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Pelletier- Volméranges

LES DEUX FRANCS-MAÇONS OU LES COUPS DU HASARD

Fait historique

représenté pour la première fois à Paris, sur le Théâtre de S.M. l'Impératrice et Reine, le 25 mai 1808.


 

« Obliger son semblable et de l'argent bien placé, et le plus grand parmi nous est celui qui fait le plus d'heureux. »

• Guillaume OUDIN, charpentier en moulins mécaniques. – Caractère rond, franc, jovial et sensible. Habit bleu, boutonnières d'or, veste très riche, culotte de velours noir, chapeau à cornes égales, avec un petit galon d'or, et une canne.
• Mad. Catherine OUDIN, ouvrière en dentelles. – Caractère vif, ferme, et un peu parleur. Robe simple et un tablier de taffetas vert.
• ÉLISABETH, fille de M. et Mad. Oudin. – Caractère sensible ; une robe blanche, tablier de taffetas gris, et une petite cornette en gaze.
• BLINCHARD, sous le nom de FONCRENNES, américain et amant d'Elisabeth. – Ce rôle doit être joué avec la plus grande chaleur. Habit vert foncé, boutons jaune, petite veste blanche, et culotte de soie noire.
• POLIPHÈME MELCHIOR, propriétaire de l'hôtel de Normandie ; avare, usurier, et amant d'Elisabeth. – Ce rôle doit être joué avec beaucoup d'énergie et de comique. Son costume doit peindre son avarice, mais sans être trop ridicule.
• Mr URBAN, notaire. – Habit noir complet.
• MICHEL, domestique d'Oudin. – Petite livrée.
• Un petit commissionnaire

La scène est à Paris chez madame Oudin, dans une chambre au cinquième étage, à l'hôtel de Normandie.

 

Acte I

Le théâtre représente une chambre simplement meublée ; une table chargée de livres et de dessins est à la droite de l'acteur, ainsi qu'une porte de cabinet ; une autre table est à la gauche. Au lever du rideau on voit Mad. Oudin qui travaille à la dentelle, et Élisabeth qui dessine.

I, 1 – Mad. OUDIN, ÉLISABETH.

Mad. OUDIN.
Eh bien ! Elisabeth, ton dessin est-il fini ?

ÉLISABETH.
Oui, ma mère.

Mad. OUDIN, se levant et allant à la table.
Voyons ? (Elle prend le dessin et le regarde.) Il est joli.

ÉLISABETH, se levant.
C'est un site charmant de l'Amérique ; il représente une des habitations qui appartenaient autrefois à M. de Foncrennes.

Mad. OUDIN.
Il ne lui en reste que l'image.

ÉLISABETH, en soupirant.
Ah ! cela n'est que trop vrai.

Mad. OUDIN.
Tu le plains ! c'est sa faute, et tu devrais l'oublier.

ÉLISABETH.
Je ne le peux. Vous savez que depuis l'âge de quatre ans, il m'a servi de père ; qu'étant privée du mien, demeurant dans la même maison, j'étais sans cesse avec lui ; qu'il m'aimait comme son enfant ! le peu de talent que je possède, je le dois à ses bontés, il le pouvait alors ; il assistait à toutes mes leçons, il soignait mon éducation, je lui eusse appartenu, qu'il n'en eût pas fait davantage, et l'amitié qui naît avec l'enfance, qui se fortifie avec la raison, qui s'épure par le sentiment, peut-elle jamais s'éteindre ?

Mad. OUDIN.
Cette amitié-là ressemble bien à de l'amour.

ÉLISABETH.
Quand je vous ai dit ce qui se passait dans mon cœur, c'est vous qui me l'avez appris.

Mad. OUDIN.
Pouvais-je m'y méprendre ? Mais Foncrennes est ruiné ; il ne peut rester en France, il n'y faut plus penser.

ÉLISABETH.
En perdant sa fortune, il n'a pas perdu mon cœur.

Mad. OUDIN
La réflexion viendra t'éclairer et mes conseils feront le reste. Melchior, notre propriétare, est le mari qui te convient. Il est un peu avare, il est vieux, mais il est riche et honnête homme.

ELISABETH.
Ma répugnance pour lui est inaltérable, comme mon amitié pour M. de Foncrennes.

Mad. OUDIN.
Bah ! bah ! nous verrons. (On frappe à la porte du fond.) On frappe, vas ouvrir.

(Elisabeth va ouvrir.)

I, 2 – Mad. OUDIN, ÉLISABETH, MICHEL.

MICHEL, à Mad. Oudin.
Madame, je suis votre serviteur,

Mad. OUDIN.
Monsieur, je vous souhaite le bonjour.

MICHEL.
On m'a donné l'adresse de madame Oudin, demeurant chez monsieur Melchior, hôtel de Normandie ; est-ce elle que j'ai l'honneur de saluer ?

Mad. OUDIN.
Elle-même : que souhaitez-vous ?

MICHEL
Madame travaille en dentelles ?

Mad. OUDIN.
Depuis vingt-quatre ans, je n'ai point fait d'autre métier ; je suis connue, et je n'ai jamais changé de demeure.

MICHEL.
Madame, je suis chargé de la part de mon maître de vous demander si vous pouvez faire très promptement beaucoup d'ouvrage qu'il veut vous donner.

Mad. OUDIN.
Aucune ouvrière ne le peut mieux que moi, car, pour le moment, nous sommes sans occupation.

MICHEL, regardant Élisabeth.
Mademoiselle travaille avec vous ?

Mad. OUDIN.
Oui, monsieur, c'est ma fille.

MICH EL.
Je vous en fais mon compliment. Madame, si mon maître est content de ce que vous ferez pour lui, je vous conseille de lui demander le double de ce que vous prenez ordinairement, sans craindre de le fâcher.

Mad. OUDIN
C'est donc un seigneur bien riche ?

MICH EL.
Sa richesse est immense, et sa plus grande satisfaction est de récompenser généreusement.

Mad. OUDIN.
C'est un homme rare.

MICHEL.
Quand vous le connaîtrez, il vous plaîra. Il est sans façons, honnête, sensible, jovial, et d'une amabilité qui lui gagne tous les cœurs.

Mad. OUDIN.
Il faut que cela soit, car il n'est pas ordinaire d'entendre un domestique faire l'éloge de son maître.

MICHEL.
C'est qu'il nous traite avec tant de bonté qu'il ne peut se trouver un ingrat dans sa maison.

Mad. OUDIN.
En vérité, c'est le ciel qui nous l'envoie. Depuis quelque temps, nous sommes dans l'inaction ; et après les malheurs qui nous sont arrivés…

ÉLISABETH, l'interrompant.
Eh, ma mère ! monsieur ne vient pas pour entendre le récit de vos peines, mais pour vous proposer de l'ouvrage. Où faut-il que ma mère aille, monsieur ? Doit-elle vous suivre, ou prendre l'adresse et l'heure de votre maître ?

MICHEL.
Madame votre mère ne se dérangera pas, mademoiselle, j'apporterai les marchandises ; à moins que monsieur ne veuille venir lui-même, pour indiquer la manière dont il désire que son ouvrage soit fait.

Mad. OUDIN.
Comme il lui plaira.

MI CHE L.
Je vais donc lui dire que vous l'attendrez ?

Mad. OUDIN.
Certainement.

MICHEL.
Si vous étiez sortie, mademoiselle pourrait le recevoir.

Mad. OUDIN,
Je ne sortirai pas.

MICHEL.
Adieu, madame ; mademoiselle, j'ai l'honneur de vous saluer.

Mad. OUDIN, le reconduisant.
Je vous remercie de la peine que vous avez prise !

MICHEL.
J'ai suivi les ordres de mon maître, et je suis charmé que sa proposition vous soit agréable. Au revoir, madame.

Mad. OUDIN.
Votre servante, monsieur.

I, 3 – Mad. OUDIN, ÉLISABETH.

Mad. OUDIN.
Ce domestique est bien poli : et si son maître est ce qu'il dit, ce doit être un homme charmant. Elisabeth, voilà de l'ouvrage ; il paraît que cela presse, il faudra laisser tes livres, ta musique et ton dessin.

ÉLISABETH.
Vous savez que tout cela ne m'occupe qu'à mes moments perdus.

Mad. OUDIN.
Ce n'est point un reproche que je te fais ; tu sais que si je te gronde quelquefois c'est parce que tu travailles trop, et qu'ensuite tu donnes les instants de ton repos à l'étude. Tiens, veux-tu que je te le dise, jecrains que toutes ces belles choses que Foncrennes t'a fait apprendre ne te rendent taciturne ; je te trouve triste pour une jeune fille : à ton âge, moi, j'étais d'une gaieté folle.

ÉLISABETH.
Vous aviez le cœur content.

Mad. OUDIN.
Oui, le cœur content ! après toutes les peines que m'a causées ton père ? Il m'a délaissée après un an de mariage pour s'en aller au bout du monde, en Amérique. Il pouvait être le plus heureux des hommes, il ne l'a pas voulu ; il avait un bel état, il l'a négligé.Constructeur de moulins mécaniques, et le plus habile maître de l'Europe, ses ouvrages étaient parfaits, il jouissait d'une belle réputation, et pouvait s'enrichír. Mais les grands défauts suivent les grands talents : sa prodigalité l'a conduit à sa perte. Il partit quelques temps avant l'arrivée de Foncrennes. Foncrennes est Américain, il aurait pu m'en donner des nouvelles, mais il ne l'a point connu. Qu'est-il devenu ? a-t-il changé de nom ? a-t-il perdu la vie ? C'est ce que j'ignore. L'ingrat ! il ne pense point à moi, et nous laisse dans les regrets, l'inquiétude, l'indigence et le malheur.

ÉLISABETH.
Ma mère, je vous ai prié bien des fois de ne me point parler de cela ; vous me faites tant souffrir quand vous accusez mon père ! Vous pouvez avoir le droit de vous plaindre, mais je n'ai pas celui de le juger, et les torts qu'il peut avoir envers vous ne peuvent diminuer mon respect pour lui.

Mad. OUDIN.
Tu parles comme un ange ; tens, épouse M. Melchior, et rien ne pourra manquer à mon bonheur.

ÉLISABETH.
Et le mien, ma mère, vous n'y pensez donc pas ?

Mad. OUDIN.
Et c'est pour l'assurer que je veux te marier à Malchior. Crois moi, i vaut mieux avir pour époux un vieillard raisonnable et économe qu'un dissipateur qui, pour satisfaire ses fantaisies, réduit sa femme à l'état le plus malheureux. Foncrennes est un homme aimable, j'en conviens ; mais quelle conduite, grand dieu ! Depuis quatorze ans qu'il est à Paris, il a mangé cent mille écus de rente, il n'a plus qu'un château, qu'il est obligé de vendre pour payer ses dettes, et ce qui lui restera, le repentir, le chagrin et le désespoir. Non, mademoiselle, non, il n'y faut plus penser et, sous huit jours, vous serez l'épouse de Melchior.

ÉLISABETH.
Ma mère, vous l'avez ordonné ; le sacrifice est fait, et Foncrennes ne sera point mon époux. Je jure de ne jamais vous quitter, de faire pour vous ce que vous avez fait pour moi ; mais je jure aussi que personne n'obliendra ma main. Foncrennes va partir, il emportera mon cœur, mon estime, ma reconnaissance : si je vous suis chère, si vous voulez me conserver, ne me contraignez point d'être à M. Melchior ; mon obéissance serait faiale, vous causerait des regrets éternels, et le jour de mon hymen serait le dernier de ma vie : réfléchissez y-bien, et choisissez entre l'intérêt et mon bonheur.

Mad. OUDIN.
Melchior a reçu ma parole, il sera furieux quand il apprendra ton refus ; il ne voudra point m'accorder de temps ; il peut me faire beaucoup de mal, et je ne sais comment faire pour le payer.

ÉLISABETH.
Est-ce par mon malheur que cette dette doit s'acquitter ? Ma mère, laissez-moi libre, j'ai quelques talents, du courage et Melchior ne perdra rien.

MELCHIOR, en dehors.
Si l'on vient me demander, tu diras que, dans un instant, je descends au magasin.

Mad. OUDIN.
Le voici ; tâche de te contraindre jusqu'à ce que nous ayons rendu notre ouvrage.

