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Pelletier-Volméranges

LA SERVANTE DE QUALITÉ

drame

représenté pour la première fois sur le Théâtre de Sa Majesté l'Impératrice et Reine, le 11 décembre 1810.


 

• Le Marquis de MONBEL, colonel au service des États-Unis. – Habit d'uniforme, aiguillette et épaulettes de son grade.
• Madame de BELMAR, veuve d'un riche négociant et amante du marquis de Monbel. – Au premier acte, un négligé élégant ; au second, une robe très riche.
• M. DORBAN, oncle de madame de Belmar. – Caractère brusque et sensible. Surtout de velours noir, boutonné.
• La Marquise de MONBEL, femme de chambre de madame de Belmar sous le nom de JENNY. – Robe ronde de crêpe blanc, grand tablier de même garni de ruban-satin.
• JÉRÔME, vieux domestique de la Marquise de Monbel. – Habit brun, boutons d'or, veste rouge galonnée, culotte noire et bas gris. Perruque blanche. Au second acte, à la scène du Juif, perruque noire, une petite barbe et une redingote.
• REMI, domestique de madame de Belmar. – Habit de petite livrée.
• Un Officier. – Uniforme des colonies.

 

La scène est à Philadelphie, dans la maison de M. Dorban, où loge madame de Belmar.

Acte I

Le théâtre représente un salon ; à droite de l'acteur un secrétaire et, à gauche, un piano sur lequel se trouvent des papiers, une écritoire et une plume.

I, 1 – REMI, JÉRÔME

REMI.
Quand je vous ai dit que Jenny n'était pas ici, vous n'avez pas voulu me croire ; eh bien ! vous le voyez.

JÉRÔME.
Savez-vous où elle est allée ?

REMI.
Oui, chez la marchande de modes, chercher la robe de noces de madame de Belmar.

JÉRÔME.
Madame se marie donc enfîn ?

REMI.
Il n'y a que vous qui l'ignoriez. Cela a fait pourtant assez de bruit à Philadelphie. Elle épouse M. le marquis de Monbel, ce brave colonel français qui s'est mis au service des États, et dont les exploits retentissent dans toute la Colonie. On sait cela.

JÉRÔME.
Mais il me semble que madame de Belmar n'est pas du rang de M. le marquis ? Veuve d'un négociant, elle n'a que de la fortune, et voilà tout.

REMI.
Et n'est-ce pas assez ? Mais qui êtes-vous donc bonhomme ? Vous venez tous les jours voir cette Jenny ; seriez-vous son père ?

JÉRÔME.
Non.

REMI.
Son ami ?

JÉRÔME.
À moi n'appartient pas tant d'honneur.

REMI.
Mais enfin, qui êtes vous ?

JÉRÔME.
L'ancien valet de chambre de son oncle.

REMI.
Ah ! le beau conte ! allez, mon cher, allez, ce n'est pas à moi qu'on en fait accroire.

JÉRÔME.
Oh ! vous êtes trop fin pour cela ! Faites-moi le plaisir de dire à Mademoiselle Jenny que je reviendrai dans un quart-d'heure.

REMI, d'un ton important.
C'est bon, c'est bon.

JÉRÔME, avec impatience, élevant la voix.
Le direz-vous ?

REMI.
Si je m'en souviens.

JÉRÔME, d'un ton ferme.
Votre devoir est de vous en souvenir. Quand j'étais au service, j'étais honnête avec tout le monde et je me faisais estimer ; mais un laquais impertinent est un homme même au-dessous de son état. Adieu, l'ami ; si vous oubliez ma commission, souvenez-vous de mes avis.
(Il sort.)

I, 2 – REMI, seul.

REMI.
Heim ! ce vieillard est ferme ; mais ne voudrait-il pas me faire entendre que cette Jenny est une fille de qualité ? Depuis trois mois qu'elle est dans cette maison, il faut-être d'une exactitude… On n'a pas un moment à soi. J'ai voulu lui faire ma cour, eh bien, rebuté tout net.

I, 3 – REMI, M. DORBAN.

M. DORBAN, d'un ton brusque.
Y a-t-il quelqu'un ici ? Ma nièce est-elle visible ?

REMI.
Non, monsieur, et la femme de chambre n'a point encore donné ses ordres.

M. DORBAN.
Il faut-aller m'annoncer.

REMI.
Mais, monsieur…

M. DORBAN.
Mais, faquin, ne m'as-tu pas entendu ? Avec ton air de dire : (Le contrefaisant.) la femme de chambre.

REMI.
Je crois qu'entre domestiques…

M. DORBAN.
Il y a de la différence, et beaucoup.

REMI.
Je n'en vois pas.

M. DORBAN.
Tu me réponds ! (En levant sa canne.) Ne fais pas tant l'insolent, crois-moi.

REMI.
Monsieur, excusez…

M. DORBAN.
Non, je ne t'excuse point. Qu'une jeune personne, à dix-huit-cents lieues de son pays, et se trouvant accablée par l'adversité, s'abaisse à servir, on ne doit voir que la nécessité qui l'y contraint ; mais qu'un fainéant tel que toi, par exemple, grand, jeune, fort, porte la livrée au lieu de porter les armes, c'est un lâche.

REMI.
Monsieur…

M. DORBAN.
Tais-toi ; va m'annoncer, et ne m'ennuie pas davantage.

I, 4 – M. DORBAN, seul.

M. DORBAN.
Cette Jenny m'intéresse : je la vois triste, pensive, elle a du chagrin, j'en veux savoir la cause, et je ferai tout pour lui être utile. Ma pièce, en épousant le marquis, va faire une sottise avec éclat ; moi, je ferai du bien dans le silence ; elle aime le faste, le fracas et les grandeurs, je la plains ; mais ma fortune ne servira point à soutenir son luxe et son ambition, je jouirai du plaisir d'en disposer d'après mon cœur, et les infortunés seront mes héritiers.

I, 5 – M. DORBAN, REMI.

REMI.
Madame m'a chargé de vous faire ses excuses, et de vous dire qu'elle ne peut vous recevoir.

M. DORBAN
Elle est honnête.

REMI.
Elle a bien de l'humeur au moins, car pour avoir suivi vos ordres elle a manqué de me mettre à la porte.

M. DORBAN, lui donnant de l'argent.
Tiens, voilà pour te consoler. Je remonte chez moi : quand mademoiselle Jenny sera rentrée, tu viendras m'avertir.

REMI.
Oui, monsieur.

I, 6 – REMI, JENNY, portant sur son bras la robe de madame de Belmar.

JENNY, mettant la robe sur un fauteuil près du secrétaire.
Remi, madame m'a-t-elle fait demander pendant mon absence ?

REMI.
Dix fois.

JENNY.
Lui avez-vous dit que j'étais sortie pour elle ?

REMI.
Non.

JENNY.
Vous le saviez pourtant.

REMI.
Oui, mais il ne m'a pas plu de le dire.

JENNY.
Cela n'est pas bien, Remi ; nous avons assez de désagrémens dans notre état sans chercher encore à nous nuire.

REMI, à part.
Elle n'a pas tort (Haut.) Ce vieillard est venu vous demander.

JENNY.
Reviendra-t-il ?

REMI.
Oui.

JENNY.
Je vous remercie.

REMI.
Et moi, je le ferai entrer tout de suite. (À part, en s'en allant.) Cependant elle est bien polie… je ne l'aime pas, mais je la respecte.
(Il sort.)

I, 7 – JENNY, seule.

JENNY.
Quelle destinée est la mienne ! née dans le sein des grandeurs, me voilà réduite à l'état le plus abject ; qui croirait, en France, que la marquise de Monbel est au service de madame de Belmar ! Je n'en rougis point ; j'ai dû tout entreprendre pour regagner le cœur de mon époux : mon oncle a brisé les noeuds que j'avais formés ; le marquis m'a délaissée et, au moment où il va contracter un nouvel hymen, il verra sa malheureuse épouse lui offrir le pardon de ses erreurs, et réclamer la foi qu'il lui a jurée. Sera-t-il sensible à mes larmes ? Ce doute cruel est un tourment insupportable… Ah ! cette journée sera terrible pour moi, et sera peut-être la dernière de ma vie.

I, 8 – JENNY, JÉRÔME.

JÉRÔME.
Ah ! madame, j'étais inquiet, et je suis revenu sur mes pas. Eh bien ! quel espoir ?

JENNY.
Voilà la robe de noces : on la met aujurd'hui pour signer le contrat.

JÉRÔME.
Cette robe est semblable à celle que vous portiez le jour de votre mariage.

JENNY.
Oui, le marquis s'en apercevra peut-être.

JÉRÔME.
Oh ! c'est frappant.

JENNY.
Ce n'est pas sans intention que je l'ai fait faire.

JÉRÔME.
Ainsi demain on se marie. Ah ! ma bonne maîtresse, que je vous plains.

JENNY.
Tu as raison, mon cher Jérôme ; ma situation est bien affligeante ; puissé-je avoir la force de supporter mon malheur !

JÉRÔME.
Vous ne l'avez pourtant pas mérité ; mais aussi pourquoi vous être mise au service de cette dame de Belmar ! tout ce que vous voyez ici vous afflige, et rien ne vous console.

JENNY.
M. Dorban me comble de bontés ; il a pour moi les sentiments d'un père.

JÉRÔME.
Oui… mais sa nièce ?

JENNY.
J'avais de fortes raisons pour connaître madame de Belmar ; si le marquis m'aime encore, quand il me verra dans cet état, juge quel effet cela pourra produire ! mais si son premier regard n'est pas en ma faveur, je ne suis que mon désespoir, et je pars aujourd'hui.

JÉRÔME.
Ah ! si on pouvait trouver quelqu'expédient pour rompre ce mariage, avec quel plaisir je m'en servirais ! J'ai vu le monde, je suis un vieux serviteur et, pour les finesses, j'aurais lutté contre les valets les plus rusés.

JENNY.
Mon bon Jérôme, je connais ton zèle et ton intelligence.

JÉRÔME.
Eh bien ! il faut en faire usage.

JENNY.
Je voudrais trouver un moyen de faire savoir à madame de Belmar que le marquis a été marié.

JÉRÔME.
Cela n'est pas difficile ; on pourrait, par une lettre sans signature…

JENNY, avec dignité.
Un écrit anonyme a l'air d'une calomnie, et personne n'y croit.

JÉRÔME.
Attendez… j'arriverais de France, et je passerais pour un de vos parents.

