec son ami le botaniste Jules Néraud, de son goût pour les promenades et les excursions au cours desquelles elle herborisait avec tout le matériel nécessaire. Elle a constitué une riche collection d'herbiers ; elle a fait un recensement des fossiles de Nohant et une collection de minéraux (en particulier dans la vallée de la Creuse). Grâce à son fils Maurice, grand connaisseur en matière de papillons, elle a développé un intérêt pour l'entomologie. Très tôt, elle s'est inquiétée de la disparition possible de certaines espèces végétales. Elle a accueilli avec sympathie, en 1872, une pétition des artistes qui s'indignaient des projets de coupes de bois dans la forêt de Fontainebleau, après l'interruption imposée par la guerre. Ainsi George Sand peut-elle être comptée parmi les initiateurs des problématiques écologiques d'aujourd'hui.


Mardi 9 octobre 2018
L'éducation des filles entre la Révolution et l'Empire, l'expérience d'Henriette Campan
par Geneviève HAROCHE-BOUZINAC

COMPTE RENDU

Geneviève Haroche-Bouzinac, professeur d'histoire de la littérature à l'âge classique à l'Université d'Orléans s'est particulièrement intéressée à la "Vie mouvementée d'Henriette Campan" (1752-1822); dont elle dit qu'elle est placée sous le signe de l'éternel recommencement.

Après avoir reçu une excellente éducation au sein de sa famille, Henriette Campan, née Genet, passe vingt-deux ans à la Cour de Versailles, fonde après la Révolution une institution de jeunes filles et enfin devient surintendante d'une maison impériale d'éducation. Mais, quelles que soient les vicissitudes de l'Histoire, qui ne la ménage guère, elle offre l'exemple d'une femme déterminée à rester constamment une éducatrice attentive et soucieuse de l'éducation des filles.

Henriette Campan, née au sein d'une famille aimante, reçoit une éducation savante exceptionnelle pour l'époque grâce à son père, Edme Genet, homme de lumières, interprète érudit, et commis principal aux Affaires étrangères. Dans cette famille bourgeoise vivant à la cour, Henriette est une jeune fille instruite qui apprend, comme ses quatre sœurs et son frère, grâce à des précepteurs, l'anglais, l'italien, la musique, l'histoire, et manifeste un goût et une aptitude certains pour les études.

En 1768, à l'âge de seize ans, elle est choisie pour être lectrice des filles de Louis XV. Dès lors elle vit dans la servitude constante afférente à sa tâche. En 1774, elle devient femme de chambre de Marie-Antoinette, âgée alors de dix-sept ans. Elle aime en secret un jeune protestant et elle en est aimée en retour, mais ils doivent renoncer l'un à l'autre. Elle a vingt-et-un ans lorsque Marie-Antoinette décide de la marier à Pierre Campan, homme volage, dépensier et violent. Ce mariage malheureux se conclura par un divorce quelques années plus tard, en 1790, malgré la naissance d'un fils, Henri. Mais la générosité d'Henriette se révélera dans les soins prodigués à son époux, jusqu'à la mort de ce dernier en 1797.

Partageant l'intimité de la reine, elle se trouve aux premières loges du théâtre de la Cour, et n'ignore rien des petits secrets des dames de la famille royale. Elle procède à la cérémonie du bain de Marie-Antoinette, est l'unique dépositaire de ses diamants, gère ses comptes et tient son agenda personnel. Confidente et amie de la souveraine, elle a une parfaite connaissance de son caractère, sait tout de l'affaire du collier de la reine et de l'existence d'Axel Fersen.

Lorsque la Révolution éclate, son monde vole en éclats. Elle n'est pas de service auprès de la Reine le 10 août 1792, mais elle assiste à l'incendie des Tuileries et voit brûler sa propre maison depuis le Carrousel. De même, après l'échec de la fuite à Varennes, elle assiste à l'incarcération de Marie-Antoinette au Temple. Pendant les difficiles années de la Terreur, sa mère, ses deux sœurs, son fils, ses nièces et elle-même se réfugient dans la vallée de Chevreuse. En 1793, elle échappe aux Jacobins à 24 heures près. Mais une de ses sœurs, menacée d'être guillotinée, se suicide. Henriette recueille ses trois nièces désormais orphelines. Après la chute de Robespierre, ruinée, chargée de famille, elle décide d'ouvrir un institut pour filles à Saint-Germain-en-Laye, afin de prendre en charge l'éducation de ces enfants souvent livrées à elles-mêmes. En septembre 1794, elle y loue une petite maison où elle recueille quelques jeunes filles, dont une majorité sont de sa famille. Les garçons sont hébergés dans la même ville à l'institut Mac-Dermott.

Une nouvelle vie commence pour Henriette Campan, qui se consacre dès lors à sa passion et met en pratique ses idées sur l'éducation des filles, projet novateur s'il en est en cette fin du XVIIIe siècle, en devenant leur institutrice.

Tout d'abord, dans ces temps difficiles, elle crée pour les jeunes filles, pour la plupart orphelines et privées de famille, un univers protecteur, dont elles lui seront reconnaissantes au point de lui manifester un attachement profond toute leur vie, comme en témoigne leur correspondance.

Ensuite, elle propose un nouveau modèle féminin, "l'american mother", inspiré de l'épouse de l'ambassadeur James Monroe, femme instruite et mère modèle. (Son frère aîné Edmond Genet, qui est devenu ambassadeur aux États-Unis, après avoir été diplomate auprès de Catherine II de Russie, et a pris la nationalité américaine, a fait connaître l'institut de sa sœur aux Monroe, qui lui confient leur fille Eliza.) Ce modèle de mère de famille attentive au bien-être de ses enfants est complété par celui de Madame Roland, exécutée le 8 novembre 1793, qui incarne "la mère républicaine". Ces deux femmes offrent aux jeunes élèves l'image de vertus personnelles et citoyennes à imiter. Dans ce milieu protégé, où la solidarité n'est pas un vain mot, la jalousie n'existe pas, car toutes les jeunes filles ont les mêmes droits, et les amitiés liées pendant l'enfance vont perdurer bien au-delà. De même, pour ne pas susciter de convoitises ni de différences de classes, l'argent de poche est interdit à l'Institut.

La maison devient vite trop petite et, en janvier 1795, Henriette Campan loue l'hôtel de Rohan. Mais qui sont ses élèves ? Ses nièces tout d'abord, mais aussi des enfants de diplomates, des filles de guillotinés, quelques filles d'émigrés. En 1795, Joséphine de Beauharnais se présente à l'hôtel de Rohan pour confier sa fille Hortense à celle qui deviendra son amie. L'héritage de Beauharnais a été confisqué après son exécution et Joséphine est sans le sou. De même, en mai 1803, Napoléon confie ses sœurs Caroline puis Pauline à l'Institut. Plusieurs jeunes filles seront ainsi élevées par Henriette, qui devient l'institutrice de futures reines et princesses.

Henriette Campan réussit à éduquer toutes ces jeunes filles d'origines très diverses en même temps. Son modèle éducatif est sans nul doute celui de Madame de Maintenon, mais elle le dépoussière et le renouvelle. Pas d'enseignement religieux et foin des distinctions de rang ! Les jeunes filles portent toutes un uniforme et les divisions sont représentées par des couleurs (on retrouvera ces couleurs à l'école de la Légion d'Honneur).

Les élèves apprennent une langue vivante principale, parfois une seconde langue. Elles étudient la grammaire, les belles lettres, la mythologie, l'histoire, la géographie. Madame Campan met au point une méthode globale d'apprentissage de la lecture, et elle écrit de petites pièces que les élèves jouent, afin de travailler leur mémoire et leur prononciation. Elles reçoivent des leçons de savoir-vivre et de maintien, et apprennent à user d'un langage correct. En ce qui concerne les arts, la musique et la peinture ont toute leur place : Jadin, professeur au conservatoire, donne des cours de piano et dirige la chorale ; le peintre Isabey dispense les cours de peinture et de dessin. Les arts domestiques ne sont pas laissés de côté : les jeunes filles font de la broderie, de la couture, et reçoivent des cours de gestion ménagère. La vie quotidienne est saine, et la propreté règne. L'hôtel de Rohan est doté de salles de bains.

Ce cadre éducatif a pour but d'aider l'élève à construire son propre parcours personnel, et les récompenses sont distribuées selon le mérite et non selon une quelconque faveur. Par conséquent, les punitions sont rares. La plus sévère consiste à manger seule sur "la table de bois", c'est-à-dire une table sans nappe… Par contre, Madame Campan est l'inventeur des bons points qui gratifient l'effort, sinon la réussite ! Chaque année, la "cérémonie de l'exercice" évalue le travail sous forme d'interrogations orales, d'exposés, ou d'auditions. On édite des bulletins et on procède à la distribution des prix.

Après son mariage avec Joséphine et son couronnement, l'empereur Napoléon décide d'ouvrir des "maisons impériales d'éducation" pour les enfants des militaires tués au cours de ses batailles. Il en confie la responsabilité à Henriette Campan, qui doit désormais composer avec l'autorité impériale. La Maison de la Légion d'honneur est née.

Le 3 septembre 1807, l'Institut s'installe au château des Montmorency, à Écouen. Nommée surintendante, Madame Campan y emmène dix-huit élèves, mais on en attend trois cents. Si elle gagne en espace et en notoriété, elle perd en indépendance : on n'enseigne plus de langues vivantes, peu de musique, mais davantage de couture, de cuisine, et d'éducation religieuse. Elle parvient à tricher quand même pour contourner ce qui ressemble, de la part de l'Empereur, à de la misogynie… Ses projets restent ambitieux : elle envisage de créer une division supplémentaire destinée à former des institutrices, un corps d'inspectrices, de faire de l'Institut une sorte d'université des femmes et même une École normale pour l'Europe.

La Restauration amène un nouveau bouleversement dans la vie d'Henriette Campan : à la chute de Napoléon en 1814, le roi Louis XVIII restitue le château d'Écouen au prince de Condé. Elle est de nouveau ruinée, mais bénéficie du titre de "surintendante honoraire", qui lui vaut une pension.

Dès lors, sa vie se partage entre son fils Henri, sa nièce Aglaé, devenue maréchale Ney, et ses amis, comme Hortense de Beauharnais. Elle écrit aussi beaucoup : un mémoire à destination de son frère Edmond et de ses neveux américains, un Mémoire sur la vie privée de Marie-Antoinette, reine de France et de Navarre, qui paraîtra à titre posthume en 1823, un mémoire pour sa descendance, Le Livre de famille, un petit roman en 1811, Lettres de deux jeunes amies qui décrit la vie à Écouen sous forme épistolaire, et encore Manuel de la jeune mère, conseils aux jeunes filles. Sur ce sujet, elle est intarissable. En 1835, Hortense de Beauharnais, duchesse de Saint-Leu, publie, en hommage à l'éducatrice qu'elle n'a jamais oubliée, la Correspondance inédite de madame Campan avec la reine Hortense, avec l'aide d'Aglaé.

Atteinte d'un cancer, Henriette Campan s'éteint à Mantes le 16 mars 1822. Sur sa tombe on peut lire cette épitaphe : "Elle fut utile à la jeunesse et consola les malheureux".

Cette femme étonnante, qui a traversé tant de régimes, s'est attachée par dessus tout, dans l'éducation des filles, à former de bonnes mères de famille, des femmes distinguées et raffinées, mais aussi de futures enseignantes, projet révolutionnaire en cette fin de XVIIIème siècle dans son ambition.

c.r. Y. Couf

RÉSUMÉ

Henriette Genet, grâce à son père, reçoit une éducation exceptionnelle pour l'époque. En 1768, à l'âge de seize ans, elle est choisie pour être lectrice des filles de Louis XV. En 1774, elle devient femme de chambre de la jeune Marie-Antoinette. Elle a 21 ans lorsque celle-ci décide de la marier à Pierre Campan, homme volage, dépensier et violent. Partageant l'intimité de la reine, Henriette Campan n'ignore rien des petits secrets des dames de la famille royale. Lorsque la Révolution éclate, son monde vole en éclats et, pendant les difficiles années de la Terreur, elle se réfugie avec sa famille dans la vallée de Chevreuse. Après la chute de Robespierre, ruinée, elle décide d'ouvrir un institut pour filles à Saint-Germain-en-Laye. Elle y met en pratique ses idées très novatrices sur l'éducation des filles. En janvier 1795, elle loue l'hôtel de Rohan, où elle accueille Caroline et Pauline, les sœurs de Napoléon. Lorsque celui-ci décide d'ouvrir des "maisons impériales d'éducation" pour les enfants des militaires tués au cours de ses batailles, il en confie la responsabilité à Henriette Campan, qui doit désormais composer avec l'autorité impériale. En septembre 1807, l'Institut s'installe au château des Montmorency, à Écouen. Mais, à la chute de Napoléon, Louis XVIII restitue le château d'Écouen au prince de Condé : elle est à nouveau ruinée, mais bénéficie du titre de "surintendante honoraire", qui lui vaut une pension. Atteinte d'un cancer, Henriette Campan meurt à Mantes en 1822. Sur sa tombe on peut lire cette épitaphe : "Elle fut utile à la jeunesse et consola les malheureux". Cette femme étonnante, qui a traversé tant de régimes, s'est attachée par dessus tout, dans l'éducation des filles, à former de bonnes mères de famille, des femmes distinguées et raffinées, mais aussi de futures enseignantes, projet révolutionnaire en cette fin de XVIIIe siècle.


Jeudi 15 novembre 2018
Raisons et sens des commémorations de 1914-1918
par Antoine PROST

COMPTE RENDU

Antoine Prost, éminent historien orléanais, président du Conseil scientifique de la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale et du Mémorial de Verdun, était venu, en octobre 2014, expliquer pourquoi la France était sortie vainqueur du conflit. Ce 15 novembre, il nous a éclairés sur les raisons et le sens des commémorations de la Grande Guerre, soulignant l'ampleur incroyable et inédite de l'élan commémoratif des Français, même si les commémorations n'ont pas le même sens pour tout le monde, selon qu'on se place au niveau de l'État, de la société civile ou des individus.

En ce qui concerne l'État, les commémorations répondent nécessairement à de nombreuses contraintes. Elles sont liées tout d'abord à des dates et à des lieux précis, comme le 11 novembre ou Verdun. Mais elles sont également liées à des contraintes physiques : il est en effet impossible de réunir tous les chefs d'État à Verdun, faute d'une salle de réception suffisamment adaptée; et il n'est pas davantage envisageable de rassembler les participants sur un champ de bataille, à l'étendue telle qu'elle ne permet pas d'assurer leur sécurité.
Ces commémorations imposent aussi des rites précis, sous forme de discours, de fleurs, de couronnes, d'honneurs militaires… Mais, si elles sont rigoureusement codées depuis des décennies, on a pu cependant noter quelques innovations ces dernières années.
– Ainsi, le 1er juillet 2016, les Britanniques sont venus rendre hommage aux 72.000 des leurs, disparus ou non identifiés, tombés au champ d'honneur lors de la bataille de la Somme. Il n'y eut pas de discours officiel lors de cette rencontre franco-britannique à Thiepval, mais une heure de lectures de témoignages, données entre autres par le Prince de Galles, le Premier ministre britannique et le président Hollande qui a lu un extrait de Civilisation de Georges Duhamel.
– Le 16 avril 2017, le président Hollande a honoré la mémoire des victimes de la bataille du Chemin des Dames par une marche de plusieurs kilomètres, au cours de laquelle on a même pu entendre, lors d'une cérémonie officielle, la Chanson de Craonne, hymne écrit par des soldats et censuré par le commandement militaire de l'époque.
– De même le président Macron a choisi, pour son itinérance du 11 novembre 2018, un trajet jamais emprunté par des officiels. Ce parcours a permis de mettre en lumière le nombre de lieux qui avaient été occupés par l'ennemi, sans qu'ils soient nécessairement des champs de bataille connus.
Toutes ces commémorations d'État se déroulent sans la participation massive du public. Le public est ailleurs, devant ses écrans de télévision, assistant à un spectacle planifié pour être retransmis. Pourtant ces cérémonies ont une fonction très forte de marqueur et de légitimation pour la nation. Mais le plus important se passe ailleurs, dans la société civile.

Dans la société civile, des milliers de commémorations ont éclos sous les aspects les plus divers, grâce à internet, aux medias, aux documentaires, aux collectivités locales, aux écoles, collèges et lycées. Des comités départementaux du Centenaire ont créé un label de qualité destiné à examiner et agréer les différents projets: 6356 d'entre eux ont ainsi été labellisés (seuls les projets collectifs ont été agréés), mais des milliers d'autres ont vu le jour sans ce label.
Le mouvement d'intérêt pour la Grande Guerre est massif depuis 2013, mais aussi continu, national et diversifié. Certes le Nord-Est est plus représenté que les autres régions, mais toute la France a commémoré ces années tragiques, et de toutes les façons possibles. Le plus fréquemment, ces commémorations ont pris la forme d'expositions, de spectacles (avec lectures de lettres de Poilus), de chansons par des choeurs d'enfants, de projection de films, d'itinéraires sur les lieux de la guerre. L'imagination n'a connu aucune borne. Ainsi, dans le Loiret, vingt-quatre projets ont été labellisés : treize ont fleuri dans des villes, onze à la campagne. Mais en réalité, en France, il y a eu des dizaines de milliers de manifestations commémoratives ! Et on n'a pas pu les recenser toutes.
Quel sens donner alors à ces commémorations exceptionnelles ?
Tout d'abord, il faut noter qu'il n'existe pas, en France, de monument national à la guerre 14-18 et qu'il n'y a jamais eu de commémoration de la mobilisation. Par contre tous les villages possèdent leur monument aux morts, qui porte inscrit le nom des hommes partis au front et qui n'en sont pas revenus. On rend cet hommage "aux soldats d'ici", ceux qu'on côtoyait, qu'on connaissait. Dans la Vienne, un village a érigé son monument aux morts dès 1916, en y gravant le nom des victimes. Mais c'est à partir de 1920-1921 que tous les villages de France se dotent d'un monument, qui permet une commémoration du deuil.
La question de la responsabilité de la Grande Guerre n'est jamais posée non plus. Mais la lecture des Somnambules, analyse de la marche à la guerre par un historien australien, Christopher Clark, en donne une version intéressante. Le poids de la responsabilité pèse aussi très lourd sur les commémorations, et le point de vue des peuples n'est pas le même. Ainsi, les Allemands considèrent qu'ils ont dû défendre leur territoire contre les Français, alors que les Français les considèrent comme des envahisseurs.
La Grande Guerre est aussi la première guerre mondiale, ce qui lui donne un statut très particulier. Elle fait des soldats, qui ont le monopole de la mort reçue et donnée, des victimes et des héros. Ce ne sera pas le cas lors du conflit de 39-45, où on n'a pas besoin de combattre pour être une victime (ainsi, le bombardement de Dresde en février 45 fait 100.000 victimes civiles en une seule nuit ).

Chez les individus, la curiosité pour ce conflit majeur de notre histoire ne s'est pas démentie.
Elle s'est amplement manifestée sur les sites internet, avec des pics en août et novembre 2014, novembre 2015, et février 2016. La grande collecte des souvenirs personnels de la guerre a permis de recueillir les documents de 20.000 personnes et de numériser 325.000 pages. La Grande Guerre des Français a pu être éditée et transmettra aux générations futures leurs patrimoines familiaux.
Ces documents, qui ont survécu pendant un siècle sans être détruits ni partagés entre héritiers, prouvent à quel point ils revêtaient dans les familles un caractère sacré. Et ce sont bien ces mémoires familiales qui fondent la mémoire collective: la commémoration est un fait qui va de soi et qu'on ne remet pas en question. Elle suscite la curiosité, mais elle est aussi liée à la transformation de notre société.
Le traumatisme de 14-18 est, à l'évidence, beaucoup plus fort que celui de 39-45: les Français ont subi des pénuries, des réquisitions, accueilli des réfugiés, compté leurs blessés et leurs morts; les femmes se sont mises massivement au travail dans des conditions pénibles, et l'angoisse quotidienne a pesé très lourd pendant quatre ans.
On considère la commémoration comme un retour sur soi, accompagné d'un sentiment de culpabilité diffuse. Mais l'hommage paraît toujours insuffisant, au regard du million et demi de morts parmi nos concitoyens.

Quel est l'avenir de ces commémorations de la Grande Guerre ? Aujourd'hui, il n'existe pas de devoir de mémoire en ce qui la concerne, alors qu'il y en a eu un dans l'entre-deux-guerres. Mais il faut dire aussi que la mémoire de la guerre 14-18 est peut-être liée à la conjoncture internationale, et que les commémorations de ces dernières années ont permis peut-être d'exorciser la crainte, et d'espérer de nouveau "plus jamais ça".

Antoine Prost a ensuite donné au public quelques réponses à diverses questions :
– On ne commémore pas la campagne de France de 1940, qui a pourtant fait soixante mille morts en cinq semaines, c'est-à-dire plus que Verdun dans le même laps de temps.
– Le musée de Verdun a été inauguré en 1968 par Maurice Genevoix, en présence d'anciens combattants et d'Henri Duvillard, ministre des Anciens combattants et Victimes de guerre, mais sans le Président De Gaulle, ni le Premier Ministre, ni le Ministre des Armées. Le message de la cérémonie était clair : "Ici, nous avons arrêté les Huns."
– Depuis 1980, la littérature sur la Grande Guerre a augmenté régulièrement, avec des pics dans les années 4 et 8.
– Les noms des fusillés pour l'exemple ont été réintégrés au musée de l'Armée, au titre de soldats; quelques-uns apparaissent sur certains monuments aux morts.

c.r. Y. Couf

RÉSUMÉ

Antoine Prost, l'historien orléanais bien connu, président du Conseil scientifique de la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale, nous a éclairés sur les raisons et le sens des commémorations de la Grande Guerre, soulignant l'ampleur de l'élan commémoratif des Français. En ce qui concerne l'État, les commémorations ont répondu nécessairement à de nombreuses contraintes et à des rites codifiés : en 2016 les Britanniques sont venus à Thiepval rendre hommage aux leurs tombés lors de la bataille de la Somme, le 1er juillet 1916 ayant été le jour le plus sanglant de l'histoire de l'armée britannique ; en 2017, le président Hollande a honoré la mémoire des victimes de la bataille du Chemin des Dames ; en 2018 le président Macron a voulu parcourir l'ensemble du territoire touché par le conflit. Dans la société civile, medias, collectivités locales, écoles, collèges et lycées, se sont investis dans des commémorations qui ont pris la forme d'expositions, de spectacles (avec lectures de lettres de poilus), de chansons par des choeurs d'enfants, de projection de films, d'itinéraires sur les lieux de la guerre… Chez les individus, une grande collecte des souvenirs personnels de la guerre a permis de recueillir les documents de 20.000 personnes ; le fait que ces documents aient été conservés prouve à quel point ils revêtaient dans les familles un caractère sacré. Pour finir Antoine Prost s'interroge sur la pérennité des commémorations de la première Guerre mondiale une fois le centenaire terminé, alors qu'on parle plus fréquemment de "devoir de mémoire" au sujet de la seconde Guerre mondiale.


Mardi 27 novembre 2018
De la "défloration" à la "première fois". Histoires de femmes du XIXe siècle
par Pauline MORTAS

COMPTE RENDU

Ce thème inhabituel et sans nul doute audacieux s'inscrit cependant dans le cadre de nos études sur les images féminines qui ont illustré notre premier trimestre.

Pauline Mortas, jeune agrégée d'histoire, a vu sa thèse sur ce sujet récompensée en 2015 par le prix Mnémosyne, et publiée sous le titre : Une rose épineuse.

Une telle étude ne va pas sans poser quelques problèmes : le chercheur ne peut s'appuyer ni sur les récits d'un personnage célèbre, ni sur une étude historique, ni sur l'art en général. On prend conscience que ce ne sont pas les femmes qui ont fait l'histoire de leur intimité, mais bien les hommes. A l'inverse du XVIIIe siècle, qui a beaucoup laissé d'écrits intimes sur le corps, le XIXe n'en produit pas. L'écriture de soi est réservée de toute manière à l'élite sociale, où le journal intime des jeunes filles est considéré comme un outil éducatif, souvent lu par la mère, ce qui explique à l'évidence qu'il est impossible de lui confier le récit d'expériences touchant au corps. Par ailleurs, on remarque une surreprésentation des écrits masculins (il a fallu attendre 2018 pour qu'une collecte réservée aux écrits des femmes voie le jour aux Archives), parce qu'on a conservé les écrits des hommes, mais pas ceux des femmes, considérés comme moins intéressants. Elles-mêmes d'ailleurs se sont également autocensurées, parce qu'elles avaient intériorisé la pudeur qu'on leur avait inculquée.

Comment dès lors écrire cette histoire de la défloration en l'absence de documents ? On peut en envisager une approche à travers les représentations données par les discours masculins, dans les domaines de la justice, de la médecine ou de la religion. Mais, encore une fois, le monopole masculin ne permet pas une élaboration historique fiable d'un fait exclusivement féminin.

C'est l'étude de trois cas particuliers qui va nous faire entrer dans la vie intime de trois femmes, et, partant, de trois couples. Il s'agit de Cécile Brongniart, née Coquebert de Montbret, d'Athénaïs Michelet, née Mialaret, et de Valérie R., commerçante.

La première, Cécile Brongniart, qui a dix-huit ans en 1799, est de très bonne famille. On la fiance à Alexandre B., de dix ans son aîné. Tous deux appartiennent à l'élite sociale parisienne et, comme il est souvent de bon ton, échangent des journaux croisés pendant leurs fiançailles. Il est à noter qu'à cette époque tous les journaux intimes des jeunes filles s'interrompent à la veille du mariage pour reprendre plusieurs mois, voire plusieurs années plus tard, parfois.
Cécile tient son journal pour faire plaisir à son fiancé, qui en tient un depuis plus longtemps qu'elle. On sait ainsi qu'il a déjà eu des expériences sexuelles avec cinq femmes avant son mariage, peu satisfaisantes d'ailleurs. Les deux fiancés éprouvent l'un pour l'autre une vive affection, mais à l'empressement d'Alexandre répond l'embarras de Cécile, totalement ignorante des modalités du mariage. Le jour du mariage, elle éprouve tellement d'appréhension que la "nuit de noces" est différée au surlendemain. Dans son journal, la jeune femme parle de "moments pénibles", bien loin des descriptions des romans et poèmes qui éveillent l'imagination et les sens, et se confie à sa jeune belle-soeur. Alexandre est un peu plus hardi dans ses confidences en évoquant le déshabillage et le peu de sommeil qu'il prend cette nuit-là. Le décalage est total entre les deux époux. Si l'époux attend de son épouse de la retenue, mais pas trop, l'épouse attend de la douceur et de la patience à l'envi : on comprend mieux comment on a pu légitimer le viol conjugal dans le discours social.

Un fait nouveau apparaît en ce début du XIXe siècle, qui va transformer l'image qu'on se fait de la défloration : il s'agit de la révolution de l'hymen, en tant que membrane. La virginité, qui appartenait jusque-là au discours religieux, est désormais un fait clinique et acquiert une existence concrète. La défloration prend une statut nouveau.

Lorsque Athénaïs Mialaret épouse Jules Michelet, elle a vingt-trois ans, et lui cinquante-et-un. Le décalage entre eux est double, tenant à la fois à l'âge et à l'expérience. On n'a malheureusement rien conservé du journal intime d'Athénaïs, mais on connaît beaucoup de choses grâce aux confidences de Michelet.
La défloration n'a pas lieu le soir du mariage, mais neuf mois après. Pendant cette longue période, la jeune fille est souffrante et se refuse. "Physiquement, il est impossible d'être moins marié" se plaint Michelet, qui se dit frustré sexuellement et sensuellement. Les deux époux partagent néanmoins des heures très douces de tendresse et d'amitié. Michelet propose des remèdes, observe son épouse, cherche des solutions médicales. Assisterait-on aux balbutiements de la sexologie ? On pense à une conformation défectueuse de l'appareil génito-urinaire d'Athénaïs, à une inflammation locale. En l'absence, finalement, de toute lésion organique, on accuse un hymen trop résistant. Cette membrane, récemment découverte, trouve sa légitimité ! A bout de ressources, on conseille à la jeune femme le recours à l'éther ou au chloroforme pour adoucir ses douleurs… A la fin du XIXe siècle, on pensera plutôt que la pathologie d'Athénaïs est liée à sa peur et à la maladresse de Jules. Enfin la première défloration a lieu en novembre 1849; mais c'est en mars 1850 que Michelet peut laisser éclater son triomphe dans cette curieuse formule : "Ce soir, je pris possession de mon vagin, plus que je ne l'espérais."

A partir du milieu du XIXe siècle, le mariage d'amour remplace peu à peu le mariage arrangé, et on assiste à une certaine érotisation de la vie conjugale. Des ouvrages de vulgarisation, des manuels d'amour conjugal, des conseils de médecins aux jeunes gens se diffusent. La sexualité acquiert une place centrale dans la vie conjugale et n'est plus exclusivement liée à la procréation. La défloration, autrefois considérée comme une flétrissure, devient synonyme d'éveil, et, si elle est bien menée, un véritable succès. Il faut donc la préparer avec soin.

