CHARLES DE BROSSES (1709-1777)
Lettres familières écrites d'Italie en 1739 et 1740,
éd. Didier, 1858, tome II.
LE TIBRE [p. 17-19]
Il n'y a point de quais le long du Tibre ; jugez quel énorme défaut dans une ville aussi ornée que celle-ci ! Il arrive de là que les quartiers voisins de la rivière, qui devraient être les plus ouverts et les mieux aérés, sont au contraire les plus vilains ; celui des juifs surtout est une archi-saloperie. Les quais seraient le plus nécessaire et le plus grand embellissement qu'on pût donner à cette ville. On m'a dit qu'il n'en aurait pas plus coûté pour en faire un depuis I'entrée de la ville jusqu'au pont Saint-Ange que pour décorer, ainsi qu'on vient de le faire, l'égIise de Saint-Jean-de-Latran ; que l'on avait mis en balance à laquelle de ces deux dépenses la somme serait employée, et que la dernière avait eu la préférence. Fort judicieusement pensé ! Qu'en dites-vous ? Cependant cette décision a été applaudie ici, où l'on aime par-dessus toute chose le culte et ce qui s'y rapporte. En vérité, cette nation est tout à fait dévote, et n'en est pas plus sage. On m'a dit que les juifs avaient offert de nettoyer et creuser à leurs frais le lit du Tibre, et de faire des quais jusqu'à l'île Saint-Barthélemi (c'est la partie où ce serait le plus nécessaire), si on leur voulait donner toutes les richesses et curiosités antiques qu'ils trouveraient dans la rivière. Il est certain qu'ils y auraient trouvé des richesses immenses ; mais avec cela il est douteux qu'elles eussent pu suffire à payer la dépense. Leur proposition n'a pas été acceptée, dans la crainte que l'infection de la vase remuée ne mît la peste dans la ville.
Le fleuve du Tibre n'a pas, comme vous le savez, grande réputation hors de son pays ; on le traite souvent de méchant petit torrent jaune. On lui fait tort : pour jaune, il l'est à la vérité autant et plus qu'une beauté jaune du royaume de Visapour, mais il est de même largeur que nos rivières moyennes de France, à peu près comme le Doubs vers son embouchure ; son cours n'étant pas long depuis les montagnes est conséquemment fort rapide ; par la même raison, dans le temps des pluies abondantes ou des fontes de neiges il déborde tout d'un coup, et fait le mauvais garçon : nous l'avons déjà vu dans toute sa pompe. On ne le passe guère que sur le pont Saint-Ange ou sur le pont Sixte ; les autres ponts sont ruinés ou peu fréquentés. Le pont Saint-Ange est très magnifique, revêtu d'une balustrade de marbre blanc, portant sur les acrotères dix anges également de marbre blanc, tenant tous les instruments de la Passion. Sur ma foi ! les instruments de la Passion font un pauvre effet sur un pont. Les anges et les saints se trouvent si bien dans les églises ! pourquoi ne les y pas laisser ? Ils n'ont pas l'air de se plaire ici, du moins y font-ils une figure assez déplacée.
LES SEPT COLLINES [p. 25-26]
Le Janicule, sur lequel nous sommes à présent, est resté l'une des collines les plus élevées de Rome, se trouvant à l'extrémité du faubourg au delà du Tibre, dans un canton qui n'est sujet à être ruiné ni rebâti. Les destructions continuelles et les réédifications dans les quartiers habités de cette ville si souvent renversée ont tellement comblé les vallons que l'on aurait peine à reconnaître aujourd'hui I'urbs septicollis, tant ses sept montagnes, ou, pour parler plus vrai, ses douze collines sont effacées en plusieurs endroits par I'exhaussement successif des lieux bas ; ce qui n'empêche pas qu'à tout prendre le terrain ne reste encore fort inégal. Les collines dont le tertre reste marqué d'une manière fort distincte sont l'Aventin, le Cœlius, le Palatin, le mont Pincius dans la ville, et le Janicule au Trastevere ; il n'y a que bien peu d'endroits dans les Iieux bas où l'on aperçoive l'ancien sol et le vieux pavé de Rome, qui est de larges pierres plates. Dans quelques autres, lorsque l'on veut jeter les fondements d'une maison neuve, on ne trouve, jusqu'à de grandes profondeurs, qu'un terrain remué ; alors, à ce que j'ai ouï dire, il faut, pour la solidité, creuser dans ce terrain mobile les fondations aussi profondes que l'on veut donner de hauteur extérieure au bâtiment , ce qui le tient en équilibre, mais ce sont de grands frais.
LA COLONNE ANTONINE [p. 51-55]
La colonne vulgairement nommée Antonine a donné le nom à une petite place carrée assez jolie, d'où l'on découvre à son aise tout ce grand pilier ; car c'en est un, plutôt qu'une colonne. Il est bien mieux situé que Ia colonne Trajane, étant entièrement découvert avec toute sa base. Cependant la colonne Trajane paraît beaucoup plus élevée. Nous en jugeâmes tous de même, et pensâmes devenir fous de la berlue quand on nous eut unanimement assuré comme une chose certaine que, mesures prises mille fois pour une, l'Antonine était constamment beaucoup plus haute. Dites-moi comment cela se peut faire. Ce n'est point parce qu'on regarde de plus près la Trajane, qui est située dans une place plus étroite, car ces deux objets se découvrent de fort loin par-dessus tous les bâtiments. On a beau savoir que I'une est plus basse que I'autre, c'est toujours celle-là qu'on juge la plus haute, de loin comme de près.
