ÉMILE ZOLA (1840-1902)
Décidé à écrire un roman sur Rome, qui paraîtra en 1896, Zola y entreprend un voyage en novembre-décembre 1894. Guide Baedeker en main, accompagné de sa femme Alexandrine, il suit scrupuleusement les passages obligés de tout visiteur. Les sites archéologiques l'ennuient ; mais il est frappé par l'énormité des monuments et l'orgueil que révèlent les tombeaux de la via Appia.
Voir : Christophe Charle, « Le Voyage de Zola à Rome », dans L'Histoire, n° 515, janvier 2024, p. 70-75.
Zola a pris d'abord de nombreuses notes sur son Voyage à Rome.
Toute la journée passée dans les ruines, une indigestion de ruines, de quoi évoquer la grandeur romaine. Le matin, d'abord au Forum. Les colonnes qui restent du temple de Vespasien, un grand effet d'élégance et de puissance, dans l'air bleu. La basilique Julia, rien qu'une indication, mais très nette, à terre. La petitesse du Forum, qui surprend toujours, lorsqu'on la compare à certains monuments, le Colisée, les thermes de Caracalla. Il semble que la vie romaine se soit parfois resserrée dans de très petits espaces (la maison de Livie, etc.) et tantôt étalée dans des espaces considérables. Pourquoi? Le problème est-il résolu? Plus loin l'atrium des Vestales, le "couvent" ancien des Vestales: vestiges intéressants, dominés par les restes du palais de Caligula qui descend du Palatin. Presque en face l'église San Lorenzo in Miranda, installée dans le temple d'Antonin et de Faustine: exemple frappant de l'église qui se loge dans le temple d'une autre religion. Les colonnes de porphyre rouge. Mais surtout l'étonnement est la basilique de Constantin, avec ses trois énormes porches, ses trois voûtes béantes avec leurs caissons; le morceau tombé de la voûte, un morceau énorme. Quelle masse! Pourquoi des constructions si gigantesques, si épaisses? De la Voie sacrée qui passe devant la basilique de Constantin, on a une vue très intéressante sur le Forum, en se retournant. La Voie sacrée tourne et monte. Comme les triomphateurs devaient être secoués sur ce gros pavé, dans leur char pas suspendu. Le Forum actuel, en sa ruine, gris et désolé. De la poussière. Pas une nappe d'herbe, quelques brins d'herbe entre les pavés de la Voie sacrée. Et cela par les lourds soleils de l'été, avec l'ombre mince des rares colonnes debout, la colonne de Phocas et celles des temples. L'arc de Septime Sévère. Les rostres, etc. Des temples autour. Mais il y a dix façons de reconstruire le Forum. Et je ne suis qu'un artiste qui évoque. […]
Ensuite je suis allé au Colisée. La masse énorme, le côté écroulé, le côté debout, avec ses baies sur le bleu. De partout, des couloirs voûtés qui s'ouvrent, où des escaliers mangés sont comme des pentes. Le colosse est comme une dentelle de pierre, avec toutes les ouvertures sur le bleu. Un ciel bleu au-dessus, très clair, avec des vols de petits nuages. Comment pouvait-on tirer le velum dessus? L'évocation de ce cirque immense, plein de foule, avec ses quatre-vingt mille spectateurs (?), sa loge de l'empereur, les vestales en dessous. Une ruine cuite par le soleil, dorée, majestueuse et gigantesque encore dans son demi-écroulement. L'arc de Titus, avec son bas-relief des Juifs vaincus, ramenés esclaves et portant le chandelier à sept branches. […]
L'après-midi, je suis allé aux thermes de Caracalla. C'est l'édifice gigantesque et inexplicable. […] Mais l'extraordinaire, c'est la hauteur des salles, l'épaisseur des murs, la masse effroyable du monument. Aucun de nos châteaux forts du Moyen-Age n'a été bâti avec cette masse cyclopéenne. Des massifs de briques et de ciment extravagants. Il faut ajouter que tout cela était recouvert de marbres précieux, orné de statues. Un luxe écrasant dans l'énormité. Pour quelle civilisation colossale ? Les personnes qui y passent ont l'air de fourmis. On dirait aujourd'hui des rochers frustes, des matériaux agglomérés, entassés, pour des demeures de Titans.
Dans son roman intitulé simplement Rome, un jeune prêtre, Pierre Froment, découvre Rome.
Pages dans Les Trois Villes - Rome, édition Charpentier, 1896.
PIERRE VISITE LE PALATIN (169-174)
Désoeuvré, Pierre se mit à visiter Rome, voulant occuper son temps.
Sa première visite fut pour les ruines du Palatin. Dès huit heures, un matin de ciel pur, il s'en alla seul, il se présenta à l'entrée qui se trouve rue Saint-Théodore, une grille que flanquent les pavillons des gardiens. Et, tout de suite, un de ceux-ci se détacha s'offrit pour servir de guide. Lui, aurait préféré voyager à sa fantaisie, errer au hasard de ses découvertes et de son rêve. Mais il lui fut pénible de refuser l'offre de cet homme qui parlait le français très nettement, avec un bon sourire de complaisance. […]
« Tenez ! montez par ici, à droite. »
Pierre, en levant les yeux, venait de voir la ligne de cyprès qui borde le plateau du Palatin, du côté du Tibre, et qu'il avait aperçue du Janicule, le jour de son arrivée. Dans l'air si délicatement bleu, le vert intense de ces arbres mettait là comme une frange noire. On ne voyait qu'eux, la pente s'étendait nue et dévastée, d'un gris sale de poussière, parsemée de quelques buissons, milieu desquels affleuraient des bouts d'antiques murailles. C'était le ravage, la tristesse lépreuse des terrains de fouille, où seuls les savants s'enthousiasment.
« Les maisons de Tibère, de Caligula et des Flaviens sont là-haut, reprit le guide. Mais nous les gardons pour la fin, il faut que nous fassions le tour. »
Pourtant, il poussa un instant vers la gauche, s'arrêta devant une excavation, une sorte de grotte dans le flanc du mont.