C'est le cas de Valérie R. dite Lili, qui appartient au milieu commerçant parisien. Elle se fiance en 1912 à vingt-trois ans à Georges qui en a vingt-quatre. Valérie ne tient pas de journal, mais, comme le jeune homme fait son service militaire, leur correspondance de fiançailles est abondante et nous renseigne pleinement sur leur sexualité.
Quelle est donc leur conception de la virginité féminine (car lui aussi est vierge) ? Dans ces milieux populaires ou modestes urbains, la tolérance est plus grande vis-à-vis des fiancés impatients. Ils le sont aussi, mais réagissent de façon différente: chez Georges la virilité s'affirme dans le besoin de la virginité de celle qu'il aime; Lili a surtout peur de la grossesse, de l'abandon qui pourrait suivre la défloration, d'une réputation entachée. Les deux fiancés surmontent leurs inquiétudes mutuelles, se décident à sauter le pas avant leur mariage et préparent dans leur correspondance "l'opération défloration". Dans un courrier, un Georges très attentionné dresse la liste des produits qui pouraient se montrer utiles – où on retrouve l'éther. Lili se charge de se les procurer. Le résultat est plutôt réussi et Lili donne, dans une lettre datée du 10 décembre 1912, les détails de la scène. Son fiancé la remercie de lui avoir offert "un grand trésor" en lui sacrifiant "la plus jolie chose".

Avec ce dernier exemple, on voit à quel point cette défloration au XIXe siècle est un élément déterminant pour la vie conjugale. L'histoire de la défloration féminine, c'est aussi celle des hommes et celle des couples. La "première fois" est un moment crucial où se joue la virilité, qui prend parfois l'aspect d'une vantardise sexuelle, mais qui peut être aussi une véritable épreuve pour certains jeunes gens. Nous en avons pour preuve la lettre de ce jeune cheminot incapable de consommer son mariage et moqué par tout son entourage. Chez les jeunes femmes du XIXe siècle au moins, la souffrance est secrète.

c.r. Y. Couf

RÉSUMÉ

Pauline Mortas a publié en 2017, sous le titre Une rose épineuse, une étude sur la défloration au XIXe siècle en France. En introduction à sa conférence, elle souligne la rareté des sources sur ce thème exclusivement féminin : les jeunes femmes qui tenaient des journaux intimes se sont autocensurées et l'approche ne peut se faire, pour l'historien, que grâce aux discours masculins, dans les domaines de la justice, de la médecine ou de la religion. C'est l'étude de trois cas particuliers qui va nous faire entrer dans la vie intime de trois femmes, et, partant, de trois couples. La première, Cécile Brongniart, qui a dix-huit ans en 1799, est totalement ignorante des modalités du mariage. Elle éprouve tellement d'appréhension que la "nuit de noces" est différée au surlendemain. Dans son journal, elle parle de "moments pénibles". Lorsque Athénaïs Mialaret épouse l'historien Jules Michelet, elle a 23 ans, et lui 51. On n'a rien conservé du journal intime d'Athénaïs, mais on connaît beaucoup de choses grâce aux confidences de Michelet. La défloration n'a pas lieu le soir du mariage, mais neuf mois après. Pendant cette longue période, la jeune fille se dit souffrante et se refuse. Finalement on accuse un hymen trop résistant : cette membrane, récemment découverte, trouve sa légitimité ! A partir du milieu du XIXe siècle, la défloration, autrefois considérée comme une flétrissure, devient synonyme d'éveil, et, si elle est bien menée, un véritable succès. Il faut donc la préparer avec soin. C'est le cas de Valérie R. dite Lili, qui appartient au milieu commerçant parisien. Sa correspondance avec son fiancé nous renseigne pleinement sur leur sexualité. Décidés, d'un commun accord, à sauter le pas avant leur mariage, ils préparent soigneusement "l'opération défloration", qui sera une réussite. Pour conclure, on voit à quel point cette défloration au XIXe siècle est un élément déterminant pour la vie conjugale : l'histoire de la défloration féminine, c'est aussi celle des hommes et celle des couples.


Mardi 4 décembre 2018
Gisèle Halimi, avocate et militante féministe
par Florence COSTECALDE

COMPTE RENDU

Florence Costecalde, agrégée de lettres modernes, travaille actuellement sur les femmes dans les années 70 et sur leurs combats. De ce fait, s'est attachée particulièrement à la figure de Gisèle Halimi.

Née dans une famille juive très pauvre du quartier de La Goulette à Tunis, la petite Zeiza Gisèle Elise Taïeb a lutté toute sa vie pour se faire une place, tout d'abord dans sa famille, puis dans son milieu, enfin dans la Tunisie coloniale, avant de mener en tant qu'avocate militante des combats pour révéler et dénoncer la torture, dépénaliser l'avortement et faire reconnaître le viol comme crime.

Sa place dans la famille. Dès sa naissance en 1927, la petite Gisèle Taïeb, en tant que fille, est en butte à l'indifférence de sa mère et au déni de son père. Un fils aîné a pourtant déjà comblé le couple. Si la mère, Fortunée-Fritna, aime ses trois fils, elle ne manifestera jamais d'affection pour ses deux filles. Sans doute est-ce là l'origine de la traque des inégalités et des injustices dans la vie de Gisèle Halimi et de sa "quête éperdue" pour résoudre le mystère du manque d'amour maternel. Sa mère la rend coupable aussi, alors qu'elle n'a que quatre ans, de la mort de son petit frère de deux ans, gravement brûlé alors que les parents étaient partis se promener, laissant leurs enfants sous la surveillance d'une "grande" de douze ans. Au travers de ces épreuves, Gisèle acquiert une solide faculté de résistance. Elle entame une grève de la faim de dix jours pour obtenir les mêmes droits que ses frères, ne pas être réduite à un statut de fille à l'intérieur de sa famille, et elle remporte une victoire sur ses parents, persuadés qu'elle est folle. Elle a ainsi gagné "un premier bout de liberté".

Sa place dans son milieu. A l'âge de dix ans encore, elle défie ce milieu de juifs pratiquants en refusant d'embrasser la mezuza du seuil de la maison avant de partir pour l'école, faisant le pari que, malgré cela, elle aura une bonne note. Comme elle obtient malgré tout la première place en rédaction, elle en déduit que Dieu a perdu et elle acquiert dès lors "une sorte d'assurance précoce dans [ses] études, dans [ses] relations familiales, dans [ses] jeux". Au grand dam de ses parents … Vers l'âge de treize ans, elle s'émancipe de son milieu par la lecture, et trouve une grande liberté dans ses lectures nocturnes, à plat ventre dans la chambre qu'elle partage avec sa soeur, à la lueur d'une veilleuse. A quatorze ans, elle refuse d'épouser le riche commerçant de trente-six ans qu'on lui destine et convainc ses parents de ne pas la marier. Ainsi, elle s'est battue pour échapper au sort tout tracé des jeunes filles de la société des années 40 : se contenter de se marier, et de tenir un ménage.

Sa place dans la Tunisie coloniale. Les parents Taïeb invitent leurs enfants à "ne pas sortir de leur sphère" et à faire preuve d'humilité. Cependant, lorsque la petite Gisèle se fait maltraiter et insulter par son institutrice, qui la traite de "sale juive" et de "sale bicote", et qu'elle revient chez elle avec des marques sur les joues, son père n'hésite pas à demander des comptes à la maîtresse d'école, qui avoue, et la menace de se plaindre à l'Élysée. Le 8 avril 1938, elle assiste avec son père au discours de Bourguiba qui harangue la foule et réclame pour le pays des libertés démocratiques. L'atmosphère est joyeuse. Mais Gisèle est aussi témoin, le lendemain, de la répression militaire et des tirs sur les civils. Elle a dix ans. Son père lui apprend que de nombreux intellectuels ont été déportés dans le désert, mais ne partage pas les idées indépendantistes, contrairement à un oncle de Gisèle, communiste, auprès de qui elle va faire son éducation politique les années suivantes.

Sa place à Paris. En 1945, à la fin de la guerre, elle part pour Paris suivre des études de droit, travaillant la nuit comme téléphoniste. Dans la capitale, elle découvre les préjugés racistes et sa logeuse est antisémite. Reçue au barreau de Tunis en 1949, elle prend fait et cause pour la défense des indépendantistes tunisiens, malgré son jeune âge, alors que ses collègues cherchent à échapper à cette responsabilité risquée. En 1956, elle intègre le barreau de Paris et épouse Paul Halimi, dont elle aura deux fils, Jean-Yves et Serge. Désormais, elle va se consacrer à la défense de citoyens et de militants algériens.

Ses combats pour dénoncer la torture.

– Le procès de El Halia en Algérie. En janvier 1958, des prisonniers algériens la contactent par courrier : arrêtés de façon arbitraire trois ans après une émeute dans la mine d'El Halia dans le Constantinois – qui s'est terminée par le massacre de trente-cinq personnes dont dix enfants – ils ont été condamnés à mort et demandent à être défendus. Gisèle Halimi se demande alors comment ces accusés auraient pu continuer à vivre aux côtés des familles des victimes qui ont survécu au massacre, et elle décide d'accepter le dossier. Elle veut faire de ce procès un procès politique. Avec l'aide d'un confrère, Léo Matarasso, qui la suit au tribunal de El Halia, dans une atmosphère de haine collective qui en fait une complice des présumés tueurs, elle découvre des failles dans l'accusation. Le rapport d'autopsie confirme ses intuitions : il ne correspond pas aux déclarations des témoins. De plus, il n'existe aucune pièce à conviction. S'appuyant sur ces contradictions flagrantes, la défense plaide l'acquittement. Le verdict est cependant plus sévère qu'attendu : quinze condamnations à mort, vingt-et-une aux travaux forcés. Le procès en cassation a lieu en octobre. Le climat a changé : un livre d'Henri Alleg, La Question, a été publié en février, et le putsch d'Alger a eu lieu en mai. Gisèle Halimi et Léo Matarasso font face au Tribunal militaire de Constantine, et dénoncent l'arbitraire des arrestations, l'illégalité de certaines détentions et l'utilisation de la torture pour arracher aux détenus de faux aveux. Le verdict final acquitte trente-quatre accusés , mais maintient deux condamnations à mort (qui bénéficieront de la grâce présidentielle). Grâce à la pugnacité de Gisèle Halimi, qui n'a que trente ans, un tribunal militaire français vient de reconnaître publiquement, pour la première fois, l'utilisation de la torture en Algérie.

– Le procès de Djamila Boupacha. Cette jeune militante du FLN a dix-neuf ans quand elle est chargée de déposer une bombe dans la Brasserie des Facultés en plein centre-ville d'Alger. L'attentat échoue, mais Djamila est arrêtée en 1960, ainsi que son père. Torturée pendant des semaines, elle passe aux aveux. Mais elle fait aussi le récit des violences subies à Gisèle Halimi, son avocate. Cette dernière reçoit l'appui de Simone de Beauvoir, qui publie dans Le Monde du 2 juin 1960 un article où elle pose la question du sort qu'on doit réserver aux tortionnaires. Michel Debré, alors premier ministre, a beau faire saisir le journal en Algérie, l'affaire a déjà pris un retentissement médiatique international, et le tribunal d'Alger est dessaisi du procès au bénéfice de celui de Caen. C'est Simone Veil, en tant que haut fonctionnaire dans l'administration pénitenciaire au ministère de la Justice, qui s'occupe du transfert de Djamila Boupacha pour la soustraire aux mauvais traitements et aux viols. A sa demande, le général Ailleret fournit neuf photos de gardiens – pas davantage – parmi lesquels, lorsqu'elle comparaît en 1961 à Caen, la jeune Djamila reconnaît certains de ses tortionnaires. Elle est malgré tout condamnée à mort le 28 juin 1961 et détenue à la prison pour femmes de Rennes. Gisèle Halimi décide alors d'aller plus loin, et de traduire en justice Pierre Messmer, ministre des Armées, et Charles Ailleret. Elle est soutenue par Maurice Duverger dans son combat contre ceux qui soustraient des meurtriers à la justice. Le 5 décembre 1962, Djamila Boupacha est libérée. Elle se réfugie chez Gisèle Halimi, puis disparaît peu à peu de la vie publique. Elle sera amnistiée par les accords d'Evian.

De 1962 à 1971, l'avocate poursuit ses combats sur d'autres terrains, mais toujours avec cette volonté farouche de venir en aide à ceux qui sont victimes d'injustices. On entre dans une période où les droits des femmes à disposer de leur corps sont de plus en plus revendiqués. De ce fait, Gisèle Halimi va s'attaquer à la dépénalisation de l'avortement et à la reconnaissance du viol comme crime.

Ses combats pour la défense des femmes.

Si la loi Neuwirth sur les moyens de contraception est votée en 1967 et que le Planning familial se développe, il est toujours très difficile pour les femmes d'accéder aux moyens contraceptifs et la loi de 1920 sur l'avortement reste extrêmement sévère. Or, le 5 avril 1971 Le Nouvel Observateur publie à l'initiative du MLF "Le manifeste des 343", signé par de nombreuses célébrités féminines, mais aussi par des femmes sans notoriété et de milieu modeste, déclarant toutes avoir eu recours à l'avortement. Certaines de ces signataires le paient par des licenciements. Elles se tournent alors vers Gisèle Halimi, qui les soutient en fondant l'association Choisir, afin de faire abolir la loi de 1920 et d'obtenir le libre accès à la contraception. Dans ce nouveau combat, elle est encore accompagnée par Simone de Beauvoir, mais aussi par le professeur Jean Rostand ou Christiane Rochefort, qui sont avec elle les membres fondateurs de Choisir.

Le procès de Bobigny. Gisèle Halimi est contactée un jour par la mère de Marie-Claire Chevalier, âgée de seize ans, qui a avorté à la suite d'un viol, aidée dans sa démarche par sa mère. Or l'auteur du viol a dénoncé la jeune fille et sa mère, qui ont été de ce fait, et en vertu de la loi de 1920, inculpées, ainsi que deux collègues de madame Chevalier et l'avorteuse. Gisèle Halimi prend le parti de défendre les accusées en les transformant en accusatrices, afin de faire de ce fait divers, banal à l'époque, un procès politique et de remettre en cause la loi de 1920. Elle suit en cela la même démarche qu'en 1958, lors du procès d'El Halia. Le procès de la jeune fille a lieu à huis clos, le 11 octobre 1972, devant le Tribunal pour enfants, car elle est mineure; mais le jugement est rendu en audience publique, en présence de nombreuses militantes de Choisir. Marie-Claire est relaxée parce qu'elle est considérée comme ayant souffert de "contraintes d'ordre moral, social, familial, auxquelles elle n'a pu résister". Gisèle Halimi considère, elle, la relaxe comme courageuse, mais ambiguë, puisque c'est une façon de dire que la jeune fille n'a eu aucun libre-arbitre. Or c'est faux. Le procès public des adultes se tient le 8 novembre et les quatre femmes écopent de peines symboliques. Pour Gisèle Halimi, c'est encore trop. Madame Chevalier fait appel du jugement, ainsi que Choisir, le ministère public également. Mais il laisse passer trois ans, au terme desquels il y a prescription de la condamnation. Pour Gisèle Halimi, le procès de Bobigny a fait "éclater la loi" et a démontré qu'elle n'était plus applicable. Il trouve son aboutissement dans le combat victorieux que mène en 1975 Simone Veil pour la dépénalisation de l'interruption volontaire de grossesse.

La requalification du viol en crime. A la fin août 1974, le viol par un groupe de trois hommes de deux jeunes touristes belges dans une calanque de Marseille donne lieu à un dépôt de plainte à la gendarmerie et à une hospitalisation pour visite médicale. L'affaire est d'abord jugée en correctionnelle pour coups et blessures; mais, en mai 1978, Gisèle Halimi représente les victimes dans un procès devenu exemplaire, et qui se tient à la cour d'Assises d'Aix-en-Provence. La foule venue soutenir les deux jeunes filles est nombreuse, de même que les télégrammes d'encouragement aux victimes que le procureur se plaint d'avoir reçus. Malgré l'atmosphère de suspicion entretenue autour des jeunes filles, malgré l'acharnement de maître Collard contre elles, sa plaidoirie pour nier le statut de victimes d'un viol et plaider l'innocence des accusés, le verdict est sans appel: l'un des trois hommes est condamné à six ans de prison, les deux autres à quatre ans. En novembre 1980, une loi définit le viol comme crime passible des Assises et non plus comme délit. Gisèle Halimi a remporté un nouveau combat.

Il est frappant de constater à quel point Gisèle Halimi s'est sans cesse engagée au cours de sa vie, combien elle a fait preuve de détermination et de courage dans son rôle d'avocate passionnée, combien elle a lutté âprement pour les causes qu'elles pensait justes et qu'elle faisait siennes. A-t-elle puisé cette force dans son enfance de petite fille mal aimée et contrainte de toujours se faire admettre? Même si son projet de loi sur la parité hommes/femmes dans la vie politique a été rejeté par le Conseil Constitutionnel au début des années 80, il verra le jour en 1999. Même si elle a souvent été l'objet de quelques ennuis dans son milieu judiciaire, elle ne s'est jamais avouée battue, et a toujours bénéficié de l'appui de son association Choisir, mais aussi de l'opinion publique qui a très vite reconnu en elle le défenseur des causes prétendûment impossibles.

c.r. Y. Couf

RÉSUMÉ

Florence Costecalde, agrégée de lettres modernes, travaille actuellement sur les femmes dans les années 70 et sur leurs combats. De ce fait, s'est attachée particulièrement à la figure de Gisèle Halimi. Née dans une famille juive très pauvre du quartier de La Goulette à Tunis, la petite Zeiza Gisèle Elise Taïeb a lutté toute sa vie pour se faire une place, tout d'abord dans sa famille, puis dans son milieu, enfin dans la Tunisie coloniale, avant de mener en tant qu'avocate militante des combats pour révéler et dénoncer la torture, dépénaliser l'avortement et faire reconnaître le viol comme crime. Il est frappant de constater à quel point Gisèle Halimi s'est sans cesse engagée au cours de sa vie, combien elle a fait preuve de détermination et de courage dans son rôle d'avocate passionnée, combien elle a lutté âprement pour les causes qu'elles pensait justes et qu'elle faisait siennes. A-t-elle puisé cette force dans son enfance de petite fille mal aimée et contrainte de toujours se faire admettre? Même si son projet de loi sur la parité hommes/femmes dans la vie politique a été rejeté par le Conseil Constitutionnel au début des années 80, il verra le jour en 1999. Même si elle a souvent été l'objet de quelques ennuis dans son milieu judiciaire, elle ne s'est jamais avouée battue, et a toujours bénéficié de l'appui de son association Choisir, mais aussi de l'opinion publique qui a très vite reconnu en elle le défenseur des causes prétendûment impossibles.


Mardi 15 janvier 2019
Annie de Pène, une journaliste dans la Grande Guerre
par Dominique BRÉCHEMIER

COMPTE RENDU

 

RÉSUMÉ

Dominique Bréchemier s'est spécialisée dans l'histoire des femmes autour de la Belle Époque, orientant sa recherche vers les oubliées, et soutenant une thèse en 2002 sur Annie de Pène. Cette Annie de Pène (1871-1918) a été reporter de terrain, publiant dans Le Matin et L'Œuvre des articles saisissants sur les tranchées, la vie des femmes à l'arrière et leur évolution. Également éditrice, directrice de revues et romancière, elle publia durant le conflit Une femme dans les tranchées (1915), Confidences de femmes (1916), et Sœur Véronique, roman d'amour (1918). Ses écrits nous intéressent dans la mesure où ils nous éclairent sur la vie à l'arrière et sur l'évolution de la condition féminine à cette époque. C'est la grippe espagnole qui, en 1918 a mis fin à sa vie féconde.


Mardi 5 février 2019
Magellan, premier voyage global, 1519-1522
par Clotilde JACQUELARD

COMPTE RENDU

Mme Clotilde Jacquelard, agrégée d'espagnol, maître de conférences à l'université Paris-Sorbonne, est l'auteur d'un ouvrage publié aux éditions "Les Indes savantes" : De Séville à Manille, les Espagnols en mer de Chine, 1520-1610. Elle y étudie d'abord la représentation qu'on se faisait de l'Asie dans l'Antiquité et au Moyen Âge, puis l'expansion espagnole dans l'archipel asiatique aux XVIe et XVIIe siècles. Ceci l'a amenée à s'intéresser à Fernand de Magellan, qui, le 20 septembre 1519, quitta l'Espagne pour une aventure qui devait amener un de ses navires à faire le premier tour du monde. Cette expédition nous est connue par le journal qu'a tenu Antonio Pigafetta et le récit qu'en a tiré Stefan Zweig. Mais, depuis, de nouvelles recherches ont enrichi nos connaissances et elle sont présentées dans Le voyage de Magellan (1519-1522). La relation d'Antonio Pigafetta et autres témoignages, édition établie par Xavier de Castro, Chandeigne éd., 2007-2010

Quand on apprenait à l'école primaire, que Magellan avait été le premier navigateur à faire le tour du monde, le fait nous paraissait tout naturel... Et pourtant, comme nous le rappelle Clotilde Jacquelard en avant-propos, si le voyage de Magellan constitue la première expédition aux Philippines par l'ouest, il est surtout le premier et le plus extraordinaire tour du monde à la voile. Pour mémoire, rappelons que Christophe Colomb a découvert l'Amérique en 1492 et que Vasco de Gama a atteint Calicut en 1498 par la route de l'est. La découverte du détroit austral ne se fait qu'en 1520, et c'est bien Magellan qui accomplit la mission que Christophe Colomb s'était assignée. Un seul des cinq navires frétés pour l'expédition est revenu en Espagne après ce premier tour du monde, qui a été une véritable odyssée, un défi nautique sans précédent, une succession de navigations inaugurales, et a ouvert la première page de l'aventure asiatique.

LA GENÈSE DE L'EXPÉDITION

Le rôle des épices

Cette première circumnavigation est née de la volonté d'accéder aux îles Moluques par la route de l'ouest et d'obtenir le monopole du commerce des épices, qui jouent un rôle essentiel dans le commerce depuis l'Antiquité, et qui, avec leur taux de rentabilité de 200%, représentent un vrai moteur de l'économie mondiale.

Les épices les plus rares et les plus fines – girofle, muscade et cannelle – poussent exclusivement aux Moluques. Or, les Portugais en sont les seuls pourvoyeurs depuis leur découverte des îles en 1512. Les épices sont appréciées pour leurs vertus médicinales, en tant qu'antidotes par exemple, ou moteurs de fécondité, mais aussi comme aromates. Elles ont acquis une dimension religieuse, sont utilisées dans la conservation des corps et ont fini par être associées au pouvoir, au prestige, à la richesse, répandant en Europe un parfum et un goût de paradis terrestre.

Ces épices – qui ont, au XVIe siècle, la même valeur que les perles ou les métaux précieux – sont au cœur du passage du moyen âge à la modernité. Seule la découverte de l'argent et de la soie à la fin du siècle remplacera cet engouement pour les épices.

Le personnage de Magellan

Fernão Magalhães est né à Porto – peut-être en 1480 – dans une riche famille. De son physique, on retient qu'il n'est pas grand, et qu'il est affligé de boiterie à la suite de blessures reçues au cours de missions en Afrique. Enfant, il a été page à la cour de la reine Eléonore et a reçu dans ce milieu une solide culture géographique. Le roi Joao II lui-même a largement encouragé l'exploration de l'océan Atlantique lors de son règne, et la recherche de la route maritime vers l'Inde a été une de ses priorités. A sa mort en 1495, son neveu Don Manuel de Viseu lui succède, mais ne partage pas la même passion pour les découvertes. En 1502, Magellan fait partie d'une expédition de vingt-deux nefs destinée à fonder le premier empire portugais d'Asie. Il passe huit ans à naviguer d'enclave en enclave vers l'est, sur cet océan Indien qui est sous contrôle portugais. Malacca est alors un emporium fameux, et la charnière entre l'océan Indien et la Mer de Chine. On trouve, dans ce grand centre commercial du monde malais, tous les produits de luxe. Magellan participe à la conquête de Malacca, mais ne suit pas l'expédition qui continue jusqu'aux Moluques. C'est à l'occasion de ce voyage qu'il découvre les trois fameuses épices que sont la girofle, la cannelle et la muscade.

Une conjoncture propice

En 1513, l'expédition est de retour à Lisbonne, mais le roi n'accorde aucune faveur particulière aux auteurs de ce succès maritime, plein de promesses pour le commerce et la puissance portugaise en Asie.

Dépité par l'ingratitude de son souverain, Magellan décide alors de se faire dénaturaliser et de passer au service du roi d'Espagne. Il prend le temps, au préalable, de s'informer très précisément sur la route des épices et sur les conditions de navigation, mais il connaît déjà l'existence d'un océan entre le Nouveau Monde et l'Asie.

A Séville en 1517, il retrouve toute une colonie de compatriotes portugais – dont des nobles, des cartographes – et il reçoit l'appui de marchands castillans dans ses projets. En effet, Charles Ier, qui a succédé en 1516 à Ferdinand le Catholique, méconnaît l'Espagne et y est arrivé avec sa cour flamande, ce qui a provoqué la méfiance des Espagnols. Cette confrérie de marchands va accorder sa confiance, au contraire, à celui qui a choisi de quitter le Portugal pour leur apporter son savoir-faire et ses projets : il s'agit de prouver qu'il est possible de rallier les îles Moluques par la route maritime de l'ouest. Le traité pontifical de Tordesillas, en 1494, a en effet partagé, à partir d'une ligne méridienne en Atlantique, le monde en deux : l'est revient aux Portugais – Afrique et Asie – l'ouest aux Espagnols. Si ces derniers ouvrent une nouvelle route des épices par l'ouest, le royaume d'Espagne a toute légitimité pour faire commerce avec les Moluques. Magellan convainc Charles Ier, appuyé par les marchands qui voient dans ce projet une occasion de s'enrichir, tout en renflouant les frais de l'expédition. Il va chercher un passage au sud du continent américain, dont on ne connaît rien.

Le 22 mars 1518, Charles Ier et Magellan se rencontrent à Valladolid pour signer le contrat de l'expédition, d'une ampleur inédite en Castille. On arme cinq nefs, dont le Trinidad est le navire capitaine. Les préparatifs durent dix-sept mois, en raison de difficultés multiples : les Espagnols n'ont jamais préparé une telle expédition vers l'ouest, qui suppose des moyens matériels exceptionnels (il faut des vivres pour deux ans) et exige de recruter des équipages solides – dont les documents de l'époque attestent qu'ils sont très cosmopolites. De plus, les Portugais ne cessent de s'acharner de toutes les manières contre cette expédition.

Enfin, le 10 août 1519, le Trinidad, la Victoria, le San Antonio, le Santiago et la Concepcion appareillent en direction du passage vers l'ouest et de l'île aux épices avec 237 membres d'équipage. Le 20 août, Charles Ier devient Charles-Quint.

L'EXPÉDITION

Les cinq navires font une première escale aux Canaries, pour se ravitailler en bois, vivres et eau, avant d'entamer la descente de l'Atlantique cap au sud puis au sud-ouest, et mouillent en baie de Rio le 13 décembre. A Rio de La Plata, les équipages font une étape de vingt jours pour refaire le plein d'eau et pêcher, car les vivres frais se sont épuisés depuis les Canaries. Puis ils repartent, toujours plus au sud, affrontant les tempêtes et le froid, découvrant les Patagons et les manchots au cours de leur navigation.

Le 31 mars 1520, Magellan décide d'attendre la fin de l'hiver austral dans la baie bien abritée de San Julian, mais il se heurte aux réticences de ses seconds qui lui opposent les conditions météorologiques, la longueur du voyage et la perte de temps. Malgré les efforts de Magellan pour apaiser les esprits, une mutinerie éclate à bord de trois navires soutenue par les trois capitaines, dont le numéro deux de l'expédition, Juan de Cartagena.

La répression est implacable : deux des capitaines sont exécutés et écartelés, et Cartagena est abandonné à terre, ce qui le voue à une mort plus lente mais certaine. Trois Portugais sont nommés en remplacement des mutins. Au mois de mai, le Santiago est envoyé en reconnaissance le long des côtes, à la recherche du passage vers l'ouest. Le navire s'échoue et sombre, mais l'équipage, sain et sauf, rejoint la flotte qui reprend son cabotage toujours plus au sud, le 24 août. Cette navigation au plus près des côtes est très dangereuse, car les marins ne disposent d'aucune carte des fonds.

Enfin, en octobre, un navire découvre un chenal dont la longueur est telle qu'il ne peut s'agir que du passage tant espéré. Magellan exulte. Tous les navires alors s'engagent dans le détroit, explorant les différents chenaux secondaires. Au cours d'une de ces reconnaissances, l'équipage du Santiago se mutine et rebrousse chemin pour rentrer à Séville le 6 mai 1521, soit six mois plus tard.

Magellan et les trois nefs restantes mettent vingt jours pour parcourir les six cent-vingt kilomètres du détroit. Arrivé à l'embouchure, le capitaine de l'expédition comprend qu'il vient de découvrir un nouvel océan, qu'il baptise Pacifique, tant il lui paraît différer de l'Atlantique et ses tempêtes australes. Il met le cap au nord pour quitter la zone glaciale, mais ne sait pas qu'il entre dans un espace immense où les escales sont impossibles. Cet océan, qui n'a jamais été traversé sur une si longue distance (vingt-sept mille km), représente un nouveau défi nautique : il leur faudra naviguer pendant trois mois et vingt jours sans voir la terre, minés par la faim et le scorbut. Les conditions de survie à bord sont extrêmement difficiles, et neuf marins périssent lors de la traversée. Enfin, le 6 mars 1521, l'expédition fait escale dans l'archipel de Guam, au sud des Mariannes. Magellan le baptise "les îles des voiles latines" en référence aux bateaux à voile des indigènes, les "prao". Ce premier contact avec les Polynésiens engendre des difficultés. En effet les populations locales n'ont aucun sens de la propriété, et sont constamment accusées de chapardage par les Espagnols, ce qui ne facilite pas les relations. Après avoir procédé au ravitaillement, l'expédition repart vers l'ouest et les Philippines, et accoste à Cebu le 17 mars 1521.