I, 4 – Mad. OUDIN, ÉLISABETH, MELCHIOR.

MELCHIOR.
Bonjour, mesdames.

Mad. OUDIN.
Monsieur Melchior, je vous salue.

MELCHIOR.
Vous venez d'avoir une visite ?

Mad. OUDIN.
Oui, c'est un domestique qui vient de m'annoncer qu'il nous apporterait de l'ouvrage.

MELCHIOR.
Tant mieux ; vous pourrez me donner un acompte sur sept cent soixante-deux livres six sols quatre deniers que vous me devez.

Mad. OUDIN.
C'est mon dessein.

MELCHIOR.
Ce domestique m'a fait beaucoup de questions, sur vous, sur mademoiselle : combien il y avait de temps que vous demeuriez ici ? comment vous viviez ? si vous étiez heureuses ?

Mad. OUDIN.
Qu'est-ce que cela lui fait ?

MELCHIOR.
C'est ce que j'ai répondu. Enfin vous aurez de l'ouvrage, vous serez bien payée, et vous me donnerez un aompte : vous me le promettez ?

Mad. OUDIN.
Croyez à ma parole.

MELCHIOR.
Je réclame, madame Qudin, la promesse que vous m'avez faite d'unir mon sort à celui de votre aimable Élisabeth, et j'en demande l'exécution. Mais, avant tout, permettez-moi, d'offrir un présent à ma future.

Mad. OUDIN.
Volontiers.

MELCHIOR.
Voici, belle Élisabeth, une petite bague de ma défunte que je vous prie d'accepter pour l'amour de moi.

ÉLISABETH.
Cela ne se peut, monsieur.

Mad. OUDIN.
Répondez plus poliment, mademoiselle.

MELCHIOR.
Veuillez la recevoir, en attendant l'anneau nuptial,

ÉLISABETH.
Je ne puis rien accepter.

MELCHIOR.
Vous me refusez ! Savez-vous que cette bague a de la valeur ?

ÉLISABETH.
Elle vaudrait cent mille francs que je la refuserais, ainsi que toutes vos propositions.

MELCHIOR, à Madame Oudin.
Vous l'entendez !

Mad. OUDIN.
Devez-vous parler ainsi, Elisabeth ?

ÉLISABETH.
Oui, ma mère ; je ne dois pas laisser monsieur dans l'erreur et, s'il a de l'esprit, il doit m'entendre.

MELCHIOR.
Ah ! si j'ai de l'esprit, un syndic ! Belle demande. Élisabeth, vous savez que bientôt vous deviendrez madame Melchior.

ÉLISABETH.
Oh ! Jamais, jamais, monsieur.

MELCHIOR.
Non ?… Et que vous faut-il donc, mademoiselle ?

ÉLISABETH.
Celui que mon cœur a choisi.

MELCHIOR.
Ab ! Parbleu, vous irez loin avec celui-là ! Vous voulez épouser un joueur, un homme ruiné, monsieur de Foncrennes, enfin. Ah ! pauvre Élisabeth ! Souvenez-vous du sort de votre malheureuse mère avec ce fou d'Oudin, qui avait les mêmes défauts ; et tremblez !

ÉLISABETH, avec force et dignité.
De quel droit, monsieur, venez-vous devant moi calomnier mon père ? Quel tort vous a-t-il fait, et que vous doit-il ?

MELCHIOR.
Ah ! Ce qu'il me doit ?…

ÉLISABETH, l'interrompant d'un ton indigné.
Gardez-vous d'ajouter un mot sur ce qui le concerne ; il trouverait en moi un défenseur, et chaque accusation de votre part augmenterait encore l'horreur que vous m'inspirez.

MELCHIOR.
Je vous trouve bien singulière de me parler de la sorte !

ÉLISABETH, élevant la voix.
Je vous trouve bien inhumain de déchirer mon cœur en insultant la mémoire de mon père !

MELCHIOR.
Je dis ce que tout le monde sait de lui.

ÉLISABETH.
Oui, mais vous ignorez ce que tout le monde dit de vous.

MELCHIOR.
Je me ris de l'opinion des sots.

ÉLISABETH.
Et moi, je méprise celle des méchants.

MELCHIOR.
Ne le prenez pas si haut, et songez que vous demeurez chez moi.

ÉLISABETH.
Si ma mère voulait m'en croire, aujourd'hui même nous sortirions de votre maison.

MELCHIOR.
Après m'avoir soldé, sans doute ?

ÉLISABETH.
Voilà ce qui vous donne l'audace de nous outrager.

MELCHIOR.
Mais petite obstinée, c'est vous qui êtes la cause de tout cela ; vous me tournez la tête ! et vous  devriez, par égard pour votre mère, consentir à devenir mon épouse, puisque cela peut m'apaiser et faire son bonheur.

ÉLISABETH, avec âme.
Que l'on demande ma vie pour ma mère, je la donne avec joie… Mais s'il vous faut ma main pour vous empêcher de nous persécuter, faites-nous tous les maux dont vous êtes capable, car vous ne l'aurez jamais.
(Elle sort.)

I, 5 – Mad. OUDIN, MELCHIOR.

MELCHIOR, après un silence.
Est-ce clair, madame Oudin ?

Mad. OUDIN.
Mais aussi, vous la contrariez, vous la brusquez, vous dites du mal de tout le monde, vous ne parlez que d'argent, et cela rebute. Vous ne savez pas faire l'amour.

MELCHIOR.
Faut-il que j'aille soupirer comme un jeune pastoureau ? Je suis riche, je le dis, et voilà mon éloquence.

Mad. OUDIN.
Ce n'est pas celle qu'il faut pour plaire.

MELCHIOR.
C'est cependant la meilleure. Tenez, madame Oudin, votre fille lit des romans et cela lui gâte l'esprit.

Mad. OUDIN.
Monsieur de Foncrennes ne lui a jamais donné que de bons livres.

MELCHIOR.
Ah ! Ce monsieur de Foncrennes lui tient au cœur ; mais j'en serai bientôt débarrassé.

Mad. OUDIN.
Est-ce que vous voudriez le faire sortir de votre maison ?

MELCHIOR.
Certainement, il ne paie pas.

Mad. OUDIN.
Il faut attendre que son château soit vendu ; vous lui devez des égards, il a tant fait de dépense chez vous !

MELCHIOR.
Oui, mais il n'en peut plus faire. Il a parcouru successivement tous les étages de mon hôtel. Il a resté six ans au premier, quatre au second, deux ans au troisième, un an au quatrième, neuf mois au sixième, et ma foi, ne pouvant aller plus haut, il faut qu'il termine son ascension et finisse par sortir d'ici.

Mad. OUDIN.
Je ne puis approuver que…

MELCHIOR, l'interrompant.
Oh ! je lui en veux.

Mad. OUDIN.
Que vous a-t-il donc fait ?

MELCHIOR.
Un affront qui me pèse sur le cœur. Je voulais être reçu Franc-Maçon, je savais qu'il était grand-maître, il pouvait me recevoir pour rien et, loin d'appuyer ma demande, il s'est opposé à ma réception. Presque tous mes confrères le sont, et l'on m'a refusé ! C'est une tache.

Mad. OUDIN.
Mais pourquoi vouliez-vous entrer là-dedans ?

OUDIN.
Par curiosité, et par intérêt. On dit que ces Messieurs obligent tout le monde ; dans mon état, j'ai souvent besoin d'argent, et la caisse des frères eût été à mon service. C'est une perte irréparable.

Mad. OUDIN.
Ne vous plaignez point de cela, car si vous eussiez été reçu, jamais Élisabeth ne serait devenue votre femme.

MELCHIOR.
Pour quelle raison ?

Mad. OUDIN.
Par la raison que c'est ce qui nous a désunis, son père et moi.

MELCHIOR.
Ah ! madame Oudin, on dit que c'est une si belle chose !

Mad. OUDIN.
Elle peut être belle, mais je ne la crois pas bonne.

MELCHIOR.
Allons, vous n'y connaissez rien. Revenons. Vous m'avez donné votre parole : épouserai-je Elisabeth, oui ou non ?

Mad. OUDIN.
Oui.

MELCHIOR.
C'est parler en femme raisonnable.

Mad. OUDIN.
Mais au moins, tâchez d'avoir son aveu ; car je ne veux pas la contraindre, ni la forcer de se marier contre son inclination.

MELCHIOR.
Je saurai vaincre sa rigueur ; elle verra tous les dons que je veux lui faire, et j'ai de quoi flatter son amour-propre. Il me reste vingt-cinq robes de feue madame Melchior ; elle était mise comme une princesse, votre fille le sera de même ; je veux qu'elle brille, qu'elle me fasse honneur ; elle prendra tout ce qui pourra lui plaire et, dans ce qui ne lui conviendra pas, vous pourrez choisir, vous y trouverez votre compte, et ce sera mon présent de noce.

Mad. OUDIN.
C'est grand de votre part.

MELCHIOR.
Et la quittance, madame Oudin, la quittance de ce que vous me devez !

Mad. OUDIN.
Mais, aujourd'hui vous êtes d'une générosité !…

MELCHIOR,
Je ne donne pas souvent ; mais quand je donne, tout y va. Descendons, je vais vous faire voir les riches étoffes et les bijoux dont je veux faire hommage à ma jeune épouse.

Mad. OUDIN.
Oui, mais vous l'avez fâchée ; il faudrait vous raccommoder avec elle.

MELCHIOR.
Arrangez cela.

Mad. OUDIN.
Je le veux bien. (Elle appelle.) Élisabeth !… Parlez-lui poliment.

MELCHIOR.
Vous allez voir.

Mad. OUDIN, appelant.
Élisabeth !

I, 6 – Mad. OUDIN, MELCHIOR, ÉLISABETH.

ÉLISABETH.
Que voulez-vous, ma mère ?

Mad. OUDIN.
Voilà M. Melchior qui vous prie d'oublier la petite dispute que vous avez eue ; et moi, je vous l'ordonne.

ÉLISABETH, avec une froideur dédaigneuse.
Cela ne m'a point assez affectée pour que je m'en souvienne.

MELCHIOR, avec joie, à Mad. Oudin.
Elle n'a point de rancune ! Allons, ne perdons point de temps, afin que je revienne promptement.

ÉLISABETH.
Est-ce que monsieur reviendra ?

MELCHIOR.
Si je reviendrai, charmante Élisabeth ? en pouvez-vous douter ? votre mère va voir l'offrande que je veux vous faire, et vous jugerez de la force de ma tendresse… par la grandeur du sacrifice.

Mad. OUDIN.
Ah ! que c'est bien dit !

MELCHIOR.
Vous trouvez ? (À Élisabeth.) Ne vous impatientez pas, adorable Elisabeth ; je vais revenir avec un cœur tout de flamme… et les mains pleines. Allons, belle-mère, courons, volons, car les instants vont me paraître des siècles.

Mad. OUDIN.
Je vous suis. (À Élisabeth.) Saluez, mademoiselle.

(Élisabeth fait une petite révérence sans regarder ; Melchior, salue profondément avec une prétention ridicule.)

MELCHIOR, au fond du théâtre.
Heim ! sais-je faire l'amour à-présent ?

Mad. OUDIN.
Comme si vous n'aviez que vingt ans.

(Ils sortent en courant.)

I, 7 – ÉLISABETH, seule.

ÉLISABETH.
Et c'est-là le rival de Foncrennes ! quel homme ! Mais comment ma mère peut-elle écouter ses propositions ? que peut-il pour nous ? Il est le vrai modèle du ridicule, de la bassesse et de l'avarice. – Qui vient ici ? c'est monsieur de Foncrennes !

I, 8 – ÉLISABETH, FONCRENNES.

FONCRENNES, avec des livres à la main.
Élisabeth, voilà les livres que vous m'avez demandés.

ÉLISABETH.
Voyons. Traité du vrai Mérite.

FONCRENNES.
Ce livre ne vous apprendra rien.

ÉLISABETH, souriant.
Oh… Télémaque !

FONCRENNES.
Celui-ci pourra vous instruire.

ÉLISABETH.
Tout le monde l'admire, il me plaira. Vous vous êtes occupé de moi, je me suis occupée de vous.

