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Pelletier-Volmérange

LE FILS ABANDONNÉ

drame

représenté pour la première fois à Paris, le 4 pluviôse an II


Quand on veut corriger, il faut parler au cœur.
Cet exemple est frappant ; ce tableau de malheur
De l'erreur maternelle est la vive peinture ;
Ne fermez point votre âme au cri de la nature.

• Mad. DE NORVAL. Une robe taffetas-puce et un chapeau à l'anglaise.
• AUGUSTINE, pupille de madame de Norval. Une robe de taffetas gris et un chapeau.
• NORVAL, fils aîné de madame de Norval. Habit de marine, galonné en or.
• LISBAN, second fils de madame de Norval. Riche habit brodé. Au troisième acte, une redingote, et les cheveux en désordre.
• ANDRÉ, vieux domestique. Habit gris, veste écarlate, boutons jaunes, et une perruque banche.
• DULAC, horloger. Habit marron et une grosse perruque poudrée.
• L'HUISSIER. L'habit qu'il voudra, mais décent
• L'HÔTESSE. Une robe un peu antique, sans être ridicule et une coiffure analogue.
• LE RECORS. Costume ordinaire aux gens de cet état, mais sans caricature.
• TROIS RECORS.

La scène est à Paris.

Acte I

Le théâtre représente un salon qui fut richement décoré, où il ne reste plus que quelques fauteuils et une table.

 

I, 1 – ANDRÉ, seul.

ANDRÉ.
Plus de ressource… nul moyen de remédier au désastre de madame de Norval ; l'opulence jadis régnait dans cette maison, et la misère la plus affreuse a pris sa place. Ah ! madame a bien des reproches à se faire ! Elle était mère de deux fils ; elle aimait l'un… mais l'autre !… il est bien loin.. peut-être mort… que sait-on ? C'était un excellent sujet ! bon cœur, esprit, sensibilité… Et son frère Lisban… quelle différence ! par ses déportements, il est en partie la cause de la ruine de sa famille, et… il semble que tout ceci soit une punition du Ciel. Ce qui m'afflige et m'intéresse le plus, c'est la jeune pupille de madame, cette bonne demoiselle Àugustine. J'ai le cœur brisé quand je pense qu'on est prêt de manquer du nécessaire !… mais la plainte est inutile ; il faut souffrir, se taire, et tâcher d'alléger les peines de ma chère maîtresse. – Quelqu'un vient, c'est l'horloger… Tant mieux.

I, 2 – ANDRÉ, DULAC.

DULAC, d'un ton brusque.
Bonjour, André, madame de Norval est-elle visible ?

ANDRÉ.
Non, monsieur. Vous venez pour votre mémoire ?

DULAC
Assurément ; depuis deux ans qu'il m'est dû, il est temps que cela finisse.

ANDRÉ.
Si madame ne vous a pas encore satisfait, c'est que cela ne lui a pas été possible.

DULAC.
Je serai donc obligé de perdre ce qu'elle me doit ?

ANDRÉ.
Perdre ? Non ; madame ne fera tort à qui que ce soit ; il ne lui faut que du temps. .

DULAC.
Morbleu ! je ne puis plus en accorder ; les lettres de change sont protestées ; j'ai obtenu condamnation, et je vais faire exécuter.

ANDRÉ.
Ah ! M. Dulac, je vous demande en grâce de différer encore. N'augmentez pas le nombre de ces gens avides qui persécutent madame de Norval. Hélas ! elle est bien à plaindre.

D LAC.
Cela se peut. Mais comment puis-je remplir mes engagements si personne ne s'acquitte envers moi ? En jetant un coup d'oeil dans cet appartement, je vois que mes craintes sont bien fondées… Ici tout est dévasté… Que sont devenues les pendules que j'ai fournies ?

ANDRÉ.
Ah !… ce qu'elles sont devenues ?

DULAC.
C'étaient des morceaux superbes, finis, chefs-d'œuvres de maîtres. On les aura vendues pour rien. On fait de belles affaires ici !

ANDRÉ.
La nécessité quelquefois…

DULAC.
…est le fruit de l'inconduite. Mais M. de Lisban me doit aussi. Où est-il ? Peut-on lui parler ?

ANDRÉ.
Il ne demeure plus chez sa mère et, depuis six semaines, il n'est pas venu la voir.

DULAC.
Ce jeune homme mène une vie détestable, et je ne serai jamais payé.

ANDRÉ.
Peut-être… M. Dulac, pourriez-vous me rendre un service ?

DULAC.
C'est bien le moment de me le demander.

ANDRÉ.
 Ne vous effrayez pas ; c'est une vente que je voudrais faire.

DULAC.
Que voulez-vous donc vendre ?  »

ANDRÉ, tenant sa montre.
Cette montre. Feu mon maître me donna ce bijou… à présent il m'est inutile et je voudrais me servir du produit… pour…

DULAC.
Pour vivre, n'est-il pas vrại ? Mon vieux André, je vous plains. Je vois que vos maîtres ne sont pas plus justes envers vous qu'envers leurs créanciers.

ANDRÉ, tristement et à voix basse.
Je ne leur demande rien.

DU LAC.
Brave homme ! vous n'intéressez. Combien voudriez-vous de cette montre ?

ANDRÉ.
Sa valeur, si vous voulez me la donner.

DULAC, en regardant la montre.
Je connais la pièce… je l'ai raccommodée plusieurs fois… elle est bonne… et je puis vous en offrir cent vingt livres.

ANDRÉ.
Elle est à vous.

DULAC.
Je sais où la placer et je n'hésite pas. Tenez… voilà cinq louis d'or.

ANDRÉ, après avoir compté.
Vous m'en donnez un de trop.

DULAC, vivement.
En vérité, je perds la tête… Ce que vous faites-là est bien, mon ami… très-bien.

ANDRÉ.
Ce n'est que juste.

DULAC.
C'est mieux que cela… et je vous remercie.

ANDRÉ.
Ah ! c'est moi qui vous ai la plus grande obligation : car vous m'auriez offert la moitié moins de mon effet que je vous l'aurais donné.

DULAC.
Je paie les choses dans leur juste valeur. Je ne veux pas être dupe, mais je ne m'enrichirai jamais du malheur d'autrui.

ANDRÉ.
Vous m'avez rendu la vie.

DULAC.
Tant mieux ; les bonnes gens sont rares et ma visite n'aura pas été inutile puisque j'ai pu obliger un honnête homme.

ANDRÉ.
Promettez-moi de ne point faire de peine à madame.

DULAC.
Et qui m'assurera ma créance ?

ANDRÉ.
Sa probité.

DULAC.
Verbiage que tout cela. Mais le temps me presse et je ne puis vous entendre davantage. Adieu, mon ami, je vous souhaite un meilleur sort.
(Il sort.)

I, 3 – ANDRÉ, seul

ANDRÉ.
Il est inflexible… mais c'est le besoin peut-être qui lui donne cette dureté… Je lui dois de la reconnaissance et cet argent est venu bien à propos… ma pauvre maîtresse ! tout le monde l'opprime et l'abandonne ; mais son fidèle serviteur ne la quittera qu'à la mort. – On vient… c'est madame et sa chère Augustine.

I, 4 – Mme de NORVAL, AUGUSTINE, ANDRÉ.

MAD. DE NORVAL, d'un ton faible et lent.
André, c'est avec regret que je viens vous annoncer qu'il faut nous séparer… Je ne puis plus vous garder.

ANDRÉ.
Quoi, madame, vous me renvoyez ?

MAD. DE NORVAL.
Il le faut bien.

ANDRÉ.
Et qui donc vous servira ?

MAD. DE NORVAL.
Personne.

ANDRÉ.
Non, je ne m'en irai pas. Je vous ai servi quand vous étiez dans la prospérité ; je ne vous abandonnerai point dans le malheur.

MAD. DE NORVAL.
Cher André… Je suis pénétrée de l'attachement que vous avez pour moi… un temps viendra peut-être…

ANDRÉ.
Qu'il vienne ou non, je reste à votre service. – Madame, en cherchant les papiers dont vous aviez besoin, j'ai trouvé ce peu d'or dans le fond de votre secrétaire ; le voici, il est à vous et je vous le rends.

AUGUSTINE.
L'honnête homme !

MAD. DE NORVAL.
Ce secours inattendu m'est bien précieux ! bon André, ta fidélité est à toute épreuve ; mais, mon ami, je te dois beaucoup ; garde une partie de cet argent pour t'aider à vivre jusqu'à ce que tu puisses trouver une autre place.

ANDRÉ.
Non, madame, je ne prendrai rien, et je reste ici.

MAD. DE NORVAL.
Tu le veux ?… je te plains !