Les îles sont baptisées "Îles de Saint-Lazare", en honneur du saint du jour, et prendront plus tard leur nom actuel en l'honneur du roi Philippe II. Dès leur arrivée, les Espagnols procèdent à des baptêmes, et célèbrent le jour de Pâques par une messe.

Magellan s'efforce d'installer la domination espagnole dans la région, et semble bel et bien avoir oublié les épices des Moluques.

Cebu est un territoire constitué d'îles intégrées dans l'espace commun de la Mer de Chine, où règnent différents rajahs. Concluant une alliance avec le rajah de Cebu, Magellan essaie de l'imposer à l'ensemble de l'archipel, mais essuie un échec : sur l'île voisine de Mactan, trois mille adversaires se dressent contre lui, avec des armes de jet plus efficaces que la mousqueterie des Espagnols. Blessé lors d'un affrontement sur une plage, Magellan est achevé par une lance, le 27 avril 1521, deux mois à peine après son arrivée. Sept autres marins subissent le même sort, et vingt-trois autres membres d'élite de l'expédition seront aussi massacrés lors d'un guet-apens fomenté par le rajah de Cebu à leur retour sur l'île.

La mort de Magellan est une perte de prestige énorme pour les Espagnols, qui fuient alors précipitamment les Philippines à bord de la Trinidad et de la Victoria, après avoir brûlé la Concepcion devenue inutile en raison des pertes humaines qui ont réduit le nombre de marins. Sous le commandement de Juan Sebastian Elcano – marin, soldat et armateur – ce qui reste de l'expédition erre pendant sept mois, faisant escale à Palawan ou à Bruni, se livrant à des pillages ça et là et finit par aborder à Tidore, aux Moluques. Le but est enfin atteint, le projet de l'expédition restauré !

Les Espagnols font largement provision d'épices, mais ils jettent aussi pour la première fois un regard de botanistes sur les richesses naturelles, faisant l'inventaire des ressources, étudiant la fonctionnalité des épices ou se livrant à leur description. On entre dans une ère de mutation intellectuelle, avec ce besoin de dessiner, de décrire, et d'analyser, pour rapporter des témoignages et pérenniser les découvertes botaniques.

Malheureusement les Espagnols apprennent qu'une expédition portugaise est lancée à leur poursuite. Ils se hâtent donc de repartir avec leurs nefs alourdies de marchandises vers Panama, afin de rester dans la zone de démarcation espagnole. Après un calfatage de la Trinidad qui dure des mois, les deux navires se séparent, pour suivre deux routes de retour différentes, avec un seul objectif : ne pas tomber entre les mains des Portugais et perdre leur précieuse cargaison.

La Trinidad rentrera en reprenant la route de l'aller, mais la Victoria poursuit sa route vers l'ouest. Le premier tour du monde n'a donc pas été prémédité par Magellan : il est accompli dans un souci de stratégie par son successeur.

Elcano choisit en effet de regagner l'Espagne par la route de l'ouest, sans cartes et sans escale. Comme il lui faut concilier la cargaison des épices et les vivres pour les soixante hommes qui décident de le suivre, il allège le navire avant de reprendre la mer. De nouveau, les hommes affrontent le froid à quarante degrés de latitude sud, le scorbut et la fatigue de la navigation. Il leur faut neuf semaines pour doubler le cap de Bonne Espérance.

Le 3 juillet 1522, le navire mouille au Cap Vert – en territoire portugais. La délégation envoyée à terre pour quémander quelques vivres est capturée, mais ne révèle rien du secret de l'expédition.

La Victoria lève l'ancre sans tarder et arrive le 6 septembre à Séville, avec dix-huit hommes à bord, trois ans après le départ, après avoir accompli la première circumnavigation complète. Comblé d'honneurs, Elcano sera nommé premier pilote de la deuxième expédition, mais mourra en 1526 avant d'avoir atteint les Mariannes.

La Trinidad qui devait suivre la route de l'est tente en vain de rallier l'isthme de Panama, dans des conditions dramatiques pour les vingt marins, qui finissent par retourner à Tidore.

Le premier tour du monde effectué par l'expédition de Magellan représente une série de prouesses maritimes, mais surtout, ouvre définitivement la route vers l'ouest. Les Espagnols sont les premiers découvreurs du détroit austral, de l'hémisphère sud, du plus vaste océan de la planète, et écrivent la première page de la découverte de l'Asie.

Sur deux cent-trente-sept hommes embarqués en 1519, seuls trente sont revenus à Séville.

En 1529, Charles-Quint vend ses droits d'exploitation des épices aux Portugais. Mais Magellan n'est plus là pour le voir.

Le 6 septembre 2022, Séville célèbrera le cinq centième anniversaire du retour d'Elcano et de ses hommes en Espagne.

c.r. Y. Couf

RÉSUMÉ

Le 20 septembre 1519, une petite flotte de cinq navires, commandée par Fernand de Magellan passé au service du roi d'Espagne, partait de Sanlúcar de Barrameda avec pour objectif d'atteindre les îles aux épices, les Moluques, en contournant pour la première fois le sud du continent américain. Magellan était en effet convaincu que les Moluques faisaient partie de l'hémisphère potentiellement soumis à la domination espagnole et qu'on pouvait découvrir une route indépendante de celle des Portugais qui, eux, avaient atteint les Moluques dès 1512 en passant par le sud de l'Afrique. Charles Ier d'Espagne, bientôt Charles Quint, accepta ce projet qui devait répondre à deux soucis géopolitiques majeurs pour la monarchie espagnole du temps, la découverte d'un nouveau passage et les épices. Le voyage de retour devait se faire par le même chemin et le tour du monde n'était pas programmé. Magellan ayant été tué dans la petite île de Mactan aux Philippines, l'équipage poursuivit sa route, atteignit les Moluques et chargea en épices les cales des deux navires restant. Le Trinidad tenta en vain de rentrer vers l'Amérique par le Pacifique, tandis que, sur la Victoria, Juan Sebastián de Elcano tenta la route par l'océan Indien et parvint à rentrer à Séville en 1522, après avoir effectué, sans l'avoir voulu, le premier tour du monde à la voile.


Mardi 12 mars 2019
Construire la Cité grecque, modes de vie et citoyenneté
par Alain DUPLOUY

COMPTE RENDU

C'est en tant qu'historien, sociologue et archéologue, qu'Alain Duplouy, maître de conférences à l'Université-Paris-I, est intervenu. Son nouvel essai, Construire la cité. Essai de sociologie historique sur les communautés de l'archaïsme grec, est actuellement sous presse.

Alain Duplouy revient en préambule sur son précédent ouvrage, Le prestige des élites. Recherches sur les modes de reconnaissance sociale en Grèce entre les Xe et Ve siècle avant J.-C., fruit d'un travail sur l'aristocratie grecque archaïque, où préside l'idée qu'il existait une sorte de noblesse de naissance qui décidait de tout et que ce sont les réformes démocratiques athéniennes qui donnent le pouvoir au peuple, ainsi, sous le gouvernement de Périclès. Or Thucydide précise au contraire que dans les faits, c'est bien Périclès qui avait le pouvoir.

En fait, les statuts sociaux de la Grèce classique se sont construits par le travail : faire partie de la classe dirigeante demande un travail de tous les instants, qui nécessite de mettre en place des modes de reconnaissance sociale (liés au temps ou à l'argent par exemple) sans qu'il y ait nécessairement d'accord entre l'élite dirigeante et la communauté.

Travaillant sur le corps civique et la définition du citoyen que donne Aristote à la fin du IVe siècle "celui qui participe à la prise de décision et à la restitution de la justice", Alain Duplouy met en lumière la vision institutionnelle et juridique de la cité grecque. Mais comme cette vision s'applique très mal à la cité archaïque, le conférencier s'est attaché à une exploration d'autres données dans une perspective sociologique. La citoyenneté dans la société archaïque ne repose pas sur un ensemble de droits, mais sur un comportement : en clair, il faut se comporter comme les autres membres du groupe pour être accepté comme citoyen (ce que les Anglo-Saxons appellent la citizen performance). Les questions posées par le sociologue sont dès lors les suivantes :
1. Comment les contours de la cité-communauté ont-ils été délimités ?
2. Comment faisait-on pour se reconnaître entre citoyens dans la rue ?
3. Comment les communautés se sont-elles perpétuées ?

La délimitation de la cité-communauté.
A l'époque archaïque, on ne trouve trace d'aucun acte fondateur de la société civique. Menant un travail d'archéologue, Alain Duplouy démontre que, au cours de l'an mille, l'apparition des sanctuaires et des nécropoles s'accompagnent de sacrifices, qu'il définit plaisamment comme des "barbecues géants". La nourriture est apportée par tous les participants et partagée lors d'un repas commun. Bien entendu, certains apportent des bêtes à sacrifier, des vivres, du vin ; d'autres jamais rien. Ceux-là sont donc exclus du groupe au bout d'un certain temps et n'accèdent pas au rang de citoyens. Ce mécanisme social permet donc de définir quels sont les membres qui ont fondé le groupe et qui en font partie, contrairement à ceux qui n'ont pas apporté leur contribution. Le même phénomène existe pour les nécropoles : ceux qui avaient le droit à une tombe étaient ceux qui étaient reconnus comme membres du groupe par leur communauté. Ces mécanismes sociaux sont donc à l'origine de communautés qui incluent ou excluent l'individu, lui conférant ou non le statut de citoyen.

La reconnaissance entre citoyens.
Il existe dans la Grèce archaïque – selon Thucydide – deux grands modèles de reconnaissance, le premier lié au luxe de la tenue vestimentaire, le second à l'habitude de la palestre. Dans la société archaïque, la pratique du luxe, loin d'être un objet de rejet, est partagée par l'ensemble de la communauté des citoyens. Xénophane de Colophon, en Ionie, évoque pas moins de mille individus allant se pavaner sur l'agora, et note que les inscriptions des votants sur les listes électorales correspondent exactement au corps civique de la cité. L'exemple des Sybarites, dont le mode de vie est considéré comme totalement dépravé par les auteurs de la Rome impériale, nous révèle pourtant que leur tenue est un critère d'attachement à leur communauté. Le citoyen se distingue donc du non-citoyen par son comportement vestimentaire. Socrate dira lui-même plus tard que le citoyen sent meilleur que l'esclave "parce qu'il est allé à la palestre". Ainsi, au cœur d'une foule dans la rue, chacun peut reconnaître un citoyen en s'appuyant sur ses sens olfactif et visuel…

La perpétuation des communautés.
Si Périclès introduit l'idée nouvelle de transmission biologique (en 550-500 on trouve des témoignages d'individus qui se réclament de leur père), on peut en revanche lui opposer que, fondamentalement, c'est par le moyen de l'éducation qu'une société se perpétue. Dans la Grèce archaïque on relève comment la transmission de la citoyenneté s'effectue par un certain nombre de comportements illustrés par le chant ou par la danse. On peut citer l'exemple de Milet, où une association de chanteurs et danseurs formait des jeunes. De même en Crète, l'apprentissage d'un mode de vie rude et athlétique concourait à la formation de l'esprit civique. L'homosexualité entre adultes et jeunes avait aussi une valeur éducative. Ainsi, on peut déduire que la transmission des comportements permet le fondement même de la communauté, bien plus que la simple transmission de père en fils. La cité n'est pas prioritairement une construction institutionnelle, créée de toutes pièces, mais elle se définit par des pratiques communes, nécessairement fluctuantes au fil du temps.

A l'issue de sa conférence, Alain Duplouy s'est prêté volontiers aux questions du public, revenant sur certains points pour les éclaircir ou les enrichir.
Les matériaux de sa recherche ont été les sanctuaires, les nécropoles et les images, ainsi que quelques sources littéraires (il existe un très gros dossier de données sur Sybaris, mais, comme il date du IIe siècle après J.-C., il est entaché de visions moralistes peu objectives). L'épigraphie a fourni des patronymes, qui apparaissent cependant tardivement, dans la seconde moitié du VIe siècle. Elles livrent des informations intéressantes sur les filiations père/fils, mais aussi père/fille.
La place des femmes dans la société civique : dans la cité classique, alors qu'elles sont exclues de l'Assemblée et du Tribunal, elles ont une place essentielle, selon Alain Duplouy dans la mesure où la cité est bâtie sur des comportements qui permettent d'intégrer les femmes ; c'est le cas notamment des groupes de danse et de chant, de la palestre à Sparte ou encore des tenues vestimentaires. Sapho affirme qu'elle aime le luxe bien qu'il soit déprécié au Ve siècle à Athènes, et associé aux Orientaux, en particulier les Perses : au IVe siècle, on parlera "d'efféminisation perse".
Le théâtre joue également un rôle majeur dans la cité, puisqu'il est la tribune d'une assemblée très polymorphe. Reflet de la communauté civique, mais aussi de toute la population (femmes, métèques, esclaves), il a une forte valeur éducative e,t en ce sens, contribue à la formation du citoyen. On peut prendre pour preuve de son importance les six mille places du théâtre de Dionysos, ou les mille places de celui de Colophon – pour un nombre presque équivalent d'habitants.
Le statut des métèques. Selon l'adage "Tel patron, tel métèque", chaque métèque devait se choisir un patron parmi les citoyens et s'efforcer d'imiter son patron. Au IVe siècle, des esclaves ou des affranchis acquièrent le statut de citoyens par des dons à la cité. On retrouve là l'exemple des offrandes qui ont permis de construire l'idée de cité-communauté dont il a été question au début de la conférence. Le père de Lysias lui-même, au Ve siècle, bien que métèque, était l'homme le plus riche d'Athènes.

Alain Duplouy conclut par l'idée que la société archaïque, se fragmentant peu à peu en sous-communautés, a ouvert le passage vers la construction de la cité classique institutionnelle telle que nous la connaissons.

c.r. par Y. Couf

RÉSUMÉ

Alain Duplouy, maître de conférences à l'université Paris-I, est l'auteur d'un essai, Construire la cité. Essai de sociologie historique sur les communautés de l'archaïsme grec (Les Belles Lettres, 2019). La "sociologie historique" repose sur l'idée que, dans les cités grecques archaïques, la citoyenneté n'était pas une qualité définie abstraitement, par le haut. Elle était partage d'un certain mode de vie, elle reposait sur un comportement : en clair, il fallait se comporter comme les autres membres du groupe pour être accepté comme citoyen. Concrètement, dans les sanctuaires et nécropoles étaient organisés sacrifices et repas en commun : à ceux qui apportaient régulièrement des bêtes à sacrifier, des vivres ou du vin était conféré le statut de citoyen; les autres étaient exclus. Ensuite, selon Thucydide, on reconnaissait les citoyens par le luxe de leur vêtement et par une meilleure hygiène due à "l'habitude de la palestre". Quant à la transmission de la citoyenneté, elle se faisait moins par une transmission de père en fils que par une éducation à des pratiques communes : chants et danses à Milet, mode de vie athlétique en Crète, voire, à Athènes, rapports homosexuels entre adultes et jeunes. La cité archaïque n'était donc pas prioritairement une construction institutionnelle, créée de toutes pièces. Dans chaque cité on attendait du citoyen qu'il ait les comportements acceptés par l'ensemble de la communauté. C'est pourquoi de Sybaris à Milet, en passant par Athènes et Sparte, la manière d'être du citoyen en Grèce ancienne variait considérablement.


Jeudi 14 mars 2019
Les langues anciennes, un avenir à construire
par Pascal CHARVET

COMPTE RENDU

Pascal Charvet est inspecteur général honoraire de lettres classiques, traducteur, helléniste. La conférence a été suivie d'un débat animé par Pierre-Alain CALTOT, maître de conférences de latin à l'université d'Orléans, et par Hugo JAMBU, inspecteur pédagogique régional de lettres au rectorat d'Orléans.
A la suite de la publication de son rapport "Les Humanités au cœur de l'école", demandé par le ministre de l'Éducation nationale, P. Charvet est venu rendre compte de l'état actuel de l'enseignement des lettres classiques et proposer des pistes pour valoriser les langues et les cultures de l'Antiquité. Les résultats actuels de l'académie d'Orléans-Tours affichent plus de 3000 élèves et des effectifs doublés en grec. P. Charvet en profite pour remercier les enseignants nombreux dans le public, dont il sait que les conditions de travail sont difficiles.
Ayant enseigné pendant trente ans dans la Seine-Saint-Denis, il observe la place actuelle des humanités au contact de ce qu'il appelle "le tout-monde", et notamment celle du latin et du grec, dont il faut évacuer les idées reçues sur leur inutilité dans le monde contemporain.
Citant Jean Starobinski, il estime que "la volonté de percevoir sous le présent une épaisseur historique qui contient nos valeurs" permet de partager une vision cohérente et commune de notre société. Les lettres classiques donnent dans le système éducatif un cadre et une cohérence globale, et aussi les codes pour les intégrer.
Comment dès lors réinstaller une culture qui permette de lutter contre l'immédiateté du présent ? Certains pensent qu'on peut diluer un peu de latin ou de grec ici et là dans l'enseignement du français ; d'autres qu'il faut redonner à la culture antique une place à part entière. Or, selon P. Charvet, au lieu de vouloir enseigner les lettres classiques pour elles-mêmes, il faut proposer une confrontation français/latin/grec dans un rapport dialectique et non dans un rapport de dilution. Les lettres classiques existent et n'ont pas à renoncer à ce qu'elles sont.
De nouveaux dispositifs sont à mettre en œuvre, comme le maintien en seconde des options facultatives, la création d'options de spécialité attractives (4 heures en première et 6 heures en terminale), la confrontation entre le français et les lettres classiques (par exemple Apollinaire et Properce, Sapho et Léonard Cohen).
L'effondrement actuel de la filière L au profit de la filière "théâtre" incite fortement à repenser le contenu de son enseignement. P. Charvet insiste avec conviction sur la nécessité de confronter les codes culturels du français, du latin et du grec, et de les mettre en rapport au lieu de les juxtaposer. Il faut donc travailler de façon méthodique leurs différences et leurs similarités.
L'exercice de la traduction est pour lui le plus bel acte humaniste, dans la mesure où il impose de se mettre à la place de l'autre. Et le travail de reconquête du sens, de l'épaisseur diachronique de la langue se fait par l'étude des mots.
Il met fortement l'accent également sur la nécessité de démocratiser l'enseignement des lettres classiques, de lutter contre le tri des élèves, de refuser que les langues et la culture antiques soient réduites à une peau de chagrin, mais qu'elles soient au contraire fondatrices d'une culture commune.
Il pense que revenir à un apprentissage de la langue et pratiquer "le petit latin" dans les petites classes est formateur. De même des ateliers de traduction, où les élèves confronteraient leurs résultats, les amèneraient à apprécier la langue. Ces ateliers de traduction consistent à faire produire par l'élève une traduction "forte" en écrivant un texte qui a un sens et non du français "charabia". Il ne s'agit pas de bannir la traduction de la version latine ou grecque, mais de former d'apprentis traducteurs. L'élève apprend à justifier ses choix de traduction (traduire un jeu de mots par un jeu de mots équivalent en français par exemple).
À l'issue d'un échange fructueux avec le public, qui pose aux trois intervenants de nombreuses questions révélant parfois des inquiétudes sur le sort des lettres classiques, et en particulier sur des propositions concrètes concernant les horaires et les options, Pascal Charvet conclut avec un optimisme enthousiaste que les années à venir promettent du travail et de l'espoir.

c.r. par Y. Couf

RÉSUMÉ

Le jeudi 14 mars 2019 à l'auditorium du Musée des Beaux Arts d'Orléans, la section orléanaise, animée d'un profond désir de promouvoir l'enseignement des langues anciennes et concernée par son avenir, a consacré l'une de ses soirées mensuelles à ce sujet en invitant Pascal Charvet, doyen de l'inspection générale, Hugo Jambu, Inspecteur d'académie-inspecteur pédagogique régional en lettres classiques et Pierre-Alain Caltot, maître de conférences en langue et littérature latines à l'Université d'Orléans, à échanger dans une table ronde.
Au cours de cet échange, Pascal Charvet a présenté le rapport qu'il a rédigé avec David Bauduin sur la valorisation des langues et cultures de l'Antiquité, remis le 29 janvier 2018 à Jean-Michel Blanquer, ministre de l'Education nationale. Ce rapport, intitulé "Les humanités au cœur de l'école", se propose de dresser un état des lieux et un bilan de l'enseignement du latin et du grec ancien en France, tant du point de vue numérique, historique, pédagogique que sociologique et de fournir des perspectives pour l'étoffer et le renforcer dans l'école de demain. En outre, le rapport ménage une place importante à la comparaison entre l'état des langues anciennes dans l'enseignement français par rapport à celui de nos voisins européens, concluant à un attrait toujours vif et à un engouement des jeunes générations pour les langues et les cultures de l'Antiquité.
La présentation de ce rapport a particulièrement intéressé le public, composé largement d'étudiants et d'enseignants, rassemblés ce même jour à l'Université d'Orléans par H. Jambu et P.-A. Caltot pour une formation sur les programmes de langues anciennes du lycée, dans le contexte de réforme du lycée et des programmes scolaires, mis en place par le ministère à partir de l'année 2019-2020.
A l'issue de la présentation du rapport et des conditions d'enseignement prévues pour le latin et le grec dans les nouveaux programmes, un échange a pris place entre les trois intervenants sur les réalités de l'enseignement de ces disciplines, dans l'enseignement secondaire et supérieur, auquel le public a ensuite pris part dans un échange nourri et souvent passionné.


Jeudi 4 avril 2019
La mathématique du Chat de Philippe Geluck
par Daniel JUSTENS

COMPTE RENDU

RÉSUMÉ

Né à Bruxelles, Daniel Justens est agrégé en mathématiques et docteur en administration des affaires. Il a publié, dans la revue Tangente, Mathématiques et biologie (2011), Jeux mathématiques et culturels (2012), Mathématiques de l'esthétique à l'éthique (2014). Mais c'est aussi un passionné de bandes dessinées, auteur de deux études sur les albums Tintin de Hergé : HerGPS, sur l'univers géographique du célèbre reporter et Tintin Ketje de Bruxelles, une étude linguistique consacrée à l'usage du dialecte bruxellois dans les BD de Tintin. Philippe Geluck est né lui aussi à Bruxelles. Il a fait un peu de théâtre et anime des émissions humoristiques pour la Radio Télévision Belge. En 1983, il a créé Le Chat, un personnage de bande dessinée qui va le rendre célèbre. Plus d'une vingtaine d'albums ont été publiés entre Le Chat (2001) et Chacun son Chat (2017). Or, en lisant les strips du Chat, Daniel Justens a fait une découverte : les syllogismes et les impasses logiques du félin, dont la fonction première, selon leur auteur, était de faire rire, recelaient en fait tous les fondements des mathématiques modernes. C'est ce qu'il a montré dans un ouvrage publié en 2008, La Mathématique du Chat, et c'est ce dont il nous a persuadés dans un exposé plein d'humour (belge) et de vie.


Mardi 10 septembre 2019
Présentation de son ouvrage La Solitude Caravage
par Yannick HAENEL

COMPTE RENDU

Parce que Léonard de Vinci est mort en 1519 à Amboise, l'habitude des commémorations fait que l'attention, surtout dans le Val de Loire, s'est tournée cette année vers la Renaissance. Emportés par ce mouvement, nous avons décidé de consacrer nos premières conférences au XVIe siècle. Et, commençant par la fin de ce siècle, nous avons demandé à Yannick Haenel de nous présenter son ouvrage La Solitude Caravage sous forme d'un entretien avec notre vice-présidente Catherine Malissard.

1- Yannick Haenel relate d'abord comment s'est faite sa rencontre avec le Caravage.
Il avait 15 ans et était élève au Prytanée militaire de La Flèche. Un jour, seul dans la bibliothèque de l'école, il ouvrit au hasard un livre consacré à la peinture italienne et fut fasciné par l'image d'une femme aux seins moulés dans un corsage quasi transparent. Tous ses désirs d'adolescent se cristallisèrent sur cette femme à la fois offerte et mystérieuse. Car que cachait cet étrange regard, ce pli qui creusait son front, ce froncement des sourcils comme lorsqu'on s'oblige à faire consciencieusement quelque chose qui vous contrarie, qui vous répugne ? Quinze ans plus tard, au Palazzo Barberini, ce fut l'épiphanie, la révélation de ce que cachait l'image : cette femme si désirée était une tueuse qui, avec une longue épée, tranchait la tête d'un homme! C'était Judith décapitant Holopherne, un tableau du Caravage! Jouons avec les mots : c'est pour cette Judith que le jeune Yannick avait perdu la tête !

2- C'est ainsi que Y. Haenel a été introduit dans le monde de l'écriture et de la peinture.
Très vite, en effet, il éprouva le besoin de traduire en mots ce qui, sans cela, ne serait resté qu'émotion intense, mais vague. Et puis il comprit que la peinture, parce qu'elle apprend à regarder l'invisible, est une expérience du sacré. Et, à ce propos, Catherine Malissard rappelle, dans Jan Karski, la longue station devant Le Cavalier Polonais de Rembrandt, et dans Je cherche l'Italie, la méditation devant L'Annonciation de Fra Angelico.

3- La Solitude Caravage est moins une biographie qu'une une méditation sur la solitude conçue comme un attribut du Caravage.
Il faut lire le titre de l'ouvrage, "la solitude Caravage", comme on parle du "bleu Nattier". Toutefois le personnage même du peintre a intéressé Y. Haenel par son destin tragique et par les éléments contrastés de sa vie. Après avoir été un artiste très recherché, donc très riche, il a connu la prison et a dû finir sa vie en exil après avoir tué en duel un adversaire. La vie du Caravage ressemble à celle de ces héros de romans qui refusent les compromis et qui résistent.

4- Comment résumer en (presque) une seule phrase "tout le Caravage" ?
Y. Haenel s'y est essayé avec bonheur dans son chapitre 10, qu'il accepte de nous lire : "C'est le monde entier, ce sont des poires, des figues, des prunes, des iris […] et à travers tous ces corps, toutes ces choses, une seule lumière, discrète, insistante, sacrée, qui prend mille apparences et ne brille que pour vous".

5- Le Caravage a voulu sans cesse affirmer sa liberté de créateur.
Amené à peindre des sujets religieux, il a refusé de tomber dans l'idéalisation des figures. Afin que ses personnages expriment la vérité des corps vivants, il allait dans les tavernes prendre comme modèles soit des ragazzi à la trogne de voyous, soit des prostituées (comme Anna Bianchini) qui devaient incarner Madeleine ou la Vierge Marie : chacun savait que c'est une prostituée, Fillide Melandroni, qui avait servi de modèle pour sa Judith ; et les saints qu'il représente ont les pieds sales et les mains noueuses.

6- Dernier thème abordé : la couleur noire présente dans presque toutes les peintures du Caravage.
Y. Haenel fait l'hypothèse qu'elle s'explique par le traumatisme que fut, pour le tout jeune Michelangelo, l'année 1576 où il a vu, à Caravaggio, les corps de son grand-père, de son père et de son frère morts de la peste, ainsi que les murs de la ville salis de fumée noire. Mais il ne faut pas se méprendre, le noir, pour l'artiste, est une couleur, le noir est une forme de lumière.

7- A la demande d'un auditeur, Y. Haenel revient sur la volonté de provocation qu'il y avait dans la peinture du Caravage.
Se libérant des poncifs, il a voulu montrer, dans le Crucifiement de saint Pierre (à Santa Maria del Popolo), qu'ériger une croix était un travail difficile pour le charpentier dont il met le "gros cul" au premier plan ; de même que, non sans insolence, dans la Conversion de saint Paul (dans la même église) il a peint le futur saint allongé sur le dos entre les pattes du cheval à grosse croupe duquel il est tombé. Par delà les siècles, on entend encore le rire du peintre qui pensait sans doute aux réactions qu'allaient susciter de telles libertés prises avec la tradition.

Dans son dernier ouvrage Tout est accompli, Y. Haenel développe une vision très pessimiste du monde actuel. Mais, heureusement dit-il, "la peinture voit plus loin que notre écrasement dans ce mauvais rêve qu'on nomme l'humanité". C'est pourquoi, en s'attachant aux tableaux du Caravage, "illuminé doucement comme on l'est quand s'augmentent nos raisons de vivre", Yannick Haenel a pu "approfondir l'aventure de [sa] vie", il a pu se mieux connaître lui-même, vivant une aventure dont, dit-il, il est sorti "rénové", car "regarder aujourd'hui de la peinture élargit notre révélation du monde jusqu'à une opulence inespérée".

