<== Retour


[Mauger]
LES TROGLODITES
tragédie en cinq actes


 

Non fumum ex fulgore, sed ex fumo dare lucem / Cogitat (Horace, Art poétique, v. 143)
[Il s'apprête à faire sortir non pas de la fumée d'un éclair, mais de la fumée la lumière.]

À Orléans, chez Couret de Villeneuve, imprimeur du Roi, rue des Minimes.
1770
Avec approbation

 

AZAËL, Troglodite rebelle et amant de Zéila
ZÉILA
AZUMA, chef de l'armée
CŒPHANITES, père d'Azuma et de Zéila
ISMAËL, envoyé
OZIMÉE, officier de l'armée
Suite d'Azuma
Suite d'Ismaël

La scène est en Afrique, sur les bords du golfe Arabique, dans le camp des Troglodites.


Acte I

Le théâtre représente à droite des ruines, à gauche le camp des Troglodites, la mer et quelques rochers dans l'enfoncement.

I, 1 – CŒPHANITES, ZÉILA.

ZÉILA.
Enfin, après deux ans d'horreurs et de hasards,
La mort nous environne ici de toutes parts.
Renfermés dans ce camp, nos dernières limites,
Ce jour va décider du sort des Troglodites.
Plus d'espoir, c'en est fait ; et le Ciel ennemi
A retiré fon bras du plus juste parti.
Mon père, qui l'eût cru que ce peuple de frères
Dût, si fidèle aux Dieux, souffrir tant de misères ;
Que, la foudre à la main, ces maîtres des mortels
Verraient de notre sang inonder leurs autels ;
Qu'insensibles et sourds à nos cris, à nos larmes,
Dans nos malheurs peut-être ils trouveraient des charmes ?

CŒPHANITES.
Est-ce en les offensant qu'on peut les apaiser,
Ma fille ? Et qui les craint les doit-il accuser ?
Pense que nous vivons toujours dans leur mémoire,
Qu'amis de l'innocence et jaloux de leur gloire,
Sur nos biens, sur nos maux ils ont les yeux ouverts
Et veillent, sans relâche, au soin de l'univers.
Oui, grands Dieux ! vainement cette race proscrite,
L'opprobre de l'Afrique et du nom Troglodite,
Voudrait fuir votre haine et le coup qui l'attend.
Vous les avez laissé triompher un instant ;
Mais plus vous nous frappez et plus votre justice
De ces vils déserteurs va hâter le supplice.
J'ose en croire ce cœur qu'aucun péril n'abat ;
Le sang qu'ils ont perdu dans le dernier combat.
Ne vois-je pas mon fils armé pour nous défendre,
Inébranlable encor sur ces monceaux de cendre,
Défier l'ennemi, moins fier qu'épouvanté
D'un triomphe si vain et si cher acheté.
Par lui vous détruirez cette race parjure,
Dont le moindre succès semble vous faire injure ;
Par lui vous briserez leurs arcs, leurs javelots,
Et livrerez leurs corps à la fureur des flots.
Péririons-nous, grands Dieux ! par la main de ces traîtres,
Pour avoir conservé les mœurs de nos ancêtres ?
Eh ! de quelle terreur frémira l'univers
Si la vertu succombe aux fureurs des pervers…
Mais la foudre étincelle et sa chute est prochaine ;
Souvent votre justice est lente, jamais vaine.
Tout plein de cet espoir et de votre équité,
Je ne goûtai jamais plus de tranquillité.

ZÉILA.
Plût au Ciel que sur moi j'eusse le même empire !
Mais on n'imite pas toujours ce qu'on admire.
Quel courage opposer aux rigueurs de son sort
Quand on n'y voit, hélas ! de terme que la mort ?

CŒPHANITES.
Ta seule destinée ici me désespère,
Ma chère Zéila…

ZÉILA.
                       N'achevez pas, mon père !
Si vous m'aimez encore, épargnez ma douleur.

CŒPHANITES.
Sa source m'est connue, et je lis dans ton cœur.
Si je t'ai, de mes mains, ouvert le précipice,
Puis-je ignorer ta honte ? Ah ! quoique j'en rougisse,
Loin de te reprocher l'oubli de ton devoir,
Pardonne-moi des maux que j'aurais dû prévoir.
Azaël… le barbare… insensés que nous sommes,
C'est sur de vains dehors que nous jugeons les hommes ;
Et de cette ardeur, prompte à remplir tous nos vœux,
Naissent tous les malheurs dont nous chargeons les Dieux.

ZÉILA.
Votre amour seul, mon père, a fait mon infortune.
On n'est point criminel dans une erreur commune.
Ah ! tout parlait pour vous et pour cet inhumain
À qui vous destiniez et mon cœur et ma main.
Mon frère avait pour lui l'amitié la plus tendre ;
Sans cesse il vous pressait de le choisir pour gendre…
Murs sacrés, terre, Cieux, de mon bonheur jaloux,
De l'éclat de son nom vous retentissiez tous.
Mes compagnes, le cœur tout plein de son image,
Aveugles comme moi, m'enviaient son hommage.
Hélas ! de ses vertus tels étaient les garants
Quand sa main déploya l'étendard des tyrans.
Le traître, pour cacher sa trame criminelle,
Me jurait, chaque jour, une ardeur éternelle ;
Et, trop sûr d'être aimé, m'accusait de froideur,
Plein de l'affreux projet de me percer le cœur.
La mort seule éteindra ce souvenir funeste ;
Honneur, gloire, vertu, c'est vous que j'en atteste.
Grâce aux pleurs qui sans cesse ont coulé de mes yeux,
Je vais finir des jours qui me sont odieux,
Honteuse de traîner, dans cette ignominie,
Les restes languissants d'une si triste vie.

CŒPHANITES.
Tu veux mourir, ma fille ! et pour qui ? J'en frémis :
Pour le plus criminel de tous nos ennemis.
Quel autre contre nous irrita leur audace ?
Ne lui devons-nous plus le sort qui nous menace ?
Tranquille dans nos murs, sur ces monts isolés,
Nos temples et nos champs n'étaient point désolés ;
Ces mers de l'Arabie, en rivages fertiles,
Offraient à ces brigands des moissons plus utiles.
Exilé pour jamais, comme un séditieux,
Il a contre toi-même armé ces furieux.
Victime, ainsi que nous, des complots d'un rebelle,
Sur qui n'a-t-il donc pas porté sa main cruelle ?
Vois, parmi ces écueils, flotter ces corps sanglants ;
Entends les derniers vœux et les cris des mourants ;
Vois ces murs embrasés qu'il a remplis d'alarmes,
Et verse, à cet aspect, de légitimes larmes.

ZÉILA.
Ne me retracez point ses forfaits, sa fureur :
Ils sont trop bien gravés dans le fond de mon cœur.

CŒPHANITES.
Ne t'immoles donc point pour l'ingrat qui t'opprime ;
Gardes-toi d'ajouter cette gloire à son crime.

ZÉILA.
Vous me l'avez donné : je ne le puis haïr ;
Et si je l'aime enfin, je n'ai fait qu'obéir…
Pardonnez : je le vois, ce reproche vous blesse.

CŒPHANITES.
Non ! mais qu'as-tu tenté pour vaincre ta faiblesse ?

ZÉILA.
J'ai porté ma douleur aux pieds des Immortels,
De mes pleurs, chaque jour, arrosé leurs autels.
La vertu, les remords ont déchiré mon âme ;
Et tous leurs efforts vains n'ont fait qu'aigrir ma flamme.
Depuis l'instant funeste où cet ambitieux
Prétendit un encens que nous n'offrons qu'aux Dieux,
Je languis dans ce trouble, hélas ! sans espérance
De pouvoir, à mon cœur, rendre son innocence.
Eh ! comment triompher d'un fatal ennemi
Qu'ont mis tant de fureurs à couvert de l'oubli,
Si c'est au moment même où triomphe sa rage
Que l'amour prend plaisir à m'offrir son image ;
Vainement je l'évite, elle me suit toujours.
Eût-il quelque revers, j'ai tremblé pour ses jours.
Vainqueur, un lâche espoir, une coupable joie
Écarte les périls où nous sommes en proie,
Pour me faire admirer ces forfaits éclatants
Qui font autant de dieux de tous les conquérants.
Odieuse peut-être, où loin de sa mémoire,
Ô honte ! je jouis du fruit de sa victoire.
Je me flatte en secret que, s'il veut être Roi,
Sa fière ambition n'a d'autre objet que moi…
Ah ! connaissez, du moins, à cet affreux mystère,
Que mon crime est trop grand pour être volontaire.

CŒPHANITES.
Je ne m'étonne plus si nous périssons tous :
Le crime de ton cœur est retombé sur nous
Et le courroux du Ciel, hélas ! trop légitime,
Ne s'est pu contenter d'une seule victime,

ZÉILA.
Si telle est sa justice, il la faut prévenir
Et ne pas différer, mon père, à me punir…
Que dis-je ! vainement contre une criminelle
Je prétendrais armer votre main paternelle.
Par des chemins plus sûrs offrons-nous au trépas :
Dévoilons tout aux yeux des chefs et des soldats
Et, portant la terreur dans leur âme irritée,
Obtenons-en la mort que j'ai trop méritée.

CŒPHANITES.
On vient à nous. Commande au trouble où je te vois
Et qu'il n'ait, s'il se peut, d'autre témoin que moi.

I, 2 – CŒPHANITES, ZÉILA, AZUMA, Suite

CŒPHANITES.
En est-ce fait, mon fils ? Enfin cette journée
Va-t-elle décider de notre destinée ?

AZUMA.
Je l'ignore, mon père. On nous offre la paix,
Mais comment croire un bien si cher à nos souhaits
Si la foi des traités n'en peut être le gage ?

CŒPHANITES.
J'en crois ces vains garants bien moins que ton courage…
(À Azuma.)
Mais, mon cher Azuma, par quel événement
S'est produit tout à coup un si grand changement ?