Il s'en faut de beaucoup que celle-ci vaille la Trajane ; les bas-reliefs ont moins de bosse et ne se voient pas aussi bien. D'ailleurs elle est toute noircie et gâtée d'un côté. On prétend que ce sont les Goths qui, en haine de ce que les victoires remportées sur eux faisaient le sujet de ces sculptures, les ont ainsi défigurées par le feu, n'ayant pu venir à bout de jeter à bas le monument en entier. C'est chose impossible à comprendre que les barbares aient été faire des échafauds prodigieux pour brûler ces pierres en plein air, d'un côté seulement, au lieu de briser les bas-reliefs à coups de marteau dans tout le tour. Il paraît néanmoins que le marbre a été comme brûlé et calciné à force de feu. Les victoires qu'on y a représentées sont celles de Marc-Aurèle et non celles d'Antoninus Pius. Je ne sais donc pourquoi on l'appelle Antonine. Je ne suis pas monté au-dessus comme je l'ai fait pour Ia Trajane : on me dit que l'escalier du dedans était ruiné et peu praticable. Ce monstrueux pilier n'est que de vingt-huit morceaux de marbre de Paros. Je remets à vous parler plus au long de ces étonnantes fabriques, à l'article de la colonne Trajane, que j'ai mieux vue et qui n'est que de dix-sept pierres, chapiteau, base et fût. Ô Romains ! vous étiez de grands hommes d'un grand courage et les entreprises prodigieuses ne vous étonnaient guère ! […]
Voilà la véritable colonne d' Antonin, dans la place voisine près Monte Citorio. On l'a déterrée depuis une trentaine d'années, et on l'élèvera quand il plaira à Dieu ; il serait pourtant bien temps, car elle ne fait qu'embarrasser dans la rue, sans qu'on puisse la voir, quoique couchée tout de son long, à cause d'un encaissement en forme de toit dont on l'a couverte pour la préserver des injures du temps et des badauds. J'ai guigné par un trou et j'ai aperçu des bas-reliefs sur une assez belle base. Je ne sais s'il y en a sur le fût du pilier. On lui donne six à sept toises de longueur. Voici l'inscription qu'on m'a dit être gravée sur une des faces du piédestal : « Divo. Antonino. Augusto. Pio. Antoninus. Augustus. Et L. Verus. Augustus. Filii. »
LE PANTHÉON [p. 59-62]
Revenons sur nos pas à la place du Panthéon ; elle est laide et sale. On y tient un marché autour d'une aiguille de granit, autrefois l'obélisque de Sérapis, et d'une fontaine qui retombe dans un prodigieux bassin de porphyre. Le terrain de cette place s'est exhaussé à la longue au-dessus de l'ancien sol de Rome, de sorte que le temple paraît enterré ; ce qui lui fait d'autant plus de tort au premier aspect que c'est déjà par lui-même une très lourde masse : il aurait infiniment plus d'apparence s'il était élevé sur une esplanade de dix ou douze pieds. L'admirable portique de seize énormes colonnes de granit, tout d'une pièce, est bien au-dessus du temple même, qui n'est pas à mes yeux d'une proportion agréable. Il a trop peu d'exhaussement pour la largeur, l'un des diamètres ne différant guère de l'autre ; ce n'est presque qu'une demi-sphère concave, si bien qu'il semble que cette prodigieuse calotte aille vous tomber sur la tête. Son élévation doit néanmoins être considérable, car I'ouverture ronde du milieu de la voûte, qui seule, comme vous savez, donne du jour au temple et lui en donne assez, quoiqu'elle ne paraisse pas grande, a plus de diamètre que les colonnes du portique n'ont de hauteur. Tout le vaste cintre intérieur de cette voûte est divisé en petits caissons ou rosaces carrées, façon de grosse mosaïque uniforme. Peut-être que si les caissons avaient encore les beaux ornements intérieurs dont on les a dépouillés, leur effet serait de rendre aux yeux le dôme plus fuyant ; au lieu qu'en l'état où il est aujourd'hui , ce n'est plus qu'une massive calotte de pierres à demi brutes. Quoi qu'il en soit, la courbure du cintre commence à coup sûr trop près du rez-de-chaussée.
Tout le tour intérieur du temple, divisé en huit niches ou chapelles, et orné d'une file de colonnes corinthiennes cannelées, est admirablement beau. Les colonnes sont des plus précieux marbres antiques de couleur, et repolies depuis peu tout à neuf ; elles sont très hautes, de plus surmontées d'une architrave portant inscription. Avec cela, je le répète, le temple est trop bas, ce qui vient de ce qu'on a tenu l'enceinte trop vaste. Le pavé va en pente jusqu'au milieu, où l'on a pratiqué un puits perdu, recouvert d'une grille de bronze, pour recevoir les eaux pluviales tombant par l'ouverture du dôme. Les anciennes portes de bronze y sont encore. 0n a beaucoup crié contre le pape Urbain VIII de ce qu'il fit enlever les poutres de bronze du portique et les autres revêtissements de même métal : Quod non fecere Barbari fecere Barberini. Mais le moyen de lui en vouloir du mal, quand on sait qu'il en a fait faire le superbe baldaquin de bronze du maître-autel de Saint-Pierre, la plus belle pièce du monde en ce genre ? On voyait aussi sous le portique Ie tombeau d'Agrippa, d'un seul morceau de porphyre tout uni, sur quatre pieds, avec son couvercle, du goût le plus simple, le plus noble et le plus élégant qu'il soit possible. Cette pièce n'a pas non plus sa pareille. Notre pape Corsini vient de la faire transporter à Saint-Jean-de-Latran, pour lui servir de tombeau dans sa chapelle, que l'on décore à grands frais.