FONCRENNES.
J'en suis bien reconnaissant.

ÉLISABETH, allant à la table prendre le dessin et le lui montrant.
Le dessin que vous m'avez dit de copier est fini. Regardez.

FONCRENNES, l'examinant.
Il est parfait !

ÉLISABETH
En êtes-vous content ?

FONCRENNES.
Très content.

ÉLISABETH.
Que je suis heureuse d'avoir réussi !

FONCRENNES, regardant le dessin.
Tout est exact. (Il lui indique avec son doigt chaque partie du dessin.) C'est ici, ma chère Elisabeth, que j'ai reçu la naissance ; c'est la maison de mon père… je n'ai pas su la conserver ! C'est dans ce vallon délicieux que je fus élevé par la plus tendre des mères. Voilà les lataniers, où reposent les cendres de mes aïeux. Oh ! mon père, si vous voyez votre fils, combien vous devez souffrir ! qu'est devenu votre héritage ? Pardonnez-moi, plaignez-moi, mon père, et ne me maudissez pas.

ÉLISABETH.
Vous avez les sentiments d'un bon fils ; vous vous souvenez de la maison de votre père, comme je me souviens de votre château. Le parc, les jardins, les fontaines, tous les endroits où j'allais avec vous me sont présents, et je pourrais les dessiner sans modèles.

FONCRENNES.
Vous avez une bonne mémoire.

ÉLISABETH, avec sentiment.
C'est celle du cœur, elle ne se perd jamais.

FONCRENNES, douloureusement.
Ce château, vous ne le reverrez plus.

ÉLISABETH, avec intérêt et affectueusement.
Mon ami, modérez vos regrets, ils ne peuvent servir qu'à redoubler vos maux.

FONCRENNES.
Quelle différence de ma situation passée avec celle où je me trouve ! Si vous saviez par quel enchaînement je suis au comble du malheur… Écoutez-moi, en voici le fidèle tableau.

ÉLISABETH.
Je vous écoute.

FONCRENNES.
Je dois le jour à des parents qui, par leurs richesses et leurs vertus, tenaient un rang distingué en Amérique. J'eus le malheur de les perdre à l'âge où j'avais besoin de leurs conseils. À dix-huit ans, je me trouvai possesseur d'une fortune considérable. Je fus présenté dans les cercles brillants, et c'est là que je contractai la funeste passion du jeu. Ce qui ne devait être qu'un amusement devint une habitude ; j'étais heureux, des flots d'or circulaient autour de moi et, favorisé par le hasard, je n'avais qu'à m'applaudir de ma destinée. Au comble de la prospérité, on me fait un portrait enchanteur de la France ; animé par le désir de voir le plus beau pays du monde, je ne puis plus vivre en Amérique ; je pars. Quelle fut mon ivresse en arrivant dans cette capitale ! Ravi, transporté par tous les chefs-d'œuvres qui s'offraient à mes yeux, rien ne pouvait lasser mon admiration. Que n'ai-je passé ma vie dans le sein des arts et dans la société des artistes ! mais, conduit par des connaissances dangereuses chez des joueurs perfides, dont les odieuses spéculations se fondent sur la duplicité, mon penchant qui n'était qu'assoupi, se réveilla avec plus de fureur… mon bonheur avait cessé ! C'est dans ces gouffres de désolation que, pendant quinze ans, je vécus dans les angoisses, les tourments et la rage, en maudissant mon existence. C'est dans cet enfer que je vis se dissiper la plus belle fortune, que je devins la victime et la proie de l'intrigue,de l'adresse et de la mauvaise foi ; enfermé dans le labyrinthe de ces repaires affreux, il ne me fut plus possible de m'en arracher. C'est là que tout périt, c'est là qu'habite le malheur, on y perd son bien, son repos,son honneur, et l'on n'en sort qu'avec le désespoir, la honte, le remords et le mépris de soi-même.

ÉLISABETH.
Je ne puis concevoir ce qui a pu vous porter au jeu. Était-ce l'espoir d'augmenter votre fortune ? vous n'en aviez pas besoin. Ah ! mon ami, si vous eussiez pu vaincre ce fatal penchant, que vous aurait-il manqué pour être parfaitement heureux !

FONCRENNES.
Élisabeth, je porte la peine de ma faute, et le repentir ne peut remédier à rien. Avant peu, je serai forcé de quitter la France, et je ne regrette ma fortune que parce que je ne puis plus vous l'offrir.

ÉLISABETH.
Votre malheur nous sépare, mais ne diminuera point mon amitié.

FONCRENNES.
Notre union était décidée ! mais je suis dans l'indigence, et votre mère imite mes amis.

É LISABETH.
Foncrennes, c'en est assez ; nous devons souffrir et la respecter. Laissons cela, et ne nous affligeons pas d'avance. Ah ! j'oubliais… (Elle va prendre un tablier dans le carton qui est sur sa table.) Mon ami, voilà le tablier que vous m'avez demandé. Il y a dessus une rose et une croix ; je ne sais ce que cela veut dire, mais cet emblême me paraît auguste.

FONCRENNES, le prenant.
Votre don m'est précieux, et je le conserverai toujours ; brodé par les mains de l'innocence, il me servira dans le temple des vertus.

ÉLISABETH.
Ne le montrez point à ma mère, car vous connaissez sa haine pour la franc-maçonnerie ; et elle ne me pardonnerait point d'avoir travaillé à ses ornements. On vient : cachez-le, et dépêchez-vous.

I, 9 – ÉLISABETH, FONCRENNES.

Mad. OUDIN.
Élisabeth, je suis dans l'enchantement ! tout est superbe ! c'est d'une fraîcheur, d'une beauté… (Apercevant Foncrennes.) Ah ! vous voilà, monsieur de Foncrennes ? votre terre est-elle vendue ? avez-vous touché les fonds ? quand partez-vous ?

FONCRENNES.
Vous vous intéressez à mon départ, madame ? vous ne l'attendrez pas longtemps. Quant à mon château, on ne m'en offre que le tiers de ce qu'il peut valoir, et je ne puis me déterminer à le donner à ce prix.

Mad. OUDIN.
À votre place, je m'en déferais pour sortir d'embarras.

FONCRENNES.
J'en veux retirer sa valeur : mes créanciers l'exigent, et l'honneur me le commande.

Mad. OUDIN.
C'est juste. (À sa fille.) Élisabeth, j'ai à vous entretenir de choses importantes, entrez là-dedans.

ÉLISABETH. Ma mère…

Mad. OUDIN.
Allez, mademoiselle.

ÉLISABETH, lentement et tristement.
Au revoir, monsieur de Foncrennes.

FONCRENNES.
Oui, mademoiselle, je vous reverrai, si madame veut me le permettre.

Mad. OUDIN.
On ne refuse à personne de faire ses adieux.

ÉLISABETH, à Foncrennes.
Je compte que je ne les recevrai point aujourd'hui.

Mad. OUDIN.
Allez, allez.

ÉLISABETH, à Mad. Oudin, d'un ton attendri.
Ma mère me parle bien durement !… C'est la première fois.
(Elle sort en regardant Foncrennes à plusieurs reprises.)

FONCRENNES.
Madame, il me semble  que…

Mad. OUDIN, l'interrompant.
 Je voudrais causer avec vous plus longtemps, mais je ne puis vous entendre ; j'ai des arrangements à prendre avec Élisabeth, et je vous prie de m'excuser.

(Elle sort.)

I, 10 – FONCRENNES, seul.

FONCRENNES, stupéfait.
Est-ce madame Oudin ?… puis-je la reconnaître ?… est-ce elle que je viens d'entendre ? quel changement ! quand j'étais riche, on ne parlait pas ainsi, et le pauvre par moi n'éprouvait point cette dureté. Jusqu'à quand l'or mesurera-t-il les égards que l'on doit à ses semblables ? Les infortunés ne peuvent rien, on ne leur doit rien ; tout pour l'intérêt ; ses lois régissent le monde et règlent ses actions. Ah ! dans ma détresse et dans mes maux, où donc porterai-je mes pas pour être à l'abri de l'insulle et du mépris ?… Il n'est pour noi qu'un seul refuge, et j'y trouverai des hommes ! j'irai déposer mes peines dans le sein de mes frères ; ils me plaindront et ne me repousseront pas ; ils chérissent les infortunés. C'est dans l'asile de l'indulgence que je trouverai des consolations, des cœurs sensibles et des amis vertueux.

 

Acte II

II, 1 – ÉLISABETH, seule.

ÉLISABETH, sortant du cabinet.
Non, c'est une tyrannie. Non, je n'y consentirai pas. Épouser Melchior ! Malgré l'obéissance et le respect que je dois à ma mère, je ne me soumeltrai point à ce qu'elle exige de moi.

II, 2 – ÉLISABETH, FONCRENNES.

FONCRENNES.
Élisabeth, je ne puis résister au désir de savoir quel est le motif du changement de votre mère à mon égard. Elle vient de me traiter avec une froideur qui me surprend et me désespère. Que lui ai-je donc fait pour perdre son estime ei sa confiance ?

É LISABETH.
Mon ami, elle vient de me donner l'ordre de renoncer à vous ; elle veut absolument m'unir à Melchior.

FONCRENNES.
Quel est votre dessein, Élisabeth ?

ÉLISABETH, avec la plus grande fermeté.
C'est Foncrennes qui me le demande ! j'ai cru qu'il devait assez me connaître pour être sûr de ma fidélité.

FONCRENNES.
Mais votre mère vous ordonne d'obéir.

ÉLISABETH.
Oui, mais mon cœur me le défend.

FONCRENNES.
L'autorité saura vous y contraindre. .

ÉLISABETH.
L'amitié me donnera la force d'y résister.

FONCRENNES.
Vous allez m'être ravie pour toujours !

ÉLISABETH, avec noblesse et sentiment.
Non, vous ne perdrez jamais le cœur d'Élisabeth. Élevée dans le malheur, j'y suis accoutumée ; mais, loin d'abattre mon courage, il m'a donné cette noble fermeté de caractère qui me fera tout supporter plutôt que de manquer à la foi que je vous ai jurée. Cher Foncrennes ! ô mon ami ! mon éducation est votre ouvrage ; en développant mes sentiments, vous avez formé mon cœur ; c'est vous qui m'avez fait connaître la vertu, vous me l'avez montrée si belle que vous me l'avez fait aimer. Je vous dois tout, je suis digne de vous, et rien ne pourra détruire ni mon choix, ni ma reconnaissance.

FONCRENNE S.
Chaque parole, chaque trait me prouve la noblesse de votre âme et la délicatesse de vos sentimens. (Il se met à ses genoux.) Recevez aussi le serment que je fais de vous adorer toujours ; et puissé-je ne jamais perdre le cœur de celle qui règnera dans le mien jusqu'au dernier instant de ma vie ! (Il lui baise la main.)

II, 3 – ÉLISABETH, FONCRENNES, MELCHIOR.

MELCHIOR, furieux.
Ah ! je vous y prends, madeloiselle ! C'est donc ainsi que vous faites, au moment d'être honorée du titre de mon épouse ? C'est édifiant, en vérité.

ÉLISABETH, avec fierté et tranquillité.
Je n'ai rien à vous répondre, monsieur, si ce n'est que je ne vous appartiendrai jamais.

MELCHIOR.
C'est ce que nous verrons, et de quoi votre mère décidera. C'est monsieur qui vous encourage dans vos refus ; ce sont ses séductions qui vous arment contre moi.

FONGRENNES, avec une colère concentrée.
Monsieur Melchior !

MELCHIOR.
Monsieur ferait beaucoup mieux de payer ses dettes, que de donner de mauvais conseils à ma prétendue.

FONCRENNES, avec fureur.
Melchior, gardez-vous d'aller plus avant.

MELCHIOR.
Morbleu, je ne m'arrêterai pas, et votre présence ici me gêne et me nuit. Je ne veux plus souffrir, dans ma maison, un homme sans état et sans mœurs.

FONCRENNES, le saisissant par le bras.
Misérable ! tu mériterais…

ÉLISABETH, allant au milieu et retenant Foncrennes.
Mon ami !… c'est un vieillard.