AZUMA.
Déjà l'astre du jour, levé sur ces rivages,
Du plus sanglant combat éclaircit les ravages.
Sorti de cette enceinte et dirigeant mes pas
Vers ces lieux où le sort, hier, trahit mon bras,
Déjà plein de respect, sans plainte, sans murmure,
J'avais fait à nos morts donner la sépulture.
De tant d'objets affreux détournant mes regards,
Je m'apprêtais, mon père, à gagner ces remparts ;
Soudain s'élève un cri terrible et lamentable,
Tel mugit, sur ces mers, l'aquilon redoutable.
Je m'arrête : je vois l'ennemi consterné,
De morts et de mourants partout environné
Et, ne pouvant suffire à ce pieux office,
Aux vautours dévorants en faire un sacrifice.
Troublé, saisi d'horreur, je sens l'inimitié
Et le soin de mes jours céder à la pitié.
« Volons à leur secours et montrons qui nous sommes,
Ai-je dit. Ces cruels n'en sont pas moins des hommes.
Les Dieux, comme il leur plaît, dispensent leurs faveurs,
Mais ils nous ont laissé l'empire de nos cœurs. »
À ces mots, chacun court où le devoir l'appelle :
L'un, tout baigné de pleurs, d'une main fraternelle
Rend ces derniers devoirs si précieux aux morts,
Sans qui de l'Achéron nul ne franchit les bords ;
L'autre, d'un ennemi couché sur la poussière
Étanche enfin le sang, le rend à la lumière
Et ranime avec joie un perfide assassin
Qui peut-être aujourd'hui lui percera le sein.
L'ennemi nous observe. Un silence farouche
Semble offrir des ingrats qu'aucun bienfait ne touche.
Mais la nature sage a d'immuables lois
Et jamais sans retour n'abandonna ses droits.
Entraînés tout à coup par cette voix puissante :
« Quoi ! c'est vous, disent-ils, dont la main bienfaisante
Vient soulager nos maux, ou plutôt nous punir.
Cruels, vous vous vengez en croyant nous servir
Et, ne nous inspirant qu'horreur pour la victoire,
Vous nous couvrez de honte en vous couvrant de gloire.
Ah ! si nous consultions notre indignation
Et le remords qui suit toute injuste action,
Vous verriez, à l'instant, immoler un perfide
Qui nous transmit à tous la fureur qui le guide
Et ce traître expirer dans des tourments affreux,
Pour avoir pu trahir des cœurs si généreux. »
Ce feu se communique, et les chefs en frémissent.
De mille cris confus ces rives retentissent.
Mais, malgré les efforts de quelques furieux,
Le plus sage parti reste victorieux.

CŒPHANITES.
Enfin, tout est donc calme et la paix va renaître.

AZUMA.
Un envoyé bientôt dans ces lieux va paraître.
C'est… Je frémis encore au seul nom d'Ismaël,
Monstre souple et perfide autant qu'il est cruel.
À ce choix dangereux vous prévoyez sans doute
Tout ce qu'il faut qu'ici ma prudence redoute…
Mais ils me sont connus ; et c'est de mon arrêt
Qu'en ce jour va dépendre un si grand intérêt.
Il me sera sacré, n'en doutez point, mon père.
La vertu manque-t-elle où la cause est si chère ?
Je suis né Troglodite ; et je donne ma foi
De remplir dignement ce qu'on attend de moi.
(Aux Troglodites.)
Ô vous, dont le bonheur fait ma plus chère envie,
Pour qui, sans balancer, je donnerais ma vie,
Si je croyais d'un seul acheter le trépas,
Ce cœur qui vous chérit ne vous trahira pas.
Jaloux de votre choix, je vous en rendrai cornpte.
C'est à nos ennemis qu'il faut laisser la honte.
Je jure ici par vous, et par ce Ciel vengeur,
De préférer la mort à votre déshonneur.

CŒPHANITES.
Et moi je vais, mon fils, plein de cette assurance,
Porter dans tous les cœurs la joie et I'espérance.
(À Zéila.)
Renferme ces soupirs. Qui sait jusqu'où la paix
Peut, en cet heureux jour, étendre ses bienfaits ?

I, 3 – AZUMA, OZIMÉE, Suite.

AZUMA.
Toi, mon cher Ozimée, avant que de te rendre
Au camp des ennemis, écoute : il faut t'apprendre
Quelles raisons sur toi m'ont fait jeter les yeux.
Tout semble s'être armé contre un séditieux
Et de la paix enfin nous offrir l'apparence.
Mais on se perd souvent par trop de confiance ;
Rarement on obtient le prix de ses bienfaits
Et souvent la vertu sert de voile aux forfaits.
Ce calme, malgré moi, me cause de l'ombrage
Et semble, dans son sein, receler quelque orage.
Tout me paraît suspect, ministres, chefs, soldats,
Ozimée, et je crains d'avoir fait des ingrats.
Va, d'un œil attentif, examiner ces âmes
Dont j'appris, à regret, à redouter les trames.
Le soupçon m'est affreux, j'en sens toute l'horreur ;
Jamais sans ces méchants il n'eût troublé mon cœur.

OZIMÉE.
Ils ont par tant de sang acheté la victoire
Qu'en ce moment, Seigneur, j'oserais les en croire.
Azaël, à nos yeux menacé de la mort,
Prouve assez qu'ils sont las de partager son sort.

AZUMA.
Non ! la haine entre nous a mis trop de barrières.
Plus ils auront recours aux larmes, aux prières,
Plus ils affecteront de générosité
Et plus je craindrai tout de leur atrocité.
S'ils ont baisé la main qui leur fut secourable,
Crois-moi, tant de bonté ne sera pas durable.
Eh ! qu'attendre d'un peuple, ennemi de tout bien,
Dont l'amour du pillage est l'unique lien,
D'un peuple sans honneur, sans crainte du Ciel même,
D'autant plus scélérat qu'il l'est avec système.
Errants et vagabonds, sans lois et sans vertus,
Ils souffrent tous les maux des cœurs nés corrompus
Et ne nous verront point, sans haine et sans envie,
Goûter les fruits si doux d'une innocente vie.
Déserteurs de nos lois, ce reproche éternel
Arme seul contre nous ce peuple criminel.
Enfin, sers mes soupçons, et dissipe ma crainte,
Introduit dans leur camp par quelque heureuse feinte…
Peut-être, cher ami, c'est hasarder tes jours,
Mais j'ai, dans ce moment, besoin de ton secours.
Il faut ici mêler quelque adresse au courage :
Je t'ai choisi, pardonne.

OSIMÉE.
                                   Ah ! c'est me faire outrage.
Je n'examine rien dès que vous commandez.
Je sens ce que de moi, Seigneur, vous demandez.
Mais mon plus grand regret, si j'y laisse la vie,
Sera de n'avoir pu mieux servir ma patrie.

AZUMA.
Je connais Ozimée à ce généreux trait.
Pars. Pour ne point laisser mon ouvrage imparfait,
Je vais doubler la garde et, par ma vigilance,
Écarter tout péril où conduit l'imprudence
Et, s'il faut de nouveau recourir au combat,
Y remplir les devoirs de chef et de soldat.


Acte II

II, 1 – AZUMA, ISMAËL, Suite d'Azuma, Suite d'Ismaël.

ISMAËL.
Généreux ennemi dont la main magnanime
Combat, par des bienfaits, l'injustice et le crime,
Toi de qui la vertu, ce doux tyran des cœurs,
À tes pieds aujourd'hui fait tomber tes vainqueurs,
Accepte ce tribut et ce sincère hommage
Que l'on doit aux héros qui des dieux sont l'image.
Je viens, au nom de tous, remettre en ton pouvoir
La paix, ce bien si cher et notre unique espoir.
Honteux, désespérés d'avoir pu d'un rebelle
Contre un peuple si juste embrasser la querelle,
Par quels encens, quels vœux expier nos forfaits
Et réparer les maux que nous vous avons faits ?
Aviez-vous, par la force ou de coupables trames,
Enlevé nos moissons, nos filles ou nos femmes ?
Non ! tout condamne en nous un complot odieux,
Trop digne du courroux des hommes et des dieux.
Mais nous avons pour juge un chef de Troglodites,
Des cœurs dont la bonté fut toujours sans limites ;
Et c'est sur cet appui, moins que sur nos regrets,
Que j'ose entre tes mains mettre nos intérêts.
Fais plus : c'est peu d'éteindre une guerre funeste,
D'arracher à la mort ce déplorable reste ;
Rends-nous ces droits si saints que nous avons perdus.
Issus du même sang, des Hébreux descendus,
Nous devons, tu le sais, nos crimes à nos pères.
Las de vivre enchaînés par des mœurs trop austères,
L'amour de la licence et de la liberté
Contre un joug si pesant révolta leur fierté.
Et nous, dans cet abîme entraînés dès l'enfance,
Contre l'exemple alors sans force et sans défense,
D'une haine fatale héritiers furieux,
Nous n'avons que trop bien imité nos aïeux.
C'en est fait. Devenu notre Dieu tutélaire,
Grâces à tes vertus, un jour pur nous éclaire.
Nous jurons tous ici, sur ces noms si sacrés
De frères et d'amis, par nous déshonorés,
De vivre sous ces lois et cette obéissance
Qui sont de tout État la gloire et la puissance.
Détournes donc les yeux de tant d'atrocités ;
Ne vois que nos remords et nos calamités.
Arbitre de la paix, rends-nous à la patrie :
Nous croirons te devoir une nouvelle vie.

AZUMA.
Quoi ! du sang le plus pur encor tout dégouttant
Et dans cet appareil, j'ose dire, insultant,
Tu viens redemander la foi de tes victimes
Et réclamer des droits perdus par tant de crimes.
Je ne veux pénétrer où tendent tes discours,
Ni tous ces vains serments où ta bouche a recours,
Ismaël ; j'attendrai que le temps m'en instruise.
Pour moi, je vais t'ouvrir mon âme avec franchise.
Tu me connais bien mal si ton cœur s'est flatté
D'en imposer jamais à ma crédulité.
Je ne suis point aveugle ou faible assez pour croire
Qu'on puisse ainsi passer de la honte à la gloire,
Du crime à la vertu ; qu'un si grand changement
Dans des cœurs endurcis soit l'effort d'un moment.
Voulez-vous dissiper de trop justes alarmes ?
Quittez le brigandage et mettez bas les armes.
Dignes, à l'avenir, du nom que vous portez,
Purifiez ces bords si longtemps infectés.
Cessez de ravager ces mers de l'Arabie,
De porter la terreur aux champs de la Lybie.
Brisez ce fer, ces arcs désormais superflus ;
Relevez, de vos mains, nos temples abattus ;
Pour apaiser les dieux, vengeurs des injustices,
Offrez-leur, sans rougir, d'éclatants sacrifices
Et servez, s'il se peut, d'exemple à l'Univers.
Alors, n'en doutez point, nos bras vous sont ouverts.
Jusques-là ne crois pas vaincre ma défiance,
Que, chef sans politique et sans expérience,
Je vous traite en amis, en frères, en parents
Sur de simples discours et de trompeurs serments.
J'ai trop appris de vous, et surtout d'un perfide,
Que trop de confiance est un dangereux guide ;
Que l'honneur, l'amitié, le Ciel et les autels
Sont de faibles garants de la foi des mortels.
Pour la paix, je la veux et suis prêt d'y souscrire.
Parle ! Quelle est la loi que tu viens nous prescrire ?
Garde-toi cependant, à titre de vainqueur,
D'exiger rien qui tende à notre déshonneur.
Las de voir tant de sang inonder cette terre,
Nous brûlons, il est vrai, de terminer la guerre ;
Mais j'atteste les Dieux que nous périrons tous
Plutôt que d'accepter rien d'indigne de nous.