« Ceci est l'antre Lupercal, où la louve allaita Romulus et Remus. Autrefois, on voyait encore, à l'entrée, le figuier Ruminal, qui avait abrité les deux jumeaux. »
Pierre ne put retenir un sourire, tellement l'ancien soldat semblait simple et convaincu dans ses explications, très fier d'ailleurs de toute cette gloire antique qui était sienne. Mais, lorsque, près de la grotte, le digne homme lui eut montré les vestiges de la Roma quadrata, des restes de murailles qui paraissent réellement remonter à la fondation de Rome, il s'intéressa, une première émotion lui fit battre le cœur. Et certes, ce n'était pas que le spectacle fût admirable, car il s'agissait de quelques blocs de pierre taillés, posés l'un sur l'autre, sans ciment ni chaux. Seulement, un passé de vingt-sept siècles s'évoquait, et ces pierres effritées et noircies, qui avaient supporté un si retentissant édifice de splendeur et de toute puissance, prenaient une extraordinaire majesté.
La visite continua, ils revinrent à droite, longeant toujours le flanc du mont. Les annexes des palais avaient dû descendre jusque-là : des restes de portiques, des salles effondrées, des colonnes et des frises remises debout bordaient le sentier raboteux qui tournait parmi des herbes folles de cimetière ; et le guide, récitant ce qu'il savait si bien pour l'avoir répété quotidiennement depuis dix années, continuait à affirmer les hypothèses les moins sûres, en donnant à chaque débris un nom, un emploi, une histoire.
« La maison d'Auguste », finit-il par dire, avec un geste de la main qui indiquait des éboulis de terre.
Cette fois, Pierre, n'apercevant absolument rien, se hasarda à demander :
« Où donc ?
– Ah ! monsieur l'abbé, il paraît qu'on en voyait encore la façade à la fin du siècle dernier. On y entrait de l'autre côté, par la voie Sacrée. De ce côté-ci, il y avait un vaste balcon, qui dominait le grand cirque Maxime, et d'où l'on assistait aux jeux... D'ailleurs, comme vous pouvez le constater, le palais se trouve encore presque totalement enfoui sous ce grand jardin, là-haut, le jardin de la villa Mills ; et, quand on aura l'argent pour les fouilles, on le retrouvera, c'est certain, ainsi que le temple d'Apollon et celui de Vesta, qui l'accompagnaient. »
Il tourna à gauche, entra dans le Stade, le petit cirque pour les courses à pied, qui s'allongeait au flanc même de la maison d'Auguste ; et, cette fois, le prêtre, saisi, commença à se passionner. Ce n'était point qu'il y eût là une ruine suffisamment conservée et d'aspect monumental ; aucune colonne n'était restée en place, seules les murailles de droite se dressaient encore, mais on avait retrouvé tout le plan, les bornes à chaque bout, le portique autour de la piste, la loge de l'empereur, colossale, qui, après avoir été à gauche, dans la maison d'Auguste, s'était ouverte ensuite à droite, encastrée dans le palais de Septime Sévère. Et le guide allait toujours, au milieu de ces débris épars, donnait des explications abondantes et précises assurait que ces messieurs de la Direction des fouilles tenaient leur Stade jusqu'aux plus petits détails, à ce point qu'ils étaient en train d'en établir un plan exact, avec les ordres des colonnes, les statues dans les nielles, la nature des marbres dont les murs se trouvaient recouverts.
« Oh ! ces messieurs sont bien tranquilles, finit-il par déclarer, d'un air béat lui-même. Les Allemands n'auront pas à mordre, et ils ne viendront pas tout bouleverser ici, comme ils l'ont fait au Forum, où l'on ne se reconnaît plus, depuis qu'ils y ont passé avec leur science. »
Pierre sourit, et l'intérêt s'accrut encore, lorsqu'il l'eut suivi, par des escaliers rompus et des ponts de bois jetés sur des trous, dans les ruines géantes du palais de Septime Sévère. Le palais s'élevait à la pointe méridionale du Palatin, dominant la voie Appienne et toute la Campagne, au loin, à perte de vue. Il n'en reste que les substructions, les salles souterraines, ménagées sous les arches des terrasses, dont on avait élargi le plateau du mont, devenu trop étroit, et ces substructions, découronnées, suffisent à donner l'idée du triomphal palais qu'elles soutenaient tellement elles sont restées énormes et puissantes, dans leur masse indestructible. Là s'élevait le fameux Septizonium, la tour aux sept étages, qui n'a disparu qu'au quatorzième siècle. Une terrasse s'avance encore, portée par des arcades cyclopéennes et d'où la vue est admirable. Puis, ce n'est plus qu'un entassement d'épaisses murailles à demi écroulées, des gouffres béants à travers des plafonds effondrés, des enfilades de couloirs sans fin et de salles immenses, dont l'usage échappe. Toutes ces ruines, bien entretenues par la nouvelle administration, balayées, débarrassées des végétations folles, ont perdu leur sauvagerie romantique pour prendre une grandeur nue et morne. Mais des coups de vivant soleil doraient les antiques murailles, pénétraient par des brèches au fond des salles noires, animaient de leur poussière éclatante la muette mélancolie de cette souveraineté morte, exhumée de la terre où elle avait dormi pendant des siècles. Sur les vieilles maçonneries rousses, faites de briques noyées de ciment, dépouillées de leur revêtement fastueux de marbre le manteau de pourpre du soleil drapait de nouveau toute une impériale gloire.
Depuis près d'une heure et demie déjà Pierre marchait, et il lui restait à visiter l'amas des palais antérieurs, sur le plateau même, au nord et à l'est.