FONCRENNES.
Il me l'aurait fait oublier. Pardon, Élisabeth. (À Melchior.) Tu m'accuses, et moi je t'interroge ; réponds, si tu l'oses. Cette maison dont tu me fais sortir, à qui la dois-tu ? n'est-ce pas le fruit de ton exécrable usure ? Tes pareils et toi avez englouti les trois quarts de ma fortune ; c'est à vos secours pernicieux que je devais les ressources qui m'ont précipité dans l'abîme que vous creusiez sous mes pas ; c'est votre race infernale qui soutient l'erreur, encourage le vice ; et les dépouilles de l'insensé sont votre apanage. Comment pouvez-vous jouir d'un bien si mal acquis ? Mais que dis-je ? l'usure n'a point d'entrailles ! L'imprudence d'un père égaré, l'inexpérience d'un orphelin séduit et trompé, tout est du ressort de ses infâmes suppôts. ; le malheur seul peut les enrichir ; sans conscience, sans honneur et sans åme, leur cupidité absorbe tout et dévore tout. Chez vous, l'or a dix fois sa valeur ; les services que vous vendez sont des larcins qu'on ne saurait trop punir, et l'on devrait vous bannir de tous les États policés, comme étant les oppresseurs du malheureux, la ruine des familles, et les fléaux de la société.

MELCHIOR.
Cet éloge est superbe, en vérité, rien n'y manque. (Avec force.) Heim ! obligez donc des ingrats ; prêtez donc votre argent !

FONCRENNES.
À cinquante pour cent ! c'est généreux.

MELCHIOR.
Assurément, car les risques sont considérables. Heureusement j'en suis quitte, mais vous m'avez causé de fréquentes insomnies. C'est sans prix, cela monsieur, c'est sans prix ! perdre son repos, voir tout son bien dans les mains d'un fou, est-il un tourment égal à celui-là ? est-il des intérêts assez forts pour dédommager des souffrances qu'on éprouve ? C'est fini, devienne le monde ce qu'il pourra, je veux être insensible,je renonce au commerce et au doux plaisir d'obliger ; cela coûte trop cher.

FONCRENNES.
Pour les obligés.

MELCHIOR.
Point de mots. Vous m'avez entendu, et j'espère que ce soir vous ne m'importunerez plus.

II, 4 – ÉLISABETH, FONCRENNES, MELCHIOR, Mad. OUDIN.

Mad. OUDIN.
Eh ! mais quel bruit faites-vous donc ici ?

MELCHIOR.
Venez, madame, venez ; monsieur ose insulter votre gendre !

Mad. OUDIN, à Foncrennes.
Je suis indigné de votre conduite.

ÉLISABETH, vivement.
Ma mère, il n'a pas tort,

Mad. OUDIN, à Foncrennes.
Monsieur, veuillez avoir la bonté de vous retirer.

FONCRENNES.
Si vous vouliez m'entendre…

Mad. OUDIN.
C'est assez, monsieur, et j'espère que cette visite sera la dernière que nous recevrons de vous.

FONCRENNES, à Mad. Oudin, du ton le plus pénétré.
Je sors, je vous obéis. Je ne troublerai plus votre retraite… Vous serez bientôt délivrée de la présence du malheureux Foncrennes. Élisabeth, je vous vois pour la dernière fois. Et vous, madame, malgré votre injustice, croyez au respect que je conserverai pour vous toute ma vie. (À Melchior, avec un ton menaçant.) À ce soir, monsieur Melchior.

MELCHIOR.
Votre quittance sera toute prête.

FONCRENNES.
J'espère qu'un jour vous n'obtiendrez pas la vôtre aussi facilement.

(Il sort.)

II, 5 – ÉLISABETH, MELCHIOR, Mad. OUDIN.

MELCHIOR.
Que diable veut-il dire ?

Mad. OUDIN.
Je n'y comprends rien.

MELCHIOR.
Finissons. Pour lever les difficultés, je vais dire devant Élisabeth ce que je veux faire pour elle. D'abord, je lui donne vingt quatre mille francs comptant ; je la fais héritière de l'hôtel de Normandie et de mon magasin, qui valent trois fois autant. Prenez-y garde ! la petite est charmante, mais elle ne trouvera pas deux fois le même avantage. Raisonnez, calculez, discutez, comparez, j'attends votre décision ; dépêchez-vous.

Mad. OUDIN.
 Vous êtes pressant.

MELCHIOR.
Plus d'incertitude : c'est aujourd'hui mardi, le contrat sera dressé jeudi, on le signera vendredi, premier et dernier bans dimanche, et le mariage lundi ; c'est arrêté, fixé, invariable ; qu'on y fasse attention, ou tout est manqué ; on me veut, ou l'on ne me veut pas, il faut que cela s'éclaircisse. Réfléchissez, je reviendrai dans une demi-heure savoir votre réponse. Bonjour.
(Il sort brusquement.)

II, 6 – ÉLISABETH, Mad. OUDIN.

ÉLISABETH.
Vous l'avez entendu, consentirez-vous à ce qu'il vous propose ?

Mad. OUDIN.
Je n'agis que pour ton bonheur. J'ai lieu de craindre l'ascendant que Foncrennes a sur toi ; il cherche à t'entraîner dans sa perte, mais je saurai te garantir de sa perfidie.

ÉLISABETH.
Avec quelles affreuses couleurs vous peignez ce pauvre Foncrennes !

Mad. OUDIN.
Le portrait est juste.

ÉLISABETH, avec noblesse.
Non, c'est celui d'un malhonnête homme, il ne lui ressemble point.

Mad. OUDIN.
Oh ! tu l'aimes, il te semble parfait ; la prévention t'aveugle, mais tôt ou tard l'illusion se détruit : l'amour s'envole et le repentir reste.

ÉLISABETH.
Le repentir ne sera pas pour moi seule, si cet hymen s'accomplit

Mad. OUDIN.
Il s'accomplira, mais ce ne sera pas aussi promptement que Melchior le voudrait. Rassure-toi, je vais le rejoindre, je lui parlerai, et j'obtiendrai du temps. Je ne serai qu'une minute ; si l'on vient me demander, tu diras que je remonte à l'instant. Embrasse-moi.
(Elle sort.)

II, 7 – ÉLISABETH, seule.

ÉLISABETH.
Du temps ! en est-il qui puisse me faire oublier Foncrennes ? aurais-je la lâcheté de trahir mon amant pour l'auteur de sa ruine ? Oh ! la meilleure des mères, n'exigez point ce cruel sacrifice, il est au-dessus de mes forces. (On frappe à la porte du fond.) On frappe, voyons qui ce peut être.
(Elle va ouvrir.)

II, 8 – ÉLISABETH, OUDIN, MICHEL portant un carton.

OUDIN.
Bonjour, ma belle demoiselle.

ÉLISABETH, respectueusement.
Monsieur, je vous salue.

OUDIN, la regardant avec attention.
C'est ici que demeure Madame Oudin ; est-ce vous qui êtes sa fille ?

ELISABETH.
Oui, monsieur.

OUDIN.
Elle est bien heureuse d'avoir une demoiselle aussi intéressante !

ÉLISABETH, cherchant à rompre la conversation.
Monsieur vient pour de l'ouvrage ?

OUDIN.
Oui. Madame Oudin est absente ?

ÉLISABETH.
Elle va rentrer à l'instant, monsieur.

OUDIN.
Voulez-vous me permettre de l'attendre ?

ÉLISABETH.
Je n'osais vous en prier.  »

OUDIN, la fixant.
Vous êtes bien jolie !

ÉLISABETH, lui présente un fauteuil.
Monsieur veut-il s'asseoir ?

OUDIN.
Bien obligé. (À Michel.) Michel, pose le carton sur cette table, et va m'attendre de l'autre côté.
(Michel sort.)

ÉLISABETH.
Monsieur, permettez que j'aille avertir ma mère, car je crains qu'elle ne vous fasse trop attendre.
(Elle sort.)

II, 9 – OUDIN, seul.

OUDIN, la regardant jusqu'à ce qu'elle soit sortie.
Quoi ! Voilà mon enfant ! Oudin, n'es-tu pas mille fois trop heureux ? Je vais revoir mon épouse ! voudra-t-elle me pardonner ? il faut sonder son cœur, et lui cacher mon nom. Elle ne pourra me reconnaître : quinze ans d'absence, le travail, la fatigue, une maladie contagieuse et cruelle qui défigure les humains, tout m'a tellement changé que je ne me reconnais pas moi-même. Voilà le moment… Le trouble que j'éprouve… Tu trembles, Oudin ? Allons, de la fermeté : si tu rougis d'avoir fait une mauvaise action, prends du courage pour la réparer.

Mad. OUDIN, en dehors.
Non, je le veux ainsi ; dites-lui que c'est un vieux fou, et qu'il aille se promener.

II, 10 – OUDIN, Mad. OUDIN, ÉLISABETH.

ÉLISABETH.
Ma mère, voilà…

Mad. OUDIN, faisant la révérence.
Ah ! Monseigneur, j'ai l'honneur de vous saluer. Vous venez sans doute pour les dentelles, dont votre domestique m'a parlé ce matin ?

OUDIN.
Oui, madame.

Mad. OUDIN, à part.
Je juge à son air, que c'est quelque seigneur étranger. (Haut.) Mille pardons de vous avoir fait attendre.

OUDIN.
Je ne m'en plains pas ; le plaisir de voir cette belle demoiselle m'en a dédommagé.

Mad. OUDIN.
C'est ma fille, Monseigneur.

OUDIN.
Vous devez bien l'aimer !

Mad. OUDIN.
De toute mon âme. Elle est douce, honnête, laborieuse, et travaille comme les Fées.

OUDIN.
Cela me fait plaisir.

ÉLISABETH.
Ma mère fait trop mon éloge, et…

OUDIN.
Non pas trop, ma foi, et je pense tout le bien qu'elle dit de vous. Vous rougissez, vous avez tort ; l'éloge d'une bonne mère ne peut m'être suspect.

Mad. OUDIN.
C'est parler en père.

OUDIN.
Je le suis.

Mad. OUDIN.
Dans quel genre est l'ouvrage que Monseigneur veut nous donner ?

OUDIN.
Dans quel genre ?… Mais… Ce sont des dentelles que je veux faire arranger,

Mad. OUDIN.
Pour vous ?

OUDIN.
Non, c'est pour des Dames.

Mad. OUDIN.
Peut-on voir ?

OUDIN.
Voilà le carton.

Mad. OUDIN, va à la table, ouvre le carton et en retire un voile.
Comment, monseigneur, mais c'est magnifique ! Les dames à qui vous ferez ce présent seront bien contentes.

OUDIN.
J'en accepte l'augure. Oh ! ça, dites-moi, tout cela pourra-t-il être fait dans deux heures ?

Mad. OUDIN.
Ah ! monseigneur, vous n'y pensez pas ; il faut au moins huit jours.

OUDIN.
Huit jours ! je voulais offrir mon présent aujourd'hui. En ce cas, je ne ferai rien faire, et je donnerai le carton tel qu'il est.

Mad. OUDIN, tristement.
Quoi ! monseigneur… vous ne voulez pas ?… Comme il vous plaira.

OUDIN.
Qu'avez-vous, madame ? ai-je mal parlé ? Vous aurais-je fait de la peine ? Ce n'est pas mon intention, en vérité.

Mad. OUDIN.
Monseigneur demande une chose impossible. Je ne puis que le remercier, et le prier, quand l'occasion se présentera, de m'accorder la préférence.

OUDIN.
Vous l'aurez, car je vous trouve bien aimable.

Mad. OUDIN.
Plaît-il, monseigneur ?

OUDIN.
Oui, d'honneur, je vous trouve charmante.

Mad. OUDIN.
Oh ! c'en est trop, et si vous ne finissez, je me retire.

OUDIN.
Je dis ce que je pense, et quand votre mari serait là, il ne pourrait s'en offenser, car je vous assure que j'ai les meilleures intentions du monde.

Mad. OUDIN.
Cela se peut, mais plus de compliments.

OUDIN.
Combien y a-t-il de temps que vous êtes mariée, madame Oudin ?

Mad. OUDIN.
Dix-sept ans, pour mon malheur.

OUDIN.
Peut-être.

Mad. OUDIN.
Ah ! monseigneur va m'apprendre ce qu'il en est.