ISMAËL.
Ne crois point, Azuma, que la fierté m'outrage.
J'estime ta franchise ainsi que ton courage.
De quelques noirs soupçons dont tu m'oses flétrir,
Si je les méritais, je les saurais souffrir.
Pour croire à nos remords, tu veux nous mieux connaître :
J'y consens. Pour la paix, nous t'en laissons le maître,
Je te l'ai dit, remplis de cette aveugle foi,
Que sans doute le temps nous obtiendra de toi.
Hâte donc un traité pour nous si désirable.
Ton cœur est bienfaisant, il doit être équitable :
Prononce.

AZUMA.
            J'y souscris. Fuyez ces bords sanglants ;
Rendez nos citoyens dans vos fers gémissants ;
Justement satisfaits de notre foi pour gages,
Les vôtres resteront en ces lieux pour otages.
Surtout, abandonnez l'auteur de tous nos maux,
Ou n'attendez de nous ni trêve, ni repos.
Digne, par ses fureurs, des plus cruels supplices,
Tant qu'il vit parmi vous, je vous crois ses complices.
Si vos remords sont vrais, vous le devez punir ;
Si vous le prorégez, rien ne peut nous unir.
C'est ce que par ma voix tout un peuple t'annonce.

ISMAËL.
Quant au sort d'Azaël, j'ai prévu ta réponse,
Et le fais, avec soin, garder près de ces lieux.
(À ses Soldats.)
Allez : qu'à l'instant même il paraisse à ses yeux.
Notre appui le plus ferme, après ce sacrifice,
Crois-tu que nos projets cachent quelque artifice.
S'il nous était encor permis de vous haïr,
Vos vainqueurs, aurions-nous besoin de vous trahir ?
Le voici.

AZUMA.
            Juste Ciel !

II, 2 – AZUMA, ISMAËL, AZAËL

ISMAËL.
                                   Il est en ta puissance,
Mais non pour assouvir ta haine et ta vengeance.
Je crois entre tes mains ses jours en sûreté.
Tu veux d'autres garants de ma sincérité :
Je vais en rendre compte à l'armée assemblée.
Elle sera sensible à sa gloire immolée ;
Mais résolue à tout, pour obtenir la paix,
Peut-elle, à trop haut prix, acheter ses bienfaits.

AZUMA.
Vos pertes l'ont rendue un bien si nécessaire
Qu'en cela je puis croire au moins ton cœur sincère.
Va ! satisfais à tout. Si mon espoir est vain,
Ne reviens que le fer et la flamme à la main.

II, 3 – AZUMA, AZAËL, Suite.

AZAËL.
Eh bien ! Qu'ordonnes-tu du sort d'une victime ?

AZUMA.
Si je ne consultais qu'un transport légitime,
Dans son sang odieux j'éteindrais ta fureur.
Mais le trépas mettrait un terme à ta douleur
Et, loin de t'adoucir cette honte mortelle,
Que ne puis-je l'accroître et la rendre éternelle !

AZAËL.
Ainsi, juge implacable et toujours sans pitié,
Tu n'épargnes mes jours que par inimitié.

AZUMA.
Je ne m'en défends point. Je te laisse la vie
Pour prolonger tes maux et venger la patrie.
Vis, pour mieux satisfaire à son juste courroux :
La mort est pour un traître un châtiment trop doux.

AZAËL.
Ne m'immolais-tu pas, barbare, à ta colère
Quand…

AZUMA.
            Oui ! Je t'eusse alors immolé, sans mon père.
Je crus devoir, ingrat, céder à ses souhaits.
Mais tu n'avais pas mis le comble à tes forfaits,
Déployé de ce cœur toutes les perfidies,
Ni d'un peuple féroce armé les mains impies.

AZAËL.
Tu me punis pourtant d'un exil éternel…
Je fus ambitieux, et je suis criminel.
Mais, quelque vain projet qu'eût tenté mon audace,
Ton père, tout l'État te demandait ma grâce ;
Et j'atteste le Ciel qu'un pardon généreux
Te rendait pour jamais un ami malheureux ;
J'eusse arrosé, cruel, tes genoux de mes larmes.
Mais hélas ! la pitié n'a point pour toi de charmes ;
Feignant de m'épargner en me faisant bannir,
Tu cédais au plaisir que tu sens à punir.
Je ne dus point la vie aux vœux des Troglodites,
Aux pleurs du magnanime et tendre Cœphanites ;
Tu crus, en m'arrachant l'objet de mon amour,
Déchirer mieux mon cœur qu'en me privant du jour.

AZUMA.
Fuis donc encor ces lieux que ta présence outrage.
Je hais plus ton aspect que je ne crains ta rage.
Puissent, pour ton malheur, les remords dévorants
Sans cesse à tes regards offrir ces murs sanglants…
Vous que dans les enfers plongea sa main barbare,
Pâles ombres, sortez des gouffres du Tartare ;
Qu'il entende vos cris plaintifs et douloureux,
Et recule d'horreur à ce spectacle affreux…
Noires Divinités, implacables Furies,
Rassemblez dans son cœur toutes vos barbaries :
Pour mieux venger lesDieux de ce tyran nouveau,
Faites de son orgueil son plus cruel bourreau ;
Que, déplorant sa chute et fuyant la lumière,
Jamais le doux sommeil ne ferme sa paupière.
Toi qui voulus régner et nous donner des fers,
Puisses-tu, fugitif de déserts en déserts,
Esclave infortuné, rebut de la nature,
Des monstres des forêts envier la pâture ;
Puisses-tu vivre en butte à tous les traits du sort
Et toujours lâche assez pour redouter la mort.
Fuis ! et ne force pas un juge inexorable
À se souiller enfin d'un sang si méprisable.

II, 4 – AZAËL.

AZAËL, seul.
Inflexible ennemi, suis-je assez confondu !
Que d'imprécations… Ah Dieux ! qu'ai-je entendu !
La mer et ces rochers battus par la tempête,
Le ciel brillant d'éclairs et tonnant sur ma tête,
L'enfer, tous les fléaux déchaînés contre moi,
Hélas ! m'eussent causé moins d'horreur et d'effroi.
Saisi d'une terreur à mon âme inconnue,
Je ne sais où porter ni mes pas, ni ma vue…
Mon arrêt semble écrit sur ces débris fumants,
Et la terre trembler sous mes pieds chancelants.
Je frissonne… Je sens, ô Ciel ! couler mes larmes…
Lâche ! toi dont l'orgueil excita tant d'alarmes,
Tu pleures… Ah ! sortons de ces funestes lieux
Où j'ai porté la mort, où tout blesse mes yeux.
L'Égypte, en ce moment en proie à la furie
Des cruels successeurs du vainqueur de l'Asie,
M'ouvre un champ où je puis signaler ma valeur
Et terminer enfin ma vie et ma douleur…
Qui sait même quel sort mon courage m'apprête !
Ne délibérons plus… Mais quelle voix m'arrête
Et semble me crier : « Tu me fuis inhumain ?
Si l'amour seul te mit les armes à la main,
Pourquoi m'abandonner ; je t'aime encor, barbare !
Tombes à mes genoux, ta grâce… » Je m'égare :
La douleur, les remords dont je suis accablé,
Offrent ce vain fantôme à mon esprit troublé.
Pardonne, Zéila ! je sens que je t'offense ;
Cet amour de ton cœur flétrirait l'innocence.
Et si l'honneur t'est cher, la haine et le mépris
De tant de cruautés doivent être le prix…
Ah ! cette idée affreuse est mon plus grand supplice…
Mourons ; c'est en ces lieux qu'il faut que je périsse.
Vertu, maîtresse, amis, citoyens outragés,
C'en est fait : aujourd'hui vous serez tous vengés.
Si ma mort vous semblait peu pour vous satisfaire,
Au moins le sacrifice en sera volontaire.
Courons chercher le bras qui me doit immoler ;
Qu'Azuma me revoie, et mon sang va couler.

II, 5 – AZAËL, CŒPHANITES.

CŒPHANITES.
Où vas-tu, malheureux ?

AZAËL.
                                   Remplir ma destinée :
Mourir.

CŒPHANITES.
            Arrête !

AZAËL.
                       Non ! ma tête est condamnée ;
Il faut fuir ou périr ; et j'ai choisi la mort.

CŒPHANITES.
Ah ! demeure. Où t'entraîne un aveugle transport ?

AZAËL.
Quand ton fils m'a proscrit, m'oserais-tu défendre ?
Quel intérêt enfin à mes jours peux-tu prendre ?

CŒPHANITES.
Quel qu'il soit, de mon fils évite la fureur.

AZAËL.
Tu trembles, je le vois, qu'en me perçant le cœur
Sa main ne soit souillée et sa gloire avilie.
Épargnes, tu le dois, cette tache à sa vie :
Tu la partagerais. Mais fais armer mon bras
Et je vous sauve à tous l'horreur de mon trépas,

CŒPHANITES.
Du lâche désespoir tu me tiens le langage ;
Et de ton repentir, ô Ciel, quel triste gage !
Ingrat, méconnais-tu la main qui t'a sauvé,
Ce cœur enfin par toi si longtemps éprouvé ?

AZAËL.
Non, ne le pense pas. Tu m'as servi de père :
La mémoire à mon cœur en sera toujours chère.
Mais je n'en ai que mieux mérité ton courroux.
Mes crimes ont rompu tous liens entre nous,
Funeste souvenir… Que mon âme est émue !…
Je redoutais surtout de paraître à ta vue.
La haine d'Azuma, sa cruelle équité
N'ont fait qu'aigrir encor mon esprit irrité.
Que ta pitié me porte un coup bien plus sensible !
Tes regards attendris, ce pouvoir invincible
Qu'a sur le plus coupable un mortel vertueux
Me peignent mes forfaits sous un jour plus affreux.
C'est à mon trépas seul d'en effacer la trace.
Tu peux plaindre mon sort, jamais me faire grâce.