ANDRÉ, avec âme.
Ne me plaignez pas, madame. André est content de son sort… Comptez sur mon zèle… sur mon attachement… et croyez qu'il est trop heureux de pouvoir vous être de quelque utilité.
(Il sort.)

I, 5 –  MADAME DE NORVAL, AUGUSTINE.

AUGUSTINE.
Peut-on voir un plus digne homme ! Madame, il faut toujours le garder.

MAD. DE NORVAL.
Eh ! le puis-je ? Je suis au bord de l'abîme, et je n'attends que le moment d'y tomber. Le jour de la désolation est arrivé ; l'illusion cesse et le malheur commence.

AUGUSTINE.
Je partage vos peines, et vous me refusez votre confiance !

MAD. DE NORVAL.
Ne m'interrogez point… Que pourrai-je vous apprendre ?

AUGUSTINE.
Ouvrez-moi votre coeur ; vous devez être sûre du mien.

MAD. DE NORVAL.
Augustine… vous aimez Lisban… mais si vous saviez… c'est pour lui que j'ai… je ne puis achever… vous connaissez ses mœurs… je redoute…

AUGUSTINE.
Ne redoutez rien ; je rougis de mon amant. Bientôt la raison l'emportera sur l'amour.

MAD. DE NORVAL.
Ah ! je n'ai plus de fils.

AUGUSTINE.
Que n'ai-je pas tenté pour le rendre à la vertu ! Remontrances, conseils, prières, tout fut inutile et rien ne put le toucher. Il vit dans la dépravation ; le jeu, les plaisirs l'occupent entièrement… et… l'ingrat… il fait bien des malheureux !

MAD. DE NORVAL.
Retenez vos pleurs.

AUGUSTINE.
Le traître ne m'en fera plus verser.

MAD. DE NORVAL.
Les miens ne tariront jamais. Si je vous apprenais… Mes chagrins me dévorent, et leur cause est terrible.

AUGUSTINE.
Votre ton m'épouvante ; qu'avez-vous donc fait ?

MAD. DE NORVAL.
Vous rappelez-vous d'avoir vu dans votre enfance… un fils !… je ne puis prononcer ce nom sans rougir.

AUGUSTINE.
Oui ; je me rappelle du jeune Norval… mais il y a bien longtemps…

MAD. DE NORVAL.
Savez-vous qui l'éloigna des lieux de sa naissance ? »

AUGUSTINE.
Je l'ignore.

MAD. DE NORVAL.
Moi !

AUGUSTINE.
Vous ! ô ciel ! et quel fut votre motif ?

MAD. DE NORVAL.
Ma tendresse pour son frère et mon aversion pour lui.

AUGUSTINE.
Vous le haïssiez… et pourquoi ?

MAD. DE NORVAL.
Il causa la mort de son père.

AUGUSTINE.
Et comment ?

MAD. DE NORVAL.
À la campagne, en jouant au bord d'un étang, il tombe dans l'endroit le plus profond ; son père l'aperçoit, se précipite, l'atteint, le jette sur le rivage, et périt après avoir sauvé son fils.

AUGUSTINE.
Je frémis.

MAD. DE NORVAL.
J'adorais mon époux, jugez de ma douleur ! depuis ce fatal évènement, Norval me devint odieux, et je pris le parti de l'éloigner pour jamais. J'ai banni pour toujours le meilleur des fils… Concevez l'énormité de cet attentat ; j'ai pu le commettre et j'étais mère.

AUGUSTINE.
Et quelle fut sa destination ?

MAD. DE NORVAL.
Dès qu'il eut atteint sa douxième année, une place fut arrêtée sur un vaisseau des lndes ; quatre-vingt-mille francs de marchandises furent embarquées pour son compte, c'était ce qui lui revenait du bien de son père. Le moment de son départ arrive ; on le lui annonce ; il en soupire et vient à la porte de mon appartement demander la permission de me voir ; je le permets ; ce pauvre enfant entre en fondant en larmes, se jette à mes pieds et me dit : « Ô ! ma mère ! est-il vrai que je vais me séparer de vous ? Je fus la cause involontaire d'un malheur que vous ne pouvez me pardonner, je le sais… Je vais suivre vos ordres… mais du moins ne me refusez pas votre bénédiction ; la bénédiction de ma mère me portera bonheur et le Ciel veillera sur moi. Je la lui donnai. Adieu, adieu (ajouta-t-il en s'éloignant) ; j'emporte votre haine, mais je vous laisse mon cœur. » Etouffé par ses sanglots et noyé dans ses pleurs, il me fit son dernier adieu.

AUGUSTINE.
Et depuis ce moment, savez-vous ce qu'est devenu ce fils infortuné ?

MAD. DE NORVAL.
Voilà quinze ans que j'en suis séparé ; plusieurs personnes m'ont assuré qu'il avait cessé d'exister. Hélas ! je ne sentis la perte que j'avais faite que lorsqu'il n'était plus temps de la réparer. Augustine, si jamais vous devenez mère, aimez vos enfants : il en coûte trop cher pour les haïr.

AUGUSTINE.
Et maintenant, quel est votre espoir ?

MAD. DE NORVAL.
Je n'en ai plus. M. Durmont, mon beau-frère, serait le seul à qui je pourrais avoir recours ; mais je ne dois pas compter sur son amitié.

AUGUSTINE.
Pourquoi ?

MAD. DE NORVAL.
Depuis que je fus obligée de plaider contre lui, il n'en a plus pour moi. En gagnant mon procès je perdis son cœur.

AUGUSTINE.
Madame, il faut faire un dernier effort : écrivez à M. Durmont ; peut-être obtiendrez-vous…

(Lisban chante dans la coulisse.)

MAD. DE NORVAL.
J'entends Lisban, cessons cet entretien.

I, 6 – MADAME DE NORVAL, AUGUSTINE, LISBAN.

LISBAN, d'un ton fat et léger.
Bonjour, ma mère, bonjour, belle Augustine. Il y a quelque temps que je ne vous ai vues, mais cela n'est pas surprenant : je ne sais auquel entendre. Les fêtes, les plaisirs, le jeu prennent tous mes moments ; je m'amuse et j'écarte la mélancolie. Il me reste un instant et je viens le passer avec vous ; c'est joli au moins, n'est-ce pas ?

AUGUSTINE, froidement.
Bien redevable, monsieur de votre souvenir.

LISBAN.
Dans quelques années, il faudra pourtant penser à finir, car je vous aime et je serai charmé d'être votre époux.

AUGUSTINE.
Oui, dans quelques années, comme vous dites, on y pensera.

LISBAN.
Mais, madame, vous ne me dites rien : seriez vous fâchée ?

MAD. DE NORVAL.
Monsieur, vous ne devez point en être surpris, votre longue absence et votre conduite…

LISBAN.
Ma conduite est fort bonne : le jour je chasse, le soir je vais aux spectacles et la nuit je joue. Un Caton ne serait pas plus sage.

MAD. DE NORVAL.
Les plaisirs vous environnent et vous ne pensez point à moi.

LISBAN.
Vous ne me rendez pas justice. Vous et Augustine, quand je suis seul, vous ne me sortez point de l'esprit.

AUGUSTINE, à part.
De l'esprit ! mais plus dans le cœur !

LISBAN.
Il faut vous aimer au-delà de l'expression pour vous retrouver dans le tourbillon où je suis jeté. Je ne suis pas une minute à moi ; enlevé par ce qu'il y a de mieux, c'est à qui inventera des amusements nouveaux et je ne voudrais pas passer pour un sot dans cet art. Vous sentez qu'il faut faire des prodiges pour paraître neuf ; autrement, perdu de réputation et regardé comme nul.

MAD. DE NORVAL.
Ah ! Lisban ! Lisban !

LISBAN.
Je fis un beau coup hier : je gagnai cent cinquante mille francs à un jeune seigneur espagnol ; nous
nous sommes donné rendez-vous pour aujourd'hui, et j'aurai son reste.

MAD. DE NORVAL, vivement.
Lisban, plutôt que de risquer cette somme, vous devriez… mon fils, corrigez-vous, il en est temps.

LISBAN.
À trente ans je changerai, c'est un parti pris. À propos, j'oubliais de vous dire une chose assez singulière : en entrant ici, j'ai rencontré M. Val, jadis votre banquier ; il m'a fait mille questions sur vous, sur mademoiselle, sur mon frère ; il m'a impatienté ; je lui ai répondu assez légèrement ; il a pris de l'humeur et s'en est allé en murmurant. (Il tire sa montre.) Mais l'heure s'avance, on m'attend et je vole à mon rendez-vous.