C'est un meurtre que d'avoir converti ce fameux temple en église. Il fallait le laisser Panthéon tel qu'il était, pour y placer, dans les interstices des coIonnes au dedans et sous le portique au dehors, les plus belles statues antiques. On aurait vu là rassemblés les restes les mieux conservés de toute l'Antiquité. On y a seulement placé les bustes de quelques artistes illustres : mon cher Raphaël et deux de ses élèves, Jean d'Udine et Pierino del Vaga, Lanfranc, Taddeo Zuccaro, Annibal Carrache, Flaminio Vacca, le célèbre Algarde, Archange Corelli, etc. C'est le cardinal Ottoboni qui vient d'y faire placer la figure de cet habile musicien. Au-dessus du buste de Raphaël est gravé l'excellent distique du cardinal Bembo : Ille hic est Raphael, etc., et peut-être en connaissez-vous-aussi la traduction suivante :
Questo è quel Rafael, cui vivo, vinta
Esser temeo Natura, e morto, estinta.
Je vous la cite comme une parfaite traduction, elle manque cependant de l'harmonie qu'on sent dans l'original : aussi de combien les vers prosodiques sont-ils au-dessus de nos vers barbares des langues modernes !
LA COLONNE TRAJANE [p. 112-116]
On dirait que la colonne Trajane a été placée là tout exprès pour embellir Ie coup d'œil du palais de l'ambassadeur. Elle se trouve derrière le corps de logis du fond, dans une petite place peu digne d'elle, qui n'est que le milieu du terrain de l'ancienne place publique appelée Forum Trajani. Le sol s'est tellement exhaussé par la succession du temps qu'il excède aujourd'hui le dessus de la base de la colonne. On a creusé tout à l'entour jusqu'à l'ancien sol pour mettre Ia base à découvert et faire usage de la porte qui y est pratiquée, par laquelle on monte au-dessus de la colonne, au moyen d'un escalier tournant ménagé dans l'intérieur du fût. Il est fâcheux que ce magnifique pilier soit ainsi enterré ; il faut descendre dans la fosse pour voir le piédestal, qui en est à mon gré la plus belle partie, surtout le tore inférieur de la colonne, admirablement bien sculpté en guirlandes de feuilles de chêne (ou de laurier, si je ne me trompe). D'ailleurs la place est beaucoup trop petite aujourd'hui pour un monument si élevé. Elle est ornée de deux jolies petites églises à dôme ; l'une est Notre-Dame de Lorette, où vous ne devez pas manquer de voir une excellente statue de sainte Suzane, par Duquesnoy ; c'est une des quatre meilleures statues modernes ; l'autre église, qui se bâtit actuellement en rotonde, est dédiée au nom de Marie.
La colonne est de marbre de Paros, construite de blocs mis Ies uns sur les autres, faits en meules de moulin si prodigieusement larges et hautes que chacune fait tout le massif de la circonférence du pilier, n'ayant, dit-on, que dix-sept pierres pour le fût, en tout vingt-quatre, y compris la base et le chapiteau ; quoique le total ait environ vingt-quatre toises d'élévation. Les petites fenêtres et les marches de l'escalier en Iimaçon sont évidées dans la masse même de chaque bloc. Le dessus fait une terrasse entourée d'une balustrade, d'où l'on découvre à son aise toute la ville et ses environs. La statue de saint Pierre a été substituée à celle de Trajan, qui apparemment a été brisée. Sans cela je n'imagine pas que Sixte V se fût avisé de donner un soufflet au pape Grégoire le Grand, son prédécesseur, en déplaçant le bon saint empereur que Grégoire, à force de prières et de jeûnes, avait eu tant de peine à tirer de l'enfer pour le colloquer en paradis.
L'histoire militaire de Trajan, scupltée en bas-reliefs sur la colonne, y a plutôt été mise comme un mémorial des faits que comme un monument de l'art. Le dessin est correct, d'un style sévère, sans perspective ni délicatesse. On a grossi les figures à mesure qu'elles s'éloignaient de la vue, de sorte que toutes les parties se discernent avec une égale facilité. En un mot, l'ouvrier paraît avoir eu dessein d'écrire en abrégé des annales qui pussent se lire couramment et non pas de chanter une action, ce qui demandait une toute autre manière de traiter son sujet. Je fais exprès cette remarque, parce que je la crois applicable à plusieurs autres sculptures anciennes que l'on critique, à ce que je crois, sans raison, faute d'en avoir bien démêlé le but principal.
