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Peletier-Volméranges

LES FRÈRES À L'ÉPREUVE

drame

représenté pour la première fois à Paris sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 6 septembre 1806.


• M. DE MONVAL. – Au premier acte : habit de velours cramoisi, olives en or, veste de drap d'or et perruque blanche. Au deuxième acte : grand deuil, et à la dernière sortie du cabinet. Au troisième acte : même costume qu'au premier.
• M. LE MAJOR D'HERMONVILLE. – Uniforme riche et élégant.
• M. DE LA JAUKÈRRES, neveu aîné de M. de Monval. – Au premier acte : frac vert galonné en or, veste blanche, culotte noire, un chapeau gris à bec, bordé d'un petit galon d'or, des guêtres de peau jauné, une cravache à la main, couteau de chasse, ceinturon de velours ponceau, galonné en or. Au deuxième acte : habit orange brodé en argent, doublure, parements, veste et culotte de soie bleue, coiffure ridicule.
• Madame DE LA JAUKÈRRES. – Robe blanche et chapeau avec des plumes de diverses couleurs. Au deuxième acte : une robe de satin bleu de ciel, garnie en réseaux d'argent, jupon blanc pailleté, grande coiffure ornée de plumes blanches, et beaucoup de diamants.
• GERVAL, second neveu de M. de Monval. – Frac de sergette grise, boutons et collet noirs, culotte et guêtres même couleur de l'habit, chapeau gris et rond, entouré d'un crêpe, gilet blanc et ceinture noire.
• PAULINE, épouse de Gerval. – Corset puce, jupon de drap rouge, tablier blanc, chapeau de paille jaune, et un crêpe autour.
• M. LE ROC, ancien procureur et usurier. – Au premier acte : habit gris, veste et culotte noires, perruque ronde, guêtrés grises, chapeau à cornes égales, et une canne à bee à acorbin. Au deuxième acte : l'habit noir complet et la grosse perruque.
• FRANÇOIS, vieux valet de chambre de M. de Monval. – Habit marron, boutons d'or, veste, culotte et bas noirs.
• CHAMPAGNE, domestique de M. de Monval. – Habit de livrée, veste et culotte noires.
• Un Huissier, personnage muet. – L'habit qu'il voudra.
• Quatre Domestiques de M. de la Jaukèrres.
• Deux Femmes de chambre de Mme de la Jaukèrres.

La scène est chez M. de Monval, au château de la Meillière,près de Toulouse.

 

Acte I

Le théâtre représente un salon, dont le fond est à trois portes ; les deux petites doivent être vitrées et recouvertes en dedans d'un rideau vert.

I, 1 – FRANÇOIS, trois domestiques

FRANÇOIS.
Vos habits sont faits, le tailleur vient de les apporter, il faut prendre le deuil et garder le secret ; le premier qui commettrait un indiscrétion se ferait chasser sur le champ.

CHAMPAGNE.
Quelle idée a M. de Monval de nous faire prendre le deuil ?

FRANÇOIS.
Cela ne vous regarde pas. Apparemment qu'il a ses raisons pour cela.

CHAMPAGNE.
Vous les savez ?

FRANÇOIS, d'un air important.
Oui, monsieur, je les sais ; mais c'est différent, je suis son valet de chambre.

CHAMPAGNE.
Et pus ne sommes que ses domestiques.

FRANÇOIS.
La différence n'est pas grande ; mais enfin il y en a.

CHAMPAGNE.
C'est M. d'Hermonville qui fait faire tout cela ?

FRANÇOIS.
Le Major d'Hermonville est un brave homme, notre maître est bon… et sans la prévention qu'il a pour… Ah ! j'allais babiller ! allez-vous-en, et faites ce que je vous ai dit.

CHAMPAGNE. Vous n'êtes pas fâché, monsieur François ?

FRANÇOIS. Je ne me fâche jamais, mon garçon ; allez vous habiller, et attention au service.

I, 2 – FRANÇOIS, seul.

FRANÇOIS.
Ces gens-là voudraient tout savoir, tandis que leur devoir n'est que d'obéir ; mais je suis discret et je saurai me taire. – Ce bon monsieur Gerval va donc revenir ! cela me fera plaisir. Pour monsieur de la Jaukèrres, son frère aîné, cela m'est égal ; je n'ai reçu de lui que des duretés ; vingt fois il a voulu me faire mettre à la porte… et monsieur de Gerval prenait mon parti, me défendait, me faisait rester… cela ne s'oublie point quand on a du cœur. C'est un aimable garcon ! il n'a pas fait ce dont son frère l'accuse, j'en jurerais. – Voilà monsieur d'Hermonville.

I, 3 – FRANÇOIS, M. D'HERMONVILLE.

M. D'HERMONVILLE.
François, quel est cet homme qui vient d'entrer au galop dans la cour ?

FRANÇOIS.
C'est le courrier de monsieur de la Jaukèrres.

M. D'HERMONVILLE.
Ils arrivent ?… Bon. (Tirant un crêpe de sa poche.) Mets ce crêpe à mon bras.

FRANÇOIS.
Monsieur prend le deuil ?

M. D'HERMONVILLE.
Oui.

FRANÇOIS.
Mais vous n'êtes pas parent de monsieur de Monval.

M. D'HERMONVILLE.
Je suis son ami ; cela pourra servir d'exemple.

FRANÇOIS, lui mettant le crêpe.
À qui ?

M. D'HERMONVILLE.
Tu dois le savoir… Un peu plus haut.

FRANÇOIS.
Cela ne frappera pas !

M. D'HERMONVILLE.
Tant pis.

FRANÇOIS.
Il est certaines personnes pour lesquelles l'exemple est sans fruit.

M. D'HERMONVILLE.
Cela ne dispense pas de le donner.

FRANÇOIS, en parlant du crêpe.
Est-ce comme ça ?

D'HERMONVILLE.
Oui. – Monval est-il levé ?

FRANCOIS.
Il y a longtemps. Votre projet l'occupe.

M. D'HERMONVILLE.
Va lui dire que je l'attends ici.

FRANÇOIS.
Monsieur ; ce que vous avez imaginé est singulier.

M. D'HERMONVILLE.
Va, va, et dis à mon ami qu'il vienne.

FRANÇOIS,
J'y vais.

I, 4 – M. D'HERMONVILLE, seul.

M. D'HERMONVILLE.
Voilà le moment que j'attendais avec tant d'impatience. Combien il m'a fallu d'adresse pour décider l'oncle à mettre les deux frères à l'épreuve ! j'avais de grands motifs ! oui, j'ai versé des larmes quand on m'a fait le récit des malheurs de Gerval, et je n'ai pu, sans indignation, connaître l'infâme procédé de son frère : mon dessein dans tout ceci est de faire le bien, de détruire l'inimitié et d'opérer une réconciliation dans la famille.

I, 5 – M. D'HERMONVILLE, M. DE MONVAL.

M. DE MONVAL.
Bonjour, mon ami, que me voulez-vous ?

M. D'HERMONVILLE.
Mon cher Monval, c'est aujourd'hui que nous allons faire l'épreuve que je vous ai conseillée : vous allez connaître vos neveux ; vous verrez si l'amitié que vous avez pour monsieur de la Jaukèrres est fondée sur la réciprocité, si l'infortuné Gerval a mérité votre courroux, et lequel des deux est digne de votre tendresse et de votre fortune.

M. DE MONVAL.
Ces messieurs arrivent donc aujourd'hui ?

D'HERMONVILLE.
Voici leurs lettres.

M. DE MONVAL.
Convenez, d'Hermonville, qu'il faut l'amitié que j'ai pour vous, pour me prêter à ce que vous exigez de moi.

M. D'HERMONVILLE.
Votre complaisance vous sera utile, mon ami..

M. DE MONVAL.
En quoi ?

M. D'HERMONVILLE.
Elle vous empêchera de faire une injustice.

M. DE MONVAL.
Vous prenez le parti de Gerval, d'après un récit qu'on vous a fait, et vous avez cru tout cela.

M. D'HERMONVILLE,
J'ai cru la vérité, et vous avez cru la calomnie.

M. DE MONVAL, fièrement.
D'Hermonville !

M. D'HERMONVILLE.
Mon ami, vous me connaissez assez pour être persuadé que je ne veux pas vous offenser. Mais je parle avec chaleur, parce que je suis vivement pénétré.

M. DE MONVAL,
Mon cher, je ne me fâche point.

M. D'HERMONVILLE.
Je poursuis. Ce n'est point de Gerval que je tiens les détails, je n'ai pas même voulu le voir ; mais monsieur le curé de Saint-Marc est un homme digne de foi : c'est chez monsieur de Valfort, seigneur de son village, que je l'ai vu ; c'est en sa présence qu'il m'a conté les malheurs de Gerval ; c'est lui qui m'a engagé à vous réconcilier ; j'ai promis, je tiens ma parole, et je ne partirai point sans avoir achevé mon ouvrage.

M. DE MONVAL.
Comment peut-on entreprendre de justifier Gerval.

M. D'HERMONVILLE.
Par ses actions.

M. DE MONVAL.
Eh ! ce sont ses actions qui déposent contre lui !

M. D'HERMONVILLE.
On vous l'a fait entendre.

M. DE MONVAL.
Et mes cent mille francs d'Espagne, qu'il a gardés ?

M. D'HERMONVILLE.
Qu'il a gardés !… Ah !'mon ami, si Gerval avait les cent mille francs, il ne serait pas obligé de labourer la terre pour vivre.

M. DE MONVAL.
Mais…

M. D'HERMONVILLE.
Point de réplique à cela.

M. DE MONVAL.
Non, car c'est une supposition.

M. D'HERMONVILLE.
Je l'ai vu. En sortant de chez monsieur de Valfort, je passais près du champ que Gerval cultive, je le vis presqu'au bord du grand chemin, conduisant sa charrue, il travaillait avec courage, la sueur inondait son front, et la douleur était empreinte sur sa figure ; il regardait à peine les voyageurs, et quand on le fixait, il se détournait pour n'être pas reconnu. Je ne puis vous rendre l'impression que ce pauvre jeune homme fit sur moi… À quelque distance, je dis d'arrêter. J'envoyai dix louis, avec prière de les accepter. « Je suis laboureur, répondit-il avec fierté, et ne suis point un mendiant ; allez et remerciez votre maÎtre. » Ah ! ce trait me fut à l'âme ! Je voulais aller à lui pour le supplier de recevoir mes secours… mais je craignis de l'humilier ; je poursuivis ma route, et je suis venu vous intercéder dans l'espoir de vous attendrir en vous faisant la peinture de sa cruele position, de le justifier par le fait dont on l'accuse, et l'arracher au malheur en lui rendant votre estime et votre amitié.

M. DE MONVAL.
S'il n'avait point eu de reproches à se faire, qui l'aurait empêché de revenir ?

M. D'HERMONVILLE.
C'est ce que nous saurons.

M. DE MONVAL.
Et son mariage, vus l'approuvez, sans doute ?

M. D'HERMONVILLE.
En fait de mariage, je ne blâme ni n'approuve : chacun agit d'après son cœur.

M. DE MONVAL.
Mais avoir épousé une paysanne ?

M. D'HERMONVILLE.
Les vertus se trouvent partout.

M. DE MONVAL, avec force.
Je ne lui pardonnerai jamais cette mésalliance. Lui qui était fait pour arriver aux places les plus éminentes par ses talents et son esprit, le voilà réduit à labourer la terre.

M. D'HERMONVILLE.
C'est malheureux, mais cela n'est pas déshonorant.

M. DE MONVAL.
La Jaukèrres n'a pas fait comme lui, il a su choisir une femme qui lui a donné beaucoup de biens.

M. D'HERMONVILLE.
Oh ! monsieur de la Jaukèrres est un homme qui entend ses intérêts.

M. DE MONVAL.
A-t-il tort ?

M. D'HERMONVILLE.
Ce soir la question sera décidée.

M. DE MONVAL, avec humeur.
Ma sœur, en mourant, m'a légué ses deux fils… et cela m'a donné un mal !

M. D'HERMONVILLE.
Vous avez rempli le devoir d'un oncle célibataire.

M. DE MONVAL.
Souvent il fut pénible ! la Jaukèrres au moins ne me paie point d'ingratitude.

M. D'HERMONVILLE, avec une intention maligne.
Depuis deux ans qu'il est marié, vous est-il venu voir ? Vous a-t-il présenté son épouse ? »

M. DE MONVAL.
Deux cents lieues de distance font son excuse, et madame de la Jaukèrres est d'une santé faible et délicate.

M. D'HERMONVILLE.
Mon cher, on vient pour l'héritage.

M. DE MONVAL.
C'est indispensable. Enfin, je connais mes neveux ; leurs caractères sont totalement opposés. Gerval a toujours été bouillant, emporté.

M. D'HERMONVILLE.
Oui, mais franc et loyal.

M. DE MONVAL.
Je sais que vous avez pour lui une préférence marquée.

M. D'HERMONVILLE.
J'aimais ce jeune homme, je l'avoue.

M. DE MONVAL.
Il me contrariait sans cesse, et son frère faisait toutes mes volontés.

M. D'HERMONVILLE.
Dites qu'il vous faisait faire les siennes.

M. DE MONVAL.
Parce qu'il était toujours raisonnable, doux, honnête et sensible.

M. D'HERMONVILLE, avec intention.
Surtout lorsqu'il vous parlait de son frère.

M. DE MONVAL, avec impatience et dépit.
Ah !…

D'HERMONVILLE.
Il ne vous a jamais parlé de son frère ?

M. DE MONVAL.
Fort souvent.

M. D'HERMONVILLE.
Et bien ! souvenez-vous de ce qu'il vous en disait, et vous connaîtrez son coeur.

M. DE MONVAL.
Devait-il me laisser tromper ?

M. D'HERMONVILLE.
Il devait tout pallier et défendre son frère.

M. DE MONVAL.
Gerval était accusé par le fait.

D'HERMONVILLE.
Non : par des mots. Vous avez cru, et vous ne vous êtes pas donné la peine de vérifier.

M. DE MONVAL.
Vous l'avez voulu… on vérifiera.

M. D'HERMONVILLE.
Il n'y a pas de temps à perdre. Avez-vous fait votre testament ?

M. DE MONVAL.
Non, pas encore.

M. D'HERMONVILLE.
Qu'attendez-vous donc ?

M. DE MONVAL.
Me faire passer pour mort ! cela m'affecte.

M. D'HERMONVILLE. Je vous croyais plus de philosophie. Il s'agit de l'action la plus importante de votre vie, il faut la saisir ; on n'a pas toujours le temps de réparer. Il y a accusation, malheur et proscription ; l'arrêt est-il juste ? Vous prononcerez. Je ne demande point la grâce d'un coupable, mais vous ne refuserez pas la justification de l'innocent ; suspendez votre jugement, bannissez la prévention, et songez qu'aujourd'hui vous devez punir ou pardonner.

M. DE MONVAL, avec force et sensibilité.
Ah ! qu'il est dur pour moi de faire une semblable épreuve ? N'ai-je donc point assez fait pour eux ! Devrais-je douter de leurs sentiments !… L'ingratitude est-elle innée dans le cœur de l'homme ! Ah ! rejetons cette idée, elle détruirait tout sentiment humain, elle enchaînerait la main du bienfaiteur, et l'affreux triomphe de l'égoïsme serait assuré. Quoi ! pour connaître nos vrais amis, il faudrait cesser d'être, et pouvoir les entendre ! C'est affligeant, mais c'est vrai. – Agissez, je consens à tout.

M. D'HERMONVILLE.
Voilà un homme ! il ne craint pas la vérité. Allez faire votre testament olographe dans les formes dont nous sommes convenus : tout à la Jaukèrres, rien à Gerval, ainsi que je le leur ai annoncé. N'oubliez pas de stipuler que l'ouverture du testament ne pourra être faite qu'en présence des deux frères, c'est essentiel, cela nous amusera ; nous verrons les effets de la mauvaise humeur et de la joie, j'aime les contrastes. Allez ; vous cacheterez le paquet et me l'apporterez : il est nécessaire que je sois muni de cette pièce importante.

M. DE MONVAL.
Vous me faites faire tout ce que vous voulez. Je ne sais quel ascendant vous avez sur moi !

M. D'HERMONVILLE, lui prenant la main.
C'est celui de l'amitié.

M. DE MONVAL, le pressant dans ses bras.
Oh ! oui… oui, vous êtes mon bon, mon véritable ami… et si mes neveux se rendaient indignes… ce serait vous seul… Je vais écrire, et je reviens dans l'instant.

I, 6 – M. D'HERMONVILLE, seul.

