JOACHIM DU BELLAY (1522-1560)
En 1553, du Bellay quitte la France pour accompagner le cardinal Jean du Bellay, cousin germain de son père, à la cour pontificale de Rome. Il découvre alors les vestiges de la Rome antique, mais il est déçu. En août 1557, il tombe malade et souffre de plus en plus de sa surdité : le cardinal le renvoie en France. En janvier 1558, il publie Les Regrets et Les Antiquités de Rome.
IL A EU TOUT LOISIR DE VISITER LES RESTES DE LA ROME ANTIQUE :
Ronsard, j'ay veu l'orgueil des Colosses antiques,
Les theâtres en rond ouvers de tous costez,
Les colomnes, les arcs, les hauts temples voutez,
Et les sommets pointus des carrez obelisques.
J'ay veu des Empereurs les grands thermes publiques,
J'ay veu leurs monuments que le temps a dontez,
J'ay veu leurs beaux palais que l'herbe a surmontez,
Et des vieux murs Romains les poudreuses reliques. [Les Regrets, CLXXXI]
MAIS DE L'ILLUSTRE ROME ON NE VOIT ALORS QUE QUELQUES AMONCELLEMENTS DE PIERRES :
Si je passe plus outre, et de la Rome neuve
Entre en la vieille Rome, adonques je ne treuve
Que de vieux monuments un grand monceau pierreux. [Les Regrets, LXXX]
* *
Nouveau venu qui cherches Rome en Rome
Et rien de Rome en Rome n'apperçois,
Ces vieux palais*, ces vieux arcs* que tu vois,
Et ces vieux murs*, c'est ce que Rome on nomme.
Voy quel orgueil, quelle ruine, et comme
Celle qui mist le monde sous ses lois
Pour donter tout, se donta quelquefois,
Et devint proye au temps qui tout consomme.
Rome de Rome est le seul monument,
Et Rome Rome a vaincu seulement.
Le Tybre seul, qui vers la mer s'enfuit,
Reste de Rome, ô mondaine inconstance !
Ce qui est ferme est par le temps destruit,
Et ce qui fuit, au temps fait resistance. [Antiquités de Rome, III]
• Vieux palais : en particulier les palais impériaux sur le Palatin / Vieux arcs : ceux de Titus, de Septime Sévère, de Janus quadrifons / Vieux murs : le Colisée, le théâtre de Marcellus…
EN VOYANT LES SEPT COLLINES, ON IMAGINE QUE JUPITER, REDOUTANT QUE ROME DEVIENNE UNE RIVALE, L'A ÉCRASÉE SOUS LEUR MASSE :
Celle qui de son chef les étoiles passoit,
Et d'un pied sur Thetis, l'autre dessous l'Aurore,
D'une main sur le Scythe, et l'autre sur le More*,
De la terre et du ciel la rondeur compassoit :
Juppiter ayant peur, si plus elle croissoit,
Que l'orgueil des Geans se relevast encore, *
L'accabla sous ces monts, ces sept monts qui sont ore
Tombeaux de la grandeur qui le ciel menassoit.
Il lui mist sur le chef la croppe Saturnale,
Puis dessus l'estomac assist la Quirinale,
Sur le ventre il planta l'antique Palatin :
Mist sur la dextre main la hauteur Celienne,
Sur la senestre assist l'eschine Exquilienne,
Viminal sur un pied, sur l'autre l'Aventin.* [Antiquités de Rome, IV]
• Ovide, Métamorphoses, I, 151 sq : « On raconte que les Géants osèrent déclarer la guerre aux dieux : ils élevèrent jusqu'aux astres les montagnes entassées [l'Ossa et le Pélion]. Mais le puissant Jupiter frappa, brisa l'Olympe de sa foudre; et, renversant Ossa sur Pélion, il ensevelit, sous ces masses écroulées, les corps effroyables de ses ennemis. »
• Rome dominait le monde vers l'ouest (Thétis, l'Océan), vers l'est (l'Aurore), vers le nord (le Scythe) et vers le sud (le More).