Le piédestal, excellent ouvrage en trophées d'aigles et de guirlandes, n'est pas moins propre à instruire les artistes que la colonne à instruire les historiens. Ces bas-reliefs sont bien conservés, à l'exception des misérables trous qu'on y a faits, de même qu'à tous les bâtiments antiques, pour arracher les fiches de cuivre fixées dans les blocs de marbre. Ceci veut être expliqué. Les Romains, dans leurs grandes fabriques, n'employaient à lier les pierres que le moins de mortier qu'il était possible. Ils prenaient des quartiers de marbre assez pesants pour être stables par leur propre masse ; les lits étaient parfaitement ajustés les uns sur les autres et liés seulement par un très mince enduit de ciment fait de chaux vive et de la même pierre pulvérisée ; mais, pour consolider les assises encore davantage, ils creusaient dans le bloc du dessous une petite mortaise carrée, profonde d'environ quatre pouces, propre à recevoir une fiche de bronze carrée, qui faisait saillie d'autant, pour entrer dans la pierre du dessus. Ils appelaient ces pierres, les mâles et les femelles, les accouplant ainsi par un coït permanent. Qui n'aurait pas cru ces fiches de cuivre en sûreté, en dedans de ces gros blocs ? Cependant les barbares, s'en étant aperçus, les ont toutes été tirer les unes après Ies autres, dans tous les bâtiments antiques sans exception, et sans renverser les pierres, les scarifiant par côté d'une et d'autre face, jusqu'à ce qu'ils pussent atteindre la fiche et la tirer. Vous voyez tous ces édifices antiques garnis de centaines de trous en dehors, faits pour ce bel objet. On ne peut pas imaginer de plus grande peine, ni de plus mince profit. Je ne sais s'ils se sont figurés que ces fiches étaient d'or. Cela n'est nullement vraisemblable ; mais vous devinez quelle patience il a fallu avoir, quel travail, quelle dépense en échafauds il a fallu faire autour de I'extérieur du Colisée, des colonnes Antonine et Trajane, etc., pour tirer un petit bout de bronze du centre d'une meule de moulin. Je vous jure que de tous les procédés humains je n'en ai pas vu de plus incompréhensible ni de plus fou ; cependant les bas-reliefs en sont mal et méchamment défigurés.
LE CAPITOLE [p. 232-242]
Commençons aujourd'hui notre promenade par le Capitole, mon cher Quintin ; songez à être sage, et à ne me pas tant fatiguer que les deux dernières fois ; sans quoi j'ai un secret pour me défaire de vous, et faire servir votre personne illustre d'exemple à la postérité, en vous précipitant de la roche Tarpéienne. Le saut n'est pas fort périlleux ; aussi ne veux-je que Ia conversion du pécheur et non sa mort. Vous tomberiez sur vos pieds ou à peu près, dans la cour du palais Caffarelli, comme du balcon de votre cabinet, dans la place Saint-Jean : cette chute n'est pas absoIument meurtrière. Il en faut conclure que le terrain autour de la montagne s'est furieusement exhaussé depuis Manlius.
L'entrée du Capitole était autrefois par I'arc de Septime Sévère, du côté du Forum romanum. On voit encore de ce côté, à main droite en montant, de grands restes de fondations et d'équarries antiques, sur lesquelles portent les nouveaux bâtiments. On y arrive aujourd'hui du côté opposé, par une belle et large rue ; on monte la montagne par un escalier extrêmement large, ou plutôt par une rampe douce à talus, bordée ainsi que la cour d'en haut d'une belle balustrade. Les piédestaux qui la terminent en bas supportent de gros lions de marbre égyptien, jetant de l'eau dans de grands vases, d'où elle retombe dans deux bassins ; ceux qui la terminent en haut supportent les colosses de Castor et Pollux, menant en main leurs chevaux, d'une grande manière grecque. Tout le long de la balustrade d'en haut on a rangé de côté et d'autre, par symétrie, les trophées de Marius sur les Cimbres et les Teutons, que Sylla fit abattre et que César fit relever. Deux autres Colosses et deux petits piliers, l'un desquels est la première colonne milliaire surmontée d'une boule dorée ; on a posé au-dessus de l'autre pilier l'urne en bronze contenant les cendres de Trajan, qui était jadis au sommet de la colonne, dans la main de la statue de cet empereur.
Les statues de Castor et Pollux se voyaient autrefois dans le théâtre de Pompée ; le premier milliaire au milieu du Forum : c'était de là que partaient toutes les grandes routes. En France, où nous avons fait sous ce règne-ci tant de beaux grands chemins, ne ferait-on pas bien de placer, de lieue en lieue, de pareilles petites colonnes numérotées, à commencer par la première, placée au centre de Paris ; sur le Pont-Neuf, au pied de la statue de Henri IV ? Le Capitole moderne est composé de trois corps de bâtiments isolés ; celui à droite est le palais des Conservateurs du peuple romain ; à gauche, le palais des Antiques. La cour est carrée ; on a placé au milieu la statue équestre de Marc-Aurèle, de bronze jadis doré, la plus belle pièce qui existe au monde en ce genre. Tous les autres chevaux de bronze doivent être les très humbles serviteurs de celui-ci. Rien n'a mieux l'air de vérité que la saillie d'un certain peintre, qui lui disait un jour : « Que ne marches-tu donc ? Ne sais-tu pas que tu es en vie ? » L'empereur est dans une attitude tranquille, étendant le bras et haranguant son armée.
Les trois palais, à pilastres corinthiens, sont couronnés par une balustrade uniforme chargée de statues. Celui du milieu est surmonté d'une espèce de beffroi ou campanile, haut et mince, terminé par un colosse représentant Rome chrétienne. On monte à ce même palais, le moins beau des trois, par un grand perron et un escalier double, de l'architecture de Michel-Ange ; le massif du perron, formant au-devant une grosse fontaine dans la cour, est orné par les côtés de deux statues de fleuves couchés, le Nil et le Tibre, et dans la niche du fond, la fameuse statue assise de Minerve ou de Rome armée, que je crois certainement être la même que l'on appelait autrefois Ia Minerve Catulienne, et que Catulus (Quintus Lutatius), prince du sénat, y fit placer, lorsqu'il eut fait rebâtir et dédié le Capitole, brûlé lors des troubles civils de Marius et de Sylla. Cette statue de marbre blanc a une draperie de porphyre. On voit encore au Capitole l'inscription que Catulus mit alors au nouveau bâtiment : Q. Lutatius. Q.F.Q.N. Catulus eos substructionem : et tabularium. ex. S. C. faciundum. curavit. Tout cet assemblage forme, en vérité, un magnifique coup d'œil extérieur, que vous comprendrez mieux en jetant les yeux sur l'estampe que par les longues descriptions que je pourrais vous en faire.
