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Charles Barthélemy MAUGER
CORIOLAN


 

TULLUS, chef des Volsques.
CORIOLAN, romain, général des Volsques.
VETURIE, mère de Coriolan.
VOLUMNIE, femme de Coriolan.
JUNIUS, lieutenant deTullus.
ICILIUS, lieutenant deTullus.
CESON, lieutenant deTullus.
DRUSUS, romain, confident de Coriolan.
VALERIE, dame Romaine.
UN OFFICIER.
Volsques, Romains..

La scène est dans le Camp des Volsques, sous les murs de Rome.


Acte I

I, 1 – TULLUS, JUNIUS, ICILIUS.

JUNIUS.
Quoi ! dans ce jour heureux marqué pour la victoire
Où le destin s'apprête à vous combler de gloire,
Où ces Romains si fiers, à leurs tours accablés,
N'ont d'asile et d'espoir qu'en ces murs ébranlés,
Tullus seul, notre Chef, à la douleur en proie,
S'alarme et se refuse à la commune joie ?
Le croirai-je, Seigneur, avez-vous oublié
L'intérêt des Latins où le vôtre est lié ?
Ne craignez-vous donc point que cette ville altière,
Que ce Peuple en horreur à l'Italie entière
Ranimant par vos soins son courage abattu
Ne reprenne bientôt sa force et sa vertu ?

TULLUS
Et sur quoi jugez-vous, Junius, que j'oublie
Les intérêts du Volsque et ceux de l'Italie,
Quand sur les bords du Tïbre, aux pieds de ces remparts,
Vous voyez devant vous flotter mes étendards ?
Amis, n'en doutez point, cette ville insolente
Ranimerait en vain sa force languissante ;
Son pouvoir est éteint, son orgueil terrassé.
Aujourd'hui Rome tombe et son règne est passé,
D'autant plus malheureuse, en sa chute effroyable,
Qu'elle en doit accuser sa haine impitoyable,
Que l'ingrate, contre elle armant ses propres mains,
Va tomber sous les coups du plus grand des Romains.

JUNIUS.
Ah ! si par-là, Seigneur, sa chute est plus affreuse,
Vous devez croire aussi qu'elle en est plus douteuse ;
Et ce que son Sénat, en cette extrémité,
Montre encore à nos yeux d'audace et de fierté
Prouve ce qu'il attend de la pitié d'un homme
Qui doit immoler tout à l'intérêt de Rome.
Seigneur, le pensez-vous, que son inimitié
Étouffe dans son cœur l'honneur et la pitié ?
Que, toujours insensible aux maux de sa Patrie,
Il détruise en effet cette chère ennemie,
Qu'animé par la haine à ce cruel projet,
Il renverse un État dont il est né sujet.

TULLUS.
Oui ! cet amour qu'il doit aux lieux de sa naissance
Affermit dans son cœur l'ardeur de la vengeance,
Et sur tant d'intérêts je prendrais plus de soins
Si Rome et ce Héros pouvaient se haïr moins.
L'offense que nous fait une main étrangère,
Ou s'efface, ou nous porte une atteinte légère ;
La haine qu'on ressent pour de tels ennemis
S'affaiblit et s'éteint dès qu'on les croit soumis.
Mais l'outrage émané d'une source chérie,
Mais la haine qu'on porte à sa propre Patrie
Devient un coup mortel dont rien ne nous guérit.
Le temps qui détruit tout, le temps l'approfondit.
La pitié, le devoir en vain parlent pour elle ;
Plus l'amour fut ardent, plus la haine est cruelle,
Et la vengeance enfin a pour nous trop d'appas
Quand elle a pour objet de perdre des ingrats.
Rome, vous le savez, doit tant à ce grand homme.

JUNIUS.
Coriolan, Seigneur, doit encore plus à Rome.
D'un sujet, quel qu'il soit, quoiqu'ordonne un État,
C'est un crime pour lui que le moindre attentat.
Et si nos Souverains payent mal nos services,
On les doit respecter jusqu'en leurs injustices.
Seigneur, si l'on m'eût cru, ce superbe étranger
Eût chargé d'autres mains du soin de le venger.
Vainqueurs plus généreux d'un État qu'il opprime,
Nous l'eussions secouru sans partager son crime,
C'était assez enfin, et pour nous et pour lui,
D'écraser les Romains qui n'avaient plus d'appui,
Sans paraître à leurs yeux, pour comble d'infortune,
Embrasser une cause à tant d'États commune,
Sans insulter au sort de tant de malheureux,
En se servant d'un bras que le Ciel fit pour eux.
Épargnons aux Romains un si sensible outrage !
Devons cette victoire à notre seul courage,
Et consentez enfin, pour la gloire de tous,
Que Rome nous estime en tombant sous nos coups.

TULLUS.
Et qu'importe, Seigneur, que Rome nous estime !
Que sa chute paraisse injuste ou légitime,
Si, terminant enfin de si longs différends,
Je renverse à vos pieds ce peuple de tyrans.
Seigneur, plus d'un chemin nous mène à la victoire ;
Aucun d'eux n'est honteux s'il conduit à la gloire,
Et, pour perdre à jamais de si fiers ennemis,
Le moyen le plus sûr devient le plus permis.
Non que je blâme en vous cette ardeur intrépide
Qui n'a, si je vous crois, que la valeur pour guide ;
J'admire votre audace, et j'en serais jaloux
Si je pouvais agir et penser comme vous.
Chef de l'État, Seigneur, j'adopte ses maximes ;
Son intérêt fait seul mes vertus et mes crimes,
Et l'injustice même est un devoir pour moi,
Dès que le bien commun m'en impose la loi.
D'un sujet révolté j'embrasse la querelle,
Je marche contre Rome et je m'arme contre elle
Du seul bras qui pourrait défendre ces États :
Je vous trahirais tous en ne l'employant pas.

JUNIUS.
Mais Seigneur, si l'État, ou plutôt si l'armée
D'un pouvoir étranger justement alarmée,
Refuse d'obéir à de si dures lois ?

TULLUS.
Qu'elle s'assemble donc et fasse un autre choix.
Pour moi qui la connais fertile en injustices,
Qui ne dois ni ne veux épouser ses caprices,
Je défendrai, Seigneur, contre elle, contre vous,
Le Héros malheureux qui fait tant de jaloux.

JUNIUS.
Quoi ! vous me soupçonnez !…

TULLUS.
                                            Parlons avec franchise.
L'envie est un tourment qu'avec peine on déguise,
Et plus un cœur gémit sous son joug odieux,
Plus il s'instruit dans l'art de le cacher aux yeux.

JUNIUS.
Ainsi de vos chagrins la cause m'est connue ;
Et quoiqu'un voile épais la cache à notre vue,
Je croirai qu'avec nous d'accord en ce seul point…
Mais, Seigneur, pardonnez !…

TULLUS.
                                            Vous ne m'offensez point.
Rassurez-vous, Seigneur, j'avouerai que l'envie
A souillé trop longtemps la gloire de ma vie ;
Qu'à l'instant même encore un sentiment si bas
Vient de livrer mon cœur à de honteux combats :
Malgré moi, ma tristesse a su vous en convaincre,
Mais on combat sans risque un penchant qu'on veut vaincre,
Et moins il nous paraît facile à surmonter,
Plus il est glorieux, Seigneur, de le dompter.
Enfin, Coriolan, quoi qu'en dise l'envie,
Détruisant par nos mains cette terre ennemie,
Nous apprend l'art de vaincre, et m'honore aujourd'hui
D'un triomphe éclatant que je ne dois qu'à lui ;
Je ne souffrirai pas, ravisseur de sa gloire,
Que l'univers un jour insulte à ma mémoire,
Et qu'il dise, en effet peu sûr de ma valeur,
Coriolan vainquit, Tullus en eut l'honneur.

JUNIUS.
Ah ! que prétendez-vous, Seigneur ?

TULLUS.
                                                     Qu'il nous commande.
L'intérêt de l'État, ma gloire le demande :
Qu'il prenne sur l'armée un absolu pouvoir.

JUNIUS.
Mais, s'il nous trahissait, quel serait notre espoir !

TULLUS.
Je craindrais tout, Seigneur, de quelque âme commune,
Toujours aveugle et faible au sein de la fortune ;
Les hommes tels que lui, nés grands, nés vertueux,
Plus ils sont élevés, plus ils sont généreux.
Ainsi, loin de haïr, d'envier ce grand homme,
Je lui cède aujourd'hui l'honneur d'abattre Rome,
Et vous donne, en ce trait de générosité,
Un exemple assez beau pour qu'il soit imité.
Adieu ; de mes desseins, Seigneur, je vais l'instruire.

I, 2 – JUNIUS, ICILIUS

JUNIUS
Vous êtes interdit ?

ICILIUS
                                   Moi, Seigneur, je l'admire :
Quoi qu'il n'ait en cela suivi que son devoir,
Tant de vertu n'est pas facile à concevoir.
Le Ciel, maître à son gré des dons qu'il nous dispense,
Entre tous les mortels met peu de différence :
Un esclave peut naître exempt de nos défauts,
L'honneur d'en triompher n'appartient qu'aux Héros.

JUNIUS.
Honorer de ce nom un Chef lâche et timide
Que l'intérêt domine et l'injustice guide,
Qui, prêt au moindre objet à nous sacrifier
Se fait une vertu de nous humilier.

ICILIUS.
Loin qu'avec vous, Seigneur, je le blâme et l'outrage,
Coriolan pour moi…

JUNIUS.
                                            Si j'en crois ce langage,
Icilius verra sans en être jaloux,
Cet orgueilleux Romain commander parmi nous.

ICILIUS, à part.
Je le voudrais du moins.

JUNIUS.
                                            Son ami, son complice,
C'est peu de le défendre, il veut qu'il nous trahisse.

ICILIUS.
Et sur quoi fondez-vous ces soupçons odieux ?
Ne l'avons-nous pas vu des Ministres des Dieux
Et des Ambassadeurs éviter la présence ?

JUNIUS.
Loin qu'il m'ait aveuglé par ce trait de prudence,
L'extrême soin qu'il prend d'écarter nos soupçons
Découvre ses desseins, et fonde mes raisons.
Non que je pense, ami, comme on se l'imagine,
Qu'il aime Rome encore et craigne sa ruine ;
Pour d'ingrats Citoyens quelque amour qu'il ait eu,
Il en croira sa haine et non pas sa vertu ;
Rome va succomber sous l'effort de ses armes.
Si j'ai, dans tous les cœurs, répandu ces alarmes,
Mon amour pour l'État, m'animant contre lui,
Voulait parer le coup qu'il nous porte aujourd'hui.
Je voyais chaque jour cet adroit politique
S'avancer à pas lents au pouvoir despotique ;
Enfin il y parvient et nous commande tous,
Quelle gloire pour lui ! Quelle honte pour nous !