OUDIN.
Est-ce que vous avez à vous plaindre de votre mari ?

Mad. OUDIN.
Beaucoup !

OUDIN, jouant l'étonnement.
Est-il possible ?

Mad. OUDIN.
C'est bien le plus mauvais sujet…

OUDIN.
Vraiment ?

Mad. OUDIN.
Il n'est plus ici.

OUDIN.
Non ?… Moi, je le croyais avec vous.

Mad. OUDIN.
Ah ! que le ciel m'en préserve !

OUDIN.
Le haïssez-vous ?

Mad. OUDIN.
Non, mais je le crains.

OUDIN.
Que vous a-t-il donc fait ?

Mad. OUDIN.
Il a abandonné sa femme et son enfant, jugez-le.

OUDIN, tristement.
C'est très-mal, j'en conviens.

Mad. OUDIN, avec sensibilité.
Je n'avais que seize ans, monseigneur ; jeune mère, et sans ressource, je travaillais jour et nuit pour élever ma pauvre petite Élisabeth.

OUDIN, attendri.
Digne femme !… Ah ! soyez assurée qu'Oudin a fait un grand retour sur lui-même.

Mad. OUDIN, vivement.
Que dites-vous ?… Est-ce que vous le connaissez, monseigneur ?

OUDIN.
Si je le connais !

Mad. OUDIN.
On m'a dit qu'il n'existait plus.

OUDIN.
On vous a trompée ; je suis sûr qu'il se porte bien.

ÉLISABETH, avec l'explosion du sentiment.
Mon père est vivant ! mes vœux sont exaucés !

OUDIN, à Elisabeth.
Cela vous fait plaisir ?

ÉLISABETH.
Tous les jours je priais le ciel pour sa conservation.

OUDIN.
Bonne enfant !

Mad. OUDIN.
Mais où s'est-il donc caché ?

OUDIN.
En Amérique.

Mad. OUDIN.
Et quelle est sa conduite ?

OUDIN.
Excellente !

Mad. OUDIN.
Est-il bien changé ?

OUDIN.
Au point qu'il serait devant vous que vous ne le reconnaîtriez pas.

Mad. OUDIN.
Il doit bien se repentir du mal qu'il m'a fait !

OUDIN.
Sans doute ; mais tous les torts ne sont pas de son côté.

Mad. OUDIN.
Et de quoi se plaint il ? que vous a-t-il dit de moi ?

OUDIN, rapidement.
Il m'a dit que vous étiez bonne, sensible, honnête, et douée de mille excellentes qualités ; mais violente, emportée, cassant, brisant tout quand ce pauvre Oudin se dérangeait un peu ; que loin de le ramener par la douceur, vous le querelliez sans cesse et révoltiez son cœur ; qu'il avait commencé par vous aimer, qu'ensuite il vous avait craint, et qu'il avait fini par vous abandonner. Car enfin, là, soyons justes : quel fut le motif de votre dernière dispute ? N'était-ce pas parce qu'il s'était fait recevoir franc-maçon ? Quel mal trouvez-vous à cela ? Ne valait-il pas mieux qu'il fût parmi d'honnêtes gens que de se livrer à la dissipation ? Quand il fut admis dans cette société, ne l'accusâtes-vous pas de vouloir être sorcier ? Ne lui défendîtes-vous pas de revenir à la maison ? Ah ! brave femme, combien vous étiez dans l'erreur ! vos torts ne sont pas aussi grands que les siens, mais vous en aviez. Au lieu de l'irriter par des reproches, il fallait lui parler raison ; Oudin n'était ni sot, ni méchant, il vous aurait entendue. Quand il voulait s'expliquer, il ne fallait pas lui fermer la bouche par un déluge de paroles, qui lui ôtaient les moyens de se justifier ; car dans ce temps-là, vous aimiez un peu à parler (du moins, il me l'a dit.) La vérité pure, c'est que vous étiez deux enfants, vous vous fâchiez sans savoir pourquoi. Personne ne voulait céder, on criait, on s'emportait, on se querellait ; vous vous aimiez, et vous n'étiez jamais d'accord : n'est-ce pas là l'histoire de votre ménage ?

Mad. OUDIN, étonnée.
Vous en parlez comme si vous l'aviez vu.

OUDIN.
La même chose.

Mad. OUDIN, voyant Élisabeth sourire.
De quoi riez-vous, mademoiselle ?

ÉLISABETH.
Je ne ris point, ma mère.

Mad. OUDİN.
À la bonne heure. (À Oudin.) Ah ! c'est ainsi que monsieur Oudin parle de sa femme ! Cela lui convient à merveille.

OUDIN.
Modérez-vous.

Mad. OUDIN.
Un époux infidèle !

OUDIN.
Il a eu tort.

Mad. OUDIN.
Un dissipateur !

OUDIN.
C'est ce qui l'a perdu.

Mad. OUDIN, avec force.
Un franc-maçon !

OUDIN, avec âme et explosion.
C'est ce qui l'a sauvé !

Mad. OUDIN.
Qui a laissé souffrir sa famille sans la soulager.

OUDIN, avec fermeté.
Cela n'est pas vrai.

Mad. OUDIN.
Ah ! monseigneur va soutenir le contraire.

OUDIN.
De toutes mes forces ! Je sais qu'Oudin vous a fait passer une somme assez considérable, par un ancien ami de son père, avec une lettre à laquelle vous n'avez pas même daigné répondre.

Mad. OUDIN.
C'est une erreur.

OUDIN.
Parbleu, j'en suis bien sûr, car j'ai compté l'argent.

Mad. OUDIN.
Oui, mais il ne l'a point envoyé.

OUDIN.
Je l'ai mis moi-même à la poste.

Mad. OUDIN.
Et moi, je ne l'ai pas reçu.

OUDIN
Bientôt vous connaîtrez le coupable. Oudin a tout fait pour réparer sa faute, il vous aime, et vous en aurez la preuve.

Mad. OUDIN.
Il pensait à moi ?

OUDIN.
Vous et votre enfant, vous ne lui sortiez pas de l'idée. Vous avez cru que c'était le hasard qui m'a conduit chez vous pour vous donner de l'ouvrage ? Point du tout. Ce carton de dentelles est un présent que je vous offre de sa part, et je puis vous assurer que je me suis chargé de cette commission avec bien du plaisir.

Mad. OUDIN.
Est-il possible ?

OUDIN.
Prenez le carton, il est à vous.

Mad. OUDIN.
Non, monseigneur, non, je ne puis croire ; Oudin n'est pas capable d'une telle action.

OUDIN, avec la plus grande force.
Femme injuste et trop sévère pour votre mari, soyez donc persuadée, et bannissez tout ressentiment. Il est ici et, si vous voulez lui pardonner, je me charge de vous réconcilier avec lui.

Mad. OUDIN, vivement.
Il est ici ?

OUDIN.
Nous avons fait la route ensemble.

Mad. OUDIN.
Quel bonheur !

ÉLISABETH, avec sentiment.
Ma mère, pardonnez-lui, et qu'il vienne avec nous.

OUDIN.
Vous l'entendez !… quel parti prenez-vous ? répondez.

Mad. OUDIN, à voix basse et lentement.
Mais, à qui répondre ?

OUDIN.
À moi.

Mad. OUDIN.
Vous n'êtes pas lui.

OUDIN.
Je le représente.

Mad. OUDIN.
Eh ! bien…

OUDIN.
Eh ! bien ?

Mad. OUDIN, avec abandon.
Je lui pardonne.

OUDIN, lui présentant la main.
Eh ! bien, touchez-là, et embrassez votre mari.

Mad. OUDIN.
De tout mon cœur, mon cher Oudin. (Oudin la presse dans ses bras.)

(Pendant ce temps Élisabeth va se mettre doucement aux pieds d'Oudin.)

OUDIN.
C'est cela ! (Il regarde vers le fond du théâtre.) Elisabeth ! où es-tu donc ?

ÉLISABETH, d'une voix douce et tendre.
À vos pieds, mon père !

OUDIN.
Eh ! mon enfant, ce n'est pas là ta place.(Il leur tend les bras, Élisabeth se jette dans le sein de son père.) Bien là, bien ! je retrouve mon épouse et ma fille chérie, que manque-t-il à mon bonheur ! J'ai beaucoup travaillé, je me suis donné bien du mal mais voilà ma récompense.

ÉLISABETH, lui baisant la main.
Et la nôtre.

Mad. OUDIN, essuyant ses yeux avec son mouchoir.
Mon cher Oudin ! est ce bien toi ? après tous les malheurs dont tu fus la cause…

OUDIN.
Ah ! ne me fais point de reproches, je viens finir mes jours avec toi. Chère Catherine, en te quittant je suivis les mouvemens de ma tête sans consulter mon cœur ; je fuyais, mais le repentir ne m'a point quitté : en changeant de climat je changeai de caractère ; le malheur me donna une grande leçon et j'en profitai ; j'acquis en un moment vingt ans d'expérience ; je fis les plus brillantes entreprises, et le ciel me conduisit à la prospérité. Je viens partager ma fortune avec toi ; allons, sois bonne femme, ne me gronde plus, vivons comme de bons amis, occupons-nous du bonheur de notre enfant, et le premier de nous qui s'avisera d'avoir tort, qu'il en convienne, et que tout soit fini ; cela sera bien comme cela, qu'en penses-tu Catherine, accepte-tu ?

Mad. OUDIN, rapidement.
Si je l'accepte : ah ! mon ami, malgré tout ce que tu m'as fait, je t'aimai toujours ; à présent, crie, tempête, contrarie, je ne me fâcherai de rien.

OUDIN.
C'est ce qu'il me faut. Oh ! ça, je ne retournerai point à mon hôtel, et nous allons dîner ensemble. Elisabeth, fais-moi le plaisir de dire à Michel d'aller commander tout ce qu'il faut.

ÉLISABETH.
J'y vais, mon père ! (Elle s'approche de sa mère, et lui dit tout bas :) Épouserais-je Melchior ?

Mad. OUDIN.
Non.
ÉLISABETH, avec joie.
Et Foncrennes ?

Mad. OUDIN.
Non plus.

ÉLISABETH.
Ah !…

Mad. OUDIN.
Ne faites pas la mine. Allez où votre père vous envoie.

II, 11 – OUDIN, Mad. OUDIN.

OUDIN, regardant l'appartement.
Catherine, voilà notre petite chambre !

Mad. OUDIN, s'approchant.
Oui, mon ami.

OUDIN.

Il y a longtemps que nous l'habitions ensemble !

Mad. OUDIN.
Depuis le premier jour de notre ménage.

OUDIN.
Et cela ne s'oublie pas.

Mad. OUDIN.
Nous étions jeunes alors !

OUDIN.
Nous n'en valions pas mieux.

Mad. OUDIN.
Il est vrai que tu étais bien méchant !

OUDIN, prenant du tabac.
Et tu n'étais pas bonne.

Mad. OUDIN.
Nous sommes raisonnables à présent.

OUDIN.
Il est temps.

Mad. OUDIN, un peu embarrassée et réfléchissant.
Une chose m'inquiète… et je voudrais savoir…

OUDIN.
Quoi donc ?

Mad. OUDIN.
Dis-moi… es-tu toujours franc-maçon ?

OUDIN, se levant.
Toujours ! c'est un titre qui ne se perd qu'à la mort.

Mad. OUDIN.
J'en suis désespérée.

OUDIN.
Ah ! nous y voilà !

Mad. OUDIN.
Et tu verres encore tous ces gens-là ?

OUDIN.
Assurément ; quand on a rendu visite à sa femme, on va voir ses frères.

Mad. OUDIN.
Et qui t'y oblige ? Tu sais que c'est cela qui fut la cause…

OUDIN.
De notre rupture.