L'intérieur de ces trois palais, surtout de celui de l'aile gauche, est rempli d'une immensité de statues antiques et d'inscriptions qu'on y amoncelle, de temps à autre, à mesure que l'occasion s'en présente ; mais le recueil a principalement été augmenté sous ce règne-ci, par les emplettes de Clément Xll, et par l'acquisition qu'il a faite de la presque totalité du musée du cardinal Alexandre Albani. Tout cela est répandu sans ordre, dans les cours des ailes, sous les portiques, sur Ies escaliers, dans les appartements. Il serait bien temps que l'on y mît le bel arrangement dont ce recueil serait susceptible, et alors cette galerie ne serait nullement inférieure à celle du grand-duc ; mais je crois que l'espace manque. On paraît néanmoins dans le dessein d'y travailler bientôt, d'y joindre en même temps tout ce que I'on pourra acquérir dans Rome et d'y former même une collection de tableaux. Il reste à savoir si le pape qui viendra après celui-ci sera un homme de goût, et s'il trouvera de l'argent pour suffire à la dépense. […]
En descendant le Capitole, à gauche, du côté du Forum romanum, je veux vous mener voir, sous la petite église de San-Pietro in carcere, un cachot, mais un cachot précieux, l'ancien Carcer Tullianum, bâti par le roi Tullus Hostilius. Entendez-vous ? Ceci n'est pas de fraîche date ; mais ce n'est rien encore. C'est dans ce cachot que fut jeté Jugurtha, après le triomphe de Marius, et où on le laissa mourir de faim ; c'est là que Cicéron fit étrangler Lentulus, Céthégus et autres complices de Catilina. Jugez avec quelle avidité j'y suis descendu pour voir le spectre du roi de Numidie. Le Iieu est encore, mot pour mot, tel que le décrit Salluste. Saint Pierre y a été mis en prison ; mais c'est un fait récent dont je ne vous parle pas : c'est de notre temps.
Cette voûte, Ies équarries des fondations du Capitole et les magnifiques égouts d'Ancus Martius sont les plus anciens restes des bâtiments de Rome, au temps des rois. Les restes de ces égouts sont encore étonnants par la grandeur de l'ouvrage entrepris par un si petit prince et par un si petit peuple. Ils sont construits de grandes pierres carrées, et le canal est assez large pour qu'un chariot puisse y passer. C'est un meurtre qu'on ait laissé détruire en cent endroits des canaux qui contribueraient beaucoup à la propreté et à la salubrité de l'air à Rome.
LE FORUM ROMANUM [p. 245-246]
Tout le grand-espace depuis le Capitole jusqu'à l'arc de Tite, formant autrefois le Forum romanum, aujourd'hui Campo Vaccino, n'est plein que de restes des plus beaux bâtiments antiques, les uns par terre, les autres debout, mais qui seront bientôt par terre ; j'ai regret surtout au fragment de Jupiter Stator : c'est la plus belle chose du monde. Du reste, tout ceci est fort confus et mal entretenu ; la place même est un vrai désordre, une vraie ruine : on y a planté une grande allée d'arbres mal venus, qui lui donnent I'air encore plus champêtre et désert. Il est étonnant que, faisant autant de dépense que l'on en fait ici pour rendre cette ville magnifique, on n'ait pas encore adopté un plan pour déblayer cette vaste place, lui donner une forme, déterrer, rétablir, conserver les anciens monuments dont elle est remplie, et donner un bel aspect à ce Iieu, qui contient tant de belles choses anciennes et modernes.
Quoiqu'il soit assez vraisemblable que le nom actuel de la place, Campo-Vaccino, puisse être traduit du Iatin, Forum boarium, qui se trouve dans le voisinage, et qu'en effet l'on tienne ici le marché aux bœufs et aux vaches, n'allez pas croire, je vous prie, que l'un des noms ait donné naissance à l'autre. Celui de Campus Vaccinus est très ancien, et même plus que celui de Forum romanum, à ce que l'on peut induire de Tite-Live, qui raconte que sur ce terrain était autrefois une grande maison appartenant à Vitruvius Vaccus, laquelle, pour cause de féIonie commise par le propriétaire, fut rasée en 423, et la place confisquée au profit du public.
LE TEMPLE DE LA PAIX [p. 246-249]
Tout en faisant cette digression étymologique, je vous ai amené jusqu'aux ruines du temple de la Paix, autrefois élevé par Vespasien, le plus grand et Ie plus magnifique des anciens temples de Rome. La figure de ce temple se conjecture assez bien par ce qui en reste. Il formait un carré long de plus de trois cents pieds d'une face, et de plus de deux cents de l'autre : chaque face cintrée en niche profonde dans son milieu ; la face d'entrée revêtue d'un portique de six ou huit colonnes surmontées d'une architrave et d'un vaste tympan qui tenait toute la face. L'intérieur formait une longue nef et deux collatérales surbaissées ; chacune des collatérales faisant trois chapelles (celle du milieu plus profonde que les autres, à cause du cintre), tout ouvertes sur la nef par leurs arcades, divisées par quatre gros murs. À chaque extrémité du mur, une prodigieuse colonne corinthienne de marbre de Paros cannelée ; en tout huit colonnes, quatre de chaque côté, formant les deux files de la nef ; chacune portant son architrave et sa corniche, d'où partaient les naissances de la haute voûte de la nef. Toutes les voûtes étaient ornées de mosaïques, rosaces et culs-de-lampe de bronze. On y avait rassemblé toutes les richesses prises dans le temple de Jérusalem et dans l'Orient, outre quantité de statues, parmi lesquelles nous savons qu'était celle du Nil, entourée de seize petits enfants marquant, à ce que l'on croit, I'inondation ordinaire du fleuve, à seize coudées d'exhaussement. Il ne reste de ce fameux temple que la collatérale gauche, formant quatre murs perpendiculaires à la nef, et les trois chapelles avec leurs voûtes ; aux extrémités des murs, les débris des colonnes, de leurs architraves et les naissances de la grande voûte.