JENNY.
Un mensonge ! cela n'est pas digne de moi et vous parleriez mal.

JÉRÔME.
Vous avez raison : pour rendre service il ne faut pas s'avilir.

JENNY, pensant et parlant lentement.
Si par un déguisement qui ne compromettrait l'honneur de personne, et qui ne ferait dire que la vérité… Oui… m'y voilà ! Jérome, allez dans ma chambre, vous prendrez ma cassette. »

JÉRÔME.
Oui, madame.

JENNY.
Vous avez été en Allemagne ?

JÉRÔME.
Douze ans.

JENNY.
Vous savez assez d'allemand pour contrefaire votre langage ?

JÉRÔME
Ya, matane.

JENNY.
Allez m'attendre, et nous concerterons ensemble ce qui nous reste à faire.

JÉRÔME.
J'y vais.

JENNY, le rappelant.
Ah ! Jérôme ?

JÉRÔME.
Madame ?

JENNY.
Vous m'avez dit qu'il y avait au port un vaisseau qui devait mettre à la voile dans vingt-quatre heures ?

JÉRÔME.
Le capitaine me l'a assuré.

JENNY.
Vous retiendrez deux places : mon sort sera décidé aujourd'hui, et demain…

JÉRÔME.
Je vous entends ; mais je ne retiendrai les places qu'à condition… Car il se pourrait… Foi d'honnête homme, je donnerais le reste de ma vie pour que vous pussiez réussir.
(Il sort.)

I, 9 – JENNY, seule.

JENNY.
Je n'ose l'espérer, et je crains que le dédain ne soit le prix de tout ce que je fais pour un ingrat. Le dédain ? Eh ! qu'a donc ma rivale pour l'emporter sur moi ? La fortune ! Ah ! Monbel, si c'est là le motif qui le détermine… Demain… Oui, demain, je m'arrache de ces lieux, et j'irai finir mes jours dans les regrets et la douleur. Ah ! Jenny ! Jenny ! à ton aurore le malheur s'est emparé de toi, et ne te quittera peut-être jamais.
(Elle se met dans un fauteuil et pleure.)

I, 10 – JENNY, M. DORBAN.

M. DORBAN, regardant Jenny.
Seule, et toute en larmes ? Voilà dix fois que je te surprends ainsi : tu souffres sans te plaindre, c'est mal. Sais-tu qu'il ne doit point y avoir de malheureux où je suis.

JENNY.
Monsieur…

M. DORBAN.
Ouvre-moi ton cœur, tu ne t'en repentiras pas. Qui es-tu ?

JENNY.
Française et malheureuse.

M. DORBAN.
À qui appartiens-tu ?

JENNY.
À d'honnêtes gens.

M. DORBAN.
Bonne origine ! pourquoi, as-tu quitté tes parents ? »

JENNY.
Ayant perdu le bonheur en France, je venais le chercher en ces lieux.

M. DORBAN.
Si jeune, hélas ! aurais-tu donc éprouvé les coups du sort ?

JENNY.
Il m'a frappé impitoyablement.

M. DORBAN.
L'as-tu mérité ?

JENNY.
Non.

M. DORBAN.
Si le remords n'est pas dans ton cœur, tes peines finiront.

JENNY.
Je ne le crois pas.

M. DORBAN.
Tu es jeune, belle, vertueuse, et tu perds l'espérance ? Tu as tort. Ton éducation, ta modestie, un certain air de noblesse, tout me persuade que tu n'es pas née pour servir.

JENNY.
Il faut se conformer à sa situation.

M. DORBAN.
Ton état ne peut te convenir : il faut le quitter.

JENNY.
Pour le moment, c'est impossible.

M. DORBAN.
Tout le sera possible avec ton esprit et tes talents. Conte-moi tes malheurs.

JENNY.
Mais monsieur…

M. DORBAN.
Tu rougis ? tu hésites ? crois-tu que ce soit par curiosité que je veuille apprendre la cause de tes peines ? tu ne me connais pas, je le vois. Allons, ne me cache rien, fais mon bonheur en me procurant le doux plaisir de soulager le mérite dans l'indigence, et d'être le digne appui de la vertu malheureuse.

JENNY.
Que me demandez-vous ?

M. DORBAN
Ton secret.

JENNY.
Il est bien important !

M. DORBAN.
Qu'importe ? je le garderai aussi bien que toi.

JENNY.
Quand vous connaîtrez mes infortunes…

M. DORBAN.
Elles auront cessé. Je n'attends que ton aveu pour t'offrir mes secours : il y a quinze jours que je n'ai fait une bonne action, et je ne suis pas heureux quand je vis dans l'oisiveté.

JENNY.
Je crains de vous affliger en vous confiant…

M. DORBAN.
Et moi, je suis sûr de te consoler ; allons, point de timidité, surtout point de détours. (Jenny le regarde.) Ah ! pardon, pardon, mon enfant, tu n'en es pas capable, la candeur est mon garant, et ton cœur doit être le sanctuaire de la vérité.

JENNY.
Vous allez tout savoir.

M. DORBAN.
Bon.

JENNY.
Mais je vous demande une grâce.

M. DORBAN.
Que désires-tu ?

JENNY.
La liberté de vous cacher mon nom.

M. DORBAN.
Mon enfant, je ne veux savoir que tes malheurs. Commence.

JENNY.
Vous voyez une victime de l'amour. Orpheline dès l'enfance, je demeurais chez un oncle dont la dureté était extrême ; sans son aveu, j'épousai un jeune seigneur, je passai en Angleterre, et mon oncle, se servant de son autorité, fit casser mon mariage.

M. DORBAN.
En avait-il le pouvoir ?

JENNY. Je n'avais que seize ans : il était mon tuteur.

M. DORBAN.
Plus de doute il avait les droits d'un père.

JENNY.
De retour à Paris, mon époux eut bientôt des amis. Quels amis, grand dieu ! Il était indépendant, riche, libéral ; on le fit marcher d'erreurs en erreurs, et on le plongea dans un abîme dont rien ne put le tirer. Le faste, le jeu, le conduisirent à sa perte, et devinrent la source de tout mes maux.

M. DORBAN.
Malédiction sur les séducteurs et les faux amis ! Continue mon enfant.

JENNY.
Depuis longtemps mon époux n'habitait plus son hôtel, et le chagrin s'empara de moi. Craintive et timide, je dévorais mes peines, sans me permettre le moindre reproche contre lui. Un jour je le vois paraître ; il était pâle, défait, il avait l'air égaré. Je vais à lui, je lui demande la cause de son trouble. « Ah ! Jenny, s'écria-t-il, cette nuit vient de mettre le comble à mon malheur ! j'ai perdu tout ce que je possédais, il ne me reste plus que le remords et le désespoir. Votre oncle, justement irrité, vient d'obtenir la dissolution de notre mariage ; il a eu raison, je suis un monstre indigne de vous, en horreur à moi-même, et qui se voit forcé de s'expatrier ; vous ne m'appartenez plus, Jenny, oubliez-moi, oubliez-moi. » À ces mots, il va pour sortir ; je m'élance, je l'arrête, j'embrasse ses genoux, j'arrose sa main de mes pleurs, je lui demande de me faire partager son sort, je lui jure une constance éternelle. Il reçoit mes serments, s'arrache de mes bras et me laisse mourante : il part, mon cœur le suit… Et dans un même jour, je perdis la fortune, mon époux, le bonheur, et il ne me resta que la misère, les larmes, mon courage et l'amour.

M. DORBAN.
Je te plains. Mais aussi, j'avais-tu besoin d'épouser un seigneur ? Je déteste les mésalliances ! Ma nièce va faire la même folie que toi ; elle va épouser un homme comme le tien.

JENNY.
Oh ! mon dieu, oui, comme le mien, vous avez raison.

M. DORBAN.
Elle s'en repentira ; enfin qu'est devenu ton époux ?

JENNY.
J'ai su qu'il était en Amérique.

M. DORBAN.
Et c'est-là le but de ton voyage ?

JENNY.
Oui.

M. DORBAN.
Digne femme ! as-tu l'espoir de le retrouver ?

JENNY.
Je crains qu'il ne soit perdu pour moi.

M. DORBAN.
Quand tu m'auras dit son nom, je le découvrirai ; j'ai des correspondances partout et, pour vous réunir, je n'épargnerai rien. En attendant le résultat de mes recherches, demain tu quitteras cette maison. (Jenny fait un mouvement.) Je le veux. Je ne puis te voir gémir sous le poids de la servitude, en butte mille fois le jour aux caprices de ma chère nièce, qui, dieu merci, n'en manque pas. Il y a ici un asile respectable, il faut y entrer, je me charge de tout. Là tu vivras honorablement, jusqu'au moment où je pourrai te rendre ton époux. À présent réfléchis, donne moi le pouvois d'agir, et compte sur Dorban, comme sur toi-même : je reviendrai savoir ta résolution. Adieu.

I, 11 – JENNY, seule.

JENNY.
Homme trop généreux, faire le bien est votre unique occupation. Ah ! qu'il m'en coûtait pour ne pas lui dire tout ce qui se passait dans mon cœur. On vient… C'est madame de Belmar.

I, 12 – JENNY, Mad. DE BELMAR.

Mad. DE BELMAR, un papier à la main.
Que faisiez-vous donc, mademoiselle ? Je vous ai fait demander, et vous étiez absente ?

JENNY.
Madame…

Mad. DE BELMAR.
Si cela vous arrive encore, je vous renvoie.

JENNY.
Quand le mariage de madame sera fait, je lui en épargnerai la peine.

Mad. DE BELMAR.
Heim ?… Je vous conseille d'avoir de la fierté, cela vous va bien !

JENNY.
Je n'ai point de fierté ; mais la sensibilité est de tous les états.

Mad. DE BELMAR.
Taisez-vous, mademoiselle.

JENNY.
Madame est de bien mauvaise humeur aujourd'hui.

Mad. DE BELMAR.
Oui, et j'ai raison.

JENNY.
Madame, votre robe est finie.

Mad. DE BELMAR, gaiement.
Vraiment, ma chère Jenny ? Oh ! j'en suis bien contente ! Où est-elle ? Je brûle de la voir.

JENNY.
La voici.

Mad. DE BELMAR.
Superbe, en vérité ; elle est d'une richesse et d'une élégance… Est-elle de votre invention ?

JENNY.
Non. J'ai vu une jeune mariée qui en avait une dans le même goût, et j'ai cru qu'elle conviendrait à madame.

