Hippolyte TAINE (1828-1893)
Février 1864 : Hippolyte Taine, âgé de 35 ans, arrive en Italie. Voyage d'étude avant tout, mais aussi désir de découvrir un pays qui n'est pas encore totalement unifié. Il débarque à Civitavecchia, petit port près de Rome, puis part pour Naples avant de remonter vers Rome où il séjourne à peine, car le temps est épouvantable. Départ, début avril, pour la Toscane ; retour à Paris début mai.
Le Voyage en Italie a été publié en deux tomes chez Hachette en 1866.
Références dans Voyage en Italie, par H. Taine, tome I : Naples et Rome, éd. Hachette 1898.
LE COLISÉE (p. 14-18)
J'avais une journée, j'ai voulu voir le Colisée et Saint-Pierre. Certainement, il est imprudent de noter ici ses premières impressions, telles qu'on les a ; mais, puisqu'on les a, pourquoi ne pas les noter ? Un voyageur doit se traiter comme un thermomètre, et à tort ou à raison, c'est ce que je ferai demain comme aujourd'hui.
Au Colisée d'abord. Tout ce que j'ai vu de la calèche était rebutant : des ruelles infectes pavoisées de linge sale ou de linge qui sèche, de vieilles batisses noirâtres, tachées d'infiltrations graisseuses, des tas d'ordures, des échoppes, des guenilles, tout cela sous une petite pluie. Les ruines, les églises, les palais qu'on aperçoit sur le chemin, tout l'ancien appareil me semblait un habit brodé il y a deux siècles, mais vieux de deux siècles, c'est à dire dédoré, flétri, troué et peuplé d'une vermine humaine.
Le Colisée apparaît, et l'on est subitement secoué. On l'est véritablement : cela est grand, on n'imagine rien de plus grand. Personne dans l'intérieur ; un profond silence ; rien que des blocs de pierres, des herbes pendantes, et de temps en temps un cri d'oiseau ; on est content de ne pas parler, et on demeure immobile ; les yeux montent, et redescendent, et remontent sur les trois étages de voûtes et sur l'énorme mur qui les domine ; puis on se dit que c'était là un cirque, qu'il y avait sur ces gradins cent sept mille spectateurs, que tout cela criait, applaudissait, menaçait à la fois, que cinq mille bêtes étaient tuées, que dix mille captifs combattaient dans cette enceinte, et l'on prend une idée de la vie romaine.
Cela fait haïr les Romains ; personne n'a plus abusé de l'homme ; de toutes les races européennes, aucune n'a été plus nuisible ; il faut aller chercher les despotes et les dévastateurs orientaux pour leur trouver des pareils. Il y avait là une monstrueuse ville, grande comme Londres aujourd'hui, dont le plaisir consistait à voir tuer et souffrir. Pendant cent jours, plus de trois mois de suite, ils venaient tous les jours ici pour voir tuer et souffrir. Et c'est là le trait propre, distinctif de la vie romaine : le triomphe d'abord, le cirque ensuite. Ils avaient conquis une centaine de nations, et trouvaient naturel de les exploiter.
Sous un pareil régime, les nerfs et l'âme devaient arriver à un état extraordinaire . Nul travail ; on les nourrissait avec des distributions ; ils vivaient oisifs, se promenaient dans une ville de marbre, se faisaient masser dans les bains, regardaient des mimes, des acteurs, et, pour se distraire, allaient contempler la mort et les blessures ; cela les secouait, ils y passaient des journées. Saint Augustin a éprouvé et décrit cet attrait terrible, tout le reste paraissait fade ; on ne pouvait plus s'en arracher. Au bout d'un temps, parmi ces habitudes d'artistes et de bourreaux, l'équilibre humain s'est renversé, il s'est produit des monstres extraordinaires, non pas seulement des brutes sanguinaires ou des assassins calculateurs comme au moyen âge, mais des curieux et des dilettanti, des Caligula, des Commode, des Néron, sortes d'inventeurs maladifs, poètes féroces, qui, au lieu d'écrire ou de peindre leurs fantaisies, les ont pratiquées. Beaucoup d'artistes modernes leur ressemblent, mais par bonheur ne sortent pas du papier noirci. Alors comme aujourd'hui l'extrême civilisation produisait l'extrême tension et les convoitises infinies . On peut considérer les quatre premiers siècles après le Christ comme une expérience en grand dans laquelle l'âme a recherché par système la sensation excessive. Tout ce qui était moindre lui paraissait plat.
Du centre, quand le gladiateur voyait les cent mille figures et les pouces relevés qui demandaient sa mort, quelle sensation ! C'est celle de l'écrasement sans pitié ni rémission. Ici s'achève le monde antique ; c'est le règue incontesté, impuni, irrémédiable de la force. Comme il y avait des spectacles pareils dans tout l'empire romain, on comprend que sous une pareille machine l'univers soit devenu vide . De là, et par contraste, le christianisme.