Mad. OUDIN, avec force.
Ô mon Dieu, oui. Je n'ai jamais pu vaincre l'horreur que ces gens là m'inspirent. On dit…

OUDIN, avec la plus grande chaleur.
Pourquoi mépriser ce que tu ne connais pas ? Chère Catherine, si tu revois ton époux… si tu savais combien je dois bénir l'heureux jour où je fus admis dans cet ordre respectable… Si tu savais combien je dois… Ah ! je ne puis m'en rappeller sans verser des larmes de joie et de reconnaissance. Quand pourrai-je m'acquitter ?…. jamais, peut-être, et voilà mon tourment. J'ai trouvé dans cette noble réunion des consolateurs, des protections, des bienfaiteurs ; en me nommant, je ne fus étranger sur aucun des points du globe ; la différence des pays ; des mœurs, des religions, ne pouvait me faire méconnaître ; partout j'ai trouvé des amis, des frères, qui m'offraient leurs secours, qui auraient répandu leur sang pour me défendre et m'arracher à la mort. Dans tous, j'ai trouvé la vertu, la bienfaisance, l'humanité, et c'est dans mon coeur, comme dans ceux de tous les vrais maçons que sont écrits en traits ineffaçables ces principes sacrés. Lorsque j'étais pauvre, je fus généreusement obligé ; aujourd'hui, je suis riche, qu'il se présente un frère indigent, tu me verras le supplier d'accepter mes secours, et l'en remercier. Tels sont nos devoirs, nos lois et nos préceptes. Ah ! si tous les hommes agissaient ainsi, on ne trouverait plus de malheureux sur la terre.

Mad. OUDIN.
Toutes ces maximes sont très belles, mais mon opinion est fixée, et mon antipathie est la même.

II, 12 – OUDIN, Mad. OUDIN, ÉLISABETH.

ÉLISABETH.
Mon père, vous êtes obéi, et vous serez servi dans un moment.

OUDIN.
Je te remercie.

ÉLISABETH, à sa mère.
Monsieur Melchior est là, il demande s'il peut entrer.

OUDIN.
Melchior, que veut-il ?

Mad. OUDIN, en riant.
C'est l'amant d'Elisabeth.

OUDIN
Allons, il a soixante-six ans. Qu'il vienne, j'ai besoin de lui parler. (Il tire son portefeuille de sa poche.). Nous avons ensemble une petite affaire à terminer. (Il cherche.) Je dois avoir dans ce portefeuille certains papiers… Comme il ne faut pas le faire attendre, j'entre dans ce cabinet pour les chercher. Ne lui dis pas que je suis de retour.

Mad. OUDIN.
Non. Mais tu reviendras, s'il se met en colère ; car notre conversation sera vive.

OUDIN.
Sois tranquille, ne le ménage pas, et donne-lui son congé. (Il entre dans le cabinet.)

Mad. OUDIN.
C'est dit. Elisabeth, arrangeons notre carton.

(Elle prend le carton, et elle s'assied avec Elisabeth à côté de la table où elle étale toutes les dentelles.).
(On frappe à la porte.).

II, 13 – Mad. OUDIN, ELISABETH, MELCHIOR.

Mad. OUDIN.
Qui est-ce ?

MELCHIOR, en dehors.
Monsieur Melchior.

Mad. OUDIN.
Entrez.

MELCHIOR.
Madame, une superbe voiture est à ma porte, je présume qu'elle appartient à ce seigneur qui vous a fait proposer de travailler pour lui.

Mad. OUDIN, sans le regarder.
Vous avez pensé juste.

MELCHIOR.
Voilà des dentelles magnifiques !

Mad. OUDIN.
Oui.

MELCHIOR.
C'est l'ouvrage qu'on vient de vous apporter ?

Mad. OUDIN, avec fierté et le plus grand dédain.
De l'ouvrage ?

MELCHIOR.
Ah ! quel air de dédain ! et qu'est-ce que c'est donc ?

Mad. OUDIN, fièrement.
C'est un présent, monsieur, qu'on vient de faire à ma fille.

MELCHIOR, étonné.
Bah !

Mad. OUDIN.
Ainsi qu'à moi.

MELCHIOR.
Vous raillez.

Mad. OUDIN.
Ah ! je raille ! Elisabeth, dépêchez-vous de faire nos bonnets, car vous savez qu'il faut que nous allions souper en ville.

MELCHIOR,
Mademoiselle va souper en ville ?

Mad. OUDIN.
Avec moi.

MELCHIOR, stupéfait.
C'est singulier.

Mad. OUDIN.
C'est comme cela.

  MELCHIOR, d'un ton goguenard et piqué.
Je suis au fait.

Mad. OUDIN.
Non, pas encore.

MELCHIOR.
Et chez qui va-t-on souper ?

Mad. OUDIN.
Chez un monsieur de nos amis.

MELCHIOR :
De vos amis ? et c'est lui qui a donné les dentelles ?

Mad. OUDIN.
Vous l'avez deviné.

MELCHIOR, avec explosion.
Malheureuse femme, qu'allez-vous faire ? Que vous êtes imprudente ! vous ne voyez donc pas le piège qu'on vous tend.

Mad. OUDIN.
Un piège ? Monsieur s'y connaît.

MELCHIOR.
Non, je ne m'y connais pas ; je n'ai point d'expérience !croyez-moi, évitez le danger, gardez les dentelles, et soupez chez vous.

Mad. OUDIN.
J'en serais bien fâchée.

MELCHIOR.
Savez-vous qu'Elisabeth perdra l'hôtel de Normandie, le magasin et la main de Melchior ?

Mad. OUDIN.
Elle en est consolée.

MELCHIOR.
Et qu'il faudra me payer la somme que vous me devez ?

Mad. OUDIN.
Cela sera facile ; et ce soir nous sortirons d'ici,

MELCHIOR, avec force et colère.
Et vous croyez que je le souffrirai ? Non, je défendrai mes droits. Je m'oppose à tout, je proteste contre tout ; je vous poursuivrai partout, je ne vous quitterai pas plus que votre ombre.

Mad. OUDIN.
Nous ne craignons plus vos persécutions.

MELCHIOR.
Oh ! cela ne se passera pas ainsi, et je verrai ce qu'est ce monsieur.

Mad. OUDIN.
Il est dans ce cabinet, allez le lui demander.

MELCHIOR.
Prenez-y garde, cela va faire du tapage.

Mad. OUDIN.
Tant pis pour vous.

MELCHIOR.
Oh ! je n'ai pas peur, je suis brave, et un honnête homme n'a rien à redouter. (Il va à la porte du cabinet, frappe et appelle.) Monsieur ! monsieur !

II, 14 – Mad. OUDIN, ELISABETH, MELCHIOR, OUDIN.

OUDIN.
Quel est donc l'insolent qui ose m'interrompre ?

MELCHIOR.
C'est moi, Monsieur.

OUDIN.
Que me vulez-vous ?

MELCHIOR.
C'est vous, monsieur, qui avez prié ces dames à souper ?

OUDN.
Oui.

MELCHIOR.
Elles n'iront pas.

OUDIN.
Qui pourrait s'y opposer ?

MELCHIOR.
Moi.

OUDIN.
Vous voulez rire.

MELCHIOR.
Non, je parle très sérieusement. Savez-vous que j'ai des droits dans cette maison ?

OUDIN.
Quels droits sont les vôtres ?

MELCHIOR.
J'épouse !

OUDIN.
Qui ?

MELCHIOR.
Mademoiselle Oudin.

OUDIN.
Je parie que non.

MELCHIOR.
Monsieur ignore que je vais faire dresser le contrat au premier jour ?

OUDIN.
Oui, mais le mariage ne se fera pas.

MELCHIOR.
Pourquoi ?

OUDIN.
Parce que mademoiselle ne peut se marier sans le consentement de son père.

MELCHIOR.
Oh bien oui, son père ! il y a long-temps qu'il n'est plus de ce monde, grâce au ciel !

OUDIN
Je soutiens le contraire.

MELCHIOR.
Peu m'importe, le mariage est arrêté.

OUDIN.
Chimère.

MELCHIOR.
J'ai la promesse de madame.

OUDIN.
Elle ne la tiendra pas.

MELCHIOR.
Il faut qu'elle la tienne, son intérêt le lui commande. Savez-vous qu'elle me doit une somme considérable.

OUDIN.
Je ne le crois pas.

MELCHIOR.
J'ai son billet.

OUDIN.
Et moi, j'ai votre reçu.

MELCHIOR.
Il est fort celui-là. Savez-vous que je puis vous attaquer comme un imposteur ?

OUDIN.
Savez-vous que je puis vous faire punir comme un fripon ?

MELCHIOR.
Comment, monsieur, qui vous a dit ?…

OUDIN.
La voix publique se fait entendre de loin.

MELCHIOR.
Poliphème Melchior, un fripon !

OUDIN.
Je vais le prouver.

MELCHIOR.
Je vous en défie.

OUDIN.
Répondez, Melchior, avez-vous reçu de Guillaume Oudin 24 mille francs en or, pour les remettre à son épouse ?

MELCHIOR, vivement.
Que dit-il ?

OUDIN.
Vous les a-t-il donnés,madame ?

Mad. OUDIN, d'un ton très affirmatif.
Non.

MELCHIOR, à part.
Je suis pris.

OUDIN.
Qu'en avez vous fait ?

MELCHIOR.
Je n'ai point de compte à vous rendre.

OUDIN, avec colère.
Malheureux ! vous n'avez point de compte à me rendre !

Mad. OUDIN, vivement.
Mon mari, ne vous emportez pas.

MELCHIOR, d'un ton bref.
Son mari ! (Il reste immobile.)

OUDIN.
Votre silence vous accuse, et voici ce qui va vous confondre ; voyons si vous aurez l'audace de nier votre signature. Lisez.

MELCHIOR.
Ma reconnaissance ! je suis perdu.

O UDIN, avec la plus grande chaleur.
Eh bien ! Melchior, qu'avez-vous à répondre ? vous vous taisez ; la honte vous écrase en ce moment : voilà le fruit du crime. Vous me rendrez mon argent et les intérêts, je nen suis point inquiet. Mais est ce assez ? quel dédommagement pourrez-vous m'offrir pour récompenser les peines et les chagrins que votre abus de confiance a pu causer à ma femme et à mon enfant ? vous les avez condamnées au travail et à l'indigence, en les privant des secours que vous aviez reçus pour elles. Lorsque je remplissais les devoirs sacrés de la nature, vos mains avides retenaient les dons d'un époux et d'un père ; témoin des besoins de sa malheureuse famille, vous restâtes insensible au cri de sa douleur ; votre âme endurcie ne pouvait sentir ni les remords, ni la pitié ; elles souffraient, et je les croyais heureuses… Ah ! si je cédais à mon indignation !… si je voulais avoir la réparation de tant d'horreurs, que deviendriez-vous ? mais la vengeance personnelle n'est point un plaisir pour moi ; le mal que je pourrais vous faire n'empêcherait pas celui que vous avez fait ; je n'invoquerai point l'organe des lois pour vous faire punir : le juge et le supplice sont au fond de votre cœur. Allez, faites l'acquit de votre conscience ; repentez-vous s'il est possible, et soyez heureux si vous le pouvez.

MELCHIOR.
Vous avez tout dit ?

OUDIN.
Tout.

MELCHIOR.
Dans une heure, vous aurez votre argent.

(Il lance un regard furieux sur madame Oudin et sa fille ; il voudrait parler, mais la colère lui étouffe la voix, et il sort en murmurant.)

II, 15 – OUDIN, Mad. OUDIN, ÉLISABETH.

Mad. OUDIN.
Le Melchior étouffe de colère. Non, je ne reviens point de son indigne procédé.

OUDIN.
Vous le voyez, si vous avez souffert, ce n'était pas ma faute.

II, 16 – OUDIN, Mad. OUDIN, ÉLISABETH, MICHEL.

MICHEL.
Madame, le traiteur est là. Où faut-il mettre ce qu'il apporte ?

Mad. OUDIN.
Dans l'autre chambre ; je vais arranger cela.

ÉLISABETH.
Voulez-vous que j'aille vous aider ?

Mad. OUDIN.
Non, mademoiselle, tenez compagnie à votre père. Ah ! mon ami, que je suis heureuse, quel beau jour pour moi !

II, 17 – OUDIN, ÉLISABETH.

OUDIN.
Mais quelle idée ta mère avait-elle de te faire épouser ce Melchior ? qui l'y forçait ?

ÉLISABETH.
Le malheur.

OUDIN.
Ma chère Elisabeth, je suis ici, et tu ne pourras plus le sentir. Mais je n'en demeurerai pas là. Demande-moi tout ce que tu voudras, et tu l'auras sur-le-champ

ÉLISABETH.
Mon père !…

OUDIN.
Veux-tu des robes, des diamants, un carrosse, un château ?