M. D'HERMONVILLE.
L'épreuve aura lieu, c'est ce que je désirais. Ce cher Monval, la prévention lui a fait commettre une grande injustice ! Son la Jaukèrres, dont il est dupe, est le plus sot personnage que je connaisse, et son oncle lui trouve de l'esprit ; étrange aveuglement ! Gerval a déplu par un accident dont personne n'est à l'abri, et le malheureux est oublié. Oh ! doucement, mon ami, j'établirai la comparaison, il faudra vous rendre ; je déchirerai le voile qui couvre vos yeux, et je ferai voir les hommes tels qu'ils sont.

(Le Roc et l'Huissier entrent.)

I, 7 – M. D'HERMONVILLE, LE ROC, L'HUISSIER (derrière, et allant ensuite s'asseoir à la troisième coulisse, à la droite de l'acteur).

LE ROC.
Monsieur d'Hermonville ?

M. D'HERMONVILLE.
C'est moi.

LE ROC, ôtant son chapeau.
Serviteur. M. de la Jaukèrres est-il arrivé ?

M. D'HERMONVILLE.
Non, monsieur, pas encore.

LE ROC.
Cela m'étonne.

M. D'HERMONVILLE.
Que veulent ces messieurs ?

LE ROC, d'un air important.
On vient pour affaires.

M. D'HERMONVILLE.
Qui êtes-vous ?

LE ROC.
Je suis maître le Roc, ancien procureur, et voilà mon huissier.

M. D'HERMONVILLE.
Un procureur, un huissier… quel sujet vous amène ?

LE ROC.
De grands sujets, monsieur, et des affaires importantes.

M. D'HERMONVILLE.
Puis-je les savoir ?

LE ROC.
Vous les saurez. L'oncle de M. de la Jaukèrres est-il défunt ?

M. D'HERMONVILLE.
Oui, monsieur.

LE ROC.
Tant mieux !

M. D'HERMONVILLE.
Comment, tant mieux !

LE ROC.
J'en suis enchanté ! c'était ce qui pouvait m'arriver de plus heureux.

M. D'HERMONVILLE.
M. de Monval vous devait-il ?

LE ROC.
Non, monsieur, je n'avais pas l'honneur de le connaître.

M. D'HERMONVILLE.
Pourquoi donc venez-vous ?

LE ROC.
Pour son neveu.

M. D'HERMONVILLE.
C'est différent. Vous avez sans doute plaidé pour lui, et vous réclamez les frais de justice.

LE ROC.
Non, monsieur ; il y a quinze ans que je n'occupe plus.

M. D'HERMONVILLE, C'est donc pour quelqu'acquisition que vous lui avez fait faire ?

LE ROC.
Plus que cela.

M. D'HERMONVILLE, impatienté.
Mais enfin, pourquoi ?

LE ROC.
C'est pour de l'argent prêté.

M. D'HERMONVILLE.
Est-ce qu'un procureur prête de l'argent ?

LE ROC.
Quand il y a bénéfice et sûreté.

M. D'HERMONVILLE.
Oui, j'entends… à de gros intérêts,

LE ROC.
C'est tout simple.

M. D'HERMONVILLE.
Sûrement, il faut que l'argent rapporte.

LE ROC.
Vous savez comment cela se fait. Messieurs les militaires, au moment d'entrer en campagne, ont quelquefois besoin d'honnêtes gens qui les obligent. Tout à votre service, quand l'occasion s'en présentera.

M. D'HERMONVILLE.
Je vous remercie ; je crains les gens de votre profession, et je ne m'en sers pas.

LE ROC.
Les volontés sont libres.

M. D'HERMONVILLE.
C'est donc M. de la Jaukèrres qui vous a dit de venir ici ?

LE ROC.
Oui, monsieur ; j'ai un fort compte à régler avec lui, et j'ai des vues sur le château. (Il regarde l'appartement avec sa lorgnette.)

M. D'HERMONVILLE.
Ah ! vous voudriez le château ?

LE ROC.
S'il n'est pas trop cher ; car je préférerais de l'argent comptant.

M. D'HERMONVILLE.
Je vois que M. de la Jaukèrres vous l'a offert en paiement.

LE ROC.
Oui, monsieur.

M. D'HERMONVILLE.
Et vous y comptez ?

LE ROC.
Je le regarde comme à moi.

M. D'HERMONVILLE.
C'est une belle propriété.

LEROC.
Qui me sera bientôt adjugée.

M. D'HERMONVILLE.
Je vou en fait mon complimet.

LE ROC.
Je le reçois. – Quand monsieur voudra me faire l'honneur…

M. D'HERMONVILLE.
Oui, cela se pourra ; tous les ans j'y viens passer mes quartiers d'hiver.

LE ROC, à part.
Diable ! c'est long. (Haut.) Dites-moi, vous connaissez ce la Jaukèrres ?

M. D'HERMONVILLE.
Beaucoup.

LE ROC.
 Qu'en pensez-vous ?

M. D'HERMONVILLE.
Mais… c'est un homme du bel air.

LE ROC.
Non, vraie caricature. Et sa femme ! Oh ! sa femme ! mille fois plus ridicule encore, Et…

M. D'HERMONVILLE.
Chut ! M. le Procureur, il ne faut parler des dames qu'avec respect.

LE ROC.
Il ne faut médire de personne, c'est juste… mais le diable m'emporte, vous en rirez.

M. D'HERMONVILLE.
Si l'on riait de toutes les personnes ridicules, beaucoup de monde aurait le droit de s'en fâcher ; qu'en pensez-vous,  M. le Roc ?

LE ROC.
Ma foi, on rit de moi, je ris des autres et chacun paie ses frais. Ah ! comme on m'a dit de m'adresser à vous, je voudrais avoir une chambre pour me délasser et passer un habit plus décent.

M. D'HERMONVILLE.
C'est facile. (Il appelle.) François !

I, 8 – M. D'HERMONVILLE, LE ROC, L'HUISSIER, FRANÇOIS.

FRANÇOIS.
Que voulez-vous ?

M. D'HERMONVILLE.
Il faudrait donner une chambre à monsieur.

FRANÇOIS.
Il nous arrive beaucoup de monde, et cela ne sera guères possible.

LE ROC.
Je suis le premier venu, mon ami.

FRANÇOIS, le toisant.
C'est vrai, mais je ne vous connais pas.

M. D'HERMONVILLE.
Monsieur est procureur, et créancier de M. de la Jaukèrres.

FRANÇOIS, le toisant.
Procureur… créancier ?… Je ne puis donner que la mansarde.

LE ROC.
Eh ! mansarde soit, cela suffira ; on fait ses affaires partout.

FRANÇOIS.
Si cela vous convient, à la bonne heure.

LE ROC.
Je ne suis pas difficile. Conduisez-moi et faites monter mon porte-manteau.

FRANÇOIS, regardant monsieur d'Hermonville, pour lui demander son ordre.
Faut-il ?

M. D'HERMONVILLE.
Oui.

FRANÇOIS.
Allons, monsieur le créancier, je suis à vos ordres.

LE ROC, saluant.
Monsieur, jusqu'à l'heure du dîner. Suivez-moi, Bonnemain.
(Ils sortent.)

I, 9 – M. D'HERMONVILLE, seul.

M. D'HERMONVILLE
Il est singulier, celui - là ! il ne veut que le château. Qu'est-ce que cela signifie ? La Jaukèrres aurait-il spéculé sur la mort de son oncle pour arranger ses affaires ? Son calcul sera faux, et cela deviendra plaisant.

I, 10 – M. D'HERMONVILLE, M. DE MONVAL.

M. DE MONVAL, lui donnant le testament.
Voilà, mon ami, ce que vous m'avez demandé.

M. D'HERMONVILLE.
C'est bien. Êtes-vous affermi dans votre résolution ?

M. DE MONVAL,
Vous m'en avez démontré la nécessité, je tiendrai ce que j'ai promis.

M. D'HERMONVILLE.
Oh ! çà, traitons ceci plaisamment, et ne nous attristons point.

M. DE MONVAL.
J'aurai lieu d'être content, car vous succomberez dans votre entreprise.

M. D'HERMONVILLE.
On perd quelquefois de bonnes causes ; mais celle-ci… je la garantis (Il lui met la main sur le cœur.), le juge est là.

M. DE MONVAL.
Il sera intègre.

M. D'HERMONVILLE.
C'est ce qu'on demande.

M. DE MONVAL.
Je ne changerai pas le moindre mot au testament si les choses ne tournent point à votre fantaisie, je vous en préviens.

M. D'HERMONVILLE.
Cela serait fort dur.

M. DE MONVAL.
C'est un parti pris.

M. D'HERMONVILLE, d'un ton suppliant.
Ah ! mon ami.

M. DE MONVAL.
Vous avez peur.

M. DE D'HERMONVILLE, d'un ton ferme.
Non, je persiste.

M. DE MONVAL.
Je prononcerai.

M. D'HERMONVILLE.
Je crois que vous aurez la peine de faire un autre testament.

M. DE MONVAL.
Quelle obstination !

M. D'HERMONVILLE.
J'en suis persuadé.

M. DE MONVAL.
Voulez-vous parier que cela ne sera pas ?

M. D'HERMONVILLE,
Ce serait vous voler votre argent.

M. DE MONVAL,
Mauvaise défaite.

M. D'HERMONVILLE.
Non, en conscience, je suis obligé de vous en prévenir.  »

M. DE MONVAL.
Et moi, je vous donne le défi,

M. D'HERMONVILLE.
Vous me provoquez ?

M. DE MONVAL.
Hardiment !

M. D'HERMONVILLE.
J'accepte la gageure.

M. DE MONVAL.
D'accord.

M. D'HERMONVILLE.
Combien parions-nous ?

M. DE MONVAL.
Cent louis.

M. D'HERMONVILLE.
Cent louis, soit.

M. DE MONVAL, lui présentant la main.
Touchez.

M. D'HERMONVILLLE, lui frappant doucement dans la main.
C'est fini.

M. DE MONVAL.
Je suis sûr de gagner.

M. D'HERMONVILLE.
Tant pis, car vous perdrez beaucoup.

M. DE MONVAL.
On verra. – Que veut ce procureur qui vient d'arriver ?

M. D'HERMONVILLE.
C'est un honnête usurier qui se dit le créancier de votre neveu.

M. DE MONVAL.
De la Jaukèrres ?

M. D'HERMONVILLE.
Cela ne se demande pas ; vous savez qu'on ne prête rien aux malheureux.

M. DE MONVAL.
Mais quelquefois…..  »

M. D'HERMONVILLE.
Jamais, on les fuit, on ne les soulage point.

M. DE MONVAL, avec force.
Laissons cela ; nous verrons cet homme.

M. D'HERMONVILLE.
Allez vous habiller. Grand deuil, l'air un peu dur, et vous passerez pour votre intendant.

M. DE MONVAL,
Laissez-moi faire.

I, 11 – M. D'HERMONVILLE, M. DE MONVAL, FRANÇOIS.

FRANÇOIS.
M. de la Jaukèrres et son épouse sont arrivés, c'est un train effroyable ! Maîtres, femmes-de-chambre, laquais, tous parlent à-la-fois, on ne sait à qui répondre. Un prince n'aurait pas une suite plus nombreuse.

M. D'HERMONVILLE.
Rentrez dans votre appartement.

(Monval rentre. On entend un grand bruit derrière le théâtre.)

M. DE MONVAL,
Quel tapage ! je me sauve ! – François, fais la réception.

(D'Hermonville sort.)

FRANÇOIS.
C'est une commission qui n'est pas agréable. Nous ne nous aimons pas trop avec M. de la Jaukerres, et… Le voici.

I, 12 –  FRANÇOIS, M. DE LA JAUKÈRRES, MADAME DE LA JAUKÈRRES, quatre Domestiques de M. de La Jaukèrres, deux Domestiques de M. de Monval - Entrée pompeuse.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Que l'on prépare le plus bel appartement pour madame de la Jaukèrres ; qu'on ne laisse manquer de rien à mes gens, qu'on ait soin de mes chevaux, qu'on remise ma berline et ma diligence dans un endroit propre et commode ; que mes ordres soient exécutés à la lettre ; ici tout le monde doit m'obéir et redoubler de zèle pour mon service. Vous m'avez entendu, décampez. (Les domestiques de Monval sortent. — À ses laquais.) Vous, allez mettre vos habits de livrée, soyez dans la plus grande tenue, ayez l'air d'appartenir à quelqu'un. (Ils sortent.) Eh ! bien, mignonne, comment vous trouvez-vous ?

MADAME DE LA JAUKÈRRES, en s'appuyant sur son mari.
Fatiguée, défaillante !

M. DE LA JAUKÈRRES.
Une bergère ! une bergère pour madame.

FRANÇOIS, s'approchant.
Il n'y en a pas.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Point de bergère ? Ah ! mon dieu, quelle maison !

M. DE LA JAUKÈRRES, avec colère.
Eh ! donnez un fauteuil ; approchez donc un fauteuil.

FRANÇOIS, avec humeur en le donnant.
Eh ! le voilà, le voilà.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Asseyez-vous, mon ange, asseyez-vous. (Elle s'assied. – À François.) François, la cave est-elle bien montée ?

FRANÇOIS.
Assez bien.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Les baignoires sont-elles en marbre ?

FRANÇOIS.
Non, madame.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
C'est pitoyable !

M. DE LA JAUKÈRRES.
Le cuisinier est-il bon ?

FRANÇOIS.
Excellent.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
C'est heureux.

M. DE LA JAUKÈRRES.
De quoi l'oncle est-il mort ?

FRANÇOIS.
De quoi ?… de… de… il ne me l'a pas dit.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Quels gens sont dans le château ?

FRANÇOIS.
D'abord M. d'Hermonville, les domestiques que vous avez connus, et un intendant.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Comment un intendant ! depuis quand ?

FRANÇOIS.
Depuis votre départ, et que vous avez cessé de gérer pour votre oncle.

M. DE JAUKÈRRES.
Un intendant ! je suis ruiné !

FRANÇOIS.
Non pas ; cela va beaucoup mieux que du temps de monsieur.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Vous y trouvez votre compte, et cela va mieux pour vous.

FRANÇOIS.
Mon compte, quand je le rends, il n'y a pas une obole à redire.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Est-ce que les domestiques raisonnent ici ?  »

FRANÇOIS.
Madame, ils se défendent quand on les attaque..

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Allez, allez, et dites à mes femmes de chambre que je vais passer dans mon appartement.

FRANÇOIS.
Oui, madame. (En s'en allant.) Oh ! la bégueule !

M. DE LA JAUKÈRRES.
Avertissez M. d'Hermonville, et dites-lui que je désire le voir.

FRANÇOIS.
Le voici.
(Il sort en les regardant et haussant les épaules.)

I, 13 – M. et MADAME DE LA JAUKÈRRES, M. D'HERMONVILLE.

M. DE LA JAUKÈRRES.
M. d'Hermonville, serviteur.

M. D'HERMONVILLE.
Monsieur, je vous salue.

M. DE LA JAUKÈRRES..
Voilà madame de la Jaukèrres, que je vous présente.

M. D'HERMONVILLE, la saluant.
Madame veut-elle me permettre de lui offrir mes hommages et mon respect ?

MADAME DE LA JAUKÈRRES, en minaudant.
Je vous remercie.

M. D'HERMONVILLE. Madame me paraît fatiguée ?

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Extraordinairement ! la triste chose que de venir chercher une succession ! »

M. D'HERMONVILLE.
Surtout quand on regrette celui qui la laisse.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Oh ! nous le regrettons beaucoup. – À propos, mon ami, je suis inquiète de mes carlins, les pauvres bêtes n'ont rien mangé pendant la route, et cela me fait de la peine.

M. D'HERMONVILLE, à part.
Oui, c'est attendrissant.

MADAME DE LA JAUKERRES.
Monsieur est major ?

M. D'HERMONVILLE.
Depuis quatre ans, madame.

M. DE LA JAUKÈRRES, confidemment.
Que pensez-vous de madame de la Jaukerres ?

D'HERMONVILLE.
On serait embarrassé de trouver des termes pour faire son éloge, car il est peu de femmes qui l'égalent en grâces, en esprit et en beauté.

MADAME DE LA JAUKÉRRES, baissant les yeux sur son éventail, en minaudant.
Ah ! Monsieur !…

M. DE LA JAUKÈRRES.
Tout le monde pense comme vous. (Bas.) Elle n'est pas de la première jeunesse ; (Haut.) elle fait l'admiration de tout ceux qui ont la faveur de la voir ; ce n'est qu'un cri universel. Regardez ce teint… ces yeux… cette tournure nonchalante… C'est enchanteur… je ne vois rien de comparable à madame de la Jaukèrres.