 

RÉSUMÉ

A l'invitation de notre vice-présidente, Catherine Malissard, Yannick Haenel a commencé par relater comment, à l'âge de 15 ans, s'est faite sa première rencontre avec le Caravage et son émotion érotique devant un portrait de femme qui s'est révélé, plus tard, être une Judith décapitant Holopherne. C'est à partir de là que Yannick Haenel a été poussé à écrire (car "l'écriture et le désir se confondent") et qu'il a compris combien la peinture peut élargir notre vision du monde et développer notre sensibilité. L'auteur insiste sur le fait que son livre est moins une biographie qu'une tentative de s'introduire dans le monde intérieur du Caravage. Toutefois, à la demande de l'animatrice, Yannick Haenel évoque les éléments contrastés de la vie du peintre et son destin tragique, faisant l'hypothèse que la couleur noire, présente dans presque tous ses tableaux, s'expliquerait en partie par le traumatisme subi à l'âge de cinq ans par le petit Michelangelo devant les corps de son grand-père et de son père victimes de la peste. Il reste que le Caravage a voulu avant tout affirmer sa liberté de créateur. Amené à peindre surtout des tableaux à thème religieux, il a refusé de tomber dans l'idéalisation des figures : ses saints ont les pieds sales et ce sont des prostituées qui lui servaient de modèle pour peindre la Vierge ou Madeleine. L'œuvre du Caravage est d'une très grande richesse. Pour le faire ressentir, Yannick Haenel nous a lu le chapitre de son ouvrage dans lequel il a réussi à faire tenir dans une seule phrase "tout le Caravage".


Mardi 15 octobre 2019
Médecine et littérature à la Renaissance
par Jean CÉARD

COMPTE RENDU

Jean Céard, professeur honoraire de littérature de la Renaissance à l'université de Paris-X-Nanterre, nous a proposé une promenade singulière dans quelques extraits choisis d'auteurs fort célèbres de la Renaissance, en nous invitant à y découvrir, au-delà de leur intérêt littéraire indéniable, les traces des connaissances médicales de leur temps. Un exemplier distribué à chacun accompagna la conférence et permit au public de renouer avec Rabelais, Scève, Ronsard et Montaigne.

Cette époque de grandes transformations voit surgir de très nombreuses publications (toute l'œuvre d'Ambroise Paré, par exemple, est éditée ) et on ne cherche pas nécessairement à lire ces textes très connus d'un point de vue médical. Or ils offrent largement de quoi nourrir notre curiosité dans ce domaine, et ils permettent aussi de corriger certaines idées reçues. Ainsi, le Gargantua de Rabelais n'est pas seulement un ouvrage dédié à l'éducation du géant, mais fourmille de conseils diététiques.

Reprenant l'expression on ne peut plus célèbre de "la substantifique moelle" Jean Céard nous en livre le secret : en fait , Rabelais définit la moelle comme un aliment des os – par référence à Galien : ce que le sang est aux chairs, la moelle l'est aux os. Il faut donc comprendre que rompre l'os pour en sucer la substantifique moelle signifie écarter l'enveloppe pour en découvrir le principe nourricier. De la même façon, l'écorce de l'arbre est nourrie par son duramen.

Si l'enseignement scolaire porte un grand intérêt à l'éducation de Gargantua, il est indéniable que les soins du corps y ont une place prépondérante. Après avoir examiné les études du géant selon ses précepteurs sophistes aux chapitres XXI et XXII, Rabelais propose dans les deux chapitres suivants la méthode de Ponocrates.

La diète y apparaît comme une manière de vivre ; et il faut noter que le champ de la diététique à la Renaissance s'est considérablement élargi, grâce notamment aux apports d'Avicenne, d'Averroès et, en général, de la médecine arabe, fort estimée.

Depuis Avicenne, on prend en considération les éléments, les humeurs et les forces qui régissent l'homme sain et le malade. L'air et l'eau, le boire et le manger, le sommeil et la veille, le mouvement et le repos, les évacuations et les passions de l'âme sont devenus des éléments incontournables de la diététique.

Nicolas Abraham de La Framboisière, en 1600, consacre à la diététique les cent premières pages de son traité Gouvernement à chacun pour vivre longuement en santé, et tient compte de cinq autres paramètres : la complexion, le sexe, l'âge, le pays et la saison. Comme exemples de complexion : le chaud et le froid, le sec et l'humide. Selon lui, à chaque élément du monde correspond un élément du corps. Ainsi le sec associé au chaud correspondent à la colère, le sec associé au froid engendrent la mélancolie. Notre complexion humaine est donc soumise aux variables du monde.

Rabelais s'en souvient au chapitre VII de son ouvrage, où il attribue à Gargantua une complexion phlegmatique de nature, accentuée par l'ingestion de "purée septembrale", soit de vin nouveau. On en trouve une autre occurrence au chapitre XXI, où ses précepteurs, qui connaissent les principes de la diététique mais ne les appliquent pas correctement, lui font ingérer des nourritures sèches, mais lui font boire trop de vin.

Après avoir cité La Framboisière, qui conseille de se coucher seulement deux ou trois heures après le repas, Rabelais met en scène Ponocrates et Gargantua par jours de pluie au chapitre XXIV, afin de montrer comment le précepteur-diététicien corrige les méfaits du froid et de l'humide particulièrement nocifs pour le phlegmatique, en lui proposant une manière de vivre un peu plus chaude, sans excès, afin qu'il puisse continuer à s'exercer physiquement.

Pourquoi Rabelais a-t-il choisi de faire de Gargantua un phlegmatique ? Parce que c'est le cas le plus difficile. Son éducation sous l'égide éclairée de Ponocrates, va faire d'un être stupide, lourd et endormi, un être sain et éclairé.

C'est ainsi que l'oeuvre de Rabelais nous éclaire sur l'incidence du savoir médical sur la littérature, à juste titre d'ailleurs, puisqu'à son époque, le médecin est avant tout un érudit.

Chez Maurice Scève, dont Jean Céard nous propose quelques vers extraits de Délie, l'amant repoussé en éprouve un "marrissement" (une fâcherie) qui agit sur le jeu des humeurs au point de provoquer l'échauffement de la colère. A ce propos, La Framboisière évoque, lui, l'atrabilis.

À la Renaissance, le terme de mélancolie devient polysémique et désigne aussi bien les mélancolies morbides que le trouble de l'esprit qui s'apparente à une maladie mentale.

Jean Céard nous invite ensuite à relire d'un œil nouveau le sonnet de Ronsard à Hélène "Quand vous serez bien vieille…" illustré par des représentations assises de la Mélancolie de Dürer. Il ne s'agit plus seulement de lire l'invitation du poète à l'aimer tant qu'il en est temps encore, mais de considérer ces vers comme une image de la mélancolie, associée à l'âge qui décline avec le soir. Le soir en effet correspond à l'un des tempéraments naturels, la pituite, celle des quatre humeurs cardinales dont la prédominance chez un individu donne l'un des tempéraments fondamentaux, le flegmatique. Le sang correspond à la période qui va de 21 heures à 3 heures du matin, la colère de 3 heures à 9 heures du matin, la bile de 9 heures à 15 heures, et la pituite de 15 heures à 21 heures.

Puisant ensuite dans un extrait du dernier chapitre des Essais de Montaigne, Jean Céard nous montre comment la médicalisation croissante à la fin du XVIe siècle, la vulgarisation d'ouvrages de médecine en version bilingue et les écrits de médecins publiés en français ont permis une large diffusion du savoir médical, dont la diététique était la partie la plus accessible aux lecteurs, et donc aux écrivains, qui ont su en tirer un profit littéraire.

La séance s'est achevée par un échange entre Jean Céard et son public, où a été mise en valeur la modernité des pages littéraires de la Renaissance en matière de diététique.

c.r. par Y. Couf

RÉSUMÉ

Jean Céard, professeur honoraire de littérature de la Renaissance à l'université de Paris-X-Nanterre, nous a proposé une promenade singulière dans quelques extraits choisis d'auteurs de la Renaissance, nous invitant à y découvrir, au-delà de leur intérêt littéraire, les traces des connaissances médicales de leur temps.
On pense bien sût à Rabelais, dont les connaissances médicales imprègnent de nombreuses pages de son Gargantua (dès la préface, l'expression « substantifique moelle » trouve son origine dans les études de Galien sur les os). L'ouvrage, consacré en partie à l'éducation du jeune géant, contient maints conseils diététiques reprenant des notions mises en lumière par Avicenne, Averroès et la médecine arabe. Se fondant sur le corpus hippocratique, Rabelais a doté son Gargantua d'une complexion "naturellement phlegmatique" (ch. XXI). Il est donc un sujet particulièrement difficile pour Ponocrates qui dut tout mettre en œuvre pour corriger sa "vicieuse manière de vivre" et le soumettre à "la vraie diète prescrite par l'art de bonne et sûre médecine", modifiant même son régime en fonction du temps, puisque "l'intempérie humide de l'air" était considérée comme particulièrement nuisible aux phlegmatiques.
Quittant Rabelais, J. Céard nous proposa ensuite quelques vers extraits de la Délie de Maurice Scève : « Plongé au Stix de la melancolie / Semblois l'autheur de ce marrissement / Que la tristesse autour de mon col lye… ». L'amant repoussé en éprouve un "marrissement" (une fâcherie), lequel agit sur le jeu des humeurs au point de provoquer l'échauffement de la colère.
Autre notion issue de la théorie hippocratique des humeurs, la « mélancolie » serait due à un excès de bile noire. Alors nous sommes invités à relire d'un œil nouveau le sonnet de Ronsard à Hélène "Quand vous serez bien vieille…" (illustré par la Melencolia de Dürer). Il ne s'agit plus seulement de lire l'invitation du poète à l'aimer tant qu'il en est temps encore, mais de considérer ces vers comme une image de la mélancolie, associée à l'âge qui décline avec le soir.
Puisant enfin dans le dernier chapitre des Essais de Montaigne, Jean Céard montre comment la médicalisation croissante à la fin du XVIe siècle, la vulgarisation d'ouvrages de médecine en version bilingue et les écrits de médecins publiés en français ont permis une large diffusion du savoir médical, dont la diététique était la partie la plus accessible aux lecteurs, et donc aux écrivains, qui ont su en tirer un profit littéraire.


Jeudi 21 novembre 2019
Les débuts de l'humanisme à Orléans
par Denis BJAÏ

COMPTE RENDU

Orléans, à la fin du XVe siècle, était le siège d'une importante Université de lois (Louis XI en fit l'éloge en 1483). Mais l'enseignement qui y était donné commençait à se scléroser parce que l'on prenait en considération plus les commentaires et les gloses que les textes originaux du Code Justinien. En se limitant aux premières années du XVIe siècle, M. Bjaï a cherché à comprendre dans quelle mesure le nouvel esprit humaniste s'est introduit dans les travaux des juristes orléanais, dans quelle mesure ils ont pu, selon le mot de Nicolas Bérauld, "unir la connaissance des belles-lettres avec la maîtrise plus austère des lois" (optimarum litterarum peritiam cum severiore legum disciplina conjungere).
Le conférencier a commencé son enquête par l'allemand Jean Reuchlin. Celui-ci avait appris le grec à Paris et à Bâle grâce aux cours de deux humanistes grecs, Andronicus Contablacas et Georges Hermonyme de Sparte. Ayant décidé de faire des études de droit, il est venu en 1475 s'immatriculer à Orléans pour obtenir le grade de bachelier en droit romain. Pendant son séjour, il a enseigné les rudiments de la langue grecque à de jeune nobles et a rédigé pour eux une grammaire élémentaire (Micropaideia sive grammatica graeca).
Bien sûr, ce ne sont pas ces quelques cours donnés avant l'année 1480 qui ont changé l'esprit qui régnait dans l'Université orléanaise. Comme témoin de ce fait, on peut citer Guillaume Budé qui, venu à Orléans vers 1483 pour y acquérir quelques rudiments de pratique juridique, fut aussitôt découragé par un enseignement vicié par le dogmatisme scolastique, de plus donné dans un latin incorrect et barbare. Le futur grand humaniste dira avoir perdu trois ans de sa vie au contact de "toutes les petites chapelles de cette ville d'écolâtres" (omnia conventicula huius urbis scholasticorum). C'est à Orléans toutefois que Budé a fait la connaissance de François Deloynes, le fils du bailli de Beaugency, futur docteur-régent à Orléans, puis conseiller au Parlement de Paris : le grand ouvrage de Budé, le De Asse (1522), se terminera par un dialogue entre Budé et son vieil ami François Deloynes.
C'est parce qu'il redoutait l'épidémie de "peste" qui se développait à Paris qu'Érasme a fait plusieurs séjours à Orléans entre 1497 et 1506, avant son départ pour l'Italie. Certes il aurait préféré trouver refuge à Tournehem, mais son impécuniosité chronique l'obligea à rester près de Paris et à se faire héberger d'abord par un jeune professeur, Jacques Voecht, puis par Nicolas Bérauld, qui dirigeait alors un petit collège avec des élèves pensionnaires.
L'analyse de onze lettres qu'Erasme a envoyées d'Orléans permet de découvrir un homme tourmenté par la crainte de la maladie, par le manque d'argent, par le manque de livres, par le sentiment d'être exilé dans une ville reliée un Paris par une route peu sûre. Il y fait un tableau très critique du comportement des étudiants orléanais, plus bouffons (scurrae) qu'étudiants, aimant mieux manier l'épée que les livres, passant leurs nuits en bacchanales. Il confirme donc la mauvaise réputation des "escoliers" d'Orléans, dénoncée par Eustache Deschamps (qui y étudia entre 1358 et 1365), en particulier dans son Miroir de mariage, puis plus tard par François Rabelais dans son Pantagruel. On comprend que François Tissard, né à Amboise, qui était venu étudier le droit civil et le droit canon à Orléans, s'était empressé de fuir les "voluptates aurelianas" pour aller en Italie apprendre le grec et l'hébreu.
Quant à l'Université, où le droit était toujours enseigné suivant le "mos italicus", Érasme affirme qu'elle est nuisible à ses Muses, qui, dit-il, y périssent de froid entre Accurse, Bartole et Balde (Musae meae hic inter Accursium, Bartolum et Baldum misere frigent). Sur ce point encore, on croirait entendre Pantagruel qui, 33 ans plus tard, en 1532, dénoncera "ces vieux mâtins qui jamais n'entendirent la moindre loi des Pandectes et n'étaient que gros veaux de dîme, ignorants de tout ce qui est nécessaire à l'intelligence des lois".
La grande préoccupation d'Érasme, à cette époque, était d'apprendre le grec, auquel il s'était mis sur le tard, à 30 ans : "Sans le grec, écrit-il, l'érudition latine, toute riche qu'elle soit, est amputée d'une moitié. Chez nous, latins, à peine des ruisselets, des petites mares boueuses ; chez eux, Grecs, des sources très pures et des fleuves qui roulent de l'or." Mais c'est en Italie qu'il ira pour se perfectionner dans cette discipline.
Lors de ses séjours à Orléans, il s'est seulement occupé de la publication et de l'enrichissement futur de ses Adages, il a mis la dernière main à un De conscribendis epistolis, dont Nicolas Bérauld serait le dédicataire, et il a travaillé à un manuel de rhétorique publié sous le titre De duplici copia verborum et rerum commentarii duo.
Quelques échos de la vie orléanaise se retrouvent dans certains écrits d'Érasme. C'est à Orléans qu'il situera un de ses célèbres Colloques, "Le prétendant et sa belle" (Proci et puellae), où sont racontés les malheurs de la fille d'un jurisconsulte qui a d'abord refusé un prétendant digne d'elle et qui s'est retrouvée mariée à un mari repoussant et violent. Il s'amusera aussi d'une querelle entre une cuisinière et sa maîtresse qu'il rapporte dans son Apologia ad blasphemas Jacobi Tunicae. Mais, surtout, dans une lettre de 1501 à Antoine de Berghes, il racontera une sombre histoire de sorcellerie et de sacrilège qui se serait déroulée sous l'épiscopat de Christophe de Brilhac. Le texte d'Érasme sera repris par Jérôme Cardan dans son De Subtilitate (éd. 1580, livre XIX, p. 686) et traduit par Symphorien Guyon dans son Histoire… d'Orléans (partie II, éd. 1650, p. 313). Mais François Le Maire (dans son Histoire… d'Orléans, éd. 1648, p. 227) signala qu'après avoir fait des recherches dans les cartulaires il n'avait pas trouvé la source de cette histoire racontée par Érasme.
Malgré son antipathie pour les juristes locaux, Erasme a eu quelques relations avec des gens comme Nicolas Bérauld, comme François Deloynes, comme le médecin Pierre d'Angleberme, auquel il a promis d'aider son fils Pyrrhus, alors âgé d'une vingtaine d'années, à conjoindre à ses études de droit l'étude des belles lettres (bonas litteras). Mais Erasme, qui n'aimait pas enseigner, a eu peu d'influence sur la vie intellectuelle orléanaise.
Heureusement la peste parisienne qui avait fait venir Erasme attira aussi à Orléans un jeune érudit italien, Jérôme Aléandre. C'est Pyrrhus d'Angleberme, alors docteur-régent en droit et recteur de l'Université, qui l'avait invité à venir donner des leçons de grec en lui offrant des conditions très avantageuses, car l'homme était fort intéressé par l'argent.
Pendant son séjour de cinq mois, en 1510-1511, Aléandre donna un cours public d'initiation au grec devant 17 étudiants, dont Jean Lodé et Nicolas Bérauld ; il donna aussi des leçons particulières à quelques juristes, dont Jean Bruneau.
Même éloigné de Paris, Aléandre continua à Orléans ses activités éditoriales, travaillant à la publication des Disputationes Camaldunenses de Christoforo Landino, utilisant des manuscrits conservés à la cathédrale Sainte-Croix pour prouver que la Vulgate est bien de saint Jérôme, etc.
Le 14 mai 1511, il quitta "cette heureuse cité si féconde en savants", exprimant le vœu que "les lettres grecques prennent une telle valeur à Orléans que plus jamais elle n'y périront". C'est à Paris qu'il retourna, pour enseigner au collège de la Marche.
Quelques-uns de ses élèves d'Orléans l'y ont suivi. Claude de Brilhac était une forte tête, mais Aléandre le ménageait car il était le neveu de l'évêque Christophe de Brilhac dont il espérait obtenir quelque bénéfice. Et c'est sous la pression amicale de François Deloynes que le père de Charles Brachet avait accepté que son fils interrompe pour un temps ses études de droit afin de préparer à Paris, sous la direction d'Aléandre, un Lexicon graeco-latinum et une édition des Dialogues de Lucien.
Le conférencier pose alors une double question : dans quelle mesure le nouvel esprit "humaniste" a-t-il réussi à se développer dans Orléans dans ces premières années du XVIe siècle et le droit orléanais a-t-il été fécondé par le grec ?
En 1508, Guillaume Budé avait publié ses Annotationes in quattuor et viginti Pandectarum libros, dans lesquelles il opérait une véritable révolution dans les études juridiques, initiant un "mos gallicus jura docendi" fondé sur la critique historique et philologique. Mais son influence sur les juristes orléanais, façonnés par toute une tradition juridique, n'a pas été immédiate. Elle apparaîtra toutefois chez Nicolas Bérauld dès 1511, puis, en 1519, chez un autre élève d'Aléandre, Jean Bruneau, dans son Tractatus de dignitate et potestate legati, où la glose d'Accurse fera l'objet de critiques. Mais Pyrrhus d'Angleberme, lui, restera fidèle aux méthodes traditionnelles. Et il faudra attendre encore quelques années pour que, avec Pierre de l'Estoille, commence à céder le bastion de la scholastique.
Quant à la culture humaniste, fondée essentiellement, sur la connaissance du grec, nous avons le témoignage de Pyrrhus d'Angleberme. Celui-ci dit avoir assisté à la pénétration de la culture grecque dans les milieux cultivés orléanais, jusqu'à faire croire que la ville tout entière s'était transformée à la lumière de l'humanisme. C'est ce qui apparaît dans une épigramme de 1518 : "Dicatur Genabum nunc Gallograecia nostrum. / Attica nunc ad nos porticus ipsa venit. / Hic pueri graecum discunt lallare ton arton / et reperit tuptô foemina quaeque suum. / Nostra bonis Latium foelix Aurelia vincit / artibus et legum dicitur alma parens." [Qu'on appelle maintenant Genabum notre Gallogrèce. Le Portique d'Athènes est maintenant chez nous. Ici les enfants apprennent à bégayer en grec ton arton et toute femme connaît son verbe tuptô. Notre heureuse Orléans l'emporte sur le Latium dans les arts libéraux et on l'appelle la mère féconde des lois.]
En réalité, cet engouement pour le grec, s'il a vraiment existé, n'a peut-être été que simple feu de paille. Dix-huit ans plus tard, Gentien Hervet, un ancien élève de Jean Lodé, inaugurant un cours sur Démosthène, a déploré qu'à ses concitoyens manque ce qui est nécessaire à toute forme d'humanisme, la connaissance des lettres grecques.
Mais ensuite le temps fera son œuvre et l'humanisme a pu se développer à Orléans, dans l'Université et en dehors d'elle.

RÉSUMÉ

En se limitant aux premières années du XVIe siècle, M. Bjaï a cherché à comprendre dans quelle mesure le nouvel esprit humaniste s'est introduit dans les travaux des juristes orléanais, tous façonnés par l'esprit scholastique.
Certes, entre 1475 et 1480, Jean Reuchlin, un jeune allemand venu étudier le droit, a enseigné les rudiments de la langue grecque à quelques jeune nobles. Mais cela n'a pas changé l'esprit qui régnait dans l'Université. En est témoin Guillaume Budé qui, venu à l'âge de 15 ans acquérir quelques rudiments de pratique juridique, a été aussitôt découragé par un enseignement vicié par le dogmatisme scolastique, de plus donné dans un latin incorrect et barbare. Après lui, parce qu'il redoutait l'épidémie de "peste" qui se développait à Paris, Érasme a fait plusieurs séjours à Orléans entre 1497 et 1506, avant son départ pour l'Italie. Dans ses lettres, il fait un tableau très critique du comportement des étudiants orléanais et affirme que, dans cette Université, ses Muses périssent de froid entre Accurse, Bartole et Balde. Et c'est en Italie que, dès qu'il le pourra, il ira pour apprendre le grec. C'est également pour se mettre à distance de l'épidémie et à l'invitation du recteur Pyrrhus d'Angleberme que le jeune érudit italien Jérôme Aléandre s'est installé à Orléans pour donner des cours de grec. Cela fut bénéfique à plusieurs de ses auditeurs dont certains ont véritablement profité de cette initiation.
Le conférencier pose alors une question : dans quelle mesure le nouvel esprit "humaniste" a-t-il réussi à se développer dans Orléans dans ces premières années du XVIe siècle ?
En 1508, Guillaume Budé avait publié ses Annotations aux Pandectes, fondant les études juridiques sur la critique historique et philologique. Mais son influence sur les juristes orléanais, façonnés par toute une tradition juridique, n'a pas été immédiate. Pyrrhus d'Angleberme, par exemple, restera fidèle aux méthodes traditionnelles. Et il faudra attendre encore quelques années pour que, avec Pierre de l'Estoille, le bastion de la scholastique commence à céder. Quant à la culture humaniste, fondée essentiellement, sur la connaissance du grec, nous avons le témoignage du même Pyrrhus d'Angleberme. Celui-ci, dans une épigramme, voulut faire croire que la ville tout entière s'était convertie à l'étude du grec. En réalité, cet engouement, s'il a vraiment existé, n'a peut-être été que simple feu de paille. Dix-huit ans plus tard, Gentien Hervet a déploré qu'à ses concitoyens manque ce qui est nécessaire à toute forme d'humanisme, la connaissance des lettres grecques.
Mais ensuite le temps fera son œuvre et l'humanisme a pu se développer à Orléans, dans l'Université et en dehors d'elle.


Jeudi 12 décembre 2019
Léonard de Vinci au Clos-Lucé lecture polyphonique d'extraits de La Demande de Michèle Desbordes
par Y. COUF, N. LAVAL-TURPIN et C. MALISSARD

COMPTE RENDU

RÉSUMÉ

Pour clore le trimestre consacré au XVIe siècle, nous avons choisi de commémorer le séjour de Léonard de Vinci en Val de Loire et les derniers moments de sa vie en 1519. A cette fin, le choix a été fait de lire quelques pages de La Demande, ouvrage publié en 1999 par Michèle Desbordes.
Après une présentation de la romancière, Michelle Devinant, présidente des "Amis de Michèle Desbordes", précise quelle a été la place de La Demande dans son oeuvre. Puis, cette "histoire" ayant été inspirée par le séjour qu'a fait Léonard de Vinci à Amboise, Jean Nivet rappelle dans quelles circonstances Léonard a été invité à venir s'installer dans le petit manoir du Cloux, François Ier ayant souhaité lui confier la direction de grands travaux à Romorantin. Partant de là, Michèle Desbordes a voulu considérer Léonard sous un angle assez original. Pour elle, le Léonard arrivé en France était un homme conscient de l'inachèvement de beaucoup de ses projets, voire de ses échecs : en Italie sa grande statue de Francesco Sforza restée à l'état de projet, ses peintures murales (même la Cène de Milan) déjà dégradées, en France les grands travaux que le roi aurait voulu lui confier abandonnés avant même d'avoir été entrepris. Hébergé près du château royal d'Amboise, le « grand génie » se consacre, d'une manière un peu dérisoire, à la fabrication de machines de théâtre pour les fêtes royales.
Après cette introduction, la parole est donnée à trois lectrices. Par elles, on entend les textes par lesquels M. Desbordes a créé le personnage de la servante Tassine, une femme usée par une vie passée au service des autres, une vie désormais sans perspective et sans espoir. Alors, peu à peu, l'homme de génie va se sentir tout proche de l'humble servante. « En quoi donc leurs existences différaient-elles maintenant ? Ils mourraient offerts et consentants, partiraient sans mémoire ni regret ». Pourtant il leur reste à chacun une peur : elle, la peur que son corps puisse finir en pourriture au fond d'une tombe ; lui, la peur d'achever son agonie dans la solitude. Mais Michèle Desbordes refusera à ses deux personnages que s'accomplisse leur souhait ultime. Peu à peu, de subtils jeux de regards vont rapprocher le savant et l'humble servante. Alors, celle-ci, à l'issue d'un discours fait autant de paroles embarrassées que de silences, parvient à formuler cette chose difficile que depuis longtemps elle voulait dire, le souhait que, quand elle serait morte, son corps finisse non pas dans un cimetière, mais disséqué par le maître, comme ces cadavres écorchés dont elle a vu les dessins dans ses carnets. Puis, satisfaite d'avoir pu exprimer cette étrange "demande", la femme, enfin libérée, se met doucement à pleurer…

 


Jeudi 6 février 2020
Beethoven révolutionnaire et sensible
par Marius STIEGHORST

COMPTE RENDU

Le directeur artistique et musical de l'Orchestre Symphonique d'Orléans a enchanté son auditoire avec une conférence surprenante et enjouée, au gré des notes et des mots, sur un compositeur célèbre qu'on a plutôt l'habitude de considérer comme ombrageux et dont on fête cette année le 250ème anniversaire de la naissance : Ludwig van Beethoven. Il nous a brossé le portrait d'un homme singulier, révolutionnaire, sensible et roi de l'improvisation.
En 1834, Paris voit la création de la 5e symphonie, en présence notamment de Balzac et d'un Berlioz enthousiaste. Mais c'est bien des années avant, et ailleurs, que cette fameuse symphonie a été créée pour la première fois : à Vienne, en 1808, alors que le compositeur avait trente-huit ans. Faisant entendre les quinze dernières secondes de cette symphonie, Marius Stieghorst attire l'attention sur les sept notes finales, qui, après tout, pourraient être plus nombreuses tant elles sont bouillonnantes: d'ailleurs, un de ses collègues lui a avoué un jour en avoir fait une de trop… en toute impunité.
Peut-on donc se laisser aller ainsi à improviser sur Beethoven ? Serait-ce lui rendre un hommage vibrant ?
Il est un compositeur unique, en cela que, malgré son grand âge, il est beaucoup plus jeune que tous, et il rend les musiciens si enthousiastes qu'ils peuvent se passer de chef. Ainsi, le début des répétitions est toujours très agréable pour le chef désireux de donner ses couleurs personnelles à l'œuvre, mais, à la fin, plus personne ne le regarde ni n'a besoin de lui, tant l'harmonie se créée d'elle-même au sein de l'orchestre, feint de se lamenter M. Stieghorst.

Beethoven révolutionnaire ? Il l'est à bien des égards, et unique en son genre.
M. Stieghorst égrène des traits révélateurs de l'originalité du compositeur : il est le premier musicien à vivre de son art de façon autonome, contrairement à ses prédécesseurs, en particulier Haydn, pourtant le père de la composition classique , et même la "star" absolue qu'était Mozart à sa mort en 1791. A la fin de sa vie, il était si riche qu'il a pu donner 100.000 gulden à son neveu, alors que, dans la rue, il avait l'air d'un clochard. De même, il s'est toujours montré très généreux envers ses collègues et ses élèves en difficulté.
À une époque où tout le monde porte perruque, il arbore une abondante chevelure qui lui en tient lieu. Il peut trouver l'inspiration en regardant un mur et y noter une mélodie. Sur le plan musical, sa confiance en lui-même est sans bornes et inimaginable : il se permet tout.