« Il nous faut revenir sur nos pas, dit le guide. Vous voyez les jardins de la villa Mills et le couvent de Saint-Bonaventure nous bouchent le chemin. On ne pourra passer que lorsque les fouilles auront déblayé tout ce côté-ci... Ah ! monsieur l'abbé si vous vous étiez promené sur le Palatin, il y a cinquante ans à peine ! Moi, j'ai vu des plans de ce temps-là. Ce n'étaient que des vignes, que des petits jardins, coupés de haies, une vraie campagne, un vrai désert, où l'on ne rencontrait pas une âme... Et dire que tous ces palais dormaient là-dessous ! »
Pierre le suivait, et ils repassèrent devant la maison d'Auguste, ils remontèrent et débouchèrent dans la maison des Flaviens, immense, à demi engagée encore sous la villa voisine, composée d'un grand nombre de salles, petites et grandes, sur la destination desquelles on continue à discuter. La salle du trône, la salle de justice, la salle à manger, le péristyle semblent certains. Mais, ensuite, tout n'est que fantaisie, surtout pour les pièces étroites des appartements privés. Et, d'ailleurs, pas un mur n'est entier, il n'y a là que des fondations qui affleurent, que des soubassements tronqués qui dessinent à terre le plan de l'édifice. La seule ruine conservée comme par miracle, en contrebas, est la maison qu'on prétend être celle de Livie, toute petite à côté des vastes palais voisins, et dont trois salles sont intactes, avec leurs peintures murales, des scènes mythologiques, des fleurs et des fruits, d'une singulière fraîcheur. Quant à la maison de Tibère, il n'en paraît absolument rien, les restes en sont cachés sous l'adorable jardin public, qui continue, sur le plateau, les anciens jardins Farnèse ; et, de la maison de Caligula, à côté, au-dessus du Forum, il n'existe comme pour la maison de Septime Sévère, que des substructions énormes, des contreforts, des étages entassés, des arcades hautes qui portaient le palais, sortes d'immenses sous-sols où la domesticité et les postes de gardes vivaient, gorgés, dans de continuelles ripailles. Tout ce haut sommet, dominant la ville, n'offrait donc que des vestiges à peine reconnaissables, de vastes terrains gris et nus, creusés par la pioche, hérissés de quelques pans de vieux murs ; et il fallait un effort d'imagination érudite pour reconstituer l'antique splendeur impériale qui avait triomphé là. […]
La visite classique des ruines du Palatin était finie.
Ruines du Palatin plongeant sur le Grand-Cirque
DU HAUT DU PALATIN, PIERRE DÉCOUVRE ROME (p. 176-180)
Lorsque Pierre fut remonté, il n'eut plus qu'un désir, se débarrasser du guide, rester seul dans ce jardin si discret, si rêveur, qui occupait le sommet du mont, dominant Rome. […] Ah ! quel soulagement délicieux, quand, enfin seul, il put s'asseoir un instant sur un des bancs de marbre du jardin ! […]
Mais Rome éparse au loin, tout autour de ce sommet auguste, sollicita Pierre si vivement qu'il ne put rester assis. Il se leva, s'approcha de la balustrade d'une terrasse ; et, sous lui, le Forum se déroula, et, au bout, le mont du Capitole apparut. Ce n'était plus qu'un entassement de constructions grises, sans grandeur ni beauté. Dominant le mont, on ne voyait que la façade postérieure du palais du Sénateur, une façade plate, aux fenêtres étroites, que surmontait le haut campanile carré. Ce grand mur nu, d'un ton de rouille, cachait l'église d'Aracoeli, le faîte où le temple de Jupiter Capitolin, autrefois, resplendissait, dans sa royauté de protection civile. Puis, à gauche, sur la pente du Caprinus, où les chèvres paissaient au Moyen Âge, s'étageaient de laides maisons, tandis que les quelques beaux arbres du palais Caffarelli, occupé par l'ambassade d'Allemagne, verdissaient le sommet de l'antique roche Tarsienne, presque introuvable aujourd'hui, perdue, noyée dans les murs de soutènement. Et c'était là ce mont du Capitole, la plus glorieuse des sept collines, avec sa forteresse, avec son temple, auquel était promis l'empire du monde, le Saint-Pierre de la Rome antique ! ce mont escarpé du côté du Forum, à pic du côté du champ de Mars, d'aspect formidables ce mont que la foudre visitait, que le bois de l'Asile, avec ses chênes sacrés, au plus lointain des âges, rendait mystérieux, frissonnant d'un inconnu farouche ! Plus tard, la grandeur romaine y eut les tables de son état civil. Les triomphateurs y montèrent, les empereurs y devinrent dieux, debout dans leurs statues de marbre. Et les yeux, à cette heure, cherchent avec étonnement, comment tant d'histoire, tant de gloire ont pu tenir dans si peu d'espace, cet îlot montueux et confus de mesquines toitures, une taupinière pas plus grande, pas plus haute qu'un petit bourg perché entre deux vallons.
Puis, l'autre surprise, pour Pierre, fut le Forum, partant du Capitole, s'allongeant au bas du Palatin : une étroite place resserrée entre les collines voisines, un bas-fond où Rome grandissante avait dû entasser les édifices, étouffant, manquant d'espace. Il a fallu creuser profondément, pour retrouver le sol vénérable de la République, sous les quinze mètres d'alluvion amenés par les siècles ; et le spectacle n'est maintenant qu'une longue fosse blafarde, tenue avec propreté, sans ronces ni lierres, où apparaissent, tels que des débris d'os, les fragments du pavage les soubassements des colonnes, les massifs des fondations. À terre, la basilique Julia, reconstituée en entier, est simplement comme la projection d'un plan d'architecte. Seul, de ce côté l'arc de Septime Sévère a gardé sa carrure intacte ; tandis que les quelques colonnes qui restent du temple de Vespasien, isolées debout par miracle au milieu des effondrements, ont pris une élégance fière, une souveraine audace d'équilibre, fines et dorées dans le ciel bleu. La colonne de Phocas est aussi là, debout ; et, des Rostres, à côté, on voit ce qu'on en a rétabli, avec des morceaux découverts aux alentours. Mais il faut aller plus loin que les trois colonnes du temple de Castor et Pollux, plus loin que les vestiges de la maison des Vestales, plus loin que le temple de Faustine, où l'église chrétienne San Lorenzo s'est installée si tranquillement, plus loin encore que le temple rond de Romulus pour éprouver l'extraordinaire sensation d'énormité que cause la basilique de Constantin, avec ses trois colossales voûtes béantes. Vues du Palatin, on dirait des porches ouverts pour un monde de géants, d'une telle épaisseur de maçonnerie, qu'un fragment tombé d'une des arcades, gît par terre, tel qu'un bloc détaché d'une montagne.