M. D'HERMONVILLE, à part.
Le sot !…

M. DE LA JAUKÈRRES.
Plaît-il ?

M. D'HERMONVILLE, haut.
Ni moi, non plus, rien de comparable, vous l'avez dit.

MADAME DE LA JAUKÈRRES, minaudant.
Eh ! messieurs, vous m'accablez… je crains la louange. J'aime qu'on me fasse la cour, mais je suis timide, et…

FRANÇOIS et deux femmes de chambre.
Voilà les femmes de chambre de madame.

MADAME DE LA JAUKÈRRES, se levant, dit avec colère et d'une voix très-forte.
Qu'est-ce donc, mesdemoiselles, vous vous faites bien attendre !

M. D'HERMONVILLE, bas à M. de la Jaukèrres.
Quelle timidité !

M. DE LA JAUKÈRRES, lui dit à l'oreille.
C'est une transition…

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Allez préparer ma toilette. (Nonchalamment et d'un ton patelin.) Quelle robe mettrai-je, mon bon ami ?

M. DE LA JAUKÈRRES, d'un air important.
Votre robe bleu-de-ciel, garnie en réseaux d'argent.

MADAME DE LA JAURÈRRES, aux femmes-de-chambre.
Vous sortirez la robe bleu-de-ciel.

M. DE LA JAUKERRES.
Et moi, ma chère, quel habit me conseillez-vous de mettre ?

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Votre habit orange, brodé en argent.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Mesdemoiselles, vous direz à mon valet de chambre de préparer l'habit orange.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Je l'aime beaucoup, il est d'un goût exquis et vous donne l'air d'un homme comme il faut. (Durement aux femmes.) Allons, marchez et conduisez-moi. (Les femmes de chambre se retournent tout d'une pièce. Elle fait une grande et lente révérence à M. d'Hermonville, et dit avec un air de grandeur affecté, et très lentement.) Mosieur, j'ai l'honneur d'être votre très humble servante.

« M. D'HERMONVILLE, à part.
Encore une transition. (Haut, et saluant profondément.) Madame, j'ai l'honneur de vous saluer.

(Madame de la Jaukèrres fait quelques pas pour sortir.)

M. DE LA JAUKÈRRES, la retenant.
Attendez, attendez, belle amie.
(Il lui présente son gant, la conduit jusqu'à la porte du salon, lui baise la main ; ils se saluent et elle sort ; il revient et dit :)

I, 14 – M. DE LA JAUKÈRRES, M. D'HERMONVILLE.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Est-ce là le bon ton ?

M. D'HERMONVILLE.
Par excellence !

M. DE LA JAUKÈRRES.
On ne dirait jamais que j'ai été élevé à la campagne.

M. D'HERMONVILLE.
Jamais. Vous êtes d'une politesse avec votre femme !

M. DE LA JAUKÈRRES.
Elle m'a élevé comme cela.

M. D'HERMONVILLE.
Vous êtes un modèle pour tous les maris.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Oui, mais tous les maris n'ont pas une madame de la Jaukèrres !

M. D'HERMONVILLE.
J'en conviens.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Je vais m'habiller, et puis nous parlerons d'affaires.

M. D'HERMONVILLE.
Je suis à vos ordres.

M. DE LA JAUKÈRRES. Je n'ai pas voulu entamer cette conversation devant ma femme, cela l'aurait ennuyée. Nous aurons beaucoup à compter, j'aurai considérablement à recevoir, c'est de la besogne.

M. D'HERMONVILLE.
Elle ne sera pas aussi grande que vous le croyez.

M. DE LA JAUKÈRRES.
C'est possible. L'oncle avait de l'ordre. Quant à moi, j'ai pris mes précautions. Ma voiture est grande, j'ai fait faire un double fond et je pourrai emporter ce qu'il y a de plus précieux.

M. D'HERMONVILLE.
C'est très sage.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Au revoir, dans un moment nous vérifierons, et…

M. D'HERMONVILLE.
Nous compterons.

M. DE LE JAUKERRES.
Et nous compterons ! Ah ! que ce mot est charmant ! je ne vous ferai point attendre, et je reviens dans la minute.
(Il sort.)

I,15 – M. D'HERMONVILLE, seul.

M. D'HERMONVILLE.
Qu'ils sont plaisans… les transitions… La robe bleu-de-ciel en réseaux d'argent !… l'habit orange !… ils se consultent pour savoir les vêtemens qu'ils doivent mettre… Il n'en était qu'un seul… ils n'y ont pas même pensé… Quelle insensibilité !… il a fait faire un double fond à sa berline pour emporter ce qu'il y a de plus précieux… Vous ne le tenez pas encore ; il faudra combattre pour vaincre… mais vous vous y prenez mal, ma gageure va bien, et le triomphe des infortunés commence.

 

Acte II

II, 1 – M. DE MONVAL en grand deuil, M. D'HERMONVILLE.

M. D'HERMONVILLE.
Vous voilà fort bien, et vous pourrez passer pour votre intendant.

M. DE MONVAL.
Savez-vous que ce que vous me faites faire est bien terrible !

M. D'HERMONVILLE.
Savez-vous que trois années de souffrances sont bien longues !

M. DE MONVAL, en se frottant les mains.
Vous préparez un triomphe à la Jaukèrres !

M. D'HERMONVILLE.
Et une réconciliation à Gerval.

M. DE MONVAL.
Je voudrais qu'il en fût digne.

II, 2 – M. DE MONVAL, M. D'HERMONVILLE, FRANÇOIS.

FRANÇOIS.
M. de la Jaukèrres demande un entretien avec M. le major.

M. D'HERMONVILLE.
Va lui dire que je l'attends.

FRANÇOIS.
Monsieur, cela durera-t-il longtemps ? C'est un bouleversement dans le château…

M. DE MONVAL.
Va, François, mets-toi en sentinelle dans l'antichambre et fais exactement ce que je t'ai dit.

FRANÇOIS.
Je sais ma consigne : laisser entrer tout le monde pour vous parler ; vous avertir quand les neveux viendront, afin qu'ils ne vous voient pas ; comptez sur mon zèle et sur ma mémoire. Je vais avertir M. de la Jaukerres.

II, 3 – M. DE MONVAL, M. D'HERMONVILLE.

M. D'HERMONVILLE.
François ne paraît pas content des nouveaux venus, cela lui donne de l'occupation.

M. DE MONVAL.
Comment la Jaukèrres peut-il avoir un train pareil ?

M. D'HERMONVILLE.
Vous vous étonnez déjà ? Il n'est pas temps. Entrez, je vais vous remplacer et faire les honneurs.

M. DE MONVAL.
Allons, c'est à présent que je vais connaître la vérité.

M. D'HERMONVILLE, en plaisantant.
Pour vous désennuyer, amusez vous à compter mes cent louis.

M. DE MONVAL, sur le même ton.
Je crois, mon cher, que vous pouvez préparer les vôtres. Je sors : mais souvenez-vous bien de me rendre un compte exact de votre conversation.

M. D'HERMONVILLE.
Je m'y engage. (M. de Monval sort.) Oui, oui, je lui rendrai compte, mais je crois que le résultat…

II, 4 – M. D'HERMONVILLE, M. DE LA JAUKÈRRES.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Je vous ai fait attendre ; mais il faut donner ses ordres quand on on veut être servi.

M. D'HERMONVILLE.
Vous avez une suite nombreuse.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Mais non ; pas trop, on est comme tout le monde. Parlons d'affaires. D'abord ; je vous remercie de tout ce que vous avez fait pour moi.

M. D'HERMONVILLE.
Cela n'en vaut pas la peine.

M. DE LA JAUKÈRRES.
À la bonne heure. A-t-on apposé les scellés ?

M. D'HERMONVILLE.
Non, monsieur.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Non, et pourquoi ?

M. D'HERMONVILLE.
Parce que cela aurait coûté immensément, et n'était pas nécessaire, puisque vous êtes le seul qui devez hériter.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Mais on aurait pu détourner quelque chose. .

M. D'HERMONVILLE.
J'ai établi un bon gardien.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Est-ce un honnête homme ?

M. D'HERMONVILLE.
Il avait la confiance de votre oncle.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Me voilà rassuré.

M. D'HERMONVILLE.
Vos intérêts sont en bonnes mains.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Vous m'avez écrit que M. de Monval m'a tout donné ; en êtes-vous certain ?

M. D'HERMONVILLE.
Je vous l'ai écrit, et je vous l'affirme.

M. DE LA JAUKÈRRES, avec exclamation.
Ah ! le brave homme ! il m'a fait du bien pendant sa vie ; mais sa mort !…

M. D'HERMONVILLE.
Vous désespère ?

M. DE LA JAUKÈRRES.
Me comble de richesses ! (À part.) il était temps. (Haut.) Si vous aviez vu l'effet que votre lettre a produit sur moi… Le coffre-fort est-il en sûreté ?

M. D'HERMONVILLE.
J'en réponds.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Quand vous m'avez écrit, je ne savais plus que faire, je n'avais plus la tête à moi ; j'étais dans un embarras… Y at-il beaucoup d'argent ?

M. D'HERMONVILLE.
Le coffre est au comble.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Au comble ! Ah ! le digne homme que ce M. de Monval !

M. D'HERMONVILLE.
Assurément, c'est une douce satisfaction d'enrichir un neveu aussi reconnaissant que vous.

M. DE LA JAUKÈRRES.
C'est vrai.

M. D'HERMONVILLE.
Le mérite a toujours sa récompense.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Je viens chercher la mienne.

M. D'HERMONVILLE.
Vous l'aurez.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Je ferme la porte, et tout est à moi.

M. D'HERMONVILLE.
Il paraît que la mort de monsieur de Monval est venue fort à propos pour remettre un peu d'ordre dans vos affaires. Que votre affliction est grande, et que vous le regrettez beaucoup.

M. DE LA JAUKèRRES,
Si je le regrette ! Ah ! il est défunt, j'en suis désespéré ! mais j'hérite, et cela me console.

M. D'HERMONVILLE.
Oui, c'est un motif…

M. DE LA JAUKÈRRES.
Puissant.

M. D'HERMONVILLE.
Les larmes tarissent à la vue de l'or.

M. DE LA JAUKERRES.
Je ne pleure jamais.

M. D'HERMONVILLE.
Vous n'en êtes pas moins sensible.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Oh ! sûrement… la douleur… est en dedans.

M. D'HERMONVILLE.
Oui… là… concentrée… c'est plus fort ! et c'est pour ménager votre sensibilité que vous n'avez pas pris le deuil ?

M. DE LA JAUKÈRRES.
À la campagne, c'est inutile ; je le prendrai à Paris par étiquette.

M. D'HERMONVILLE.
Il ne faudra pas y manquer, car l'étiquette est tout, et le devoir n'est rien. Il ne faut que les marques extérieures du chagrin qu'on éprouve en perdant un parent chéri ; on suit l'usage, le préjugé fait agir ; des habits lugubres couvrent un cœur joyeux ! mais on feint un peu de tristesse, on en impose au public, on prend l'héritage, on dépense, on se divertit, on oublie le défunt, on dissipe en dix ans ce qu'il avait amassé en soixante ; on fait fracas, on se ruine ; après avoir hérité de tout le monde, on ne laisse rien à personne, et on a la satisfaction de ne point faire d'ingrats. N'est-ce pas ainsi que vous raisonnez, monsieur ?

M. DE LA JAUKÈRRES.
Le diable m'emporte, vous avez de l'esprit.

M. D'HERMONVILLE.
Vous savez que M. votre frère arrive aujourd'hui ?

M. DE LA JAUKÈRRES.
Que veut-il ? que vient-il chercher ? qui lui a dit de venir ?

M. D'HERMONVILLE. C'est moi. Il y a un article dans le testament qui enjoint de faire l'ouverture en sa présence.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Quelle nécessité y avait-il ?

M. D'HERMONVILLE.
C'est une bizarrerie du testateur.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Oh ! oui, mais ce ne sera que pour la forme.

M. D'HERMONVILLE.
Oui, pour la forme, comme vous dites.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Il n'a rien à prétendre, M. de Monval me l'a dit cent fois.

M. D'HERMONVILLE.
Il a tenu sa promesse, et vous justifiez bien, monsieur, la bonne opinion qu'il avait de vous, et le digne usage qu'il a fait de sa fortune.

II, 5 – M. D'HERMONVILLE, M. DE LA JAUKÈRRES, FRANÇOIS.

FRANÇOIS, à la Jaukèrres.
M. le Roc crie, vous demande partout ; il vous attend au pavillon.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Déjà arrivé ? quel importun ! j'y vais.

(François sort.)

M. D'HERMONVILLE.
C'est un usurier, ce M. le Roc ?

M. DE LA JAUKÈRRES. C'est un vieux coquin, un juif, un… Je vous dirai cela… Je vais faire en sorte de le congédier promptement et, quand je reviendrai, vous me ferez le plaisir de me remettre les clefs.

II, 6 – M. D'HERMONVILLE, seul.

M. D'HERMONVILLE, le regardant jusqu'à ce qu'il soit sorti, se retourne et dit :
C'est bien. (Il appelle.) François ! (François entre.) Fais prier M. de Monval de venir ici. (François sort.) Voilà donc ce neveu qui possède l'estime et l'amitié de son oncle ? Pas une larme, pas un regret ! il ne songe qu'à s'emparer de l'héritage. Il n'a plus rien à ménager, il s'est montré tel qu'il est. Ah ! M. de la Jaukèrres ! je connais vos sentients et, si Gerval peut prouver son innocence, la victoire est à nous.

II,  7 – M. D'HERMONVILLE, M. DE MONVAL.

M. DE MONVAL, d'un air joyeux.
Eh bien ! que vous a dit mon neveu ? Vous êtes content de lui ?

M. D'HERMONVILLE.
Beaucoup.

M. DE MONVAL, d'un air tendre.
Il doit être bien touché de ma perte.

M. D'HERMONVILLE.
Excessivement.

M. DE MONVAL.
J'en étais sûr ; je me reproche l'affliction que je lui cause.

M. D'HERMONVILLE.
Si comme moi vous aviez pu l'entendre !…

M. DE MONVAL.
Je suis désespéré de ce que j'ai fait.

M. D'HERMONVILLE. Oh ! consolez- vous. M. de la Jaukèrres est un homme supérieur ; il a l'âme forte, et sa philosophie le met au-dessus des plus fâcheux événements.

M. DE MONVAL, le regardant, dit brusquement.
Votre ton me persuade que vous ne pensez pas un mot de ce que vous dites.

M. D'HERMONVILLE, en riant.
Cela se peut.

M. DE MONVAL, en colère.
Voilà les effets de votre prévention.

M. D'HERMONVILLE.
Redoutez ceux de la vôtre.

M. DE MONVAL.
Quand vous avez quelque chose en tête !…

M. D'HERMONVILLE.
J'en viens à bout, quand j'ai la raison pour guide.

M. DE MONVAL.
Ne jugeons pas trop vite, dans la crainte de nous tromper.

M. D'HERMONVILLE, d'un ton appuyé.
Il y a trois ans que vous auriez dû vous donner ce conseil.

M. DE MONVAL, avec force.
J'ai fait envers Gerval ce que je devais. Son abus de confiance est un trait infâme, et qui méritait la plus sévère punition.

M. D'HERMONVILLE, noblement.
L'a-t-il méritée ?

M. DE MONVAL.
Vous serez forcé d'en convenir.

M. D'HERMONVILLE, plaisantant.
Mon ami, je ne prendrais pas la moitié de la gageure.

M. DE MONVAL, avec emportement.
Morbleu !

M. D'HERMONVILLE.
Point de colère.

M. DE MONVAL.
Et vous point d'ironie.

M. D'HERMONVILLE.
Ne vous emportez pas ; pour bien juger, il faut être calme.À présent vous allez tout voir, tout entendre, ne plus vous en rapporter qu'à vous-même : votre bibliothèque vous servira de retraite ; de là vous pourrez observer sans être aperçu ; mais point d'impatience, et promettez-moi de ne pas éclater avant que l'épreuve soit complète.

M. DE MONVAL, d'un ton ferme.
C'est mon dessein. Je vous déclare que je ne me laisserai point surprendre ; que je ne jugerai point sur des paroles, mais sur des faits et des actions.

M. D'HERMONVILLE.
C'est convenu. Gerval n'arrive point, et cela m'inquiète ; je vais voir ce qui se passe là-dedans ; ma présence est nécessaire, il faut que je vous représente aujourd'hui ; on me presse, on demande les clefs… et j'attendrai vos ordres pour les donner. (d'Hermonville sort.)

II, 8 – M. DE MONVAL, seul.

M. DE MONVAL.
Il raille !.. et je commence à craindre… se pourrait-il que je me fusse trompé ? Si cela est, on verra que j'ai de la tête, et que je sais punir quand je le dois.

II, 9 – M. DE MONVAL, PAULINE, FRANÇOIS.