CŒPHANITES.
Tu veux mourir, eh bien ! à cet espoir réduit
Reconnais-tu l'abîme où l'orgueil t'a conduit ?

AZAËL.
Oui ! le sang le plus pur s'est souillé dans mes veines :
Verse ce qui m'en reste, et termine mes peines.

CŒPHANITES.
Voilà donc tous les fruits de ton ambition,
La rage, la douleur et la confusion…
Mais lorsque cette gloire, implacable furie,
Qui ne connaît justice, amitié ni patrie,
T'inspira le désir de nous donner la loi,
Que voulais-tu ? régner plus pour nous que pour toi ?
À quoi bon ce pouvoir que ton orgueil demande :
Qu'est-il besoin de maître où la vertu commande ?
Voulais-tu, d'un tyran écoutant la fierté,
Attenter lâchement à notre liberté,
De ton joug à nos mœurs préférant les entraves,
D'un peuple généreux faire un peuple d'esclaves ?
Certes, si jusque-là tu portas le mépris,
C'est mettre la couronne et nous à trop vil prix.
Fallait-il outrager la majesté suprême
Et verser tant de sang pour t'avilir toi-même ?
Quel que fût ton projet, Azaël, souviens-toi
Qu'un rebelle jamais ne peut être un grand roi,
Que la crainte des dieux, la bonté, la droiture
Sont les vrais souverains de toute la nature.

AZAËL.
Par ces discours sans haine et sans sévérité,
Je le sens, tu me fais aimer la vérité.
Tu me peins mon devoir avec des traits de flamme
Et ta voix séduisante a pénétré mon âme.
Que ton fils…

CŒPHANITES.
                       N'eût-il pas dû te sacrifier ;
Tu n'as que trop pris soin de le justifier.
Si d'un premier transport il ne fut pas le maître,
Fallait-il ravager ces lieux qui t'ont vu naître
Et, le fer à la main, nous déchirer le flanc
Pour n'avoir pas voulu nous baigner dans ton sang ?
Tu n'as pu l'oublier : j'ai défendu ta vie
Qu'un équitable arrêt t'eût sans doute ravie.
Je ne m'en repens pas, malgré tous nos malheurs ;
Mais que tant de bonté me coûtera de pleurs !

AZAËL.
Ah ! tu me fais frémir… la douleur qui t'accable…
Qu'ai-je fait, et jusqu'où mon bras est-il coupable ?
Tu ne me réponds rien… Mes vœux sont superflus ;
Mon crime est consommé ; Zéila ne vit plus…
Et tu n'as pas encore assouvi ta vengeance.
Père, comment peux-tu soutenir ma présence ?
Au défaut de son bras, ô Dieux, écrasez-moi…
Que dis-je ! vaine erreur ; bannissons cet effroi ;
Tu ne punis point ; oui, Zéila respire…
Elle vit ; cependant, hélas ! ton cœur soupire.

CŒPHANITES.
Azaël, puis-je enfin compter sur ta vertu ?

AZAËL.
Mortel trop généreux, que me demandes-tu ?

CŒPHANITES.
Si le remords te parle et t'a rendu ta gloire ?

AZAËL.
Je t'en ferais serment, oserois-tu m'en croire ?
M'en croirais-je moi-même après tant de fureurs.
Par quels efforts enfin ramener tous les cœurs ?
Triomphe-t-on ainsi de la haine opprimée ?
Un instant peut flétrir vingt ans de renommée :
Criminel une fois, ce n'est que par degré
Qu'on rend à sa splendeur un nom déshonoré.

CŒPHANITES.
À ce langage enfin je crois te reconnaître.
Viens, suis-moi. Dans ces lieux ne crains point de paraître :
J'y serai ton appui, j'y défendrai tes jours.
Je suis encor pour toi ce que je fus toujours.
De mon fils seulement évite la présence ;
Je saisirai l'instant d'apaiser sa vengeance.
Viens, je ne sus jamais pardonner à demi
Et je veux être encor ton père et ton ami.


Acte III

III, 1 – AZAËL, ZÉILA.

AZAËL.
Ah ! cesse de me fuir et daigne au moins m'entendre.

ZÉILA.
Laisse-moi !

AZAËL.
            Je ne puis.

ZÉILA.
                       Eh ! qu'oses-tu prétendre ?
Sur un cœur vertueux le crime a-t-il des droits ?
Et viens-tu me trahir une seconde fois ?

AZAËL.
Écoute un malheureux coupable, mais à plaindre,
Et qui, si tu le hais, pour toi n'est plus à plaindre,

ZÉILA.
Eh bien ! si tu te crois justement odieux,
Pourquoi me poursuis-tu ? pourquoi chercher mes yeux ?
Dans mon accablement trouves-tu quelque gloire ?
Crois-tu tes attentats sortis de ma mémoire ?
Va, rien ne manque aux traits qui partent de ta main.
Si tu n'as pas perdu tout sentiment humain,
Fuis. Je ne veux mourir, ni vivre ta complice
Et ta vue est pour moi le plus cruel supplice.

AZAËL.
Tu le veux, j'y souscris : je ne te verrai plus.
Tes désirs sont pour moi des ordres absolus.
Mais si ton frère, las de tant de barbarie,
Souffre enfin que je vive au sein de ma patrie,
Si ton père parvient à le toucher pour moi,
M'imposeras-tu seule une plus dure loi ?
Je sens qu'il faut te perdre, et je me rends justice ;
Mais n'est-ce pas assez d'un si grand sacrifice,
Sans me forcer encor d'abandonner ces lieux.
J'en frémis ; mais enfin j'éviterai tes yeux.

ZÉILA.
Ainsi tu vas jouir d'un sort doux et tranquille,
Te faire aimer peut-être. Où ? dans ce même asile
Qu'a désolé ta rage ; et rappeler à toi
Tous ceux que tes vertus ont trompés comme moi.
Et moi, de toutes parts trahie, abandonnée,
Je te verrai, bravant ma triste destinée,
Humilier ma gloire et l'amour offensés,
Insulter à ces traits par les pleurs effacés,
Et que toi-même, hélas ! aurait dû méconnaître,
Sans oser murmurer ni me plaindre d'un traître…
Non ! ne t'en flatte pas, toi dont l'ambition
Préféra la couronne à ma possession.
J'admire les bontés d'un père magnanime ;
Je reconnais, je sens l'intérêt qui l'anime.
Tel qu'un dieu bienfaisant, il a dans tous les cœurs
Versé, je le sais trop, l'oubli de tes fureurs ;
Ils n'ont pu résister à ses vœux, à tes larmes.
Mais, quoi qu'il ait tenté pour calmer tant d'alarmes,
Est-ce d'eux et de lui que ton pardon dépend ?
Et qu'ont-ils fait pour toi, si leur chef n'y consent ?
Mon frère à la patrie, à sa gloire fidèle,
T'a proscrit sans retour : il sera mon modèle.
Crois-tu donc, quand tu veux exciter ma pitié,
L'amour moins délicat que ne l'est l'amitié ?

AZAËL.
Ah ! je sens trop enfin, à tant de résistance,
Que mon crime et le temps ont lassé ta constance ;
Que la haine a flétri ce cœur si généreux ;
Qu'il faut vivre à jamais proscrit et malheureux.
Pardonne, à ton courroux, au trouble de ton âme
Si j'ai cru voir encor des traces de ta flamme…

ZÉILA.
Je n'ai pas prétendu te cacher mes ennuis ;
Pouvais-tu t'y méprendre en l'état où je suis ?
Malgré tous les malheurs qu'essuya la patrie,
Tes efforts redoublés pour m'arracher la vie,
Je n'ai pu – j'en rougis – te bannir de mon cœur.
En vain j'ai combattu cette honteuse ardeur.
L'astre prédominant sous lequel je suis née,
L'enfer, tout s'est armé contre une infortunée.
À ces regards mourants, cruel, tu viens t'offrir ;
Eh bien ! jouis des maux que tu me fais souffrir.
Si tu peux obtenir ta grâce de mon frère,
J'y consens ; à tes vœux je ne suis plus contraire.
Mon père, trop sensible à mes derniers adieux,
Aura besoin de toi pour me fermer les yeux.

AZAËL.
Que dis-tu ! juste Ciel ! Sans l'espoir qui me reste
D'étouffer un projet à tous deux si funeste,
Déjà mon sang versé t'aurait prouvé ma foi,
Et que le remords seul me ramène vers toi.
Vis ; et puisqu'il est vrai que tu m'aimes encore,
Ne désespère point un amant qui t'adore.

ZÉILA.
Comment te croire, hélas ! toi qui, depuis deux ans,
Tiens armé contre nous ce peuple de brigands.
Que poursuivais-tu donc ?

AZAËL.
                                   Toi seule : j'en atteste
Ces mêmes attentats que tout mon cœur déteste.

ZÉILA.
De tant de cruautés pouvais-je être le prix ?
Suis-je donc un objet si digne de mépris ?

AZAËL.

Par un si lâche espoir je t'aurais fait outrage.
Mais sans toi j'eusse ailleurs exercé mon courage
Et cherché des climats où mon bras et le sort
M'eussent donné le trône ou conduit à la mort.
Ah ! quand mon repentir t'éprouve inexorable,
Tu ne fus pas témoin de l'état déplorable
Où me plongea l'exil contre moi prononcé.
De cet ordre cruel mortellement blessé
Je ne regrettai point la perte de l'Empire,
Orgueil qu'avait produit un instant de délire.
Cette gloire, fatale à tant d'ambitieux,
Telle qu'un songe vain, disparut à mes yeux.
Je ne vis plus que toi ; j'arrosai de mes larmes
Ces lieux où je venais d'offenser tant de charmes.
Trop certain d'être aimé, d'avoir fait ton malheur,
Ce souvenir sans cesse irritait ma douleur.
Accablé de fatigue et las de la lumière,
Le sommeil de ses mains fermait-il ma paupière,
Les remords dévorants, la tristesse, l'effroi
Et les songes cruels volaient autour de moi.
Tantôt je te voyais, telle qu'une Euménide,
Suspendre sur mon sein un poignard homicide ;
Tantôt, le regard plein d'une douce langueur,
Tu semblais m'écouter sans haine et sans rigueur ;
Et quelquefois, sensible au sort d'une victime,
Tu semblais m'accorder le pardon de mon crime.
Flatteuse illusion ! mais qui d'un malheureux
Hélas ! rendait bientôt le réveil plus affreux.
Enfin, las d'une vie errante et vagabonde,
Accablé sous le poids de ma douleur profonde,
Je formai le projet, encor qu'humiliant,
De paraître en ces lieux sous un front suppliant,
D'y prendre en criminel les autels pour refuge,
D'y demander ma grâce et d'y fléchir mon juge…

ZÉILA.
Que ce retour nous eût épargné de regrets !…
Mais prêt à réclamer de si chers intérêts,
Quel motif t'arrêta ?