Et là, dans ce Forum illustre, si étroit et si débordant, l'histoire du plus grand des peuples avait tenu pendant des siècles, depuis la légende des Sabines réconciliant les Romains et les Sabins, jusqu'à la proclamation des libertés publiques lentement conquises par les plébéiens sur les patriciens. N'était-ce pas à la fois le marché, la Bourse, le tribunal, la salle des assemblées politiques, ouverte au plein air ? Les Gracques y avaient défendu la cause des humbles, Sylla y afficha ses listes de proscription, Cicéron y parla, et sa tête sanglante y fut accrochée. Puis, les empereurs en obscurcirent le vieil éclat, les siècles enfouirent sous leur poussière les monuments et les temples à ce point que le Moyen Âge n'y trouva de place que pour y installer un marché aux boeufs. Le respect est revenu, un respect violateur des tombes, une fièvre de curiosité et de science, qui s'irrite aux hypothèses, égarée dans ce sol historique où les générations se superposent, partagée entre les quinze à vingt reconstitutions qu'on a faites du Forum, toutes aussi plausibles les unes que les autres. Pour un simple passant qui n'est ni un érudit, ni un lettré de profession, qui n'a point relu de la veille l'histoire romaine, les détails disparaissent, il ne reste, dans ce terrain fouillé de partout, qu'un cimetière de ville où blanchissent les vieilles pierres exhumées, et d'où s'élève la grande mélancolie des peuples morts. De place en place, Pierre voyait la voie Sacrée qui reparaît, tourne, descend, puis remonte, avec son dallage, creusé par la roue des chars. et il songeait au triomphe, à l'ascension du triomphateur, que son char devait secouer si durement sur ce rude pavé de gloire.
Mais, vers le sud-est, l'horizon s'élargissait encore, et il apercevait la grande masse du Colisée, au-delà de l'arc de Titus et de l'arc de Constantin. Ah ! ce colosse dont les siècles n'ont entamé qu'une moitié, comme d'un immense coup de faux, il reste, dans son énormité, dans sa majesté, tel qu'une dentelle de pierre, avec ces centaines de baies vides, béantes sur le bleu du ciel! C'est un monde de vestibules, d'escaliers, de paliers, de couloirs, un monde où l'on se perd, au milieu d'une solitude et d'un silence de mort ; et, à l'intérieur, les gradins ravinés, mangés par l'air, semblent les degrés informes de quelque ancien cratère éteint, une sorte de cirque naturel, taillé par la force des éléments, en pleine roche indestructible. Seuls, les grands soleils de dix-huit cents ans ont cuit et roussi cette ruine, qui est retournée à l'état de nature, nue et dorée ainsi qu'un flanc de montagne, depuis qu'on l'a dépouillée de la végétation, de toute la flore qui en faisait un coin de forêt vierge. Et, maintenant, quelle évocation, lorsque, sur cette ossature morte, l'imagination remet la chair, le sang et la vie, emplit le cirque des quatre-vingt-dix mille spectateurs qu'il pouvait contenir, déroule les jeux et les combats de l'arène, entasse là une civilisation, depuis l'empereur et sa cour jusqu'à la houle de la plèbe, dans l'agitation et l'éclat de tout un peuple enflammé de passion, sous le rouge reflet du gigantesque velum de pourpre.
Puis, c'était aussi, plus loin, à l'horizon, une autre ruine cyclopéenne, les thermes de Caracalla, laissée là de même comme le vestige d'une race de géants, disparue de la terre : des salles d'une ampleur, d'une hauteur extravagantes et inexplicables ; deux vestibules à recevoir la population d'une ville ; un frigidarium où la piscine pouvait contenir à la fois cinq cents baigneurs ; un tepidarium, un caldarium d'égale taille, nés de la folie de l'énorme et la masse effroyable du monument, l'épaisseur des massifs, telle qu'aucun château fort n'en a connu de pareille, et toute cette immensité où les visiteurs qui passent ont l'air de fourmis égarées, une si extraordinaire débauche de ciment et de briques, qu'on se demande pour quels hommes, pour quelles foules ce monstrueux édifice a pu être bâti. On dirait aujourd'hui des rochers frustes, des matériaux abattus de quelque sommet, entassés là, pour la construction d'une demeure de titans.
PAR L'IMAGINATION, PIERRE ÉVOQUE LE PASSÉ DE ROME (180-189)
Et Pierre était envahi par ce passé démesuré où il baignait.
De toutes parts, des quatre points de l'horizon vaste, l'histoire ressuscitait, montait vers lui, en un flot débordant. Au nord et à l'ouest, ces plaines bleuâtres, à l'infini, c'était l'Etrurie antique ; les montagnes de la Sabine découpaient à l'est leurs crêtes dentelées ; tandis que, vers le sud, les monts Albains et le Latium s'élargissaient dans la pluie d'or du soleil ; et Albe la Longue était là, ainsi que le mont Cave, couronné de chênes, avec son couvent qui a remplacé le vieux temple de Jupiter. Puis, à ses pieds, au-delà du Forum, au-delà du Capitole, Rome elle-même s'étendait, l'Esquilin en face, le Caelius et l'Aventin à sa droite, les autres qu'il ne pouvait voir, le Quirinal, le Viminal, à sa gauche. Derrière, au bord du Tibre, était le Janicule. Et la ville entière prenait une voix, lui contait sa grandeur morte.