FRANÇOIS, entrant le premier.
Entrez, entrez ici. (Il sort.)

PAULINE.
Enfin, me voilà arrivée.

M. DE MONVAL, à part.
Quelle est cette jeune paysanne ?

PAULINE.
Fasse le ciel que nous repartions bientôt !

M. DE MONVAL, avec bonté.
Qui demandez-vous ?

PAULINE.
Hélas ! personne.

M. DE MONVAL.
Pourquoi donc venez-vous ?

PAULINE.
Pour nous rendre à l'invitation de M. d'Hermonville.

M. DE MONVAL.
M. d'Hermonville ? Comment vous appelez-vous ?

PAULINE,
Pauline de Gerval.

M. DE MONVAL.
Gerval !… (À part.) C'est elle.

PAULINE.
C'est moi-même. Monsieur est-il de la maison ?

M. DE MONVAL, d'un ton sec et dur, jusqu'à la nouvelle indication.
Oui, madame.

PAULINE.
Voulez-vous me permettre de me reposer ?

M. DE MONVAL, lui montrant un fauteuil.
Asseyez-vous.

PAULINE, va s'asseoir.
Très-obligée. (Elle ôte son chapeau et s'essuie le front.)

M. DE MONVAL.
Êtes-vous venue seule ?

PAULINE.
Seule ? oh ! non ; M. de Gerval est avec moi.

M. DE MONVAL.
Où est votre mari ?

PAULINE, lentement et d'un ton pénétré.
Il est allé verser des larmes sur la tombe de son oncle.

M. DE MONVAL.
C'est là son premier soin ?

PAULINE.
Et son premier devoir.

M. DE MONVAL.
Il ignore donc qu'il en est déshérité ?

PAULINE.
Il le sait et ne s'en plaint pas.

M. DE MONVAL.
Et pourquoi ne s'en plaint-il pas ?

PAULINE.
Parce qu'il dit que ce n'est pas la faute de son oncle. Ce qui cause son tourment, c'est de n'avoir pu se réconcilier avec lui, avant sa mort, et de n'avoir pas reçu sa bénédiction.

M. DE MONVAL.
Il l'a donc toujours aimé ?

PAULINE.
Toujours.

M. DE MONVAL.
Et pourquoi n'est-il pas venu le voir ?

PAULINE.
On l'avait irrité contre lui.

M. DE MONVAL.
Et que venez-vous faire ici ?

PAULINE.
M. d'Hermonville nous a mandé que la présence de mon mari était nécessaire.

M. DE MONVAL,
Mais s'il n'a rien à prétendre.

PAULINE.
Il vient pour être utile à son frère,

M. DE MONVAL.
Et pour ses intérêts, vous avez fait un long et pénible voyage ? »

PAULINE.
Oui, monsieur .

M. DE MONVAL.
Ce voyage a dû vous coûter bien cher ?

PAULINE.
Il a été plus fatigant que coûteux.

M. DE MONVAL.
Comment cela ?

PAULINE.
Nous sommes venus à pied.

M. DE MONVAL, perdant toute sa dureté, et d'un ton attendri.
À pied … Ah !… vous méritez un meilleur sort !

PAULINE.
Il faut nous contenter du nôtre.

M, DE MONVAL, avec bonté.
Madame, permettez-moi de vous offrir quelque chose, vous devez avoir besoin de vous rafraîchir.

PAULINE, hésitant et baissant les yeux.
Monsieur…

M. DE MONVAL.
Ah ! ne me refusez pas ; je vous en prie. (Il appelle.) François ! François !

II, 10 – M. DE MONVAL, PAULINE, FRANÇOIS.

FRANÇOIS.
Monsieur ? Monsieur ?

M. DE MONVAL.
Envoie chercher de quoi faire rafraîchir madame.

FRANÇOIS.
C'est bon !…

PAULINE, à François.
Je prie monsieur de m'apporter de l'eau.

PRANÇOIS, transporté.
Vous allez être servie dans l'instant.

II, 11 – M. DE MONVAL, PAULINE.

PAULINE.
Monsieur, je suis bien reconnaissante de vos attentions.

M. DE MONVAL.
Non, madame, c'est un plaisir pour moi.

II, 12 – M. DE MONVAL, PAULINE, FRANÇOIS.

Un domestique apporte deux carafons de vin et un d'eau sur un plateau.

FRANÇOIS.
Voilà du meilleur.

PAULINE.
Mille obligations, monsieur.

FRANÇOIS.
Il n'y a pas de quoi, madame. (À part.) Elle est aussi honnête que jolie.

M. DE MONVAL, prenant les carafons.
Permettez que j'aie l'honneur de vous servir.

PAULINE, se levant.
Monsieur, je ne souffrirai pas…

M. DE MONVAL, versant.
Acceptez.

PAULINE, prenant son verre.
Monsieur, je salue votre santé.

M. DE MONVAL.
Je vous remercie, ma chère enfant.

PAULINE.
A la vôtre, monsieur François.

FRANÇOIS, s'inclinant.
Madame, assurément…

M. DE MONVAL, bas à Francois, pendant que Pauline boit.
Que fais-tu là ?

FRANÇOIS, même ton.
Je regarde…

M. DE MONVAL, de même.
Va donc à ton poste, va donc.

FRANÇOIS, de même.
Monsieur, elle est charmante ! il faut lui faire du bien.

(Le domestique sort.)

M. DE MONVAL, de même.
Va-t-en donc.

II, 13 – M. DE MONVAL, PAULINE.

PAULINE.
Monsieur, vous me comblez de politesse, vous êtes un bien digne homme, et vos bontés me font oublier les fatigues du voyage.

M. DE MONVAL.
Vraiment, vous me surprenez, et pour une jeune personne de votre condition, vous parlez à merveille.

PAULINE.
Mon père m'a appris ce qu'il savait.

M. DE MONVAL.
Et qu'est monsieur votre père ?

PAULINE.
Un vieux militaire qui revint cultiver son champ après avoir servi son roi.

M. DE MONVAL.
Il n'est pas riche ?

PAULINE.
Il n'a que des vertus, le travail, et son économie.

M. DE MONVAL.
Il n'en est que plus estimable.

PAULINE.
Monsieur, avez-vous connu l'oncle de mon mari ?

M. DE MONVAL.
Beaucoup, et nous étions bons amis.

PAULINE.
Cela ne m'étonne pas : Gerval m'a dit qu'il était le meilleur des hommes, et je vois que vous lui ressemblez.

M. DE MONVAL, d'un ton sombre.
Gerval a causé bien du chagrin à son oncle.

PAULINE.
C'est moi qui en suis la cause.

M. DE MONVAL, vivement.
Vous… Sans doute… mais s'il vous avait vue…

PAULINE.
Il m'aurait bien haïe !

M. DE MONVAL,
Lui ?… Je ne le crois pas.

PAULINE.
En expirant, il m'aura maudite, ainsi que son pauvre neveu.

M. DE MONVAL, avec l'expression de l'âme.
Pourquoi le supposer ? M. de Monval était un peu brusque, mais il n'était pas méchant, non, ma foi, et vous pouvez m'en croire. Il a pu être bien fâché !… bien fâché ! mais implorer la malédiction du ciel pour punir une faute de l'amour ? Non… en vérité… en vérité, il n'en était pas capable. »

PAULINE.
Vous me consolez, et ce que vous dites me fait grand bien !

M. DE JONVAL.
Mais comment avez-vous connu Gerval ?

PAULINE,
Par un accident funeste.

M. DE MONVAL.
Et qui donc a pu vous faire former cette union ?

PAULINE.
Le malheur et l'amour,

M. DE MONVAL.
Et la suite est la misère et l'obscurité.

PAULINE.
On peut supporter l'infortune, mais les peines du cœur font bien du mal !

M, DE MONVAL.
Quelles sont vos peines ?

PAULINE.
Celles de mon mari ?

M. DE MONVAL.
Et vous les partagez ?

PAULINE.
Oh ! mon Dieu, oui. Si je ne l'avais pas aimé, il serait peut-être dans un état brillant.

M. DE MONVAL.
Cela se pourrait

PAULINE.
Vous voyez donc bien que c'est moi qui lui ai fait tort. Lui, de son côté, se reproche d'avoir fait mon malheur. Il dit… qu'il a des remords… Je ne sais pas ce que c'est… mais il paraît que c'est une cruelle maladie.

M. DE MONVAL.
Oh ! oui, cruelle !

PAULINE.
Monsieur, y a-t-il quelque remède pour cela ?

M. DE MONVAL.
On en pourra trouver.

PAULINE, vivement.
Vous en connaissez ! Ah ! je vous en prie, ayez pitié de mon époux, et délivrez-le de ses maux, ils sont insupportables, et vous aurez la satisfaction d'avoir fait un heureux.

M. DE MONVAL, avec force, et vivement.
Il n'aurait pas ces remords s'il se fût mieux comporté envers son oncle ! mais on est jeune, on suit sa tête, on se laisse emporter, on agit légèrement ; le malheur arrive, la faute est faite, on néglige de la réparer, le repentir tourmente, et le mal est difficile à guérir. Ceux que l'on a injustement offensés ne pardonnent pas aisément, surtout quand il y a vice de cœur ! Un ingrat, un ingrat, ne doit trouver ni parent, ni ami, ni bienfaiteur ; il doit être abandonné à son malheureux sort.

PAULINE.
Gerval ne sera pas difficile à guérir, car il n'a pas fait tout cela.

M. DE MONVAL.
Il s'est marié sans le consentement de son oncle !

PAULINE.
Il l'a demandé, ce consentement.

M. DE MONVAL.
Cela n'est pas.

PAULINE, noblement et vivement.
Je le jure ! et Dieu le sait.

M. DE MONVAL.
Le serment de l'innocence ne peut êtra suspect, je vous crois. – Mais Gerval ne recevant point de réponse, que ne venait-il parler à son oncle.

PAULINE.
Une fois, nous nous sommes mis en route pour venir le trouver… pour nous jeter à ses pieds !… Mais quand Gerval apercevait le clocher de la paroisse… l'émotion s'emparait de lui, ses pleurs coulaient, et il ne pouvait faire un pas. « Pauline, me disait-il, n'allons pas plus loin ; mon oncle ne voudra pas lire dans mon cœur ; je suis malheureux ; il croira que c'est l'intérêt qui me ramène vers lui ; je ne pourrais supporter ses reproches, sa colère, et je suis sûr qu'il ne voudra pas me pardonner. Fuyons,
fuyons, ma chère Pauline, évitons sa présence. » Puis, fixant ses regards sur le château, il disait douloureusement… « Adieu, mon oncle… adieu, séjour de mon : » enfance… je ne vous reverrai jamais. » Je ne pouvais le consoler, mais j'essuyais ses larmes, et nous retournions dans notre chaumière.

  M. DE MONVAL, portant son mouchoir sur ses yeux.
Vous m'oppressez !

PAULINE.
Vous pleurez, monsieur.

M. DE MONVAL.
Oui… cela me soulage.

II, 14 – M. DE MONVAL, PAULINE, FRANÇOIS.

FRANÇOIS.
Madame de la Jaukèrres vient au salon.

M. DE MONVAL, brusquement,
Eh ! qu'elle vienne.

FRANÇOIS.
La voici.

II, 15 – M. DE MONVAL, PAULINE, FRANÇOIS, MADAME DE LA JAUKÈRRES.

MADAME DE LA JAUKÈRRES, précédée de ses quatre laquais en grande livrée. À François.
Si mes vassaux viennent pour me complimenter, vous les ferez entrer ; je recevrai leurs hommages. Dites au procureur que je l'attends ici. (Les laquais sortent.)

FRANÇOIS.
Oui, madame. (Bas à Pauline.) C'est votre belle-sœur.

(François sort. Pauline va se rasseoir sur le fauteuil, en tenant son chapeau à la main.)

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Ô mon Dieu, où suis-je ? et quel ennuyeux séjour.

M. DE MONVAĻ s'approchant.
Il n'est pas de votre goût, madame ?

MADAME DE LA JAUKÈRRES, sans le regarder.
Qu'est-ce qui m'interroge ? »

M. DE MONVAL.
C'est moi, madame, qui prends la liberté de vous adresser la parole.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Qui êtes-vous, bonhomme ?

M. DE MONVAL.
L'intendant de feu M. de Monval.

MADAME DE LA JAUKÈRRES, le toisant d'un air dédaigneux.
Ah ! quel triste personnage que ce vieux Monval, et sa maison l'est autant que lui.

M. DE MONVAL.
Que vous manque-t-il ici, madame ?

MADAME DE LĄ, JAUKÈRRES.
Tout, monsieur, tout.

M. DE MONVAL.
J'ai pourtant donné des ordres pour que vous fussiez reçue suivant votre rang et votre qualité.

MADAME DE LĄ JAUKÈRRES.
Vous avez bien réussi ; par ma foi, vous êtes un habile homme !

M. DE MONVAL.
Il me semble que ce château réunit l'utile à l'agréable.

MADAME DE LA JAUKERRES.
Allons donc, allons donc ; c'est une horreur que cette bicoque, et l'on voit par cet ameublement misérable et gothique que le vieux Monval nę recevait que des gens de basse extraction.

M, DE MONTAL.
C'est donc pour cela que madame ne lui a jamais fait l'honneur de lui rendre visite ?

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Devais-je me déranger pour lui ? C'était un vrai campagnard, sans esprit, sans usage du beau monde.

M. DE MONVAL, piqué.
Madame !

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Ce qu'il a fait de mieux, c'est d'avoir donné tout son bien à mon mari.

M, DE MONVAL.
Vous croyez ?

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Et d'avoir déshérité ce mauvais sujet de Gerval, qui est un homme sans conduite et sans probité.

PAULINE, vivement et avec fermeté, en se levant.
Cela n'est pas vrai, pas vrai, madame.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Que dites-vous, ma mie ?

PAULINE,
Je dis que… M. de Gerval est un honnête homme.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Qui vous a permis de m'adresser la parole ?

PAULINĖ.
L'équité, qui se croit obligée de repousser la calomnie.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Vous le prenez bien haut.

PAULINE.
Pardon, mais vous devriez parler avec plus de respect de votre oncle, et du frère de votre mari.

M. DE MONVAL, à part.
Charmante !

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Êtes-vous la servante de céans ?

PAULINE.
Non, madame.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
La fermière de l'oncle défunt ?

PAULINE,
Non, madame.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Et qui êtes-vous donc ?

PAULINE, noblement.
Je suis sa nièce.

MADAME DE LA JAUKÈRRES, d'un air dédaigneux.
Hein ?… sa nièce ? Il a du goût, le cher frère.

PAULINE.
Et beaucoup d'estime pour moi, madame.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Il a fait un mariage bien honorable.

PAULINE.
Personne ne dit le contraire.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Hors vos parens.

PAULINE.
On se marie pour soi.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
La famille ne vous reconnaîtra pas.

PAULINE.
Monsieur de Gerval ne m'en aimera pas moins.

MADAME DE LA JAUKÈRRES,
Cela ne devrait pas vous donner le droit d'être insolente.

PAULINE, lentement, et appuyant sur toutes les syllabes.
Je laisse ce droit, madame, à votre opulence.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Plus bas, ou taisez-vous.

PAULINE, avec fermeté.
Je défends mon mari, et vous ne m'imposerez pas silence. Quoiqu'il ne soit pas aussi riche que son frère, je vous prie de croire qu'il ne vaut pas moins que lui.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Auriez-vous l'impudence de comparer votre Gerval à M. de la Jaukèrres ?

PAULINE.
La comparaison ne serait pas à son désavantage ; car s'il est des hommes qui ressemblent à M. de Gerval, ils sont rares à trouver.

M. DE MONVAL, à Pauline.
Je commence à croire que vous avez raison.

MADAME DE LA JAUKÈRRES. Ce vieillard est un bon juge, et vous pouvez vous en rapporter à lui.

M. DE MONVAL, d'un ton ferme et prononcé.
Et pourquoi ne s'en rapporterait-on pas à moi, madame ? On peut, par mille moyens, parvenir à tromper un juge ; mais, quand il sait la vérité, il n'en est que plus redoutable, et le jugement que je pourrais prononcer dans cette affaire, pourrait bien être sans appel.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Vous parlez d'un ton…

M. DE MONVAL. Qui me convient peut-être mieux que celui que vous osez prendre avec votre belle-sœur.

MADAME DE LA JAUKÈRRES, en frappant de son éventail dans la main.
Bientôt on n'aura plus besoin des services de M. l'intendant : dès aujourd'hui je vends le château.

M. DE MONVAL, raillant.
L'acquéreur est-il trouvé ?

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Et après-demain…

M. DE MONVAL.
Vous ne toucherez pas les fonds.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Je le donne en paiement à M. le Roc ; c'est la même chose.