• Sont citées les sept collines : le Capitole (Saturne trôna d'abord sur cette colline, avant de céder la place à Jupiter), l'Aventin, le Caelius, l'Esquilin, le Palatin, le Quirinal et le Viminal (étaient exclus le Janicule à l'ouest et le Pincio au nord).
• Inutile de placer les collines sur un plan de Rome pour essayer d'y voir la silhouette d'un corps humain : la tête (Palatin), la poitrine (Quirinal), le ventre (Palatin), la main droite (Caelius), la main gauche (Esquilin), le pied gauche (Viminal) et le pied droit (Aventin) : on aboutirait à un corps "étrangement contorsionné".
À ROME, ON ASSISTE À LA LENTE DÉCRÉPITUDE DES VESTIGES, QUE PERSONNE NE RESPECTE ET DANS LESQUELS CHACUN PEUT PRENDRE CE QU'IL VEUT :
Sacrez costaux, et vous sainctes ruines,
Qui le seul nom de Rome retenez,
Vieux monumens qui encor soustenez
L'honneur poudreux de tant d'âmes divines,
Arcs triomphaux, pointes du ciel voisines,
Qui de vous voir le ciel mesme estonnez,
Las, peu à peu cendre vous devenez,
Fable du peuple, et publiques rapines !
Et bien qu'au temps pour un temps fassent guerre
Les bastimens, si est-ce que le temps
Œuvres et noms finablement atterre.
Tristes desirs, vivez donques contents :
Car si le temps finist chose si dure,
Il finira la peine que j'endure. [Antiquités de Rome, VII]
• Pointes : obélisques
ROME, FONDÉE PAR DES PASTEURS, SE RETROUVE, APRÈS DES SIÈCLES, AVEC LE PAPE, PASTEUR DE L'ÉGLISE UNIVERSELLE :
Ces grands monceaux pierreux, ces vieux murs que tu vois,
Furent premierement le clos d'un lieu champaistre
Et ces braves palais, dont le temps s'est fait maistre,
Cassines de pasteurs ont esté quelquefois.
Lors prindrent les bergers les ornements des Rois,
Et le dur laboureur de fer arma sa dextre :
Puis l'annuel pouvoir le plus grand se vid estre,
Et fut encor' plus grand le pouvoir de six mois :
Qui, fait perpetuel, creut en telle puissance :
Que l'aigle Imperial de luy print sa naissance :
Mais le ciel s'opposant à tel accroissement,
Mist ce pouvoir ès mains du successeur de Pierre,
Qui sous nom de pasteur, fatal à ceste terre
Monstre que tout retourne à son commencement. [Antiquités de Rome, XVIII]
• La Rome primitive (1-4), la royauté (5-6), le consulat (7), la dictature (8), l'empire (9-10), la papauté (11-14).
AU XVIe SIÈCLE, ON CONSTRUIT DANS LES RUINES ANTIQUES EN RÉUTILISANT LES PIERRES COMME MATÉRIAUX :
Toy qui de Rome esmerveillé contemples,
L'antique orgueil qui menassoit les cieux,
Ces vieux palais, ces monts audacieux,
Ces murs, ces arcs, ces thermes et ces temples,
Juge, en voyant ces ruines si amples,
Ce qu'a rongé le temps injurieux,
Puisqu'aux ouvriers les plus industrieux
Ces vieux fragmens encor servent d'exemples,
Regarde après, comme de jour en jour
Rome fouillant son antique sejour
Se rebastit de tant d'œuvres divines :
Tu jugeras, que le dœmon Romain
S'efforce encore d'une fatale main
Ressusciter ces poudreuses ruines. [Antiquités de Rome, XXVII]
• Thermes : ceux de Dioclétien, dans les ruines desquels le cardinal Du Bellay avait une villa.