AZAËL.
                                   Tout me sembla contraire
Et détruire un projet plus vain que téméraire.
La haine d'Azuma parut à mon orgueil,
Ainsi qu'à mon amour, un invincible écueil.
Sans espoir de revoir ces lieux de ma naissance,
En proie à tous les maux que peut causer l'absence,
Alors je ne fus plus maître de mes transports.
Furieux, j'appelai l'ennemi sur ces bords ;
Et résolu, forcé de tenter ta conquête…
(Il se jette à ses genoux.)
Mes crimes sont enfin retombés sur ma tête :
Mais je n'ai point encor subi mon châtiment.
Achève ; sacrifie à ton ressentiment
Mes remords, mon amour, ta tendresse et ma vie :
Tu peux venger d'un mot les dieux et la patrie.

ZÉILA.
Ils sont assez vengés si ton cœur se repent.

AZAËL.
Si tu ne m'en crois pas, quel sera mon garant ?

ZÉILA.
Ta douleur… mon amour contre toi sans défense ;
Vainement en secret le devoir s'en offense.
Si tu me retrouvais insensible à tes pleurs,
Hélas ! qui prendrait soin d'adoucir tes malheurs ?

AZAËL.  (Il se lève.)
Dans quelque précipice où le destin m'entraîne,
J'en jure ici par toi : je ne crains que ta haine.
Quoi ? tu m'aimes encore… Ô comble de forfaits,
D'un cœur si généreux j'ai pu troubler la paix.

ZÉILA.
Perds-en le souvenir, c'est moi qui t'en conjure :
Il troublerait ta vie, il me ferait injure.
Me punisse le Ciel si jamais mes discours
Mêlent cette amertume au bonheur de tes jours.
Je te pardonne… Hélas ! puisses-tu de mon frère
Calmer ainsi la haine et fléchir la colère…
Mais quelqu'un vient à nous.

AZAËL.
                                   Ô Ciel ! c'est Ismaël.

ZÉILA.
Lui ! Quel est son dessein ?

III, 2 – AZAËL, ZÉILA, ISMAËL, Suite.

ISMAËL.
                                   Je te cherche, Azaël.
Madame, pardonnez : un secret d'importance…

ZÉILA.
Quel qu'il soit, vous pouvez tout dire en ma présence :
Je ne sépare point son intérêt du mien,
(À part.)
Ciel ! que lui veut-il ?

AZAËL.
                                   Parle, et ne redoute rien.
C'est cet objet si cher dont la perte et les charmes
Me firent implorer le secours de vos armes ;
Elle dont l'amour seul égale la vertu
Et pour qui seule enfin ce bras a combattu.
Je t'ouvris mon cœur, parle ; et si je fus rebelle,
Quel que fût mon courroux, eut-il d'autre objet qu'elle.

ISMAËL.
Non ! je te rends justice… et je vous plains tous deux.

AZAËL.
Que dis-tu ! quand je suis au comble de mes vœux,
Quand devant elle enfin mon crime a trouvé grâce !

ZÉILA.
Quel piège l'environne et quel coup nous menace ?
Expliquez-vous, Seigneur ; la guerre dans ces lieux
Rallume-t-elle encor ces flambeaux odieux ?

ISMAËL.
Tout est calme, Madame, et la paix est jurée.

AZAËL.
Quoi ! la paix est conclue… et ma perte assurée.
La fureur d'Azuma, la vôtre me poursuit
Et mon trépas sans doute en doit être le fruit.

ISMAËL.
Quel intérêt nous eût armés contre ta vie ?
Il faut craindre du moins ceux que l'on sacrifie
Et, loin de te vouloir immoler ou bannir,
J'ai demandé ta grâce, et n'ai pu l'obtenir.

ZÉILA.
Qu'entends·je ! quoi, Seigneur, sa perte est résolue !

ISMAËL.
II est trop vrai, Madame, et loin de votre vue
S'il m'en croit, à l'instant il portera ses pas.

ZÉILA.
Ah ! trop cruel arrêt !

AZAËL.
                                   Je n'y souscrirai pas,
Fallût-il expirer sous la main de ton frère.

ISMAËL.
Tu le dois reconnaître à cet ordre sevère.

AZAËL.
Oui ! je le reconnais ; et sur ton seul abord
J'aurais dû pressentir qu'on a juré ma mort…
Quoi ! ta haine, inhumain, ne se peut donc éteindre !

ISMAËL.
Il ne veut rien entendre, et tu n'es plus à craindre.
Que pourrait te servir ton courroux contre lui ?
Un traité nous enchaîne, et tu n'as plus d'appui.
Crois-moi, cède, Azaël, au revers qui t'accable ;
Fuis loin d'un ennemi juste autant qu'implacable
Et qui, ne trouvant plus d'obstacle à sa rigueur,
Saura bien, cette fois, prévenir ta fureur.
Ton destin est affreux, mais il faut te résoudre ;
Tu n'as que cet instant pour éviter la foudre.
Déja le fer vengeur est suspendu sur toi ;
On te cherche, sans doute, et j'en tremble d'effroi.
Viens ; il m'est défendu de t'offrir un asile,
Mais je puis rendre au moins ta retraite facile.
Reste au sein de l'Afrique, ou traverse les eaux ;
Je t'offre un guide sûr ou l'un de nos vaisseaux.

AZAËL.
Et, sous ce faux dehors, ministre de la haine,
Tu penses me cacher le piège où l'on m'entraîne.
Ta noirceur se dévoile aux traits de l'amitié
Et je te connais trop pour croire à ta pitié.
Je ne sais quel projet médite votre rage ;
Mais, quel qu'il soit, mon sang n'en sera point le gage.
Traître, crois que ton bras s'est chargé vainement,
Si le Ciel veut ma mort, d'en être l'instrument ;
Qu'on pourra me forcer d'abandonner la vie,
Non me la faire perdre avec ignominie.
Quand je m'estimerais le dernier des humains,
Je rougirais encor de périr par tes mains.

ISMAËL.
Ingrat, je te pardonne un discours qui me blesse.
Je vois ce qui t'arrête, et je plains ta faiblesse ;
Mais je connais ton cœur et tes vœux inconstants :
Tu te repentiras, il ne sera plus temps.
Adieu ! reste en ces lieux marqués pour ton supplice ;
Il est juste, après tout, qu'un rebelle périsse.
Tu connaîtras bientôt qui tu dois redouter,
Et quels conseils enfin il fallait écouter.

III, 3 – ZÉILA, AZAËL.

ZÉILA.
Qu'annonce cette voix sinistre et menaçante ?
Comment rendre, Azaël, la vengeance impuissante ?
Hélas ! que ton salut n'est-il en mon pouvoir !

AZAËL.
Le sort qu'on me destine est facile à prévoir.
Ton frère est vertueux, mais il n'est pas sensible
Et je n'attends plus rien de ce cœur inflexible.
Le barbare se plaît dans mon adversité
Et tout s'oppose enfin à ma félicité.
Une invisible main me pousse vers l'abîme
Où doivent s'engloutir et ma vie et mon crime.
Si mon cœur en frémit, si j'en verse des pleurs,
Hélas ! c'est de te voir partager mes malheurs :
Dans quel gouffre de maux, ô Ciel ! t'ai-je entraînée !
Zéila, laisse-moi remplir ma destinée
Et n'empoisonne plus des jours si précieux
Pour un infortuné qu'abandonnent les Dieux.

ZÉILA.
Penses-tu que leur haine, ardente à te poursuivre,
Me puisse un seul instant forcer de te survivre.
Tu connais si je sais comme on garde sa foi
Et cependant tu peux douter encor de moi !
Il m'eût été plus doux, je ne puis m'en défendre,
De vivre unie à toi par le nœud le plus tendre :
Un jour plus tôt, mon sort m'eût semblé moins affreux.
Mais te perdre au moment où je te crois heureux,
Quel tourment !… Cependant ne perdons point courage,
Azaël, essayons de calmer cet orage…

AZAËL.
Oui ! sans doute, il n'est point de courroux éternel.
La pitié parle enfin pour le plus criminel ;
La haine est un tourment qu'on supporte avec peine ;
L'âme qu'elle déchire aisément se ramène.
Ton frère me verra…

ZÉILA.
                                   Non, tu pourrais l'aigrir ;
Et ce n'est point à lui qu'il nous faut recourir.
Dans ce pressant péril, allons trouver mon père :
C'est en sa bonté seule aujourd'hui que j'espère.
Il me chérit, il t'aime ; et tu n'en doutes point…
Si mon frère pourtant s'oubliait à ce point
De braver la nature et d'être inexorable…

AZAËL.
Arrête ! loin de toi ce soupçon qui m'accable.
Ne me redoute plus ; mes fureurs, mes transports
T'ont coûté trop de pleurs, à moi trop de remords.


Acte IV

IV, 1 – AZUMA, CŒPHANITES, Suite.

AZUMA.
Au nom de la patrie, au nom des dieux, mon père,
Daignez voir mon refus d'un regard moins sévère.
Il n'a point pour objet la haine ou le courroux.
N'accusez mon respect, ni mon amour pour vous ;
Vos droits me sont sacrés ; si je les sacrifie,
C'est au bien de l'État, seul il me justifie ;
Et sans cet intérêt si juste, si puissant,
Vous ne verriez en moi qu'un fils obéissant.