M. DE MONVAL.
Pas tout-à-fait, car il faudra qu'il prenne possession.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Cela sera fort aisé.

M. DE MONVAL.
On verra.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Pourriez-vous y mettre opposition ?

M. DE MONVAL.
Cela sera possible.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Y a-t-il des hypothèques sur le château ?

M. DE MONVAL, avec force et intention.
Il y en a une qui sera difficile à lever.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
M. de Monval n'a jamais fait de mauvaises affaires.

M. DE MONVAL.
Je l'ai vu à la veille d'en faire une qui lui aurait coûté cher !

MADAME DE LA JAUKERRES.
Oui ; mais il ne l'a pas faite.

M. DE MONVAL, avec explosion.
Non, dieu merci !

MADAME DE LA JAUKÈRRES, en s'éventant.
C'est ce que je voulais savoir.

M. DE MONVAL.
Je suis charmé que cela vous fasse plaisir.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Beaucoup ! car après l'ouverture du testament, tous les raisonneurs qui me blessent les yeux et les oreilles, recevront leur congé ; et dès aujourd'hui, maison nette.

M. DE MONVAL.
Madame partira donc ce soir ?

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
On prendra les ordres de monsieur.

II, 16 – M. DE MONVAL, PAULINE, FRANÇOIS, MADAME DE LA JAUKÈRRES, FRANÇOIS.

FRANÇOIS, à Pauline.
Madame, M. de Gerval est arrivé ; il vous demande.

M, DE MONVAL, à Pauline.
« Allez, et ne lui dites pas ce que vous venez d'entendre,

PAULINE.
Non. (Elle fait une fausse sortie, revient, et dit lentement à madame de la Jaukèrres.)  Madame, à l'avenir, ne jugez pas les gens sur les ouï-dire, ayez un peu d'égards pour vos parents ; il faut au moins laisser l'honneur aux malheureux.
(Elle sort.)

II, 17 – M. DE MONVAL, MADAME DE LA JAUKÈRRES.

MADAME DE LA JAUKERRES.
Mais cela parle, je crois.

M. DE MONVAL.
Qu'en pensez-vous ? Elle a été bien élevée, elle a des sentiments, et… (On entend le Roc crier derrière le théâtre.) Qu'est-ce que j'entends ?

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
C'est le procureur qui gronde ; ici, tout le monde s'en mêle.

II, 18 – M. DE MONVAL, MADAME DE LA JAUKÈRRES, LE ROC, ensuite FRANÇOIS.

 LE ROC, entre vivement et se promène sur le théâtre.
Allons, fi ! c'est une déraison !

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
À qui en avez-vous donc, M. le Roc ?

LE ROC, se promenant.
Je suis d'une colère !…

MADAME DE LA JAUKÈRRES
Que vous est-il arrivé ?

LE ROC.
Et c'est à moi qu'on fait une pareille proposition !

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Finirez-vous ! vous m'impatientez.

LE ROC, s'arrêtant devant elle.
C'est grand dommage !

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Impudent ! si vous continuez, je vous fais jeter par les fenêtres.

LB ROC.
Par les fenêtres, un homme comme moi ! Corbleu ! vous êtes la plus méchante femme que je connaisse.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Vous osez me manquer de respect !

LE ROC.
Vous osez me menacer !

MADAME DE LA JAURÈRRES.
Je vous ferai repentir de vos impertinencesa

LE ROC.
Et moi, je vous ferai payer vos dettes.

MADAME DE LA JAUKÈRRES,
Nous verrons.

LE ROC.
Sentence est obtenue.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
On en appellera.

LE ROC.
Sentence des consuls, la saisie marche après.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Maudit usurier !

LE ROC.
Femme prodigue !

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Vous tairez-vous !

LE ROC.
C'est à vous de baisser le ton… Ta ! ta ! ta ! ta !… Oh ! le bel héritage, pour le faire tant valoir !

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Il vaut plus que ce que l'on vous doit.

LE ROC.
Cela n'est pas vrai ; cela n'est pas vrai ! si vous ne payez aujourd'hui, demain je fais exécuter.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Vous n'aurez pas cette audace.

LE ROC.
Je l'aurai ! meubles, effets, carrosse, tout sera saisi.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Mon carrosse !

LE ROC.
Votre carrosse ! et vous vous en irez à pied.

MADAME DE LA JAUKÈRRES,
Une femme comme moi !

LE ROC.
Oui, et comme tant d'autres qui valent mieux que vous.

MADAME DE LA JAUKÈRRES, se laissant tomber sur un fauteuil.
Ah !… j'étouffe !… j'étouffe !…

LE ROC, va à elle, lui secoue le bras pour la faire revenir.
Un moment, un moment ; quand vous m'aurez payé, vous ferez tout ce que vous voudrez.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Mes femmes de chambre ! mes femmes de chambre !

LE ROC, en s'éloignant.
Oui, oui, va, tes femmes de chambre, tu ne les auras pas longtemps.

M. DE MONVAL, au fond du théâtre.
Elle m'inquiète. (Il appelle.) Champagne, François ! (François entre.) Madame se trouve mal, conduisez-la dans son appartement.

FRANÇOIS, entre, et lui prend la main.
Madame ! madame !

MADAME DE LA JAUKÈRRES, se levant tout à coup avec fureur, et repoussant François.
Retirez-vous… (À M. Le Roc.) Vous, monsieur le procureur, vous aurez la visite de M. de la Jaukèrres, vous aurez la visite de la Jaukèrres.

(François la suit.)

II, 19 – M. DE MONVAL, LE ROC, ensuite FRANÇOIS.

Le Roc se promène avec colère ; il traverse le théâtre deux ou trois fois en murmurant entre ses dents.

M. DE MONVAL.
Puis-je savoir, monsieur, ce qui vous désunit et vous met dans une si grande colère ?

LE ROC, durement.
Qui êtes-vous ?

M. DE MONVAL.
Je suis l'intendant de la maison.

LE ROC, le regarde, ôte son chapeau, et lui présente la main.
Je vous salue. – Monsieur, vous connaissez le château ?

M. DE MONVAL.
Oui.

LE ROC.
Vous savez à-peu-près ce qu'il peut valoir ?

M. DE MONVAL.
Personne ne le sait mieux que moi.

LE ROC.
Eh bien ! M. de la Jaukèrres a l'audace, et j'ose dire la mauvaise foi, de vouloir me le vendre cent mille francs.

M. DE MONVAL. Cent mille francs ?

LE ROC.
Et moi, je soutiens qu'il n'en vaut pas soixante mille.

M. DE MONVAL.
Mais…

LE ROC.
Cela vous paraît déraisonnable, exhorbitant ! et c'est à moi, Le Roc, procureur depuis trente ans, que l'on veut faire un tour semblable !

M. DE MONVAL, en plaisantant.
Prenez-y garde ! si vous faisiez un marché de dupe, cela vous déshonorerait.

LE ROC.
Vous le voyez bien ! Ces gens-là, qui n'ont fait que de mauvaises affaires toute leur vie, voudraient en faire une bonne avec moi, vous sentez que cela n'est pas possible.

M. DE MONVAL,
Il ne faut pas vous laisser attraper.

LE ROC.
J'attraperai le château, si je puis ; mais on ne m'attrapera pas.

M. DE MONVAL.
Cependant je vous invite à mettre un peu plus de douceur dans vos procédés envers monsieur et madame de la Jaukèrres.

LE ROC.
Monsieur, vous ne connaissez pas ces gens-là. Ce sont des orgueilleux, des impertinents, sans honneur et sans conduite.

M. DE MONVAL.
Ils vous doivent donc beaucoup ?

LE ROC.
Que trop !

M. DE MONVAL.
Pourquoi ne vous ont-ils pas payé ?

LE ROC.
Parce qu'ils ne le pouvaient pas.

M. DE MONVAL.
Ils sont riches, pourtant.

LE ROC.
Est-on riche quand on fait deux fois plus de dépense qu'on n'a de revenus.

M. DE MONVAL.
M. de la Jaukèrres a fait un excellent mariage,

LE ROC.
Détestable au contraire. Sa femme lui a apporté du bien en apparence, mais il était si greve ! si grevé qu'il a fallu plus dépenser pour le conserver qu'il n'en aurait fallu pour l'acquérir.

M. DE MONVAL,
Je ne savais pas cela.

LE ROC.
Je le sais moi ; en en mot, ils mènent un train de vie qui les conduira droit à l'hôpital. Madame est coquette, capricieuse et prodigue à l'excès ; monsieur chasse, joue et fait des affaires de toutes façons ; enfin c'est un désordre !… Ils avaient grand besoin de la succession de l'oncle ! mais elle sera bientôt dévorée : il y a longtemps qu'ils l'attendent… leurs vœux sont comblés.

M. DE MONVAL, indigné.
Leurs vœux ! dites-vous ?

LE ROC.
Assurément.

M. DE MONVAL.
Comment, ils souhaitaient la mort de leur oncle ?

LE ROC.
À chaque instant du jour.

M. DE MONVAL.
Les monstres !

LE ROC.
Cela vous indigne, n'est-il pas vrai ?

M. DE MONVAL.
Je l'avoue.

LE ROC.
Cela m'indigne aussi, moi. (Il s'approche et dit tout bas.) Si vous voulez entendre ma proposition, nous pourrons faire un bon coup.

M. DE MONVAL, feignant de se prêter à ses vues.
Voyons, de quoi s'agit-il ?

LE ROC.
Il faut m'aider à humilier ces orgueilleux.

M. DE MONVAL.
Bravo !

LE ROC.
À les faire repentir de leur insolence !

M. DE MONVAL.
À les punir de leur ingratitude envers leur oncle.

LE ROC.
À les empêcher d'avoir l'héritage.

M. DE MONVAL.
À le faire passer dans les mains d'un homme de bien.

LE ROC.
Non pas ! – Dans les nôtres.

M. DE MONVAL.
Ah ! c'est différent.

LE ROC.
Entre nous, cet oncle était un grand sot de laisser son bien à des gens qui ne le méritaient pas.

M. DE MONVAL.
J'en conviens.

LE ROC.
Si vous le voulez… la succession est à nous.

M. DE MONVAL.
Me prenez-vous pour un fripon ?

LE ROC.
Vous êtes intendant, mon ami, vous êtes intendant.

M. DE MONVAL.
Un intendant peut être un honnête homme.

LE ROC.
Cela se peut, cela se doit, mais c'est rare.

M. DE MONVAL. Monsieur…

LE ROC.
Point de scrupule ; acceptez, ou l'affaire est manquée.

M. DE MONVAL.
Oui, manquée, et et si vous m'en reparlez davantage, vous fais conduire hors des portes du château.

LE ROC.
Badinez-vous ?

M. DE MONVAL.
Je parle très-sérieusement.

LE ROC.
Je n'en crois rien. Au fait : voulez-vous m'aider avoir le château ?

M. DE MONVAL.
Non.

LE ROC.
En ce cas, je l'aurai sans vous.

M. DE MONVAL.
Vous n'aurez rien.

LE ROC.
Monsieur gardera donc tout ?

M. DE MONVAL.
Tout.

LE ROC.
C'est entre vos mains que je vais mettre opposition.

M. DE MONVAL.
C'est bien vous y prendre.

LE ROC.
Avec défense de vous dessaisir des meubles, immeubles et deniers.

M. DE MONVAL.
C'est mon dessein.

LE ROC.
E le reste me regarde.

M. DE MONVAL.
Le reste ne sera pas pour vous.

FRANÇOIS, entrant.
M. de ma Jaukèrres.

M. DE MORVAL.
Bonne chance, monsieur le procureur. (Il entre dans son cabinet.)

FRANÇOIS, à Le Roc.
Il y a un huissier qui a l'air de saisir ici ; est-ce par votre ordre ?

LE ROC.
Cela ne vous regarde pas. Vous répondrez lorsqu'on vous interpellera.

FRANÇOIS, l'imitant.
Vous répondrez lorsqu'on vous interpellera.

II, 20 – LE ROC, M. DE LA JAUKÈRRES, le chapeau sur les yeux.

M. DE LA JAUKÈRRES, d'un ton tragique.
François… sortez. (François sort.) Ah !… vous voilà, M. le Roc ; c'est vous que je cherchais.

LE ROC.
Vous êtes-vous mis à la raison ?

M. DE LA JAUKÈRRES.
Je viens pour vous y mettre.

LE ROC.
Que voulez-vous ?

M. DE LA JAUKÈRRES, allant à lui, dit en serrant les dents.
Ce que je veux… Ce que je veux ! vieil insolent !…

LE ROC, élevant la voix.
Vous me parlez singulièrement ! Savez-vous…

M. DE LA JAUKÈRRES.
Si je le sais… je sais tout. On m'a porté plainte, et je viens punir…

LE ROC.
Qui ?

M. DE LA JAUKÈRRES.
Vous.

LE ROC.
Vous voulez rire.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Je veux rire ?… Tremblez !… frémissez, petit procureur, vous avez insulté madame de la Jaukèrres.

LE ROC.
Oh ! si ce n'est que cela… !

M. DE LA JAUKÈRRES, même ton.
Eh ! n'est-ce donc pas assez ? Vous avez offensé une femme respectable… Cette femme est mon épouse…, et… la vengeance… est dans ma poche.

LE ROC.
Qu'elle y reste.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Point du tout ; il faut me rendre raison de votre impertinence.

LE ROC.
Qu'entendez-vous par là ?

« M. DE LA JAUKÈRRES.
J'entends que je veux vous brûler la cervelle.

LE ROC.
Rien que cela ?

M. DE LA JAUKÈRRES.
Je n'en veux pas davantage.

LE ROC.
C'est à dire que que vous voulez vous battre avec moi ?

M. DE LA JAUKÈRRES.
C'est un honneur que je veux vous faire.

LE ROC, ôtant son chapeau.
Très-reconnaissant, en vérité. (Se redressant.) Eh bien, je me battrai.

M. DE LA JAUKERRES.
Partons.

LE ROC.
Je partirai… quand vous m'aurez payé.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Cela serait trop long.

LE ROC.
Point du tout ; car aujourd'hui même…

M. DE LA JAUKÈRRES.
Aujourd'hui même, je vous tue.

LE ROC.
Alors ce serait votre quittance.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Je m'arrangerai avec vos héritiers.

LE ROC.
Oui, cela vous ferait gagner du temps : bien calculé ! Mais pour déranger votre plan, je ne me battrai point.

M. DE LA JAUKÊRRES, appuyant sur les mots.
Allez donc, très-repentant… très-soumis… faire vos excuses à madame de la Jaukerres.

LE ROC, le contrefaisant.
Je n'irai point faire mes excuses à madame de la Jaukèrres.

M. DE LA TAUKÈRRES.
Non ?

LE ROC.
Non.

M. DE LA JAUKÈRRES, avec une fureur concentrée et en remuant les doigts.
Alllez-y… allez-y, croyez-moi.

LE ROC, s'appuyant sur sa canne.
Je ne bougerai pas.

M. DE LA JAUKÈRRES, lui donnant une croquignole sur le nez.
Allez, bonhomme, allez, et ne me le faites pas répéter.

LE ROC, se relevant avec fureur.
Une croquignole sur le nez d'un procureur !
 
M. DE LA JAUKÈRRES.
C'est tout ce que vous valez.

LE ROC, avec la plus grande force et au comble de la colère.
Corbleu ! je ne sais ce qui me tient !… diffamer un officier public, un membre de la justice ! ne pas payer son créancier, le provoquer en duel ! c'est un guet-à-pens, et j'en autai vengeance. (Fausse sortie.) Je vais dresser ma plainte. Ruine, déshonneur et châtiment, voilà tout ce que mérite l'illustre la Jaukèrres, et il obtiendra tout à la requête de maître Raphaël-Isaac le Roc, demandeur outragé, frappé, provoqué, non payé, et victime..La barreau retentira, et le prononcé fera frémir la postérité.
(Il sort.)

II, 21 – M. DE LA JAUKÈRRES, seul.

M. DE LA LA JAUKÈRRES.
La maudite engeance que les créanciers ! il y a encore M. l'intendant qui a le verbe un peu haut, il aura son tour.

II, 22 – M. DE LA JAUKÈRRES, GERVAL, M. D'HERMONVILLE, PAULINE.

M. D'HERMONVILLE, bas à M. de la Jaukèrres.
Monsieur, voici votre frère qui vient pour vous voir et vous embrasser.

M. DE LA JAUKÈRRES, froidement,
Très obligé.

GERVAL, d'un ton affectueux.
Mon frère, il y a bien long-temps que je ne vous ai vu !