ICILIUS.
Seigneur pour quelque temps cédez à cet orage,
Bientôt…

JUNIUS.
                  Que jusques-là j'abaisse mon courage !
Qu'à ses adulateurs, honteusement uni,
J'obéisse, en esclave, aux ordres d'un banni !
Que Céson, d'un rebelle admirateur servile,
Au joug de ce titan présente un front docile.
Qu'il vante ses vertus ! qu'il plaigne son malbeur !
J'en ai pour son Héros plus de haine et d'horreur.
Que le Ciel me foudroie, et que l'État périsse,
Plutôt que ma fierté l'encense et s'avilisse.

ICILIUS.
Il va combattre Rome, et vous le menacez ;
Il est chéri de tous, et vous le haïssez ?

JUNIUS.
Oui, Seigneur, je le hais d'autant plus qu'on l'honore ;
Qu'il est dans nos États le seul Dieu qu'on adore ;
Qu'il a malgré mes soins, séduit chefs et soldats,
Par un enchantement que je ne conçois pas.
Où donc est ce mérite au-dessus du vulgaire ?
Et qu'a-t-il fait enfin que nous n'eussions pu faire ?
Vous, Seigneur, de Tullus lieutenant comme moi,
D'un Romain, d'un banni recevrez-vous la Loi ?
Verrez-vous sans frémir d'un si cruel outrage
Le mépris que Tullus fait de notre courage !
Ne défendrons-nous point nos dignités, nos biens,
La liberté publique et tous les Citoyens.
Attendrons-nous enfin que la chute de Rome
Nous laisse tous en proie à la fureur d'un homme,
Qui, sacrifiant tout à son ambition,
Ne respire que haine et que sédition.
Ennemi dangereux !… Mais, Seigneur, il s'avance,
Pour résoudre sa perte, évitons sa présence !

I, 3 – CORIOLAN, DRUSUS.

DRUSUS.
Que pensez-vous, Seigneur, des bienfaits de Tullus,
De l'hommage éclatant qu'il rend à vos vertus ?

CORIOLAN.
Que ce Volsque, avec moi toujours d'intelligence,
Aigrit par tant de soins ma haine et ma vengeance,
Et que ce grand pouvoir dont il arme mes mains
Lui répond pour jamais du destin des Romains.

DRUSUS.
Vous ne croyez donc pas…

CORIOLAN.
                                   Dans l'état où nous sommes,
Peux-tu si mal encore juger du cœur des hommes ?
Indignement, pour moi, chassé de ton pays,
Parmi ces étrangers, tu te crois des amis ?
O toi ! qui partageas le sort le plus funeste,
Drufus, ami fidèle, et le seul qui me reste,
Que tu connais bien peu les perfides humains !

DRUSUS.
Les croyez-vous donc tous semblables aux Romains ?

CORIOLAN.
Arrête !… À ce seul nom, je frémis de colère,
Tous mes sens révoltés.

DRUSUS.
                                            Rome doit vous déplaire,
Mais, Seigneur…

CORIOLAN.
                                   Son aspect m'est si fort odieux
Qu'à peine sur ces murs j'ose lever les yeux.

DRUSUS.
Votre haine est trop juste et, loin que je la blâme,
Même ressentiment, même couroux m'enflamme…

CORIOLAN.
Victime des tribuns, du peuple, du Sénat,
Injustement par eux exclus du Consulat,
Abandonné, proscrit pour prix de mes services…
Tyrans ! vous périrez dans l'horreur des supplices ;
J'ai tout perdu pour vous.

DRUSUS.
                                            Il est vrai ; mais aussi,
Ce que vous ôta Rome on vous le rend ici,
Tullus…

CORIOLAN.
         Tant qu'il aura besoin de mon courage,
Mon pouvoir, cher Drufus, lui fera peu d'ombrage,
Il défendra mes jours d'où sa gloire dépend ;
Rome détruite, ami, le même sort m'attend.
J'ai des yeux.

DRUSUS.
                          Pourquoi donc hasarder votre vie,
Et servir les ingrats dont elle est poursuivie,
Seigneur, s'il est ainsi, pardonnez aux Romains,
Sauvez ces malheureux qui vous tendent les mains.

CORIOLAN.
Ainsi, tout à la fois courageux et timides,
Vainqueurs, ils sont ingrats, vaincus, ils sont perfides.
Ne vois-tu pas que Rome et ses Ambassadeurs
Veulent rendre ma foi suspecte à mes vengeurs ;
Que ces soumissions sont de lâches amorces,
Pour obtenir du temps et rassembler leurs forces.
Qu'ils veulent, me nommant seul maître de leur sort,
Qu'on soupçonne entre nous quelque secret accord,
Et de mes envieux… Vaine et grossière adresse,
Qui prouve leur vertu bien moins que leur faiblesse
Et qui, loin d'apaiser mon courage irrité,
Hâte le châtiment qu'ils ont trop mérité.
Non ! Rome, ne crois pas, quelle que soient tes alarmes,
M'émouvoir par tes cris, m'attendrir par tes larmes ;
Tu versas le poison dont mon cœur est atteint :
Ne compte plus sur moi, mon amour est éteint.
Que ta chute me livre aux fureurs de l'envie,
Je te hais plus encor que je ne hais la vie,
Et je n'accuserai ni les Dieux ni le sort,
Si sur tes murs détruits je rencontre la mort.
Tu frémis ?

DRUSUS.
         Ah ! Seigneur, je ne puis m'en défendre.
Rome attache à mon cœur un sentiment trop tendre.
Quels que soient les efforts de mon inimitié,
La haine, malgré moi, fait place à la pitié.
Je pleure cette ville en Héros si féconde,
Qui devait être un jour la Maîtresse du monde,
Ce Peuple, ce Sénat par nos mains égorgé…
Pardonnez ! j'oubliais qu'ils vous ont outragé.

I, 4 –  CORIOLAN, DRUSUS, UN OFFICIER.

L'OFFFICIER.
Seigneur, Rome s'ébranle et vient d'ouvrir ses portes,
J'en ai vu d'assez loin sortir quelques cohortes.
On voit même, dit-on, sur les prochains remparts,
Les Romains empressés courir de toutes parts.
Pour tout dire en un mot, j'ai des preuves certaines
Qu'on députe vers vous quelques Dames Romaines.

CORIOLAN.
Il suffit ; cependant pour n'être point surpris,
Que chacun veille et reste au poste où je l'ai mis.

I, 5 – CORIOLAN, DRUSUS.

CORIOLAN.
Que résoudre, Drufus, en cette conjoncture ?
Faudra-t-il outrager l'amour et la nature ?
Et pour mieux triompher de tous mes envieux,
Me priver du seul bien qui soit cher à mes yeux !
Car je ne doute pas que Rome à ma colère
N'oppose, en ces moments, mon épouse et ma mère.

DRUSUS.
Et ce qu'elle en attend est facile à prévoir ;
Mais vous ne pouvez pas refuser de les voir.

CORIOLAN.
Hélas !

DRUSUS.
                  De ce soupir je pénètre la cause.

CORIOLAN
Ô Rome ! à quel tourment ta cruauté m'expose !

DRUSUS.
Volumnie eut pour vous des charmes si puissants
Que vous redoutez tout du trouble de vos sens.

CORIOLAN.
N'en doutez point, Drusus, elle m'est chère encore,
À travers les chagrins dont l'horreur me dévore,
L'approche d'un objet si tendrement aimé
Porte une vive atteinte à mon cœur alarmé.
Je fais tout mon bonheur de revoir tant de charmes
Sans crainte cependant de me rendre à ses larmes.
Quel que soit mon amour, j'en saurai triompher,
Au besoin même, ami, je saurais l'étouffer.
J'en chéris les douceurs, mais j'en hais la mollesse ;
Où son pouvoir domine il n'est qu'une faiblesse ;
Et le salut de Rome, à ce prix acheté,
Deviendrait un bienfait moins qu'une lâcheté,
Que mon trouble est parti d'une source plus belle !
Véturie est pour moi ce que Rome est pour elle ;
Je dois ma haine à l'une, à l'autre mon amour,
L'une m'a tout ôté, l'autre m'a mis au jour,
Mais l'une contre moi pour l'autre s'intéresse.
Quel combat ! quel tourment ! ô respect ! ô tendresse !
Ô vengeance en effet trop puissante sur moi,
Qui de vous doit céder ou me donner la Loi ?
Je me rends odieux si ma haine est plus forte ;
Je ne suis point vengé si ma mère l'emporte.
Que résoudre, Grands Dieux !… je ne suis point vengé ?
Rome s'applaudirait de m'avoir outragé !
Non ! mon juste couroux reprend sa violence ;
Amour, crainte, respect, cédez à la vengeance !
Allons ! et que, malgré tant de combats divers,
Rome serve aujourd'hui d'exemple à l'univers.


Acte II

II, 1 – VETURIE, VOLUMNIE, VALERIE, SUITE.

VOLUMNIE
Quoi ! Vous m'abandonnez dans ce péril extrême ?

VETURIE.
Je vous laisse au pouvoir d'un époux qui vous aime,
Et ne crains point, pour vous, nos cruels ennemis,
Puisqu'ils sont tous, ma fille, à ses ordres soumis.
Modérez ces frayeurs ! rejetez ces alarmes !
Trop de douleur, peut-être, obscurcirait vos charmes.
Songez que je remets à ces tremblantes mains
La gloire de nos Dieux et le sort des Romains.
Allez ! soumettez-vous, ce courage inflexible
À vos tendres discours faites qu'il soit sensible !
Triomphez d'un barbare ! et montrez aujourd'hui
Jusqu'où va le pouvoir que vous avez sur lui.
Et vous, Dieux immortels, si notre sort vous touche,
Soutenez sa faiblesse, et parlez par sa bouche !
Souvenez-vous qu'après mille périls divers
Rome doit à ses Lois soumettre l'univers.
Éloignez de ces murs la flamme et le carnage !
Des fureurs d'un mortel défendez votre ouvrage.
S'il nous voit, sans pitié, tomber à ses genoux,
Qu'il éprouve aussitôt, votre juste couroux.
Mais Dieux ! si le destin veut que Rome périsse,
S'il exige de vous ce cruel sacrifice,
Armez-vous ! combattez contre lui, contre nous !
Portez aux deux partis d'inévitables coups !
Sur les Volsques, sur nous, renversez ces murailles ;
Sous ces affreux débris dispersez nos entrailles ;
Et qu'au même cercueil unis et confondus,
On n'y distingue point les vainqueurs des vaincus.
Mais que dis-je ! où m'emporte une tendresse impie !
Inutiles fureurs ! ô Rome ! ô ma patrie !
J'adresse au ciel, en vain, de si funestes vœux,
Tu n'éprouveras point un sort si rigoureux,
Quel triomphe pour vous, ma chère Volumnie !
Un seul de vos regards va sauver la patrie ;
Et ce que n'ont point pu les Ministres des Dieux,
Vous allez l'obtenir du pouvoir de vos yeux.
Adieu !