Alors, ce fut en lui une involontaire évocation, une résurrection vivante. Ce Palatin qu'il venait de visiter, ce Palatin gris et morne, rasé comme une cité maudite, semé de quelques murs croulants, tout d'un coup s'anima, se peupla, repoussa avec ses palais et ses temples. C'était le berceau même de Rome, Romulus avait fondé là sa ville, sur ce sommet, dominant le Tibre, tandis que les Sabins, en face, occupaient le Capitole. Les sept rois de ses deux siècles et demi de monarchie l'avaient sûrement habité, enfermés dans les hautes et fortes murailles, que trois portes seulement trouaient. Ensuite, se déroulaient les cinq siècles de République, les plus grands, les plus glorieux, ceux qui avaient soumis la péninsule italique, puis le monde, à la domination romaine. Pendant ces victorieuses années de luttes sociales et guerrières, Rome agrandie avait peuplé les sept collines, le Palatin n'était demeuré que le berceau vénérable, avec ses temples légendaires, peu à peu envahi lui-même par des maisons privées. Mais César, incarnant la toute-puissance de la race, venait, après les Gaules et après Pharsale, de triompher au nom du peuple romain entier, dictateur, empereur, ayant achevé la colossale besogne, dont les cinq nouveaux siècles d'Empire allaient profiter fastueusement, au galop lâché de tous les appétits. Et Auguste pouvait prendre le pouvoir, la gloire était à son comble, les milliards attendaient d'être volés au fond des provinces, le gala impérial commençait, dans la capitale du monde, aux yeux des nations lointaines, éblouies et vaincues. Lui était né au Palatin, et son orgueil, après que la victoire d'Actium lui eut donné l'Empire, fut de revenir régner du haut de ce mont sacré, vénéré du peuple. Il y acheta des maisons particulières, il y bâtit son palais, dans un éclat de luxe, inconnu jusqu'alors : un atrium soutenu par quatre pilastres et huit colonnes ; un péristyle qu'entouraient cinquante-six colonnes d'ordre ionique ; des appartements privés à l'entour, tout en marbre ; une profusion de marbres, venus à grands frais de l'étranger, des couleurs les plus vives, resplendissant comme des pierres précieuses. Et il s'était logé avec les dieux, il avait bâti près de sa demeure le grand temple d'Apollon et un temple de Vesta, pour s'assurer la royauté divine, éternelle. Dès lors, la semence des palais impériaux se trouvait jetée, ils allaient croître, et pulluler, et couvrir le Palatin entier. […]
Puis, Auguste mort et son palais fermé, consacré, devenu un temple, Pierre voyait sortir du sol le palais de Tibère. C'était à cette place même, sous ses pieds, sous ces beaux chênes verts qui l'abritaient. On le rêvait solide et grand, avec des cours des portiques, des salles, malgré l'humeur assombrie de l'empereur, qui vécut loin de Rome, au milieu d'un peuple de délateurs et de débauchés, le coeur et le cerveau empoisonnés par le pouvoir jusqu'au crime, jusqu'aux accès des plus extraordinaires démences.
Puis, c'était le palais de Caligula qui surgissait, un agrandissement de la maison de Tibère, des arcades établies pour en élargir les constructions, un pont jeté par-dessus le Forum, aboutissant au Capitole, où le prince voulait pouvoir aller causer à l'aise avec Jupiter, dont il se disait le fils ; et le trône avait aussi rendu celui-ci féroce, un fou furieux lâché dans la toute-puissance.
Puis, après Claude, Néron, renchérissant, n'avait pas trouvé le Palatin assez vaste, exigeant pour lui un palais immense, s'emparant des jardins délicieux qui montaient jusqu'au sommet de l'Esquilin, pour y installer sa Maison d'Or, un rêve de l'énormité dans la somptuosité, qu'il ne put mener jusqu'au bout, dont les ruines disparurent vite, pendant les troubles qui suivirent sa vie et sa mort de monstre affolé d'orgueil.
Puis, en dix-huit mois, Galba, Othon, Vitellius tombent l'un sur l'autre, dans la boue et dans le sang, rendus à leur tour monstrueux et imbéciles par la pourpre, gorgés de jouissances à l'auge impériale, ainsi que des bêtes immondes.
Et ce sont alors les Flaviens, un repos d'abord de la raison et de la bonté humaines, Vespasien, Titus qui bâtirent peu sur le Palatin, Domitien ensuite avec qui recommence la folie sombre de l'omnipotence, sous le régime de la peur et de la délation, des atrocités absurdes, des crimes, des débauches hors nature, des constructions d'une vanité démente dont le faste luttait avec celui des temples élevés aux dieux : telle cette maison de Domitien, qu'une ruelle séparait de celle de Tibère, et qui s'élevait colossale, un palais d'apothéose, avec sa salle d'audience au trône d'or, aux seize colonnes de marbres phrygiens et numidiques, aux huit niches garnies de statues admirables, avec sa salle de tribunal, sa grande salle à manger, son péristyle, ses appartements, où les granits, les porphyres, les albâtres débordaient, travaillés par les artistes fameux, prodigués pour éblouissement du monde.
Puis, enfin, des années plus tard, un dernier palais s'ajoutait à l'énorme masse des autres, le palais de Septime Sévère, une bâtisse d'orgueil encore, des arches qui supportaient des salles hautes, des étages qui s'élevaient sur des terrasses, des tours qui dominaient les toitures, tout un entassement babylonien, dressé là, à la pointe extrême du mont, en face de la voie Appienne, pour que, disait-on, les compatriotes de l'empereur, les provinciaux venus d'Afrique où il était né, pussent, dès l'horizon, s'émerveiller de sa fortune et l'adorer dans sa gloire.
Et, maintenant, Pierre les voyait debout et resplendissants, Pierre les avait devant lui, autour de lui, tous ces palais évoqués, ressuscités au grand soleil. Ils étaient comme soudés les uns aux autres, quelques-uns à peine séparés par des passages étroits. Dans le désir de ne pas perdre un pouce du terrain, sur ce sommet sacré, ils avaient poussé en une masse compacte, ainsi qu'une monstrueuse floraison de la force, de la puissance et de l'orgueil déréglés se satisfaisant à coups de millions, saignant le monde pour la jouissance d'un seul, et, à la vérité, il n'y avait là qu'un palais unique, sans cesse agrandi, à mesure que l'empereur défunt passait dieu et que le nouvel empereur, désertant la demeure consacrée, devenue temple, où l'ombre du mort l'épouvantait peut-être, éprouvait l'impérieux besoin de se bâtir sa maison à lui, de tailler dans l'éternité de la pierre l'indestructible souvenir de son règne.