Mad. DE BELMAR.
J'en suis enchantée ; je suis certaine quelle plaira au marquis.

JENNY.
Oui, j'espère qu'elle fixera son attention.

Mad. DE BELMAR.
Il devait être de retour aujourd'hui ; voilà notre contrat et il n'arrive point… Cela m'inquiète.

JENNY.
S'il vous aime, il ne manquera point à sa parole.

Mad. DE BELMAR.
S'il m'aime ? La belle question ! Il m'adore.

JENNY, à part.
Chaque mot me déchire le cœur.

Mad. DE BELMAR.
Quoi ? vous doutez de son cœur ?

JENNY.
Point du tout, et madame est faite pour le captiver.

Mad. DE BELMAR.
Que ne dois-je pas espérer des liens que je vais former ! Songez donc, Jenny, que je vais être marquise.

JENNY.
Ce n'est pas le titre que vous allez prendre qui fera votre bonheur.

Mad. DE BELMAR.
Vous ne savez ce que vous dites.

JENNY.
Pardonnez-moi, madame.

Mad. DE BELMAR.
Savez-vous ce que c'est qu'une marquise, mademoiselle ?

JENNY.
Je m'en doute un peu.

Mad. DE BELMAR.
Si vous le savez, vous en parlez bien froidement.

JENNY.
C'est que j'ai vu beaucoup de marquises très malheureuses.

Mad. DE BELMAR.
Oui, en France, où l'on se marie sans amour.

JENNY.
Et en Amérique, par convenance.

Mad. DE BELMAR.
Jenny, vous allez trop loin.

JENNY.
Madame a le droit de me dire tout ce qui lui plaît ; mais elle ne m'ôtera pas celui de défendre ma nation.

Mad. DE BELMAR.
Tenez, vous serrerez ce contrat dans mon secrétaire… Ah !… Attendez, je veux que le marquis le trouve signé quand il arrivera. Donnez-moi cette plume.

JENNY, va la chercher sur le piano.
La voici.

Mad. DE BELMAR, signe et remet le contrat à Jenny.
Ayez-en soin.

I, 13 – JENNY, Mad. DE BELMAR, REMI.

REMI.
Madame un courrier de M. le marquis de Monbel vient d'arriver et demande à vous parler.

Mad. DE BELMAR, vivement.
Un courrier du marquis ! Introduisez-le promptement, je vais le recevoir. (Remi sort.) Mademoiselle, que tout soit en ordre, je vous prie, et venez de suite me rejoindre pour achever ma toilette.
(Elle sort.)

I, 14 – JENNY, seule.

JENNY.
Le marquis va venir ! je suis toute tremblante… Allons, du courage, Jenny, du courage ! Je suis dans un dédale affreux, il en faut sortir triomphante, ou mourir. (Elle prend la robe et sort.)

 

Acte II

II, 1 – JENNY, JÉRÔME.

JENNY.
Jérôme, il n'y a pas un moment à perdre ; allez vous préparer, et faites exactement ce que je vous ai dit.

JÉRÔME.
Morbleu ! madame, ne craignez-rien ; quand il s'agit de vous servir, cela me donne du génie et de la hardiesse.

JENNY.
Votre rôle sera difficile à soutenir.

JÉRÔME.
Je ferai de mon mieux pour m'en acquitter comme il faut.

JENNY.
Jérôme, si je réussis, le sort de tes vieux jours est assuré.

JÉRÔME.
Ne me parlez de récompense que lorsque le service sera rendu.

JENNY.
Mais…

JÉRÔME.
Mais… que vous réussissiez ou non, vous ne me renverrez point, n'est-il pas vrai ?

JENNY.
Jamais.

JÉRÔME.
C'est tout ce qu'il faut ; je vous ai vu naître, et je mourrai à votre service.

JENNY.
Mon ami, prenez bien garde à votre déguisement ; car si le marquis vous rencontrait…

JÉRÔME.
Soyez tranquille, vous ne me reconnaîtrez pas vous même.

JENNY.
C'est bien.

JÉRÔME.
Je pars.

JENNY.
Attendez ; il faudrait convenir d'un signal, pour que vous pussiez entrer à propos.

JÉRÔME, se frappant le front.
J'avais oublié cela ! Voyons, quel signal me donnerez-vous ?

JENNY.
Je préluderai sur ce piano.

JÉRÔME.
Bon ! je vais m'habiller et je reviens m'établir dans l'antichambre. Je cause avec les domestiques, je les amuse et, quand j'entendrai le prélude, je me ferai annoncer.

JENNY.
C'est cela !

JÉRÔME.
A la réfoir, montame, n'oubliez pas le chuif ôllemand.

II, 2 – JENNY, seule.

JENNY.
Allons, puisse cet innocent stratagème produire l'effet que j'en attends.

II, 3 – JENNY, Mad. de BELMAR.

Mad. DE BELMAR, occupée à lire une lettre.
Cette lettre m'enchante !

JENNY, tristement et à part.
Elle est du marquis.

Mad. DE BELMAR.
Toutes les expressions en sont dictées par l'amour le plus tendre.

JENNY, à part.
L'ingrat !

Mad. DE BELMAR.
Ah ! Jenny, vous voilà ? Partagez ma joie : je vais vous lire la lettre du marquis.

JENNY.
À moi…

Mad. DE BELMAR.
Vous verrez comme il écrit bien…

JENNY.
Cela ne me surprendra pas.

Mad. DE BELMAR.
À quel point j'en suis aimée !

JENNY.
Madame…

Mad. DE BELMAR.
Oh ! n'en doutez pas.

JENNY.
J'ai tant d'occupations.

Mad. DE BELMAR.
Écoutez-moi, mademoiselle.

JENNY.
C'est qu'il me reste encore beaucoup de choses à faire.

Mad. DE BELMAR.
Vous êtes habile, et vous aurez du temps pour tout. Vous allez voir combien la tendresse du marquis est extrême, et vous sentirez mon bonheur.

JENNY, à part.
Quel supplice !

Mad. DE BELMAR, lit avec enthousiasme.
« La crainte d'être contrarié par les vents, mon adorable amie, m'a fait débarquer à six lieues de Philadelphie. » (Elle s'interrompt.) Mon adorable amie ! que cette expression est charmante ! qu'en dites-vous, Jenny ?

JENNY.
Oui, madame.

Mad. DE BELMAR, lit.
« Je vais voler à vos pieds. » À mes pieds, vous entendez ?

JENNY.
J'entends.

Mad DE BELMAR, lit.
L'amour me prêtera ses ailes pour franchir la distance qui me sépare de l'objet que mon cœur adore. » Eh bien !

JENNY.
Eh bien ! je n'en doute plus.

Mad. DE BELMAR, lit. « Et l'hymen qui va nous unir mettra le comble à ma félicité. » Vous avez entendu, parlez franchement : qu'est-ce qui vous a le plus frappée dans cette lettre ?

JENNY.
Tout : chaque expression pénétrait jusqu'au fond de mon cœur.

Mad. DE BELMAR.
Le marquis est charmant !

JENNY.
J'en conviens.

Mad. DE BELMAR.
Vous voyez comme il m'aime !

JENNY.
Il le dit.

Mad. DE BELMAR.
Cela doit vous faire plaisir ?

JENNY.
Beaucoup !

Mad. DE BELMAR.
Vous dites cela singulièrement.

JENNY.
Je réponds à vos questions.

Mad. DE BELMAR.
Oui ; mais votre ton n'est pas d'accord avec vos réponses.

JENNY.
Madame… c'est que les hommes sont si trompeurs !

Mad. DE BELMAR.
Mademoiselle, le marquis est sincère.

JENNY.
Vous devez le croire.

Mad. DE BELMAR.
Il a toute l'amabilité d'un français, sans en avoir la légèreté ; vous le verrez, Jenny, vous le verrez, et vous lui rendrez justice.

JENNY.
J'y suis très disposée, madame, je vous l'assure.

Mad. DE BELMAR.
Ah ! vous avez bien répondu cette fois ; je vais être la plus heureuse des femmes !

JENNY.
Votre sort sera digne d'envie.

Mad. DE BELMAR.
Ah ! Jenny, quel bonheur je me promets dans cette douce union ! l'amour, le rang, la fortune : voilà le sort qui m'attend. Ne crois pas, Jenny, que je m'ensevelisse dans cette triste colonie ; avant un mois, je pars pour Paris ; pays enchanteur ! Avoir un hôtel magnifique, une mise élégante, les plus brillants équipages : voilà mon premier soin. Mon époux retrouvera ses anciennes connaissances, princes, ducs, comtes, marquis. Je serai présentée partout, et partout je serai accueillie, aimée, fêtée ; je recevrai à mon tour tout ce qu'il y a de plus illustre dans la capitale. Bals, fêtes, concerts, je volerai de plaisir en plaisir ; et, passant ma vie dans le tourbillon du monde, mes jours seront filés par les mains de l'amour et du bonheur.

JENNY.
Madame, les désirs embellissent tout ; mais la réalité dissipe l'illusion ; ce grand monde qui vous charme et vous éblouit vous présente bien des écueils. J'ai connu beaucoup d'épouses malheureuses dans les premières classes de la société ; ces exeples ne sont pas rares, et je pourrais vous en citer un… Le plan que vous avez formé vous a paru brillant, mais il n'est pas solide ; vous courez après les plaisirs, et vous ne trouverez pas le bonheur.Pardonnez mes réflexions, madame, elles sont justes, et le temps et l'expérience vous apprendront qu'elles m'ont été dictées par mon zèle et la vérité.

Mad. DE BELMAR.
Ah ! vous me contrariez sans cesse, et l'on dirait que, pensant comme mon oncle, vous n'approuvez pas mon mariage.

JENNY.
Madame…

Mad. DE BELMAR.
Tout est dit, à l'avenir gardez vos réflexions pour vous.

II, 4 – JENNY, Mad. de BELMAR, REMI.

REMI, annonçant.
Monsieur le marquis de Monbel.

JENNY, vivement.
Le voilà !

Mad. DE BELMAR.
Sans doute, allez, laissez nous.

JENNY, à part en s'en allant.
À peine je respire.

II, 5 – Mad. DE BELMAR, LE MARQUIS.

Mad. DE BELMAR.
Enfin, vous voilà de retour ! mon impatience…

LE MARQUIS.
Pardon, si je n'ai pu vous voir plus tôt ; mais j'avais des ordres importants à communiquer au commandant de la place ; et mon devoir doit me faire trouver mon excuse.