VOLUMNIE
Vous me quittez ?

VETURIE.
                          Je le dois.

V0LUMNIE.
                                            Quel supplice !

VETURIE.
Je retourne au Sénat qu'il faut que je fléchisse.
J'en obtiendrai vos fils, et bientôt de retour,
Nous ferons triompher la nature et l'amour.

II, 2 – VOLUMNIE, VALERIE.

VOLUMNIE.
Ciel ! en quel état sa retraite me laisse !

VALERIE.
Quel mélange inouï de force et de faiblesse !
Que peut espérer Rome après un tel revers,
De tant de sentiments et de projets divers.
Tantôt, dans le Sénat, fière d'un grand courage,
Vous juriez hautement de conjurer l'orage,
« Romains, écoutez-moi ! je connais mon époux,
« Ma présence et mes pleurs calmeront son courroux.
« Il m'aime, ô Sénateurs ! souffrez que je le voie,
« Souffrez… » Ce parti plaît ; on l'accepte avec joie.
Tout le Sénat, touché d'un soin si généreux,
Remet entre vos mains le sort des malheureux.
L'espérance renaît, chacun vente vos charmes ;
Le Peuple prosterné vous baigne de ses larmes,
Et, croyant voir déjà Coriolan soumis,
Pense avoir triomphé de tous nos ennemis.
Hélas ! vous nous trompiez. Cette feinte inhumaine
Va souiller votre gloire et la vertu Romaine.
Citoyens malheureux ! imprudents Sénateurs !
Vous en avez trop cru ses discours séducteurs.
Voyez…

VOLUMNIE.
                  Épargnez-moi, ma chère Valerie !

VALERIE.
Ou souffrez ma douleur, ou sauvez la Patrie !
Si la chute vous plaît, et si vous l'ordonnez,
Je puis la plaindre au moins quand vous l'abandonnez ?

VOLUMNIE.
Plût au Ciel que mon sang pût effacer son crime,
Que moi seule aujourd'hui j'en fusse la victime,
Vous ne me verriez pas…

VALERIE.
                                            Madame c'est assez.
Je conçois vos chagrins mieux que vous ne pensez.
Vous craignez, j'en rougis, qu'après un an d'absence
Votre amour et vos pleurs ne manquent de puissance
Et vous vous repentez d'un dessein généreux,
Flatteur pour votre gloire autant que dangereux.
Ah ! si Coriolan sensible à d'autres charmes…

VOLUMNIE.
Arrêtez ! écartez ces indignes alarmes.
Cessez de m'outrager… Pardonne, cher époux !
Pardonne à des soupçons dictés par le courroux.
Tu n'en peux pas du moins accuser ton épouse,
Elle t'honore assez pour n'être point jalouse.
Ah ! loin de faire un crime en soupçonnant ta foi,
Je redoute bien plus ta tendresse pour moi.

VALERIE.
Quoi ! vous la redoutez, et votre âme incertaine…
Madame, oubliez- vous que vous êtes Romaine ?

VOLUMNIE.
Ne me reprochez rien ! si je ne l'étais pas,
Me verrais-je exposée à de si durs combats.
Je sais ce que je dois aux lieux de me naissance
De pitié, de respect et de reconnaissance.
Mais mon époux, Madame, est si cher à mes yeux
Qu'il balance, en mon cœur, ma Patrie et les Dieux.
Appelez mon amour crime envers la Patrie :
Pour sauver les Romains, dois-je exposer sa vie ?

VALERIE.
J'en ressens quelque peine, il le faut avouer.
Pour l'État, comme vous, prête à me dévouer,
Je frémis des périls où, pour parer sa chute,
Ce Héros malheureux va demeurer en butte.
S'il se rend à vos pleurs, il risque le trépas :
Les Volsques le perdront ; mais s'il ne n'y rend pas,
À tant d'amour, enfin, s'il est inexorable,
Il porte au sein de Rome une main plus coupable.
Ainsi, quoi qu'il arrive, en un si grand malheur,
Il faut vous conserver sa vie ou son honneur.
Madame, il en est temps : choisissez l'un ou l'autre ;
Prenez soin de sa gloire, ou vous souillez la vôtre.
Vous l'aimez ; songez donc que ce cher criminel
Va vous couvrir tous deux d'un opprobre éternel.
Quoique par ses exploits il ait acquis d'estime,
L'univers indigné ne verra que son crime.
Fui, redouté partout et partout odieux,
Jouet infortuné des hommes et des Dieux,
Vous le verrez, traînant sa honte et sa misère,
Implorer leur courroux et la mort pour salaire ;
Trop heureux, dans l'abîme où je le vois courir,
S'il obtient d'eux bientôt la douceur de mourir.

VOLUMNIE
Ainsi, pour t'arracher à tant d'ignominie,
Cher époux, il faudra que je te sacrifie,
Que, pour dérober Rome à ta juste fureur,
Je lui prête ma main pour te percer le cœur ?
Non ! sans le condamner, ni prendre sa querelle,
Je ne prétends agir ni contre lui ni contre elle.
Les Dieux décideront ; et sans examiner
Qui de Rome ou de lui doit me déterminer,
Souffrez que, d'aucun d'eux ne hâtant la défaite,
J'embrasse le devoir d'épouse et de sujette,
Que loin de ce héros… Mais quelqu'un vient à nous !
Éloignons-nous !… Que vois-je !… O ciel ! c'est mon époux.

II, 3 – CORIOLAN,VOLUMNIE, VALERIE.

VOLUMNIE.
Enfin, je vous revois, cher objet de mes larmes !

CORIOLAN.
Dieux ! quel trouble !… ô mon coeur, redoutez-vous ses charmes !

VOLUMNIE.
Ne vous refusez point à des transports si doux !
J'ai le prix des tourments que j'ai soufferts pour vous.
Hélas ! une amertume empoisonne ma joie.
Ah ! Seigneur, en quels lieux faut-il que je vous voie ?
Parmi des étrangers…

CORIOLAN.
                                   Comblés de leurs bienfaits,
Leur amitié pour moi…

VOLUMNIE.
                                            Craignez-en les effets !
Souvent la haine agit quand la tendresse éclate,
La main la plus à craindre est la main qui nous flatte,
Vous êtes trop aimé pour n'être point haï,
Trop grand, trop généreux pour n'être point trahi.

CORIOLAN
Les bontés de Tullus ont passé mon attente :
S'il me trahit, la mort n'a rien qui m'épouvante ;
Dans cet état horrible, ouvrage des Romains.
J'ai du moins la douceur d'échapper à leurs mains,
Du sort, qui me poursuit, je brave le caprice,
Pourvu que Rome tombe avant que je périsse.
Mes jours sont menacés d'un péril bien léger,
Si leur cours ne dépend que d'un fer érranger.

VOLUMNIE.
Ah, cruel ! pouvez-vous me tenir ce langage ?
Si votre sort n'a rien que mon cœur ne partage,
Pouvez-vous, sans frémir…

CORIOLAN.
                                            Après l'indigne affront,
Dont un peuple barbare a fait rougir mon front,
Forcé de m'immoler mon ingrate Patrie,
Pouvez-vous condamner mon mépris pour la vie ?

VOLUMNIE.
Ah ! si vous la perdez, n'en accusez que vous !
Pouvant prétendre à Rome au destin le plus doux.

CORIOLAN.
Ciel ! quel nom odieux échappe à votre bouche !

VOLUMNIE.
Seigneur, Rome est changée, et votre sort la touche.

CORIOLAN.
Ses craintes, sa pitié nourrissent ma fureur ;
Sa haine et son amour sont égaux à mon cœur.

VOLUMNIE.
Ah ! Dieux !

CORIOLAN.
                  Si vous m'aimez, cachez-moi ces alarmes :
Plaignez Rome, en secret, mais retenez vos larmes !
Le pensez-vous, qu'un cœur si vivement blessé,
Puisse baiser la main dont il fut offensé ?
Ah ! loin de condamner une juste vengeance,
Unissez-vous à moi ! soyons d'intelligence !
Oubliez des ingrats sans honneur et sans foi,
Et ce séjour indigne et de vous et de moi !
Partagez mon couroux ! mon offense est la vôtre :
Ne nous ont-ils donc pas séparés l'un de l'autre ?

VOLUMNIE.
Que ce jour fut horrible et m'a coûté de pleurs !
Mais on peut éprouver de plus cruels malheurs.

CORIOLAN.
Ce souvenir m'irrite et redouble mes peines ;
Il aigrit le poison qui coule dans mes veines ;
Et ces murs, dans le sang détruits et renversés,
Me vengeront des pleurs que vous avez versés.

VOLUMNIE.
Ah, Seigneur, s'il est vrai qu'une implacable haine
À tant de cruautés vous force et vous entraîne,
Si du sang des Romains votre cœur altéré,
Se nourrit du poison dont il est dévoré,
Du moins ne portez pas votre aveugle colère
Sur vos tristes enfants, sur moi, sur votre mère ;
Respectez Véturie, attendez son retour !

CORIOLAN.
Je sais pour des ingrats jusqu'où va son amour,
Ce qu'elle a résolu pour sauver sa Patrie ;
Mais, me connaissez-vous, ma chère Volumnie ?
Pouvez-vous m'estimer et craindre ma fureur ?
Cette crainte m'offense et j'en frémis d'horreur.

VOLUMNIE.
Seigneur, je connais trop votre cœur magnanime ;
Vous ne confondrez point l'innocence et le crime.
Mais me répondrez-vous d'un soldat effréné,
Dans ces murs par vous même au carnage entraîné ?
Seigneur, accordez-moi cette seule journée !
Rome, de vos soldats partout environnée
Ne peut plus échapper : suspendez ce courroux !
Je le demande, hélas ! moins pour moi que pour vous.
Si dans ce trouble affreux une main sanguinaire
Massacrait vos enfants, immolait votre mère ;
Quels regrets !… Ah, Seigneur, attendez qu'en ces lieux
Rome vous ait remis ces dépôts précieux…
Quoi ! tu n'es point sensible à mes frayeurs mortelles ?
Va dans ton propre sang tremper tes mains cruelles !
Si mes pleurs, mon amour ne peuvent rien sur toi,
Immole tes enfants puisqu'ils sont nés de moi.
Fais retomber sur eux ta haine pour la mère ;
Un si généreux coup finira leur misère,
Et me donnant la mort, que je viens obtenir,
Rompra le plus doux nœud qui put te retenir.
Quoi ! barbare ! la soif de venger ton injure,
Étouffe dans ton cœur l'amour et la nature !
Je ne te parle point de mon amour pour toi ;
Je réclame encore moins tes serments et ta foi ;
Ce qu'un lien si doux pour ton cœur eut de charmes,
Contre ta cruauté ce sont de faibles armes,
Je t'implore, inhumain, pour des infortunés
Par la chute de Rome au trépas condamnés.
Réunis aujourd'hui tes fils à ta Patrie !
Tu les voudras demain racheter de ta vie,
Sauve ces malheureux de tes propres fureurs !
J'apporte à tes genoux leur hommage et leurs pleurs.
Sois sensible à leurs voeux ! que leur sort t'attendrisse !
Si tu ne veux enfin que la mort nous unisse,
Éloigne d'un seul jour la perte des Romains.