ÉLISABETH, vivement.
Un château ?

OUDIN.
Eh ! sans doute, demande ; j'achète et je donne.

ÉLISABETH.
J'en sais un bien beau !

OUDIN.
Est-il à vendre ?

ÉLISABETH, tristement.
Depuis plus de six mois.

OUDIN.
Et te plaît-il ?

ÉLISABETH.
C'est un séjour charmant !

OUDIN
Il te convient ?

ÉLISABETH.
Oui.

OUDIN.
À qui faut-il s'adresser ?

ÉLISABETH, très vivement.
À monsieur Urban, notaire, rue des Petits-Champs, numéro 41.

OUDIN.
Je vais lui écrire pour qu'il vienne me parler tout de suite. (Il va à la table et écrit debout.)

ÉLISABETH.
Bien !

OUDIN, écrivant.
À qui appartient ce château ?

ÉLISABETH.
À une personne bien intéressante.

OUDIN.
Est-ce une femme ?

ÉLISABETH.
Non, c'est un homme estimable et malheureux.

OUDIN.
Est-il d'un accès facile, prévenant ?

ÉLISABETH.
C'est un homme comme il faut.

OUDIN.
C'est-à-dire que c'est un honnête homme.

ÉLISABETH, avec âme.
Oh ! le meilleur des hommes ! Il avait une grande fortune en Amérique … mais hélas !…

OUDIN, cessant d'écrire.
Hein ! qu'est-ce que tu dis ?

ÉLISABETH.
Je dis qu'il était le plus riche particulier de l'Amérique.

OUDIN. Comment, il est Américain ?

ÉLISABETH.
Oui, mon père.

OUDIN.
Son nom ?

ÉLISABETH.
Monsieur de Foncrennes.

OUDIN.
Je ne connais point de Foncrennes dans ce pays.

ÉLISABETH.
Cela se peut, car ce n'est pas son véritable nom. En arrivant à Paris, il prit celui de sa terre.

OUDIN.
Et comment s'appelle-t-il enfin ?

ÉLISABETH.
Blinchard.

OUDIN, avec transport.
Blinchard !

ÉLISABETH.
Oui, mon père.

OUDIN.
Blinchard, possesseur des plus belles habitations du Cap ?

ÉLISABETH.
Il ne les a plus.

OUDIN, vivement.
C'est Blinchard qui vend sa terre et qui se trouve dans la détresse ?

ÉLISABETH.
Lui-même. Le connaissez-vous ?

OUDIN.
Non. Combien y a-t-il de temps qu'il est à Paris ?

ÉLISABETH.
Quatorze ans.

OUDIN.
Je ne m'étonne plus si mes recherches furent infructueuses. Blinchard ! Blinchard !… Oh ! si c'était lui !… (Il appelle.) Michel ! Michel ! (Michel paraît.) Portez cela chez monsieur Urban, notaire ; qu'il vienne sur-le-champ. Prenez ma voiture, allez, courez, volez, ne ménagez pas les chevaux, et revenez promptement. (Michel sort.) Quoi ! je serais assez heureux pour… Ah !…

ÉLISABETH.
Vous êtes ému, mon père ?

OUDIN, avec sentiment.
Oui, oui. Le plaisir… l'espoir… Ah ! veuille le ciel qu'il se réalise !

ÉLISABETH.
Votre visage est baigné de larmes !

OUDIN.
Elles me font un bien inexprimable !

ÉLISABETH.
Qui vous les fait répandre ?

OUDIN.
Tu le sauras. Le notaire va venir, il me donnera les renseignements que je désire, et l'acquisition sera
bientôt faite.

ÉLISABETH.
Vous obligerez infiniment monsieur Blincbard.

OUDIN.
Et toi ?

ÉLISABETH, avec sentiment.
Vous me procurerez le plaisir de rendre service.

OUDIN, transporté.
Aimable enfant ! embrasse-moi, le château t'appartient.

II, 18 – OUDIN, ÉLISABETH, Mad. OUDIN.

Mad. OUDIN, avec une dignité ironique et faisant la révérence.
Monseigneur est servi.

OUDIN.
Oh ! la maligne ! Allons, dépêchons-nous : je ne serai pas longtemps à table, car il me reste une affaire à terminer.

Mad. OUDIN
Laquelle ?

OUDIN.
Ne me fais plus de questions. Je suis avec vous je veux être tout à vous. Entrons. Ô jour heureux ! Si mon espérance n'est point trompée, tu verras triompher l'amour, la nature et l'amitié.

(Il prend sa femme et sa fille dans ses bras et sortent enssemble.)

 

Acte III

III, 1 – ÉLISABETH, seule.

ÉLISABETH, sortant du cabinet.
Combien je suis heureuse ! et combien le sort m'est propice ! Il me fait retrouver un bon père, me comble de richesses, et mon hymen avec Melchior est rompu. Mais pourquoi mon père s'est-il attendri lorsque j'ai prononcé le nom de Blinchard ?… il ne le connaît pas, m'a-t-il dit… quelle peut être la cause ?… a-t-il eu quelque rapport avec sa famille ?… lui a-t-il quelque obligation dont il veut s'acquitter ? Il en fait un mystère, et son âme renferme un grand secret. Allons, de la confiance, Elisabeth ; si j'en crois mon pressentiment, les malheurs de Foncrennes vont finir, et notre bonheur commence.

III, 2 – ÉLISABETH, UN PETIT COMMISSIONNAIRE.

LE COMMISSIONNAIRE, une lettre à la main.
Mademoiselle Élisabeth Oudin.

ÉLISABETH.
C'est moi.

LE COMMISSIONNAIRE.
Cette lettre est à votre adresse.

ÉLISABETH, regardant l'adresse, dit à part.
De M. de Foncrennes ! (Haut.) Cela suffit.

(Le commissionnaire sort.)

III, 3 – ÉLISABETH, seule.

ÉLISABETH.
Serait-il déjà instruit de l'arrivée de mon père, et du changement de notre situation ? Voyons ce qu'il m'écrit. (Elle ouvre la lettre, elle lit, et s'attendrit par degrés.) « Votre mère, ma chère Élisabeth, m'a chassé sans pitié, je quitte la France pour jamais ; je vous perds, et je vais finir mes jours où j'ai reçu la naissance. Je suis en ce moment chez mon notaire ; il me plaint, m'avance ce qu'il me faut pour mon passage, et demain avant l'aurore je serai loin de vous ; recevez mon éternel adieu ; plaignez-moi, et croyez que mon amitié ne s'éteindra qu'au tombeau. Blinchard de Foncrennes. »

III, 4 – ÉLISABETH, OUDIN.

OUDIN, à lui-même.
Le notaire ne vient point, et je suis dans une impatience… (Voyant Elisabeth.) Eh bien ! mon Elisabeth, pourquoi m'as-tu quitté ?… Quel est donc cet air affligé ? Serais-tu fâchée d'avoir retrouvé ton père ?

ÉLISABETH, tendrement.
Quel soupçon ! pensez-vous qu'après vous avoir tant désiré, je sois fâchée de vous voir ? Ah ! mon père, vous lisez mal dans mon coeur, nous voilà réunis, et je ne vous quitterai jamais.

OUDIN, lui prenant la main.
Bon. Mais dis-moi, qu'est-ce qui te chagrine ? As-tu quelques peines ? il faut me les confier.

ÉLISABETH, se penchant sur sa main.
Ah ! mon père !

OUDIN, affectueusement.
Dis-moi, je t'en prie, dis ce qui t'affecte… Tu gardes le silence ?… Attends, je crois le deviner… Il se pourrait qu'un amant… Allons, conte-moi cela ; aies confiance en moi, tu verras que je la mérite ; je
veux être ton meilleur ami, tu n'en trouveras point de plus tendre ; parle, ma chère enfant, et ton bonheur suivra de près ton aveu.

ÉLISABETH, à genoux et toute en larmes.
Mon père ! ô mon bon père, ayez pitié de moi,

OUDIN, la relevant.
Que fais-tu donc ?

ÉLISABETH.
J'implore votre clémence et vos bontés, pour moi, pour mon ami, ou nous périssons tous les deux.

OUDIN.
Que vous est-il donc arrivé ?

ÉLISABETH.
Ma mère l'a chassé, et ne veut pas consentir à notre hymen.

OUDIN.
Quelles sont ses raisons ?

ÉLISABETH.
Les fautes qu'il a commises.

OUDIN.
Sont-elles graves ?

ÉLISABETH
Le malheureux n'a fait de tort qu'à lui.

OUDIN.
Ce n'est rien, tout s'arrangera. Son nom ?

ÉLISABETH, lui donnant sa lettre ouverte.
Voilà sa signature.

OUDIN.
Que vois-je ! Blinchard ! tu l'aimes, et s'il est susceptible de se corriger, rien n'est encore désespéré.

ÉLISABETH.
Songez qu'il va partir, et que nous serons séparés pour jamais.

OUDIN.
Mon enfant, sèche tes larmes ; j'ose me flatter qu'en retrouvant ton père, tu ne perdras point ton ami. Je vais en parler à ta mère.

ÉLISABETH.
La voici.

III, 5 – ÉLISABETH, OUDIN, Mad. OUDIN.

OUDIN.
Catherine, je suis mécontent.

Mad. OUDIN.
Qu'ai-je donc fait ?

OUDIN.
Élisabeth aime quelqu'un.

Mad. OUDIN.
Je le sais bien.

OUDIN.
Et tu t'opposes à son mariage ?

Mad. OUDIN.
Assurément.

OUDIN.
Pourquoi ?

Mad. OUDIN.
J'ai mes raisons. Ah ! vous êtes informé que mademoiselle aime quelqu'un ?

OUDIN.
Eh ! sans doute.

Mad. OUDIN.
Et vous a-t-elle dit que son amant était un mauvais sujet ?

ÉLISABETH.
Non, ma mère, car je ne le pensais pas.

Mad. OUDIN.
Un homme qui a tout dissipé ?

ÉLISABETH.
Et qui nous a rendu de grands services.

Mad. OUDIN.
C'est vrai, mais je me suis acquittée.

OUDIN.
Ce n'était pas une raison pour le chasser. Lorsqu'il t'offrit ses secours, tu le regardais alors comme ton libérateur, il te semblait un homme parfait ; il était riche, tu ne voyais pas ses défauts ; il est pauvre, il n'a plus de vertus ! Faux systême ; ses erreurs l'ont ruiné : s'il en est puni, doit-on le fuir, le mépriser ? Non, on ne juge point son bienfaiteur, on doit le plaindre, le secourir, et non l'abandonner.

Mad. OUDIN.
Et lui donner ma fille ?

OUDIN.
Et pourquoi, non ?

Mad. OUDIN.
Quand il m'obligea, il avait ses raisons ; la main d'Elisabeth…

OUDIN.
Oh ! je sais qu'on ne manque jamais de prétextes pour se dispenser de la reconnaissance.

Mad. OUDIN.
Point d'épigrammes, monsieur.

OUDIN.
Ne te fâche pas.

Mad. OUDIN.
Et savez-vous où son immense fortune s'est perdue ?

OUDIN.
Où donc ?

Mad. OUDIN.
Au jeu, monsieur, au jeu.

OUDIN, frappant du pied, et mettant ses deux mains sur son front.
Ah ! celle maudite passion…

Mad. OUDIN, avec force et rapidité.
Vous en savez quelque chose. Ah ! ah ! l'homme aux beaux sentiments, vous voilà confondu ; non, Catherine ne sait ce qu'elle fait, ne sait ce qu'elle dit, elle repousse et méprise son bienfaiteur ! Mais je pense que mon enfant doit l'emporter sur toute autre considération, et je ne ferai point son malheur par reconnaissance. Vous êtes riche, Oudin : pendant quinze ans, vous avez gagné votre fortune à la sueur de votre front ; eh ! bien, si vous ne voulez pas m'en croire, mariez votre fille demain, donnez lui votre bien : dans deux jours tout est englouti ; cent mille francs sur une carte n'effrayeront point votre gendre ; la misère suivra de près l'hymen, et le malheur d'Élisabeth est certain. Voilà mes réflexions, et voilà ce que j'affirme ; je pense en femme raisonnable, je parle en mère, je ne donnerai jamais mon consentement ; j'ai tort ou j'ai raison, mais je n'en démordrai pas.