Mad. DE BELMAR.
Je vous revois, et j'oublie ce que m'a coûté votre longue absence.

LE MARQUIS.
Adorable Belmar, combien j'ai souffert loin de vous ! la gloire seule pouvait me faire supporter les peines de l'amour.

Mad. DE BELMAR.
Cher Monbel,, mes inquiétudes étaient bien vives ; à chaque instant vos périls se présentaient à mes yeux ; vous avez couru bien des dangers ?

LE MARQUIS.
Oui, mais je voulais me rendre digne de vous ; je vous dois mes lauriers, et je viens vous en faire l'hommage.

Mad. DE BELMAR.
Il est bien flatteur pour moi ; si mon cœur et ma main peuvent être votre récompense…

LE MARQUIS.
C'était la seule que je désirais.

Mad. DE BELMAR.
Avant tout, voulez-vous bien recevoir mon compliment sur le grade honorable que l'on vient de vous donner ; vous avez été nommé général sur le champ de bataille : c'est bien glorieux pour vous, mais les États ne pouvaient faire un meilleur choix, ni mieux placer leur confiance.

LE MARQUIS.
Je dois cette faveur plus à mon humanité qu'à ma bravoure.

Mad. DE BELMAR.
Comment ?

LE MARQUIS.
Une bataille décisive allait être livrée aux insurgés ; les armées étaient en présence ; mon cœur se révolta en pensant que des hommes d'une même nation voulaient se détruire pour des intérêts qu'il était facile de réunir ; emporté, malgré moi, par un mouvement surnaturel, je m'élance vers les bataillons ennemis ; je m'adresse à leur chef et lui dit : « Pourquoi faire exterminer ces malheureux ; ils sont rebelles et coupables sans doute ; mais ne vaudrai-il pas mieux les rendre à leur patrie que de les anéantir ? C'est vous qui les commandez : offrez-leur de la part des États une amnistie générale ; qu'ils cessent de combattre leurs parents, leurs amis, et je les mène en triomphe à Philadelphie. » Ces paroles de paix retentirent dans tous les cœurs et produisirent l'effet que j'en attendais : ces bonnes gens mirent bas les armes, et je les ai soumis sans les vaincre.

Mad. de BELMAR.
Ah ! marquis, s'il était possible d'ajouter à l'estime que j'ai pour vous ce dernier trait !…

LE MARQUIS.
Ne me louez pas tant, je n'ai fait que mon devoir ; je vous revois, et je suis trop heureux. Vous me paraissez encore embellie… cette parure… est d'un goût exquis.

Mad. DE BELMAR.
Vous plaît-elle ?

LE MARQUIS, fixant la robe avec attention.
Oui… cette robe… est charmante !… et plus je l'examine… plus elle me rappelle…

Mad. DE BELMAR.
Quoi donc ?

LE MARQUIS.
Oh ! rien… rien… mais c'est un hasard singulier.

Mad. DE BELMAR.
Vraiment ?

LE MARQUIS.
Laissons cela. Vous savez que c'est aujourd'hui que nous devons signer notre contrat ?

Mad. DE BELMAR.
Oui. (Allant au secrétaire.) Et vous allez voir que je ne l'ai point oublié ; le voici, il n'y manque que votre signature.

LE MARQUIS, avec empressement.
Ah ! je la donne avec transport. (Il signe.) Quel jour heureux pour moi !

II, 6 – Mad. DE BELMAR, LE MARQUIS, REMI.

REMI.
Un officier demande à parler à M. le marquis de Monbel.

LE MARQUIS, à Madame de Belmar.
Madame… (Madame de Belmar lui donne son approbation.) Priez-le d'entrer.

II, 7 – Mad. DE BELMAR, LE MARQUIS, REMI, UN OFFICIER.

L'OFFICIER.
Monsieur le marquis, vous êtes invité de vouloir bien vous rendre au Palais du Gouvernement, pour recevoir les félicitations des États, et votre brevet de général.

LE MARQUIS.
Je vous remercie… Madame voudra-t-elle bien me permettre ?…

Mad. DE BELMAR.
Allez, marquis, jouir de votre gloire, et recevoir le prix de vos travaux.

LE MARQUIS, lui baisant la main.
Ce ne sera pas celui qui me flattera le plus.

II, 8 – Mad. DE BELMAR, seule.

Mad. de BELMAR.
Allons, me voilà marquise ! que mon oncle en murmure ou non, peu m'importe !

(Ici Jenny paraît.)

II, 9 – Mad. de BELMAR, JENNY.

Mad. DE BELMAR, au comble de la joie.
Ah ! ma chère Jenny, c'en est fait, demain je m'enchaîne pour la vie.

JENNY.
Vous êtes au comble de vos voeux. (À part.) Voilà le moment.

Mad. DE BELMAR.
Que dites-vous ?

JENNY.
Est-ce que madame ne touchera pas du piano ce soir ? elle excelle sur cet instrument ; elle m'a dit que M. le marquis aimait à l'entendre.

Mad. DE BELMAR.
Ah ! vous avez raison ; j'ai quelques pièces nouvelles que je me propose d'exécuter.

JENNY, allant au piano.
Voyons s'il est en état (Elle prélude.)

II, 10 – Mad. de BELMAR, JENNY, REMI.

REMI.
Madame, un juif est là ; il desire vous montrer des marchandises qui pourront vous convenir.

Mad. DE BELMAR.
Faites entrer.

JENNY.
Tout est d'un accord parfait.

II, 11 – Mad. DE BELMAR, JENNY, LE JUIF avec la cassette sous son bras.

LE JUIF.
Madame, moi l'y être fort content de poufoir vus offrir ma salut et mon marchandise.

Mad. DE BELMAR.
Qu'avez-vous à vendre ?

LE JUIF.
Té beaux tiamans et autres pijoux d'une très grande prix.

Mad. DE BELMAR, s'asseyant.
Peut-on voir ?

LE JUIF.
Ya, matame, moi montrer à vous tout de suite ; foilà des dendelles magnifiques, et dans la dernière goût.

Mad. DE BELMAR.
Je n'en ai pas besoin.

LE JUIF.
Un lunette achromatique… un chonc superbe… un choly médaillon enrichi de diamants, avec un chaîne en or, et un portrait représentant le pli choli homme d'y monde.

Mad. DE BELMAR.
Voyons cela.

LE JUIF.
Le tout l'y être fort riche et de la pli grante beauté.

Mad. DE BELMAR. Que vois-je ? est-ce une illusion.

LE JUIF.
Non, matame, les brillants en sont admirables.

Mad. DE BELMAR.
Je ne me trompe point.

LE JUIF.
Moi pas fait pour tromper matame.

Mad. DE BELMAR.
C'est bien cela.

LE JUIF.
Oh ! très bien.

Mad. DE BERMAR.
C'est lui ! c'est le marquis.

LE JUIF
Ya, matame, l'orichinal l'y être marquis.

Mad. DE BELMAR.
Je n'en reviens pas. (Au juif.) Mais par quel hasard !… c'est qu'il est parlant. Voyez, Jenny, voyez, voilà mon prétendu : convenez qu'il est bien.

JENNY.
Oui, sa figure est charmante ; et si son âme est aussi belle…

Mad. DE BELMAR.
En pourriez-vous douter, Jenny.

LE JUIF.
Ce portrait il vous conviendre, matame ?

Mad. DE BELMAR.
S'il me convient ! Jenny, vous ne voyez pas la ruse ?

JENNY
Non, madame.

Mad. DE BELMAR.
Je la vois, moi. Je sais qui envoie cet homme.

JENNY, vivement.
Vous le savez ?

Mad. DE BELMAR.
Oui, mademoiselle, je le sais.

JENNY.
Vraiment ?

Mad. DE BELMAR.
Il vient de la part du marquis, qui veut me surprendre, et me faire ce joli présent.

JENNY.
Vous le croyez ?

Mad. DE BELMAR.
Vous allez voir… De qui tenez-vous ces objets ? puis-je acheter avec confiance ?

LE JUIF.
Assurément ; moi les afoir eu léchitimement t'une tame pien respectaple.

Mad. DE BELMAR, vivement.
Et de qui donc ?

LE JUIF.
De la femme dé monsir le marquis té Monbel.

 Mad. DE BELMAR, se levant avec fureur.
Malheureux ! qu'osez-vous dire ?

LE JUIF.
Lé vérité, matame.

Mad. DE BELMAR.
Le marquis est marié ! non, je ne le crois pas ; il n'a pu vouloir me tromper, et vous êtes un imposteur !

LE JUIF.
Matame, y né veut pas mé croire ?

Mad. DE BELMAR.
Eh ! le puis-je ? tremblez, misérable, tremblez ! le marquis est ici, et votre calomnie sera punie par le châtiment le plus terrible.

LE JUIF.
Moi n'afoir rien à craindre ; moi point détout calomniateur.

Mad. DE BELMAR.
Pourrez-vous soutenir ce que vous avancez ?

LE JUIF.
A moi l'y être fort aisé.

Mad. DE BELMAR.
Il faudra donner des preuves.

LE JUIF.
Moi les tonner sans sortir d'ici.

Mad. DE BELMAR.
Quelles sont ces preuves ?

LE JUIF.
Parlantes.

Mad. DE BELMAR.
L'assurance de cet homme me désespère ; mais non, cela n'est pas possible. (Au juif.) Comment le marquis aurait-il pu m'offrir sa main s'il était marié ?

LE JUIF.
Lui, ne l'y être pli marié.

Mad. DE BELMAR.
Expliquez-vous donc, et faites cesser mon incertitude et mon embarras.

LE JUIF.
La tiaple d'oncle de la démoiselle a brisé la mariache.

Mad. DE BELMAR.
Je respire ! mais êtes-vous bien certain de ce que vous dites ? Avez-vous connu la femme du marquis ?

LE JUIF.
Si je le connais ? Chez la fois encore, il ne me sort pas de l'idée.

Mad. DE BELMAR.
Qui était cette femme ? avait-elle du mérite, était-elle jolie ?

LE JUIF.
Cholie… comme mademoiselle, et vertueuse comme matame.

Mad. DE BELMAR.
Jenny, avez-vous entendu parler de ce mariage, à Paris ?

JENNY.
Oui, madame,

Mad. DE BELMAR.
Il est donc vrai que le marquis a été marié ?

JENNY.
C'est la vérité.

Mad. DE BELMAR.
En êtes-vous bien sûre ?