Mais, tout révolutionnaire qu'il est, il se montre aussi d'une grande sensibilité, en particulier quand il s'agit du sexe féminin. Malgré sa détestation de la noblesse, il est sans cesse tombé amoureux de femmes de l'aristocratie. On connaît l'identité de quelques-unes, comme Joséphine Brunswick, la femme la plus importante de sa vie, ou Antonia Brentano; mais l'amante à qui il destinait des lettres cachées dans son bureau reste à jamais la belle inconnue.
Sa sensibilité romantique s'exprime également dans sa musique. S'il est admis que Mozart et Beethoven n'existeraient pas sans Haydn, que Haydn et Mozart sont d'authentiques compositeurs classiques, que Haydn a établi les formes de la symphonie et que Mozart, en génie absolu, s'est livré, à l'intérieur de ces formes, à des inventions inouïes, Beethoven, lui, s'en est emparé et les a pulvérisées, dans son désir constant de laisser libre cours à son goût de l'improvisation. Révolutionnaire dans l'âme, il ne peut que s'enthousiasmer à l'âge de dix-neuf ans pour le siècle des Lumières et pour la Révolution française. Il le restera d'ailleurs jusqu'à la fin de sa vie. On comprend sa colère lorsque Napoléon Ier se fait sacrer empereur en 1804, et on connaît l'anecdote selon laquelle il débaptise aussitôt sa 3e Symphonie dite "L'Empereur" pour la rebaptiser d'un sous-titre "A la mémoire d'un grand homme"…
Sa jeunesse à Bonn s'est passée au sein d'une famille de chanteurs : son grand-père et son père l'étaient à la cour. Beethoven, lui, n'écrit pas pour les chanteurs, choisissant des registres élevés comme celui des voix de tête, ce qui les met dans des situations inconfortables, en particulier quand il s'agit des chœurs. Ainsi le chœur de l'Hymne à la joie de la 9e Symphonie se révèle difficile à chanter avec ses notes aiguës, comme si le compositeur ne se préoccupait guère du sort du chanteur. L'explication tient peut-être au fait que le père du petit Ludwig ne l'a jamais traité de façon correcte – alors que Léopold Mozart a éduqué son fils avec souplesse – et l'oblige à travailler jusqu'à des heures indues; il peut même se montrer brutal envers cet enfant qui, déjà à l'âge de dix-onze ans, travaille à la cour comme organiste, que l'on considère comme un virtuose mais pas comme un enfant prodige.
Dans les années 80, on peut déjà sentir toute l'énergie exprimée par Beethoven comme un parallèle à la Révolution qui arrive. Si, à Vienne, l'empereur Joseph II a l'audace de commander à Mozart des Noces de Figaro qui mettent à mal l'aristocratie, à Bonn, son frère l'archiduc règne lui aussi sur une cour à l'atmosphère plutôt libre et créative. Au cours de son enfance, le jeune Ludwig baigne dans cette atmosphère, lit et écoute beaucoup de nouveautés et ne les oubliera jamais. Son attirance pour tout ce qui est révolutionnaire l'accompagnera jusqu'à la fin de sa vie.
En 1786, il quitte sa ville natale pour aller étudier un an à Vienne, où l'on sait que Mozart, assistant une fois à une improvisation de Beethoven, ne cache pas son admiration et prédit qu'il sera un grand compositeur. C'est le secret de Beethoven : improviser sans cesse. Son père le lui reprochait déjà lors de ses exercices au piano, quand il introduisait dans la partition une fantaisie toute personnelle et inventive au lieu de suivre la portée. Marius Stieghorst illustre ce goût de l'improvisation avec quelques notes de la Sonate au clair de lune, au sous-titre révélateur Quasi una fantasia et nous fait également remarquer que Beethoven n'aurait pas pu exister cent ans auparavant, mais qu'une société n'aurait pas pu non plus supporter deux Beethoven en même temps !
En 1792, à la mort de son père, Beethoven s'installe définitivement à Vienne avec ses deux frères, laissant derrière lui une Allemagne occupée par les troupes révolutionnaires françaises. Quel est le bilan de son apprentissage musical à Bonn ? Il a découvert la liberté créatrice d'une cour en relation avec l'orchestre de Paris, mais aussi celui de Mannheim, considéré à juste titre dans les années 80 comme le meilleur du monde sur le plan technique : il met au point la "fusée" de Mannheim, technique musicale qui consiste en un arpège de plus en plus rapide et ascendant – d'où son nom. On en retrouve un exemple dans l'ouverture de la 40e Symphonie de Mozart, que Beethoven reprend quasiment à l'identique dans sa deuxième sonate en fa mineur. A Vienne, outre son goût affirmé pour le vin blanc qui laisse des traces sur ses partitions, et qui le fera succomber à une cirrhose, comme son père, Beethoven travaille et s'approche lentement de la symphonie. Tout d'abord, il écrit pour lui-même en tant que pianiste : des sonates, puis des quatuors et des concertos. Haydn soutient ce jeune compositeur qui monte; mais, quand il part pour l'Angleterre, c'est vers Salieri que Beethoven se tourne pour prendre des cours, afin de perfectionner sa technique "artisanale", de corriger sa tendance à la fantaisie de l'improvisation et de combler ses manques.

En fait, tout le propos de Marius Stieghorst a habilement amené le public à une évidence : la 5e est une illustration parfaite du titre donné à sa conférence, "Beethoven, révolutionnaire et sensible". Ce que le chef d'orchestre va brillamment démontrer, musique à l'appui.
Une photo du début du 2ème mouvement montre à quel point, si elle paraît lisible de loin, elle est illisible de près, tant le compositeur, après avoir rempli la partition dans un premier jet avec la mélodie et la basse de façon continue, revient sur la portée, apporte des corrections, gribouille, développe une autre idée, change le rythme, casse ce qui lui paraît trop plat. Ce travail n'obéit pas aux règles de la composition classique selon Haydn, mais s'apparente plutôt à ce que les Allemands appellent "une tâche de cordonnier" ! Peu importe, le compositeur prolonge la ligne, change l'harmonie, passe du la bémol majeur au do majeur, et, à la fin de la mélodie, introduit une idée complètement nouvelle : les fameux "pom pom pom / pom" répétés de la 5e.
Proposant à un public ravi de compter combien de fois ces notes sont répétées dans les vingt premières mesures de cette symphonie, Marius Stieghorst confirme qu'elles le sont effectivement quinze fois. Il ne s'agit en rien d'une mélodie, et Beethoven a innové en construisant le premier mouvement d'une symphonie sur un seul thème et en improvisant dans le développement, qu'il considère comme son "atelier".
Le chef d'orchestre nous rappelle alors l'enthousiasme de Berlioz pour cette œuvre où il est impossible de compter le nombre de répétitions du thème, mais ajoute aussi – joignant le mime à la musique pour la plus grande joie du public – que Berlioz avait l'impression d'entendre sous ce thème le râle d'un agonisant. Celui du compositeur épuisé peut-être, suggère-t-il malicieusement.
En fait, Beethoven a inventé la forme cyclique de la composition, et a laissé libre cours à son goût révolutionnaire pour le bruit et l'improvisation. L'usage des timbales, d'une petite flûte et des trombones, tout à fait inhabituel et pour ainsi dire anormal, ne fait que reprendre celui de la musique militaire de la Révolution, que Beethoven a entendue dans sa jeunesse et réintroduite ici. On peut également voir de façon plus subtile dans cette 5e Symphonie une illustration de la citation latine "Per aspera ad astra", comme si, du do mineur très bas et très sombre au do majeur lumineux, Beethoven nous amenait de la difficulté vers les étoiles – celles du céleste Hymne à la Joie. Il ne faut pas voir non plus dans les "pom pom pom /pom" le destin qui frappe à la porte, comme on l'a trop souvent dit. Tout d'abord, Beethoven n'était pas homme à composer une œuvre plaintive. Ensuite le tempo qu'il a utilisé, grâce au métronome inventé par son ami Maelzel, prouve qu'il voulait une exécution rapide en référence à la Révolution, jouée ainsi à son époque, et non dotée de ce caractère solennel qu'on lui a imposé parfois.

En conclusion à cette magistrale promenade dans l'œuvre du compositeur, qui aura permis à un public enchanté de la découvrir sous un jour nouveau, et sans doute de réviser bien des a priori sur son auteur, le chef d'orchestre lance l'invitation à venir réécouter d'une oreille neuve cette 5e symphonie lors du concert qui suivra, dans un tonnerre d'applaudissements.

c.r. par Y. Couf

**

Un texte de Balzac sur le finale de la Symphonie n°5, dite Symphonie du Destin,
dans César Birotteau, fin de la première partie

Dans l'œuvre des huit symphonies de Beethoven, il est une fantaisie, grande comme un poème, qui domine le finale de la symphonie en ut mineur. Quand, après les lentes préparations du sublime magicien si bien compris par Habeneck, un geste du chef d'orchestre enthousiaste lève la riche toile de cette décoration, en appelant de son archet l'éblouissant motif vers lequel toutes les puissances musicales ont convergé, les poètes dont le cœur palpite alors comprendront que le bal de Birotteau produisait dans sa vie l'effet que produit sur leurs âmes ce fécond motif, auquel la symphonie en ut doit peut-être sa suprématie sur ses brillantes sœurs. Une fée radieuse s'élance en levant sa baguette. On entend le bruissement des rideaux de soie pourpre que des anges relèvent. Des portes d'or sculptées comme celles du baptistère florentin tournent sur leurs gonds de diamant. L'œil s'abîme en des vues splendides, il embrasse une enfilade de palais merveilleux d'où glissent des êtres d'une nature supérieure. L'encens des prospérités fume, l'autel du bonheur flambe, un air parfumé circule ! Des êtres au sourire divin, vêtus de tuniques blanches bordées de bleu, passent légèrement sous vos yeux en vous montrant des figures surhumaines de beauté, des formes d'une délicatesse infinie. Les amours voltigent en répandant les flammes de leurs torches ! Vous vous sentez aimé, vous êtes heureux d'un bonheur que vous aspirez sans le comprendre en vous baignant dans les flots de cette harmonie qui ruisselle et verse à chacun l'ambroisie qu'il s'est choisie. Vous êtes atteint au cœur dans vos secrètes espérances qui se réalisent pour un moment. Après vous avoir promené dans les cieux, l'enchanteur, par la profonde et mystérieuse transition des basses, vous replonge dans le marais des réalités froides, pour vous en sortir quand il vous a donné soif de ses divines mélodies, et que votre âme crie : Encore !

 

RÉSUMÉ

Le directeur artistique et musical de l'Orchestre Symphonique d'Orléans a enchanté son auditoire avec une conférence surprenante et enjouée, au gré des notes et des mots, sur un compositeur né il y a 250 ans : Ludwig van Beethoven. Il nous a brossé le portrait d'un homme singulier, révolutionnaire, sensible et roi de l'improvisation.
Beethoven révolutionnaire ? Il l'était à bien des égards, et unique en son genre. Il a été le premier musicien à vivre de son art : à la fin de sa vie, il était si riche qu'il a pu donner 100.000 gulden à son neveu, alors que, dans la rue, il avait l'air d'un clochard.  À une époque où tout le monde porte perruque, il arbore une abondante chevelure. Sur le plan musical, sa confiance en lui-même est sans bornes et inimaginable : il se permet tout. Révolutionnaire dans l'âme, il ne peut que s'enthousiasmer à l'âge de dix-neuf ans pour le siècle des Lumières et pour la Révolution française. Il le restera d'ailleurs jusqu'à la fin de sa vie.
Mais, tout révolutionnaire qu'il est, il se montre aussi d'une grande sensibilité, en particulier quand il s'agit du sexe féminin. Malgré sa détestation de la noblesse, il est sans cesse tombé amoureux de femmes de l'aristocratie. Sa sensibilité romantique s'exprime également dans sa musique. S'il est admis  que Mozart, en génie absolu, s'est livré à des inventions inouïes, Beethoven, lui, s'en est emparé et les a pulvérisées, dans son désir constant de laisser libre cours à son goût de l'improvisation.
En 1786, Beethoven quitte sa ville natale pour aller étudier un an à Vienne, où l'on sait que Mozart, assistant à une de ses improvisations, ne cache pas son admiration et prédit qu'il sera un grand compositeur. C'est le secret de Beethoven : improviser sans cesse. Son père le lui reprochait déjà lors de ses exercices au piano, quand il introduisait dans la partition une fantaisie toute personnelle et inventive au lieu de suivre la portée. Marius Stieghorst illustre ce goût de l'improvisation avec quelques notes de la Sonate au clair de lune, au sous-titre révélateur Quasi una fantasia.
En 1792, à la mort de son père, Beethoven s'installe définitivement à Vienne. Là, outre son goût affirmé pour le vin blanc qui laisse des traces sur ses partitions et qui le fera succomber à une cirrhose, Beethoven travaille et s'approche lentement de la symphonie. Tout d'abord, il écrit pour lui-même en tant que pianiste : des sonates, puis des quatuors et des concertos. Haydn soutient ce jeune compositeur qui monte; mais, quand il part pour l'Angleterre, c'est vers Salieri que Beethoven se tourne pour prendre des cours, afin de perfectionner sa technique "artisanale", de corriger sa tendance à la fantaisie de l'improvisation et de combler ses manques.
Enfin Marius Stieghorst a habilement amené le public à une évidence : la Cinquième est une illustration parfaite du titre donné à la conférence, "Beethoven, révolutionnaire et sensible". En fait, Beethoven a inventé la forme cyclique de la composition, et a laissé libre cours à son goût révolutionnaire pour le bruit et l'improvisation. L'usage des timbales, d'une petite flûte et des trombones, tout à fait inhabituel et pour ainsi dire anormal, ne fait que reprendre celui de la musique militaire de la Révolution, que Beethoven a entendue dans sa jeunesse et réintroduite ici.

 


Mercredi 12 février 2020
"La grande Rome des Tarquins" : mythe ou réalité ?
par Alexandre GRANDAZZI

COMPTE RENDU

Alexandre Grandazzi, ancien élève de l'Ecole Française de Rome, est professeur de langue et littérature latines à Sorbonne-Université, où il dirige l'Institut de Latin. Il est l'auteur de Urbs. Histoire de la ville de Rome des origines à la mort d'Auguste (Perrin, 2017). En prologue à une pièce de théâtre donnée au CDN le même soir, « Le règne de Tarquin », sa conférence a jeté un éclairage nouveau sur le règne de cette dynastie de rois étrusques, démêlant ce qui appartient tantôt au mythe, tantôt à la réalité.
Dans des « temps plus reculés encore que ceux où [il exerçait ]la fonction de secrétaire des Jeunes Budé », nous lance avec humour le conférencier, les Tarquins régnaient à Rome. Nous sommes au 6ème siècle avant notre ère, à cette époque que les historiens et archéologues qualifient, sans jugement de valeur, d'« archaïque ». Que peut-on dès lors prétendre en savoir aujourd'hui ?   
Après un point sur la chronologie des règnes, il faudra tirer des enseignements de la tradition littéraire antique, puis des récentes découvertes archéologiques avant de  revenir sur la tradition littéraire concernant la fin de la royauté. On dispose en réalité d'une grande richesse d'éléments sur le seul Tarquin le Superbe.
 La scène est à Rome  « au centre du centre de la péninsule, et au centre du monde connu », illustrant la théorie des trois cercles du géographe Elisée Reclus.

D'après la chronologie, apparaît au milieu du 8ème siècle une succession de rois fondée sur le meilleur ou le plus chanceux, inaugurée par Romulus, mais en aucune façon héréditaire. Puis s'ouvre une période fort longue de près d'un siècle, où l'on trouve le nom de Tarquin à deux reprises.
Tarquin l'Ancien (Priscus) de 616 à 579 ; Servius Tullius de 579 à 535 ; Tarquin le Superbe de 534 à 509 (ou 506 selon certains), année qui voit le terme du régime royal.
Le nom de Superbus, l'orgueilleux, arrogant, dur envers les autres, jette un éclairage défavorable sur de dernier roi de la dynastie. Et la longueur des règnes respectifs (37,45 et 35 ans) paraît frappée d'invraisemblance. N'y aurait-il eu qu'un seul roi pour chaque période ?  Le nom de Tarquin aurait-il été dédoublé pour combler des lacunes dans ce 6ème siècle, qui voit la construction de la cloaca maxima, du temple de Jupiter Capitolin et de la grande muraille de Rome, attribués à l'un ou à l'autre ? La répétition d'un même nom n'est pas nécessairement une falsification – si on prend l'exemple de celui de Napoléon bien des siècles plus tard. 
Denys d'Halicarnasse quant à lui, met en doute la chronologie traditionnelle des Tarquin, qui fait du Superbe le fils de l'Ancien, et suggère que c'est son petit-fils ; ce que l'empereur Claude, étruscologue émérite, affirme également dans la Table de Lyon.
Les Anciens, bien conscients du trop long intervalle entre les règnes des deux Tarquins, auraient ajouté un roi supplémentaire. Reste posé cependant le problème du nombre de générations depuis Démarate de Corinthe, fondateur de la dynastie, qui émigre à Tarquinia.
Démarate a pour fils Tarquin l'Ancien et Arruns ; le Superbe est fils de l'Ancien et Egerius fils d'Arruns ;   le Superbe a lui-même trois fils, dont un certain Sextus, tandis qu'Egerius est le père de Tarquin Collatin, un des deux premiers consuls de la République. Plusieurs de ces personnages sont considérés comme historiques.
Nous savons aussi que Tarquin le Superbe après sa chute  s'est réfugié à Cumes, où il meurt en 495, après avoir essayé en vain de récupérer ses richesses. Il est donc possible qu'il soit arrivé au pouvoir en 534, ce qui place Tarquin l'Ancien sur le trône vers 470, et Servius Tullius vers 540 ou 550.
Mais un élément archéologique récent (fin des années 60) tend à faire commencer le règne de l'Ancien vers 600 et à donner raison à la tradition littéraire antique : des Grecs de Phocée auraient fait halte à Ostie et y auraient rencontré des représentants du roi, avant d'aller fonder Massilia dans les mêmes années – où la découverte de tessons grecs lèvent le doute sur une fondation prétendument légendaire de la cité. De même, la partie romaine du récit de Justin accrédite la présence de Tarquins à Rome, à cette époque, vers les années 600.
A Vulci, enfin, en 1843, la découverte de fresques dans une tombe a mis en lumière une scène où « Cneve Tarchunies Rumach est tué par Marce Camithlnas ». Ce Cnaeus Tarquinius en latin est-il Tarquin l'Ancien ou un autre de ces rois supplémentaires ? Cette allusion à une guerre entre Vulci et Rome prouve bien que les Tarquins sont des personnages pleinement historiques, de même que la dynastie éponyme, ce dont M. Grandazzi ne doute pas.
Du même point de vue chronologique, deux événements sont datables.
Le premier est politique : la fin de la royauté est attestée par les Fastes consulaires qui donnent la date du début du régime républicain, et par le témoignage des Tables censoriales, attesté par Denys d'Halicarnasse, qui date le consulat de 392 « 118 ans après l'expulsion des rois » La fin du règne de Tarquin le Superbe aurait donc bien eu lieu en 508.
Le second événement est religieux , avec l'inauguration du temple de Jupiter Optimus Maximus au Capitole  en 509/508, ce qui prouve que le plus grand temple de Rome est d'origine royale et non républicaine.

En ce qui concerne la tradition littéraire, elle est connue pour les exactions et les violences de Superbus – magnifiquement secondé par son épouse Tullia.   Assassinats en famille, politique extérieure agressive, domination des Latins, guerres victorieuses contre les Sabins et les Volsques, contrôle des territoires du sud assuré par la fondation de colonies et installation de proches à la tête des plus importantes cités latines. La politique intérieure et s'illustre par de grands travaux : la cloaca maxima, la grande muraille, le temple de Jupiter Capitolin. Injustice, démesure et cruauté sont les marques de ce règne qui s'achèvera avec le viol de Lucrèce, dont on sait qu'il a provoqué une révolution qui met un terme définitif au régime de la royauté à Rome.
Certes, ces sources littéraires postérieures de cinq siècles aux événements sont suspectes, mais elles fournissent néanmoins des indications qui ont pu être validées, comme nous venons de le voir.
D'une part, on peut relever de troublantes analogies dans les récits de  différentes fins de règnes à Rome ou chez les Grecs. Ainsi, Denys d'Halicarnasse et Tite-Live brossent de Tarquin une sorte de portrait-robot du tyran, où se concentre toute la palette des excès du pouvoir personnel, ce qui tend à donner l'impression de l'élaboration d'un mythe, comme si l'historiographie antique avait construit le personnage.
D'autre part, malgré tout, l'existence de grands travaux publics avérés donnerait-elle une preuve de l'existence du tyran, qui, selon Aristote, doit occuper ses sujets par des travaux pour qu'ils renoncent à se rebeller, et les maintenir dans la pauvreté et une absence de loisir propice aux complots ? Ou alors les historiens romains n'auraient-ils pas coché une case supplémentaire pour coller au portrait-type du tyran, en attribuant aux Tarquins l'initiative de ces grands travaux ?

L'archéologie peut nous fournir des réponses.  
Les nombreux vases peints découverts au début du 19ème siècle, de même que la tombe princière intacte mise à jour en 2013 à Tarquinia, confirment l'origine grecque des Etrusques, et même plus précisément une origine corinthienne.  Les traditions littéraires paraissent donc très vraisemblables.
Quant aux constructions attribuées aux Tarquins, qu'en est-il ?
Si on n'a aujourd'hui rien de concluant sur la cloaca maxima, on sait en revanche que les fondations massives du temple de Jupiter datent du 6ème siècle. L'édifice plusieurs fois reconstruit sous la République et l'Empire remonte donc à l'époque royale. Tarquin l'Ancien aurait conçu le projet et lancé les travaux, Tarquin le Superbe aurait fait élever le temple qui a exigé un colossal « travail de Romain : les chiffres liés à la construction sont si faramineux qu'ils donnent le vertige.
L'organisation et la division du chantier qui s'est étalé sur plusieurs années révèlent l'intelligence du concepteur. S'agirait-il d'un architecte grec, et même ionien? De fait, le temple est  précédé seulement dans le temps par ceux d'Athènes, de Samos et d'Ephèse.  
La grande statue cultuelle du temple serait due d'après Varron à un certain Vulca,  artiste étrusque renommé, auquel on doit notamment un Apollon de Véies qui  ressemble beaucoup à celle de Jupiter Capitolin.
Pour la première fois, les décorations religieuses donnent aux divinités des formes humaines, comme en Grèce, et les vieilles divinités latines (Lares, Mânes, entités plurielles et vagues) laissent la place à une religion anthropomorphe et hellénisée. Cette véritable révolution religieuse ( qui n'a d'égale que le christianisme mille ans plus tard) ne peut être menée que par un pouvoir politique fort, et seul quelqu'un comme Tarquin le Superbe pouvait commanditer et diriger de tels travaux.
 Pour la grande muraille dite de Servius Tullius, à la gare Termini, on a pu mettre à jour sous les restes  actuels, les vestiges d'une muraille précédente, que les constructeurs du 4ème siècle ont arasée pour asseoir la nouvelle enceinte. Elle datait bien de l'époque royale et enserrait un espace délimité de 360à 430 hectares.
Il faut donc admettre que dans les années 550-540 la ville royale a été capable de se doter d'une grande muraille de onze kilomètres, percée de douze portes et surmontée peut-être d'une centaine de tours. Ce gigantesque dispositif de protection renforcé par un agger sur le plateau de l'Esquilin la mettait à l'abri de toute agression. A l'intérieur de la grande muraille des axes de circulation menaient des portes au centre politique  de l'Urbs, le forum. On en trouve encore des traces, notamment la Via Nazionale.
Notre Tarquin serait bien le grand concepteur de cette ville dont on évalue la population à au moins quarante mille habitants, mais plutôt à cinquante ou soixante mille. Et il règne sur une ville puissante parce qu'elle est peuplée.   
Enfin, le Forum Boarium, marché aux bœufs des bords du Tibre, a fourni un élément intéressant aux  archéologues, sous la forme de fragments de statues d'Hercule et d'Athéna – ou de Fortuna - dans les vestiges de son temple, attribué par la tradition littéraire à Servius Tullius. Or, cet édifice (antérieur aux deux temples actuels) se trouvait sur le trajet des triomphes, qui existaient déjà à l'époque royale. On peut donc en déduire que Tarquin se prenait pour Hercule, et l'archéologie nous livre ici un précieux trait de sa psychologie. 

Entrer dans la psychologie d'un personnage historique qui se nomme Superbus, est un exercice périlleux pour un historien. Etait-il considéré comme bon ou méchant, par qui et pourquoi ?
Si on se réfère aux grands travaux, il appartient bien à la tradition du tyrannos grec, ce chef d'état arrivé au pouvoir par ses propres moyens et soutenu par le petit peuple contre l'aristocratie traditionnelle. Les grands travaux permettent de pourvoir aux besoins de toute une masse de sujets pour les sortir de la pauvreté, contrairement à ce que dit Aristote. Par contre, Tarquin le Superbe a pu susciter diverses formes d'opposition, ce qui lui a valu, a posteriori, son surnom – et sa chute a pu être provoquée par une aristocratie en révolte contre un pouvoir personnel trop favorable au peuple.
Il n'est donc pas sûr du tout qu'il ait été un tyran au sens moderne du terme.
La prétendue révolte populaire qui l'aurait chassé du trône ne serait en fait qu'une révolution de palais, fomentée par des oligarques, si on examine les noms de ses successeurs et premiers dirigeants de la République, parmi lesquels on trouve des Tarquins, dont Collatin.
Le viol de Lucrèce même ne serait qu'un topos littéraire, et non un fait historique, dans la mesure où  d'autres abus de ce type sont mentionnés dans la tradition écrite – notamment chez Thucydide à propos des Pisistratides – comme si les abus sexuels étaient associés à la tyrannie. Et d'ailleurs, ce n'est pas Tarquin le Superbe qui est  en cause, mais son fils Sextus.
Pour conclure sur ce dernier roi de Rome, il est intéressant de revenir sur la  découverte, à Gabies en 2010, d'un palais exceptionnellement conservé : en effet, au tout début du 5ème siècle, il a été pillé et brûlé, et tous ses vestiges ont été recouverts de terre, comme si on voulait en effacer la mémoire, sans en détruire le côté sacré.
Les contemporains le considèrent comme un témoignage matériel de la fin violente d'un régime de type royal. Or Tite-Live nous apprend qu'à la chute de son père le Superbe, Sextus, qui avait pris le pouvoir à Gabies, le perdit également lors d'une révolution plus aristocratique que populaire.
Voilà ce qui nous permet de comprendre ce que les Romains appelaient l'odium regni, la haine de la royauté. Ce n'est pas un sentiment d'origine populaire, mais celui d'oligarques qui ne supportaient pas de voir un seul d'entre eux exercer un pouvoir personnel. Cet odium regni est la condition même de l'existence de la République à ses débuts, et Tarquin le Superbe devient la figure repoussoir de l'arrogant, qui permet d'éviter définitivement tout retour à la royauté.

L'Histoire a bien eu lieu. Elle n'est pas un passé inventé puis indéfiniment transformé, mais une leçon pour aujourd'hui, et il serait dangereux de ne pas le voir. La psychologie des personnages, elle, appartient au domaine de la création artistique.
Le moment est donc venu pour l'historien de laisser la place au théâtre et aux artistes qui vont faire revivre ces personnages antiques.

c.r. par Y. Couf

RÉSUMÉ

Alexandre Grandazzi, ancien élève de l'Ecole Française de Rome, est professeur de langue et littérature latines à Sorbonne-Université. Il est l'auteur de Urbs. Histoire de la ville de Rome des origines à la mort d'Auguste (Perrin, 2017). Sa conférence a jeté un éclairage nouveau sur le règne de cette dynastie de rois étrusques, démêlant ce qui appartient tantôt au mythe, tantôt à la réalité.
Au -VIe siècle Rome n'aurait connu que trois rois : Tarquin l'Ancien (fils de Démarate, un Corinthien réfugié à Tarquinia) de 616 à 579 ; Servius Tullius de 579 à 535 ; Tarquin le Superbe (fils de Tarquin l'Ancien) de 534 à 509 (ou 506 selon certains), année qui vit le terme du régime royal. Cette chronologie a été souvent mise en doute et on a même parlé de « rois légendaires ».
De plus, la tradition littéraire (postérieure de cinq siècles aux événements) insiste sur les exactions et les violences de Superbus. Denys d'Halicarnasse et Tite-Live brossent de Tarquin une sorte de portrait-robot du tyran, où se concentre toute la palette des excès du pouvoir personnel, ce qui tendrait à donner l'impression de l'élaboration d'un mythe, d'un personnage construit par l'historiographie antique. Et si les historiens romains attribuent aux Tarquins l'initiative de grands travaux (cloaca maxima, grande muraille, temple de Jupiter Capitolin), ce serait pour coller au portrait-type du tyran qui, selon Aristote doit occuper ses sujets par des travaux et les maintenir dans la pauvreté pour qu'ils renoncent à se rebeller.
M. Grandazzi démontre d'abord que plusieurs découvertes de l'archéologie confirment la présence de Tarquins à Rome à partir des années 600 et donnent raison à la tradition littéraire antique. Le "Cneve Tarchunies Rumach" tué par un certain Marce Camithlnas mentionné sur une fresque de Vulci pourrait être Tarquin l'Ancien.
Et puis on sait aujourd'hui que les fondations massives du temple de Jupiter datent du -VIe siècle : Tarquin l'Ancien aurait conçu le projet et lancé les travaux, Tarquin le Superbe aurait fait élever le temple. C'est à cette époque que, pour la première fois, les décorations religieuses donnent aux divinités des formes humaines : cette révolution religieuse n'a pu être menée que par un pouvoir politique fort, celui des Tarquins. Enfin, sous les restes de la grande muraille dite de Servius Tullius, on a pu mettre au jour les vestiges d'une muraille datant de l'époque royale, gigantesque dispositif de protection entourant une ville abritant environ cinquante mille habitants dont Tarquin aurait été le concepteur.
Il n'est pas sûr que le Superbe ait été un tyran au sens moderne du terme. La prétendue révolte populaire qui l'aurait chassé du trône ne serait en fait qu'une révolution de palais, fomentée par une aristocratie en révolte contre un pouvoir personnel trop favorable au peuple.
Après sa chute, vers 508, ce que les Romains appelaient l'odium regni a été la condition même de l'existence de la République à ses début. C'est alors qu'on a fait de Tarquin la figure repoussoir du tyran, le viol de Lucrèce n'étant qu'un topos littéraire. Tite-Live nous apprend en outre que le fils du Superbe, Sextus, qui avait pris le pouvoir à Gabies, le perdit également lors d'une révolution plus aristocratique que populaire. Son palais, dans la premières années du -Ve siècle, a été brûlé et tous ses vestiges recouverts de terre, comme si on voulait en effacer la mémoire, sans en détruire le côté sacré.