OUDIN.
Je ne goûterai donc jamais de félicité pure !

Mad. OUDIN.
Je t'afflige, mon cher Oudin, mais je te devais la vérité.

OUDIN, après un moment de réflexion.
Ecoute, Catherine.

Mad. OUDIN, s'approchant de lui.
Quoi ?

OUDIN, tout bas.
Je me suis corrigé…

Mad. OUDIN.
Non, l'exemple ne peut rien sur moi, je ne changerai pas de résolution.

III, 6 – ÉLISABETH, OUDIN, Mad. OUDIN, MICHEL.

MICHEL.
Monsieur, voilà votre notaire.

OUDIN, avec humeur.
Un moment. Je vais parler d'affaires, allez dans ce cabinet. (À sa femme.) Va, console notre enfant, et songe que je ne serai parfaitement heureux que lorsqu'elle ne souffrira plus.

Mad. OUDIN.
Je ferai mon possible pour y parvenir.

OUDIN.
Élisabeth ! vient m'embrasser. (Il lui dit à l'oreille.) Espère et calme ta douleur. (Haut.) Allez, allez. (Elles sortent.) Michel, fais entrer.

III, 7 – OUDIN, M. URBAN, MICHEL.

M. URBAN.
Monsieur, je vous salue.

OUDIN.
Serviteur. C'est vous, monsieur, qui êtes chargé de la vente de la terre de Foncrennes ?

M, URBAN.
Oui, monsieur.

OUDIN.
Je l'achète, et je paie comptant.

M. URBAN.
C'est ce qu'il faut. Cette terre est estimée au plus bas prix, par les experts, cent mille écus ; elle est affermée douze mille livres par an, et c'est une excellente acquisition.

OUDIN.
Faites le contrat.

M. URBAN.
Monsieur va rondement en affaire.

OUDIN.
C'est ma méthode.

M. URBAN.
Ah ! si monsieur de Foncrennes pouvait vous entendre !

OUDIN, effrayé.
Serait-il parti ?

M. URBAN.
Non, je l'ai amené avec moi ; il est là haut qui attend votre décision.

OUDIN.
Michel ! montez chez monsieur de Foncrennes, et dites-lui qu'Oudin le prie instamment de lui  faire
l'amitié de descendre. (Michel sort.)

M. URBAN.
Monsieur n'a point d'objections à faire sur le prix ?

OUDIN.
Aucune ; j'augmenterais plutôt que de demander la moindre diminution.

M. URBAN.
Votre générosité m'enchante ! quelle en est donc la cause ?

OUDIN.
Êtes-vous franc-maçon, monsieur le notaire ?

M. URBAN, s'inclinant.
Non, monsieur, je n'ai pas cet honneur.

OUDIN.
En ce cas, écrivez, et ne m'interrogez plus.

M. URBAN.
Vos noms, s'il vous plaît ?

OUDIN.
Guillaume Oudin. (Il appelle.) Catherine !

(Le notaire va se mettre à la table qui est à la gauche de de l'acteur.)

Mad. OUDIN, répond du cabinet.
Mon ami ?

OUDIN.
Donne moi mon portefeuille.

III, 8 – OUDIN, M. URBAN, MICHEL, Mad. OUDIN.

Mad. OUDIN, apportant le portefeuille.
Le voilà.

OUDIN, bas à sa femme.
Et notre enfant ?

Mad. OUDIN.
Est entièrement calmée.

OUDIN, lui serrant la main.
Ah ! tant mieux ; je te remercie.

III, 9 – OUDIN, M. URBAN, Mad. OUDIN, FONCRENNES, MICHEL.

MICHEL.
Monsieur de Foncrennes.

OUDIN, allant au-devant.
Entrez, monsieur, entrez.

FONCRENNES, paraît.
C'est vous, monsieur, qui m'avez envoyé chercher.

OUDIN, le regarde attentivement.
Oui.

FONCRENNES.
Après une longue absence, vous retrouvez votre famille, vous êtes bien heureux ! une épouse estimable… une fille charmante…

OUDIN, l'interrompant.
Et que vous aimez beaucoup, je le sais.

FONCRENNES, avec force.
Et que je n'obtiendrai jamais !

OUDIN, rompant la conversation.
Vous voulez vendre votre château ?  »

FONCRENNES.
On m'a dit que vous en vouliez faire l'acquisition ?

OUDIN.
Oui… oui.

FONCRENNES.
Les conditions vous conviennent-elles ?

OUDIN
Très-fort. Je donne trois cents mille livres.

Mad. OUDIN, bas à l'oreille de son mari, et très vivement.
Mon ami, c'est trop cher.

OUDIN, sur le même ton.
Catherine, si tu dis un mot, je donne cent mille francs de plus.

Mad. OUDIN, d'un ton bref.
Je me tais. (Elle va s'asseoir.)

OUDIN, à Foncrennes.
Êtes-vous content ?

FONCRENNES, avec force.
Ah ! monsieur, vous êtes plus juste que les acquéreurs qui se sont présentés. On a voulu profiter de mon malheur, et moi je vends le seul bien qui me reste sur la terre, pour ne faire de tort à personne.

OUDIN.
C'est bien. Vous aurez des amis.

FONCRENNES.
Ils ne me connaissent plus.

OUDIN, lui dit tout bas.
Si vous êtes franc-maçon, vous trouverez des secours parmi vos frères.

FONCRENNES, noblement.
Quand on aime sa famille, on craint de lui être à charge.

OUDIN, avec la plus grande intention.
Mais dans le monde, il est bien quelqu'un qui vous doit quelque chose ?

FONCRENNES.
Non.

OUDIN.
Vous n'avez donc jamais rendu service ?

FONCRENNES.
J'ai peu de mémoire, et je ne me souviens pas du bien que j'ai pu faire.

OUDIN, avec chaleur.
Oui, mais ceux qui l'ont reçu ne doivent point l'avoir oublié. Croyez-vous à la reconnaissance ?

FONCRENNES.
Faiblement.

OUDIN, avec force.
Doucement, monsieur Blinchard, pensez mieux de vos semblables ; si vous fûtes capable de faire le bien, pourquoi donc accuser d'ingratitude l'être qui l'a reçu et qui brûle de s'acquitter envers vous ?

FONCRENNES, très-vivement.
Je ne vous comprends pas.

OUDIN, avec la plus grande chaleur.
Je vais m'expliquer. Il y a quinze ans (oh ! il faudra bien que vous vous en souveniez), une nuit, vous étiez seul, vous reveniez du Cap ; vous rappelez-vous d'avoir trouvé sur votre chemin un misérable couché sous des bananiers, et qui allait périr sans vos généreux secours ?

FONCRENNE, rapidement.
Attendez… mon cheval fut effrayé et, me croyant attaqué, je saisis mes pistolets et je manquai de brûler la cervelle de ce malheureux.

OUDIN.
Ensuite, vous criâtes "qui es-tu ?" Il vous répondit : "un infortuné, qui se meurt de fatigue et d'inanition".

FONCRENNES, vivement et avec force.
Je m'en souviens.

OUDIN.
Vous lui dites d'approcher : il se traîna jusqu'à vous, vous lui donnâtes quelques pièces d'or ; dans son transport, il vous prit la main et, par le signe sacré, vous le reconnûtes pour frère. Alors, que fîtes-vous ?

FONCRENNES, avec le cri du sentiment.
Ému par la compassion, et remplissant mon devoir, je lui donnai tout ce que j'avais sur moi.

OUDIN, avec la plus grande explosion.
C'est cela ! ô mon dieu, c'est bien cela ! il у avait cinq cents guinées ! et vous ajoutâtes en les lui présentant : « Tiens, mon frère, prends, prends cet or ; souviens-toi que c'est Blinchard qui te le donne, et fais comme moi quand l'occasion s'en présentera. »

FONCRENNES.
Oui, ce sont mes paroles, c'est vrai !

OUDIN, hors de lui.
Eh bien ! ce pauvre à qui vous avez rendu la vie ; ce frère malheureux que vous avez comblé de biens, et qui par vous est devenu millionnaire, c'est moi.

FONCRENNES, jetant un cri de surprise.
Vous !
(Ici les autres acteurs expriment leurs surprises par un grand mouvement.)

OUDIN, continue.
Moi-même ! vous m'avez prescrit de vous imiter, l'occasion se présente, je le fais. Garde ton château, Blinchard, acceptes-en la valeur ; et, pour m'acquitter envers-toi, si la chose est possible, je paie toutes tes dettes, et je te donne mon Élisabeth. Tu fus mon bienfaiteur, deviens mon gendre et mon ami ; ne me refuse pas au moins, car lu me ferais mourir de chagrin. Tu verses des larmes ? viens les répandre dans mon sein, ouvre moi tes bras, appelle-moi ton père.

FONCRENNES, se jetant dans les bras d'Oudin.
Mon père ! mon généreux ami !

OUDIN, le serrant dans ses bras.
Bon cela !

(Madame Oudin porte son mouchoir sur ses yeux. Le notaire essuie ses larmes.)

Mad. OUDIN, d'un ton bref et fort.
Il a sauvé mon époux ?

OUDIN, regardant sa femme et le notaire.
Eh bien ! vous pleurez tous ? voilà comme nous agissons nous autres, voilà les Francs-Maçons.

M. URBAN, se levant.
C'est admirable ! (À Oudin.) Quoi ! c'est-là votre secret ?

OUDIN.
Oh ! non pas ; ce sont nos actions.

FONCRENNE S., au comble de la joie.
Oui, nos actions, mon digne ami ! je reçois bienfait pour bienfait ; mais le plus grand que j'attends de vous, c'est la main d'Élisabeth ; vous me l'avez promise, et vous savez que nos promesses sont sacrées.

OUDIN, appelant.
Élisabeth ! Élisabeth !

III, 10 – OUDIN, M. URBAN, Mad. OUDIN, FONCRENNES, MICHEL, ÉLISABETH.

ÉLISABETH.
Que souhaitez-vous, mon père ?

OUDIN.
Te donner Blinchard pour époux ; y consens-tu ?

ÉLISABETH.
J'ai tout entendu, et voilà ma réponse. (Elle présente la main à Foncrennes.)

OUDIN, avec satisfaction.
Elle est positive !

Mad. OUDIN, passant entre Élisabeth et Foncrennes.
Un moment, s'il vous plaît ! Dites-moi, messieurs, les Francs-Maçons épousent-ils les demoiselles sans l'aveu de leurs mères ?

OUDIN.
Pourrais tu refuser le tien ?

Mad. OUDIN.
Je le donnerai, si M. de Foncrennes veut faire le serment d'abjurer la funeste passion du jeu. D'après ce que je viens de voir, je commence à vous croire d'honnêtes gens, et cela me suffira.

OUDIN.
Blinchard, me le promets-tu ?

FONCRENNES.
De tout mon cœur !

OUDIN, lui présentant la main.
Parole ?

FONCRENNES, mettant sa main dans celle d'Oudin.
Parole !

OUDIN, à sa femme.
Donne-lui ta fille, je réponds de lui.

Mad. OUDIN.
Et moi, je consens à tout.

M. URBAN.
Et moi, je suis dans l'enthousiasme ! (À Oudin.) Monsieur, je désirerais devenir membre de votre société : ne pourrais-je avoir cet honneur ?

OUDIN.
Oui, monsieur Urban, et vous augmenterez le nombre des braves gens qui la compose. Restez, car vous ayez encore un contrat à faire.

M. URBAN.
Avec plaisir.

OUDIN.
Allons à mon hôtel, et que la joie règne parmi nous. Le hasard m'a bien servi, et je suis content de moi. Deux époux réunis ; deux amants heureux ; un fripon puni ; la dette de la reconnaissance acquittée… Que cette journée est bien remplie ! (À sa femme.) Tu me pardonnes à présent d'être Franc-Maçon, tu ne me grondera plus. Tu vois que nous aimons la vertu ; que soulager son semblable est de l'argent bien placé, et que le plus grand parmi nous est celui qui fait le plus d'heureux. »


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