MAD. DE NORVAL, l'arrêtant.
Jeune insensé ! où allez-vous ? profitez de ce retour de fortune et ne vous exposez point à perdre ce qui peut devenir votre dernière ressource et la… Savez-vous quel est mon état, connaissez-vous l'horrible situation où je me vois réduite ? Écoutez et tremblez. Apprenez que je ne possède plus rien au monde, mes terres en décret, mes revenus arrêtés, mon hôtel vendu, des créanciers impitoyables, ardents à me poursuivre, et qui, peut-être, vont me ravir jusqu'à ma liberté : voilà mon sort ! si l'honneur et la raison ne viennent vous éclairer, frémissez sur le vôtre. Ce que vous possédez peut empêcher bien des malheurs… Pensez à ce que je vous ai dit ; consultez votre cœur et n'agissez que d'après lui.

LISBAN, comme anéanti.
Que m'avez-vous appris ! serait-il possible ? vous avez porté le trouble dans mon âme.

MAD. DE NORVAL.
Eh bien, mon fils ?

AUGUSTINE, à part.
Voyons ce qu'il va faire.

LISBAN.
Ma mère…

AUGUSTINE, à part.
Il refuse.

MAD. DE NORVAL.
Vous hésitez ?

LISBAN.
Non, je connais mon devoir ; mais je suis dans une alternative cruelle ; cette somme… est déposée… elle est destinée.

AUGUSTINE, avec force.
Au plus noble usage si vous l'employez pour secourir votre mère !

LISBAN.
Si je n'avais donné ma parole d'honneur, tout ce que je possède serait déjà en son pouvoir.

AUGUSTINE.
Vain prétexte ! cette occasion est la seule, peut-être, où vous pouvez manquer à votre parole, sans craindre le reproche des honnêtes gens.

MAD. DE NORVAL, outrée et fièrement.
Augustine… c'en est assez ; ne le pressez pas davantage… je n'attendais pas moins de lui… il ne me surprend pas. (Elle fait une fausse sortie.)

LISBAN, allant à sa mère.
Ma mère, je ne vous refuse pas ; croyez que votre fils n'est point un monstre. Non, je ne payerai point votre tendresse de la plus noire ingratitude… je me trouve engagé malgré moi !… la promesse que j'ai faite est publique et sacrée et l'honneur m'impose la dure condition de la tenir ; mais soyez tranquille ; comptez sur moi ; le sort me favorisera et, dans deux heures au plus tard, je reviendrai vous offrir les dons du hasard et de la fortune.
(Il sort.)

I, 7 – MADAME DE NORVAL, AUGUSTINE.

MAD. DE NORVAL.
L'ingrat ! après m'avoir ruinée, il me laisse dans le plus cruel embarras.

AUGUSTINE.
Votre Augustine ne vous quittera jamais.

MAD. DE NORVAL.
Eh ! n'avez-vous pas assez fait pour moi ?… sans mon aveu, vous avez disposé de l'héritage de vos parents, pour…

AUGUSTINE, vivement.
N'achevez pas, vous m'avez servi de mère et je n'ai suivi que le mouvement de mon cœur et de ma reconnaissance.

I, 8 – MADAME DE NORVAL, AUGUSTINE, ANDRÉ, L'HUISSIER.

ANDRÉ, à l'huissier.
Attendez, monsieur, attendez.

L'HUISSIER, d'un ton très honnête.
C'est assez attendre. (À madame de Norval.) Madame, je suis fâché de venir chez vous exercer mon ministère, mais j'y suis obligé. (Il lui montre des papiers.) Pouvez-vous payer cette somme ?

MAD. DE NORVAL.
Non, monsieur, cela n'est point en mon pouvoir.

L'HUISSIER.
En ce cas, je vais procéder à la saisie. (Il lui donne un papier.) De plus, recevez la signification de sortir d'ici, aujourd'hui même. L'acheteur entre en jouissance de votre hôtel suivant les conditions de votre acte et, par conséquent, vous devez lui céder le local,

MAD. DE NORVAL, en pleurant et d'un air égaré.
Où aller ?

L'HUISSIER, étonné.
Comment où aller ? vous ne savez où vous irez ?

MAD. DE NORVAL.
Hélas ! non.

L'HUISSIER.
Vous m'étonnez… une personne comme vous, madame… On disait que c'était par mauvaise volonté que vous ne payiez pas et que vous vous laissiez faire des frais.

MAD. DE NORVAL.
Non, c'est par impossibilité.

L'HUISSIER.
À présent j'en suis persuadé. (À part. ) Elle me touche ; je ne l'arrêterai point ; son fils, à la bonne heure. (Haut.) Madame, vous n'avez pas un moment à perdre si vous voulez conserver votre liberté. Sortez vite avant que vos créanciers arrivent… Je ne puis vous en dire davantage, je me compromettrais. Allez, et ne dites pas que je vous ai parlé. Partez.

MAD. DE NORVAL.
Le pourrai-je ?

AUGUSTINE.
André, vas nous chercher un logement.

ANDRÉ.
J'y vais.

L'HUISSIER, appelant André.
Écoutez l'ami. (Bien bas.) Que ce logement soit dans un quartier retiré, et surtout cachez-la bien ; entendez-vous ?

ANDRÉ.
Laissez-moi faire. Je connais une brave femme qui pourra… J'ai trouvé ce qui convient. Vous, madame, allez dans le pavillon de la terrasse et je reviendrai vous chercher au plus tôt.
(Il sort.)

I, 9 – MADAME DE NORVAL, AUGUSTINE, ANDRÉ, L'HUISSIER, LE RECORS.

LE RECORS, parlant très bas à l'huissier.
On vient de voir passer M. Lisban.

L'HUISSIER, de même au recors.
L'avez-vous arrêté ?

LE RECORS.
On le suit.

L'HUISSIER.
Bon ! retournez à votre poste, et ne le quittez que lorsque je vous le dirai. (Le recors s'en va.) Madame, avez-vous une autre porte par où vous puissiez sortir ?

AUGUSTINE.
Oui, celle du jardin.

L'HUISSIER.
Ne tardez plus. Allez à votre pavillon et, quand votre domestique reviendra, je vous l'enverrai. Partez, madame, partez ; je ferai sentinelle pour qu'on ne vous trouve pas.

MAD. DE NORVAL.
En aurai-je la force ?

AUGUSTINE.
Venez, madame, venez ; les moments sont précieux, ne vous laissez pas surprendre : partout où vous irez, je guiderai vos pas et je serai votre appui. On peut tout vous ravir, hors le cœur de votre amie.

MAD. DE NORVAL, se levant avec peine.
Allons… Sortons de ces lieux… Ils m'ont va naître… Ils ne me verront pas mourir.

Elle sort lentement appuyée sur le bras d'Augustine.

 

Acte II

Le théâtre représente une chambre garnie, mais sans faste. Il doit y avoir une porte de cabinet à la gauche de l'acteur et une table du même côté.

II, 1 – MADAME DE NORVAL, L'HÔTESSE, AUGUSTINE.

Madame de Norval est assise auprès de la table, où elle a le coude appuyé et la tête penchée sur sa main ; Augustine est debout à côté d'elle, ayant l'air de la consoler.

L'HÔTESSE, parlant très vite.
Mesdames, soyez les bienvenues ; ici vous trouverez égards, attentions et complaisances.

AUGUSTINE.
Je vous remercie, madame.

L'HÔTESSE.
Ces dames viennent de la Province ; sans doute elles ont fait un bon voyage, car madame me paraît bien fatiguée. Aurait-elle besoin de quelque chose ?

MAD. DE NORVAL.
Je vous suis obligée.

L'HÔTESSE.
Ne vous gênez en rien. Des affaires importantes vous amènent sûrement en ces lieux ?

MAD. DE NORVAL.
Je voudrais écrire : pourrai-je avoir ce qu'il faut pour cela ?

L'HÔTESSE.
Il y a dans le tiroir de cette table tout ce qui vous est nécessaire. (L'hôtesse va à la table et donne une plume, de l'encre et du papier.) Voici ce que vous demandez.

MAD. DE NORVAL, à part.
Ô mon frère … mon frère ! pourrez-vous oublier mes torts ? (Elle se met à écrire.)

L'HÔTESSE.
Ici l'on ne manque de rien. D'ailleurs, vous m'êtes recommandées par le vieux André, qui est le plus honnête homme du monde. Vous le connaissez au reste, ce pauvre diable ; il demeure depuis vingt-cinq ans chez une dame de Norval qu'il s'obstine à vouloir servir, malgré qu'elle soit tombée dans la misère. Oh ! c'est un domestique bien rare ! l'imbécile ! sur la fin de ses jours le voilà embarrassé de vivre et ne sachant où aller mourir.

AUGUSTINE.
Il vous a donc confié ses peines ?

L'HÔTESSE.
Lui ? Ô mon dieu non… il est d'une discrétion ! mais tout se sait. S'il avait suivi mon conseil, il y aurait longtemps qu'il aurait quitté cette condition ; car enfin, mademoiselle, je vous le dis sous le secret, il n'a plus rien… il a tout vendu, tout. Quand il est venu pour louer cette chambre, je lui ai demandé où était sa montre d'or, ce qu'il en avait fait ;  il a balbutié et n'a pu me répondre. Je parierais qu'il l'aura vendue pour obliger ses maîtres.