JENNY.
Personne ne peut le savoir mieux que moi.

Mad. DE BELMAR.
Comment cela ?

JENNY.
J'ai beaucoup connu madame la marquise de Monbel ; j'ai été témoin de ses peines, de ses malheurs, et j'ai souvent essuyé ses larmes.

Mad. DE BELMAR.
Quelle fut la cause de cette séparation ?
Le tuteur de la marquise, les erreurs du marquis et l'anéantissement de sa fortune.

Mad. DE BELMAR.
Et depuis, que devint la marquise ?

JENNY.
Elle tomba dans la plus affreuse détresse, et se retira chez une ancienne femme de chambre de sa mère.

Mad. DE BELMAR.
Mais à présent où est-elle ?

JENNY.
Madame, le lieu de sa retraite est encore un mystère.

Mad. DE BELMAR.
Le marquis n'a pu abandonner sa femme sans motif ; car enfin, si elle l'avait aimé, eût-elle vendu son portrait ?

JENNY.
Si madame se trouvait dans une position pareille à celle de la marquise, elle en ferait peut-être autant.

Mad. DE BELMAR.
Jamais ! jamais. Terminons ; que voulez-vous de cela ?

LE JUIF.
Deux cents quatre vingt-dix guinées.

Mad. DE BELMAR.
Allons, vous plaisantez.

LE JUIF.
Non, matame, c'est le prix coûtant. »

Mad. DE BELMAR.
J'en donne deux cents guinées.

LE JUIF.
Ah ! matame, vous fouloir donc mé ruiner.

Mad. DE BELMAR.
Je n'en donnerai pas davantage.

LE  JUIF.
C'est tout en conscience, en vérité.

Mad. DE BELMAR.
Pas une obole de plus.

LE JUIF.
En ce cas, je remporte tout de suite mon marchandise.

Mad. DE BELMAR.
Altendez ! Jenny, qu'en pensez-vous ? Il me semble que…

JENNY.
Ah ! madame, vous avez blâmé la marquise d'avoir vendu le portrait de son époux, et vous marchandez celui de votre amant.

LE JUIF.
Matame il achète-t-elle ?

Mad. DE BELMAR.
Oui, c'est une affaire conclue ; sonnez, Jenny. (Jenny sonne et Remi rentre.)

LE JUIF.
Matame, il vient de faire une bonne acquisition, et me paraît contente ?

Mad. DE BELMAR.
Oui, conduisez cet homme à la caisse, et faites-lui donner deux cents quatre vingt dix guinées.

JENNY, bas au juif.
N'allez point à la caisse, et ne recevez rien.

LE JUIF.
Ché souhaite à matame une bonne mariage ; jé désire né chamais faire avec elle la même marché que ché fait avec la bonne marquise.

Mad. DE BELMAR.
Heim !

LE JUIF.
Adié, matame, toutes sortes dé bonher et de prosbérités.
(Il sort lentement.)

II, 12 – Mad. DE BELMAR, JENNY.

Mad. DE BELMAR.
Jenny ?

JENNY.
Madame ?

Mad. DE BELMAR.
Que dites-vous de tout cela ?

JENNY.
Rien, madame.

Mad. DE BELMAR.
Combien je me suis trompée ; je croyais que c'était le marquis qui m'envoyait ces bijoux. Eh ! quoi, mademoiselle vous saviez le mariage du marquis, et vous ne m'en avez rien dit ?

JENNY.
Je craignais de vous affliger.

Mad. DE BELMAR.
Le marquis serait-il un trompeur ! Je suis dans une indignation… Je l'interrogerai et, s'il voulait nier son mariage, ceci me servira de preuves…

JENNY
Certaines.

Mad. DE BELMAR.
Et puis la surprise du marquis…

JENNY.
Sera un trait de lumière.

Mad. DE BELMAR.
Quand il verra ce portrait ?

JENNY, à part.
Il se souviendra peut-être de sa malheureuse épouse.

Mad. DE BELMAR.
Rien ne m'échappera.

JENNY.
Ni à moi non plus.

Mad. DE BELMAR. Et nous le jugerons !

JENNY.
Oui, nous le jugerons.

Mad. DE BELMAR.
Je vous remercie, ma chère, et je vous tiendrai compte de ce que vous faites pour moi.

JENNY.
Ah ! madame ne me doit aucune obligation : c'est mon cœur qui me porte à faire tout cela.

II, 13 – Mad. DE BELMAR, JENNY, REMI.

REMI, annonçant.
Monsieur le marquis.

Mad. DE BELMAR, cache le portrait dans son sein.
Allez, Jenny ; et si j'ai besoin que vous affirmiez que le marquis a été marié, je vous appelerai.

JENNY.
Soyez tranquille, j'écouterai tout. »

II, 14 – Mad. DE BELMAR, LE MARQUIS.

LE MARQUIS, avec empressement.
Ah ! madame, je viens de recevoir les éloges les plus flatteurs : mon nom est prononcé avec enthousiasme par tous les habitants de la Colonie. Les États m'ont récompensé magnifiquement ; ma fortune est égale à la vôtre ; tous mes voeux sont accomplis et vous allez mettre le comble à mon bonheur.

Mad. DE BELMAR, sèchement.
Un moment, monsieur, il faudra le mériter avant de l'oblenir.

LE MARQUIS.
Vous me jetez dans un étonnement !… quel est donc ce langage ?

Mad. DE BELMAR.
Vous me voyez au désespoir !

LE MARQUIS.
Vous, madame ? et pourquoi ?

Mad. DE BELMAR.
Je viens de faire une acquisition… bien étonnante en vérité. Je vais m'expliquer, et je compte sur votre probité.

LE MARQUIS.
Voyons, de quoi s'agit-il ?

Mad. DE BELMAR.
D'un portrait.

LE MARQUIS.
Et cela vous tourmente ?

Mad. DE BELMAR.
Au point d'en perdre la raison.

LE MARQUIS.
Vous me surprenez ; au fait, ce portrait…

Mad. DE BELMAR.
Est le sujet d'une histoire affreuse, inconceyable.

LE MARQUIS.
Quelle est donc cette histoire ?

Mad. DE BELMAR.
Il s'agit d'une épouse infortunée.

LE MARQUIS.
A ce titre elle a des droits à ma pitié.

Mad. DE BELMAR.
Je le crois ; qui ; du sein de l'opulence et des grandeurs, est tombée dans l'état le plus misérable.

LE MARQUIS.
Par sa faute ?

Mad. DE BELMAR, avec force.
Non ! par celle de son mari.

LE MARQUIS.
C'est cruel !

Mad. DE BELMAR.
Et bien effrayant pour moi.

MARQUIS.
Pour vous madame ? tous les hommes ne se ressemblent pas.

Mad. DE BELMAR.
Mais si j'allais éprouver le même sort avec vous ?

LE MARQUIS.
Avec moi ? le craindre est un outrage ; et je blâme trop le mari de celle infortunée pour vouloir l'imiter.

Mad. DE BELMAR.
Oui, vous avez raison ; blâmez-le, et ne l'imitez jamais.

LE MARQUIS, avec chaleur.
Moi l'imiter ? moi causer le malheur de mon épouse ! je me ferais horreur d'en avoir l'idée, et je regarde l'homme qui en est capable comme un monstre.

Mad. DE BELMAR.
Fort bien ; mais ne vous emportez pas tant, et je vous engage à avoir pour lui un peu d'indulgence.

LE MARQUIS.
Il ne la mérite pas.

Mad. DE BELMAR.
Ces paroles sont terribles… elles vous accusent.

LE MARQUIS.
Madame !…

Mad. DE BELMAR, avec la plus grande force.
Cet homme qui vous inspire de l'horreur, que vous blâmez, que vous ne voulez jamais imiter, cet époux barbare, c'est vous.

LE MARQUIS.
Moi !

Mad. DE BELMAR.
Ne cherchez point à vous défendre.

LE MARQUIS.
Non, je ne mérite pas…

Mad. DE BELMAR, tirant le portrait de son sein.
Connaissez-vous ce portrait ?

LE MARQUIS. C'est le mien.

Mad. DE BELMAR.
À qui le donnâtes-vous ?

LE MARQUIS, confondu.
À mon épouse.

Mad. DE BELMAR, avec fureur.
Vous êtes donc marié ?

LE MARQUIS.
Je le fus, et mes nœuds sont rompus.

Mad. DE BELMAR.
Ainsi, vous pouvez disposer de votre main ?

LE MARQUIS.
Si vous en doutiez, madame, je renoncerais au bonheur de vous l'offrir.

Mad. DE BELMAR.
Marquis…

LE MARQUIS.
On m'a calomnié, je le vois… Qui donc a pu vous dire que la marquise était dans l'état le plus malheureux ?

Mad. DE BELMAR.
Une femme de chambre française, qui est à mon service depuis quelques mois, et qui a été témoin de tout ce qu'a souffert la marquise de Monbel.

LE MARQUIS.
C'est impossible !

Mad. DE BELMAR.
Voulez-vous l'entendre d'elle-même ?

LE MARQUIS.
Oui ! et je suis prêt à confondre son imposture. Qu'elle paraisse.

Mad. DE BELMAR.
Vous l'ordonnez ? venez, Jenny, venez ; c'est ici qu'il faut dire la vériié.

(Jenny paraît.)

II, 15 – Mad. DE BELMAR, LE MARQUIS, JENNY.

LE MARQUIS.
Que vois-je ?

Mad. DE BELMAR.
Vous vous connaissez ? bon !

JENNY.
Monsieur m'a vu souvent chez madame la marquise de Monbel.

Mad. DE BELMAR.
Vous l'entendez ?

LE MARQUIS.
Quoi ! c'est vous… vous qui avez dit… il me semble que vous devez savoir positivement que je suis le maître de disposer de moi, et que la marquise ne peut s'y opposer.

JENNY.
Oui, je le sais.

LE MARQUIS.
Que son oncle barbare brisa les liens que j'avais formés en Angleterre sans son aveu ?

JENNY.
Cela n'est que trop vrai pour la pauvre marquise.

LE MARQUIS.
Et que rien ne peut m'empêcher de m'unir à madame ?

JENNY.
Il n'y aurait que votre cœur qui pourrait y mettre obstacle.

LE MARQUIS.
Oui, si la marquise ne m'eût point trahie, elle aurait encore des droits sur mon cœur.

JENNY, vivement.
Ah ! monsieur, pourriez-vous soupçonner ?…

LE MARQUIS.
Non, je ne soupçonne point, j'ai la preuve de ce que j'avance.