CORIOLAN
Ah ! puisqu'ils ont remis leur sort entre vos mains,
Que n'obtiendront-ils point ! Je suspens ma vengeance.

VOLUMNIE.
Eh bien…

CORIOLAN
                  Ne portez pas plus loin la violence.
Le sort de nos enfans, vos pleurs me font la loi,
Et j'avais cru garder plus d'empire sur moi ;
Mais pour ne vous pas faire un plus grand sacrifice,
Il faut vous éviter.

II, 4 – VOLUMNIE, VALERIE.

VOLUMNIE.
                          Va je te rends justice !
Ton amour, tes bienfaits surpasseraient mes vœux
Sans que rien me surprît d'un cœur si généreux.
Enfin, par cette trêve aux Romains accordée,
J'adoucis les frayeurs dont je suis obsédée,
J'éloigne le péril, ne pouvant l'éviter ;
Mais les moments sont chers, il en faut profiter.
Allons ; et s'il se peut, ma chère Valerie,
Ramenons mon époux, vivant pour la Patrie.

 


Acte III

III, 1 – VETURIE, VALERIE, SUITE.

VETURIE.
Oui ! Rome inébranlable au milieu des dangers,
Ne veux plus rien devoir à ces fiers étrangers,
Dans ces champs où le sort lui ravit la victoire,
Elle va recouvrer sa fortune et sa gloire,
Sans fatiguer les Dieux par d'inutiles cris,
Sa vertu suffira contre ses ennemis.
Tremble, toi, dont la haine à nous perdre obstinée
Règle à ton gré le cours de notre destinée,
Si tu suspens tes coups, c'est pour mieux nous frapper.
Mais Rome à tes fureurs peut encore échapper.
Au point où tes mépris ont excité sa rage,
C'est à toi désormais de craindre son courage,
Grâce à l'indigne paix que tu nous veux donner,
Tu verras des projet qui pourront t'étonner,
Rome, que ton orgueil ose traiter d'esclave,
Souffre bien qu'on la vainque et non pas qu'on la brave,
Et son sort aujourd'hui n'a plus rien de douteux,
Si son salut dépend d'un traité si honteux.

VALERIE
Ainsi, tout ce que vient d'obtenir Volumnie
Dans des périls nouveaux va plonger la Patrie.

VETURIE.
Quoi ! Rome, lâche assez pour payer un tribut,
Pourrait à son honneur préférer son salut
Et perdrait en un jour sa gloire et ses conquêtes ?
Elles vous ont coûté de trop illustres têtes,
Ô Romains ! c'est le prix du sang de vos aïeux
Que ces Héros toujours soient présents à vos yeux.

VALERIE.
Tant de vertu sera funeste à la Patrie,
Trop faible…

VETURIE.
                  Espérez mieux, ma chère Valérie !
Ces troubles si cruels n'alarment plus l'État,
La crainte a réuni le Peuple et le Sénat ;
Les Consuls, les Tribuns, tout est d'intelligence,
Et tout respire enfin la guerre et la vengeance.
Plût au Ciel que vous-même eussiez vu de quel front
Les Romains indignés ont reçu cet affront.
Je revenais au camp, inquiète, incertaine,
Ayant fait au Sénat une demande vaine,
Quand tout à coup, Madame, on annonce à grands cris,
Un envoyé, Grands Dieux ! dirai-je de mon fils.
Je m'arrête ; une foule à l'entendre empressée
Étudiait ses yeux, y cherchait sa pensée,
Chacun d'eux en reçoit d'espoir ou de terreur,
Suivant qu'il chérit Rome ou qu'il a de valeur :
On le suit, cependant on arrive à la place,
Là… Je frémis encore de ce comble d'audace
Et ne vous puis ici raconter qu'en tremblant
Ce discours odieux d'un vainqueur insolent :
« Coriolan, sensible aux pleurs de Volumnie,
« Vous accorde,dit-il, une trêve et la vie ;
« Il vous offre la paix ; mais sachez à quel prix :
« Restituez les biens sur les Volsques conquis,
« Que d'Antium enfin Rome soit tributaire ! »
Puis-je vous exprimer la honte et la colère
Dont ce nom de tribut a rempli tous les cœurs.
« Marchons, ont-ils dit tous, à ces cruels vainqueurs !
« Que de tant de tourments la mort nous affranchisse !
« Que sous ses propres murs Rome s'ensevelisse ;
« Qu'ils ne jouissent pas de nos calamités,
« Le désespoir sied bien en ces extrémités. »
À ces discours, mêlés de douleur et de rage,
On connaît combien Rome est sensible à l'outrage.
Mais bientôt, accablés du poids de nos malheurs,
Nous nous réunissons pour répandre des pleurs.
Un de nos Consuls seul, digne soutien de Rome,
Ose élever la voix et montrer qu'il est homme.
« Un seul espoir nous reste : il y faut recourir.
« Romains, on nous méprise : il faut vaincre ou mourir.
« Et toi, fier ennemi, fuis ! va dire à tes maîtres
« Que Rome soutiendra l'orgueil de ses ancêtres,
« Que nous périrons tous les armes à la main
« Plutôt que d'avilir l'honneur du nom Romain. »
Le Volsque, à ce discours qui devrait le confondre,
Sort, mais sans se troubler et sans daigner répondre ;
Et, d'un souris perfide insultant Largius,
Fait voir que nos tyrans s'attendaient au refus.
Mais ils ne savent pas ce qu'à Rome on prépare,
Ce qu'elle peut encor pour punir un barbare,
Et que la honte a fait, pour l'honneur de l'État,
Un soldat d'un esclave, un héros d'un soldat.
Le Sénat cependant, avant que de résoudre,
Dans l'une et l'autre main veut éteindre la foudre !
Il consent de traiter avec nos ennemis,
Si Tullus… Je le vois, faites venir mon fils,
Madame, et de ces lieux écartez Volumnie !
Ses pleurs pourraient me nuire et trahir la Patrie !

III, 2 – VETURIE, TULLUS, SUITE.

TULLUS.
Puis-je vous demander, Madame, quel sujet
Me procure avec vous un entretien secret ?

VETURIE.
Ta gloire, ton salut, celui de ton armée.

TULLUS.
J'en rends grâce aux Romains, et mon âme alarmée,
Concevant ses projets par un si fier accueil,
Craint tout d'un ennemi qu'arme un si noble orgueil.

VETURIE.
Poursuit, Tullus, ajoute outrage sur outrage.
Brave, méprise Rome, insulte à son courage !
Moins tu l'estimeras digne de ton courroux,
Plus ce mépris aveugle assurera ses coups.
Connais-la cependant ! et quel sort te menace.
Rome, loin de trembler et de demander grâce,
Ne veut traiter de paix qu'à ces conditions.
Éloigne de nos murs toutes ces légions ;
De leur sang, si tu veux, inonde une autre terre !
Restitue aux Romains tous les frais de la guerre,
Rends nous Coriolan ! alors notre Sénat,
Résolu de périr ou de sauver l'État,
Voudra bien avec toi vivre d'intelligence.
Il m'a sur ce traité donné pleine puissance,
Ayant, dans ses projets, conçu trop de grandeur
Pour s'expliquer ici par un Ambassadeur.

TULLUS.
Ainsi Rome se flatte…

VETURIE.
                                   Ainsi Rome outragée,
Te rendant tes mépris, est à demi vengée.
Je te donne au surplus cet avis important,
Qu'un refus peut te perdre et que Rome l'attend.

TULLUS.
Elle va donc périr et, la trêve expirée,
Malgré ses vains projets, sa chute est assurée.

VETURIE.
Va ! Rome, ne crains rien, et tu dois concevoir
Ce que peut dans sa rage un peuple au désespoir,
Qui, préférant toujours la mort à l'infamie,
Défend tout à la fois son honneur et sa vie.
Veux-tu connaître enfin toute sa fermeté ?
Tu vois ce champ, Tullus, il vient d'être acheté
Tant Rome, que tu crois timide et désarmée,
Ose encor espérer d'en chasser ton armée.

TULLUS.
Que Rome bien plutôt rentre dans le devoir !
Tant de fierté sied mal où manque le pouvoir.

VETURIE.
Ainsi les Dieux, sur qui tout notre espoir se fonde,
Nous appellent en vain à l'empire du monde !
Leurs arrêts sont douteux ! leurs oracles sont faux !
Ils verront dans tes fers un peuple de héros,
Né pour vaincre les Rois et pour être ton maître !
Es-tu donc leur égal, Tullus, ou crois-tu l'être ?
Porte à Rome l'horreur et la flamme et le fer !
Fais tout pour la détruire et pour en triompher ;
Les Dieux nous défendront ; j'ose même en attendre
Que Rome dans les feux renaîtrait de sa cendre,
Que ces sacrés remparts où tu semas l'effroi,
Renversés par tes mains, n'écraseraient que toi.
Ouvre les yeux, Tullus, il en est temps encore,
Crois-moi ! modère un peu la soif qui te dévore !
Abandonne ces champs, si tu ne veux périr,
Accepte enfin la paix que Rome veut t'offrir !

TULLUS.
Votre fils seul, Madame, en peut être l'arbitre ;
Il a sur ce traité mon pouvoir et mon titre.
Comme il agit ici plus pour lui que pour moi,
Lui seul peut recevoir ou peut donner la Loi.
Mais je prévois son choix ; toute démarche est vaine ;
Il fait bien peu de cas de la vertu Romaine.

VETURIE.
Le mépris qu'il en fait en augmente le prix ;
Mais tu ne rougis pas d'avouer que mon fils
Commande ton armée, et seul soutient ta gloire.
Que veux-tu qu'on en pense, et qu'en dira l'histoire ?
« Tullus, pour vaincre Rome, eut besoin d'un Romain.
« Cet exploit ne fut pas l'ouvrage de sa main.
« Comptant peu, dira-t-on, fut son expérience,
« N'ayant en sa valeur aucune confiance,
« Pour triompher de Rome, il se mit en danger
« De passer sous les lois d'un perfide étranger. »
Veille sur toi,Tullus ! veille sur ton armée !
Prends soin de tes états et de ta renommée !
Et, si tu nous crois faits pour recevoir la Loi,
Que l'honneur t'en revienne et n'en soit dû qu'à toi.