On a ôté la seule de ces colonnes qui restait entière, et on l'a posée, avec son architrave, sur un beau piédestal, isolée au milieu de la place Sainte-Marie-Majeure. Je ne puis vous dire ce qu'était ce temple, mais seulement que cette colonne isolée est la plus belle chose en architecture qui existe dans tout l'univers ; qu'elle me donne autant et peut-être plus de satisfaction à la vue qu'aucun autre édifice complet, quel qu'il soit, ancien ou moderne, en me présentant l'idée du plus haut degré de perfection où l'art soit jamais parvenu. Il y a une quinzaine de jours que le tonnerre est tombé sur cette colonne ; au diable soit de l'étourdi ! il a cassé tout net un des angles de la corniche à feuilles d'acanthe. Il faudra de beaux échafauds pour le replacer. Si l'on fouillait dans les ruines du temple, peut-être y trouverait-on quelque autre colonne pareille ; et, dans toute cette étendue du Campo-Vaccino, si l'on voulait l'orner et lui donner une forme, en renversant les terres à cet effet, on rencontrerait sans doute une infinité de choses admirables ; mais on craint probablement de déranger le public par ces travaux, dans un lieu très fréquenté. On voit au palais Farnèse la base d'une des colonnes de ce temple, sur l'une des faces de laquelle est l'inscription suivante : « Paci. aeternae. domus. Augustae. » Les noms de plusieurs officiers qui avaient suivi Vespasien à la guerre de Judée sont écrits sur une autre face.
Je me suis un peu étendu sur ce temple de la Paix, comme je l'ai fait dans une lettre précédente sur le Panthéon, et comme je le ferai en quelques autres endroits, qui me présenteront une forme singulière.
Revenons sur nos pas, nous sortirons de la place ensemble par l'arc de Titus, en passant devant Sainte-Françoise Romaine, joli portail à pilastres corinthiens par le Lombardi, où la sainte a un riche tombeau de marbres précieux, fait sur les dessins du Bernin. Les restes du Templum Veneris et Romae sont dans un jardin derrière cette église.
L'arc de Titus, quoique petit, est le meilleur de ceux qui sont ici ; on prétend qu'il était à trois portes : ce que je n'ai aucun penchant à croire. Les rosaces du plafond et les bas-reliefs sculptés sont d'un excellent goût ; mais, par malheur, à demi effacés par le temps : ils représentent le triomphe de Titus après la prise de Jérusalem. On y distingue encore le chandelier à sept branches, la table chargée des pains de proposition, le char du triomphateur, etc.
LE COLISÉE [p. 249-250]
Vous voilà devant le Colisée, monsieur ; qu'en dites- vous ?
Que tout l'univers ressente
Un respect plein d'épouvante !
En vérité, je crois qu'il est difficile de se trouver pour la première fois au milieu de ces augustes solitudes du Colisée et des Terme Antoniane [thermes de Caracalla] sans ressentir dans l'âme quelque petit saisissement, à la vue de la vieille majesté de leurs antiques masses révérées et abandonnées. Les galeries de l'enveloppe extérieure du Colisée servent encore néanmoins de refuge aux petits marchands, qui étalent sur des perches, fichées dans ces trous, d'où je vous ai dit que I'on avait tiré les tenons de bronze du sein des blocs de pierre. Il ne subsiste plus qu'un demi-cercle de cette enveloppe extérieure, à quatre prodigieux étages d'architecture en arcades et colonnes, le premier étage en partie enterré. Elle se soutient par sa propre masse, malgré le peu de soin que l'on en a, malgré les grosses pierres qui pendent des sublimes corniches ; elle ne demanderait pas mieux que d'être raccommodée. Les basses galeries intérieures conservent leur cercle entier ; mais elles sont tout à fait délabrées et font une triste mine. Dans l'arène, qui est une assez grande place, à peine discerne-t-on l'ancienne figure des gradins qui, au rapport des historiens, contenaient quatre-vingt-dix mille spectateurs, Je n'ai pas de peine à le croire, puisque l'amphithéâtre de Vérone, qui n'est guère que le tiers de celui-ci, en contient environ trente mille. Les Romains, à la vue de I'amphithéâtre de Vérone, que les habitants ont si bien réparé, doivent avoir honte de laisser le leur dans un tel désordre, lui qui est tout autrement vaste et célèbre, et qui a conservé la moitié de sa plus belle partie ; avantage que n'a pas celui de Vérone, où il ne reste quasi plus rien de l'enveloppe extérieure. Mon projet (car je suis fertile en projets) serait de réduire le Colisée en demi-amphithéâtre, d'abattre le reste des cintres du côté du mont Cœlius, de rétablir dans son ancienne forme l'autre moitié qu'on laisserait subsister, et de faire de l'arène une belle place publique. Ne vaut-il pas mieux avoir un demi-Colisée en bon état que de l'avoir tout entier en guenilles. Et qui vous empêche, messieurs les Romains, de mettre au milieu de cette place une vaste fontaine ou même un lac, pour vous redonner un air d'ancienne naumachie ?