Jeudi 5 mars 2020
Les défaites militaires romaines
par Mathieu ENGERBEAUD
maître de conférences en histoire romaine à l'Université d'Aix-Marseille.

C'est un sujet très inattendu, pour ne pas dire iconoclaste, que Mathieu Engerbeaud a pris un plaisir manifeste  à traiter devant un public habitué depuis son plus jeune âge de latiniste à entendre parler d'une puissance romaine établie sur une succession de victoires ininterrompues et de défaites aussi rares qu'anodines. Or, si l'on en croit l'adage célèbre, «Rome ne s'est pas faite en un jour», et la construction de l'empire a bien dû s'accompagner de quelques échecs.
Non seulement la conquête n'aurait pas été aussi aisée que la tradition littéraire le laisse croire, mais la gestion des défaites aurait permis aux Romains d'améliorer et d'enrichir leur expérience de conquérants. Posons-nous dès lors la question de savoir si les défaites romaines n'ont pas permis paradoxalement d'en faire un peuple victorieux.
Ce projet d'étude a rencontré bien des difficultés dans la mesure où la question  semblait résolue depuis toujours : les Romains étaient victorieux une bonne fois pour toutes, et la question ne se posait plus. Et pourtant...
La conférence, illustrée de diapositives fort précieuses, va porter sur les premiers siècles de la République, de la conquête de l'Italie jusqu'au milieu du IIIe siècle av. J-C. Deux ouvrages issus d'une thèse de doctorat soutenue en 2015 se complètent : Rome devant la défaite (Belles-Lettres. 2017) balaie la période qui va de la chute de la royauté à la première guerre punique, en traitant exclusivement des événements; le deuxième tome Les premières guerres de Rome (Belles-Lettres. 2020) étudie les défaites de Rome dans le contexte très confus de cette haute période de l'histoire romaine, à partir des récits littéraires.
Il s'agit d'appréhender non pas une histoire de l'armée mais bien une histoire de la guerre et  la façon dont on l'a écrite.

Sources et méthodes.
Le travail, concentré sur les défaites entre -753 et 264 (mais les références aux guerres puniques y sont néanmoins nombreuses) correspond donc à la conquête de l'Italie par les Romains.
A l'origine, le territoire de Rome  est si minuscule que les défaites subies sont très locales, qu'elle ont un impact très important sur la cité et rendent nécessairement très précaire la situation des Romains. 
Les récits antiques de cette époque donnent l'impression d'une succession ininterrompue de guerres entre les Romains et une mosaïque de peuples : Sabins, Volsques, Eques, Samnites, Étrusques et Lucaniens (peuples encore très mal connus aujourd'hui, faute d'informations). On peut recenser 792 événements militaires, 131 ennemis, environ 300 guerres, 81 défaites romaines, mais… aucune guerre perdue par les Romains !
De fait, les sources dont on dispose ont été écrites très tardivement, une fois la conquête achevée.
De plus, seul prévaut le point de vue du vainqueur, qui réécrit l'histoire en se mettant en valeur et en attribuant aux vaincus tous les défauts dont sont, bien entendu, dépourvus les Romains. C'est… de bonne guerre.
Les fresques et les peintures sur les vases des ennemis italiens de Rome n'apportent aucune certitude, tant elles peuvent être interprétées de façons différentes, et l'archéologie même n'est d'aucun secours, étant donné le peu de traces matérielles que laisse une guerre.
Il faut donc s'en remettre aux auteurs, comme Tite-Live, qui font de Rome une cité vouée par les dieux à un destin inéluctablement victorieux – ce qui ramène les défaites subies à des broutilles et fait des victoires un catalogue éclatant. Or on sait que la conquête ne progresse pas pendant cinq siècles, et que la totalité de l'Italie est soumise à Rome dans les dernières décennies du IVe siècle seulement. 
Dans la mesure où les Romains n'ont pas établi de registres sur les guerres, il est bien difficile d'en connaître l'histoire, ce que reconnaissent volontiers Cicéron ou Varron. Il semble plutôt qu'elle soit interprétée sans cesse selon ce que les auteurs veulent prouver.
Les premières guerres de Rome mettent en évidence les logiques de réécriture de ces guerres. 
Outre que ce sont des récits sujets à caution, ils sont remplis d'anachronismes et d'obscurités, faute d'explications sur les éventuelles stratégies ou les objectifs des généraux. Pourquoi les villes sont-elles assiégées ou assaillies? on n'en a aucune idée.
Parfois, cependant, les auteurs essaient de reconstituer et d'expliquer les faits, mais on tombe alors dans la fiction. Entre un scepticisme outrancier à leur égard et une confiance aveugle, on peut identifier les fragilités de leurs récits en relevant leurs contradictions. Percer la carapace narrative pour saisir les faits historiques relève de l'utopie.
C'est pourquoi les premières guerres de Rome ont découragé bon nombre d'historiens, tant elles se révèlent répétitives, obscures et, pour tout dire, absurdes parfois, voire comiques dans leurs détails : des personnages ressuscitent, des villes sont reprises alors qu'elles sont déjà vaincues, des batailles, lieux, armées réapparaissent à l'identique pendant plusieurs années de suite, la victoire est acquise aux Romains parce qu'ils comptent un mort de moins que leurs ennemis !
L'ensemble apparaît comme un fatras inextricable.

Le corpus
Il convient donc de s'appuyer sur un corpus lexical pour déterminer ce qu'est une  défaite selon les Romains. Or il s'avère que le mot défaite en latin n'existe qu'au XVe siècle, dans son acception moderne. A l'époque qui nous intéresse, le mot  défaite a une connotation de honte et de scandale (infamia, calamitas, ignominia, indignitas, funesta pugna), tandis qu'en Grèce elle est associée au malheur (pathos, peripeteia, atuchèma, dustuchia ).
Pour les Romains, abandonner un siège est une débâcle, perdre une cité est grave, mais perdre une bataille ne l'est pas ! Voilà pourquoi il faut replacer la notion de défaite dans son contexte, et comparer le nombre de victoires et le nombre de défaites  pour comprendre comment s'est faite la conquête.


Réécriture des défaites
Les contradictions inhérentes à la réécriture soulignent les incertitudes des auteurs. Tite-Live exagère le nombre et la portée des victoires; Diodore de Sicile laisse une plus large part aux défaites. La bataille d'Ausculum, qui oppose les Romains à Pyrrhus en -279 est ainsi présentée tantôt comme une victoire romaine, tantôt comme une défaite (Plutarque), tantôt comme un combat indécis (Tite-Live, Denys d'Halicarnasse).
L'étude des textes permet surtout d'analyser la réaction des Romains devant l'échec. L'exemple le plus fameux est celui des Fourches Caudines, humiliation si forte imposée aux Romains par les Samnites que l'expression «passer sous les Fourches Caudines» appartient désormais au langage courant pour exprimer une humiliation. Mais en aucun cas elle n'est considérée comme une défaite militaire à proprement parler !
En outre, les textes décrivent comment la défaite affecte chaque catégorie de la population romaine, des soldats aux magistrats, sans oublier la population civile.
La défaite n'est donc pas uniquement militaire, et l'humiliation est partagée. C'est ainsi, d'après les auteurs, que ces crises permettaient aux Romains de renforcer leur puissance en tirant leçon de leurs échecs. La «victoire à la Pyrrhus», où le vainqueur romain est dans une situation aussi précaire que le vaincu, en est un exemple éclatant.

Conclusions
Très vaste objet d'étude, la défaite et ses conséquences contribuent à façonner l'identité collective, parce qu'elles imposent une réorganisation des institutions. La construction de la puissance romaine a été un processus pragmatique dans lequel la défaite a eu un rôle aussi important que la victoire.
En l'absence d'un seul récit antique des premières défaites, on se trouve devant des versions nombreuses, différentes, et aménagées au gré des attentes (au point que, parfois, les échecs sont transformés en victoires). Il est clair que les récits de Tite-Live seul ne peuvent faire autorité.
Les historiens de la conquête se sont servis de la défaite pour démontrer la supériorité morale et militaire des Romains pour les raisons suivantes :
– ils tirent des leçons de leurs défaites.
– leur régime politique, supérieur aux autres, se perfectionne de façon vertueuse grâce à la défaite, en les protégeant de ses effets négatifs.
– ils ont toujours refusé de se reconnaître vaincus.
Ce sont ces trois arguments que Montesquieu a développés dans Considérations sur les causes de la grandeur des Romains.
On peut cependant opposer trois contre-arguments :
Les Romains n'étaient pas les seuls à penser que leur survie dépendait de leur remise en question après une défaite.
Des sources peu utilisées montrent que les Romains ont perdu des guerres et capitulé devant des adversaires avant le IIe siècle.
L'idée selon laquelle Rome était capable de survivre à des défaites a été construite a posteriori au cours du IIe siècle, lors d'échanges littéraires polémiques entre   des historiens pro-romains et des historiens grecs anti-romains.

C'est ainsi que les Romains ont mis en scène leur histoire, élaborant ce discours sur la défaite qui devient un outil de conquête  pleinement justifié.
Et s'ils ont réécrit l'histoire à leur avantage, c'est qu'ils ont eu besoin de le faire.

**

Les échanges avec le public portent sur la définition de l'historien romain qui n'est dans les premiers temps qu'un auteur d'épopées : Ennius, Naevius. On interroge le conférencier sur les sources antiques grecques, nébuleuse de fragments rares qui parlent souvent de défaites romaines. La question des guerres civiles est également soulevée : elles existent à l'époque qui nous occupe, mais les textes romains les ignorent ou les font passer pour des guerres contre des ennemis extérieurs.
Et Mathieu Engerbeaud nous engage, pour clore le débat, à relire soigneusement tout Tite-Live.

c.r. par Y. Couf

RÉSUMÉ

Maître de conférences en histoire romaine à l'Université d'Aix-Marseille, auteur d'une thèse soutenue en 2015, Rome devant la défaite, 753-264 av. J.-C., Mathieru Engerbeaud a publié aux Belles-Lettres deux ouvrages issus de cette thèse : Rome devant la défaite et Les premières guerres de Rome.
Les premiers siècles de l'histoire de Rome, entre le -VIIIe et le milieu du -IIIe siècle, se présentent à nous comme une succession ininterrompue de guerres entre les Romains et une mosaïque de peuples : Sabins, Volsques, Eques, Samnites, Étrusques, Lucaniens… Et ce que les historiens nous en disent donne l'impression d'un fatras inextricable : des personnages ressuscitent, des villes sont reprises alors qu'elles sont déjà vaincues, des batailles, lieux, armées réapparaissent à l'identique pendant plusieurs années de suite, parfois la victoire est acquise aux Romains parce qu'ils comptent un mort de moins que leurs ennemis !
Il faut surtout avoir conscience que les historiens romains, disposant des peu de sources, ont reconstitué à leur idée l'histoire de ces guerres. Ce faisant, ils ont parfois exagéré le nombre et la portée des victoires romaines, nié l'existence de défaites que d'autres auteurs admettaient pourtant, réécrit des épisodes entiers en s'inspirant de l'histoire grecque et envisagé, plus largement, les premières guerres de Rome comme l'amorce d'un processus de conquête qui prédestinait la cité à gouverner le monde connu. C'est ainsi que Tite-Live fait de Rome une cité vouée par les dieux à un destin inéluctablement victorieux, ce qui ramène les défaites subies à des broutilles. Or on sait que la conquête n'a pas progressé pendant cinq siècles, et que la totalité de l'Italie n'a été soumise que dans les dernières décennies du -IVe siècle.
Pour ces Romains, la perte d'une bataille n'était pas grave ; il n'y avait "défaite" que si l'échec s'accompagnait de honte et de scandale (infamia, calamitas, ignominia, indignitas, funesta pugna), par exemple l'abandon d'un siège, la perte d'une cité… En outre, les textes montrent que les crises nées d'une défaite permettaient aux Romains de renforcer leur puissance en tirant leçon de leurs échecs. La défaite et ses conséquences contribuaient à façonner l'identité collective, parce qu'elles imposaient des transformations institutionnelles, religieuses et civiques. La construction de la puissance romaine a été un processus pragmatique dans lequel la défaite a eu un rôle aussi important que la victoire.


Mardi 21 septembre 2021
À propos de son ouvrage "César et toi"
par Marianne ALPHANT

COMPTE RENDU

"Au fond, qu'est-ce qui vous intéresse en lui ? Sa mort ? Vous perdez votre temps, il ne reste rien, c'est poussiéreux." C'est par cette formule, extraite de César et toi, publié à l'aube de l'année 2021 aux éditions P.O.L., que nous pourrions synthétiser l'entretien entre notre vice-présidente Catherine Malissard et l'écrivaine et essayiste Marianne Alphant.
Après avoir brièvement rappelé les grandes lignes du parcours intellectuel et de la production littéraire de son invitée, Catherine Malissard entame le dialogue par une remarque formelle : César et toi relève-t-il de l'essai, du récit, de l'enquête, de la fresque ou de la confession personnelle sur fond d'intrigue historique ? À cette question, Marianne Alphant ne peut répondre qu'en acquiesçant au concept d'hybridité générique qui caractérise autant l'ouvrage que sa pratique de l'écriture. L'autrice évoque le terme de "variations" pour caractériser son propos ; des variations historiques, géographiques, architecturales, artistiques et biographiques, irriguées par la lecture de La Guerre des Gaules et des Commentaires du légendaire imperator.
Marianne Alphant rappelle, à bon escient, que ce livre constitue le troisième volet d'une forme de tryptique débuté par Petite Nuit (2008) et Ces choses-là (2013), des ouvrages qui procèdent tous d'une même approche de leurs sujets respectifs. En effet, comme ses prédécesseurs, César et toi est un vagabondage, un butinage diachronique à travers les représentations littéraires, picturales et politiques du légendaire conquérant. Ce que l'autrice cherche, convoque, explore dans cet ouvrage inclassable, c'est "Jules César, ses cendres, sa geste, ses images". Un César héros de la mémoire universelle, un être de chair et d'os devenu poussière autant qu'une créature composite, toute de mots et d'images, personnage hors du commun qui semble défier la mort depuis deux millénaires. En somme, c'est le mythe, la construction du récit légendaire de l'épopée césarienne que Marianne Alphant choisit volontairement d'affronter.
Catherine Malissard poursuit la discussion en suggérant que César est, certes, le sujet principal de l'ouvrage mais également le glorieux prétexte à l'élaboration d'une réflexion personnelle sur la fuite du temps, le sens de l'Histoire, les rouages de la mémoire et la question de la mise en récit de cette dernière. Au fond, César et toi est une interrogation personnelle qui s'adresse à tous : quel sujet mérite d'entrer en littérature ?
"[…] tu tournes sur toi, tu reviens sur tes pas. Quelque chose a eu lieu qu'il faut rattraper". Écrire à propos de César, c'est évoquer des ruines, des bribes de souvenirs personnels ou universels, des incomplétudes et, par le pouvoir du Verbe, combler ces failles en usant de sa propre existence. Si le récit césarien apparait comme une forme de palimpseste littéraire et artistique, tant les textes et les représentations picturales portant sur son histoire sont nombreux, il ne doit pas y être réduit. Car, le rappelle Marianne Alphant, écrire sur César c'est aussi évoquer des lieux, disparus ou habités, des reliefs tangibles de la mémoire du monde. L'autrice s'attarde sur des détails, des fragments du récit commun, des angles morts, des intuitions personnelles afin de faire littérature. Ce goût et ce recours à l'anecdote, dans le sillage d'un Chateaubriand dans ses Mémoires d'outre-tombe (1848), permet ainsi de combler les vides laissés par le récit officiel. S'attarder puis s'arrêter, creuser et mettre en lumière une strate, un feuillet de l'histoire resté dans l'ombre. Catherine Malissard compare l'auteure, avec justesse, à une archéologue qui procède par petits coups de pioches, avec patience, délicatesse tout en ayant conscience que la trouvaille pourrait être réduite en poussière. L'écrivaine exhume, débarrasse des scories, redonne éclat et voix à ce qui semblait disparu : "[…]dans le creux d'herbe, écouter la terre, son cœur, ses morts". Une approche stylistique nourrie par la lecture des Géorgiques (1981) de Claude Simon ; un intertexte capital doublé d'une volonté commune de "déstratifier" le monde.
Le dialogue entre Marianne Alphant et Catherine Malissard s'achève autour du style singulier de César et toi. Des phrases brèves, en forme de pensées, de propos intimement reliés qui modèlent des images fortes. L'ut pictura poesis prônée par Horace s'incarne dans ce récit où le voir et le dire procèdent d'un même élan. Mais la prose de Marianne Alphant est aussi éminemment sonore. Elle imite la marche de l'Histoire, les bruits, les sons, les cris, les échos du passé qui l'accompagnent.
Ainsi c'est par l'évocation de la parole vive, déployée face aux ténèbres, que se clôt cet entretien qui, pour un temps, nous a permis de retendre à l'unisson le fil de notre histoire commune.

c.r. par H. Courtemanche, secrétaire

RÉSUMÉ :

« Au fond, qu'est-ce qui vous intéresse en lui ? Sa mort ? Vous perdez votre temps, il ne reste rien, c'est poussiéreux ». C'est par cette formule, extraite de César et toi, publié à l'aube de l'année 2021 aux éditions P.O.L., que nous pourrions résumer l'entretien entre notre vice-présidente, Catherine Malissard, et l'écrivaine et essayiste Marianne Alphant, qui eut lieu le mardi 21 septembre au musée des Beaux-Arts d'Orléans. Une conversation où il fut question d'hybridité générique, de variations historiques, de vagabondage, de butinage diachronique à travers les représentations littéraires, picturales et politiques du légendaire conquérant. Un César héros de la mémoire universelle, un être de chair et d'os devenu poussière autant qu'une créature composite, toute de mots et d'images, personnage hors du commun qui semble défier la mort depuis deux millénaires.


Mercredi 06 octobre 2021,
Jean Genet, le Nouveau Théâtre et Les Bonnes
par Benoit BARUT, maître de conférences en études théâtrales à l'Université d'Orléans,

COMPTE RENDU

Cette communication venait en prélude à une représentation de la pièce de Genet Les Bonnes offerte par le Centre Dramatique National d'Orléans dans une mise en scène de Robyn Orlin. L'objectif de cette conférence était double : faire un point sur ce qu'on appelle communément le Nouveau Théâtre et – conjointement – s'interroger sur la manière dont Jean Genet s'inscrit spécifiquement au sein de cette période de l'histoire du genre dramatique.
En premier lieu, le conférencier rappelle que la notion de "Nouveau Théâtre" désigne une myriade d'auteurs – Audiberti, Dubillard, Genet, Pichette, Weingarten, Tardieu, Ionesco, Adamov, Beckett, etc. – qui viennent à l'écriture théâtrale au crépuscule de la Seconde Guerre Mondiale et, par extension, les pièces qu'ils font représenter à partir de 1946 et tout au long des années cinquante et soixante jusqu'en 1968, désignée comme son terme arbitraire.
Si l'on ne s'attarde que sur les dates, Jean Genet s'inscrit pleinement dans cette constellation théâtrale. Mais, en réalité, il s'en distingue nettement. En effet, profitant d'une représentation couplée avec L'Apollon de Bellac (1942) de Jean Giraudoux, il est le seul auteur de ce mouvement dont la pièce, Les Bonnes (1947), est créée dans un théâtre prestigieux, devant un public nombreux et par un metteur en scène de renom, Louis Jouvet, tandis que ses contemporains créent leurs œuvres "avec des bouts de ficelle, dans des salles minuscules de la rive gauche […] passablement clairsemées et pour une poignée de représentations". De fait, bien que la pièce soit étrillée par la presse – ce qui n'est pas pour déplaire à son auteur – Les Bonnes tiennent l'affiche durant quatre-vingt-douze représentations. Il s'agit donc "numériquement [d'] un succès mais un succès de contrebande, c'est-à-dire dont Jean Genet peut à loisir se désolidariser", tout en lui permettant d'accéder au statut officiel d'auteur dramatique.
Voici posé le périmètre du Nouveau Théâtre. Suite à cela, Benoit Barut dissipe immédiatement un malentendu courant, semblable à la légende qui entoure le Nouveau Roman, qui veut que cette pléiade d'auteurs forme un mouvement littéraire autonome. Pour cela, il aurait nécessité que tous se retrouvent dans une unité de projet et soient liés plus ou moins profondément par une volonté de faire front commun. Or, le Nouveau Théâtre apparait davantage comme "une somme de sillons tracés de manière obstinée par des écrivains solitaires et qui ne se croisent qu'à l'occasion".
Cependant, il semble évident qu'une certaine confluence d'énergies et de refus relie ces différentes personnalités. Le premier et principal trait commun aux auteurs du Nouveau Théâtre, nous rappelle le conférencier, c'est la promotion d'un théâtre de la représentation. Tous partagent l'idée que la mise en scène n'est pas une simple variation sur leur œuvre mais qu'elle en est une partie organique et signifiante. Le Nouveau Théâtre sonne l'heure d'une promotion exceptionnelle du spectacle comme moyen d'expression couplée, paradoxalement, à une confiscation sans précédent par l'auteur de la mise en scène. En effet, les néo-dramaturges ont la hantise de la trahison sémantique et c'est pourquoi, dans le but de se faire obéir, ils usent volontiers d'un texte d'encadrement ample, précis et impérieux. Ainsi Jean Genet carapaçonne-t-il Les Bonnes d'une célèbre préface injonctive, intitulée "Comment jouer Les Bonnes ?", écrite a posteriori, barde cette dernière de notes de bas de page et la corsette de didascalies de plus en plus précises au fil des rééditions. Il ne cesse d'ajouter du côté du spectacle alors que le texte dramatique ne change pratiquement pas. Ce volumineux paratexte "vise à déployer une esthétique inouïe, à la clarifier, à la légitimer et à la cuirasser […] et veille à ce que puisse s'épanouir sur la scène une esthétique fondée sur deux principes qui se cumulent et se déclinent. D'un côté, un goût de la violence et de l'excès. De l'autre, un culte du décalage." Deux points de convergence qui servent en particulier à briser l'illusion théâtrale et la tradition mimétique.
Le second point de jonction des dramaturges du Nouveau Théâtre tient dans la dérationalisation de la conception générale de la pièce. De fait, la causalité semble encore très présente au sein des Bonnes. En réalité, l'ensemble du drame est jalonné de sauts logiques en raison de l'articulation entre la réalité et la cérémonie imaginaire jouée par les deux sœurs. Cet affaiblissement de la rationalité a pu jouer contre le langage verbal. Néanmoins, chez certains dramaturges, en particulier Jean Genet, il est plutôt prétexte à une poétisation de la parole. Comme le rappelle Benoit Barut, citant les travaux de Geneviève Serreau, l'auteur des Bonnes "a fait entendre jusqu'à l'insolence un langage qui prend son bien où il le trouve : dans le fumier comme sur les hauts lieux du lyrisme mystique".
Enfin, le dernier trait d'union entre ces différents auteurs est une volonté commune de suspendre la portée sémantique du drame. Tout spectateur qui fait l'expérience d'une représentation d'une pièce issue du Nouveau Théâtre en ressort profondément bouleversé. En effet, non seulement la "digestion" scénique et textuelle est difficile mais, a fortiori, on n'y trouve pas de morale claire et définitive ou de signification offerte généreusement au spectateur. À ce titre, Benoit Barut signale, fort à propos, une note de Jean Genet à propos du sens des Bonnes particulièrement éclairante pour comprendre cette volonté d'ambiguïsation : "Il est possible que la pièce paraisse réduite à un squelette de pièce. En effet, tout y est trop vite dit, et trop explicite, je suggère donc que les metteurs en scène éventuels remplacent les expressions trop précises, celles qui rendent la situation trop explicite, par d'autres plus ambiguës." Cependant, l'esthétique de Jean Genet n'est pas réductible à cette forme d'anti-réalisme caricatural mais, conclut magistralement le conférencier, correspond davantage à une "volonté de défier, décaler, déborder, déformer les principes hérités de la logique aristotélicienne".

c.r. par H. Courtemanche, secrétaire

RÉSUMÉ :

Le mercredi 06 octobre 2021, Benoit Barut, maître de conférences en études théâtrales à l'Université d'Orléans, a offert au public du Centre Dramatique National de la cité johannique une communication autour de « Jean Genet, le Nouveau Théâtre et Les Bonnes » en prélude à une représentation de la pièce éponyme, mise en scène par Robyn Orlin. Une période de l'histoire du genre dramatique qui apparait davantage comme « une somme de sillons tracés de manière obstinée par des écrivains solitaires et qui ne se croisent qu'à l'occasion. » Néanmoins, il semble évident qu'une certaine confluence d'énergies et de refus relie ces différentes personnalités. Le premier point commun aux auteurs du Nouveau Théâtre c'est la promotion d'un théâtre de la représentation. Le second point de jonction entre ces différentes dramaturges tient dans la dérationalisation de la conception générale de la pièce. Enfin, le dernier trait d'union s'incarne en une volonté commune de suspendre la portée sémantique du drame. Cependant, l'esthétique de Jean Genet n'est pas réductible à cette forme d'anti-réalisme caricatural mais correspond davantage à une « volonté de défier, décaler, déborder, déformer les principes hérités de la logique aristotélicienne. »


Mardi 16 novembre 2021
Parler d'Orphée et de poésie
par Jean-Pierre SIMÉON

PRÉSENTATION :

Agrégé de lettres modernes, Jean-Pierre Siméon a enseigné à l'IUFM de Clermont-Ferrand, à l'École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre, à Sciences-Po Paris. Il a collaboré à diverses revues de création littéraire, a écrit régulièrement dans l'Humanité comme critique littéraire, a été conseiller à la Mission pour l'Art et la Culture du Ministère de l'Éducation nationale et a dirigé, avec Jean-Marie Barnaud, la collection "Grands Fonds" chez l'éditeur Cheyne. Directeur artistique du Printemps des Poètes durant seize ans, il est, depuis janvier 2018, directeur de la prestigieuse collection Poésie/Gallimard.
Il est lui-même l'auteur de nombreux recueils de poésie, de romans, de livres pour la jeunesse, et de pièces de théâtre. Son œuvre poétique lui a valu de nombreux prix dont le Prix Apollinaire en 1994, le Prix Max Jacob en 2006 et le Grand Prix du Mont-Saint-Michel pour l'ensemble de son œuvre. Il est l'auteur, notamment, de l'essai La poésie sauvera le monde (Le Passeur), qui a connu un grand succès critique et public.
"J'étais là, j'ai tout vu et…" C'est ainsi que débute le texte de La mort n'est que la mort si l'amour lui survit, histoire d'Orphée (éditions Les Solitaires Intempestifs, 2011). Ce récit poétique, écrit à partir du mythe d'Orphée et Eurydice, évoque les prodiges qu'Orphée réalisa par son chant. C'est un hymne au poème, à la poésie. C'est avant tout le poète, le père des chants que l'on rencontre intimement, celui qui part avec Jason sur Argos, celui qui descend vers le monde d'en bas à la recherche de son amour perdu.
"Orphée, le poète, le voyageur, l'amoureux, le sage, c'est celui qui va à la rencontre de l'inconnu, celui qui a le courage d'aimer et de plonger dans ses propres ténèbres, celui qui est porté par une furieuse envie de douceur qui lui permet de surmonter beaucoup d'obtacles."
"La poésie est née avec le mythe d'Orphée. Que symbolise Orphée ? Un rapport d'harmonie et de dialogue avec les éléments naturels. Le rapport de la poésie à la nature n'est pas pittoresque ; la poésie suppose une autre façon d'habiter le monde."

Après un entretien avec l'auteur, conduit pas Catherine Malissard, vice-présidente, lecture d'extraits de son recueil Histoire d'Orphée par Nicole Laval-Turpin, professeur de Lettres classiques, et Sébastien Robert (à la tête de la revue de poésie Haies Vives).