TULLUS.
C'est porter un peu loin l'amour de la Patrie
De vouloir entre nous semer la jalousie ;
C'est mettre des ingrats et Rome à trop haut prix
De leur vouloir, Madame, immoler votre fils.
Grâces à ses malheurs, grâces à son mérite,
Rome en vain contre lui m'inquiète et m'irrite ;
Contre elle et contre vous j'embrasse son parti,
Oubliant pour jamais qu'il fut mon ennemi.

III, 3 – VETURIE, SUITE.

VETURIE.
Oui, lâche ! contre lui j'excitais ton envie,
Préférant Rome à tout, à mon fils, à ma vie.
Je voulais ou te perdre, ou laver dans son sang
L'affront d'avoir porté ce traître dans mon flanc.
Je n'ai pu t'émouvoir, et j'en connais la cause.
À de si hauts projets ton intérêt s'oppose.
Ton cœur pour ce barbare affecte une amitié
Qu'il doit à sa valeur et non à la pitié.
Ses victoires sur toi te donnent lieu d'attendre
Un succès où sans lui tu n'oserais prétendre ;
Et la nécessité lui conserve un appui
Qu'il n'aura pas demain s'il nous perd aujourd'hui.
Mais il vient ; tout mon sang dans mes veines se glace.
Quoi ? la haine en mon cœur à l'amour ferait place ?
Sentiments maternels, n'exigez rien de moi ;
Rome parle, il suffit, ton salut est ma loi.

III, 4 – CORIOLAN, VETURIE, SUITE.

CORIOLAN.
Enfin par mes respects et ma vive tendresse…
Que vois-je ?… Justes Dieux ! ma présence vous blesse ;
Rome vous fait haïr un trop malheureux fils.

VETURIE.
Qui ! toi, le plus cruel de tous nos ennemis !
Va ! renonce à ce nom ! je ne suis point ta mère,
Tu n'es à mes regards qu'un objet de colère ;
Et ne réclame plus ce flanc qui t'a porté
Si Rome en ce moment n'obtient sa liberté.

CORIOLAN.
Il ne tient pas à moi que Rome ne l'obtienne :
Son sort est dans sa main.

VETURIE.
                                            Dis plutôt dans la tienne,
Puisque l'indigne paix que tu lui fais offrir
La réduit au seul choix de vaincre ou de mourir.
Ainsi, de ton épouse abusant la tendresse,
Tu calmais sa douleur par cette lâche adresse,
Feignant, par cruauté, de te rendre à ses pleurs
Pour nous faire encore mieux ressentir nos malheurs.
Ô mon fils ! mon cher fils : de ce nom je te nomme
Puisque mon cœur pour toi craint autant que pour Rome ;
Qu'attachée à tous deux par le plus fort lien,
Je gémis sur ton sort autant que sur le sien.
Dissipe les frayeurs dont mon âme est atteinte :
Dis un mot ; à l'instant toute haine est éteinte
Et Rome te remet au rang de ses enfants.

CORIOLAN.
Quoi ! Je l'ai fait trembler, j'ai bravé ses tyrans,
Elle a vu dans mes mains la foudre toute prête
Et j'irais aujourd'hui lui confier ma tête !

VERTURIE.
Tu le peux : je réponds du Peuple et du Sénat.

CORIOLAN.
Se font-ils réunis contre le Tribunat ?
Ne respire-t-il plus ce monstre que j'abhorre
Qui gouverne dans Rome, et qui la deshonore,
Ravisseur de nos biens, horreur de nos États
Fameux par ses fureurs et par ses attentats,
Vil fléau du Sénat qu'il redoute et qu'il brave,
Tantôt tyran du Peuple et tantôt son esclave,
Fier du moindre succès, souple dans les revers,
Ayant pour un projet mille ressorts divers,
Méprisant Rome enfin, mais flattant ses caprices,
Et n'ayant de vertus que pour couvrir ses vices.
Toi ! dont la main auguste éleva ces remparts,
De ces bords odieux détourne tes regards !
Rome, Rome n'est plus, c'est le séjour du crime ;
Tes Lois sont en horreur, sa chute est légitime.
Si tes vertus t'ont mis au rang des immortels,
Souffre qu'en me vengeant, je venge tes autels.

VETURIE.
Tu veux donc à ta haine immoler ta Patrie ?
Ne te souvient-il plus combien tu l'as chérie ?

CORIOLAN.
Cet amour fit son crime ainsi que mes malheurs ;
Contre moides Tribuns il fixa les fureurs :
Trop ferme à m'opposer à leurs lâches intrigues,
J'attirai sur moi seul leurs complots et leurs brigues.
Vous ne l'ignorez pas ; que sert de retracer
Un affront que jamais rien ne peut effacer.
On ose m'accuser d'aimer la tyrannie
Moi qui, pour la confondre, ait prodigué ma vie,
Qui, pour défendre Rome et soutenir ses droits,
Aidai dès mon enfance à terrasser ses Rois :
Qui depuis, entassant victoire sur victoire,
Ai scellé de mon sang sa puissance et sa gloire.
Cependant, j'en frémis, victime des Romains
Sicinius m'accuse, on me livre en ses mains !

VETURIE.
Le traître t'a perdu : qu'il en soit la victime !
Contre le Peuple et lui ta haine est légitime.
Des Tribuns, si tu veux, ose affranchir l'État !
Mais, mon fils, réponds-moi ! que t'a fait le Sénat ?
Tes malheurs, ton exil, sont-ils donc son ouvrage ?
Dois-tu faire sur lui rejaillir cet outrage ?

CORIOLAN.
Le Sénat, plus barbare et non moins criminel,
S'est couvert avec eux d'un opprobre éternel
Par cette indignité d'autant plus méprisable
Que son rang, son pouvoir le rendaient respectable,
Que, pour prix des périls où j'ai couru pour lui,
L'ingrat m'a lâchement refusé son appui.
Pourquoi des Dieux vengeurs occupe-t-il la place ?
Est-ce pour réprimer, ou pour flatter l'audace ?
Est-il le défenseur ou l'ennemi des Lois ?
Rome a-t-elle brisé le sceptre de ses Rois,
Aboli des Tarquins le pouvoir despotique
Pour passer sous un joug encor plus tyrannique,
Pour voir le Sénateur esclave du Tribun,
Pour porter dans son sein vingt tyrans au lieu d'un ?
Dans quel gouffre de maux le Sénat t'a plongée,
O Rome ! ta puissance aujourd'hui partagée
N'est qu'un fantôme vain, sans force et sans vigueur.
Ton peuple est détesté, ton nom est en horreur.
J'écraserai ces murs où règne l'injustice,
Où la vertu s'abaisse et rend hommage au vice,
Où l'honneur est esclave et court plus de danger
De haïr les méchants que de les protéger.

VETURIE.
Ah barbare ! ah mon fils ! une action si noire
Punit un peuple ingrat ; mais fouille ta mémoire :
Ces temples, ces palais, ces champs que tu détruit,
C'est l'asile des Dieux ; cruel, c'est ton pays !
Pourras-tu renverser ces murs qui t'ont vu naître,
Massacrer tes amis pour te venger d'un traître ?
De quel œil verras-tu ces remparts écroulés,
Les ministres des Dieux dans leur temple immolés…
Mânes de nos aïeux dont on foule la cendre,
Sortez de vos tombeaux et venez nous défendre !
Rome ordonne ; rentrez sous ses superbes Lois,
Perdez le jour pour elle une seconde fois.
Crois moi ! Rome aujourd'hui n'est pas facile à vaincre ;
L'orgueil de ses refus suffit pour t'en convaincre.
Penses-tu ton pouvoir égal à ton courroux ?
Et vaincras-tu les Dieux s'ils combattent pour nous ?
Si tu veux cependant poursuivre ton ouvrage,
Sais-tu bien ce que peut nous suggérer la rage :
Tes enfants dans ces murs sont-ils en sûreté ?

CORIOLAN.
Quoi ! Rome…

VETURIE
                          Ne crains d'elle aucune lâcheté !
Mais crains ton propre sang ardent à la défendre !
Tes généreux enfants, dans un âge si tendre,
Pleurant ta barbarie et détestant leur sort,
Sur ces murs contre toi vont affronter la mort.
Ils en ont fait aux Dieux le serment téméraire.
Honneur du nom Romain… Tremble malheureux père !
Les premiers défenseurs de ces remparts sanglants
Qui s'offriront à toi, ce seront tes enfants ;
Heureux, dans leur malheur, de te devoir la vie,
Si ce bienfait leur sert à sauver la Patrie.
Tu voudras vainement…

CORIOLAN.
                                   Instruits par des ingrats,
Qu'ils arment contre moi leurs parricides bras !
D'un parti criminel embrassant la défense,
Ils apprendront de moi comme on venge une offense.

VITURIE.
Père dénaturé…

III, 5 – CORIOLAN, VETURIE, UN OFFICIER.

L'OFFICIER.
                                   Seigneur, on est aux mains :
Paraissez ! vengez-vous des perfides Romains !
Espérant nous surprendre, ils ont rompu la trêve ;
Tout le camp étonné contre vous se soulève,
Et sème indignement ce bruit injurieux
Que vous êtes d'accord avec ces furieux.
Tullus même…

CORIOLAN.
                          Ce fer me rendra son estime.
Adieu, Madame ! Ô Rome ! il te manquait ce crime.

III, 6 – VETURIE, SUITE.

Va périr, puisqu'en vain j'ai voulu détourner
Ce coup, qu'en nos malheurs je n'ose condamner.
Je ne crains que pour toi, dans l'état où nous sommes.
Tu vas trouver des Dieux où tu cherchais des hommes.
Je te plains, cependant ; je tremble qu'en effet
Les Romains dans ton sang ne lavent ton forfait.
Pour calmer les frayeurs dont mon âme est émue
Voyons de ce combat quelle sera l'issue ;
Et de quelque côté que tombe le malheur,
Arrachons les vaincus au courroux du vainqueur.

 


Acte IV

IV, 1 – TULLUS, JUNIUS, ICILIUS, CESON, AUTRES OFFICIERS.