JENNY.
Et moi, monsieur, je vous jure…

LE MARQUIS.
Point de serment ! la marquise est dans l'indigence, je ne la laisserai pas dans un état indigne d'elle ; malgré tous ses torts envers moi, je la forcerai au repentir en l'accablant de bienfaits.

Mad. DE BELMAR.
Bien, mon ami ! c'est très-bien.

JENNY.
Votre générosité est grande ; mais, en lui ôtant votre estime et votre cœur, que pouvez-vous lui offrir ?

Mad. DE BELMAR.
C'est assez, mademoiselle ; allez, vous viendrez m'avertir quand on aura servi.

JENNY.
Oui, madame. (À part, en s'en allant.) Pas un regard, mon sort est décidé.

II, 16 – Mad. DE BELMAR, LE MARQUIS.

LE MARQUIS, à part.
Cette aventure est extraordinaire, et je ne puis concevoir…

Mad. DE BELMAR.
Qu'avez-vous marquis ? vous avez l'air sombre et rêveur ? Vous aurais-je déplu par ma vivacité ? Pardonnez-la moi : ce portrait m'avait tourné la tête.

M. DORBAN, en dehors.
On peut donc entrer ? c'est heureux.

Mad. DE BELMAR.
Ah ! voici mon oncle.

II, 17 – Mad. DE BELMAR, LE MARQUIS, M. DORBAN.

M. DORBAN.
Oui, c'est moi ; à la fin vous êtes visible ! Je ne croyais pas qu'il fallût que je me fisse annoncer chez vous ; et si une grande affaire ne m'amenait, vous ne m'auriez pas vu de longtemps,

Mad. DE BELMAR.
Excusez, mon cher oncle, mais je n'avais point donné d'ordres…

M. DORBAN.
Ce n'est pas ce qu'on m'a dit.

Mad. DE BELMAR.
Ah ! croyez-le, je vous en conjure. Mon oncle voudra-t-il avoir la bonté de signer mon contrat de mariage ?

M. DORBAN.
Non ! surtout après ce que je viens d'apprendre.

Mad. DE BELMAR.
Qu'avez-vous donc appris ?

M. DORBAN.
C'est mon secret.

Mad. DE BELMAR.
Ainsi, vous me refusez ?

M. DORBAN.
Tout net.

Mad. DE BELMAR.
Et pourquoi ?

M. DORBAN.
Parce que je ne veux pas signer votre malheur !

LE MARQUIS.
Mais, Monsieur…

M. DORBAN.
Mais, mais, madame est veuve, et n'a pas besoin de mon consentement ; et quand il vous aurait été nécessaire, vous eussiez bien trouvé les moyens de vous en passer ; les oncles sont peu de chose pour vous, et vous savez lever les difficultés.

LE MARQUIS.
Monsieur Dorban !

M. DORBAN.
Je dis la vérité.

LE MARQUIS, à part.
Jenny lui aurait-elle confié ?…

M. DORBAN.
Revenons à vous, ma nièce. Vous m'avez écrit que vous quittiez l'Amérique, et que vous alliez vous établir à Paris.

Mad. DE BELMAR.
Oui, mon oncle ; vous concevez qu'à présent je ne puis plus continuer…

M. DORBAN.
Comment donc ? vous ferez très bien de quitter l'état de vos ancêtres ; vivre pour le plaisir, n'être utile à personne, ne penser qu'à soi, voilà le train du monde ; vous le suivrez, il vous ira bien. Vos richesses vous feront des amis tant qu'elles dureront, et vous serez une femme adorée ! Pauvre nièce, je te plains. Pour courir après la chimère, quitte tes parents, tes amis, pour aller engloutir dans une terre étrangère une fortune acquise par trente années de fatigues, de périls, d'économie, que ton malheureux père a payée de sa vie…. Mon bon frère, je ne pense jamais à toi sans que mes larmes !… mais qu'importe, les pères travaillent, les enfants dissipent, et l'ambition étouffe la nature. On rougit de son nom, on veut s'élever, et l'on échange son or pour de vains titres qui ne servent souvent que pour avoir le mépris de celui qui vous les a donnés ; c'est acheter le malheur trop cher.

LE MARQUIS, à part.
Quel homme !

Mad. DE BELMAR.
Mon oncle, ce que vous venez de dire est effrayant ; mais, avec le marquis, je n'ai rien à redouter.

M. DORBAN.
C'est ce que nous verrons.

LE MARQUIS.
Monsieur, il est bien étonnant que le meilleur des hommes soit pour moi seul injuste et cruel.

M. DORBAN.
Vous me provoquez, et je pourrais vous confondre.

LE MARQUIS.
Personne ne peut se plaindre de moi.

Mad. DE BELMAR.
Il a raison : tout le monde loue son mérite et ses mœurs.

M. DORBAN.
Oui, à Philadelphie.

LE MARQUIS.
Monsieur, votre âge vous donne le droit de tout dire.

M. DORBAN.
Oh ! je n'aurais que vingt ans que je parlerais de même.

LE MARQUIS.
Si M. Dorban voulait se souvenir que j'ai versé mon sang pour défendre son pays, peut-être me traiterait-il avec plus de bonté ?

M. DORBAN.
Général ! je suis reconnaissant de tout ce que vous avez fait pour nous ; j'estime votre bravoure, vos talents, et vous ne serez jamais récompensé autant que je le désire . Mais ce n'est pas assez d'être brave, il faut être juste.

LE MARQUIS.
Et vous même, l'êtes-vous ? Quels reproches pouvez-vous me faire ?

M, DORBAN.
Si je disais un mot !

LE MARQUIS.
Prononcez-le, je n'ai rien à craindre.

M. DORBAN.
Cela n'est pas prouvé.

LE MARQUIS, hors de lui.
Si je cédais à mon indignation !

Mad. DE BELMAR.
Monbel !

LE MARQUIS.
Soyez tranquille, madame, M. Dorban est votre oncle.

Mad. DE BELMAR.
Votre modération me fait grand plaisir.

LE MARQUIS.
Oui, de toutes mes victoires, celle de me vaincre moi-même, et de respecter celui qui m'accable d'outrages, est la plus grande que j'ai remportée.

Mad. DE BELMAR, tendrement.
Je vous en sais bon gré.

LE MARQUIS.
J'ai à écrire ; permettez-moi de passer un moment dans votre cabinet.

Mad. DE BELMAR.
Allez.

LE MARQUIS.
Monsieur, quelle que soit l'opinion que vous ayez de moi, je vous prie de croire que je n'en aurai pas moins pour vous tous les égards et la vénération que je dois à l'oncle de madame de Belmar.

II, 18 – Mad. DE BELMAR, M. DORBAN

Mad. DE BELMAR.
Vous avez offensé monsieur le marquis, et je ne puis approuver…

M. DORBAN.
Laissons cela, vos comptes sont faits, les voici. Dès ce jour, notre association est finie, et je sors de cette maison, quoiqu'elle m'appartienne ; mais je ne veux déranger personne, et je vous en fait présent.

Mad. DE BELMAR.
Mon cher oncle… vous me comblez…

M. DORBAN, lui prenant la main.
Il faut bien que je t'assure une retraite.

II, 19 – Mad. DE BELMAR, M. DORBAN, JENNY.

JENNY.
Madame est servie.

Mad. DE BELMAR, à son oncle.
Si j'osais vous prier de me faire l'honneur ?…

M. DORBAN.
Non ! nous ne sommes pas d'accord avec votre marquis : la conversation s'échaufferait… je refuse ; je dînerai seul.

Mad. DE BELMAR, lui prenant la main.
Mon oncle, vous me faites de la peine… je vous aime…. et vous me traitez bien rigoureusement.

(Elle sort, et Jenny va pour la suivre.)

II, 20 – M. DORBAN, JENNY.

M. DORBAN, à Jeanny, d'un ton brusque.
Restez, j'ai à vous parler.

JENNY.
Vous paraissez fâché ?

M. DORBAN.
Je le suis ; et vous ne méritez pas un ami tel que moi, madame la marquise de Monbel.

JENNY.
Vous savez ?…

M. DORBAN.
Votre nom, votre état et vos malheurs.

JENNY.
Qui donc a pu vous instruire ?

M. DORBAN.
Le vieux Jérôme, que j'ai surpris parlant à un capitaine de vaisseau ; il m'a tout avoué ; vous partez, et vous m'en avez fait un mystère ?

JENNY.
Je suis si malheureuse.

M. DORBAN.
Cela devait-il me fermer votre cœur ?

JENNY,
Non.

M. DORBAN.
Vous faire partir sans me dire adieu ?

JENNY.
M. Dorban !…

M. DORBAN.
Sans avoir reçu mes secours ?

JENNY.
De grâce !…

M. DORBAN.
Et me laisser le chagrin de n'avoir pu faire votre bonheur !

JENNY.
Votre générosité me donne bien des regrets !

M. DORBAN.
Vous avez donc tort ?

JENNY
Oui.

M. DORBAN.
Vous en convenez, tout est dit ; le marquis se marie demain, et vous partez ?

JENNY.
Il le faut.

M. DORBAN.
Et moi je vous accompagnerai.

JENNY.
Non, je ne vous exposerai point aux dangers d'un voyage…

M. DORBAN.
Les dangers nous serons communs, et mes soins vous seront utiles ; à votre âge, seule sur un vaisseau, sans connaissances, sans amis… Non, je ne le souffrirai point ; je serai votre appui, votre défenseur, ma place est retenue, et je pars.

JENNY.
Pourrais-je…

M. DORBAN, l'interrompant.
C'est un parti pris : je vous reconduis en France… partout où vous voudrez : j'assurerai votre sort, vous recevrez mes adieux, vous me conserverez un peu d'amitié, et ce sera la récompense de ce que j'aurai fait pour vous.

JENNY.
Non, je ne consentirai point…,

M. DORBAN.
Jusqu'à présent j'ai fait beaucoup d'ingrats, voudriez-vous les imiter ?

JENNY.
Je n'en suis pas capable.

M. DORBAN.
Acceptez donc.

JENNY, se jetant dans ses bras.
Oh ! mon consolateur ! ô mon père !

M. DORBAN.
Bien ! bien !

JENNY.
J'accepte tout.

M. DORBAN.
À merveille !

JENNY.
Je n'en jouirai pas longtemps.

M. DORBAN.
Cela ne vaut plus rien ; il faut vivre et se consoler.

JENNY.
C'est impossible !