COMPTE RENDU :

L'entretien entre Catherine Malissard et le poète Jean-Pierre Siméon débute par une élogieuse présentation de ce dernier par notre vice-présidente, qui égrène les différentes fonctions occupées par l'auteur au sein du paysage littéraire français depuis de nombreuses années : poète, dramaturge, traducteur, directeur de collections, président de festivals, etc. Un auteur qui écrit de la poésie, en parle avec ferveur et veille autant à sa lecture qu'à sa diffusion.

Ce prélude est suivi par une première lecture – animée par Nicole Laval-Turpin et Sébastien Robert – de quelques extraits de l'ouvrage de Jean-Pierre Siméon intitulé La mort n'est pas la mort si l'amour lui survit (2011) qui évoque la figure tutélaire d'Orphée et la genèse de son chant. Catherine Malissard rappelle les grandes lignes de ce mythe fondateur de la littérature occidentale, sa place dans l'histoire des arts et les différents substantifs orphiques : amant, poète, magicien, prophète, musicien, etc.

De fait, pourquoi écrire une énième version de ce mythe si célèbre ? Jean-Pierre Siméon évoque deux explications : une commande artistique de la troupe musicale Akadémia, mais aussi le désir de se placer en filiation lyrique de poètes comme Adonis ou André Velter. L'auteur nous rappelle qu'il s'agit d'un mythe dont on possède une connaissance fragmentaire, qu'il est composé de tissages successifs, qu'il fonctionne par échos intertextuels. Le premier aspect qui intéresse Jean-Pierre Siméon, c'est le motif du poète assassiné et du démembrement du corps. Orphée est celui qui traverse la mort et par lequel la poésie renait des ténèbres. Jean-Pierre Siméon rappelle également que la poésie fait obstacle à l'ordre social, que le poète est un adversaire de l'ordre établi et que la volonté de le faire taire est forte. Aujourd'hui, la poésie est évacuée de la vie, du monde, car c'est une puissance de subversion contre l'avoir, le pouvoir et le paraître. Le discours pacificateur sur l'harmonie porté par Orphée, et les poètes qui se placent dans sa lignée, entre nécessairement en opposition avec la puissance normative qui nous entoure. L'auteur insiste sur le fait que tous les poètes postulent un autre rapport au monde, à l'Autre et à la langue que celui fondé sur la subordination et la prédation que nos sociétés modernes encensent.

Mais le poète dit-il mieux les choses que le commun des mortels ? Dans la tradition platonicienne de l'inspiration, le poète a la volonté d'engager la parole dans l'arène du vivant et la poésie formule les choses, hors du champ conceptuel, en nous ramenant à l'émotion première de l'invu du réel. Ainsi, Jean-Pierre Siméon rappelle que la poésie vient avant le concept, est sensations premières, embrassement du monde. Ainsi la poésie relève-t-elle d'un savoir intuitif, d'une présence réelle, d'une étreinte du monde. Jean-Pierre Siméon se place dans cette filiation et revendique cette idée que la poésie est un savoir de l'ordre de la nativité, proche du "dérèglement de tous les sens" rimbaldien.

Mais n'est pas poète qui veut ? insiste Catherine Malissard. Qu'est-ce qui caractérise l'écriture poétique ? Le poète, répond l'auteur, est celui qui "veut témoigner de sa relation au monde au diapason de la vie". Cette essence oblige à inventer un langage autre que le langage commun, qui est par trop univoque, trop social, prodigieusement conceptuel et qui donc réduit le réel. À l'heure actuelle, nous sommes tous asservis à ce langage qui bannit toute "incertitude du sens", un langage symptomatique. Le réel étant polysémique, infini, le poète doit créer une langue singulière qui doit sortir du cadre du langage commun qui pousse à l'essentialisation des choses. La poésie est aussi invention d'un nouveau rythme dans la langue, une sorte de truchement du code officiel qui tend à gommer la "chair du monde". La poésie est souffle, introduction du silence dans la langue. Jean-Pierre Siméon convoque Louis Aragon et sa "révolte de l'oreille" en appui à ses propos. Ainsi, la poésie est une langue inouïe, une réinvention perpétuelle, une provocation permanente, un ré-enchantement sans limites ni frontières.

Enfin, notre vice-présidente interroge le poète sur le sens de ce retournement d'Orphée. Pourquoi ce coup de folie ? La réponse de l'auteur est simple : ce volte-face, c'est la poésie qui s'incarne pleinement, une histoire d'impatience, l'idée d'un amour si grand qu'il en devient maladresse mortelle. Mais la mort peut-elle être palliée par le pouvoir du verbe ? Non, la poésie n'a pas vocation à contrer la mort, mais elle permet d'exprimer le prix de l'existence, une relation au temps et au monde et, en cela, elle est insoumission à la mort.

Jean-Pierre Siméon conclut cet instant enchanteur en évoquant Si c'est un homme de Primo Lévi et le chapitre central où le narrateur se rappelle le chant d'Ulysse, extrait de La Divine Comédie de Dante, et le traduit à ses camarades. La poésie, conclut Jean-Pierre Siméon, est ce "chant profond, éternel, cette volonté irréductible de renouer avec la vie. Toujours".

c.r. par H. Courtemanche, secrétaire

RÉSUMÉ :

Le mardi 16 novembre nous recevions, au musée des Beaux-Arts d'Orléans, le poète Jean-Pierre Siméon venu s'entretenir avec notre vice-présidente Catherine Malissard de son ouvrage intitulé La mort n'est pas la mort si l'amour lui survit (2011) et de la mythique figure d'Orphée aux mille visages : amant, poète, magicien, prophète, musicien, etc. De fait, pourquoi écrire une énième version de ce mythe si célèbre ? Une commande artistique de la troupe musicale Akadémia mais surtout le désir de se placer en filiation lyrique de poètes comme Adonis ou André Velter. Le premier aspect qui intéresse Jean-Pierre Siméon, c'est le motif du poète assassiné et du démembrement du corps. Orphée est celui qui traverse la mort et par lequel la poésie renait des ténèbres. Le poète, confia l'auteur, est celui qui « veut témoigner de sa relation au monde au diapason de la vie ». Cette volte-face d'Orphée, c'est la poésie qui s'incarne pleinement, une histoire d'impatience, l'idée d'un amour si grand qu'il en devient maladresse mortelle. Mais la poésie n'a pas vocation à contrer la mort, simplement d'exprimer le prix de l'existence, une relation au temps et au monde et, en cela, elle est insoumission à la mort, un « chant profond, éternel, cette volonté irréductible de renouer avec la vie. Toujours. »



Mardi 14 décembre 2021
Ulysse à Rome. Errances et déshérence du héros grec dans la latinité
par Pierre-Alain CALTOT


Partant d'une citation du grammairien et commentateur Terentianus Maurus – Pro captu lectoris habent sua fata libelli ("Les livres connaissent leur destin quand leur lecteur s'en empare") – Pierre-Alain Caltot, maître de conférences en études latines à l'Université d'Orléans, propose d'évoquer la question de la réception littéraire d'Ulysse, en envisageant la fortune du héros grec dans le monde romain, car analyser le parcours d'Ulysse dans la romanité, c'est nécessairement envisager le rapport des poètes latins à leur célèbre devancier, Homère.

Parler des errances d'Ulysse dans la littérature latine, c'est bien sûr jouer sur le thème du voyage qui traverse toute l'Odyssée. En prélude à sa réflexion, le conférencier rappelle quelques éléments concernant le proème de l'Odyssée. Le poète n'y nomme pas directement son héros, mais use d'une célèbre épithète homérique – polytropos – pour le qualifier. Or ce terme, composé de deux segments lexicaux poly et tropos, peut prendre deux significations : celui qui possède plusieurs tours, mais aussi celui qui fait plusieurs tours dans la mer, tant son trajet est long et sinueux. Errance du héros grec donc, mais aussi déshérence par le sort qui l'attend dans la latinité. Car si le bouillant Achille, héros de l'Iliade, est mort à Troie en ne laissant qu'une matière limitée à exploiter pour les Romains, le retour d'Ulysse est propre à une grande plasticité narrative qui permettra aux poètes ultérieurs de réécrire à l'envie ce retour. Cet héroïsme problématique d'Ulysse est confirmé de la bouche même du personnage tout au long du récit qu'il prend lui-même en charge dans une partie de l'Odyssée. Mais, en faisant éclater la question du polytropos et d'un héroïsme de la ruse, Ulysse se condamne à une réception problématique à Rome, où cet héroïsme est perçu comme perfide, et donc à une défiance des Romains, à une déshérence dans la latinité.

L'idée qui ne tarde pas à s'imposer est la suivante : Ulysse, maître en tours, ruses et mensonges en tout genre, ne tend-il pas un piège au lecteur ? Cette interrogation est ancienne et s'incarne dans les zètèmata homerica qui passionnent les lettrés de l'Antiquité grecque qui ont une pratique très dense de l'exégèse homérique, c'est-à-dire de l'interprétation des vers d'Homère dans un genre de commentaire qu'on appelle les scholies. Ces dernières visent à expliquer, vers après vers, le projet littéraire d'Homère et, à plusieurs reprises, des scholiastes font état de leur circonspection devant les récits d'Ulysse. Le cas emblématique de Strabon est intéressant, car son attitude révèle bien l'ambiguïté du texte homérique. Ce dernier exprime ses doutes devant la véridicité de l'Odyssée et, en même temps, forge le projet littéraire d'écrire une périégèse, c'est-à-dire un tour de la Méditerranée dans le sillage d'Ulysse, pour retrouver les lieux de l'Odyssée. Or il témoigne à plusieurs reprises de son désappointement pour réaliser ce trajet. Ce faisant, il inaugure une tradition promise à une grande fortune ; que l'on pense au célèbre helléniste Victor Bérard.

Mais, s'il était impossible de refaire cette route, que l'on s'échine à retrouver depuis l'Antiquité, pour la bonne raison qu'Ulysse ne l'a pas parcourue ? En effet, le narrateur de l'Odyssée prend bien soin de déléguer la parole à son personnage, entre les chants IX et XII, et le polytropos peut alors réécrire son histoire devant les yeux du lecteur qui en serait dupe. Il s'agirait alors de donner au héros la pleine puissance de son art de la fourberie et de la tromperie, puisque le lecteur en est victime. De fait, Ulysse est peut-être en train de faire naître l'art de la fiction, à partir des ruses qu'il tend aux lecteurs de l'épopée. En outre, cela est encore favorisé par le fait qu'il est le seul survivant de ses aventures, ayant perdu de manière bien peu héroïque tous ses compagnons au cours de son nostos, son trajet de retour.

À Rome, le traitement réservé à Ulysse est péjoratif en raison de sa quête d'un kléos de la ruse, mais aussi parce qu'il est le vainqueur des Troyens, dont les Romains se disent issus dans l'ordre d'une tradition historico-mythique. Le principal poète à s'emparer du personnage d'Ulysse est Virgile dans son Énéide, qui se penche notamment sur le récit d'Achéménide. Selon le même procédé narratif que dans l'Odyssée, Virgile laisse la parole à Énée qui raconte ses aventures aux chants II et III de l'Énéide et son trajet depuis Troie : quand il arrive chez Polyphème, ce dernier continue de laver son œil après l'attaque d'Ulysse, ce qui révèle bien la contemporanéité des deux navigations, distantes de quelques semaines. Et à travers le récit d'Achéménide, simplement oublié sur les lieux dans l'Odyssée, c'est une occasion de découvrir un autre point de vue sur l'attitude, le comportement et le caractère d'Ulysse, qui aurait dû se méfier de l'horreur des lieux et éviter de croiser la route du cyclope. Une imprudence contraire à l'éthique du héros épique. On peut en conclure que la comparaison entre les deux récits vise à souligner qu'Ulysse a enjolivé son récit et que, pour renforcer sa réputation de polytropos, il a inventé des échanges verbaux avec le cyclope et s'est mis glorieusement en scène. Par ailleurs, Achéménide apparaît comme l'incarnation vivante du mensonge d'Ulysse et de sa fuite hors de l'antre, sans souci de ses compagnons. Ainsi, le personnage d'Ulysse subit une dégradation conjointe de son statut de héros et de narrateur.

Par ces quelques remarques, notre conférencier montre combien la littérature dans l'Antiquité ne cesse de se nourrir et de s'écrire par la reprise des modèles précédents, se fonde sur un constant jeu de réécritures avec des effets de reprise et d'emprunts. Une pratique qui apparait comme pleinement consubstantielle du geste de l'écriture dans l'Antiquité. Réécrire, c'est aussi retravailler et éventuellement contester. Ainsi, une polémique se tisse entre les héros et engendre des effets littéraires intéressants dans la recréation des personnages. En entrant en polémique avec Homère ou avec le poète homérique, Achéménide sape les fondements du récit d'Ulysse : ce dernier change de statut et il devient l'œuvre du polytropos qui réinvente une jolie histoire, dès lors privée de fond. Ce faisant, Virgile conteste à Homère le rôle de garant et prétend le remplacer en devenant non seulement le continuateur du récit homérique, mais aussi et surtout son véritable auteur.

c.r. par H. Courtemanche, secrétaire

RÉSUMÉ :

Le mardi 14 décembre, nous recevions, au musée des Beaux-Arts d'Orléans, Pierre-Alain Caltot, maître de conférences en études latines à l'Université d'Orléans, venu nous entretenir du destin d'« Ulysse à Rome. Errances et déshérence du héros grec dans la latinité ». Évoquer les errances d'Ulysse dans la littérature latine, c'est bien sûr jouer sur le thème du voyage qui traverse toute l'Odyssée. Errance du héros grec donc, mais aussi déshérence par le sort qui l'attend dans la latinité qui ne cesse de se nourrir et de s'écrire par la reprise du voyage du héros aux mille ruses. Une pratique qui apparait pleinement consubstantielle du champ littéraire antique. Réécrire, c'est aussi retravailler et éventuellement contester. Ainsi, une polémique se tisse entre les héros et engendre des effets littéraires intéressants dans la recréation des personnages. En entrant en polémique avec Homère ou avec le poète homérique, certains auteurs latins sapent ainsi les fondements du récit d'Ulysse : ce dernier change de statut et il devient l'œuvre du polytropos qui réinvente une jolie histoire, dès lors privée de fond mais surtout d'auteur légitime.



Mardi 25 janvier 2022
Retrouver les anecdotes antiques dans la peinture classique
par Emmanuelle HÉNIN

PRÉSENTATION :

Emmanuelle Hénin est professeur de littérature française du XVIIe siècle à l'Université de Reims-Champagne Ardenne. Elle est responsable de l'axe "Modèles esthétiques et représentations" du "Centre de Recherche Interdisciplinaire sur les Modèles Esthétiques et Littéraires". Elle travaille sur les poétiques et la théorie artistique de l'époque prémoderne, sur la scénographie et les rapports entre le texte et l'image. Elle élabore actuellement une base de données consacrée à la fortune des anecdotes sur les peintres antiques dans la littérature et l'art, de l'Antiquité à la fin du XVIIIe siècle. Elle est l'auteur d'une thèse Ut pictura theatrum : théâtre et peinture de la Renaissance italienne au classicisme français, soutenue en 2000, sous la direction de François Lecercle à Paris-4.

COMPTE RENDU :

Emmanuelle Hénin, professeure de littérature comparée à l'Université Paris-IV-Sorbonne, rappelle, en introduction, que l'art antique nous est essentiellement connu par la sculpture, forme artistique la plus à même de résister aux dégâts du temps. La grande peinture gréco-romaine, quant à elle, nous est parvenue indirectement, par l'intermédiaire d'une littérature théorique ou de commentaires. Parmi ces textes, citons les travaux d'Aristote, de Pline l'Ancien, de Tite-Live ou d'Horace qui permettent de définir quelques "traits exemplaires" relatifs à la peinture antique. Dans l'Antiquité, ces anecdotes et topoï sont un des lieux d'expression privilégié d'une théorie artistique qui est rarement formulée comme telle, mais souvent disséminée et exprimée sur le mode de l'analogie. Le phénomène se poursuit à l'époque moderne : passage obligé des traités d'art, les exemples antiques s'invitent aussi dans les poétiques et les traités de rhétorique, les manuels de civilité, les ouvrages de théologie, les préfaces et dédicaces, et jusque dans la fiction. La fécondité de l'anecdote réside en effet dans sa plasticité, qui la rend susceptible d'infinies réinterprétations, réécritures et réappropriations. Les anecdotes sur l'art antique ont ainsi légué à l'Europe occidentale un double héritage : sur le plan théorique, elles cristallisent les grands débats artistiques — du statut de l'artiste aux conditions de la réception, des critères de la beauté aux limites de la représentation — jusqu'à la fin de l'époque moderne. Sur le plan artistique, elles offrent autant de sujets d'inspiration à la création poétique et plastique, comme en témoigne leur persistance dans l'art contemporain.

C'est au XVIIe siècle que les premiers philologues s'intéressent à la peinture antique à travers leurs études des écrits gréco-romains. En isolant un certain nombre de récits emblématiques, ils tentent de comprendre ce que fut la pratique esthétique dans l'Antiquité. Leurs travaux deviennent également une source d'inspiration précieuse pour les artistes et théoriciens de l'art qui vont y puiser une matière féconde. Ainsi de plusieurs figures qui viennent nourrir et éclairer la production artistique classique – Apelle de Cos, Zeuxis, Protogène, Polygnote ou Parrhasios – dont les peintres de l'époque, ayant à cœur de recréer ce qui n'est plus que souvenirs de papier, sont fortement épris.

Mais ce désir de redécouvrir l'art et l'esthétiques antiques ne s'explique pas simplement par la curiosité et la fascination. En effet, retrouver la peinture gréco-latine est aussi un moyen d'offrir une dignité supplémentaire à la production classique qui n'hésite pas à s'emparer du prestige des Anciens afin de renforcer sa propre légitimité. C'est également une manière de nuancer et renforcer l'ethos de l'artiste qui se place dans la tradition de l'idiosyncrasie du génie. Ce faisant, les artistes comme Rembrant, le Titien, Carrache ou Poussin reprennent à leur compte de fameuses anecdotes antiques : les raisins de Zeuxis, le rideau de Parrhasios, l'histoire d'Apelle et du cordonnier, etc. afin de réfléchir à la signification profonde de leur geste, au rôle tenu par le public dans la création artistique, à la postérité de leur démarche, à l'autonomie de la représentation picturale face au langage écrit, à la beauté, à la question de la mimesis, aux liens entre nature et peinture, à la temporalité, à la hiérarchie générique, aux places tenues par le dessin et la couleur, à la nécessité de techniciser leur démarche, aux limites de la représentation et à la question des frontières entre le réel et l'imaginaire. Une démarche réflexive accompagnée d'un désir profond de s'inscrire dans l'histoire de l'art, sous le patronage de glorieux prédécesseurs, dont Emmanuelle Hénin nous a offert un aperçu avec autant d'érudition que de clarté.

c.r. par H. Courtemanche, secrétaire

RÉSUMÉ :

Le mardi 22 janvier, nous recevions, au musée des Beaux-Arts d'Orléans, Emmanuelle Hénin, professeure de littérature comparée à l'Université Paris-IV-Sorbonne, venue nous entretenir du destin des « anecdotes antiques et de leur présence dans la peinture classique ». La grande peinture gréco-romaine nous étant parvenue indirectement, par l'intermédiaire d'une abondante littérature de commentaires, ces anecdotes sont un des lieux d'expression privilégié d'une théorie artistique qui est rarement formulée comme telle, mais souvent disséminée et exprimée sur le mode de l'analogie. Retrouver la peinture gréco-latine est ainsi un moyen d'offrir une dignité supplémentaire à la production classique qui n'hésite pas à s'emparer du prestige des Anciens afin de renforcer sa propre légitimité. C'est également une manière de nuancer et renforcer l'ethos de l'artiste qui se place dans la tradition de l'idiosyncrasie du génie. Ce faisant, les artistes reprennent à leur compte de fameuses anecdotes antiques afin de réfléchir à la signification profonde de leur geste, au rôle tenu par le public dans la création artistique, à la postérité de leur démarche, à l'autonomie de la représentation picturale face au langage écrit, à la beauté, à la question de la mimesis, aux liens entre nature et peinture, à la temporalité, à la hiérarchie générique, aux places tenues par le dessin et la couleur, à la nécessité de techniciser leur démarche, aux limites de la représentation et à la question des frontières entre le réel et l'imaginaire.



Jeudi 3 février 2022
Présence de la mythologie antique dans la saga romanesque Harry Potter
par Blandine CUNY-LE CALLET
maîtresse de conférences en langue et littérature latines à l'Université Paris-Créteil

Face à l'ampleur de ce sujet des plus insolites, la conférencière nous indique que sa communication se concentre essentiellement sur l'étude de la présence du latin et de la mythologie antique au sein de l'école de sorcellerie Poudlard. Ainsi, sorts, monstres, patronymes, néologismes, mots de passe, lieux, personnages sont abordés sous le double prisme de la linguistique et de l'histoire culturelle. Car le latin et les réminiscences mythologiques s'y rattachant forment un réseau narratif particulièrement cohérent, qui vient servir habilement la dramaturgie de la saga. L'école de sorcellerie apparaît notamment comme un microcosme fonctionnant en miroir du monde extérieur, tout en prenant appui sur des schémas de représentation directement issus du monde antique.

Le premier aspect développé par Blandine Cuny-Le Callet a trait à l'identité patronymique des enseignants de Poudlard, chacun pouvant être associé à une divinité et à un ou plusieurs attributs spécifiques. Parmi eux, le plus charismatique est assurément le directeur de l'école, Albus Dumbledore, dont le prénom signifie "blanc" en latin. Sa fonction de chef, sa perspicacité, sa puissance, ses pouvoirs hors du commun, son rôle d'arbitre des conflits, sa sagesse, son regard perçant empli de feu, ses habits célestes et le bureau circulaire qu'il occupe au sein de la plus haute tour du château en font le digne héritier de Zeus/Jupiter, le roi des dieux olympiens qui domine le ciel. Le second personnage est Minerva McGonagall dont le prénom renvoie tout naturellement à la déesse de la sagesse et de la stratégie guerrière, Athéna/Minerve. Toutes deux partagent une même posture hiératique, une raideur reflétant l'intransigeance, un don pour la zoomorphie, une intelligence stratégique inégalable, un rôle de lieutenant privilégié et une puissance guerrière certaine. Suit Severus Rogue, le "sévère" et le "duplice", dont la pâleur, l'habit noir, le goût pour la morbidité, les ténèbres et les châtiments corporels ou physiques, la profession de maître des potions, la fascination pour les philtres mortels ou la situation géographique au sein du château – il vit et exerce dans les cachots – le rapproche évidemment du dieu des Enfers, Hadès/Pluton. Enfin, un personnage des plus attachants, le garde-chasse Rubeus Hagrid, peut être associé à trois divinités distinctes : le satyre Silène, le dieu Hermès et le passeur Charon. Avec le premier, Hagrid partage l'hybridité génétique, la passion du sauvage, une relation étroite avec les créatures dangereuses, et un rôle d'éducateur privilégié du jeune Harry Potter dont il devient un père de substitution, à l'image de Silène qui recueille le jeune Dionysos orphelin depuis que sa mère Sémélé est morte foudroyée. À l'instar du dieu Hermès, dont il est un double parodique, Hagrid joue également les rôles de messager et d'ambassadeur sous l'autorité de Dumbledore. Enfin, en menant les élèves de première année sur le lac noir à bord de barques et en leur permettant de traverser les souterrains de Poudlard et ainsi de connaître une renaissance symbolique par l'intermédiaire d'un rituel initiatique fondateur, Hagrid accomplit l'œuvre de Charon lorsqu'il mène les morts au milieu des flots bruyants du Styx.

Par ailleurs, la structure même de l'école rappelle les schémas de pensée des Anciens. En effet, ces derniers concevaient le monde en trois royaumes divins : le Ciel, les Enfers et l'Océan. Il est aisé de rapprocher les hautes tours du château – où vit Dumbledore et où sont entreposés nombre d'objets mystérieux – avec l'Olympe ; les sinistres et mortifères cachots avec le royaume des morts ; et le lac noir, peuplé de tritons, sirènes et autres monstres, avec la mer poséidienne. De plus, les quatre maisons qui organisent et régissent la scolarité des élèves peuvent être associées aux quatre éléments de la physique antique telle que théorisée par Empédocle : l'eau, la terre, l'air et le feu. La maison Serpentard, dont la salle commune est située sous la surface du lac, aux couleurs verdâtres, reflète le premier. Poufsouffle, dont la salle commune est située au niveau des cuisines, représente la terre. Serdaigle, dont les élèves vivent dans une tour à l'étage, au blason bleu, est associée à l'air. Enfin, la maison Gryffondor, drapée de rouge et or, est à l'image du feu. À cette organisation sociale et spatiale peut être associé le plafond magique de la Grande Salle qui représente le monde cosmique dans toute sa diversité.

Bien évidemment les nombreux monstres que doivent affronter les héros de la saga au cours de leur apprentissage rappellent les plus farouches créatures mythologiques : les géants, les centaures, le chien à trois têtes Touffu, digne successeur de Cerbère, le phénix Fumseck de Dumbledore, oiseau légendaire de l'Antiquité, le basilic, serpent géant au venin mortel et au regard pétrifiant qui n'a rien à envier à Méduse, etc.

Le dernier point abordé par notre conférencière se veut une tentative de réponse à cette question : pourquoi le monde des sorciers use-t-il si fréquemment du latin ? Blandine Cuny-Le Callet rappelle fort à propos cette formule de J.K. Rowling : "J'aime l'idée que les sorciers utilisent cette langue morte comme une langue vivant et cela donne aussi aux lecteurs une chance de dénicher des indices le long du chemin !" Le latin est d'abord la langue magique, pleinement performative, qui permet aux sorciers de formuler des sorts et maléfices : accio, obscuro, protego, nox sont ainsi directement issus du répertoire latin ; portus, repello moldum, rictusempra, petrificus totalus sont, quant à elles, des formules plus fantaisistes mais inspirées d'éléments lexicaux aisément vérifiables. Enfin, les mots de passe comme caput draconis ou fortuna major sont non seulement latinisés mais agissent en propédeutiques à l'action dramatique à venir. Ainsi, le premier peut-il être lu comme une annonce de la confrontation d'Harry au visage de serpent de Voldemort à la fin du premier tome. Mais surtout, le latin agit dans la saga avec tout l'aura qui l'entoure : langue de science, il permet d'offrir une crédibilité supérieure au récit romanesque ; langue historique, il crée l'illusion d'un monde des sorciers aux racines culturelles millénaires ; langue magique infusée de récits mythiques, il déploie toute sa puissance performative au fil d'un récit pleinement universaliste.

c.r. par H. Courtemanche, secrétaire

RÉSUMÉ :

Le jeudi 03 février, nous recevions, au musée des Beaux-Arts d'Orléans, Blandine Cuny-Le Callet, maîtresse de conférences en études latines à l'Université Paris-Est Créteil, venue nous entretenir de la « Présence de la mythologie antique dans la saga romanesque Harry Potter ». Ainsi, sorts, monstres, patronymes, néologismes, mots de passe, lieux, personnages sont abordés sous le double prisme de la linguistique et de l'histoire culturelle. Car, le latin et les réminiscences mythologiques s'y rattachant forment un réseau narratif particulièrement cohérent qui vient servir habillement la dramaturgie de la célèbre saga. L'école de sorcellerie apparait notamment comme un microcosme fonctionnant en miroir du monde extérieur tout en prenant appui sur des schémas de représentation directement issus du monde antique. Mais surtout, le latin agit dans la saga avec tout l'aura qui l'entoure : langue de science, il permet d'offrir une crédibilité supérieure au récit romanesque ; langue historique, il crée l'illusion d'un monde des sorciers aux racines culturelles millénaires ; langue magique infusée de récits mythiques, il déploie toute sa puissance performative au fil d'un récit pleinement universaliste.


Jeudi 10 mars 2022
Le Japon grec
par Michael LUCKEN
professeur à l'Institut National des Langues et Civilisations Orientales de Paris

« Japon grec. Accolés, ces deux mots suscitent un sentiment d'étrangeté, une impression de chimère, moitié Apollon, moitié samouraï, moitié Vénus, moitié geisha, dans un décor qui serait à la fois blanc et bleu comme les Cyclades, vert profond et rouge cinabre comme les sanctuaires shintô. Comment deux pays aussi distants peuvent-ils être rapprochés pour former une image cohérente ? » Ainsi, la démarche singulière de Michael Lucken est-elle résumée en quatrième de couverture de son ouvrage Le Japon grec, publié en 2019 aux éditions Gallimard, dont il nous a entretenu au cours d'une remarquable conférence.

L'originalité de la démarche de Michael Lucken, à n'en pas douter, réside dans son sujet, à savoir la manière dont les Japonais se sont inspirés et nourris de culture grecque, s'en sont même imprégnés, au point de s'en imaginer les dignes héritiers, plus fidèles encore qu'un Occident qui, au même moment, s'en revendiquait aussi. De la fin du XIXème siècle à la deuxième moitié du XXème siècle, d'un hypothétique art gréco-bouddhiste à la séduction d'un imaginaire hellène sur les artistes japonais, notre conférencier nous propose toute la gamme des rapports entretenus entre le Japon et une Grèce rêvée, connue, imitée ou digérée, réfractée aussi selon des clivages recoupant parfois ceux de l'Occident. Nous découvrons ainsi la pénétration diffuse de la culture grecque classique dans les arcanes de la littérature, de la philosophie, de l'architecture et des arts japonais contemporains. La sculpture bouddhique est revisitée à la lumière du corps grec, le théâtre nô est rapproché de la tragédie et l'architecture des banques réinterprète celle des majestueux temples classiques. Aujourd'hui encore, bien des mangas et autres films d'animation s'inspirent des dieux et héros de l'Antiquité. La façon dont le Japon – qui n'a jamais eu de contact direct avec la Grèce antique – a intégré cet héritage fournit de fait un formidable modèle pour penser le grand problème de l'appropriation des cultures.