TULLUS.
Volsques, c'en est donc fait ; vos murmures, vos plaintes
Ont rempli tous les cœurs de soupçons et de craintes.
Dans sa rébellion le soldat affermi
Semble être mon sujet moins que mon ennemi.
« S'il a sur les Romains remporté la victoire,
« Il ne doit qu'à lui seul sa fortune et sa gloire.
« Coriolan, dit-on, secondant les Romains,
« Voulait livrer l'armée à leurs barbares mains. »
Vous, amis, comme moi, témoins de son courage.
Pensez-vous qu'il mérite un si cruel outrage ?
Jaloux de ses vertus, de son rang envieux,
Prendrez-vous le parti de ces audacieux ?
N'apprendrons-nous donc point quelles sourdes intrigues
Forment contre un héros ces odieuses ligues,
Quelle main sème ici la discorde et l'effroi,
Si c'est haine pour lui, si c'est haine pour moi.
On m'accuse, dit-on, de manquer de prudence,
Aux mains d'un étranger j'ai remis ma puissance ;
Connaissant son courage éprouvé contre nous,
J'ai partagé sa haine et servi son courroux,
Il est vrai ; mais enfin, qui de vous met en doute
Qu'un pouvoir si borné n'a rien que je redoute,
Puisque Rome détruite, il me remet ce rang
Dont il soutient l'éclat contre son propre sang.
Votre chef, je pourrais sans vous faire une offense
Contre ses envieux embrasser sa défense,
Et sans avoir d'égard à leurs injustes vœux,
Faire approuver mon choix, disant que je le veux.
Mais loin de me venger d'un soupçon qui me blesse,
Condamnant leurs complots, je cède à leur faiblesse,
Et me relâche enfin jusqu'à vous consulter
Sur un choix que j'ai seul pu faire ou rejeter.
Du sort de ce Héros que le Conseil décide ;
Qu'a-t-il à redouter si l'honneur seul nous guide ?
Si l'amour de l'État nous a tous rassemblés ?
Mais les moments sont chers : Icilius, parlez.

ICILIUS.
J'obéirai, Seigneur, avec la confiance
Que donnent aux grands cœurs l'âge et l'expérience,
Et, n'écoutant ici que la seule équité,
Je vais faire à regret parler la vérité.
Dut-on me soupçonner de faiblesse ou d'envie,
Je perdrai pour l'État et ma gloire et la vie,
Pour son seul intérêt mon bras s'arme aujourd'hui,
Et dussai-je périr, j'ose être son appui.
Quoi ! je verrai sa perte et la chute de Rome
Le sort de tant d'États dépendre d'un seul homme,
Qui peut-être à l'instant, rompant tous nos desseins,
Se range contre nous du parti des Romains.
« Mais, Seigneur, dira-t-on, sa dernière victoire
« Dément tous nos soupçons en le couvrant de gloire.
« Bien digne du pouvoir qu'on dut lui confier.
« Sa conduite suffit pour le justifier.
« N'a-t-il pas vaincu Rome et conquis cette terre ?
« Qui connaît mieux que lui le grand art de la guerre ?
« Et qui, jaloux du rang dont il est revêtu,
« Avec tant de valeur unit tant de vertu ? »
Son mérite est bien grand, aucun n'y peut prétendre,
Je sais ce qu'il a fait, ce qu'on en doit attendre,
Et je ne prétends pas avilir aujourd'hui
La gloire de marcher sous un chef tel que lui.
Personne plus que moi ne l'aime et le respecte ;
Mais contre Rome enfin sa valeur m'est suspecte,
Et ces mêmes vertus qui nous le font aimer
Sans perdre de leur prix doivent nous alarmer.
Il hait Rome, il est vrai ; mais il est fils et père,
Soumis aux volontés d'une épouse trop chère.
Il s'est montré tantôt sensible à ses douleurs,
Il peut fléchir encor et se rendre à ses pleurs.
Seigneur, c'est trop languir dans de si justes craintes ;
Notre chef, c'est à vous de recevoir nos plaintes ;
Et sans examiner quel secret intérêt
Absout Coriolan ou dicte son arrêt,
C'est à vous de juger, sans nous chercher des crimes
Si nos soupçons sur lui font faux ou légitimes ;
S'il est juste en effet d'immoler un État,
Pour venger un sujet convaincu d'attentat ;
Seigneur, nous n'écoutons ni haine ni caprice,
Nous ne demandons point que ce Héros périsse
Mais que vous remettiez en de plus sûres mains
Votre gloire, la nôtre et le sort des Romains.
Coriolan sans doute, outré de cette offense,
Des Romains aussitôt reprendra la défense ;
Sur ce péril nouveau, c'est à vous d'ordonner,
Et je n'ai point, Seigneur, d'avis à vous donner.
Après tout, dans l'état où nous avons mis Rome,
Que peut pour la sauver le secours d'un seul homme.

JUNlUS.
Vous n'aurez point, Seigneur, cette sécurité,
Connaissant ce que peut son courage irrité ;
Vous n'exposerez point, par trop de confiance,
L'armée à ses fureurs, l'État à sa vengeance ;
Dépouillez, j'y consens, ce Héros malheureux
D'un pouvoir dans ses mains devenu dangereux ;
Mais redoutez, Seigneur, un cœur aussi sensible.
S'il fut pour les Romains si longtemps inflexible,
Que ne fera-t-il point pour se venger de nous !
Mais que peut, a-t-on dit, son impuissant courroux ?
Seigneur, c'est s'aveugler pour lui faire un outrage,
Rome manque de Chef et non pas de courage ;
Rejetez loin de vous un conseil trop flatteur !
Elle a trop bien prouvé jusqu'où va sa valeur.
Ne la sauvez donc point quand sa perte est certaine,
En rendant à ses vœux un si grand Capitaine,
Il connaît vos projets, vos forces, vos États,
L'esprit de chaque Chef, notre art dans les combats ;
Le citoyen, zélé, celui qu'on peut séduire,
Il en profitera, Seigneur, pour nous détruire.
Ainsi… Mais avant tout reprenez son pouvoir !
Nous vous en conjurons, c'est notre unique espoir.
Nous ne voulons que vous pour exemple et pour guide,
La conquête de Rome en sera plus rapide.
Sous ce Chef, né Romain, tout succès est douteux :
J'ajoute à ses raisons qu'il est toujours honteux
De tenir d'une main qui nous doit faire ombrage
Ce qu'on peut obtenir de son propre courage.
Ah ! si pour notre gloire et le bien de l'État
Vous eussiez commandé dans le dernier combat,
Seigneur, n'en doutez point, Rome serait détruite.
On le nierait en vain ; l'armée en est instruite.
Les perfides Romains, fuyant de toutes parts,
Vaincus et repoussés jusqu'aux pieds des remparts,
Ranimant vainement leurs tremblantes cohortes,
Nous allaient de leur Ville abandonner les portes
Lorsque Coriolan craignant trop de valeur
D'un combat inégal ralentit la chaleur,
Arrête nos soldats, armés pour sa querelle,
Rome tombait sans doute, il a tremblé pour elle ;
Et je puis dire ici, sans paraître jaloux,
Que sa pitié pour Rome est un crime pour nous ;
Que vous ne pouvez pas, sans manquer de prudence,
L'honorer désormais de votre confiance,
Et qu'on ne peut trop tôt, loin d'être son appui,
Prévenir ses desseins et s'assurer de lui.
Par là…

CESON.
         C'est trop longtemps me faire violence.

TULLUS.
Ceson !…

CESON.
Pardonnez-moi si je romps le silence,
Seigneur, si j'interromps des discours concertés,
Pour découvrir ici de dures vérités.
Sur moi seul aujourd'hui dût tomber tout l'orage,
J'ose tout pour défendre un Héros qu'on outrage
Et, dérobant sa tête à des périls certains,
Embrasser le parti du Vainqueur des Romains.
Seigneur, que faisons-nous ! quel sujet nous ressemble !
Arbitres Souverains d'un Chef sous qui tout tremble,
Quelle injuste fureur nous arme contre lui,
Et veut priver l'État de son plus ferme appui.
De quoi l'accuse-t-on, Seigneur, quel est son crime ?
D'avoir si justement mérité votre estime,
D'avoir discipliné d'indociles soldats,
Instruit nos Généraux, augmenté nos États.
Quel bras nous a livré cette terre ennemie ?
Quel Chef plus redoutable, en dépit de l'envie,
Terminant des combats encor si périlleux,
Remettrait dans vos mains ces remparts orgueitleux ;
Jaloux, trop lâchement, de sa gloire immortelle
Rome tombait, dit-on, il a tremblé pour elle.
Votre égal, Junius, j'ose vous demander
Si sur votre rapport ce fait se peut fonder.
Commandant d'une troupe au Camp saine et tranquille,
Du plus cruel combat spectateur inutile,
Savez-vous quels motifs ont suspendu nos coups ?
Ce Chef, que vous craignez, est-il connu de vous ?
Oui ! quoique votre haine attende qu'il périsse,
Au fond de votre cœur vous lui rendez justice,
Et lorsqu'à l'accabler vous mettez tous vos soins,
Vous seriez son ami si vous l'estimiez moins.
En vain vous soutenez, condamnant sa conduite,
Que sous un autre Chef Rome eût été détruite.
On sait que les Romains, fuyant de toutes parts,
Voulaient nous attirer au sein de ces remparts.
Le soldat, affamé de meurtre et de carnage,
Se laissait entraîner par l'espoir du pillage :
Coriolan l'arrête, et craignant trop d'ardeur,
Fait voir que sa prudence égale sa valeur.
à Tullus.
Seigneur, n'en doutez point, cette sage retraite
Loin de conserver Rome assure sa défaite.
Ne vaut-il donc pas mieux, sans rien mettre au hasard,
Assurer sa victoire, et vaincre un peu plus tard,
Avouons tout, hélas ! sa vertu nous irrite ;
Nous voyons à regret un si rare mérite ;
On veut perdre un héros qu'on ne peut effacer
Et son seul crime enfin, c'est de nous surpasser.
Volsques ! daignez m'en croire ; admirons son courage,
Honorons ses vertus, voilà notre partage !
Conservons un Héros trop au-dessus de nous,
Pour qu'il nous soit permis d'en devenir jaloux.
Si quelqu'un cependant, rival de ce grand homme,
Croit pouvoir plus que lui pour la chute de Rome,
S'il est digne en effet d'un si glorieux choix,
Qu'il se lève ! aussitôt, je lui donne ma voix.
Je l'avais bien prévu, tout garde le silence,
En vain contre un Héros… Mais, Seigneur, il s'avance.

JUNIUS.
Quelle surprise ! Ah ! Dieux !

IV, 2 – TULLUS, JUNIUS, ICILIUS, CESON,CORlOLAN, DRUSUS.

CORIOLAN, à Tullus.
                                            Seigneur, tout est soumis.
Je triomphe à la fois de tous mes ennemis,
Le soldat, revenu de ses lâches alarmes,
Par mon ordre à l'instant vient de prendre les armes.
Tout est prêt, cependant ne voulant rien hâter,
Sur de tels intérêts je viens vous consulter.

TULLUS.
Vous avez commencé, Seigneur, il faut poursuivre.
Nous ne vous demandons que l'honneur de vous suivre ;
Et je ne pense pas qu'il en soit parmi nous,
Qui ne veuille aujourd'hui vaincre et mourir pour vous.
Vous avez sur l'armée un souverain empire.