MAD. DE NORVAL, se détournant.
Que dites-vous ?

L'HÔTESSE.
Ce que j'ai cru avoir deviné. Oh ! je ne me suis pas trompée ; il ne faut pas lui en parler au moins.

MAD. DE NORVAL, à part.
Voilà d'où vient l'or trouvé dans le secrétaire. Ô vertu ! (Elle se remet à écrire.)

AUGUSTINE.
Mais êtes-vous bien sûre de ce que vous avancez ?

L'HÔTESSE.
Très sûre. Mais vous pouvez avoir quelque chose à vous dire : je vous laisse, car je ne veux gêner personne.

MAD. DE NORVAL, à l'hôtesse.
Un moment. (Elle cachette sa lettre.) Faites-moi le plaisir de faire porter cette lettre à son adresse. Il faudrait quelqu'un de confiance et qui revînt promptement.

L'HÔTESSE.
Je la porterai moi-même. (Elle regarde l'adresse.) Rue de Varennes ?… Il n'y a qu'un pas : je serai bientôt de retour.

AUGUSTINE.
Songez que l'on attend la réponse avec impatience. Faites le plus de diligence que vous pourrez.

L'HÔTESSE.
Vous serez contente de mon zèle et de ma célérité. (Avant de sortir dans le fond du théâtre.) Ces femmes-là ont quelque chose de singulier. (Elle sort.)

Madame de Norval retombe dans un profond accablement.

II, 2 – MADAME DE NORVAL, AUGUSTINE.

AUGUSTINE, à part, en considérant madame de Norval.
La douleur l'accable… et moi-même ; tâchons de la consoler. (Haut.) Espérez, mon amie, espérez ; cette lettre attendrira monsieur votre frère et…

MAD. DE NORVAL, l'interrompant.
Ne le croyez pas… son cœur doit m'être fermé sans retour. Malheureuse ! malheureuse ! voilà donc ce qui me reste de mon opulence !… voilà donc mon dernier asile !

AUGUSTINE.
Dites le nôtre ; je ne vous quitterai jamais. Quel endroit André nous a choisi !

MAD. DE NORVAL.
Il serait trop beau si j'y étais sans remords. C'est donc ici que je dois habiter désormais ! cela ne sera pas long.

AUGUSTINE.
Qu'allons-nous devenir ?

MAD. DE NORVAL.
Je sais ce que je deviendrai… mais vous… vous… !

AUGUSTINE.
Ne pensez point à moi ; songez à votre conservation.

MAD. DE NORVAL.
Ce n'est pas là mon projet.

AUGUSTINE.
Vous n'alarmez ! quel est donc votre dessein ? que voulez-vous faire ?

MAD. DE NORVAL, d'un ton terrible et concentré.
Oh !… rien… rien.

AUGUSTINE.
Ne cédez point à votre désespoir : tout peut changer ; le Ciel n'est pas inexorable.

MAD. DE NORVAL.
Je ne n'ose pas même l'invoquer.

AUGUSTINE.
Il pardonne au repentir.

MAD. DE NORVAL.
Oui, mais il doit punir le crime.

AUGUSTINE.
Vous vous jugez avec trop de rigueur.

MAD. DE NORVAL, avec la plus grande force.
On ne se trompe pas soi-même. Augustine, malheur à ceux qui, sans réflexion, se chargent d'un forfait ! grand dieu ! qu'on le paye cher ! que ce fardeau est pesant ! le mien est là. (Elle met la main sur son cœur.) Je ne respire qu'avec peine ; le remords m'oppresse et me poursuit… ah ! que cela fait de mal ! partout je vois le fils que j'ai perdu ; partout ses reproches m'altèrent et me déchirent. Je n'y résiste plus : quand je descends dans mon cœur, j'y trouve mon crime et mon supplice ! enfin, j'ai mérité tous les maux que j'endure et je sens qu'ils ne sont point assez grands pour punir les fautes d'une mère dénaturée.

AUGUSTINE.
Je partage votre affliction, je voudrais la soulager, et…

MAD. DE NORVAL
C'est impossible ! misère et remords ! il n'y a point de remède, il faut mourir.

AUGUSTINE.
Hélas ! que deviendrai-je si je vous perds ? Reprenez votre raison et ne vous laissez point abattre par la douleur : vous avez tout perdu ; mais je me sens capable de tout entreprendre pour adoucir vos maux. Grâces à vos soins mon éducation est parfaite ; la musique, la peinture sont mes talents favoris, je les possède assez bien. Laborieuse par inclination, le travail ne saurait m'effrayer, je m'y consacre toute entière… les arts vont secourir l'amitié ; nous ne connaîtrons plus l'opulence, mais nous ne sentirons pas le besoin. Allons, calmez-vous. Un fils ingrat vous abandonne ; une tendre amie vous reste ; je suis jeune, j'ai du courage, je travaillerai et, si je puis vous arracher au malheur, mes travaux me seront chers, et je trouverai dans votre félicité mon bonheur et ma récompense.

MAD. DE NORVAL.
Ô généreuse amie !

AUGUSTINE, à madame de Norval.
On vient… C'est André.

II, 3 – MADAME DE NORVAL, AUGUSTINE, ANDRÉ.

ANDRÉ, posant un paquet sur une chaise.
Pardon, ma chère maîtresse, si je n'ai pu vous mieux loger ; mais la prudence m'a fait préférer cette maison ; ailleurs vous auriez été plus exposée… Car il ne faut pas vous le taire : vous êtes dans le plus grand danger.

MAD. DE NORVAL.
Et comment ?

ANDRÉ.
C'est peu d'avoir fait saisir vos meubles ; vos créanciers, ne se voyant pas entièrement payés, viennent d'obtenir une sentence. On vous cherche…

MAD. DE NORVAL.
Ciel !

ANDRÉ.
Je le savais, et c'est pour cette raison que j'ai pris ce logement, pour vous soustraire de vos persécuteurs.

MAD. DE NORVAL.
Tu viens de l'hôtel ?

ANDRÉ.
Oui, madame.

MAD. DE NORVAL.
Eh bien ?

ANDRÉ, posant ses deux mains sur son front et poussant un profond soupir.
Ah !…

MAD. DE NORVAL.
Parle, parle ; on ne peut plus m'affliger.

ANDRÉ.
On démeuble ; on emporte tout ce qui vous appartient. J'ai eu toutes les peines du monde à vous apporter cette cassette où sont vos papiers ; on a voulu me la prendre ; mais je m'y suis opposé ; avant de la rendre je me serais fait tuer.

MAD. DE NORVAL.
Il ne fallait pas t'exposer, mon ami.

ANDRÉ.
Me prenez-vous pour un ingrat ? Ah ! plût au ciel que ma vie pût acquitter vos dettes ! Je la donnerais de bon cœur pour vous délivrer.

M AD. DE NORVAL.
Oh ! oui… oui, j'en suis persuadée, bon André ; après ce que tu as fait pour moi, il ne m'est pas permis de douter de ton attachement… et mon fils !… mon fils !… où est-il ?…

ANDRÉ.
Il joue… ah ! s'il pouvait gagner … s'il venait vous secourir l… ce serait la première fois que le jeu aurait été utile à l'humanité.

M AD. DE NORVAL.
J'ai tout sacrifié pour Lisban, et je n'attends rien de sa reconnaissance.

ANDRÉ.
Pourquoi ? vous le reverrez peut-être bientôt. J'ai donné votre adresse au portier.

MAD. DE NORVAL.
Au portier, dis-tu ?

ANDRÉ.
Soyez sans inquiétudes sur son compte ; il est mon ami, et je réponds de lui. – J'entends quelqu'un, si c'était monsieur.

II, 4 – MADAME DE NORVAL, AUGUSTINE, ANDRÉ, L'HÔTESSE

L'HÔTESSE.
Me voilà revenue.

AUGUSTINE.
Hé bien ! madame, quelle réponse ?

L'HÔTESSE.
Affreuse ! de quelle diable de commission m'avez vous chargée ?

MAD. DE NORVAL.
Madame, daignez m'instruire, et…

L'HÔTESSE.
Que voulez-vous apprendre ? je tremble encore de l'accueil qu'on m'a fait.

MAD. DE NORVAL.
Je l'avais prévu… mais achevez… que vous a-t-on dit ?