CŒPHANITES.
Azuma, nos malheurs t'ont, sur les Troglodites,
Donné pendant la guerre un pouvoir sans limites :
Jouis en souverain de ton autorité ;
Immole tout, mon fils, à l'austère équité ;
Et si mon cœur m'aveugle en faveur d'un coupable,
Sois juge incorruptible autant qu'inexorable.
Dans ton père ne vois qu'un simple citoyen,
S'il est injuste ou faible, à qui tu ne dois rien ;
D'autant plus criminel, s'il te voulait surprendre,
Qu'il a sur toi des droits dont il peut tout attendre.
Mais tu me connais trop pour penser que jamais
Je veuille être l'organe et l'appui des forfaits.
Je t'apporte, mon fils, les pleurs d'un misérable,
Digne, par ses regrets, d'un sort moins déplorable.
Si son ambition et ta sévérité
Ont armé contre nous son courage irrité,
La honte et les remords, unis pour son supplice,
N'ont-ils donc pas assez satisfait ta justice ?
Seras-tu plus cruel que ne le sont les dieux ?
Eh ! qui pourrait trouver grâce devant leurs yeux
Si, tels que des tyrans jaloux de leur puissance,
Ils ne mettaient jamais de terme à leur vengeance ?

AZUMA.
Je n'ai pas, comme eux, l'art de lire au fond d'un cœur.
Je suis homme, mon père, et sujet à l'erreur.
Trop souvent, j'en rougis, trompé par l'apparence,
Je ne veux désormais céder qu'à l'évidence.
Je ne demande point le sang d'un malheureux ;
Mais son crime est certain, son repentir douteux.
Et je crois, sans blesser ma gloire ou la nature,
Ni sans être suspect de venger mon injure,
Pouvoir, en chef prudent, bannir cet inhumain
Des lieux que, sans frémir, a ravagés sa main.
En un mot, sa présence ici me fait ombrage.
Si de vils ennemis l'ont livré pour otage,
Sans doute – et je n'en ai qu'un trop juste soupçon –
Il sert ici de voile à quelque trahison.

CŒPHANITES.
Que dis -tu ? C'est porter trop loin la défiance…

AZUMA.
Je la dois à son crime, à mon expérience.
Enfin, qui put trahir le sang et l'amitié
Ne devrait pas du moins attendre de pitié.
Ah ! je frémis encor quand mon coeur se rappelle
Qu'autrefois son ami, je le pris pour modèle ;
Indignement trompé par des dehors heureux,
Je croyais près de lui n'être point vertueux.
Je l'avouerai : jaloux d'une si belle vie,
Je résistais à peine aux efforts de l'envie.
Trahi, rien n'est égal aux maux que j'en ressens ;
Mon erreur, ses forfaits me sont toujours présents.
Quelque vain repentir qu'il vous ait fait paraître,
Sauvez-moi du tourment de vivre avec un traître.
Accordez-moi, mon père, après son attentat,
Ce que vous refusez aux périls de l'État.

CŒPHANITES.
L'État ainsi que moi te demande sa grâce.
Tranquille et méprisant le sort qui le menace,
Au-dessus des terreurs que tu lui veux donner,
Il cède au seul plaisir qu'il sent à pardonner.
Imite, ô mon cher fils, cette indulgence extrême,
Inestimable don de la bonté suprême.

AZUMA.
Ah ! que cette bonté, source de tant d'horreurs,
Nous a coûté, mon père, et de sang et de pleurs.
Qu'en ce moment fatal je montrai de faiblesse
Et que ce souvenir m'humilie et me blesse.
Plût aux dieux immortels que, moins compatissant,
Mon bras eût étouffé ce mal encor naissant ;
Qu'à l'instant même encore, à l'État plus fidèle,
Je ne craignisse point d'immoler un rebelle.
Tout ce qui semble au peuple et justice et bonté
Dans un chef bien souvent n'est qu'une cruauté.

CŒPHANITES
Heureux peuple, mon fils, en qui la bienfaisance
Éteint tout sentiment de haine et de vengeance,
Qui n'a besoin du frein du pouvoir absolu
Que pour le garantir de son trop de vertu.
Quel qu'il soit cependant, s'il souffre cette injure,
Penses-tu ton refus à l'abri du murmure,
Qu'on ne l'imputera qu'à l'amour du devoir ?
Azuma, diront-ils, jaloux de son pouvoir,
Veut forcer Azaël à reprendre les armes ;
Son inflexible cœur se plaît dans les alarmes.
Dans un rebelle enfin il ne voit qu'un rival
Et, pour nous asservir, il ne veut point d'égal.

AZUMA.
Je les estime trop pour craindre cette offense ;
Mais si de mes travaux telle est la récompense,
Je plaindrai des ingrats, sans que de tels discours
Puissent de mes desseins interrompre le cours.
L'ennemi loin de nous, on me rendra justice.
Jusques-là je dédaigne un aveugle caprice,
Dont la fureur perdit plus d'un héros fameux,
Trop vain pour mépriser ces bruits injurieux.
Pour moi qu'un si long trouble et qu'une triste étude
Éclaira sur le sceptre et sur la multitude,
Je sais trop qu'il n'est point de chef si généreux
Qu'il puisse toujours plaire et remplir tous les vœux ;
Que le joug toujours dur qui suit l'obéissance
Est un secret obstacle à la reconnaissance ;
Et qu'il faut, malgré soi, resserrer le lien
D'un peuple armé souvent contre son propre bien.
Loin que ma pitié cède au transport qui l'anime ;
S'il résiste, Azaël en sera la victime :
(Azaël entend les deux derniers vers.)
Qu'il parte, qu'il s'éloigne, ou tout son sang versé
Vengerait, à leurs yeux, mon pouvoir offensé.

IV, 2 – AZUMA, CŒPHANITES, AZAËL, ZÉILA.

AZAËL.
J'osais douter encor de cet ordre suprême
Et je venais ici l'apprendre de toi-même.

AZUMA.
Tu m'as entendu : fuis ; fuis, dis-je, sans retour ;
Et ne me forces pas à te priver du jour.

AZAËL.
Je le hais. Frappe donc !… Quelle pitié t'arrête ?
Ton bras tremble, et ton cœur a condamné ma tête.

AZUMA.
Pars ; fuis sans différer l'ordre qui t'est prescrit
Et n'impute qu'à toi l'arrêt qui te proscrit.

AZAËL.
Dispose de ma vie, elle est en ta puissance ;
Mais n'attends rien de plus de mon obéissance.
Préviens mon désespoir ; perds un ambitieux
Qui se craint trop encor pour sortir de ces lieux.

AZUMA.
Ô Ciel ! prêt à périr, ta fureur me menace.

AZAËL.
Je t'arme contre moi par ce comble d'audace.
Mon exil, pour ta haine, est un arrêt trop doux ;
Quand je n'y souscris pas j'en sers mieux ton courroux…
Mais si je touche enfin à mon heure dernière,
En ce moment, du moins, écoute ma prière.
Souviens-toi, s'il se peut, que tu fus mon ami ;
Punis-moi comme Juge, et non comme ennemi.
Crois que mon repentir est égal à mon crime ;
Mêle quelques soupirs aux pleurs d'une victime :
Est-ce injustice aux mains qui terminent son sort
D'adoucir les regrets qu'elle donne à sa mort.
Me poursuivras-tu donc sur l'infernale rive ? .
Ah ! laisse en paix ma cendre et mon ombre plaintive.
La vengeance, à tes yeux, a-t-elle assez d'appas
Pour me tourmenter même au-delà du trépas ?

AZUMA, troublé.
Je te plains… Cependant ne crois pas me surprendre.
Tes fureurs ont trahi l'amitié la plus tendre.
Fuis ! portes loin de moi tes regrets superflus,
Et n'attends rien d'un cœur qui ne te connaît plus.

ZÉILA, à Azaël.
Eh bien ! C'est donc ici qu'il faut que tu périsses ?
Fuir c'est nous condamner à d'éternels supplices.
Dans un exil affreux vivre et toujours souffrir,
Laisse cette faiblesse à qui craint de mourir.
Ne vas pas à ton crime ajouter cette tache ;
Coupable je t'aimai, je te haïrais lâche ;
Et qui porta si haut ses vœux ambitieux
Doit recevoir la mort sans détourner les yeux.
On poursuit moins ici ton crime que ta vie.
Meurs donc, puisqu'il le faut, c'est moi qui t'y convie.
Et si l'exemple seul peut t'y déterminer,
N'en doute point, c'est moi qui te le veux donner.
(À Azuma.)
Pour toi, juge inhumain qu'aucun malheur ne touche,
Toi que semblent les pleurs rendre encor plus farouche,
Ami, frère cruel, toi dont l'âpre équité
Tient moins de la vertu que de l'atrocité,
Veux-tu rendre à jamais ta vengeance éclatante ?
Éteins-la dans le sang d'une sœur expirante.
Que la nature ici ne parle point pour moi :
Je brise tous les nœuds qui m'attachaient à toi.
Complice de l'objet que poursuit ta colère,
Je fais tout mon bonheur de l'aimer, de lui plaire ;
Je le dis à toi-même, à tout l'État, aux Dieux,
Qui puniront peut-être un refus odieux.
Dans le même tombeau je brûle de descendre ;
Aux cendres d'un amant je veux mêler ma cendre.
Hâte donc mon trépas et le coup qui m'attend ;
Va ! ce n'est avancer ma mort que d'un instant.

AZUMA.
Que d'horreur m'environne ; et quelle tyrannie !
Faut-il perdre un rebelle ou trahir la patrie ?

CŒPHANITES.
Elle a parlé, mon fils ; que ses vœux soient ta loi…
Mais je te reconnais au trouble où je te vois.

ZÉILA.
Sauvez-le, sauvez-rnoi ; daigne être encor mon frère.

AZAËL.
Et crois qu'en ce moment mon retour est sincère.

CŒPHANITES.
Ah ! cède enfin ; ce cœur trop longtemps combattu
Perdrait, en pardonnant, le prix de sa vertu.

AZUMA.
Contre tant d'intérêts qui pourrait se défendre ?
En vain je l'ai voulu : je sens qu'il faut me rendre,
(À Azaël.)
Que ta punition n'est plus en mon pouvoir.
Ma sœur, un ascendant plus fort que le devoir,
L'État entier, un père, enfin tout me l'ordonne ;
Vis et sois citoyen : Azuma te pardonne.

ZÉILA.
Jour heureux ! ô moment que j'ai tant souhaité !

AZAËL.
Et que de tout mon sang j'eusse même acheté…

IV, 3 – AZUMA, CŒPHANITES, AZAËL, ZÉILA, OZIMÉE (vêtu à la manière des Ennemis)

OZIMÉE (Il dit le premier vers sans voir Azuma, et dans le fond du théâtre.)
Ô comble de l'horreur et de la perfidie !…
Ah ! Seigneur, paraissez et sauvez la patrie.

CŒPHANITES.
Ciel ! nous replongez-vous en des malheurs nouveaux ?