M. DE LA JAUKÈRRES.
C'est vrai.

GERVAL.
Le triste événement qui nous réunit ne laissera sûrement aucune trace des motifs qui vous éloignèrent de moi ; car je ne sais comment vous avez pu oublier l'amitié que j'avais pour vous.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Jeté dans un monde différent, on s'oublie quelquefois soi-même.

GERVAL,
On retrouve toujours son cœur.

PAULINE, bas à la Jaukèrres.
Embrassez donc votre frère.

M. DE LA JAUKÈRRES, la regardant avec dédain.
Hein ?

GERVAL.
C'est à mon épouse que vous parlez.

M. DE LA JAUKÈRRES, la regardant.
Oui… elle est gentille.

PAULINE, ironiquement.
Votre servante, monsieur.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Je suis fâché que la singularité de l'oncle vous ait fait faire un voyage ; car cela n'en valait pas la peine.

GERVAL.
Ses volontés ont toujours été sacrées pour moi.

M, DE LA JAUKÈRRES, ironiquement.
On sait cela.

GERVAL.
Et si vous eussiez voulu le lui rappeler, je n'aurais pas la douleur d'avoir hérité de sa haine.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Je n'ai pas voulu me mêler de cette affaire, et vous m'obligerez de n'en plus parler.

GERVAL.
Ah ! si vous eussiez seulement gardé le silence !

M. DE LA JAUKÈRRES.
Finissons, ou je vais me retirer.

GERVAL.
C'est donc là l'accueil que vous faites à votre frère ! Jadis, vous étiez mon ami ; qui donc a pu changer votre cœur ? l'intérêt ? Je ne suis plus redoutable pour vous, vous devez être satisfait ; la richesse est votre partage ; ne me privez pas de votre amitié. La haine est un pesant fardeau, délivrez-vous-en ; oublions ce qui s'est passé, soyons l'un pour l'autre ce que nous étions dans notre adolescence. Allons, Charles, sois homme, ne méprise point un frère malheureux, tu sais mieux que personne qu'il n'a pas mérité de l'être ; ne m'humilie pas, n'ajoute pas à mon infortune, et quoique je sois pauvre, sois toujours mon ami.

PAULINE, vivement,
Monsieur, acceptez la proposition, elle est faite de bon cœur. Je sais Gerval vous aime, malgré que… mais ne parlons pas de ça ; il n'a point de rancune, ni moi non plus. Soyons bons parents, point de division dans la famille, que notre état ne vous fasse point de honte… Notre parure n'est pas brillante, mais nous valons mieux que nos habits. Je me vante un peu, c'est pour vous mettre au fait, et vous apprendre que les honnêtes gens, dans quelqu'état qu'ils se trouvent, méritent des égards et ne doivent faire rougir personne.

M. DE LA JAUKÈRRES, à Pauline.
Vous avez dit cela à merveille. (En bâillant.) Mais j'ai beaucoup d'affaires… nous nous reverrons.

GERVAL, à part.
Oui… pour la dernière fois.

II, 23 – M. DE LA JAUKÈRRES, GERVAL, M. D'HERMONVILLE, PAULINE, UN DOMESTIQUE.

LE DOMESTIQUE, avec une serviette à la main.
M. de la Jaukèrres est servi.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Je vous suis. M. d'Hermonville, je vous prie de tenir tout en état pour l'ouverture du testament, car je commence à m'ennuyer ici, et je veux repartir au plutôt.

II, 24 – M. D'HERMONVILLE, GERVAL, PAULINE.

PAULINE, à part.
Ah ! le mauvais cœur ! il n'invite pas son frère…

GERVAL.
Le traître, si je n'écoutais que ma fureur…

M. D'HERMONVILLE.
N'écoutez que la prudence.

GERVAL.
Le dernier coup est porté ; plus de réconciliation entre nous.

M. D'HERMONVILLE.
Ah ! il faudra voir la suite. Je voudrais vous parler en particulier ; priez madame de nous laisser un moment.

GERVAL.
Chère Pauline, laisse-nous. J'ai besoin d'être seul avec M. d'Hermonville.

PAULINE.
Oui. Tu ne seras pas longtemps ?

GERVAL.
Non.

PAULINE.
Si ce monsieur revient, il ne faudra pas t'emporter.

GERVAL.
Je te le promets.

PAULINE.
Bon ! je vais me reposer dans le jardin. Je t'attends, Gerval.

(Elle s'approche, il lui donne un baiser sur le front, et elle sort.)

II, 25 – M. D'HERMONVILLE, GERVAL.

GERVAL, au désespoir.
Monsieur, c'en est fait, je pars. Je ne puis supporter l'insulte et le mépris ; ma patience est à bout, et je crains tout de mon désespoir.

M. D'HERMONVILLE.
Gerval, restez ; il le faut. Un temps viendra, peut-être, où l'on se repentira des mauvais traitemens qu'on vous fait éprouver.

GERVAL.
Je ne puis plus rien souffrir.

M. D'HERMONVILLE.
Il faut de la constance.  »

GERVAL,
En est-il qui puisse tenir contre tant d'outrages ?…

M. D'HERMONVILLE.
Point d'excès ! ils sont toujours funestes. Rappelez vos sens. J'ai besoin, mon ami, de vous faire quelques questions importantes… Voudrez-vous me répondre ?

GERVAL
Je répondrai.

M. D'HERMONVILLE, approchant des fauteuils vis-à-vis de la porte du cabinet.
Plaçons - nous là, nous serons bien. Asseyez-vous. (Ils s'asseyent.) Je vous connais pour un homme d'honneur, je vous croirai ; et quand on saura vos malheurs, on vous rendra justice, du moins je l'espère.

GERVAL.
Ah ! mes malheurs sont bien grands !

M. D'HERMONVILLE.
S'il ne tient qu'à moi, ils finiront. – Il y a trois ans que votre oncle vous envoya en Espagne ; fîtes-vous exactement ce qu'il vous avait ordonné ?

GERVAL.
Les correspondans l'ont certifié.

M. D'HERMONVILLE.
Rapportâtes-vous les sommes que vous aviez touchées pour M. de Monval.

GERVAL.
Oui, monsieur.

M. D'HERMONVILLE.
Pourquoi ne revîntes-vous pas au château ?

GERVAL.
Parce que je fus assassiné, volé, à cinquante lieues d'ici.

M. D'HERMONVILLE.
Pourquoi ne l'écrivîtes-vous pas à votre oncle ?

GERVAL.
Je le fis ; il ne me répondit pas. Désespéré, j'écrivis à mon frère ; je lui envoyai le détail exact de l'accident qui m'était arrivé. Il me manda que mon oncle ne voulait plus entendre parler de moi, et qu'il m'abandonnait à jamais.

M. D'HERMONVILLE. Prenez garde ! ce que vous dites là est grave, et l'on ne doit point accuser sans preuves.

GERVAL.
J'en ai.

M. D'HERMONVILLE.
Quelles sont-elles ?

GERVAL.
La lettre de mon frère, que j'ai conservée.

M. D'HERMONVILLE.
Que prouve cette lettre ?

GERVAL.
Sa trahison.

M. D'HERMONVILLE.
Ciel !

GERVAL.
Je le suppliais d'être mon défenseur auprès de mon oncle.

M. D'HERMONVILLE.
Qu'a-t-il fait ?

GERVAL.
Il devint mon accusateur.

M. D'HERMONVILLE.
D'où le savez-vous ?

GERVAL.
De lui-même.

M. D'HERMONVILLE.
Il en a fait l'aveu ?

GERVAL.
Par sa réponse.

M. D'HERMONVILLE.
Que contient-elle ?

GERVAL.
Mille outrages de la part de mon frère, la malédiction de mon oncle et son éternel abandon.

M. D'HERMONVILLE.
Malheureux jeune homme !

GERVAL, avec l'accent de l'âme.
Mon oncle me maudire ! Ah ! le ciel sait que je ne l'ai pas mérité. Je l'aimai, je le servis fidèlement, mon sang a coulé pour lui ; et malgré sa rigueur s'il fallait ma vie pour racheter la sienne, il connaîtrait le cœur de son pauvre Gerval, et sa malédiction ne serait pas la récompense de mon attachement et de ma tendresse pour lui.

M. D'HERMONVILLE.
Est-il possible qu'un frère !… Avez-vous sa lettre ?

GERVAL,
Oui, monsieur.

M. D'HERMONVILLE.
Donnez-la moi.

GERVAL, tire un portefeuille et cherche dans ses papiers.
Ah ! voici l'attestation de notre digne pasteur qui m'a généreusement assisté, pendant ma longue maladie, et donné toutes les consolations qui dépendaient de son auguste ministère.

M. D'HERMONVILLE, après avoir lu.
Infortuné ! – C'est la lettre de votre frère que je voudrais avoir.

GERVAL, la lui donnant.
La voici.

M. D'HERMONVILLE, après avoir lu rapidement.
Quelle infamie !… Voilà bien ce que vous m'avez dit. (Il se lève.) Voulez-vous me permettre de faire prendre une copie de ces papiers ?

GERVAL.
Quel droit cela vous donnera-t-il ?

M. D'HERMONVILLE, avec la plus grande chaleur.
Celui de vous défendre. Je combattrai tous ceux qui ont pu vous croire coupable. Il est des gens obstinés qu'on ne peut dissuader que par l'évidence ; c'est la preuve à la main que je veux les attaquer et les forcer à vous rendre justice. Quand on aura lu votre justification, on ne pourra plus douter de votre malheur ; on se repentira de vous avoir mal jugé, vous triompherez de vos ennemis, et vous remporterez l'estime des honnêtes gens : c'est quelque chose ! Voilà le but que je me propose : je l'atteindrai. Si l'on vous ravit un héritage, je rétablirai votre réputation, n'en doutez pas. Vous êtes innocent, malheureux : votre cause ne sera pas difficile à plaider.

GERVAL.
Ah ! le mal qu'on m'a fait est irréparable.

M. D'HERMONVILLE.
Vous êtes jeune, laborieux, vous pourrez acquérir de la fortune ; mais avec de l'or on n'achète point l'honneur. Je vais faire prendre un double de tout cela (Il appelle.) François !

II, 26 – M. D'HERMONVILLE, GERVAL, FRANÇOIS.

FRANÇOIS.
Monsieur ?

M. D'HERMONVILLE.
Portez ces papiers à l'intendant, et dites-lui de ma part d'en faire une copie.

FRANÇOIS.
Oui.

M. D'HERMONVILLE, d'un ton lent et appuyé.
Recommandez-lui de les fire attentivement… de bien pesser tous les mots… pour ne point faire d'erreurs.

FRANÇOIS.
Je vais le lui dire.

M. D'HERMONVILLE, montrant le cabinet.
Entrez. (François sort.) Allons, mon cher Gerval, allons rejoindre votre épouse, nous dînerons ensemble. On ne nous a pas fait l'honneur de nous inviter ; mais qu'importe ! Si vous n'avez la compagnie d'un frère, vous aurez celle d'une femme charmante et d'un véritable ami.

 

Acte III

III, 1 – M. et MADAME DE LA JAUKÈRRES, FRANÇOIS.

M. DE LA JAUKÈRRES, en riant.
C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire…

MADAME DE LA JAUKÈRRES, en riant.
Le procureur devait faire une drôle de grimace !

M. DE LA JAUKÈRRES.
François, le dîner était excellent.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Un peu commun. Allez, et recommandez au chef de déployer tous ses talents.

FRANÇOIS.
Je n'y manquerai pas. (Il va pour sortir.)

M. DE LA JAUKÈRRES.
François, où se cache donc cet intendant ? il n'est pas encore venu me saluer.

FRANÇOIS.
Il travaille pour vous, et il a fait défendre de le déranger.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Dis-lui qu'à l'avenir il soit plus circonspect envers madame.

FRANÇOIS.
Oh ! il est accoutumé à dire ce qu'il pense.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Quand le verrai-je ?

FRANÇOIS.
Probablement quand cela sera nécessaire.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Qu'il se dépêche.

FRANÇOIS.
Ne vous impatientez pas ; sa besogne s'avance, et vous le verrez bientôt.

(François sort.)

III, 2 – M. et MADAME DE LA JAUKÈRRES.

(Cette scène doit se jouer rapidement et avec enthousiasme.)

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Enfin, M. de la Jaukèrres, voilà le moment que nous désirions si ardemment ; nous allons être bien riches !

M. DE LA JAUKERRES.
Riches… à millions.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Ce M. d'Hermonville vous a-t-il donné les renseignemenys que vous désiriez ?

M. DE LA JAUKÈRRES.
Tous.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Combien d'argent comptant ?

M. DE LA JAUKÈRRES.
Cent mille écus.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
D'argenterie ?

M. DE LA JAUKÈRRES.
Cent cinquante marcs.

MADAME DE LA JAUKERRES.
Les bijoux, les diamants, que peuvent-ils valoir ?

M. DE LA JAUKÈRRES.
Deux mille louis.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Le revenu des fermes ?

M. DE LA JAUKÈRRES.
Quarante trois mille deux cents livres.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Tant d'argent comptant, d'argenterie, de bijoux, de titres, nous serons fort embarrassés d'emporter tout cela.

M. DE LA JAUKÈRRES ;
Il est des circonstances où il faut se gêner un peu.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Il le faudra bien. (D'un ton minaudier.) Mon ami, vous m'avez promis les diamants.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Vous les aurez.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
J'attends avec impatience,

M. DE LA JAUKÈRRES, avec enthousiasme.
Madame, il faudra doubler notre train.

MADAME DE LA JAUKÈRRES, même ton.
Oui, nous prendrons un hôtel plus vaste.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Quatre laquais de plus !

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Un ameublement somptueux !

M. DE LA JAUKÈRRES.
Six chevaux anglais !

MADAME DE LA JAUĶÈRRES.
Une livrée éclatante !

M. DE LA JAUKÈRRES.
Table ouverte !

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Tous les services en porcelaine ; briller, éclipser tout le monde avec l'héritage de l'oncle ! Cela lui fera honneur.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Oui, car c'est lui qui paiera tout.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Que nous allons joliment faire circuler son or !

M. DE LA JAUKÈRRES.
Oh ! je vous en réponds. Je vais trouver M. d'Hermonville, presser l'ouverture du testament, et m'emparer du coffre-fort. Ne vous ennuyez pas, belle amie.

MADAME DE LA JAUKÈRRES, langoureusement.
Mon cher ami, pour me distraire, je penserai à vous et à nos trésors.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Et moi, je vais vous les chercher.
(Il lui baise la main, et sort.)

III, 3 – MADAME DE LA JAUKÈRRES, seule.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Qu'il est galant ce la Jaukèrres ! il est comme lorsqu'il me faisait la cour, la mêle chose.Il n'a pas beaucoup d'esprit, mais c'est un bon mari ; et c'est tout ce qu'il faut.

III, 4 – MADAME DE LA JAUKÈRRES, PAULINE.

PAULINE.
Madame ?

MADAME DE LA JAUKÈRRES, sans la regarder.
Qu'est-ce ?

PAULINE.
C'est moi, madame.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Qui, vous ?

PAULINE, d'un ton noble et piqué.
Madame de Gerval.

MADAME DE LA JAUKÈRRES, avec dédain.
Ah ! ah !

PAULINE.
Madame, j'ai à vous parler… Voulez-vous m'entendre ? »

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Que voulez-vous ?

PAULINE.
Mon mari est justement indigné.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Contre qui, et de quoi ?

PAULINE.
Contre qui ?… je n'ose vous le dire ; de quoi ? d'un procédé infâme… d'une barbarie qu'à peine vous pourrez concevoir.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Cessez de m'excéder ; et venez au fait.

PAULINE.
Pourriez-vous le croire, madame ? on refuse un logement à votre frère, dans le château de son oncle !… et nous ne savons où passer la nuit.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Eh bien ! s'il n'y a point de place, on ne peut vous en donner.

PAULINE, lentement, et avec une grande intention.
Il y en a pour vos domestiques, madame.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Eh ! mais, c'est tout simple ; il faut que les gens de ma
suite soient logés.

PAULINE.
Et votre frère, où ira-t-il, madame ?

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Aux environs ; il doit avoir des connaissances, et…

PAULINE, se contraignant, et par degré s'attendristant jusques aux larmes.
Vous avez raison ; nous sommes pauvres, nous ne méritons ni égards, ni considération, et vos gens doivent avoir la préférence. Vous rougissez de notre état ; notre présence vous déshonore… Voilà donc les effets de l'opulence ! Ah ! que le ciel me conserve toujours dans ma misère, si la fortune doit endurcir mon cœur. Dans notre chaumière, un malheureux voyageur y trouve l'hospitalité ; et nous, chez des parents millionnaires, nous ne trouvons que l'indigence, le mépris et l'abandon.

MADAME DE LA JAUKÈRRES, minaudant.
Allons, finissez, je n'aime point à voir des larmes.

