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EDGAR QUINET (1803-1875)


Avant d'être professeur au Collège de France et député en 1848, Edgar Quinet, de 1832 à 1833, a fait un voyage en Italie. Il y étudia les monuments, les hommes, les mœurs, la religion et les révolutions à Venise, à Florence, à Rome, à Naples.

Texte dans "Allemagne et Italie, philosophie et poésie", 1839, in Œuvres complètes d'Edgar Quinet, VII, Hachette, 1856, pp. 429-447.


Il y a trois Romes, celle de l'antiquité, celle du moyen âge, celle de la renaissance. La première a usurpé toutes les ruines de l'Italie ancienne, comme toutes ses grandeurs : elle a quelque chose de monstrueux dans ses débris, qui convient bien à l'Empire que ces débris rappellent. Par exemple, les Thermes de Caracalla, dans leurs masses informes, révèleraient, eux seul, l'espèce de délire qui possédait le monde sous les Césars. Dans cette Babel écroulée, on ne peut reconnaître aucun plan ; ce qui n'arrive jamais avec le génie grec, lequel conserve sa noblesse et sa correction jusque dans ses derniers débris. Mais une beauté sauvage ressort de ce désordre même. A travers les lézardes, on a pratiqué un petit escalier en bois, qui conduit sur la cime de ce chaos de murailles. De là, on domine toute la ville antique : vue de ce côté, elle a le caractère babylonien des prophéties ; car le vrai caractère de la Rome païenne est d'être comme frappée d'une éternelle condamnation.

Le caldarium des thermes de Caracalla

Je n'ai jamais passé sur le Forum sans remarquer l'inscription de l'arc de triomphe de Constantin : "Au fondateur du repos" (Fundatori quietis). Étrange moment de repos que le temps qui touchait aux invasions des Goths, des Alains, des Huns, des Vandales, des Lombards. La vieille ville était lasse, et demandait merci. Parce qu'elle avait sommeillé une nuit, elle se croyait sauvée ; mais ce qu'elle appelait le repos n'était que le commencement de ses misères ; et cette inscription est une ironie de Jehovah jetée sur le Jupiter abattu du Campo-Vaccino.

Le culte catholique, qui surgit partout sur les ruines du paganisme, en fait autant de monuments de la Providence. On dirait que l'archange du christianisme les frappe incessamment, et qu'il disperse de sa verge les dieux attardés dans cette Josaphat de briques et de marbre. D'ailleurs, ces monuments ne sont point défendus, comme ceux de la Grèce, par leur beauté olympienne ; ils n'ont point été non plus oubliés sur la cime des monts : au contraire, ils sont foulés et heurtés sans cesse, sur le grand chemin du monde, par la vengeance du dieu jaloux. Nuit et jour, dans le Colysée, au pied de la croix de bois qui s'élève au milieu du cirque, l'orgueil de la Rome patricienne et ses espérances superbes sont livrés à la dent des lions invisibles.

Aussi Rome n'est-elle jamais si belle qu'à la lumière d'un grand orage, tel que chaque été en amène plusieurs dans son puissant climat. De bonne heure, le sirocco s'abat sur la campagne ; tout se tait comme à l'approche d'un oiseau de proie. Dans l'atmosphère nage une vapeur brûlante. La tête des hauts pins de la villa Pamphili se balance à l'horizon. Des bandes de goélands et d'oiseaux de mer remontent d'Ostie ; ils s'abattent sous les voûtes des ponts déserts. Le Tibre change de couleur ; il roule comme un fleuve infernal à travers sa campagne maudite. On entend des soupirs qui sortent par bouffées des rocailles de Roma-Vecchia. Quand les éclairs plus fréquents jaillissent, ils entourent d'une auréole de colère la cime du Colysée, la tour de Néron, les créneaux du môle d'Adrien, et les hauts obélisques des places. On dirait que le sépulcre du vieux monde s'ouvre et se ferme sous une main invisible. Alors les ruines, que dorait auparavant un brillant soleil, sont plus blêmes que des spectres. Une odeur fade s'exhale des orties en fleur des Thermes. À mesure que les nuages entassent leur architecture flamboyante, ils deviennent couleur de sang. À la fin, leur cité vagabonde crève sur le front de la cité condamnée.

C'est l'heure où les chiens égarés s'abritent dans le tombeau de Cecilia Metella. La petite porte de bois qui ferme le jardin des Césars, sur le mont Palatin, s'agite en criant sous les pieds des bouquetins et des chèvres errantes. Si en ce moment l'Angélus tinte à la cloche de Saint-Onuphre, ce faible son est bientôt répété par mille autres ; à peine ce dernier bruit se meurt qu'un immense murmure s'exhale de terre. Les confréries des morts élèvent leurs chants lamentables sur le penchant de l'Aventin. La Rome chrétienne s'agenouille sur le sépulcre de la Rome païenne ; tout redit au loin dans la nuit : Miserere ! miserere !


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