ZÉILA.
Hélas ! ne verrons-nous jamais finir nos maux ?

AZUMA.
D'où naissent ces terreurs, et que viens-tu m'apprendre ?

OZIMÉE.
L'ennemi cette nuit, Seigneur, doit nous surprendre.

AZUMA.
Les traîtres… Voilà donc mes soupçons éclaircis…
Je l'avais trop prévu, mon père… Mais poursuis.
Est-ce doute, évidence ? Enfin, parle, Ozimée.

OZIMÉE.
À peine par votre ordre ai-je joint leur armée
Que, pris pour un des leurs sous ce déguisement,
J'ai pressenti, Seigneur, ce triste événement.
Leur camp retentissait de concerts d'allégresse ;
Chefs, soldats, transportés de cette même ivresse,
Déployant de la paix les signes éclatants,
Sans doute eussent trompé des yeux moins vigilants.
Mais, plein de vos soupçons sur ce peuple perfide,
Pour pénétrer leur cœur et le but qui les guide,
J'examine avec soin leurs regards, leurs discours ;
De ce dédale obscur j'observe les détours
Et, malgré l'appareil qu'à mes yeux on déploie,
Je crois apercevoir cette maligne joie,
Ce plaisir inquiet, sombre, mystérieux,
Que donne aux scélérats l'espoir d'un crime heureux.
Mais, voulant vous instruire avec toute assurance,
Je cherchais des garants plus sûrs que l'apparence,
Quand de ces lieux, Seigneur, Ismaël de retour
A mis leur perfidie et ma crainte au grand jour.
Déjà près de ce traître une foule empressée
Applaudit à son crime et lit dans sa pensée.
« Nos vœux sont exaucés, nos ennemis perdus,
A-t-il dit. Mes discours, leurs prisonniers rendus,
Les nôtres, et surtout Azaël en otage
Ont enfin de leurs cœurs écarté tout ombrage.
C'en est fait : ils vont tous expirer sous nos coups.
Je prévois qu'Azaël s'armera contre nous
Et va tout hasarder pour obtenir sa grâce.
J'ai voulu, chers amis, prévenir son audace
Et, feignant de paraître inquiet sur son sort,
L'attirer vers ces lieux pour lui donner la mort ;
Je ne l'ai pu : n'importe, achevons mon ouvrage.
Attaqués dans la nuit, qu'y pourra son courage ?
Ne délibérons plus, profitons des moments ;
Joignons au vœu commun la force des serments ;
Et, pour en obtenir l'entière réussite,
Offrons un sacrifice aux Dieux du noir Cocyte. »
À ces mots, ô fureur ! un esclave enchaîné
Sur un lugubre autel à grands cris est traîné.
Ismaël, l'œil tranquille et la main assurée,
Saisit cette victime à sa rage livrée
Et lui plonge aussitôt le couteau dans le flanc,
Leurs lances et leurs dards abreuvés de son sang,
« Dieux infernaux pour qui le seul crime a des charmes,
Qui ne vous repaissez que de sang et de larmes,
Immortels ennemis de ces faibles humains
Qui voudraient arracher le sceptre de vos mains,
A-t-il dit, agréez cet affreux sacrifice ;
Il n'a pour but, du moins, l'orgueil ni l'artifice.
Nous jurons tous ici, sur ce corps palpitant,
Sur ce fer, de poison et de sang dégouttant,
D'éteindre jusqu'au nom d'une race assez vaine
Pour croire à d'autres dieux et braver votre haine.
Et s'il est parmi nous quelqu'un dont la pitié
Frémisse, en ce moment de tant d'inimitié,
Entr'ouvrez sous ses pas le ténébreux abîme ;
Un si lâche retour doit vous paraître un crime :
Qu'à jamais accablé sous le poids de ses fers,
Il souffre des tourments cruels même aux Enfers… »
Mais aucun ne frémit. Ces cœurs impitoyables
Acceptent ces serments et ces vœux exécrables ;
Et, lançant vers le Ciel d'effroyables regards,
Ces monstres à l'instant s'arment de toutes parts.
Pour moi, saisi d'horreur et la vue égarée,
Je fuis, mais sans tenir une route assurée ;
Et si j'ai pu sitôt reparaître en ces lieux,
Je ne le dois, Seigneur, qu'à la faveur des dieux.

AZUMA.
Que vois-je ! en ce danger nous nous laissons abattre
Et nous frémissons tous alors qu'il faut combattre.
Amis, fermons les yeux sur l'obscur avenir ;
L'ennemi nous menace : il le faut prévenir…
Mais, avant de tarir cette source de crimes,
Que leurs otages soient nos premières victimes !
(Aux soldats.)
Allez ; et dans leur sang…

CŒPHANITES.
                                   Barbares ! arrêtez.
Osez-vous les punir si vous les imitez.
(Avec fermeté.)
Mon fils…

AZUMA.
            Je vous entends ; ah ! pardonnez, mon père,
À ce premier transport d'une aveugle colère.
Sans vous, j'allais… Marchons ! ne perdons point de temps.
Chers amis, le jour fuit : profitons des instants.

AZAËL.
Eh quoi ! redoutes-tu d'employer mon courage ?

AZUMA.
Non ! viens ; de ces pervers allons punir la rage.
Je compte sur ton bras.

AZAËL.
                                   Grâce à leur trahison,
Je vais sur mes remords dissiper tout soupçon.
Si quelqu'un d'entre vous, que dis-je ! si toi-même
Montre plus de valeur en ce péril extrême,
Azuma, plonge-moi ce fer au fond du cœur.
(À Zéila.)
Adieu ! Je vais périr ou revenir vainqueur.

IV, 4 – ZÉILA, CŒPHANITES.

ZÉILA.
Où va-t-il ? Ah ! mon père… Hélas ! malgré ma crainte,
Je sens quels intérêts me défendent la plainte
Et de quel prix pour nous doit être un tel appui.
Mais, c'est ce qui me fait encor trembler pour lui :
Il voudra de son crime effacer la mémoire
Et périra peut-être en se couvrant de gloire…

CŒPHANITES.
Ah ! ma fille, pourquoi ces noirs pressentiments
Et d'un malheur douteux prévenir les tourments ?…
Mais que dis-je ! est-ce à moi de blâmer ta faiblesse !
Je frémis… Je ne sais quelle sombre tristesse
S'empare de mes sens, et me glace d'effroi…
Est-ce un tribut humain que je rends malgré moi ?
Est-ce un avis des dieux ?… En ce moment d'alarmes,
Aux pieds de leurs autels allons porter nos larmes ;
Les plaintes, les soupirs, voilà nos droits sur eux,
Et l'espoir le plus doux des mortels malheureux.


Acte V

V, 1 – CŒPHANITES, OZIMÉE.

CŒPHANITES.
Ô triomphe ! ô bonheur, qu'à peine j'ose croire !

OZIMÉE.
Votre fils est vainqueur, il vit couvert de gloire ;
Seigneur, n'en doutez point.

CŒPHANITES.
                                   Ah ! pardonne à mon cœur,
Après tant de revers, ce reste de terreur.
Semblable au passager échappé du naufrage
Qui croit entendre encor longtemps gronder l'orage,
Le cruel souvenir de nos calamités
Agite, malgré moi, mes sens épouvantés.
Mais je respire enfin ; un doux calme succède
À des maux que l'effroi m'avait peints sans remède.
Je vous reverrai donc, murs sacrés, temples chers,
Séjour de la vertu, lieux si longtemps déserts…
Vous avez délivré nos cités gémissantes,
Confié votre foudre à nos mains impuissantes,
Ô Dieux ! nos oppresseurs confondus à jamais
Ont donc enfin sur eux vu tomber leurs forfaits !

OZIMÉE.
Avant que le soleil se plonge au sein de l'onde,
Le dernier de son souffle aura purgé le monde.
Sous nos coups redoublés sont tombés ces brigands,
Comme la feuille en proie à la fureur des vents
Et notre nom, souillé par cette race impie,
Va reprendre, en ce jour, une nouvelle vie.

CŒPHANITES.
Puisse ce châtiment, hélas ! trop mérité,
Effrayer à jamais notre postérité…
Mais cependant, ami, quel heureux stratagème !
Par quel secours soudain de la bonté suprême
Mon fils a-t-il enfin réparé ses malheurs
Et triomphé si tôt de ces cruels vainqueurs ?