PAULINE.
Il ne fallait donc pas les faire répandre. Ce n'est pas pour moi que je souffre, c'est pour M. de Gerval. Grièvement offensé, il se souviendra que son frère n'a pas même voulu lui donner un asile. M. de Monval croyait avoir des raisons pour haïr son neveu ; mais son frère n'en a point pour haïr son frère, et pour le persécuter injustement.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Ma chère, cela ne me regarde pas ; et vos lamentations… vos plaintes…

PAULINE.
Vous importunent ! Cela fait l'éloge de votre sensibilité. – Prenez-y garde, madame, la fortune peut changer ; les malheurs sont pour tout le monde. Fasse le ciel que vous n'en éprouviez jamais… Mais s'il le voulait, et que vous eussiez besoin de nous, nous ne suivrions pas votre exemple, et le peu que nous posséderions serait encore à votre service.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
C'est bon, c'est bon.

PAULINE.
Nous allons partir… quoique bien fatigués ! Mais, à deux lieues d'ici, nous trouverons une auberge où nous pourrons nous reposer. Adieu, madame… Jouissez longtemps de votre bonheur ; nous ne vous l'envions point. Nous ne réclamons pas une place dans votre souvenir… Nous ne pouvons prétendre à votre amitié, puisque nous n'avons pas su vous inspirer un sentiment que l'on ne peut refuser à personne… la pitié.
(Fausse sortie.)

MADAME DE LA JAUKÈRRES, tirant sa bourse.
Mais si… en vérité… Revenez… Vous êtes dans le besoin… Prenez… (Elle lui présente sa bourse.)

PAULINE, noblement.
Madame, un service oblige, une aumône humilie.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Vous êtes bien orgueilleuse !

PAULINE.
Et bien sensible !… Je n'accepterai rien. Nous avons juste ce qu'il nous faut pour regagner notre hameau, et nous n'attendons de vous ni service ni charité ; l'un ou l'autre pourrait nuire à vos plaisirs, et vous devez faire un meilleur emploi de ce que vous m'offrez. Placez mieux votre argent, vous aurez plus de satisfaction, et nous serons exemptes de la reconnaissance.

MADAME DE LA JAUKÈRRES, avec colère.
Petite impertinente !… ne reparaissez jamais devant moi… Allez, sortez d'ici.

(Pauline sort doucement.)

III, 5 – MADAME DE LA JAUKÈRRES, PAULINE, M. DE MONVAL.

M. DE MONVAL, sortant du cabinet, et arrêtant Pauline.
Restez, madame.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Ah ! c'est le vieil intendant ! Voilà le reste.

M. DE MONVAL, avec bonté.
Pourquoi vous en allez-vous ?

PAULINE, pleurant.
Madame me chasse, et je m'en vais.

M. DE MONVAL.
Restez, ma chère ; je le veux, et je vous en prie.

PAULINE.
Il n'y a pas de place ici pour nous.

M. DE MONVAL.
J'en trouverai.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Non, monsieur, tous les appartements sont pris.

M. DE MONVAL.
Celui de M. de Monval est vacant.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
C'est moi qui l'occupe.

M. DE MONVAL.
Et moi, je le donne à madame.

MADAME DE LA JAUKÈRRES, avec ironie.
M'en ferez-vous sortir ?

M, DE MONVAL, avec force.
Oui, oui.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Ne suis-je pas chez moi ?

M. DE MONVAL.
Vous le croyez.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Oseriez-vous dire le contraire ?

M. DE MONVAL.
Je pourrais… Quand il en sera temps, je parlerai.

MADAME DE LA JAUKÈRRES :
Vous feriez mieux de vous taire.

M. DE MONVAL.
Et vous de mieux agir.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Vous faites le maître ici.

M. DE MONVAL.
C'est un rôle que j'aime à remplir.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Et vous prétendez donner l'appartement de l'oncle à la petite.

M. DE MONVAL.
La petite aura l'appartement de l'oncle.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Et où irai-je ?

M. DE MONVAL.
À deux lieues d'ici vous trouverez une auberge.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Ah ! si M. de la Jaukèrres était ici !

M. DE MONVAL.
Il se tairait.

MADAME DE LA JAUKÈRRES ;
C'est un peu fort.

M. DE MONVAL.
C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Quoi ! vous auriez l'indignité de me faire déloger ?

M. DE MONVAL.
Quoi ! vous avez la cruauté de chasser votre belle-soeur pour loger vos domestiques ?

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Ma belle-sœur ! je ne lui donnerai jamais ce nom.

M. DE MONVAL.
Il ne pourrait que vous honorer.

MADAME DE LA JAUKERRES.
Quel honneur ! une paysanne.

M. DE MONVAL, avec la plus grande chaleur.
Qui êtes-vous, pour dédaigner votre belle-sceur ? Vous êtes moins qu'elle par vos qualités personnelles, et votre naissance ne vaut pas la sienne (Madame de la Jaukèrres fait un mouvement.) Oh ! c'est la vérité ; vous croyez que je l'ignore, parce que vous l'avez oubliée ; eh bien, je vais vous en rafraîchir la mémoire ; nous allons comparer. Pauline est la fille d'un brave militaire qui a servi sa patrie avec honneur pendant trente-sept ans. M. votre père était employé dans les fermes ; le père de Pauline s'est couvert de gloire, et le vôtre a fait fortune ; laquelle des deux doit s'énorgueillir de son origine ? Elle est jeune, aimable, sensible ; la douceur, le courage et le travail, voilà quelles sont ses vertus. Voyons quelles sont les vôtres… Vous avez quarante-cinq ans.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Cela n'est pas vrai.

M. DE MONVAL.
Vous avez quarante-cinq ans ! cela n'est pas un mal ; mais vous n'en n'êtes pas plus raisonnable, et c'est une faute. Vous êtes impérieuse, votre orgueil vous rend inhumaine, et votre cupidité vous déshonore. Que puis-je donc mettre en comparaison ? qui peut entrer dans la balance ? Ah ! loin de mépriser votre belle-soeur, prenez-la pour votre modèle, et non pour votre victime. Ne soyez point injuste envers vos parents, c'est un tourment de s'être trompé qu'une tendre amitié règne parmi vous ; au lieu de les diviser, rapprochez les deux frères, et méritez ce que votre oncle a fait pour vous ; il en est temps encore. Suivez le conseil que je vous donne, croyez-moi ; je vous ai dit la vérité, tant pis pour vous si vous ne voulez pas l'entendre et vous corriger.

MADAME DE LA JAUKÈRRES, outrée.
Et c'est à moi que s'adressent de semblables discours ! Comment puis-je les entendre et les souffrir ! (Au comble de la fureur.) Non, je n'ai point vu de maison comme celle-ci ! Tout le monde y prend le droit de me manquer.

M. DE MONVAL
C'est que vous n'avez d'égards pour personne.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Oser me braver et m'injurier en face ! (À M. de Monval.) Aujourd'hui même vous sortirez du château ; je le veux, et vous m'avez entendu ?

M. DE MONVAL.
Oui, madame.

MADAME DE LA JAUKÈRRES, à Pauline.
Et vous, petite raisonneuse, retournez dans votre village ; ne vous dites jamais de la famille des la Jaukèrres, et gardez-vous de prononcer mon nom. (Elle sort vivement.)

III, 6 – PAULINE, M. DE MONVAL.

PAULINE.
Il ne me sera pas difficile de l'oublier. (À M. de Monval.) Vous voyez comme on me traite.

M. DE MONVAL.
Pauvre enfant ! vous avez essuyé bien des mortifications que vous ne méritez pas ; mais vous trouverez en moi un appui, et peut-être un vengeur.

PAULINE.
Ah ! protégez-moi, et ne me vengez pas.

M. DE MONVAL, avec explosion.
Point de pitié pour les orgueilleux et les cœurs insensibles. Vous avez souffert tous les maux qu'une faute supposée vous a suscités. Opprimés, déshérités… votre oncle a pu… ah ! ce souvenir déchirant fait couler mes larmes… L'indignation leur succède. Malheur aux méchants ! ils sont démasqués, ils paieront cher leur imposture et leur hypocrisie.

PAULINE.
Ne leur faites point de mal ; celui qu'ils nous ont fait est sans remède ; notre consolation sera de ne l'avoir pas mérité ; il faut tout oublier et leur pardonner.

M. DE MONVAL, avec force et indignation.
Leur pardonner ! où serait donc la récompense de la vertu, si le vice était impuni ? Qu'ils tremblent ! le moment de leur supplice approche, celui de la vengeance est arrivé.

PAULINE.
Je ne vous comprends pas ; mais, monsieur, il nous faudrait si peu de chose pour être heureux !… Tenez, si vous vouliez nous être utile, cela suffirait.

M. DE MONVAL, avec bonté.
Aimable enfant… eh bien…. voyons, que faudrait-il ?

PAULINE,
Je crois que vous pouvez beaucoup ici.

M. DE MONVAL.
Oui, et peut-être plus que vous ne pensez ; parlez, demandez, et vous obtiendrez.

PAULINE.
Bien ! je vais tout vous dire.

M. DE MONVAL.
J'écoute.

PAULINE.
Oh ! c'est un projet qui ne réussira pas.

M. DE MONVAL.
Ce n'est pas sûr ; voyons, voyons.

PAULINE, avec abandon.
Je ne sais quelle confiance vous m'inspirez, mais… votre bonté m'entraîne, et je ne puis avoir rien de caché pour vous.

M. DE MONVAL.
De quoi s'agit-il ?

PAULINE.
Faut-il tout vous dire ?

M. DE MONVAL.
Dites-moi tout, tout… sans manquer un mot.

PAULINE.  »
La grande ferme des Tillemont est à louer.

M. DE MONVAL,
D'où le savez-vous ?

PAULINE.
C'est affiché à la porte du château. J'ai pensé à cela, moi, et je me suis dit : Autant nous que d'autres. Si, par votre protection, nous pouvions obtenir le bail, nous pourrions procurer à notre vieux père une existence plus agréable, et nous souffririons moins. Monsieur, faites que Gerval devienne le métayer de son frère, vous aurez soulagé de bonnes gens, qui sont bien malheureux ! bien malheureux ! et à qui, en vérité… là, croyez-moi, un peu d'adoucissement à leurs peines ferait grand bien.

M. DE MONVAL, douloureusement, à part.
Le métayer de son frère !

PAULINE.
Voulez-vous nous protéger pour cela ?

M. DE MONVAL, avec sentiment.
Ma protection, mon estime, mon amitié, vous aurez tout ce qui dépendra de moi.

PAULINE.
Bien obligé ! Si vous voulez, vous viendrez vivre avec nous. Oh ! j'aurai bien soin de vous ! et vous serez l'ami de mon père et de mon mari.

M. DE MONVAL.
C'est tout ce que je demande. Allez, mon enfant, allez rejoindre votre époux. La proposition que vous me faites de passer le reste de mes jours avec vous, m'est agréable, et ma résolution sera bientôt prise.

PAULINE.
Bon ! il faudra vous décider tout de suite, nous partirons ensemble ; vous resterez toujours avec nous, et après mon père et mon mari, vous serez celui que j'aimerai le mieux dans le monde.

(Elle sort.)

III, 7 – M. DE MONVAL, seul.

M. DE MONVAL, la regardant s'en aller.
Charmante enfant ! Elle m'aime sans me connaître… sans intérêt… et les cruels…

III, 8 – FRANÇOIS, GERVAL.

FRANÇOIS.
Voilà M. de Gerval, rentrez, rentrez.

(M. de Monval entre dans son cabinet.)

III, 9 — FRANÇOIS, GERVAL.

Gerval entre lentement ; il paraît plongé dans la rêverie et l'affaissement.

FRANÇOIS.
C'est vous, monsieur ?

GERVAL.
Oui, mon cher François.

FRANÇOIS.
Comme vous êtes pâle ! êtes-vous malade ?

GERVAL.
Je souffre beaucoup.

FRANÇOIS, lui avançant un fauteuil.
Asseyez-vous.

GERVAL, s'asseyant.
Je te remercie, mon ami.

FRANÇOIS.
Allons, mon maître, du courage !

GERVAL.
Je ne suis plus le maître de personne.

FRANÇOIS.
Tant pis, ce sont des heureux de moins. Ne vous laissez point abattre, modérez votre douleur. L'oncle mérite qu'on le regrette, c'est vrai, mais il ne faut pas que vous tombiez malade, cela ferait beaucoup de peine à votre aimable petite femme.

GERVAL.
Et cela viendrait mal-à-propos… car il nous reste une longue route à faire.

FRANÇOIS.
Est-ce que vous repartez ?

GERVAL.
Dans une heure.

FRANÇOIS.
Comme vous êtes venus ?

GERVAL, soupirant.
Oui.

FRANÇOIS.
Mais il faudrait vous reposer quelques jours.  »

GERVAL.
Je ne veux gêner personne.

FRANÇOIS.
Ah !… on verra.

GERVAL, se levant.
Bon François, veux-tu, me rendre un service ?

FRANÇOIS.
Oui, je le veux. Je ne refuserai pas un service à celui qui m'en a rendu mille. Qu'est-ce que vous voulez ? ma bourse ; je vais vous la chercher.

GERVAL.
Ce n'est pas ce que je te demande.

FRANÇOIS,
J'en suis fâché ; car vous l'auriez eue tout de suite.

GERVAL.
Donne-moi une preuve de ton amitié, et garde ton argent.

FRANÇOIS.
Je suis prêt à vous donner les deux ; parlez.

GERVAL.
Qu'est devenu le portrait de mon oncle ?

FRANÇOIS, montrant le cabinet.
Il est là.

GERVAL.
As-tu la clef de cette porte ?

FRANÇOIS.
La voilà.

GERVAL, très-vivement.
Mon ami, par grâce, je t'en supplie, fais-moi voir mon oncle.

FRANÇOIS.
Diable ! mais… c'est que… c'est embarrassant.

GERVAL.
Mon bon ami, ne me refuse pas ce que je te demande, que je puisse le voir encore une fois, et je meurs content.

FRANÇOIS.
Je le voudrais, mais cela ne se peut pas.

GERVAL.
Tu me refuses ?

FRANÇOIS.
Je ne puis faire différemment… et si vous en saviez la raison… vous diriez comme moi.

GERVAL.
Mais quelle est cette raison ?

FRANÇOIS.
Foi d'honnête homme, je ne puis vous le dire.

GERVAL,
Je partirai donc sans le voir ?

FRANÇOIS.
Oh ! que non. – Tout ce qu'il y a de plus précieux dans le château est là-dedans… personne n'y peut entrer, ce sont mes ordres ; mais je vais vous aller chercher le tableau, et vous le verrez ici.

GERVAL, transporté.
Il fallait donc le dire ?

FRANÇOIS.
Quand on est dans l'embarras, on ne pense pas à tout.

GERVAL, avec la plus grande chaleur.
Va, François, va, ne me fais pas attendre, et tu m'obligeras doublement.

FRANÇOIS.
C'est l'affaire d'un instant (Gerval veut le suivre.) Restez-là, monsieur… Restez-là. (Il entre dans le cabinet.)

III, 10 – GERVAL, seul.

GERVAL.
Je vais le revoir, je vais porter mes derniers regards sur mon bienfaiteur, et m'éloigner d'ici pour jamais. Chère Pauline ! à quoi t'ai-je réduite ? pourras-tu supporter tant de fatigues et tant de maux ?

III, 11 – GERVAL, FRANÇOIS.

M. de Monval doit être ressemblant, et peint dans le costume qu'il porte au premier acte. Le tableau doit avoir 28 pouces de hauteur sur 23 de largeur ; le cadre doré.

FRANÇOIS, apportant le tableau.
Tenez, monsieur, voilà le portrait.

Gerval le regarde avec attendrissement, il ôte son chapeau avec le plus grand respect, et se met à genoux lentement. M. de Monval lève le rideau, et regarde tout ce qui se passe avec le plus grand intérêt. François ne continue de parler qu'après la pantomime de Gerval.

FRANÇOIS.
Vous le reconnaissez ! C'est le même que vous entouriez de fleurs tous les ans au jour de la fête de notre bon maître.

GERVAL, toujours à genoux.
Oui, c'est lui-même. Ô mon oncle ! ô mon bienfaiteur ! voilà donc la dernière fois que je pourrai vous voir ? mon père, vos traits resteront gravés dans mon cœur ; vous avez pu me haïr, mais je n'ai pas cessé de vous aimer, et je jure par le ciel que je n'ai jamais mérité ni votre haine ni votre abandon.

FRANÇOIS, adresse ces mots à l'oncle.
Je lui ai dit cent fois.