L'ARC DE CONSTANTIN, LA MAISON DE CICÉRON, LES THERMES DE TITUS [p. 250-251]]
L'arc de triomphe de Constantin, à trois portes, ferait une des entrées de la place. On l'a fort bien réparé dans ce siècle-ci ; les barbares avaient coupé la tête à toutes les statues ; on leur en a fait de neuves ; on a raccommodé les bas-reliefs, rejoint les pièces de marbre ; en un mot, quoique cet arc soit mélangé de bon et de mauvais goût (car au temps de Constantin on travaillait misérablement, et les bonnes pièces sont celles de l'arc de Trajan, qu'on détruisit pour les employer ici), c'est aujourd'hui I'une des principales antiques de Rome et des mieux conservées.
Voyez-vous près de l'arc de Constantin cette pauvre porte cochère ronde et basse ? Prosternez-vous, Quintin, c'est la porte de la feue maison de Cicéron. La place par où le maître de la république romaine rentrait chez Iui, précédé de douze licteurs et suivi de deux mille chevaliers romains n'est plus que le chétif atrium de quelque vigneron. Qu'est-ce que de nous ? cela fait peur.
Pour achever la visite des restes d'antiquités sur notre droite, nous pouvons aller donner un coup d'œil aux vastes ruines des thermes de Titus, où Raphaël a bien fait son profit à copier, d'après l'antique, des ornements en mosaïque et arabesques, avant qu'ils ne fussent entièrement détruits, comme cela est arrivé depuis. C'est là que l'on a trouvé le Méléagre couleur d'ivoire et le groupe du Laocoon, que j'estime par-dessus toutes autres antiques. On voit dans ce lieu plusieurs hautes voûtes qui se communiquent les unes aux autres. Les anciens conduits qui apportaient I'eau aux thermes et les réservoirs subsistent en partie près de San-Martino. Ce sont de grandes salles qui communiquent entre elles par de petites portes basses, disposées obliquement pour rompre le coup de l'eau. Les murs sont revêtus d'un mastic si dur qu'on n'en peut qu'à grande peine arracher de petits morceaux.
LE PALATIN ET LE PALAIS D'AUGUSTE [p. 290-292]
Il n'y a point de doute que ce mont Palatin ne soit le meilleur endroit de Rome pour y fouiller Ia terre et faire quelques belles découvertes. Les Farnese le pensaient ainsi ; mais, de crainte d'essuyer quelque tracasserie de la part du souverain et de ne pouvoir emporter à Parme ce qu'ils pourraient découvrir, ils voulaient attendre, pour fouiller, qu'ils eussent un pape de leur maison. Au lieu d'un pape Farnese, ils ont un roi de la maison de France, ce qui vaut encore mieux ; ainsi le moment est plus favorable que jamais, si l'on voulait en profiter.
Les restes du palais d'Auguste consistent en ces immenses voûtes dont je vous parlais, servant à soutenir le pied de l'édifice, et à le mettre d'un même niveau sur ce terrain inégal ; en une vaste salle impériale, jadis incrustée de marbre, ornée de colonnes et de pilastres corinthiens vert et jaune antique, dont les tores, les chapiteaux et la frise sont sculptés en bas-reliefs de la plus excellente beauté. Les tores sont en feuilles de chêne avec leurs glands, les bases et frises en figurines, trophées d'armes et arabesques d'un goût exquis. Les jours de cette superbe salle se tiraient du second étage, comme dans une église ; le premier étage, c'est-à-dire le bas de cette salle, est garni de portes et de fausses fenêtres servant de niches à statues ; chaque porte ou fenêtre ornée de colonnes et de tympans, et dans les interstices, une haute colonne ; toutes sont cannelées. Bianchini les a fait graver dans son ouvrage, telles qu'elles pouvaient être avant que d'être délabrées… En une salle de bains à plafond peint, parsemé de losanges et de rosaces dorées. Les peintures sont des grotesques d'un bon dessin, et dont les couleurs sont encore passables… En un reste d'escalier, autrefois peint à fresque en figures d'animaux ; mais tous les jours on gâte et l'on emporte quelques morceaux de l'enduit de cette fresque.
Les statues les plus remarquables de ce lieu sont : Ia Livie, femme d'Auguste ; l'excellente Poppée, assise ; la rare Cléopâtre Selène, fille de Cléopâtre et de Marc-Antoine, la même qui a servi de sujet au fameux roman de Cléopâtre de Costes de La Calprenède ; l'Agrippine, femme de Germanicus en Cérès, tenant des pavots à la main ; les deux Vénus, l'une avec un dauphin, l'autre surnommée Callipyge ou la belle Victorieuse. On a fait à ce sujet le conte que voici. Deux sœurs s'étant disputé le prix de la beauté, et se trouvant si parfaites toutes deux que les juges restaient indécis, furent examinées d'un bout à l'autre ; l'aînée se trouva avoir la fesse plate, ce qui décida l'affaire en faveur de I'autre, en I'honneur de laquelle on érigea une statue. J'ai peur que ce petit conte ne vous paraisse aussi plat que la fesse en question.
Nous voudrions encore trouver ici le grand autel élevé par Hercule sur le mont Palatin, lorsqu'il enseignait au bonhomme Evandre les rites religieux : le ficus Ruminalis avec deux bambins pendus au pis d'une louve ; le Septizonium Severi, édifice à sept portiques en colonnades, les uns sur les autres. La terrasse supérieure devait être en belle vue.