OZIMÉE.
Votre fils, toujours plein d'une noble assurance,
Dans son courage seul a mis son espérance.
Connaissant quels périls un chef doit éviter
Et quels périls aussi son bras doit affronter,
Qu'il se perd quelquefois par trop d'incertitude,
Que souvent la prudence est dans la promptitude,
Et que plus le danger enveloppe un État
Plus aussi son salut dépend d'un coup d'éclat,
Il prend un parti ferme, assemble son armée,
Déjà de mon retour en secret alarmée,
L'instruit, en peu de mots, d'un complot odieux
Et dit : « Ce que je veux, je le lis dans vos yeux,
Chefs, soldats. Vous sentez que ce dernier outrage
Veut de nous à l'instant un effort de courage ;
Qu'en proie aux trahisons d'un perfide ennemi,
Il vaut mieux l'étonner par un projet hardi
Que d'attendre, à couvert de cette faible enceinte,
Une attaque toujours favorable à la feinte,
Où le plus brave chef n'a qu'un espoir douteux,
Où la valeur est vaine et tout succès honteux.
Armons-nous, profitons du jour qui nous éclaire ;
Que le fer soit ici notre Dieu tutélaire ;
Et, s'il faut du destin éprouver la rigueur,
Troglodites, du moins mourons sans déshonneur. »
À ces mots, tout s'empresse à témoigner son zèle ;
Le soldat plein d'ardeur n'attend point qu'on l'appelle
Et, bravant le péril dont il est menacé,
Déja remplit le poste où le sort l'a placé,
Tant la vertu d'un chef et son expérience
Inspirent, à la fois, d'âme et de confiance.
Pour moi, sur mon devoir instruit par votre fils,
Je prends, sans différer, mille soldats choisis ;
Et, pour favoriser cette grande entreprise,
Je marche vers des lieux faits pour une surprise,
D'où, sans être aperçu, je puis voir à loisir
Le moment du combat le plus propre à saisir.
Votre fils cependant vers l'ennemi s'avance,
Qui, connaissant trop bien sa juste défiance,
Pour cacher ses desseins et pour le tromper mieux,
Feignait, mais lentement, d'abandonner ces lieux.
Voyant sa trahison découverte, ou peut-être
Regardant Azuma lui-même comme un traître,
Il s'arrête, et sans trouble accepte le combat.
Les premiers traits lancés, on se mêle, on se bat.
Mais, jaloux d'attirer ces cruels dans le piège,
D'exterminer enfin ce peuple sacrilège,
Votre fils tout à coup rappellant ses soldats
En bon ordre vers moi se retire à grands pas.
L'ennemi, qui le croit contraint à la retraite,
Se dispute, à l'envi, l'honneur de sa défaite
Et, guidé par la soif qu'il a de notre sang,
Le poursuit, sans garder ni d'ordre ni de rang.
En ce moment, Seigneur, jugez quelle est ma joie.
Tel un tigre affamé s'élance sur sa proie,
Ainsi, plein de l'ardeur de venger nos affronts,
Je fonds sur eux ; la foudre a des effets moins prompts.
Surpris à cette attaque imprévue et soudaine,
Chacun d'eux aussitôt croit sa perte certaine.
Ils veulent cependant faire un dernier effort ;
Mais déjà votre fils sème partout la mort
Et, profitant du trouble où leur âme est plongée,
Tient entre nous et lui cette troupe assiégée.
Ainsi ces scélérats, partout enveloppés
Et par les dieux, sans doute, au fond du cœur frappés,
Épuisent vainement un reste de courage.
Ce n'est plus un combat, Seigneur, c'est un carnage.
L'un, pour sauver ses jours, regagnant ses vaisseaux,
Disparaît à nos yeux, englouti sous les eaux ;
L'autre, par la terreur aveuglé dans sa fuite,
À travers mille dards vole et se précipite.
Quelques-uns, transportés d'un excès de fureur,
Frémissant à la fois de rage et de douleur,
Contre eux-mêmes, Seigneur, tournent leurs propres armes,
Et dans ce désespoir semblent trouver des charmes.
Alors, ne voyant plus que morts et que débris,
Parmi des flots de sang, je rejoins votre fils.
« Cher ami, me dit-il, je te dois la victoire.
Pour prix de ta valeur, vas jouir de ta gloire ;
Et, tandis que je vais profiter des instants
Pour détruire à jamais ce reste de brigands,
Vole au camp le premier porter cette nouvelle.
C'est un emploi flatteur que je dois à ton zèle.
Vois mon père surtout ; dis-lui que, si mon cœur
S'énorgueillit un peu du titre de vainqueur,
C'est autant d'avoir pu lui conserver la vie
Que d'avoir fait enfin triompher la Patrie. »

CŒPHANITES.
Que ne puis-je, Ozimée, en ces heureux moments,
Lui marquer mon amour par mes embrassements !
Sans doute il est bien doux, bien flatteur d'être père
D'un fils dont la valeur nous doit être si chère.
Il est vainqueur, il vit : tous mes vœux sont remplis…
Tranquille cependant sur le sort de mon fils,
Azaël, je l'avoue, alarme ma tendresse.
Tu connais, cher ami, combien il m'intéresse ;
Ne me déguise rien : a-t-il, dans ce grand jour,
Bien servi l'amitié, la patrie et l'amour ?
Le sang des ennemis a-t-il lavé son crime ?

OZIMÉE.
Oui, Seigneur… mais hélas ! il en est la victime.

CŒPHANITES.
Quoi ! malgré ses remords, les dieux l'ont condamné ?

OZIMÉE.
Atteint, par Ismaël, d'un trait empoisonné,
L'art n'a contre ses maux que des ressources vaines,
Et cède au noir venin qui coule dans ses veines.
J'en frémis ; mais, Seigneur, dans ce funeste sort,
Son espoir le plus doux est une prompte mort.

CŒPHANITES.
Quelle victoire, ô Ciel ! et quel bienfait étrange !
Nous n'obtenons donc point de bonheur sans mélange !
Pourquoi, dans ce séjour de trouble et de douleurs,
Faut-il si chèrement payer quelques faveurs ?
Ami, c'en est donc fait : ma fille m'est ravie,
Ma fille, hélas ! pour qui j'aurais donné ma vie !
Eh ! comment lui porter l'arrêt de son trépas ?
Père trop malheureux, tu ne le pourras pas…
Prévenons-la du moins ; va, cours au devant d'elle.
Sauve-moi d'une vue à tous deux si cruelle…
Il n'est plus temps ami : je la vois s'avancer.
Infortunée, hélas ! que vais-je t'annoncer ?

V, 2 – CŒPHANITES, OZIMÉE, ZÉILA.

ZÉILA.
Le sort a donc enfin cessé de nous poursuivre
Et de tant de périls aujourd'hui nous délivre !
Ah ! mon père, je viens partager avec vous
Un succès à vos vœux, à mon amour si doux…
Mais quel accueil ! ô Ciel ! et quel triste silence !
Quoi ! mon frère aurait-il trompé notre espérance ?

CŒPHANITES.
Non, ma fille, il respire, il est victorieux.

ZÉILA.
Pourquoi donc soupirer et détourner les yeux ?
Vous ne répondez point… Ah ! quel affreux présage
Vient, dans mon cœur glacé, se frayer un passage…
Mon père, épargnez-vous ces égards superflus
Et ne me cachez point qu'Azaël ne vit plus.
Ozimée, est-il vrai ?… Que veux-tu malheureuse !
Tout pleure devant toi ton infortune affreuse
Et tu doutes encor : quel garant plus certain,
Hélas ! exige-tu des rigueurs du destin ?
C'en est donc fait : je touche à mon heure fatale…
Attends : je te rejoins sur la rive infernale,
Cher Azaël…

CŒPHANITES.
                       Ma fille…

ZÉILA.
                                   Il n'en est plus pour vous ;
Je ne m'entendrai plus nommer d'un nom si doux.
L'affreuse mort, après tant de peines cruelles,
Va répandre sur moi ses ombres éternelles.

CŒPHANITES.
Calme ce désespoir, et daigne m'écouter…

ZÉILA.
Je sens ce que ma perte, hélas ! va vous coûter.
Qu'en ce dernier moment votre cœur me pardonne
Les regrets, les chagrins que mon amour vous donne.
Vous le savez, mon père, en lui j'ai tout perdu,
Et ce n'est qu'aux Enfers qu'il peut m'être rendu.
Encor si de ses mains il fermait ma paupière,
Si j'eusse entre ses bras expiré la première…

CŒPHANITES. (Il aperçoit Azaël, et va précitamment au-devant de lui.)
Que vois-je !

ZÉILA. (Ozimée la soutient.)
            Je me meurs.

V, 3 – CŒPHANITES, OZIMÉE, ZÉILA, AZAËL (soutenu par quelques soldats).

AZAËL.
                                   Arrêtez un moment ;
Laissez-moi ; vos secours irritent mon tourment.
Prêt à subir, hélas ! cette mort où j'aspire,
(On l'asseoit à droite, aux pieds d'une ruine.).
Pour la dernière fois souffrez que je respire.
Dieux ! qui me punissez, êtes-vous satisfaits ?
Mes maux ont-ils enfin égalé mes forfaits ?

CŒPHANITES.
Malheureux !

AZAËL.
            Quels sanglots ! où suis-je ?

CŒPHANITES.
                                               Près d'un père,
Près du plus tendre ami que ton sort désespère.

AZAËL.
Quel qu'il soit, ta pitié me le rend moins affreux ;
Il est doux d'être plaint d'un cœur si généreux.
Mais que fait Zéila ?

CŒPHANITES.
                                   Tu la vois expirante.

AZAËL. (Il se lève, soutenu par Cœphanites et un soldat.)
Ah ! Dieux ! pour un moment fixez mon âme errante ;
Soutenez mon courage et ranimez mes sens.
Zéila, sois sensible à mes tristes accents.

ZÉILA.
Qu'entends-je ! quelle voix du tombeau me rappelle ?

AZAËL.
C'est moi ; c'est un amant malheureux et fidèle.
Ah ! lève encor sur moi ces yeux baignés de pleurs.

ZÉILA.
Objet infortuné des plus vives douleurs,
Ne crois pas que jamais je te puisse survivre.
Tu le vois : je succombe, et suis prête à te suivre.

AZAËL.
Épargne à mon amour ce langage cruel ;
N'est-ce donc pas assez pour moi d'un coup mortel ?
De mes égarements innocente victime,
Veux-tu que chez les morts j'emporte encor ce crime ?

ZÉILA.
Vis ! ne refuse point de généreux secours :
C'est l'unique moyen de conserver mes jours.

AZAËL.
S'il est ainsi, mon sort est de mourir coupable,
Et ta perte manquait au malheur qui m'accable.

ZÉILA.
Eh bien ! rassure-toi, je vivrai, tu le veux ;
Mais si, pour te calmer, je me rends à tes vœux,
Ne m'abandonne pas et prends soin de ta vie.
De quels regrets, ô Ciel ! ta mort serait suivie.
Quoi ! je traînerais donc des jours remplis d'horreur !
Ah ! prends pitié de moi.

AZAËL.
                                   Tu me perces le cœur.
Amante généreuse autant qu'infortunée,
Tu méritais, sans doute, une autre destinée.

ZÉILA.
Vis ; et si cet espoir peut m'être encor permis,
Mon sort sera trop doux… Mon père, et vous amis,
Prêtez à sa faiblesse une main secourable :
Conduisons-le en ces lieux… Ciel ! sois nous favorable !

AZAËL.
Allons… Ô Dieux ! si rien ne peut me rendre au jour,
Daignez sauver, du moins, l'objet de tant d'amour…
Mais… arrêtons, amis… mes forces s'affaiblissent.
Soutenez-moi ; je sens que mes genoux fléchissent…
Quelle ardeur dans mon sein vient de se rallumer ?
De quel feu dévorant je me sens consumer ?
Que je souffre !… Ô poison, redouble encor ta rage,
Termine enfin des maux plus forts que mon courage.
Et toi, des malheureux l'espérance et l'effroi,
Ô mort, viens me saisir… Elle vient… je la vois…
Ah ! pourquoi, spectre affreux, m'offrir ce front terrible ?
Ce foudre, ces lambeaux pour moi n'ont rien d'horrible.
Frappe ; porte à mon cœur ce coup si désiré,
Grâce aux tourments cruels dont je suis déchiré…
Mais ce n'est point en vain que ma douleur t'implore ;
Un froid mortel succède au feu qui me dévore…
Adieu !… tout disparaît… mon âme rompt ses fers,
Et va chercher enfin du repos aux Enfers.

FIN


<== Retour