L'HÔTESSE.
Ah ! quel homme !… quel homme que M. Durmont ! Empressée de vous servir, je cours à son hôtel, je le demande ; on m'annonce et j'entre.
« Qu'est-ce que c'est, me dit-il, d'un ton rauque et méprisant. – Monsieur, ai-je repris poliment… c'est une lettre que l'on m'a chargée de vous rendre. – Voyons : est-ce encore quelque pauvre qui me demande de l'argent ? – Monsieur, je ne le crois pas : c'est de la part de deux dames bien intéressantes. – Donnez donc. (Il prend ses lunettes regarde l'adresse et s'écrie avec colère :) Ah ! c'est de ma belle sœur ! de l'indigne madame de Norval ! allez lui dire que je ne peux rien pour elle, et sortez de chez moi. – Monsieur, apprenez que l'on ne m'a jamais chassée nulle part, et que les honnêtes gens ne font rougir personne. – Cela se peut ; mais remportez cette lettre : je ne veux pas la lire. – Comment, monsieur, madame de Norval est votre sœur… et vous lui refusez votre appui ! vous avez donc un cœur d'airain ! – Point de réflexion, la bonne ; madame de Norval n'a que ce qu'elle mérite. Maîtresse de sa fortune, elle et son Lisban ont tout dissipé, et je ne veux point en entendre parler. Ma sœur… ma sœur ! je ne lui pardonnerai de ma vie… Elle a perdu son fils…, un fils qui m'était cher… Il ne doit plus y avoir de bonheur pour elle. »
À ces mots, il se lève, me défend l'entrée de son hôtel, porte son mouchoir sur ses yeux, et court se fermer dans son cabinet. Serait-il vrai, madame, que vous ayez perdu votre enfant ?… Ah ! je suis mère et n'ai pu croire que le crime dont vous accuse votre frère puisse être possible.

MAD. DE NORVAL, à Augustine.
Je n'y résiste plus… j'ai suivi votre conseil ; vous en voyez l'effet.. Hélas ! le ressentiment de Durmont est juste… (Elle fait quelques pas pour sortir.)

AUGUSTINE, allant à madame de Norval.
Madame…

MAD. DE NORVAL.
Augustine, laissez-moi ; j'ai besoin d'un moment de solitude, et je vais en secret dévorer ma douleur et mes larmes.

(Elle entre dans le cabinet.)

II, 5 – AUGUSTINE, ANDRÉ, L'HÔTESSE.

ANDRÉ, à l'hôtesse.
Qu'avez-vous fait ? Deviez vous rapporter à madame ce que son frère avait dit ?

L'HÔTESSE.
Je ne le voulais pas ; on m'a interrogée : j'ai répondu. (À Augustine.) Excusez, mademoiselle, si je vous ai affligée, mais ce n'est pas ma faute… (Augustine lui fait signe de sortir.) Je vous entends, je vais me retirer… mais s'il était vrai que madame de Norval … je vous prierais de chercher un logement ailleurs, car…

ANDRÉ, l'interrompant.
Allez donc ; allez donc et laissez mademoiselle tranquille.

L'HÔTESSEE, bas.
La belle obligation que je dois vous avoir de me causer cet embarras.

ANDRÉ, bas.
Allez, allez, et gardez le secret sur tout ce que vous venez d'apprendre.

L' HÔTESSE.
Certainement je le garderai. J'aime à parler ; mais si mes paroles devaient nuire à quelqu'un, muette pour la vie.
 (Elle sort.)

II, 6 – AUGUSTINE, ANDRÉ.

ANDRÉ.
Bonne demoiselle ! elle souffre et me fait bien souffrir ! Parlons lui : madame a-t-elle besoin de quelque chose ?

AUGUSTINE.
Non… êtes-vous bien sûr de la discrétion de cette femme ?

ANDRÉ.
Comme de la mienne. Mais madame m'inquiète : ne pourrais-je pas ?

AUGUSTINE.
Restez. Elle m'a défendu de la suivre… tout lui devient importun… jusqu'à son amie. (On entend frapper à la porte.) Mais on frappe… André !

ANDRÉ.
N'ayez pas peur.

AUGUSTINE.
Si l'on venait pour arrêter madame ?

ANDRE.
Je la défendrai.

AUGUSTINE.
Elle à tout à craindre.

ANDRÉ.
Rien, rien, mademoiselle ; je suis ici. (Il va à la porte.) Qui frappe ?

LISBAN, en dehors d'une voix éteinte.
Moi.

ANDRÉ.
Qui, vous ?

LISBAN.
André, ouvre.

ANDRÉ, avec joie à Augustine.
Voilà monsieur,

AUGUSTINE.
Ciel !… c'est Lisban !

II, 7 – AUGUSTINE, LISBAN, ANDRÉ.

ANDRÉ.
Entrez, monsieur, entrez.

LISBAN, tout égaré et témoignant la plus grande surprise.
Que vois-je ?

AUGUSTINE.
Notre malheur, et votre ouvrage.

LISBAN, tombant sur une chaise.
Je succombe… Fureur, laisse-moi respirer.

ANDRÉ, allant à Lisban.
Mon cher maître !

LISBAN.
Éloigne-toi.

ANDRÉ.
Je ne peux vous déplaire : je veux vous servir.

LISBAN.
Ôte-moi donc la vie. Tout est perdu ; ô malheur épouvantable !…

AUGUSTINE.
Vous avez tout perdu ?

LISBAN.
Ah ! ma mère, que deviendrez-vous ?

AUGUSTINE.
Et vous avez été assez barbare pour hasarder ce qui devait la mettre à l'abri de la plus affreuse indigence ?

LISBAN.
Des amis perfides m'ont entraîné, malgré moi, dans le précipice où je suis plongé.

AUGUSTINE.
Ainsi la nature a été moins forte que leurs séductions.

LISBAN.
Je m'en punirai.

AUGUSTINE.
Que voulez-vous faire ?

LISBAN.
Mourir.

AUGUSTINE.
Non, vivez pour secourir votre mère.

LISBAN.
Eh ! que puis-je pour elle ? il n'est plus de ressources pour moi.

AUGUSTINE.
Vous en avez encore.

LISBAN.
Quelles sont elles ?

AUGUSTINE, avec force et chaleur.
Le courage et le travail. Il n'est plus temps de se plaindre : il faut agir. La fortune vous égara : que le malheur vous éclaire. En perdant des richesses, acquérez des vertus ; embrassez un état qui vous rende utile à votre famille et à la société. Charge, place, emploi, acceptez tout ce qui se présentera ; la nécessité parle, plus d'orgueil ; travaillez, travaillez pour soulager l'auteur de votre existence ; tous les travaux honorent un fils quand leur produit doit servir à nourrir sa mère.

LISBAN.
Je le voudrais en vain… Non, non, plus d'espoir pour nous ; je ne puis parer le malheur nous accable. Que sais-je faire ? Et que puis-je entreprendre ? Que devenir ? Qui me donnera sa confiance quand on saura mon nom ? Ah ! j'ai trop fait de mal pour qu'on veuille être généreux. Je ne pourrai faire un pas sans trouver quelqu'un qui ne m'accuse et ne me poursuive. Dans cet état funeste, vivre serait une lâcheté, et la mort est mon seul recours. Je suis décidé, et tout est fini pour moi… Voilà le moment de ma destruction… Mes cheveux se dressent sur mon front… Une sueur froide glace mon corps… Désespoir, conduis mon bras !… Allons chercher la mort.

A UGUSTINE, courant à Lisban.
Lisban, que faites-vous ?

ANDRÉ.
Monsieur, arrêtez.

LISBAN, se débattant.
Laissez-moi, laissez-moi !…

AUGUSTINE, criant de toutes ses forces.
Madame ! Madame ! Venez à notre secours.

II, 8 – AUGUSTINE, LISBAN, ANDRÉ, MAD. DE NORVAL.

MAD. DE NORVAL.
Malheureux ! que venez-vous faire ici ? Venez-vous redoubler ma douleur, et porter la mort dans le cœur de votre mère ?

LISBAN, dans le délire, et d'une voix étouffée.
Ah ! vous m'avez perdu !

MAD. DE NORVAL.
Il me fait des reproches !… Je reçois le prix de mon crime. Voilà, voilà où m'a conduit ma folle tendresse.

LISBAN, toujours égaré et concentré.
Quand l'amour maternel est sans bornes, il devient un sentiment funeste à la mère et aux enfants.

MAD. DE NORVAL.
Je l'éprouve. J'abandonnai ton frère pour faire ton bonheur ; le ciel m'en devait la punition et, dans ce moment fatal, il ne me reste que le regret de t'avoir donné l'existence.

LISBAN, revenant à lui et se jetant aux pieds de madame de Norval.
Ma mère, que dites-vous ? Le délire m'égare, la fureur trouble ma raison… Pardonnez au désespoir de votre fils.

