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FRANÇOIS RENÉ DE CHATEAUBRIAND (1768-1848)


Nommé secrétaire d'ambassade à Rome, Chateaubriand y arriva le 27 juin 1803. Dès le lendemain il prit une première vue de la ville, guidé par le secrétaire Artaud de Montor : « J'ai vu le Colisée, le Panthéon, la colonne Trajane, le château Saint-Ange, Saint-Pierre ». Plus tard, il reprit ses méditations au Colisée, au Campo-Vaccino, au Panthéon, ainsi que ses promenades le long des aqueducs et des voies bordées de tombeaux. Puis il passa trois jours à Tivoli avant de partir pour Naples. Revenu à Rome, il rédigea une Lettre à Fontanes et, le 20 janvier 1804, il reprit le chemin de Paris.


On m'avait recommandé de me promener au clair de la lune : du haut de la Trinité-du-Mont les édifices lointains paraissaient comme les ébauches d'un peintre ou comme des côtes effumées vues de la mer, du bord d'un vaisseau. L'astre de la nuit, ce globe que l'on suppose un monde fini, promenait ses pâles déserts au-dessus des déserts de Rome; il éclairait des rues sans habitants, des enclos, des places, des jardins où il ne passe personne, des monastères où l'on n'entend plus la voix des cénobites, des cloîtres aussi muets et aussi dépeuplés que les portiques du Colysée.
Qu'arriva-t-il, il y a dix-huit siècles, à pareille heure et aux mêmes lieux? Quels hommes ont ici traversé l'ombre de ces obélisques, après que cette ombre eut cessé de tomber sur les sables d'Égypte? Non seulement l'ancienne Italie n'est plus, mais l'Italie du moyen âge a disparu. Toutefois, la trace de ces deux Italies est encore marquée dans la Ville éternelle : si la Rome moderne montre son Saint-Pierre et ses chefs-d'œuvre, la Rome ancienne lui oppose son Panthéon et ses débris ; si l'une fait descendre du Capitole ses consuls, l'autre amène du Vatican ses pontifes. Le Tibre sépare les deux gloires : assises dans la même poussière, Rome païenne s'enfonce de plus en plus dans ses tombeaux, et Rome chrétienne redescend peu à peu dans ses catacombes. [Mémoires d'Outre-tombe, I, p. 500]


La première fois que j'ai vu Rome, c'était à la fin de juin :  la saison des chaleurs augmente le délaisser de la cité; l'étranger fuit, les habitants du pays se renferment chez eux; on ne rencontre pendant le jour personne dans les rues. Le soleil darde ses rayons sur le Colysée où pendent des herbes immobiles, où rien ne remue que les lézards. La terre est nue; le ciel sans nuages paraît encore plus désert que la terre. Mais bientôt la nuit fait sortir les habitants de leurs palais et les étoiles du firmament; la terre et le ciel se repeuplent; Rome ressuscite ; cette vie recommencée en silence dans les ténèbres autour des tombeaux a l'air de la vie et de la promenade des ombres qui redescendent à l'Érèbe aux approches du jour. [Mémoires d'Outre-tombe, II, p. 365]


Quant au Tibre, qui baigne cette grande cité et qui en partage la gloire, sa destinée est tout à fait bizarre. Il passe dans un coin de Rome comme s'il n'y était pas ; on n'y daigne pas jeter les yeux, on n'en parle jamais, on ne boit point ses eaux, les femmes ne s'en servent pas pour laver ; il se dérobe entre de méchantes maisons qui le cachent, et court se précipiter dans la mer, honteux de s'appeler le Tevere. [Lettre à Fontanes]


LE COLISÉE AU SOLEIL COUCHANT
Dans une belle soirée du mois de juillet dernier, j'étais allé m'asseoir au Colisée, sur la marche d'un des autels consacrés aux douleurs de la Passion. Le soleil qui se couchait versait des fleuves d'or par toutes ces galeries où roulait jadis le torrent des peuples ; de fortes ombres sortaient en même temps de l'enfoncement des loges et des corridors, ou tombaient sur la terre en larges bandes noires. Du haut des massifs de l'architecture, j'apercevais, entre les ruines du côté droit de l'édifice, le jardin du palais des Césars, avec un palmier qui semble être placé tout exprès sur ces débris pour les peintres et les poètes. Au lieu des cris de joie que des spectateurs féroces poussaient jadis dans cet amphithéâtre en voyant déchirer des chrétiens par des lions, on n'entendait que les aboiements des chiens de l'ermite qui garde ces ruines. Mais, aussitôt que le soleil disparut à l'horizon, la cloche du dôme de Saint-Pierre retentit sous les portiques du Colisée. Cette correspondance établie par des sons religieux entre les deux plus grands monuments de Rome païenne et de Rome chrétienne me causa une vive émotion : je songeai que l'édifice moderne tomberait comme l'édifice antique ; je songeai que les monuments se succèdent comme les hommes qui les ont élevés ; je rappelai dans ma mémoire que ces mêmes Juifs qui, dans leur première captivité, travaillèrent aux pyramides de l'Égypte et aux murailles de Babylone, avaient, dans leur dernière dispersion, bâti cet énorme amphithéâtre. Les voûtes qui répétaient les sons de la cloche chrétienne étaient l'ouvrage d'un empereur païen marqué dans les prophéties pour la destruction finale de Jérusalem. Sont-ce là d'assez hauts sujets de méditation, et croyez-vous qu'une ville où de pareils effets se reproduisent à chaque pas soit digne d'être vue ? [Lettre à Fontanes]

Girodet, Chateaubriand devant le Colisée


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