M. DORBAN.
Il le faut, morbleu ! il le faut ; je le verrai moi, ce mari cruel et insensé ; je lui parlerai… j'imagine un moyen… j'ai dans l'idée que vous ne partirez pas ; quoiqu'il en soit, je suis prêt ; je vais donner mes derniers ordres pour que rien puisse nous retarder ; allez m'attendre chez vous. Allons, du courage, mon enfant ; il faut vaincre le malheur ; si vous perdez un époux ingrat, vous retrouverez en moi un père, un consolateur et un véritable ami.

 

Acte III

III, 1 – JENNY, JÉRÔME.

JENNY.
Non, mon cher Jérôme, laissez-moi, je n'ai plus rien à espérer ; le marquis m'a revue avec indifférence ; vos secours me sont inutiles et mon malheur est au comble.

JÉRÔME.
Et moi, je persiste ; oui, madame, il faut me permettre d'exécuter ce que je vous ai proposé ; le contrat est signé, M. le marquis croit avoir à se plaindre de vous : il faut le dissuader. Ce que vous avez fait pour lui à Paris pendant son absence est un trait admirable : il faut qu'il le sache.

JENNY.
Je n'aurai jamais la force de le lui apprendre.

JÉRÔME.
Je m'en charge, moi ; encore une fois, me permettez-vous de faire ce que j'ai projeté pour vous servir ?

JENNY.
Puisque vous le croyez nécessaire…

JÉRÔME.
Enfin, j'ai votre aveu ; donnez-moi votre portefeuille.

JENNY, lui donnant son portefeuille.
Le voici.

JÉRÔME.
J'ai tout ce qu'il me faut ; d'après la demande que vous lui avez fait faire, M. le marquis-a-t-il consenti à vous entendre ?

JENNY.
Oui, je l'attends ; je vais le voir, et lui parler pour la dernière fois.

JÉRÔME.
Peut-être !

JENNY.
On vient ; allez, et laissez-moi.

JÉRÔME.
Oh ! ma bonne maîtresse ! triomphez, soyez heureuse et votre vieux Jérôme meurt content.

III, 2 – JENNY, LE MARQUIS qui entre lentement, et a l'air sombre.

JENNY.
Pardonnez-moi, monsieur, si je viens troubler vos plaisirs pour vous demander un moment d'entretien, qui probablement sera le dernier de ma vie.

LE MARQUIS.
Oui, le dernier. Mais parlez : qu'exigez-vous de moi ?

JENNY.
Voilà donc l'accueil que je reçois de vous ; en perdant votre amour, au moins je pourrais prétendre à votre estime.

LE MARQUIS.
Mon estime ! dites mon ressentiment, ma vengeance !

JENNY.
En quoi les aurais-je mérités ?

LE MARQUIS.
Descendez dans votre âme,

JENNY.
Je n'ai rien à me reprocher.

LE MARQUIS.
Rien ! votre sécurité redouble mon indignation ; votre oncle fut barbare envers moi ; il eut raison, j'avais des torts, j'en conviens ; mais que vous avais-je fait pour m'attirer votre infâme trahison ?

JENNY.
Vous m'accusez !

LE MARQUIS.
Oui, et vous ne pouvez vous justifier : les preuves vous anéantiront.

JENNY.
Les preuves … où sont-elles ?

LE MARQUIS.
Vous me le demandez ?

JENNY.
Votre probité me les doit, et mon innocence les exige.

LE MARQUIS.
Votre innocence ! parjure ! rappellez-vous les serments que vous me fîtes lorsque je m'arrachai d'auprès de vous ; vous me jurâtes amour et fidélité ; vous me promîtes qu'un jour nous reprendrions nos premiers liens, et que la mort seule pourrait les briser.

JENNY.
Hé bien !

LE MARQUIS.
Dans cet espoir, je pars : votre promesse, que je croyais sacrée, pouvais seule calmer ma douleur ; mais que devins-je, grand dieu ! quand, quelque temps après, votre oncle m'apprit le nouvel hymen que vous veniez de contracter ; le trouble et la fureur s'emparèrent de moi… Insensé, dans mon délire, je brisai votre portrait ; rendu à la raison, je vous bannis de mon coeur ; plus d'espoir pour vous d'y rentrer jamais. Vous fîtes mon malheur, le venez point troubler ma tranquillité, et songez que notre séparation doit être éternelle.

JENNY.
Vous m'accablez… mais permettez-moi de vous dire que votre erreur a causé votre injustice, que vos reproches m'ont outragée sans motifs, et que vos preuves sont fausses.

LE MARQUIS.
Madame !

JENNY.
Il sera facile de me justifier.

LE MARQUIS.
Point d'explication.

JENNY.
Vous êtes mon accusateur et mon juge ; l'honneur doit vous empêcher de me condamner sans m'entendre.

L E MARQUIS.
Eh ! que pourriez-vous me dire ?

JENNY.
Que mon oncle m'a perdue en voulant me servir, et que, si vous m'eussiez estimée, vous n'eussiez point cru que j'eusse formé un autre hymen. Vous m'avez ravi votre cœur, je vous ai conservé le mien ; et nul mortel ne me fera manquer au serment de fidélité que je vous fis et que je garderai jusqu'à la mort. Je suis libre, et vous allez vous marier : qui de nous deux est coupable ? Juge sévère, accusateur indigné, qu'avez-vous à répondre ?… Consultez votre cœur, je vous laisse le soin de prononcer contre vous-même.

LE MARQUIS.
Eh ! que pourrais-je prononcer ? votre silence est la cause de tous nos maux ; votre oncle m'a trompé ! quoi ! vous étiez libre, et vous ne m'en avez point informé ? Vous étiez dans la détresse et vous avez dédaigné mes secours ? Ah ! loin de prendre un état indigne de vous, il fallait vous adresser à moi, et tout ce que je possédais vous eût appartenu ; lorsque vous sûtes que j'étais en ces lieux, deviez-vous hésiter sur le parti que vous aviez à prendre ?

JENNY.
Non, je n'hésitai point. Malgré tous les maux que j'ai soufferts, dont vous étiez la cause, et que je n'avais pas mérités, je vous aimais toujours ; vous m'aviez abandonnée, et je ne pouvais vivre sans vous ; pour nous retrouver, j'ai quitté ma patrie ; peines, fatigues, dangers, rien ne m'a retenue ; j'arrive… vous étiez au milieu des camps… Enfin, on m'apprend votre amour pour madame de Belmar ; on m'annonce que votre hymen est fixé. Ce fut la foudre pour moi, mais la fermeté de mon caractère me fit tout supporter sans me plaindre. J'avais une rivale, je voulus la voir pour mieux la connaître ; j'entrai à son service : contrariétés, caprices, humiliations, rien ne m'effraya ; je voulais gagner sa confiance et lire dans son âme les sentiments qu'elle vous inspirait, pour me guérir de celui qui faisait le tourment de ma vie. Hélas ! bientôt je n'en doutai plus ; mille fois par jour ma rivale, par ses cruelles confidences, brisait mon cœur et redoublait mon désespoir ; pour cesser de souffrir, je voulais m'éloigner… Mais un charme fatal retenait mes pas et m'attachait au lieu de mon supplice ; je ne pouvais partir sans vous avoir vu ; il m'était impossible de croire que vous eussiez cessé de m'aimer, et c'était de votre bouche que je voulais entendre mon arrêt ; vous l'avez prononcé ; nul espoir ne me reste, la fortune vous éblouit, l'amour m'arrache votre cœur, et vous êtes perdu pour moi. Après tant de maux, de larmes, de malheurs, je ne trouve que l'abandon, l'indifférence et l'oubli : voilà ma récompense.

LA MARQUIS.
Vous êtes innocente ! non jamais mon cœur ne fut plus tourmenté ! Ah ! que ne l'est-il permis… je suis au désespoir, et ma situation me fait trembler.

III, 3 – JENNY, LE MARQUIS, Mad. de BELMAR.

Mad. DE BELMAR.
Où allez-vous donc, marquis, vous avez l'air troublé ?

LE MARQUIS.
Madame…

Mad. DE BELMAR.
Vous causiez avec Jenny ; je gagerais qu'elle vous aura parlé de votre épouse.

LE MARQUIS.
Oui, c'est vrai.

Mad. DE BELMAR.
De quoi vous mêlez-vous, mademoiselle ?

JENNY.
Monsieur accusait injustement la marquise, et je me suis vu forcée de la justifier.

Mad. DE BELMAR.
Vous avez affligé le marquis, voyez, il est dans la douleur ; vous êtes insupportable, retirez-vous.

JENNY.
Si madame savait…

Mad. DE BELMAR.
Je ne veux rien entendre ; sortez : je n'ai plus besoin de vos services ; faites-vous payer de ce qui vous est dû, et j'ajoute à vos gages trente louis de gratification. Allez.

JENNY.
Madame, je suis très reconnaissante de votre générosité, mais je refuse le don que vous voulez me faire.

Mad. DE BELM AR.
Vous êtes une orgueilleuse.

JENNY.
Je ne prendrai que ce qui m'appartient ; à l'instant même je sors de chez vous ; ma présence ne vous importunera plus ; je sens que je ne puis pas même inspirer la pitié… C'en est fait, une retraite profonde me procurera peut-être le repos que je désire… mais que je ne trouverai pas ; n'importe, quel que soit mon sort… je finirai mes jours en bénissant ceux qui m'auront haïe et persécutée.

(Elle sort.)

III, 4 – LE MARQUIS, Mad. DE BELMAR.

Mad. DE BELMAR.
J'ai été un peu vive, et j'en ai regret… mais que vous disait-elle de votre épouse ?

LE MARQUIS.
Elle m'en a fait un tableau déchirant… et je ne reviens pas encore de tout ce qu'elle m'a dit.

Mad. DE BELMAR.
L'impertinente ! j'ai pris le bon parti : elle aurait troublé notre union.

III, 5 – LE MARQUIS, Mad. DE BELMAR, M. DORBAN.

M. DORBAN.
Ma nièce, qu'avez-vous donc fait à Jenny ? elle paraît accablée par le chagrin ?

Mad. DE BELMAR.
Je la renvoie.

M. DORBAN.
Vous la renvoyez, et moi je l'épouse.

LE MARQUIS
Vous l'épousez ?

DORBAN.
Et je pars avec elle.