MAD. DE NORVAL.
Vous, mon fils !… Vous n'en eûtes jamais les sentiments. C'est vous qui m'avez plongée dans l'abîme où je suis ; c'est vous qui avez refusé d'adoucir mes malheurs lorsque vous les aviez causés. Ma détresse, ma douleur, mes larmes n'ont pu toucher votre âme féroce ; vous m'avez abandonnée, et vous venez joindre l'outrage à l'ingratitude ! et vous osez élever la voix, pour implorer votre grâce !… Il n'en est point pour vous. Je n'ai plus de fils. Fuis, infâme ! fuis, loin de moi ; et partout exécrable, sois partout malheureux : voilà mes souhaits et mes adieux. Pars.

LISBAN.
Vous me chassez !

MAD. DE NORVAL.
Chargé de ma malédiction, fuis, loin de ces lieux.

LISBAN.
Vous me maudissez !

MAD. DE NORVAL.
Oui, le ciel m'entend ; malheur à toi.

LISBAN.
Vous perdez votre fils !

MAD. DE NORVAL
La justice céleste frappe ; nous sommes tous perdus.

LISBAN.
Et l'on veut m'empêcher de m'arracher la vie !

MAD. DE NORVAL.
Viens trancher la mienne, venge-toi ; venge un frère et la nature outragée.

LISBAN.
Que me demandez-vous ? qui ! moi ? porter une main parricide !… Ah ! j'en frissonne d'horreur… vous me chassez ! En vous perdant, je n'ai plus rien qui m'attache à la vie. Vous avez prononcé l'arrêt de votre fils… adieu… adieu pour jamais… Je vais me cacher aux yeux des hommes. Puissé-je me cacher à moi-même !

(Il sort. Augustine fait signe à André de suivre son maître ; il prend son chapeau, qu'il avait posé sur une chaise, et sort.)

MAD. DE NORVAL.
Ô dieu ! dieu ! suis-je assez punie ? et me pardonnerez-vous ? Puisse cet exemple terrible effrayer les mères que la prévention égare, et qu'un ascendant funeste forcerait à m'imiter !

(Augustine s'approche de madame de Norval pendant cette dernière tirade ; à la fin, elle la reçoit dans ses bras et l'emmène dans le cabinet.)

Acte III

Même décor qu'au deuxième acte.

III, 1 – L'HÔTESSE, seule.

L'HÔTESSE.
Quel tapage dans cet appartement ! des cris, des larmes, du désespoir… Ce M. de Lisban, qui vient de descendre, m'a fait une frayeur !… Il avait l'air égaré ; les pleurs inondaient son visage… Oh ! cela me fait une peine !… C'est fini, je ne veux pas de train dans ma maison, et je vais donner congé à ces dames. (On frappe.) On frappe ; est-ce encore quelqu'un qui vient faire une nouvelle scène ? (On frappe encore.) Voyons ce que ce peut être ?

III, 2 – L'HÔTESSE, NORVAL.

L'HÔTESSE.
Que voulez-vous, monsieur ?

NORVAL, avec le ton d'un franc marin.
Est-ce ici que demeure madame de Norval ?

L'HÔTESSE.
Oui, monsieur.
 
NORVAL.
Je voudrais avoir l'honneur de lui parler.

L'HÔTESSE.
Cela ne se peut.

NORVAL.
Pourquoi ?

L'HÔTESSE.
Parce que je ne la crois pas disposée à recevoir du monde.

NORVAL.
Je ne puis différer ; il faut que je la voie à l'instant même.

L'HÔTESSE.
Ah ! monsieur, si vous saviez dans quel état elle est, vous n'insisteriez pas davantage.

NORVAL.
Que lui est-il donc arrivé ?

L'HÔTESSE.
Des choses terribles. Cette dame est poursuivie par ses créanciers ; elle se trouve réduite à l'état le plus affreux et, sans son vieux domestique André, qui a vendu jusqu'à sa montre pour la soutenir, ma foi, je ne sais ce qu'elle serait devenue.

NORVAL.
Ce que vous me dites serait-il vrai ?

L'HÔTESSE.
Je ne mens jamais. Ainsi, monsieur, si elle vous doit quelque chose, et que vous veniez pour réclamer votre dette, votre démarche est inutile, et je vous conseille de ne pas la tourmenter en vain.

NORVAL.
Faites-moi le plaisir de m'annoncer, et de lui demander si elle est visible.

L'HOTESSE.
Je vous assure, Monsieur, qu'elle ne vous recevra pas. Elle vient d'avoir une altercation vialente avec son fils, qui est un mauvais sujet, à ce que tout le monde dit, et…

NORVAL.
Paix !… ou morbleu !…

L'HÔTESSE, effrayée.
Monsieur, vous me faites peur.

NORVAL.
Trève de discours ; voulez-vous m'annoncer ?… ou je vais moi-niême…

L'HÔTESSE.
Arrêtez, monsieur. (Augustine entre.) Tenez, voilà mademoiselle qui vous dira si vous pouvez
entrer.

III, 3 – L'HÔTESSE, NORVAL, AUGUSTINE.

AUGUSTINE, à l'hôtesse.
Je venais vous prier de faire un peu de silence. Madame a besoin de repos.

L'HÔTESSE.
Mademoiselle, c'est Monsieur qui demande à parler à Madame de Norval. Peut-on l'introduire ?

AUGUSTINE, salue Norval, qui le lui rend.
Je ne crois pas, monsieur, que vous puissiez…

NORVAL.
Eh bien, mademoiselle, j'attendrai, si vous voulez bien me le permettre. (À l'hôtesse.) Oh ! ne vous dérangez pas ; si vous avez besoin chez vous, vous pouvez y aller.

AUGUSTINE, faisant signe à l'hôtesse de rester.
Monsieur !…

NORVAL.
Pardon, mademoiselle ; mais ne pourriez-vous m'accorder un moment d'entretien ?

AUGUSTINE.
Monsieur, je n'ai pas l'honneur de vous connaître.

NORVAL.
Soyez sans inquiétude. Votre modestie imprime le plus profond respect, et vous n'aurez point à vous repentir de votre confiance.

AUGUSTINE, très honnêtement.
Allez, madame, et ne vous éloignez pas, je vous prie.

L'HÔTESSE, à part.
Je venais donner congé et l'on me congédie. Allons, je ne saurai rïen.

III, 4 – AUGUSTINE, NORVAL.

AUGUSTINE.
Puis-je savoir, monsieur, quel sujet vous amène en ces lieux ?

NORVAL
J'y viens remplir une mission importante pour madame de Norval.

AUGUSTINE, effrayée.
Ah ! monsieur, si c'était pour lui faire de la peine ?

NORVAL.
Je ne m'en serais pas chargé.

AUGUSTINE.
On sait donc l'adresse de madame ? Qui donc a pu vous la donner ?

NORVAL.
Je viens de son hôtel ; un vieux portier m'a conduit ici… et je vous avouerai que je ne croyais pas trouver madame de Norval dans cette cruelle position.

AUGUSTINE.
Voilà tout ce qui lui reste de son immense richesse !

NORVAL.
Elle a tout perdu ?

AUGUSTINE.
Tout. Il ne lui reste que moi pour la consoler.

NORVAL.
Et personne ne s'est présenté pour l'aider ?

AUGUSTINE.
Personne.

NORVAL.
Elle n'a donc point d'amis ?

AUGUSTINE.
Elle n'a plus de fortune.

NORVAL.
Vous êtes donc sa seule amie ?

AUGUSTINE.
Oui, la seule… à qui son infortune n'a pas changé le cœur.

NORVAL.
Vous êtes aussi la seule qu'elle doive estimer. Votre nom, mademoiselle ?

AUGUSTINE.
Augustine de Vermont.

NORVAL.
Quoi ! c'est vous que monsieur votre père confia en mourant à madame de Norval ?

AUGUSTINE.
C'est moi-même.

NORVAL.
M. de Vermont était dans l'opulence ; que sont devenus les biens dont vous étiez héritière ?

AUGUSTINE, à voix basse et baissant les yeux.
Mon amie en eut besoin.

NORVAL, avec chaleur.
Ah !.. Il est donc des cœurs sensibles sur la terre. Ce trait honore l'humanité.

AUGUSTINE.
Je le devais à l'amitié.

NORVAL.
On m'avait dit que vous étiez destinée à M. Lisban ; êtes-vous son épouse ?

AUGUSTINE.
Ah !… le Ciel, en m'accablant de tous les malheurs, m'a préservée de celui de lui appartenir. (Elle porte son mouchoir sur ses yeux.)

NORVAL.
Je ne viens point pour vous affliger… Laissons cela. Mademoiselle, je vous en supplie, faites-moi parler à madame de Norval.

AUGUSTINE.
Monsieur, ne pourriez-vous pas revenir dans un autre moment ?

N O R V A L.
Je ne puis différer ; de grâce, ayez la bonté de l'inviter à passer ici. Vous pourrez lui dire qu'un étranger a besoin de l'entretenir un moment, pour lui confier des secrets de la plus grande importance.