CORIOLAN.
Seigneur, s'il est ainsi, que chacun se retire !
Retournez tous au poste où je vous ai placés :
Votre chef par ma voix l'ordonne, obéissez.

TULLUS.
Et moi, je vais, Seigneur, de toute ma puissance,
Affermir le soldat dans son obéissance ;
Et pour mieux assurer votre pouvoir sur nous,
Je veux donner l'exemple et commander sous vous.

IV, 3 – CORIOLAN, DRUSUS.

CORIOLAN.
Il me flatte au moment qu'il en veut à ma vie ;
Peut-on jusqu'à ce point porter la perfidie !

DRUSUS.
Le traître, cependant, soit crainte, soit respect,
N'a pu sans s'étonner soutenir votre aspect.
J'ai vu, de vos malheurs trop funeste présage,
Le crime de son cœur passer sur son visage,
Et tous ses conjurés, avec lui confondus,
Rendre encor par faiblesse, hommage à vos vertus.
Mais que vois-je, Seigneur, quelle sombre tristesse ?

CORIOLAN.
Pardonne, cher Drusus, un instant de faiblesse !
Je succombe à regret à mes vives douleurs ;
J'ai peine en ce moment à retenir mes pleurs.
Non qu'exposé sans cesse aux fureurs de l'envie,
Je frémisse pour Rome ou craigne pour ma vie ;
J'ai depuis trop longtemps l'une et l'autre en horreur.
Sais-tu quelle amertume empoisonne mon cœur ?
Triste jouet des Dieux, dont la rigueur m'accable,
Ai-je donc mérité cette haine implacable ?
Quel crime ai-je commis ? par quel arrêt du sort
Faut-il que tout me nuise et conspire ma mort !
Mais, éloignons de moi cette image cruelle,
Plus mon sort est affreux, plus Rome est criminelle ;
Sa cruauté du Ciel a servi le courroux,
Mais il me l'abandonne et la livre à mes coups.
Rien ne peut la sauver ; la flamme toute prête
Va consumer ces murs… Allons Drusus…

IV, 4 – CORIOLAN, VETURIE, DRUSUS.

VETURIE,un poignard à la main.
                                                                      Arrête,
Arrête, dis-je !

CORIOLAN.
                          O ciel ! quel est votre dessein !

VETURIE.
Prends ce poignard !

CORIOLAN.
                          Dieux !

VETURIE.
                                   Prends ! plonge-le dans mon sein :
Si tu peux, sans horreur, immoler ta Patrie
Tu peux donner la mort à qui tu dois la vie.
Tu fais, pour m'éviter, des efforts superflus.
Frappe ! dois-tu trembler pour un crime de plus !
Tu vois Rome en ta mère, ou du moins sa complice.
Ton exil fut sans doute un acte de justice ;
Si le peuple trop doux m'eût confié ton sort,
J'eusse proscrit ta tête et prononcé ta mort.
De tant de cruauté si ton cœur est capable,
Les Tribuns n'ont puni qu'un citoyen coupable.
Ta Patrie en effet eût droit de s'alarmer
Et qui veut la détruire eût bien pu l'opprimer.
Punis-moi de sa haine injuste ou légitime !
J'ose ici partager sa justice ou son crime.
Je brise tous les nœuds qui t'attachent à moi ;
Frappe… Le parricide est-il trop peu pour toi ?
Tu recules… Je vois quelle est ta barbarie ;
Tu veux même à mes yeux écraser ta Patrie,
Et si ta main balance à me priver du jour,
Je le dois à ta haine et non à ton amour.
Ah ! c'est porter trop loin ta haine impitoyable :
Épargne à ma douleur ce spectacle effroyable !
Qui peut te retenir ; frappe… Tu t'attendris ?
C'en est fait… Dieux puissants ! je retrouve mon fils.

CORIOLAN, il se jette aux pieds de sa mère.
Oui ! vous le retrouvez, la voix de la nature
De ma haine pour Rome étouffe le murmure.

VETURIE.
Ainsi Rome est sauvée !

CORIOLAN.
                                   Oui, vous avez vaincu,
Mais, vous n'en doutez point, votre fils est perdu.

IV, 5 – CORIOLAN, VETURIE, VOLUMNIE, DRUSUS.

VETURIE.
Non, ne crains rien. Venez ma chère Volumnie !
Partagez mes transports ! j'ai sauvé la Patrie.
Reconnaissez enfin mon fils et votre époux :
Il est digne de Rome, il est digne de vous.

VOLUMNIE.
Ah ! puis-je en ce moment ressentir quelque joie.
Seigneur, toute ma crainte à vos yeux se déploie.
Rome est hors de danger, mais ce n'est point assez.
Dans ces lieux ennemis vos jours sont menacés ;
Dérobez à Tullus une tête si chère.
Hélas ! si vous m'aimez !…

CORIOLAN.
                                   J'ai tout fait pour vous plaire ;
Je ne m'en repens pas : j'ai rempli mon devoir.
Mais mon salut, Madame, est hors de mon pouvoir ;
Tullus a tout tenté pour venger mon injure,
S'il me perd, je l'avoue, il punit un parjure ;
Je trahis ses bienfaits, je pardonne aux Romains,
Et je vais à l'instant me remettre en ses mains.

VOLUMNlE.
Ah ! cruel !…

VETURIE.
                  Ah ! mon fils, crois-tu que la Patrie…

CORIOLAN.
Plus je la hais encor, plus je vous sacrifie
Et plus à toutes deux je vous montre en ce jour
Ce que je vous gardais de respect et d'amour.
Plus mon cœur.… Je me trouble, et ces pleurs… Je vous quitte,
Envers toute l'armée il faut que je m'acquitte,
Adieu…

VOLUMNIE.
Quoi ! vous m'aimez et courez au trépas ?
Fuyons tous de ces lieux ! Rome vous tend les bras.

CORIOLAN.
Vous ne jouirez pas d'une gloire imparfaite ;
Si Tullus me permet une libre retraite,
Rome me reverra, que m'importe en quels lieux
Le sort tranche des jours qui me sont odieux.
Calmez-vous ! si Tullus se montre magnanime
Jusqu'à me pardonner ce qu'il peut nommer crime,
Je reviendrai bientôt vous trouver en ce lieu.
Mais je vous dis sans doute un éternel adieu.

IV, 6 – VETURIE, VOLUMNIE

VETURIE
Non ! tu ne mourras point, ou je perdrai la vie !
Reprenez vos esprits, ma chère Volumnie !
Ce chef qui le protège, et que vous redoutez,
Respectera des jours que Rome a respectés.
Allons, Madame, allons nous offrir à sa vue !
Je ne sais tout à coup, quelle joie imprévue…
Je vous entends, grands Dieux ! nos malheurs sont finis,
Vous avez sauvé Rome et me rendrez mon fils.


Acte V

V, 1 – TULLUS, JUNIUS, SOLDATS.

TULLUS.
O crime ! ô trahison ! Dieux vengeurs du parjure,
Partagez mon courroux ! ma honte est votre injure.
Après tant de serments, après tant de bienfaits,
Ses fureurs contre moi sont autant de forfaits.
Vengez-vous, vengez moi d'un si sanglant outrage !
Livrez Rome à ma haine et ce traître à ma rage !
Qu'il éprouve, grands Dieux, des remords éternels !
Est-il pour les ingrats des tourments trop cruels ?

JUNIUS.
Juste Ciel ! est-ce ainsi qu'on ressent une offense !
Ah ! Seigneur, égalez la haine à la puissance !
Vengez-vous ! écrasez ces remparts odieux :
La foudre dans les mains implore-t-on les Dieux !

TULLUS.
Vaincus, ignorez-vous quel destin nous menace ?

JUNIUS.
La fortune toujours fut un prix de l'audace,
Quoi, Seigneur, un perfide échappé de nos mains
Aura donc contre nous défendu les Romains ;
Et par un retour lâche autant qu'il est funeste,
Secouru des ingrats que lui-même il déteste.
J'aurai vu, j'en frémis, son bras levé sur vous,
Icilius, hélas, expirant sous ses coups,
Et vous-même, insensible à notre ignominie,
Ne le punirez pas de tant de barbarie ?
Non, Seigneur, non ce cœur ne le pourra souffrir :
C'est là, c'est sur ces murs qu'il faut vaincre ou périr.

TULLUS.
Ah, Seigneur, qu'embrasé du feu qui vous anime,
J'abandonne à regret un projet magnanime.
La haine est un plaisir, la vengeance un devoir.
Mais que sert la valeur où manque le pouvoir ?
Pouvons-nous, quelque ardeur qu'inspire la vengeance,
Sur de tristes débris fonder quelque espérance ?
Seigneur, cédons au temps ! le sort a ses revers ;
Un jour…

JUNIUS.
                  Je vous entends : vaincus, portons des fers !
Citoyens sans vertus et guerriers sans courage,
À la mort, à l'honneur préférons l'esclavage !
Attendons lâchement que ces cruels vainqueurs
Jusqu'au sein de nos Dieux étendent leurs fureurs.
Fuyons ! mais en fuyant, dans le cœur d'un perfide
Portons le désespoir et l'horreur qui nous guide.
Mêlons ce sang fatal au sang de ces guerriers
Dont le fer d'un barbare a flétri les lauriers.
Pour assouvir, Seigneur, des fureurs légitimes,
Consulte-t-on la gloire et le prix des victimes ?

TULLUS.
Ah ! pourquoi dans mon cœur répandre ce poison !

JUNIUS.
Seigneur, tout est permis contre la trahison.

TULLUS.
Mais contre un traître enfin que pourra ma colère ?

JUNIUS.
Vous tenez dans vos mains son épouse et sa mère :
Je les vois…

V, 2 – TULLUS, VETURIE, VOLUMNIE, JUNIUS, SOLDATS, SUITE.

TULLUS
                           Justes Dieux ! fuyez ! éloignez-vous !
Retournez dans les bras d'un fils et d'un époux !
Redoutez ma fureur !

VETURIE.
                                   Et tu veux que je fuie !
Ah ! Tullus, venge toi ! prive-nous de la vie.
Un juste désespoir doit-il se démentir ?

TULLUS.
Fuyez ! épargnez-moi l'horreur d'un repentir !

VETURIE.
Si ta haine est injuste et ta vengeance un crime,
Que crains-tu d'un transport que la vertu réprime ?
Va ! cesse d'affecter ces généreux combats !
Frappe ! couvre nos yeux des ombres du trépas !

TULLUS.
Vous demandez la mort et bravez ma colère.
Mère, épouse d'un traître, il faut vous satisfaire.