Mad. DE BELMAR.
Mais mon oncle…

M. DORBA N.
Mais, ma nièce, c'est un parti pris.

Mad. DE BELMAR.
Y pensez-vous ? une femme de chambre !

M. DORBAN.
Oh I si chacun consultait son rang, aucun mariage ne se ferait ici.

LE MARQUIS.
Je vous observerai, monsieur…

M. DORBAN.
Point d'observation ; si cela vous déplaît, j'en suis fâché, mais j'épouse.

LE MARQUIS, à part.
J'étais loin de m'attendre…

M. DORBAN, à part.
Il enrage ! Jenny est vengée. (Haut.) Ma nièce, nous allons nous séparer ; je vous ai rendu vos comptes : en êtes-vous satisfaite ?

Mad. DE BELMAR.
Je n'ai que des remerciements à vous faire : vous avez doublé ma fortune.

M. DORBAN.
Veuille le ciel vous la conserver, car vous ne devez plus compter sur la mienne.

Mad. DE BELMAR.
J'ai donc perdu votre tendresse ?

M. DORBAN.
Non, mais vous n'avez besoin de rien, et je dois faire le bonheur d'un être bien intéressant, bien malheureux, et je lui donne mon cœur, ma main et tout ce que je possède au monde.

Mad. DE BELMAR.
Je crains que vous ne fassiez une folie.

M. DORBAN.
Si monsieur n'était pas ici, je vous dirais la même chose.

Mad. DE BELMAR.
Mais du moins si je m'élève par cette union ?

M. DORBA N.
Et moi je m'honore par celle que je vais former.

Mad. DE BELMAR.
On ! sans doute, vous épousez une inconnue.

M. DORBAN.
Elle est plus connue que vous ne pensez ; je m'en rapporte à monsieur.

LE MARQUIS.
Eh ! madame, rompons cet entretien, il doit être pénible pour vous, et je ne puis l'entendre qu'avec un chagrin inexprimable.

M. DORBAN.
Oui, vous me paraissez affecté de tout ce qui se passe, vous avez un bon cœur, écoutez tout ce qu'il vous dira. Croyez-moi, suivez son conseil, et vous ferez bien.

Mad. DE BELMAR.
Que dites vous, mon oncle ?

M. DORBAN.
Monsieur doit m'entendre ; adieu ma nièce.

Mad. DE BELMAR.
Mon oncle me conservera-t-il son amitié ?

M. DORBAN.
Oh ! sûrement, vous êtes ambitieuse et vous n'êtes pas méchante ; je vous aimerai toujours ; mais je ne vous laisserai rien. Serviteur.

III, 6 –  LE MARQUIS, Mad. DE BELMAR.

Mad. DE BELMAR.
Avez-vous connu un homme aussi bizarre que mon oncle ?

LE MARQUIS.
Je ne puis le blâmer de sa bienfaisance.

Mad. DE BELMAR.
Quoi donc ! approuveriez-vous ce mariage ?

LE MARQUIS.
Non ! oh non ! je ne puis l'approuver ; mais Jenny est si malheureuse…

Mad. DE BELMAR.
Ne la défendez point ; ses coupables artifices me sont enfin dévoilés. Elle n'a refusé le don que je voulais lui faire que parce qu'elle était sûre d'avoir captivé le cœur de mon oncle ; je vais le trouver ; je n'ai rien fait pour mériter sa haine, je ne puis souffrir son injustice, et j'entreprendrai tout pour le faire renoncer à son projet.

(Elle sort vivement.)

III, 7 – LE MARQUIS, seul.

LE MARQUIS.
Que je souffre ! ce jour est le plus pénible de ma vie.

(Il se jette dans un fauteuil, et reste plongé dans l'accablement.)

III, 8 – LE MARQUIS, JÉRÔME.

JÉRÔME.
Monsieur… monsieur le marquis ?

LE MARQUIS, dans l'accablement et sans le regarder.
Que me voulez-vous ?

JÉRÔME.
Veuillez jeter un regard sur moi, et vous me reconnaîtrez peut-être ?

LE MARQUIS, le regardant.
Ah ! c'est toi, bon Jérôme ? par quel hasard es-tu donc ici ?

JÉRÔME.
Lorsque madame partit pour venir en ces lieux, je n'ai point voulu la quitter, et nous allons retourner en France.

LE MARQUIS.
Je te sais bon gré de ce que tu as fait pour elle, et je t'en récompenserai. Que me veux-tu ?

JÉRÔME.
Je viens de la part de madame pour vous remettre quelques papiers qui vous sont nécessaires.

LE MARQUIS.
Quels sont donc ces papiers ?

JÉRÔME.
Ce sont des titres importans, concernant quelques créanciers de Paris… et qui…

LE MARQUIS.
J'ai donné l'ordre à mon homme d'affaires de tout acquitter.

JÉRÔME.
C'était inutile : vous ne leur devez plus rien.

LE MARQUIS.
Qui donc a pu les satisfaire ?

JÉRÔME.
Madame la marquise de Monbel.

LE MARQUIS.
Qu'entends-je ?

JÉRÔME, lui donnant les papiers.
Voilà vos billets, et votre quittance.

LE MARQUIS, avec transport.
Est-il possible ! oh ! ce dernier trait !…

JÉRÔME.
Vous prouve sa tendresse. Oh ! si vous la voyez, vous ne pourriez-vous empêcher de la plaindre ; elle m'a chargé de vous faire ses adieux.
 
LE MARQUIS.
Elle va partir ?

JÉRÔME.
À l'instant même, elle suit mes pas ; la voici.

III, 9 – LE MARQUIS, JÉRÔME, JENNY, précédée d'un domestique portant une petite malle.

LE MARQUIS.
Jenny ! où allez-vous ?

JENNY.
Je pars.

LE MARQUIS.
Un moment ! un moment !

JENNY.
Je n'ai que celui de vous faire mes adieux.

LE MARQUIS.
Ah ! laissez-moi vous exprimer ma reconnaissance ; tantôt, dans ma fureur, j'ai pu vous outrager ! que j'étais injuste ! je ne me le pardonnerai jamais.

JENNY.
Et moi, je vous pardonne tout.

LE MARQUIS.
Vous devez me punir ?

JENNY.
Punit-on ce qu'on aime ?

LE MARQUIS.
Jenny ?

JENNY.
Monsieur ?

LE MARQUIS.
Non, non, appelez-moi votre ami.

JENNY.
Je ne le puis plus.

LE MARQUIS.
Qui pourrait vous en empêcher, après ce que vous avez fait pour moi ?

JENNY.
C'est le dernier service que je pourrai vous rendre.

LE MARQUIS.,
Mais qui donc a pu vous mettre à même d'acquitler une somme aussi considérable ?

JENNY.
L'héritage de mon oncle.

LE MARQUIS.
Quoi ! vous avez sacrifié pour moi ?…

JENNY.
Oui, je le devais.

LE MARQUIS.
Qui vous y forçait ?

JENNY.
L'honneur.

LE MARQUIS.
Comment ?

JENNY.
J'ai porté votre nom.

LE MARQUIS.
Que de sentiments et de générosité ! et que vous reste-t-il ?

JENNY.
La douce satisfaction d'avoir pu vous être utile.

LE MARQUIS.
Et vous voulez me quitter ?

JENNY.
Il le faut.

LE MARQUIS.
Eh ! mais, où irez-vous ?

JENNY.
Un jour vous saurez le lien de ma retraite… j'y serai bien… pensez quelquefois à moi, si cela ne trouble point votre tranquillité… Allons, il faut nous séparer… il ne me reste plus qu'à vous faire mon dernier adieu.

LE MARQUIS.
Jenny !

JENNY.
Vous ne me reverrez jamais ; vous avez abandonné la plus tendre des épouses, et vous perdez votre meilleure amie !

LE MARQUIS.
Non, je ne la perdrai point ; vous avez tout sacrifié pour racheter mon honneur, et je vous abandonnerais à l'horreur de votre sort ? Je serais un monstre qui mériterait le mépris de l'univers. Chère épouse ! reprenez le titre qui vous est dû ; je jure par le ciel que rien ne pourra vous le ravir ; tout m'entraîne vers vous ; je cède à la voix de mon cœur, au cri du repentir, à l'ascendant de la vertu. (Il tombe à ses genoux.)

JENNY.
N'est-ce que la pitié ou la reconnaissance qui vous ramène à moi ?

LE MARQUIS.
Non, c'est l'estime, l'admiration et l'amour.

JENNY.
L'amour ! cher époux, ta Jenny t'est rendue et tout est pardonné.

III, 10 ­ LE MARQUIS, JÉRÔME, JENNY, Mad. DE BELMAR, M. DORBAN.

M. DORBAN, en dehors.
Je viens chercher Jenny, et je pars avec elle. (Ils entrent.)

Mad. DE BELMAR.
Mais mon oncle. (Elle voit le marquis aux genoux de sa femme.) Que vois-je ? aux pieds de Jenny ! perfide !

LE MARQUIS.
C'est mon épouse.

Mad. De Belmar reste stupéfaite. Tout le monde garde le silence. Après un moment de réflexion, madame de Belmar dit, d'un ton de voix étouffée : Votre épouse ! Ensuite, elle ôte le portrait du marquis qui est à son cou, le met à celui de Jenny, le'embrasse, la serre dans ses bras, porte son mouchoir sur ses yeux, et sort lentement.

III, 11 – LE MARQUIS, JENNY, M. DORBAN.

M. DORBAN.
Elle a bien agi, elle le punit de son ambition, mais elle a du chagrin et, pour la consoler, je la fais mon héritière.

LE MARQUIS.
Chargez-vous de mes excuses, vous lui direz…

M. DORBAN.
Que vous avez fait votre devoir ; vous êtes un honnête homme, et je suis content de vous. (À Jenny.) Enfin vous êtes heureuse.

JENNY.
Oui, et le marquis de Monbel n'oubliera jamais ce que vous avez fait pour Jenny. (À son mari.) Mon ami, je sens toute la perte que vient de faire madame de Belmar ; il ne faut pas l'affliger par notre présence : quittons ces lieux, donnez votre démission aux États ; la gloire vous attend en France, et vous devez vos talents à votre patrie.

LE MARQUIS.
Oui, le malheur m'en éloigna, le bonheur m'y ramène. Ô mon adorable amie ! comment m'acquitter de tout ce que vous avez fait pour moi ? Je m'étais égaré, et vous venez de me prouver qu'avec de la patience, de la douceur et des vertus, une femme est toujours sûre de regagner le cœur de son époux.


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