Tous avaient eu cette fureur de la construction, elle semblait tenir au sol, au trône qu'ils occupaient, elle renaissait chez chacun d'eux, avec une intensité grandissante, les dévorant du besoin de lutter, de se surpasser par des murs plus épais et plus hauts, par des amas plus extraordinaires de marbres, de colonnes, de statues. Et la pensée de survie glorieuse était la même chez tous, laisser aux générations stupéfaites le témoignage de leur grandeur, se perpétuer dans des merveilles qui ne devaient pas périr peser à jamais sur la terre de tout le poids de ces colosses, lorsque le vent aurait emporté leur légère cendre. Et le plateau du Palatin n'avait plus été ainsi que la base vénérable d'un prodigieux monument, une végétation drue d'édifices juxtaposés empilés, où chaque nouveau corps de logis était comme un accès éruptif de la fièvre d'orgueil, et dont la masse, avec l'éclat de neige des marbres blancs, avec les tons vifs des marbres de couleur, avait fini par couronner Rome et la terre entière de la maison souveraine, palais, temple, basilique ou cathédrale, la plus extraordinaire et la plus insolente, qui jamais se soit dressée sous le ciel.
Mais la mort était dans cet excès de force et de gloire. Sept siècles et demi de monarchie et de République avaient fait la grandeur de Rome ; et, en cinq siècles d'Empire, le peuple roi allait être mangé jusqu'au dernier muscle. C'était l'immense territoire, les provinces les plus lointaines peu à peu pillées, épuisées ; c'était le fisc dévorant tout, creusant le gouffre de la banqueroute inévitable ; et c'était aussi le peuple abâtardi, nourri du poison des spectacles, tombé à la fainéantise débauchée des Césars pendant que des mercenaires se battaient et cultivaient le sol. Dès Constantin, Rome a une rivale, Byzance, et le démembrement s'opère avec Honorius, et douze empereurs alors suffisent pour achever l'oeuvre de décomposition, la proie mourante à ronger jusqu'à Romulus Augustule, le dernier, le chétif misérable, dont le nom est comme une dérision de toute la glorieuse histoire un double soufflet au fondateur de Rome et au fondateur de l'Empire.
Sur le Palatin désert, les palais, le colossal amas de murailles, d'étapes, de terrasses, de toitures hautes, triomphait toujours. Déjà, pourtant, on avait arraché des ornements, enlevé des statues, pour les porter à Byzance. L'Empire, devenu chrétien ferma ensuite les temples, éteignit le feu de Vesta, en respectant encore l'antique palladium, la statue d'or de la Victoire, symbole de la Rome éternelle, qui était religieusement gardée dans la chambre même de l'empereur. Jusqu'au quatrième siècle, elle conserva son culte. Mais, au cinquième siècle, les Barbares se ruent, saccagent, brûlent Rome, emportent à pleins chariots les dépouilles laissées par la flamme. Tant que la ville avait dépendu de Byzance, un surintendant des palais impériaux était demeuré là, veillant sur le Palatin. Puis, tout se noie, tout s'effondre dans la nuit du Moyen Âge. Il semble bien que, dès lors, les papes aient lentement pris la place des Césars, leur succédant dans leur maison de marbre abandonnée et dans leur volonté toujours vivante de domination. Ils ont sûrement habité le palais de Septime Sévère, un concile a été tenu au Septizonium, de même que, plus tard, Gélase II a été élu dans un monastère voisin sur ce mont d'apothéose. C'était Auguste encore, se relevant du tombeau, de nouveau maître du monde, avec son Sacré Collège qui allait ressusciter le Sénat romain. Au douzième siècle, le Septizonium appartenait à des moines camaldules, lesquels le cédèrent à la puissante famille des Frangipane, qui le fortifièrent comme ils avaient fortifié le Colisée, les arcs de Constantin et de Titus, toute une vaste forteresse englobant le mont vénérable le berceau, presque en entier. Et les violences des guerres civiles les ravages des invasions, passèrent telles que des ouragans, abattirent les murailles, rasèrent les palais et les tours. Des générations vinrent plus tard qui envahirent les ruines, s'y installèrent par droit de trouvaille et de conquête, en firent des caves, des greniers à fourrage, des écuries pour les mulets. Dans les terres éboulées, recouvrant les mosaïques des salles impériales, des jardins potagers se créèrent, des vignes furent plantées. De toutes parts, obstruant ces champs déserts, les orties et les ronces poussaient, les lierres achevaient de manger les portiques abattus. Et il vint un jour où le colossal entassement de palais et de temples, où le triomphal logis des empereurs, que le marbre devait rendre éternel, sembla rentrer dans la poussière du sol, disparut sous la houle de terre et de végétation que l'impassible nature avait roulée sur elle. Au brûlant soleil, parmi les fleurs sauvages, il n'y avait plus là que de grosses mouches bourdonnantes, tandis que des troupeaux de chèvres erraient en liberté, au travers de la salle du trône de Domitien et du sanctuaire effondré d'Apollon.
Pierre sentit un grand frisson qui le traversait. Tant de force et d'orgueil, tant de grandeur ! Et une ruine si rapide, tout un monde balayé, à jamais ! Quel souffle nouveau, barbare et vengeur, avait dû souffler sur cette éclatante civilisation pour l'éteindre ainsi, et dans quelle nuit réparatrice, dans quelle ignorance d'enfant sauvage, elle avait dû tomber pour s'anéantir d'un coup, avec son faste et ses chefs-d'oeuvre ! Il se demandait comment des palais entiers, peuplés encore de leurs sculptures admirables, de leurs colonnes et de leurs statues, avaient pu s'enliser peu à peu, s'enfouir, sans que personne s'avisât de les protéger. Ces chefs-d'oeuvre, qu'on devait plus tard déterrer, dans un cri d'universelle admiration, ce n'était pas une catastrophe qui les avait engloutis, ils s'étaient comme noyés, pris aux jambes, puis à la taille, puis au cou, jusqu'au jour où la tête avait sombré, sous le flot montant ; et comment expliquer que des générations avaient assisté à cela, insoucieuses, ne songeant même pas à tendre la main ? Il semble qu'un rideau noir soit brusquement tiré sur le monde, et c'est une autre humanité qui recommence, avec un cerveau neuf qu'il faut repétrir et meubler. Rome s'était vidée, on ne réparait plus ce que le fer et la flamme avaient entamé, une extraordinaire incurie laissait crouler les édifices trop vastes, devenus inutiles ; sans compter que la religion nouvelle traquait l'ancienne, lui volait ses temples, renversait ses dieux. Enfin, des remblais achevèrent le désastre, car le sol montait toujours, les alluvions du jeune monde chrétien recouvraient et nivelaient l'antique société païenne. Et, après le vol des temples, le vol des toitures de bronze, des colonnes de marbre, le comble, plus tard, ce fut le vol des pierres, arrachées au Colisée et au théâtre de Marcellus, ce furent les statues et les bas-reliefs cassés à coups de marteau, jetés dans des fours, pour fabriquer la chaux nécessaire aux nouveaux monuments de la Rome catholique.