L'ARC DES ORFÈVRES ET L'ARC DE JANUS QUADRIFONS [p. 292-293]
L'arc des Orfèvres in Velabro, autre bâtiment de Sévère, et l'arc de Janus Quadrifrons, tous deux de marbre blanc, étalent encore Ies débris de Ieur beauté sur le retour. Le premier, d'ordre composite à pilastres, dédié à Septime Sévère, à Julie sa femme, et à ses deux fils Caracalla et Geta. Sévère y est représenté en habit de souverain pontife ; Julie, sous la figure de la déesse de la Concorde ; l'aîné des fils reste seul. La figure de son frère a été mutilée, et par ordre de Caracalla, à ce que disent les ciceroni de ce pays-ci. Les autres bas-reliefs représentent un Hercule qui conduit les bœufs de Géryon, divers instruments de sacrifice, etc. Le second n'est plus qu'une masse carrée de quatre portes et de quatre piliers garnis de douze niches symboliques des douze mois de l'année. Il a perdu les combles, corniches, architraves, colonnes et les statues qui sans doute le décoraient, et à l'aide desquelles il représentait en public mieux qu'il ne fait aujourd'hui. Les anciens cloaques de Tarquin [la Cloaca Massima] s'embouchent dans le Tibre près de cet endroit-ci.
Quoique je vous aie déjà parlé de Ia Madonna del Sole, redonnons-lui un nouveau coup d'œil ; rien de plus joli que ce petit temple. C'est, avec le temple de Minerve Medica, ma passion favorite en antiques.
LA « BOUCHE DE LA VÉRITÉ » [p. 293-294]
Dans la même place, une assez bonne fontaine ; une grosse pierre appelée la Bouche de la Vérité, vieille meule de moulin trouée dans le centre, placée sous le portique de l'église de Santa-Maria-in Cosmedin ; on tient que cette pierre est consacrée depuis longtemps, et qu'autrefois elle mordait bien serré les parjures qui faisaient de faux serments, la main dans le trou. Ne serait-ce point ici par hasard quelqu'un de ces anciens bétyles ou pierres figurées, que l'on graissait d'huile au temps du bonhomme Jacob ? quelqu'une de ces vieilles divinités du plus vieux paganisme, telle que la déesse Matuta, que l'on transporta dans Rome avec tant de cérémonie, le dieu Elagabal, la Vénus de Paphos, l'ApolIon de Delphes ou le Bacchus de Thèbes ? Ces beaux messieurs, si renommés, n'étaient que de grosses vilaines pierres carrées, rondes ou pointues. C'est une des plus anciennes espèces d'idolâtrie, qui subsiste encore dans les objets d'adoration des nègres et des Lapons, qui ne sont qu'une pièce de bois, une pierre, une plante, un animal, etc. Les Portugais d'Afrique donnent à tous ces objets le nom générique de fétiches, c'est-à-dire chose fée, consacrée, enchantée, etc.
Notre meule de moulin pourrait bien être de la même confrérie, auquel cas je vous déclare que ma vieille mythologie va devenir sa très humble servante, et la regarder avec un tout autre respect, bien que, jusqu'à présent, elle n'ait pas payé I'intérêt de sa mauvaise mine. Je veux même dans cette supposition soutenir thèse publique en sa faveur pour toute I'espèce des bétyles fétiches, en faisant voir que, malgré la sagesse égyptienne si vantée, malgré les allégories de Jamblique et le figurisme des platoniciens, ces peuples, quorum nascuntur in hortis numina, n'avaient pas autrefois à cet égard un culte religieux plus raffiné que celui qu'ont toujours conservé les autres Africains, leurs voisins.
DIVERS [p. 294-295]
Près de là, le temple carré long de la Fortune virile, autrement Sainte-Marie-Égyptienne ; le portique de colonnes corinthiennes cannelées, qui l'entoure de trois côtés, est une des plus belles antiquités, des plus considérables et des mieux conservées. On a scié en long une colonne de phengitès, marbre de Libye, de couleur d'orange et transparent, dont on a fait une croix diaphane, incrustée dans la muraille, au fond du chevet. Il n'y a point de marbre antique aussi rare ni plus singulier : cette pièce est presque unique.
Plus avant, les piles du pont Sublicius, qu'Horatius Coclès défendit contre Ie roi Porsenna, et le pont Sénatorial à moitié rompu, ne vous offrent rien de curieux que par réminiscence.
Le pont Sixte, rebâti par Sixte IV, est le plus fréquenté de ce quartier.
Voyez près de là une grosse fontaine qui, du haut d'un rocher aligné aux maisons, tombe sans plus de façon, tout à plat, au milieu de la rue. Ceci se voit quelquefois dans des montagnes désertes ; mais le trouver au milieu d'une rue, c'est là ce qui est unique.
Il faut voir combien le palais Savelli est fier d'avoir eu Vitruve pour architecte ; c'est I'ancien théâtre de Marcellus, à deux ordres dorique et ionique très massifs, tels qu'ils conviennent à un tel bâtiment ; il le paraît plus encore par I'exhaussement du sol qui enterre l'ordre inférieur. Je n'y suis pas encore entré ; mais je n'ai que peu d'opinion des appartements, sa forme en demi-cercle ne paraissant pas favorable aux distributions intérieures. Un beau théâtre doit faire une maison obscure et incommode ; il a servi de forteresse dans Ies troubles publics, au temps que Rome était sous la tyrannie des principaux seigneurs du pays.