AUGUSTINE.
Eh bien ! monsieur, puisque vous l'exigez, je vais faire tout ce qui dépendra de moi pour l'engager à vous recevoir.
(Elle entre dans le cabinet.)

III, 5 – NORVAL, seul.

NORVAL.
Tout porte ici l'empreinte de la douleur et de la désolation. Que de malheurs accablent cette jeune infortunée ! voilà donc la seule amie qui reste à madame de Norval !… Elle vient… parlons !ui, et ménageons sa délicatesse et sa sensibilité.

III, 6 – NORVAL, MADAME DE NORVAL, AUGUSTINE.

AUGUSTINE.
Venez, madame, et n'ayez aucune défiance sur ce qui peut vous arriver ; c'est monsieur qui désire avoir l'honneur de vous parler.

NORVAL, lentement et d'un ton pénétré.
Excusez-moi, madame, si je viens troubler votre solitude ; mais la mission dont je me suis chargé ne me permet aucun retardement.

MAD. DE NORVAL.
Quel est donc le sujet qui vous amène ici, monsieur ?

NORVAL.
Votre malheur. Quoi, vous êtes madame de Norval ?

MAD. DE NORVAL.
Oui monsieur… me connaissez-vous ?

NORVAL.
Je vous ai vue dans mon enfance… il а bien longtemps !

MAD. DE NORVAL.
Tout est changé !

NORVAL.
Je le vois ; mais M. de Lisban, cet enfant si chéri !… ne pouvait-il pas ?…

MAD. DE NORVAL.
Ô le monstre !… ne m'en parlez jamais.

NORVAL.
Mais vous avez un autre fils qui pourrait…

MAD. DE NORVAL, vivement.
Un autre fils… moi !… qui vous l'a dit ?…

NORVAL.
Je reviens du fond des Indes ; je l'ai vu ; je lui ai parlé…et ce malheureux enfant était loin de vous croire dans l'adversité.

MAD. DE NORVAL.
Il existe !… Ô mon dieu ! c'est vous qui l'avez conservé !.. Quoi, monsieur, vous avez connu le fils infortuné que j'ai eu l'indignité… ah ! de grâce parlez, parlez. Pouvez-vous me donner des renseignements ?

NORVAL.
C'est le sujet de ma visite.

MAD. DE NORVAL.
Dites, dites-moi, quel est son sort ? la fortune lui a-t-elle été plus favorable que la nature ?

DORVAL.
Je le crois dans la prospérité.

MAD. DE NORVAL.
Ah ! le ciel est juste ; il a puni les coupables et protégé l'innocent. (Après un silence.) Il vous aura dit combien je fus barbare envers lui ? il doit bien me haïr.
 !
NORVAL, avec tendresse.
Lui, vous haïr ! j'ai bien lu dans son coeur, et je puis vous assurer que rien n'égale sa piété, sa tendresse et son respect pour vous.

MAD. DE NORVAL.
Il honore le nom de fils, et je déshonore celui de mère.

NORVAL.
Madame…

MAD. DE NORVAL, rapidement avec la plus grande force.
Vous savez mon crime ; je ne puis vous cacher mon repentir… Je fus cruelle envers Norval ; mais il est bien vengé. Depuis son départ, je n'ai pas joui d'un moment de repos. Cet enfant abandonné était sans cesse devant mes yeux. Bourrelée par mes remords, je ne pus étouffer le cri de na conscience ; c'était là, (Elle met la main sur la poitrine.) là qu'était mon enfer, et j'y trouvais un supplice perpétuel.

NORVAL.
Vous déchirez mon coeur.

MAD. DE NORVAL.
Ah ! si Norval me revoyait !…

NORVAL, il prend madame de Norval dans ses bras.
S'il vous revoyait !… il vous presserait contre son cœur… vous arroserait de ses larmes.

MAD. DE NORVAL, tremblante et étonnée.
Ô dieu ! que faites-vous donc ?

NORVAL, avec la plus grande tendresse et pleurant.
Quoi ! vous ne sentez pas ?

MAD. DE NORVAL, vivement.
Vous versez des pleurs ?

NORVAL, avec une extrême sensibilité.
Vos entrailles ne vous disent rien ?

MAD. DE NORVAL, le regardant avec trouble et attention.
Je cherche à vous reconnaître… et je ne puis…

NORVAL.
Le temps a pu changer mes traits ; mais non pas mes sentiments.

MAD. DE NORVAL, avec explosion.
Qu'entends-je ? seriez-vous ce fils malheureux ?…

NORVAL, se jetant à ses pieds.
Vous le voyez à vos genoux.

MAD. DE NORVAL, avec le cri du cœur.
Norval ! grand dieu !… pourras-tu pardonner à ta malheureuse mère ? (Elle se jette dans ses bras.)

NORVAL.
Je suis dans vos bras, et tout est oublié.

 (On entend du bruit derrière le théâtre.)

AUGUSTINE.
Quel bruit !

III, 7 – NORVAL, MADAME DE NORVAL, AUGUSTINE, L'HOTESSE, LE RECORS et quatre hommes avec lui.

L'HOTESSE, en dehors.
Non, messieurs, non, vous n'entrerez pas.

LE RECORS, entr'ouvrant la porte.
C'est ici qu'elle demeure ; vous ne pouvez la dérober à nos recherches.

MAD. DE NORVAL.
Qu'entends-je ?

NORVAL.
Ne craignez rien.

LE RECORS, entrant avec les quatre hommes.
Entrez, entrez, nous la trouverons. (Apercevant Madame de Norval.) La voici.

NORVAL.
Messieurs, que voulez-vous ?

LE RECORS.
Nous venons arrêter Madame de Norval.

NORVAL, tirant son épée et couvrant le corps de sa mère.
Barbares ! si vous osez l'approcher, craignez ma fureur.

III, 8 – NORVAL, MADAME DE NORVAL, AUGUSTINE, L'HÔTESSE, LE RECORS, L'HUISSIER.

L'HUISSIER, noblement.
Quoi donc, monsieur, vous faites rebellion ?

NORVAL.
Non, monsieur, je m'oppose à la violence.

MAD. DE NORVAL, à son fils.
Ah ! laissez-moi subir mon sort. Monsieur, je vous suis.

NORVAL, la retenant.
Non, demeurez.

L'HUISSIER.
Mais, monsieur, vous ne pouvez empêcher…

NORVAL.
Finissons. Combien doit madame ?

L'HUISSIER, lui montrant le total.
Voyez le total.

NORVAL, après avoir jeté un coup d'oeil sur le papier, s'écrie :
C'est bien.

L'HUISSIER.
Vous allez payer ?

NORVAL.
Sans délai.

AUGUSTINE, s'avançant sur le bord du théâtre.
Mon amie est sauvée !

MAD. DE NORVAL.
Tu veux m'acquitter ! Mais est-il en ton pouvoir de…

NORVAL, avec la plus grande force.
Oui. Ayant appris votre malheur, j'ai tout quitté pour voler à votre secours ; rien ne m'a retenu : j'ai bravé les combats, les tempêtes et la mort. Ma fortune est immense, et je viens la déposer à vos pieds.

MAD. DE NORVAL.
Et c'est toi qui veux m'accabler de bienfaits !

NORVAL.
En vous offrant tout ce que j'ai, je ne fais que le devoir d'un bon fils ; si je ne le remplissais pas, ce serait enfreindre et méconnaître les lois de la nature.

L'HUISSIER.
Monsieur, ce que vous faites est bien ; mais vous avez vu qu'il faut trois cent huit mille francs pour madame et M. de Lisban ; quand pourrai-je les avoir ?

NORVAL.
À l'instant. (Il prend son porte-feuille, et en tire plusieurs billets.)

L'HUISSIER.
Je suis stupéfait.

NORVAL, cherchant d'autres billets.
Pourquoi donc ?

L'HUISSIER.
Il est peu d'hommes comme vous.

NORVAL.
Tant pis.

L'HUISSIER.
Vous avez raison : ils devraient tous vous ressembler.

NORVAL, lui donnant des billets.
Tenez, monsieur, allez chez mon banquier. Il vous paiera à vue les effets que je vous confie.

L'HUISSIER, examinant les billets.
Bons … très bons !… Ils sont excellents.

NORVAL.
Je le sais.

L'HUISSIER, aux recors.
Retirez-vous. (Les recors sortent.) Je vais faire mon reçu. (Il se met à la table, arrange les billets, et écrit.)

MAD. DE NORVAL.
Ah ! Norval … tant d'argent… et pour qui ?

NORVAL.
Pour vous, ma mère : je l'ai gagné avec beaucoup de peine, mais je le donne avec bien du plaisir.