Il était près d'une heure, et Pierre s'éveilla comme d'un rêve. Le soleil tombait en pluie d'or, à travers les feuilles luisantes des chênes verts, Rome s'était assoupie à ses pieds, sous la grande chaleur. Et il se décida à quitter le jardin, les pieds maladroits sur l'inégal pavé du chemin de la Victoire, l'esprit hanté encore d'aveuglantes visions.
PIERRE DÉCOUVRE LA VOIE APPIENNE (189-193)
Ah ! cette voie Appienne, cette antique Reine des routes, trouant la Campagne de sa longue ligne droite, avec la double rangée de ses orgueilleux tombeaux, elle ne fut pour lui que le prolongement triomphal du Palatin ! C'était la même volonté de splendeur et de domination, le même besoin d'éterniser sous le soleil, dans le marbre, la mémoire de la grandeur romaine. L'oubli était vaincu, les morts ne consentaient pas au repos restaient debout parmi les vivants, à jamais, aux deux bords de ce chemin où passaient les foules du monde entier, et les images déifiées de ceux qui n'étaient plus que poussière, regardent aujourd'hui encore les passants de leurs yeux vides ; et les inscriptions parlent encore, disent tout haut les noms et les titres. Du tombeau de Caecilia Metella à celui de Casal Rotondo sur ces kilomètres de route plate et directe, la double rangée était jadis ininterrompue, une sorte de double cimetière en long, dans lequel les puissants et les riches luttaient de vanité, à qui laisserait le mausolée le plus vaste, décoré avec la prodigalité la plus fastueuse : passion de la survie, désir pompeux d'immortalité besoin de diviniser la mort en la logeant dans des temples, dont la magnificence actuelle du Campo Santo de Gênes et du Campo Verano de Rome, avec leurs tombes monumentales, est comme le lointain héritage. Et quelle évocation de tombes démesurées à droite et à gauche du pavé glorieux que les légions romaines ont foulé, au retour de la conquête de la terre ! Ce tombeau de Caecilia Metella, aux blocs énormes, aux murs assez épais pour que le Moyen Âge en ait fait le donjon crénelé d'une forteresse. Puis, tous ceux qui suivent : les constructions modernes qu'on a élevées, pour y rétablir à leur place les fragments de marbre découverts aux alentours, les massifs anciens de ciment et de briques, dépouillés de leurs sculptures, restés debout ainsi que des roches mangées à demi, les blocs dénudés, indiquant encore des formes, des édicules en façon de temple, des cippes, des sarcophages, posés sur des soubassements. Toute une étonnante succession de hauts-reliefs représentant les portraits des morts par groupes de trois et de cinq, de statues debout où les morts revivaient en une apothéose, de bancs dans des niches pour que les voyageurs pussent s'asseoir en bénissant l'hospitalité des morts, d'épitaphes louangeuses célébrant les morts, les connus et les inconnus, les enfants de Sextus Pompeius Justus, les Marcus Servilius Quartus, les Hilarius Fuscus, les Rabirius Hermodorus, sans compter les sépultures hasardeusement attribuées, celle de Sénèque, celle des Horaces et des Curiaces. Et enfin, au bout, la plus extraordinaire, la plus géante, celle qu'on désigne sous le nom de Casal Rotondo, si large, qu'une ferme, avec un bouquet d'oliviers, a pu s'installer sur les substructions, qui portaient une double rotonde, ornée de pilastres corinthiens, de grands candélabres et de masques scéniques.
Pierre, qui s'était fait amener en voiture jusqu'au tombeau de Caecilia Metella, continua sa promenade à pied, alla lentement jusqu'à Casal Rotondo. Par places, l'ancien pavé reparait, de grandes pierres plates, des morceaux de lave, déjetés par le temps, rudes aux voitures les mieux suspendues. À droite et à gauche, filent deux bandes d'herbe, où s'alignent les ruines des tombeaux d'une herbe abandonnée de cimetière, brûlée par les soleils d'été, semée de gros chardons violâtres et de hauts fenouils jaunes. Un petit mur à hauteur d'appui, bâti en pierres sèches, clôt de chaque côté ces marges roussâtres, pleines d'un crépitement de sauterelles ; et, au-delà, à perte de vue, la Campagne romaine s'étend, immense et nue. À peine, près des bords, de loin en loin, aperçoit-on un pin parasol, un eucalyptus, des oliviers, des figuiers, blancs de poussière. Sur la gauche, les restes de Aqua Claudia détachent dans les prés leurs arcades couleur de rouille, des cultures maigres s'étendent au loin, des vignes avec de petites fermes jusqu'aux monts de la Sabine et jusqu'aux monts Albains, d'un bleu violâtre, où les taches claires de Frascati de Rocca di Papa, d'Albano, grandissent et blanchissent, à mesure qu'on approche ; tandis que, sur la droite, du côté de la mer, la plaine s'élargit et se prolonge, par vastes ondulations, sans une maison, sans un arbre, d'une grandeur simple extraordinaire, une ligne unique, toute plate un horizon d'océan qu'une ligne droite, d'un bout à l'autre, sépare du ciel. Au gros de l'été tout brûle, la prairie illimitée flambe, d'un ton fauve de brasier. Dès septembre cet océan d'herbe commence à verdir se perd dans du rose et dans du mauve, jusqu'au bleu éclatant éclaboussé d'or, des beaux couchers de soleil.