On revient et on regarde. La beauté de l'édifice consiste dans sa simplicité. Les voûtes sont le cintre le plus naturel et le plus solide, avec une bordure unie. L'édifice s'appuie sur lui-même, inébranlable, combien supérieur aux cathédrales gothiques avec leurs contre-forts qui semblent les pattes d'un crabe ! Le Romain trouve son idée suffisante, il n'a pas besoin de la décorer. Un cirque pour cent mille hommes et qui dure indéfiniment, cela est assez. [...]
Au centre est une croix : un homme en habit bleu, un demi-bourgeois s'est approché au milieu du silence, a ôté son chapeau, replié son parapluie vert, et avec une dévotion tendre a baisé trois ou quatre fois de suite, à baisers pressés, le bois de la croix. On gagne par baiser deux cents jours d'indulgence.
Le ciel s'est éclairci, et à travers les arcades, tout à l'entour, on voyait des escarpements verts, de hautes ruines panachées de buissons, des fûts de colonnes, des arbres, des amas de décombres, un champ de longs roseaux blanchâtres, l'arc de Constantin posé en travers, le plus singulier mélange d'abandon et de culture. C'est ce que l'on trouve partout en traversant Rome : des restes de monuments et des morceaux de jardins, une friture de pommes de terre sous des colonnes antiques, près du port d'Horatius Coclès l'odeur de la vieille morue, et sur les flancs d'un palais trois savetiers tirant leur alène, ou bien un plant d'artichauts. [...]
PROMENADE DANS ROME DE DIX HEURES À MINUIT (p. 24-33)
Les rues sont presque désertes, et le spectacle est grandiose, tragique comme les dessins de Piranèse. Très peu de lumières ; il n'y en a que juste ce qu'il faut pour montrer les grandes formes et en faire ressortir l'obscurité. Les saletés, les dégradations, les mauvaises odeurs ont disparu. La lune luit dans un ciel sans nuages, et l'air vif, le silence, la sensation de l'inconnu, tout excite et secoue.
Cela est grand, voilà l'idée qui revient sans cesse. Rien de mesquin, de commun ou de plat : il n'y a pas de rue ni d'édifice qui n'ait son caractère, un caractère tranché et fort. Aucune règle uniforme et comprimante n'est venue niveler et discipliner ces bâtisses. Chacune a poussé à sa guise sans se soucier des autres, et leur pêle-mêle est beau comme le désordre de l'atelier d'un grand artiste.
La colonne Antonine dresse son fût dans la nuit claire, et autour d'elles les solides palais s'asseyent fortement, sans lourdeur. Celui du fond, avec ses vingt arcades éclairées et ses deux larges baies rondes toutes luisantes, semble une arabesque de lumière, quelque étrange féerie qui flamboie dans l'ombre.
La fontaine de la piazza Navone ruisselle magnifiquement dans le silence, et ses eaux jaillissantes renvoient en cent mille reflets les clartés de la lune. Sous cette lumière qui vacille, dans l'ondoiement incessant, les statues colossales semblent vivantes ; l'apparence théâtrale s'efface : on ne voit plus que des géants qui se tordent et qui s'élancent parmi des bouillonnements et des lueurs. […]
Voici enfin la basilique de Constantin et ses arcades énormes avec leur chevelure de plantes grimpantes. Les yeux s'arrêtent devant leur courbe puissante ; puis soudainement, entre leurs rebords lézardés, on aperçoit le bleu pale, l'étrange azur nocturne, comme un pan de cristal incrusté de pointes de flammes. On fait trois pas, et la divine coupole du ciel, le grand épanchement de clarté sereine, les mille pierreries scintillantes du firmament apparaissent dans le Forum vide. On marche le long des colonnes gisantes dont le tronc semble encore plus monstrueux. Appuyé contre un de ces fûts dont l'épaisseur monte jusqu'à la poitrine, on regarde le Colisée. La paroi qui est demeurée entière est toute noire et se lève d'un seul élan, colossale. On dirait qu'elle penche vers le dehors et va tomber. Sur la portion ruinée, la lune verse une lumière si vive qu'on démêle la teinte rougeatre des pierres. Dans ce ciel limpide, la rondeur du cirque devient sensible ; il forme une sorte d'être complet et formidable. Au milieu de cet étonnant silence, on dirait qu'il existe seul, que les hommes, les plantes, toute vie passagère n'est qu'une apparence ; j'ai éprouvé autrefois cette sensation dans les montagnes ; elles aussi semblent les vrais habitants de la terre ; on oublie la fourmilière humaine, et sous le ciel qui est leur tente, on devine le dialogue muet des vieux monstres, possesseurs immuables et dominateurs éternels.
Au retour, au pied du Capitole, les basiliques lointaines, les arcs de triomphe, surtout les nobles et élégantes colonnes des temples ruinés, les unes solitaires, les autres encore assemblées en files fraternelles, semblent vivantes. Ce sont aussi des êtres calmes, mais en outre beaux et simples comme des éphèbes grecs. Leur tête ionienne porte un reflet sur le poli de leur corps de marbre.