Michael Lucken nous montre avec aisance comment, par quelles voies et dans quel état d'esprit, des Japonais se sont intéressés à la culture grecque. Un indice pourrait en être que le premier film du cinéaste nippon Hayao Miyazaki à avoir rencontré un grand succès s'intitule Nausicaa. On peut aussi relever l'abondance de noms grecs et latins utilisés pour dénommer de grandes marques japonaises : les appareils photo Olympus, Pentax et Sigma, les téléviseurs Panasonic et Orion, les amplis Technics et J.V.C. (Japan Victor Company), les chaussures Asics (Anima sana in corpore sano), jadis les phonographes Apollon, et l'énumération pourrait continuer. L'intérêt de la démarche de Michael Lucken est de partir du point de vue japonais, de citer quantité de noms d'architectes, d'écrivains, d'universitaires, de penseurs politiques, dont, pour la plupart, les Français ignorent jusqu'aux noms, et de nous dire de quelle manière chacun s'est passionné pour la culture grecque. Et l'on peut avoir lu Yukio Mishima et ignorer l'importance qu'il avait accordée à son voyage vers la Grèce antique.

Nous ignorons aussi, faute de nous être donné la peine de le savoir et d'y avoir accès, que les traductions et les études classiques publiées au Japon sont, sur certains auteurs grecs, plus nombreuses et approfondies que les françaises. Et ce culte de la Grèce antique n'était pas réservé à une étroite minorité intellectuelle. Ainsi, jusque récemment, les « cours d'introduction à la médecine commençaient par Hippocrate et l'éthique médicale en Grèce, les étudiants en philosophie découvraient Platon et Aristote avant la pensée indienne, les étudiants en architecture, les ordres classiques (dorique, ionique, corinthien) avant toute chose ».

Certaines différences apparentes nous instruisent sur la relativité de notre regard. Le plus inattentif visiteur du Japon ne peut manquer d'y remarquer la vivacité et l'intensité des couleurs. Les kimonos sont bigarrés. Le bois des temples est régulièrement repeint afin que les rouges, les verts, les orangés restent éclatants. Les affiches publicitaires juxtaposent de violentes couleurs. Les vitrines des restaurants présentent des moulages plastifiés des plats proposés, et là encore ce ne sont que brillantes couleurs, un peu écœurantes à nos yeux de s'afficher aussi artificielles. Bref, l'esthétique japonaise est fondée sur des couleurs vives et intenses alors que tout ce qui est grec serait blanc et froid comme le marbre. En Occident, seuls les spécialistes mesurent combien est fausse cette image de la Grèce : les temples et les statues ne sont blancs que parce que leurs couleurs criardes ont été effacées par le temps. Notre Grèce est toute apollinienne, même son théâtre, dont pourtant nous n'ignorons pas qu'il est issu du culte de Dionysos sans en tirer toutes les conséquences en matière de mise en scène. Mieux on connaît la culture grecque, mieux on conçoit qu'elle avait plus à voir avec la bigarrure japonaise qu'avec la froide blancheur que nous imaginons et croyons devoir admirer. Comparons un masque de tragédie grecque à un masque nô et tirons-en la conclusion qui s'impose. D'ailleurs, les Japonais n'ont pas manqué de mettre en scène des tragédies grecques, et pas seulement Œdipe et Antigone. En s'attachant au côté oriental de la Grèce, les Japonais nous donnent d'elle une image tout autre que celle à laquelle nous ont accoutumés nos classiques et nos romantiques. Nous y montrer attentifs ne peut qu'être un enrichissement : l'Orient et l'Occident se complètent en voyant chacun une face de cette culture qui n'a pas sans raison acquis une dimension universelle.

Ainsi, au cours d'une passionnante communication, portée par un souci didactique bienvenu, Michael Lucken a su nous montrer combien l'appropriation culturelle n'a pas été d'un seul et unique mouvement, mais qu'elle s'est construite tout autant avec, que contre l'Occident.

c.r. par H. Courtemanche, secrétaire

RÉSUMÉ :

Le jeudi 10 mars, nous recevions, au musée des Beaux-Arts d'Orléans, Michael Lucken, professeur de langue et civilisation nippones à l'Institut National des Langues et Civilisations Orientales de Paris, venu nous entretenir de son récent ouvrage Le Japon grec publié en 2019 aux Éditions Gallimard.L'originalité de la démarche de Michael Lucken, à n'en pas douter, réside dans son sujet, à savoir la manière dont les Japonais se sont inspirés et nourris de culture grecque, s'en sont même imprégnés, au point de s'en imaginer les dignes héritiers, plus fidèles encore qu'un Occident qui, au même moment, s'en revendiquait aussi. De la fin du XIXème siècle à la deuxième moitié du XXème siècle, d'un hypothétique art gréco-bouddhiste à la séduction d'un imaginaire hellène sur les artistes japonais, notre conférencier nous propose toute la gamme des rapports entretenus entre le Japon et une Grèce rêvée, connue, imitée ou digérée, réfractée aussi selon des clivages recoupant parfois ceux de l'Occident. Nous découvrons ainsi la pénétration diffuse de la culture grecque classique dans les arcanes de la littérature, de la philosophie, de l'architecture et des arts japonais contemporains, tout en comprenant que l'appropriation culturelle n'a pas été d'un seul et unique mouvement, mais qu'elle s'est construite tout autant avec, que contre l'Occident.


Jeudi 6 octobre 2022
L'Ulysse de Joyce a cent ans
rencontre avec Philippe FOREST, écrivain et professeur de littérature comparée à l'Université de Nantes
entretien animé par Joana Durand-Gasselin

Ulysse, le roman fleuve de James Joyce fut publié en France le 2 février 1922 par Sylvia Beach, éditrice et libraire de Shakespeare et Cie. À sa sortie, l'ouvrage fit scandale et fut aussitôt frappé par la censure. Aux États-Unis d'Amérique, il fut notamment l'objet d'un procès retentissant pour obscénité. Aujourd'hui reconnu comme un des monuments de la littérature du XXème siècle, il semble, étrangement, compter autant de détracteurs que d'admirateurs. Un roman illisible, dit-on parfois, inutilement compliqué, fastidieusement cérébral, le faux chef-d'œuvre par excellence… C'est de cette réception critique et du devenir de cette œuvre vertigineuse dont Philippe Forest, écrivain et professeur de littérature comparée à l'Université de Nantes, et Joana Durand-Gasselin, professeure agrégée de Lettres modernes au lycée Benjamin Franklin d'Orléans, nous ont entretenus le jeudi 06 octobre 2022 sur la scène de l'auditorium du Musée des Beaux-Arts de la cité johannique.

Auteur d'un remarquable essai intitulé Beaucoup de jours. D'après Ulysse de James Joyce – publié pour la première fois il y a une dizaine d'années –, Philippe Forest fut d'abord interrogé sur la genèse de son ouvrage. Il s'agissait d'une commande de son éditeur – la noble maison Gallimard – pour la collection « Le livre, la vie » qui permet à des auteurs contemporains de dialoguer avec une œuvre phare de leur bibliothèque personnelle. Du reste, la praticité de la carte blanche et le droit d'assumer un regard subjectif sur l'œuvre choisie finir de convaincre l'auteur. Le choix d'Ulysse fut une évidence tant Philippe Forest y puise depuis son adolescence matière à réflexion et source d'inspiration personnelle. Au départ, l'ouvrage devait prendre la forme d'un journal de lecture mais, presque naturellement, il s'est progressivement métamorphosé en lecture commentée, plus digressive qu'explicative, aboutissant à un parcours d'analyse intériorisée. De fait, avec aisance et clarté, l'auteur entreprît de démontrer qu'il est possible et même nécessaire de lire et de donner à découvrir un pareil ouvrage.

Puis, Joana Durand-Gasselin interrogea l'auteur sur la réception ambivalente de l'ouvrage : Ulysse est-il un chef-d'œuvre en péril ? De fait, l'essai de Philippe Forest vise à répondre aux diverses critiques qui assaillent le roman de Joyce depuis sa parution, à s'inscrire en faux contre l'attaque en illégitimité dont il est fréquemment la cible, et résulte d'un besoin de rendre justice à un livre tout simplement incompris. Ainsi des contemporains de l'auteur – dont certaines plumes prestigieuses comme Virginia Woolf ou André Gide –, des éditeurs, des journalistes ou de la doxa environnante. Se faisant, Philippe Forest rappela combien l'œuvre fut, dès l'origine, éminemment polémique, construite et ciselée par « le silence, l'habilité de la ruse » et pleinement représentative de la modernité en marche. Or, c'est précisément l'ère de la post-modernité qui a conduit à oublier tout le génie créateur de Joyce, son goût pour l'expérimentation, qui sous-tend tout Ulysse, ainsi que la dimension proprement romanesque de son œuvre.

S'en suivit une question autour de la tonalité du texte, considéré par nombre de lecteurs au puritanisme chevillé au corps comme vulgaire. De la place accordée à l'univers scatologique, à la sexualité et à la trivialité, Philippe Forest rappelle combien elle s'inscrit dans un contexte historique bien particulier : le règne au début du XXème siècle, éminemment controversé, de la prêtrise catholique en Irlande et le cortège d'interdits qui l'accompagnait. Par ailleurs, cette volonté affichée de tourner en dérision le langage littéraire renvoie également à l'exploration du bas matérialisme mis en lumière par nombre d'auteurs du premier XXème siècle, à commencer par Louis-Ferdinand Céline avec lequel l'œuvre de Joyce partage nombre de similitudes : densité digne du grand roman populaire, présence de chansons, usage du patois, souci d'oralité, utilisation d'un lexique populaire, syntaxe malmenée, volonté de faire rire, désir commun de « faire parler la langue », etc.
Quid du lien avec la figure tutélaire d'Homère et la présence diffuse de son Odyssée dans les pages du roman joycien ? Philippe Forest considère que la critique littéraire a accordé une trop grande place à la grille homérique qui, essentiellement fondée sur des micro-références, assèche la portée sémantique autant que l'apport symbolique de l'ouvrage. L'auteur résume ainsi les liens intertextuels entre les deux œuvres : « Homère fait partie de l'échafaudage, non de l'architecture ».
L'entretient s'acheva sur un commentaire du splendide « yes » à la vie que l'héroïne d'Ulysse prononce à la fin de l'ouvrage, un cri en forme de quête de l'infini, un mot qui dit le monde autant qu'il l'enferme tout entier dans un son commun à tous à l'image d'un roman toujours aussi actuel qu'essentiel, destiné à tous les lecteurs de bonne volonté et qui offre à chacun la chance d'un vertigineux mais inoubliable rendez-vous avec lui-même.


Jeudi 24 novembre 2022
Le rire de Marcel Proust
Lecture polyphonique d'extraits choisis d'À la recherche du temps perdu
par P.-A. Caltot, N. Laval-Turpin, C. Malissard, V. Servais

L'humour tient une place méconnue dans À la recherche du temps perdu (1913-1927). En effet, les nombreux admirateurs de Marcel Proust ont longtemps préféré taire cet aspect de l'œuvre par peur de dévaluer le prestige de son légendaire auteur. Et pourtant, là où les romanciers de son époque s'appliquent à faire ressortir les aspects sombres de la vie, Marcel Proust explore toutes les ressources de l'humour et dévoile à ses lecteurs une abondance d'éléments risibles. Peut-être tire-t-il une partie comique de ses écrits des défauts ou des particularités dont il souffre. Peut-être aussi le rire chez Proust découle-t-il de son anxiété devant la vie et la mort. Il touche en effet à toutes les variétés de comique – peinture de caractère, autodérision, satire sociale – et ne dédaigne pas les formes les plus élémentaires du risible comme le comique de mots ou le calembour – domaines dans lesquels excellent le docteur Cottard, directeur du Grand Hôtel, – la naïveté comique de Françoise, le comique de geste de Madame Verdurin ou de Madame de Cambremer, le comique de situation, les quiproquos, les malentendus de Bernard Nissim, le comique de caractère de Norpois pontifiant, de Swann jaloux, de Legrandin snob, de Brichot pédant, etc.

Mais, dans À la recherche du temps perdu, l'humour ne se limite pas à ces motifs ponctuels croisés au fil du texte. L'ironie en particulier y agit comme un principe qui articule plusieurs niveaux de récit : les remarques railleuses dont peuvent faire preuve certains personnages deviennent à leur tour l'objet de l'ironie du narrateur qui les rapporte, lequel est également moqué par des instances narratives et textuelles surplombantes… Ainsi progresse-t-on, chaque degré prenant le contrepied du précédent, dans la tentative de formuler une vérité définitive constituée par l'ouvrage ; sans jamais que cette progression ne soit figée en une forme résolue.

Accompagnés par quelques extraits musicaux caractéristiques de l'esprit de la Belle Époque – la Sonate de Vinteuil de Claude Debussy, le Morceau en forme de poire de Jacques Satie, La Grande Duchesse de Geroldstein d'Offenbach ou Le Ruban dénoué de Reynaldo Hahn – les membres du bureau de notre section locale ont offert, à un public nombreux et enthousiaste, une riche lecture de pages choisies parmi les plus délicieusement drôles d'À la recherche du temps perdu : chez tante Léonie et son jambon de Nev'York), à Balbec avec la princesse du Luxembourg, chez les Germantes et leurs souliers rouges, avec Madame Verdurin et ses croissanteries géo-politiques, etc.

Comme cette réplique de la duchesse de Guermantes tirée du Côté de Guermantes, de nombreux passages du cycle romanesque de Marcel Proust ont fait entendre, dans l'écrin de l'auditorium du Musée des Beaux-Arts d'Orléans, tout leur mordant, leur spiritualité facétieuse, leur badinage amusé ou leur vision sarcastique d'un monde où les apparences sont érigées en art de vivre : Je reconnais qu'elle n'a pas l'air d'une vache, car elle a l'air de plusieurs, s'écria Mme de Guermantes. Je vous jure que j'étais bien embarrassée voyant ce troupeau de vaches qui entrait en chapeau dans mon salon et qui me demandait comment j'allais. D'un côté j'avais envie de lui répondre : "Mais, troupeau de vaches, tu confonds, tu ne peux pas être en relations avec moi puisque tu es un troupeau de vaches", et d'autre part, ayant cherché dans ma mémoire, j'ai fini par croire que votre Cambremer était l'infante Dorothée qui avait dit qu'elle viendrait une fois et qui est assez bovine aussi, de sorte que j'ai failli dire Votre Altesse royale et parler à la troisième personne à un troupeau de vaches.


Mardi 6 décembre 2022
L'empreinte de la Shoah dans l'œuvre de Georges Perec
par Claude BURGELIN
professeur émérite de littérature française du XXe siècle à l'Université Lyon-II-Louis-Lumière

Découvrir Georges Perec, approcher son œuvre, c'est tenter de décrypter une écriture singulière, empreinte de mystère, se jouant des contraintes, et l'une des œuvres les plus puissantes de la littérature française. C'est aussi explorer les lieux – réels, imaginaires, désirés, perdus – de ce fils d'immigrés juifs polonais, orphelin de la Shoah, qui aimait tant arpenter l'espace urbain à la recherche de son existence.

L'empreinte de la Shoah dans l'œuvre de George Perec est assurément fondatrice de sa vie comme de ses choix d'écriture selon Claude Burgelin, éminent spécialiste de l'auteur, qui nous fit l'honneur de sa présence pour une conférence organisée conjointement par le CERCIL – Musée-Mémorial des enfants du Vel d'Hiv d'Orléans et notre section locale. Mais, les traces du génocide nazi, semble presque insaisissables, informulables. Jamais dites frontalement, mais seulement par des obliques, des métaphores, des silences, des absences, etc.

La Shoah se trouve ainsi abordée par des biais inattendus mais fondateurs d'une poétique de l'absence. Ainsi de la fable de la lettre impossible à énoncer et qui voue à la mort qui tente de l'écrire dans La Disparition ou de la parabole de l'île W, lieu voué à la compétition sportive où la négation de toute loi aboutit à un déferlement de massacres dans W ou le souvenir d'enfance. À regarder de près les textes de George Perec, on s'aperçoit que les allusions aux camps, à l'anéantissement programmé les traversent ou en sont la source. De sa judéité, l'auteur a pu dire dans Ellis Island comment, faute de transmission, elle l'avait voué à la condition de juif errant loin d'elle.

"Je sais que ce que je dis est rien." L'œuvre de Perec renvoie toujours au silence qui la fonde ("le scandale de mon silence"). Paradoxe pour celui qui n'a cessé de travailler la matière verbale, d'en jouer, d'en faire rire, d'en faire danser les vingt-six lettres. Mais il ne cesse de tourner autour de la souffrance d'une "parole absente à l'écriture". Passionnantes sont les voies qu'il a cherchées pour retrouver quelque chose de cette "parole" qui se confronte sans cesse à son impossibilité. C'est ainsi que Claude Burgelin, avec finesse et érudition, nous a mené dans les pas d'une enfance engloutie, d'une vie brisée, comme larguée dès l'origine, d'un tourment inapaisable mais, en même temps, marqué par le bonheur d'écrire, de s'accrocher aux ressources de la langue et, par là-même, de construire ou de reconstruire.


Jeudi 12 janvier 2023
Péguy iconoclaste,
par J.-P. SUEUR, sénateur du Loiret

Aucun auteur n'a été plus récupéré que Charles Péguy. Et pourtant aucun auteur n'est moins « récupérable » que lui. Il a écrit: « Il y a quelque chose de pire que d'avoir une mauvaise pensée, c'est d'avoir une pensée toute faite ». Il avait vu juste. Que de pensées toutes faites formulées à propos de son œuvre. Or, qu'il s'agisse de religion, de politique, de philosophie, de l'esprit du temps, du monde supposé « moderne », Péguy refuse tous les conformismes, s'oppose aux systèmes établis et s'exprime avec une liberté totale. Il s'était donné pour projet de « dire la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste ». Il a tenu bon. Si bien qu'il est « inclassable » et que sa littérature, clairement iconoclaste, en dépit de tout ce qu'on a pu en dire, est d'une terrible actualité.
C'est sur ce constat liminaire que s'ouvrit la conférence de Jean-Pierre Sueur, en l'honneur du cent-cinquantième anniversaire de la naissance de Charles Péguy. Une prise de parole bienvenue afin de démonter point par point les différents reproches formulés à l'encontre du fondateur des Cahiers de la Quinzaine depuis plusieurs décennies : illisibilité croissante, nécessité impérieuse de séparer le vers de la prose, poétique sans reliefs, syntaxe bavarde, goût immodéré pour la répétition, engagement socialiste caricatural, vision du monde passéiste, pensée sénescente, écrivain guidé par une foi aveuglante, etc. Des sentences, critiques et anathèmes dont tout lecteur de Péguy est malheureusement familier, mais auxquels il ne peut assurément se résoudre.
Jean-Pierre Sueur rappela combien le style de Péguy se caractérise par la mobilité et par une syntaxe étonnante, faite de mélanges, de ruptures, de contrastes, de ressassements, de paradoxes harmonieux, d'oxymores facétieux, d'une symbiose absolue entre horizontalité et verticalité, entre immanence et transcendance. Là où certains dénoncent des facilités de composition, Jean-Pierre Sueur eut à cœur de prouver à son auditoire qu'un tel processus de création requiert de constants efforts pour densifier et déployer toute la portée sémantique et stylistique désirée. Après le mouvement, c'est sur la perméabilité naturelle des frontières entre la prose et le vers péguystes que le conférencier mit l'accent. Pour Jean-Pierre Sueur, les écrits poétiques et polémiques de Péguy procèdent en effet naturellement d'un seul et même souffle, tout comme le discours réflexif et sa mise en pratique effective, puisqu'ils transportent des idées communes et sont pensés indifféremment par leur auteur.
Puis, Jean-Pierre Sueur évoqua Ève, ouvrage publié en décembre 1913, qui représente à ses yeux la quintessence absolue de l'art poétique de Charles Péguy. En effet, ce long poème est assurément une prouesse stylistique : les quadrains, climats**, vers, rimes et syntagmes se juxtaposent harmonieusement en une vaste tapisserie où chaque pièce vient en éclairer une autre tout en pouvant être lue de manière parfaitement autonome. Un texte poétiquement exigeant qui remet en question la vision d'une œuvre littéraire composée comme un système clos et clairement borné puisque toute l'Ève de Charles Péguy relève d'un flot continu, d'une tentative d'exhaustivité intégrale, repousse sans cesse son propre achèvement, refuse toute linéarité, n'offre aucun sens de lecture préétabli, s'émancipe des normes poétiques en vigueur et cherche à abolir toute forme de frontière générique, lexicale, syntaxique ou mélodique.
Enfin, le conférencier acheva sa démonstration en forme de réhabilitation en évoquant l'exigence portée par la pensée politique de Péguy qui nous protège d'une société qui, à force d'être simplifiée, fabrique de la violence, des oppositions qui n'en sont pas, et réduit notre capacité à nous réinventer et à affronter les enjeux qui s'ouvrent à nous. L'exigence n'est certainement pas réservée à une élite, elle se construit au jour le jour, un pas après l'autre. Elle mobilise notre confiance en un avenir qui peut être différent. C'est l'inverse de la consommation vaine et de la performance creuse. C'est un travail d'orfèvre et un effort de chaque instant. Mais, à l'image de la pensée de Charles Péguy, se contenter de ce qui est, c'est renoncer.
_____
** Charles Péguy a lui-même choisi la dénomination et la graphie : "quadrains". Et "climats" est le terme qu'il uilise pour désigner les différentes parties de son ouvrage.


Jeudi 2 février 2023
Pascal littéraire et scientifique : figures, fictions et probabilités
par Laure DEPRETTO et Bertrand HAUCHECORNE

PRÉSENTATION

De Pascal, nous connaissons le génie précoce, les inventions, la "nuit de feu" et Port-Royal. De son œuvre, nous nous souvenons de quelques fragments : le roseau pensant, le dieu caché, le roi sans divertissement. À la croisée de l'histoire et de la légende, sa vie de scientifique et de philosophe, comme celle de Descartes, suscite admiration et fascination. Qu'il imagine un "homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants", un philosophe sur une planche, un homme dans son cachot ou un naufragé devenant roi, Pascal n'a eu de cesse d'inventer des situations, d'ébaucher de brèves saynètes, de suggérer des analogies, permettant d'approcher un concept abstrait, de décrire l'état du monde et de faire voir la condition de l'homme. C'est peut-être cette manière de penser par figures qui a donné aux "pensées" et aux discours de Pascal leur éclat et leur fulgurance, leur assurant une remarquable postérité. Seront évoquées quelques-unes de ces figures, en les envisageant non pas tant comme des ornements rhétoriques que comme de véritables microfictions philosophiques.
Cette inventivité se retrouve également dans le domaine scientifique lorsque Pascal démontre le théorème sur les coniques qu'il appelle l'hexagramme mystique, ébauche avec Pierre de Fermat le calcul des probabilités : le pari pascalien n'est-il pas la rencontre de sa spiritualité et de ses calculs ? Son esprit est néanmoins pragmatique comme le montre la conception de la pascaline ou l'expérience justifiant l'existence de la pression atmosphérique au sommet du Puy de Dôme.
À deux voix, Laure Depretto pour l'aspect littéraire et Bertrand Hauchecorne pour les découvertes scientifiques, feront revivre ce génie et montreront l'unité de ce personnage aux multiples facettes.

COMPTE RENDU

À l'occasion du 400ème anniversaire de la naissance de Blaise Pascal, Laure Depretto – maîtresse de conférence en langue et littérature françaises des XVIIème et XVIIIème siècles à l'Université d'Orléans – et Bertrand Hauchecorne – agrégé de mathématiques, rédacteur en chef de la revue Tangente et président d'honneur de la section orléanaise de notre association – ont donné une brillante conférence à deux voix sur ce génie polymorphe d'une rare précocité. Et, comme les deux conférenciers se sont attachés à le démontrer, toujours novateur et échap­pant sans cesse à toute norme, mais aussi représentant de l'Humanisme par sa pensée et le lien qu'il incarne entre les Sciences et les Lettres. L'intitulé est d'ailleurs por­teur de ce mystère et de cette « légende pascalienne » initiée par sa sœur aînée et entretenue par ses proches.
Bertrand Hauchecorne détaille les principales découvertes scientifiques de Pas­cal, dont la plus étonnante est d'avoir à 12 ans redécouvert sans aucune étude mathématique les 32 Pre­mières Propositions d'Euclide, qui lui valut aussitôt d'être admis aux entretiens que son père avait avec les sa­vants de l'époque tels Descartes, Fermat, Roberval… et de garder contact avec eux. Même lorsque certaines découvertes lui sont antérieures, lointaines ou récentes, les travaux de Pascal sont toujours novateurs par l'esprit de rigueur, de clarté et de profondeur dont il les enrichit et la manière autant pragmatique que théorique dont il les envisage. Suivent donc : à 15 ans un traité sur les Sections coniques qui requiert l'admiration de Des­cartes ; à 17 ans, en lien avec des travaux de Fermat, la conception de l'Hexagramme mys­tique – au nom très pascalien – qui ouvre la voie à la géométrie projective ; en 1645, l'invention de la machine à calculer, la Pascaline – avec les retenues ! – pour faciliter le métier de son père. S'il n'a pas inventé le Triangle arithmétique dit Triangle de Pascal (tableau de combinaison de chiffres à l'infini), sa nouvauté est d'en avoir sys­tématisé les applications, qui en font toujours une base de calcul dans toutes les branches mathé­matiques. En 1653, à la demande du chevalier de Méré, il résout le Problème des Partis dans les jeux de hasards, recherche qui est à l'origine de la théorie du Calcul des Probabilités. En physique, Pascal fait la démonstration de la Pression atmosphérique en vérifiant expérimenta­lement les recherches de Galilée et de son assistant Torricelli et en tire un Traité de l'équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse, démontrant ainsi que la nature n'a pas « horreur du vide ».
En transition, Laure Depretto commence par le Pari, fragment des Pensées dans lequel Pascal, loin de vouloir en démontrer l'existence, applique à Dieu le principe mathématique du problème des partis et des probabilités : rien à perdre et tout à gagner en pariant sur l'existence de Dieu. La conférencière montre ensuite les fictions et probabilités autour de Pascal auteur : le jeu des pseudonymes de son vivant, entre autres pour brouiller la censure ; des textes repris sous son nom alors que collectifs (certaines Provinciales) ou écrits par d'autres mais donnés comme transcription de paroles recueillies, textes affirmés comme étant de lui car on y reconnaîtrait le « style Pascal ». La démonstration se poursuit avec les liasses baptisées a posteriori Les Pensées, fragments dé­coupés par l'auteur à partir de grandes feuilles écrites au fil des réflexions, recousus et enfilés en liasses en un autre ordre, d'autres laissés sur les feuilles ou épars. Le problème épineux pour les exégètes, non encore résolu aujourd'hui, vient de la recomposition opérée par ses amis de Port-Royal après sa mort, transformant ainsi une pensée en train de s'écrire en une Apologie de la religion chrétienne qui fut la première édition des Pensées en 1669-70. Depuis, le problème éditorial a persisté entre deux tendances opposées : le postulat d'apologie de Port-Royal (éd. Lafuma), et celle renonçant à chercher un projet Pascal au profit d'un classement thématique (éd. Brun­schwicg). Les moyens modernes d'investigation pourraient faire avancer les re­cherches pour approcher enfin une « vérité » pascalienne. Après avoir abordé les variations du point de vue grâce aux « je » pluriels et inclusifs de Pascal, pouvant recouvrir aussi destinataires ou adversaires, Laure Depretto définit le style et l'éloquence, très personnels et novateurs notamment par le naturel tranchant sur les habitudes de l'époque, où se déploie aussi un mysticisme profond. Style à la fois lapidaire et visionnaire, rappelant souvent celui des prophètes d'Israël, avec des images fortes, tout un bestiaire menaçant, de multiples figures de l'homme égaré, inquiet et impuissant, dans des recoins, cachots ou îles désertes… Éloquence ne craignant pas l'hyperbole, la véhémence et l'invective et ainsi que l'humour et un désordre revendiqué. Cela afin d'amener le lecteur à « accepter l'idée de la gloire salvatrice ».
La conférence se termine avec quelques lignées pascaliennes héritières de divers aspects de son œuvre, dont celles Giono, Quignard et Bourdieu. Une conférence ayant fait le tour des diverses « figures, fictions et probabilités » d'un génie lui-même à multiples facettes dont l'œuvre difficile – paradoxe ? – ne cesse de fasciner.


La saison s'est terminée en février-mars par
– une visite du Sénat, commentée par Jean-Pierre Sueur, sénateur du Loiret,
– une représentation de Tartuffe ou l'Hypocrite dans une mise en scène de Ivo Van Hove,
– une lecture de textes de Colette par le comédien Christian Massas,
– la projection commentée du film de Pasolini, Oedipe-Roi.


<== Retour à la liste complète des conférences