GERVAL, continuant avec âme, chaleur et attendrissement.
Non, ce n'est pas vous qui m'avez abandonné ; non, ce n'est point vous qui avez causé mes malheurs ; la haine n'était point faite pour votre âme douce et bienfaisante, le fiel de la vengeance ne remplissait pas votre cœur ; vous aimiez à faire des heureux… et moi seul sur la terre !… Mais pardon, pardon, ô le meilleur des hommes ! on a causé votre erreur, mais je ne me souviendrai que de vos bienfaits. Orphelin dès mon bas âge, je devins votre fils d'adoption ; vous m'avez arraché du sein de la misère, et on vous a forcé de me rendre au malheur. Adieu, mon oncle, adieu ; veillez sur moi, veillez sur tout ce qui m'est cher ! je vous remercie des soins que vous avez pris de mon enfance, je n'en perdrai jamais le souvenir ; et avant de quitter ces lieux, je graverai sur votre tombeau : "Regrets éternels, amour et reconnaissance".

FRANÇOIS.
Monsieur, on vient ; remettez-vous.

(Il va porter le tableau dans la coulisse ; Gerval se relève.)

III, 12 – GERVAL, M. D'HERMONVILLE, LE ROC, FRANÇOIS, M. DE LA JAUKÈRRES, MADAME DE LA JAUKÈRRES, DOMESTIQUES.

M. D'HERMONVILLE, le testament à la main.
Messieurs, nous voilà tous assemblés pour la lecture du testament ; je réclame votre attention. Après cette lecture, nous aurons bien des choses à dire, et beaucoup à faire.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Mon mari étant le seul héritier, nous n'aurons de discussions avec qui que ce soit.

LE ROC.
Oh ! avec moi, s'il vous plaît. Après l'ouverture du testament, il faudra ouvrir la caisse.

M. DE LA JAUKÈRRES.
C'est ce que l'on verra.

LE ROC.
Il faut le promettre, car l'huissier est là.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Vous avez eu l'audace de faire venir un huissier ?

LE ROC.
À vos frais et dépens. Aujourd'hui l'on paie ou l'on est capturé…

M. D'HERMONVILLE.
Eh ! messieurs, ces débats sont indécents, permettez-moi de vous le dire. (À M. de la Jaukerres.) Vous êtes ici pour entendre les dispositions de votre oncle ; ce moment douloureux vous rappelle une perte bien grande, et qui doit vous être bien sensible.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Oh ! sûrement ; mais avec de la raison on se console..

LE ROC.
Et avec l'héritage, on se divertit.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Si le procureur dit encore un mot, je le fais mettre à la porte.

M. D'HERMONVILLE.
Vous apercevez-vous que j'attends ? Veuillez vous asseoir. (Les domestiques donnent des sièges. M. d'Hermonville reste debout ; il s'aperçoit que l'on n'a pas donné de siége à. Pauline.) Donnez un fauteuil à madame.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Oh ! sans doute.

M. D'HERMONVILLE, faisant signe aux domestiques de se retirer.
J'espère que l'on ne m'interrompra plus.

M. DE LA JAUKÈRRES, se lève, regarde tout le monde, étend les bras.
Chut !…

M. D'HERMONVILLE.
Voici, messiers, le testament. Il est écrit sur l'enveloppe : « Monsieur d'Hermonville, chargé de l'exécution du présent, n'en pourra faire l'ouverture qu'en présence de mes deux neveux ». J'ai rempli ses intentions en vous priant de vous rendre ici. (Il leur montre le paquet.) Le cachet vous est connu, ainsi que l'écriture du défunt. Tout est de sa main, et vous allez entendre ses dernières volontés. (Il lit.) « En pleine santé et raison, je donne mon âme à Dieu. Voulant reconnaître les bon soins et l'amitié de Charles Gerval de la Jaukèrres, mon neveu aîné, je l'institue mon légataire universel, et je lui donne tout ce qui m'appartiendra au jour de mon décès. Je prie monsieur le major d'Hermonville d'être mon exécuteur testamentaire, et de me donner en cette occasion la marque la plus importante de l'attachement qu'il m'a conservé jusqu'au dernier instant de ma vie. Fait au château de la Meillière, près de Toulouse, le 20 juin 1777. Signé Monval ». Vous avez entendu, messieurs, la lecture du testament ?

M. DE LA JAUKÈRRES.
Oui, monsieur.

M. D'HERMONVILLE, à la Jaukerres.
Vous, monsieur, vous avez en entier la succession de votre oncle. (à Gerval.) Vous, jeune infortuné, vous n'avez rien.

GERVAL.
Mon oncle était le maître de son bien ; il en a disposé, cela est juste. Il ne me devait rien, je ne dois pas me plaindre. Je me souviens de ce qu'il a fait pour moi, et ma reconnaissance ne sera pas diminuée par la préférence qu'il accorde à monsieur.

M. D'HERMONVILLE.
Si votre oncle fut sévère envers vous, j'ose espérer que monsieur votre frère sera généreux.

M. DE LA JAUKÈRRES, vivement.
Que dites-vous, monsieur ?

M. D'HERMONVILLE.
Ce que probablement vous vous direz à vous même. (À voix basse.) Regardez Gerval, voyez sa jeune et intéressante épouse, et vous saurez ce que vous aurez à faire.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Je ne dois faire que la volonté de mon oncle.

M. D'HERMONVILLE.
 Et la vôtre est de ne rien donner à votre frère ? (La Jaukèrres tourne la tête et prend du tabac.) Rien ?… absolument rien ?… Ils s'en retourneront à pied ?… Ils regagneront leur chaumière, sans recevoir de vous le moindre secours ? (Après un temps, avec force et impatience.) Silence cruel… répondez donc.

M. DE LA JAUKÈRRES, avec humeur.
Eh ! vous m'accablez de questions…

M. D'HERMONVILLE.
Inutiles. (En élevant la voix et regardant du côté du cabinet.) Votre oncle s'est trompé, je le dis tout haut, afin que l'on puisse m'entendre. Il vous a donné une préférence que vous ne méritez pas. Il était bon, sensible, généreux ; vous ne lui ressemblez point : vous avez hérité de ses biens et non de ses sentiments. Quoi ! vous verrez votre frère, votre ami, celui qui vous a donné dans tous les temps des preuves constantes de son attachement, qui vous a sauvé la vie en exposant la sienne, qui vous aime encore malgré votre dureté ; vous le verrez, dis-je, livré aux travaux les plus pénibles pour faire exister sa jeune épouse et son vieux père ; tremper la terre de sa sueur dès le lever de l'aurore, et rentrer le soir sous son toit rustique, sans y trouver, peutêtre, le simple repas que tout homme laborieux doit attendre de son travail ? Tandis que vous, vivant dans un hôtel superbe, affaissé sous le poids de votre oisiveté, vous jouirez de la profusion que vous offriront les dons de la fortune ? Votre superflu ferait son bonheur, et vous ne le lui donnerez pas ? En sortant de votre château, quand vous serez dans votre magnifique équipage, si vous le rencontrez accablé de fatigues, couvert de poussière, et se traînant à peine, vous détournerez donc les yeux pour ne pas l'apercevoir ? Votre cœur ne se brisera pas à la vue de ce douloureux spectacle ? Un murmure ne s'élèvera pas du fond de votre conscience pour vous crier : Regarde ton frère, et soulage-le ! C'est impossible ! votre avidité est un délire, votre haine une erreur et votre endurcissement serait un crime ; vous ne le commettrez pas ! (Avec la plus grande sensibilité.) Voilà, voilà votre frère, tendez-lui la main, ouvrez-lui vos bras, réconciliez-vous, et pressez-le contre votre sein ; que la haine et l'avarice disparaissent devant la nature. Faites un acte d'équité, offrez à Gerval le quart de l'héritage… le huitième… ou faites-lui une petite pension… donnez-lui du moins de quoi se traîner sur la route sans mourir d'inanition… Vous ne consentez à rien ? Vous n'avez point d'âme ! Vous courez à votre perte, et le Ciel vous punira.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Monsieur, votre éloquence est admirable, mais le tableau est un peu forcé ; la misère de Gerval n'est pas aussi réelle que vous la supposez ; et son voyage d'Espagne ?…

GERVAL, se levant.
Mon voyage d'Espagne !… Eh bien !…

M. DE LA JAUKÈRRES, se levant dit d'un ton ironique.
Avouez qu'il vous fut très-lucratif, et que vous avez eu d'avance votre part dans la succession…

GERVAL, d'un ton terrible et menaçant.
Traître, si les liens du sang ne retenaient mon bras…

PAULINE, le retenant.
Gerval !…

M. D'HERMONVILLE.
Point d'emportement.

GERVAL, d'un ton calme.
Soyez tranquilles, je suis malheureux, je ne me rendrai pas criminel. (À la Jaukèrres, d'un ton concentré.) Je ne doute plus de vos sentimens. Il fallait, pour réussir dans vos nobles projets, vous emparer de la confiance de mon oncle, me bannir de sa présence, intercepter mes lettres ; me retirer sa tendresse, ses bienfaits, m'arracher de son cœur, et le laisser mourir en me maudissant ! (Avec une explosion terrible.) Voyons donc si vos calomnies pourrons tenir comme mon innocence. (En mettant la main sur-sa poitrine.) Les preuves sont là : elles sont évidentes, irrévocables. (La Jaukerres détourne la tête.) Ne vous détournez point ; vous m'avez accusé, vous devez m'entendre., Un homme tel que vous ne doit pas craindre de se troubler ni de rougir ; je vous crois au-dessus du remords.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Remords tant qu'il vous plaira, mais les cent mille francs ont disparu.

GERVAL, avec la plus grande énergie.
Je les ai défendus jusqu'à la dernière goutte de mon sang. Pour vous convaincre, regardez mon sein déchiré par cinq blessures. Me suis-je traversé la poitrine par un coup de feu ? me suis-je donné quatre coups de poignard pour assurer mon imposture et garder le dépôt dont j'étais chargé ? On ne put me le ravir que lorsqu'étendu sur la poussière mon dernier soupir était prêt à s'exhaler… Ô mon oncle ! vous qui par vos vertus devez occuper le séjour de l'homme juste, vous qui dans cet instant pouvez connaître la vérité, jugez-moi, et que votre malédiction charge ma tête si ma bouche a proféré le mensonge ! S'il peut m'entendre, vous devez frémir ! c'est vous, barbare, qui avez osé me soupçonner, me perdre et me déshonorer… Un frère ! ah ! ce trait me fait horreur ! Vas, jouis de ton opulence, oublie qu'elle est ton détestable ouvrage ; sois heureux si tu peux l'être ; je te pardonne, garde tout, je ne veux rien, rien de toi ; je ne t'estime pas assez pour accepter tes bienfaits.

M. D'HERMONVILLE, à la Jaukèrres.
Vous avez entendu ? »

M. DE LA JAUKÈRRES.
Très-bien.

M. D'HERMONVILLE.
Que répondez-vous ?

M. DE LA JAUKÈRRES.
Je réponds que ce que vient de dire monsieur ne me prouve rien, que je prends possession, et que tous, tant que vous êtes, je vous invite à me laisser en repos et à vous retirer promptement.

M. D'HERMONVILLE, avec force et sentiment.
Vous m'indignez, et me feriez sortir de mon caractère. Homme avide ! avant peu vous serez bien à plaindre, et vous n'obtiendrez pas la pitié que vous refusez à votre frère, je vous le prédis. Ah ! si votre oncle pouvait sortir du tombeau, s'il pouvait vous voir et vous entendre, il se repentirait d'avoir abandonné l'homme vertueux pour enrichir des ingrats et des cœurs dénaturés.

M. DE LA JAUKÈRRES.
Le bonhomme est bien, il repose ; et selon vos vœux, il ne sortira pas du tombeau pour faire un autre testament.

III, 13 – GERVAL, M. D'HERMONVILLE, LE ROC, FRANÇOIS, M. DE LA JAUKÈRRES, MADAME DE LA JAUKÈRRES, M. DE MONVAL.

M. DE MONVAL, sortant vivement du cabinet, dit d'une voix terrible.
Vous vous trompez, le voici !

TOUS, hors M. d'Hermonville.
C'est lui !

Tableau général. Gerval et Pauline tombent à genoux, les bras levés vers le ciel ; la Jaukèrres reste stupéfait, et la bouche béante ; madame de la Jaukèrres est renversée obliquement dans son fauteuil, la face tournée vers M. de Monval. Le Roc reste assis, le corps en avant, une main appuyée sur sa canne ; de l'autre main il porte sa loupe à ses yeux, et fixe M. de Monval. M. d'Hermonville reste en place, et a l'air épanoui et triomphant.

MADAME DE LA JAUKÈRRES.
Il n'est pas mort !

M. DE LA JAUKÈRRES.
C'est singulier !

LE ROC, frappant de sa canne.
Je ne serai pas payé.

M. DE LA JAUKÈRRES, d'un ton suppliant.
Mon oncle !…

M. DE MONVAL, avec la plus grande explosion.
Moi, ton oncle ! vils calomniateurs, vous ne pouvez plus me tromper ; j'ai lu ! j'ai entendu ! voilà votre crime, et mon injustice… Je vais punir et récompenser. (Il relève Gerval, qui se jette dans ses bras. Il prend le testament à d'Hermonville.) Que ce testament gage de ma faiblesse et de votre perfidie soit annulé sans retour. (En le déchirant.) Je casse, j'anéantis ce que je fis en votre faveur. Je déclare Gerval mon unique héritier, et dès ce moment je le mets en possession de la moitié de mon revenu. Tout sera pour l'homme de bien ; il ne doit rester aux méchans que la honte, le désespoir et le mépris qu'ils ont justement mérités.

MADAME DE LA JAUKÉRRES, vivement.
Quoi, monsieur, vous nous privez de tout ?

M. DE MONVAL.
Oui ! si j'avais des trésors, je les engloutirais plutôt que d'enrichir des monstres tels que vous.

M. DE LA JAUKÈRRES, en tremblant, à madame de la Jaukèrres.
Retirons-nous, madame, retirons-nous.

MADAME DE LA JAUKÈRRES, au comble de la colère.
Oui, oui, retirons-nous ; mais nous verrons si l'on doit se faire passer pour mort afin de surprendre les gens. Се que vous venez de faire atteste que la folie ou l'enfance est votre position. Nous allons vous attaquer, vous faire interdire et peut-être vous faire enfermer pour vous empêcher de faire un mauvais usage de vos biens ; vous verrez ce dont je suis capable, Sortons, M. de la Jaukèrres, sortons.
(Ils sortent.)

LE ROC, allant après eux.
Et moi, je vais vous faire appréhender au corps jusqu'à l'entier paiement de la somme de soixante et un mille francs quatorze sous six deniers, par vous à moi légitimement dus.

GERVAL, à le Roc.
Point de violence, je paierai tout.

LE ROC, bas à Gerval.
J'accepte. (Haut à M. de. Monval.) Monsieur, la leçon que vous leur donnez leur coûte un peu cher, mais ils la méritaient ; ils sont humiliés, et tout le monde doit en être content. S'ils vous attaquent, prenez-moi pour votre procureur ; je vous défends, et leur ruine est certaine. Serviteur, souvenez-vous de Me le Roc (Bas à Gerval.) Je vais vous attendre dans votre appartement. (Haut.) Recevez mes très-humbles salutations.
(Il sort.)

III, 14 – M. D'HERMONVILLE, M. DE MONVAL, GERVAL, PAULINE.

M. de Monval est allé s'asseoir dans un fauteuil, et M. d'Hermonville est appuyé sur le dossier.

PAULINE, bas, à Gerval.
Parle donc pour ton frère.

GERVAL, bas.
Ce n'est pas le moment.

M. D'HERMONVILLE, à M. de Monval.
Eh bien ! mon ami ?

M. DE MONVAL, se levant.
Eh bien ! j'ai perdu. (Il passe entre Gerval et Pauline.) Pauvre Gerval ! aimable Pauline ! vous avez bien souffert… et c'était ma faute ! vous ne m'en voulez point, n'est-il pas vrai ? (Gerval prend la main de son oncle et la porte sur son coeur.)

PAULINE,
Pas du tout.

M. DE MONVAL.
Mes enfants, vous irez chercher votre bon père… Il sera mon ami, Pauline… et je veux faire beaucoup de bien pour réparer le mal que j'ai fait.

M. D'HERMONVILLE, à M. de Monval.
Vous allez avoir une charmante famille.

M. DE MONVAL.
Quand vous voudrez, d'Hermonville, elle sera la vôtre. J'ai suivi vos conseils, je vous ai de grandes obligations ; et si, à mon tour, je puis…

M. D'HERMONVILLE.
Mon ami, je suis content ! Les orgueilleux sont punis, les honnêtes gens triomphent ; ma tâche est remplie, et c'est tout ce que je désirais.


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