VOLUMNIE
Venge-toi ! mais respecte un héros malheureux,
Qui ne t'eût point trahi s'il n'était généreux.
Il a sauvé ces murs et s'est comblé de gloire,
Et son seul crime enfin, barbare, est sa victoire.
Ah ! cruel ! tu te plains qu'il t'a manqué de foi :
Qui devait-il combattre ou de Rome ou de toi ?
Si je l'en eusse cru, ce héros sans défense
Abandonnait sa vie et Rome à ta vengeance.
Il a trompé ta rage, il t'a su prévenir ;
Et c'est moi seule enfin que tu dois en punir.

VETURIE.
Quoi ! vous le défendez ! craignez-vous pour sa vie ?

VOLUMNIE.
On attaque sa gloire et je le justifie,
Madame !

VETURIE.
                  Il est vainqueur, les Dieux sont nos garants.

TULLUS.
Les Dieux ont contre lui défendu vos tyrans.
Mais qui retient mon bras et suspend ma vengeance ?
Le crime et la pitié sont-ils d'intelligence ?
C'en est trop. Vengeons-nous !

V, 3 – TULLUS, VETURIE, VOLUMNIE, JUNIUS, CESON, SOLDATS

CESON.
                                                     Ah ! Seigneur, frémissez !

TULLUS.
Quelle est cette frayeur ?

CESON.
                                   Vos jours sont menacés.
Le feu de la révolte embrase votre armée.
D'un complot trop cruel justement alarmée,
Trop prodigue, dit-on, du sang de vos soldats,
La fureur vous entraîne à de nouveaux combats.
On dit que la vengeance, en ce moment terrible,
Apprête par vos mains un sacrifice horrible.

TULLUS
Cet orgueil, ces fureurs, ces discours emportés
Annoncent sans détour un Chef de révoltés.

CESON
Je ne suis point leur chef, Seigneur, mais leur complice.

TULLUS.
Tu vas donc partager ma haine et leur supplice…
Redoutez mon courroux ; j'ai peine à retenir
Des transports furieux et trop lents à punir.
Rejoignez mon armée ! allez, et qu'elle tremble !
Allez !…

CESON.
         Près de ces lieux votre conseil s'assemble.
Tous nos Chefs qu'épouvante un barbare attentat
Vont ordonner sans vous du destin de l'État.

TULLUS.
Ah ! tout perfide est lâche, et bientôt ma présence
D'un complot si hardi confondra l'insolence.
Qu'on les charge de fers : soldats, obéissez !

CESON.
L'honneur vous le défend, soldats, c'en est assez.
Vous périrez plutôt qu'une action si noire
De vos noms à jamais flétrisse la mémoire.

TULLUS.
Tout me trahit. Ah ! Dieux ! évitez ma fureur !
Son excès m'épouvante et j'en frémis d'horreur.
Mais, non, cruels ! suivez le transport qui vous guide.
À la rébellion joignez le parricide…

CESON.
Ah ! Seigneur, épargnez un sang trop précieux
Que feraient rejaillir sur vous Rome et les Dieux ;
Et cette même armée, à vos ordres soumise,
Va vous rendre la foi qu'elle vous a promise.

TULLUS
Trop de clémence invite à la témérité,
Et l'amour des forfaits croît par l'impunité.
Fléchir est d'un cœur lâche et formé pour la crainte.
La vertu même ici passerait pour contrainte…

VETURIE.
Ajoute à ces raisons de ton inimitié,
Que nous ne voulons rien devoir à la pitié.
Rome avec moins d'horreur verra notre supplice
Qu'un projet, quelqu'il soit, dont l'éclat l'avilisse.
Tes bienfaits nous rendraient l'objet de ses mépris,
Et la vie est pour nous un opprobre à ce prix.
Mais que vois-je ?

V, 4 – TULLUS, VETURIE, VOLUMNIE, JUNIUS, CESON, SOLDATS, CORIOLAN, DRUSUS, ROMAINS.

VOLUMNIE.
                  Seigneur.

VETURIE.
                                   Ah ! mon fils !

JUNIUS.
                                                             Le perfide !

TULLUS.
Quel dessein dans ces lieux ou quel crime te guide ?

JUNIUS.
Couvert de notre sang, il vient nous outrager.

CORIOLAN.
Quelle injure est honteuse à qui peut s'en venger ?

TULLUS.
Sans doute ; et ton trépas…

CORIOLAN.
                                            Quitte envers ma Patrie ;
Mais coupable envers toi, je te livre ma vie.

TULLUS.
Penses-tu m'attendrir par ce lâche remords ?

CORIOLAN.
Écoute, et tu pourras disposer de mon sort.
Rome, que les destins, les larmes trop chères.
Arrachent pour jamais à des mains étrangères,
Rome, dont ce fer même a servi la fierté,
Veut de sa gloire enfin jouir en liberté.
Fuis ! loin de ces remparts à ta valeur funeste,
Va d'un état tremblant cacher les tristes restes.
Fuis ! Rome ici t'accorde avec son amitié
Le nom de citoyen et de son allié.
Connaissant ses projets, dans ce péril extrême
J'ai voulu t'annoncer sa volonté suprême,
Et briguer sans frémir l'honneur de cet emploi,
Pour t'offrir ta victime et m'acquitter vers toi.

TULLUS.
Tant de vertu m'étonne et te rend mon estime.
Mais Rome est bien ingrate et bien peu magnanime
D'abandonner ainsi pour prix de tes bienfaits
Un sang…

CORIOLAN.
                  Acceptez-vous, ou la guerre ou la paix ?

TULLUS
Viens ! nous en résoudrons aux yeux de mon armée.

VOLUMNIE
Soutenez, justes Dieux, ma tendresse alarmée.

JUNIUS, à part.
Ah ! lâche ! mais sortons !

TULLUS, à Coriolan.
                                            Tu parais abattu !

CORIOLAN.
Je te suis…

VOLUMNIE.
                  Non, Seigneur…

CORIOLAN.
                                            Respectez ma vertu.
Adieu.

VOLUMNIE.
         Nous, vous quitter ?

VETURIE
                                   Moi, que je t'abandonne ?

CORIOLAN
Un fils vous en conjure et Rome vous l'ordonne.

VOLUMNIE.
Rome… Je mets ma gloire à lui désobéir.

CORIOLAN.
Son sein vous est ouvert.

VOLUMNIE.
                                            Je ne puis vous trahir.

CORIOLAN.
Redoutez le Sénat.

VOLUMNIE.
                                   Ah ! que sa haine éclate,
Rome veut votre mort et ma perte me flatte.

CORIOLAN.
Ses volontés pour vous sont des arrêts des Dieux.

VOLUMNIE.
Tombent plutôt sur moi ses remparts odieux !
Vous séparer de moi, c'est m'arracher la vie.
J'embrasse vos genoux.

CORIOLAN.
                                            Ô Rome ! ô barbarie !

TULLUS, à Coriolan.
Ne craignez-vous donc point d'offenser les Romains ?
C'est trop vous alarmer ; leur sort est dans vos mains ;
Pour diriger leurs pas, choisissez de sûrs guides.
Pour vous, Seigneur…

CORIOLAN.
                                   J'entends…

VOLUMNIE
                                                     Redoutez des perfides !

CORIOLAN.
Quel supplice !
                          à Tullus.
                          Marchons…
                                            à sa Suite
                                            Romains vous connaissez
Les ordres du Sénat, c'est vous en dire assez.

VOLUMNIE.
Ah ! cruel ! il me fuit.

CESON.
                                   Secourons l'innocence.
Il sort.

V, 5 – VOLUMNIE, VETURIE, ROMAINS, SUITE.

VOLUMNIE.
Ne nous séparons point ! volons à sa défense !
On m'arrête, cruels ! quel est votre dessein ?
Je m'exile à jamais de ton perfide sein,
Rome ! je souffrirai la mort la plus affreuse
Plutôt… Sénat barbare ! ô loi trop rigoureuse.
Je ne puis, cher époux, partager tes malheurs ;
Je t'offre pour tous soins des soupirs et des pleurs…
Et vous, qui jouissez de ma douleur amère,
Madame, en ce moment, êtes vous encore mère ?

VETURIE.
Hélas ! je suis Romaine, et ce cœur malheureux,
À regret accablé d'un joug si rigoureux,
N'ose outrager le Ciel, ni s'ouvrir à la plainte,
Et dans le trouble affreux dont mon âme est atteinte,
Sans espoir d'arracher un héros à la mort,
J'oppose au moins l'orgueil aux cruautés du sort.

VOLUMNIE.
Que la nature est faible avec tant de courage !
Mais quel bruit ! quels accents ! quel monstre dans sa rage
Ose sur mon époux… Arrêtez, inhumains,
Ou portez jusqu'à moi vos homicides mains !

V, 6 – VETURIE, VOLUMNIE, CESON, SUITE.

CESON.
Fuyons ces bords souillés des fureurs de l'envie.

VETURIE
Ô mon fils !

CESON.
                  Ah ! Madame !

VOLUMNIE
                                            Il a perdu la vie.
C'en est fait !

VETURIE
                  Quoi ! Seigneur…

VOLUMNIE
                                            Ce front pâle, interdit
Est garant du forfait que mon cœur a prédit :
Mon époux ne vit plus.

CESON.
                                   Déplorable victime !
Barbare Junius, tu jouis de ton crime ;
Assassin d'un héros, ta fuite a suspendu
Les efforts de ma haine, et le coup qui t'est dû.
Mais, quel objet, ah Dieux ! offrez-vous à ma vue ?

V, 7 – VETURIE, VOLUMNIE, CESON, CORIOLAN, DRUSUS.

CORIOLAN, soutenu par Drufus.
Arrêtez !

VETURIE.
         Dieux cruels !

CESON.
                          Que mon âme est émue !

VOLUMNIE.
Je me meurs.

VETURIE.
                  Ô mon fils.

CORIOLAN.
                                   Recevez mes adieux.
Et fuyez, s'il se peut, de ces bords odieux :
Hélas ! ainsi que moi la mort vous environne.

VETURIE, elle veut se tuer.
Mon fils, tu l'as reçue ; et moi, je me la donne.

CORIOLAN, il fait un effort et arrête sa mère.
Non, c'est assez pour moi de voir couler vos pleurs.

VETURIE.
Tu veux donc prolonger ma vie et mes douleurs ?
Laisse-moi…

CORIOLAN.
                  Non, vivez !… cette image funeste,
De mes jours malheureux précipite le reste.
Fuyez ! échappez tous au plus cruel danger !
Vivez pour mes enfants ! vivez pour me venger !
D'un époux et d'un fils conservez la mémoire !
Rome vous devra tout ; ma mort fait votre gloire.
Si le sort envieux m'immole à des ingrats,
J'ai du moins la douceur d'expirer dans vos bras.

VETURIE
Ah ! pour venger ta mort Rome prendra les armes,
Mais qui pourra tarir la source de mes larmes ?

FIN.


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