Et Pierre, promenant sa rêverie, était seul, s'avançait à pas lents, le long de l'interminable route plate, dont la mélancolique majesté est faite de solitude et de silence, toute nue, toute droite à l'infini, dans l'infini de la Campagne. En lui, la résurrection du Palatin recommençait, les tombeaux des deux bords se dressaient de nouveau, avec l'éblouissante blancheur de leurs marbres. N'était-ce pas ici, au pied de ce massif de briques, affectant l'étrange forme d'un grand vase, qu'on avait trouvé la tête d'une statue colossale, mêlée à des débris d'énormes sphinx ? Et il revoyait debout la colossale statue, entre les énormes sphinx accroupis. Plus loin, dans la petite cellule d'une sépulture, c'était une belle statue de femme sans tête qu'on avait découverte ; et il la revoyait entière, avec un visage de grâce et de force souriante à la vie. D'un bout à l'autre, les inscriptions se complétaient, il les lisait, les comprenait couramment, revivait en frère avec ces morts de deux mille ans. Et la route, elle aussi, se peuplait, les chars roulaient avec fracas, les armées défilaient d'un pas lourd, le peuple de Rome voisine le coudoyait, dans l'agitation fiévreuse des grandes cités. On était sous les Flaviens sous les Antonins, aux grandes années de l'Empire, lorsque la voie Appienne atteignit tout le faste de ses tombeaux géants, sculptés et décorés comme des temples. Quelle rue monumentale de la mort, quelle arrivée dans Rome, cette rue toute droite où les grands morts vous accueillaient, vous introduisaient chez les vivants, avec l'extraordinaire pompe de leur orgueil qui survivait à leur cendre ! Chez quel peuple souverain, dominateur du monde, allait-on entrer ainsi, pour qu'il eût confié à ses morts le soin de dire à l'étranger que rien ne finissait chez lui, pas même les morts, éternellement glorieux dans des monuments démesurés ? Un soubassement de citadelle, une tour de vingt mètres de diamètre, pour y coucher une femme ! Et Pierre, s'étant retourné, aperçut distinctement, tout au bout de la rue superbe, éclatante, bordée des marbres de ses palais funèbres, le Palatin qui s'élevait au loin, dressant les marbres étincelants du palais des empereurs, l'énorme entassement des palais dont la toute-puissance dominait la terre.
LE SOLEIL COUCHANT DERRIÈRE SAINT-PIERRE (p. 166-167)
« Allons voir le soleil se coucher derrière Saint-Pierre », dit Dario, dans son rôle d'homme consciencieux qui montre les curiosités. La voiture revint sur la terrasse, où une musique militaire jouait avec des éclats de cuivres terribles. Pour entendre, beaucoup d'équipages déjà stationnaient, tandis qu'une foule de piétons, de simples promeneurs, sans cesse accrue, s'était amassée. Et de cette terrasse admirable, très haute, très large se déroulait une des vues les plus merveilleuses de Rome. Au-delà du Tibre par-dessus le chaos blafard du nouveau quartier des Prés-du-Château, se dressait Saint- Pierre, entre les verdures du mont Mario et du Janicule. Puis, c'était à gauche toute la vieille ville, une étendue de toits sans bornes, une mer roulante d'édifices, à perte de vue. Mais les regards, toujours, revenaient à Saint-Pierre trônant dans l'azur, d'une grandeur pure et souveraine. Et, de la terrasse, au fond du ciel immense, les lents couchers de soleil derrière le colosse, étaient sublimes. Parfois, ce sont des écroulements de nuées sanglantes, des batailles de géants, luttant à coups de montagnes, succombant sous les ruines 299 monstrueuses de villes en flammes. Parfois, d'un lac sombre ne se détachent que des gerçures rouges, comme si un filet de lumière était jeté, pour repêcher parmi les algues l'astre englouti. Parfois, c'est une brume rose, toute une poussière délicate qui tombe, rayée de perles par un lointain coup de pluie, dont le rideau est tiré sur le mystère de l'horizon. Parfois, c'est un triomphe, un cortège de pourpre et d'or, des chars de nuages qui roulent sur une voie de feu, des galères qui flottent sur une mer d'azur, des pompes fastueuses et extravagantes, s'abîmant au gouffre peu à peu insondable du crépuscule. Mais, ce soir-là, Pierre eut le spectacle sublime, dans une grandeur calme, aveuglante et désespérée. D'abord, juste au-dessus du dôme de Saint-Pierre, descendant du ciel sans tache, d'une limpidité profonde, le soleil était si resplendissant encore, que les yeux ne pouvaient en soutenir l'éclat. Dans cette splendeur, le dôme semblait incandescent, un dôme d'argent liquide. tandis que le quartier voisin, les toitures du Borgo étaient comme changées en un lac de braise. Puis, à mesure que le soleil s'inclina, il perdit de sa flamme, on put le regarder et, bientôt, avec une lenteur majestueuse, il glissa derrière le dôme, qui se détacha en bleu sombre, lorsque, entièrement caché, l'astre ne fut plus, autour, qu'une auréole, une gloire d'où jaillissait une couronne de flamboyants rayons. Et, alors, commença le rêve, le singulier éclairage du rang des fenêtres qui règnent sous la coupole, traversées de part en part, devenues des bouches rougeoyantes de fournaise, de sorte qu'on aurait pu croire que le dôme était posé sur un brasier, isolé en l'air, soulevé et porté par la violence du feu. Cela dura trois minutes à peine. En bas, les toits confus du Borgo se noyaient de vapeurs violâtres, pendant que l'horizon, du Janicule au mont Mario, découpait sa ligne nette et noire ; et ce fut le ciel qui devint à son tour de pourpre et d'or, un calme infini de clarté surhumaine, audessus de la terre qui s'anéantissait. Enfin, les fenêtres s'éteignirent, le ciel s'éteignit, il ne resta que la rondeur du dôme de Saint-Pierre, vague, de plus en plus effacée, dans la nuit envahissante.