III, 9 – NORVAL, MADAME DE NORVAL, AUGUSTINE, L'HÔTESSE, LE RECORS, L'HUISSIER, ANDRÉ.

ANDRÉ, entrant lentement, ayant le mouchoir sur les yeux.
 Ah ! madame… madame.

MAD. DE NORVAL, vivement.
Qu'as-tu donc, André ?

AUGUSTINE.
Où est ton naître ?

ANDRÉ.
Hélas ! si vous saviez ce qu'il vient de faire !

MAD. DE NORVAL.
Qu'a-t-il donc fait ?

NORVAL.
Parlez.

ANDRÉ.
Au sortir de ces lieux, égaré, plein de remords, il marchait, sans savoir où il portait ses pas. Je l'aborde, et lui dis : « Monsieur, où allez-vous ? – Où je vais, mon cher André ? Tu vas le savoir. Madame de Norval est dans la détresse ; elle me croit un fils dénaturé ; moi seul ai causé ses maux : je dois les faire cesser et me sacrifier pour elle. Écoute-moi : près d'ici loge le comte de Boleski, colonel d'un régiment polonais ; allons le trouver. Il ne me reste au monde que ma liberté…. eh bien, je vais la vendre pour secourir ma mère.
(Tableau de stupéfaction. Chaque acteur doit peindre sur sa figure ce qui se passe en lui. Après un moment de silence, André continue.)
Il monte chez le colonel, l'engagement est conclu ; il reçoit la somme qu'il exige, et s'écrie : « Ma mère, pour quelque temps, ne sentira plus les atteintes de la misère ! Cours lui offrir ce faible gage de ma tendresse et de ma reconnaissance ; mais conjure-la de m'accorder mon pardon.» Voilà cet or qu'il m'a chargé de vous remettre… Il vous est nécessaire ; mais il coûte bien cher… Prenez, prenez, madame, et daignez recevoir les adieux de votre malheureux fils.

MAD. DE NORVAL, avec la plus grande surprise.
Quoi ! Lisban !…

AUGUSTINE, à part, en pleurant.
Que va-t-il devenir ?

NORVAL, avec force.
Mon frère est digne de vous !

ANDRÉ, avec explosion.
M. de Norval !… c'est un coup du ciel !

NORVAL.
André, où est Lisban ?

ANDRÉ, en lui baisant la main.
Ici, mon cher maître… Il attend les ordres de madame.

NORVAL.
Allons le chercher : conduis-moi.

MAD. DE NORVAL.
Norval !…

NORVAL, l'interrompant avec la plus grande vivacité.
Vous y consentez, n'est-ce pas, ma mère, vous y consentez ? »

MAD. DE NORVAL.
Mais…

NORVAL, vivement.
Oui, oui ! Ce dernier trait doit lui regagner tous les cours ! André, suis-moi.

L'HUISSIER, à Norval.
Et votre reçu ?

NORVAL, en s'en allant.
Faites votre devoir ; je vais remplir le mien.

 III, 10 – MADAME DE NORVAL, AUGUSTINE.

L'HUISSIER, signe le reçu et se lève.
Madame, veuillez avoir la bonté de remettre cet écrit à M. de Norval. (Madame de Norval prend le reçu et lit pendant que l'huissier parle.) Vous devez avoir été surprise de me revoir ici ; mais, en sortant de votre hôtel, un de vos créanciers vous a suivie et l'on m'a forcé d'agir avec rigueur… Je n'ai pu me dispenser d'obéir… voilà mon excuse.

MAD. DE NORVAL.
Vous n'en avez pas besoin. Je ne me souviendrai que du service que vous m'avez rendu.

III, 11 – MADAME DE NORVAL, AUGUSTINE, L'HÔTESSE.

L'HÔTESSE, à l'huissier avec un ton de mauvaise humeur.
Que faites-vous ici, monsieur ? vos gens vous attendent Là-bas.

L'HUISSIER.
J'y vais. (Il salue respectueusement et sort.)

III, 12 – MADAME DE NORVAL, AUGUSTINE, L'HÔTESSE.

L'HÔTESSE, rapidement.
Madame, je viens pour vous féliciter. Vous allez être heureuse, une grande fortune vous attend ; au lieu d'un fils vous en aurez deux… je suis dans une joie… un enthousiasme… foi d'honnête femme ! j'éprouve autant de plaisir que si tout cela m'arrivait à moi-même.

MAD. DE NORVAL, lui pressant la main.
Je n'oublierai jamais que vous avez bien voulu me donner un asyle.

L'HÔTESSE, avec volubilité.
Point du tout, point du tout. M. de Noryal est avec son frère ; il le presse dans ses bras, le console ; il va vous le présenter ; il ne faudra pas trop être sévère au moins : il vous a manqué, c'est vrai ; mais, après tout, c'est votre enfant ; il se repent, et tout est dit. (On entend marcher en dehors.) Le voici, de l'indulgence.

III, 13 – MADAME DE NORVAL, AUGUSTINE, L'HÔTESSE, LISBAN, NORVAL, ANDRÉ, ouvrant la porte du fond, entrant le premier.

NORVAL, tenant son frère dans ses bras et voulant le faire entrer.
Viens, mon ami, viens.

LISBAN, presque mourant, d'une voix faible et fondant en larmes.
Non, je ne pourrai jamais..

NORVAL, l'entraînant.
Il le faut. (Ils entrent.) Ma mère, voilà votre fils !

LISBAN, se jetant aux pieds de sa mère.
Et qui meurt de douleur à vos pieds !

MAD. DE NORVAL.
Fils ingrat ! que demandez-vous ?

LISBAN, en pleurant.
Mon pardon ; je pars, je vous perds, je perds ma chère Augustine… Je suis trop puni ! je vais, loin de vous, mourir de regret de vous avoir offensée. Oubliez mes égarements, mon ingratitude et révoquez la malédiction dont vous avez chargé ma tête.

NORVAL.
Vous l'entendez ! ne soyez point inflexible… le repentir efface bien des fautes, et le cœur d'une mère est fait pour pardonner.

MAD. DE NORVAL.
Quoi ! c'est Norval qui demande la grâce de son frère !

LISBAN.
La lui refuserez-vous ?

NORVAL, le relevant.
Eh ! non, tu vois ses larmes : jette-toi dans son sein.

LISBAN, se jetant dans les bras de sa mère.
Ma mère ! ô ma tendre mère !

MAD. DE NORVAL.
Rendez grace à notre libérateur, vous lui devez votre pardon. Vois, jeune insensé, vois l'abîme que tu avais ouvert sous nos pas. Sans la générosité de ton frère, perdus, déshonorés, il ne nous restait plus qu'à mourir. Souvenez-vous de vos erreurs, je n'oublierai jamais les miennes.

NORVAL, avec joie.
Tout est réparé. Augustine, il faudrait achever mon ouvrage.

AUGUSTINE.
Que faut-il que je fasse, monsieur ?

NORVAL.
Il faut rendre votre cœur à Lisban et l'attacher à vous par des nœuds indissolubles.

AUGUSTINE.
Qui me répondra que monsieur…

LISBAN, à Augustine.
L'avenir. Un changement aussi prompt doit étonner sans doute… Que le temps vous prouve que je suis rendu à la vertu ! Promettez-moi de ne point disposer de votre main : je ferai tout pour me rendre digne de l'obtenir.

NORVAL, à Augustine.
Prononcez, mais soyez généreuse.

AUGUSTINE.
Monsieur a prononcé lui-même. Le temps me décidera.

NORVAL.
J'ose me flatter que l'épreuve ne sera pas longue.

MAD. DE NORVAL, montrant Augustine et André.
Mon fils, voilà mes bienfaiteurs. Il me reste une dette sacrée dont je dois m'acquitter. Augustine a sacrifié pour moi…

NORVAL.
Tout son bien ; j'en suis instruit, et c'est moi qui deviens son débiteur. Sortons de ces lieux, Lisban, tu me conduiras chez ton colonel, et je me charge de tout arranger.

L'HÔTESSE.
Monsieur, je vous fais mon compliment… et certainement…

NORVAL, lui donnant une bourse.
Voilà pour les soins que vous avez pris de madame.

L'HÔTESSE.
Monsieur, c'est trop… et je ne prendrai pas…

NORVAL
Je le veux. André, tu auras ta récompense ; en attendant que je puisse m'acquitter envers toi… prends cette montre.

ANDRÉ.
Mon cher maître, et pourquoi ?…

NORVAL.
Chaque fois que tu la regarderas, elle te rappellera l'heure où tu as fait une bonne action.

ANDRÉ.
Je ne comprends pas…

NORVAL.
Je sais tout, et ton sort est assuré. Et vous, ma mère, partagez votre cœur entre vos deux enfants ; si Norval peut mériter votre tendresse, cet heureux retour sera le triomphe de la nature.


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