ROME ANTIQUE, TELLE QUE L'ONT VUE DU BELLAY ET MONTAIGNE
Extrait de Gilbert Gadoffre, « La Rome de Du Bellay », dans Revue des Deux Mondes, 2016
[Dans la Rome du XVIe siècle] le contraste est fort entre les rues populeuses qui grouillent le long du Tibre et les sept collines couronnées d'églises, de palais, de monastères, ou bien l'emplacement de la cité antique où les hôtels particuliers des cardinaux et des nobles s'étalent. « C'est une ville toute cour et toute noblesse », écrivait Montaigne, qui semble n'avoir guère circulé que dans la ville haute et s'étonne de n'y pas trouver l'équivalent des artères commerçantes de Paris. « Il n'est nulle rue moins marchande, ou moins qu'en une petite ville ; ce ne sont que palais et jardins ». On construit sans scrupules sur les ruines ou dans les ruines, et Du Bellay, sur le mode mi-sarcastique mi-plaisant dont il a le secret, feint de voir le présage d'un nouveau cycle astrologique et historique dans les constructions nouvelles qui se multiplient autour des ruines à plan circulaire :
Et qui sçait si les Cieulx referont point leur tour,
Puisque tant de Seigneurs nous voyons chacun jour
Bastir sur la Rotonde et sur le Collisee ?
Le cardinal Du Bellay suit l'exemple : il a installé une villa et de superbes jardins dans les ruines des thermes de Dioclétien, dont un fragment est assez bien conservé pour que l'on songe à en faire une église.
Mais les belles ruines sont rares. Thermes, Colisée, arcs et Panthéon, voilà l'essentiel des reliques, et la cité romaine que nous pouvons voir aujourd'hui, après quatre siècles de fouilles, d'excavations, de restaurations, est encore sous terre. Il faut l'oublier complètement pour imaginer ce qu'était la Rome de Du Bellay. Il ne reste plus de la Rome des Romains, écrivait Montaigne dans son Journal de voyage, « que le ciel sous lequel elle avait esté assise et le plan de son gite », et « un ancien Romain ne sauroit reconnoistre l'assiette de sa ville, quand il la verroit.
La plus grande partie du Forum gît sous plusieurs mètres de terre, le Palatin est un maquis d'arbustes et de broussailles où personne ne se risque, le promeneur foule une ville enterrée sans la voir. « Partout on marche sur la teste de vieux murs que la pluye et les coches découvrent », il suffit de gratter la terre pour se trouver perché sur le chapiteau d'une « forte haute colonne qui estoit encor en pieds au dessous », et il est « aysé à voir que plusieurs rues sont à plus de trante pieds profond au dessous de celle d'à-cette-heure ». Peut-on même parler de ruines ? « Ceus qui disoient qu'on y voyoit au moins les ruines de Rome en disoient trop... Ce n'estoit rien que son sépulcre. » Encore peut-on craindre que la tombe elle-même ne disparaisse, et que « la sépulture ne fut elle-mesme, pour la pluspart ensevelie ».
Il suffit de comparer ce que l'on peut savoir de la Rome du XVIe siècle avec ce qu'en dit Du Bellay pour voir sur quel anachronisme sont fondés les reproches adressés traditionnellement à l'auteur des Antiquités de Rome : passivité devant un grand spectacle, timidité, paresse de l'imagination. n écrivain qu'il serait difficile de taxer de sous-développement imaginatif ou de pauvreté du sens visuel, Michel de Montaigne, en arrivait aux mêmes conclusions que Du Bellay après avoir vu Rome de ses yeux. Quelques colonnes, quelques murs croulants ne suffisent pas à évoquer la capitale du monde antique : il y faut un effort de l'esprit. La connaissance qu'on en peut avoir, précise-t-il, se réduit à « une science abstraite et contemplative, de laquelle il n'y avait rien qui tombât sous le sens ».
On ne peut reprocher à Du Bellay son silence devant une Rome exhumée qui n'existait pas encore.