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J. LESGUILLON

MORIN OU LA FIANCÉE DU PROSCRIT
drame

représenté pour la première fois le 9 octobre 1834 sur le théâtre de la Gaité


MORIN, intrigant nantais
CHARLOTTE MORIN, son épouse
Le duc Alfred d'ALMONT
Le marquis de VALINCOURT, cousin et héritier du duc
SOPHIE D'ENNETERRE, fiancée à d'Almont
MARTHE, nourrice de d'Almont et suivante de Sophie
FLANHEIM, domestique allemand
Un commissaire de police
Un porteur d'eau
Soldats, domestiques, etc.

Acte I

Nantes, 1793. Une pauvre chambre, à droite, une croisée et une porte fermant un cabinet ; à gauche, une commode ; à droite, une porte ; enfin, le mobilier d'un ménage modeste et rangé. Une table.

I, 1 – MORIN est seul, assis à la table.

MORIN, occupé à lire des papiers en désordre.
Voilà des événements intéressants ! des amours, des querelles, des intrigues ! la mort d'un père, un jeune homme, seul rejeton d'une illustre famille… et puis deux enfants fiancés sans savoir s'ils s'aimeront un jour ; et tout cela pour soutenir un grand nom… c'était l'usage ! c'est une vie bien occupée. Que les riches sont heureux ! l'or est dans leurs mains comme une puissance divine ! Pourtant je sens là (il touche son front) quelque chose qui me dit que j'étais né pour un sort élevé, pour une existence glorieuse… Laissons cela, car à cette idée mon sang bouillonne et le mot de crime vient se présenter à ma pensée ! Grâce à la lecture de ces mémoires, me voilà instruit de tous les secrets de cette famille ! Avec ma facilité maudite, cette écriture deviendrait la mienne ; oh non ! c'est une tentation, je n'y succomberai pas ! (Il se remet à lire) « Sophie ! chère Sophie ! si je meurs frappé par la révolution, n'oublie pas l'infortuné d'Almont, son dernier soupir sera pour toi : que ta vie soit consacrée à son souvenir » (Il s'arrête et montre le cabinet.) Il est là ce duc d'Almont, caché ! fuyant la mort qui le menace ! Aussi l'on avait richesse, grandeur, éclat, titres de noblesse ! on était puissant ! il fallait bien que cela eût un terme… (Il reprend sa lecture.) Ah ! encore une lettre de la jeune fille ! (Il lit.) « Vous me demandez si ma pensée vous est fidèle : oui, mon cher d'Almont, vous m'êtes toujours présent, non comme vous étiez aux jours de notre enfance, mais comme vous devez être maintenant après une si longue absence. Ce n'est plus le jeune Alfred, que j'aime, c'est le noble duc d'Almont ! (Il s'arrête.) En effet, ce n'est pas étonnant, après tant d'années, un homme n'est plus le même.

I, 2 – MORIN, CHARLOTTE MORIN.

CHARLOTTE.
Eh bien ? que fais-tu ? tu lis ! tu t'amuses, au lieu de songer à la seule affaire importante.

MORIN, se levant.
Laquelle ?

CHARLOTTE.
Et notre proscrit, celui à qui nous avons ouvert notre chambre pour le sauver de la poursuite des furieux qui voulaient à ses jours, n'est-ce pas aujourd'hui qu'il doit partir ?

MORIN.
C'est vrai… j'oubliais.

CHARLOTTE.
Tu es un insensible ! songes donc que jamais il ne se présentera une occasion si belle ! Mon cousin, matelot du vaisseau L'Alcide qui va mettre à la voile dans trois heures, m'a promis de l'emmener avec lui, sous un déguisement : il le fera passer pour un de ses parents et, une fois embarqué, ils ne reviendront pas pour le livrer. Mais il lui manque un costume : il faut se le procurer. Voilà ma montre… Je ne m'en serais pas défaite pour moi ; mais, pour sauver quelqu'un, je donnerais jusqu'à mon alliance.

MORIN.
Oh ! ce ne sera pas long… et la dépense ne sera pas forte.

CHARLOTTE.
Enfin, il ne faut pas s'en reposer sur cela ; il faut agir. Ne laisse pas échapper cette bonne action. Qui sait ?.. c'est peut-être un moyen de réparer les fautes de ta jeunesse.

MORIN, avec humeur.
Vas-tu me les rappeler ?

CHARLOTTE.
Non, mon ami ! mais…

MORIN.
Ces fautes viennent-elles de mon âme ? mon cœur est-il corrompu ? pourquoi le ciel m'a-t-il donné de l'ambition et m'a-t-il refusé les moyens de la satisfaire ? Élevé avec tous les jeunes gens de mon âge dans des idées d'orgueil, je n'ai trouvé dans l'intérieur de ma famille qu'une pauvreté cachée sous les dehors de l'aisance. J'ai tout essayé ; toutes les carrières se sont fermées devant moi ! toutes les routes qui mènent aux places m'ont été interdites ! J'ai frappé à la porte des grands, aucun ne m'a répondu ! Alors j'ai pris en haine cette société infâme qui immole trente millions d'hommes aux plaisirs d'une race privilégiée ! j'ai bravé, foulé aux pieds ses lois ! j'ai voulu, par un coup désespéré, décider de mon sort : être flétri ou riche ! J'ai imité la signature d'un riche, et l'on m'a plongé dans un cachot. Un jour, un grand bruit se fait entendre ; les portes de ma prison s'ouvrent ; j'apprends que le peuple tout entier reprend ses droits et qu'il porte la liberté partout où le despotisme a étendu ses chaînes. J'embrasse avec ardeur ces idées nouvelles ! J'espère que, sous le règne du peuple, un homme du peuple sortira de l'ornière, et marquera par son génie parmi ses semblables !… Eh bien ? après des services réels rendus à la République, on m'envoie à Nantes occuper une petite place de greffier dont les appointements suffisent à peine pour nous deux : c'est merveilleux, n'est-ce pas ? voilà où sont venus se briser tous mes rêves de gloire.

CHARLOTTE.
C'est le sort de tous ceux qui comme toi s'enivrent de chimères. Ah ! si tu m'avais toujours écoutée comme dans les premiers jours de notre mariage, nous n'en serions pas là… Tu t'en souviens ? étions-nous contents alors ! Ma tante, la seule parente qui me fut restée, nous devait laisser sa petite fortune…

MORIN, avec dédain.
Quinze cents francs de rente ! quel brillant héritage !

CHARLOTTE.
Il n'est pas brillant ; mais, avec du travail, tu aurais pu l'augmenter. Au lieu de suivre un chemin long, sans doute, mais assuré, tu as voulu tout risquer et tu as tout perdu ! Ma vieille bonne tante qui déjà s'était opposée à mon mariage avec un jeune homme comme toi, sans ordre, sans état, ne put résister au coup que lui porta la nouvelle de ta prison : elle mourut en nous déshéritant.

MORIN, impatienté, et jetant à terre le mouchoir qu'il tient à la main.
Encore des reproches ?..

CHARLOTTE.
Non ! non ! tu sais que je n'ai jamais su que te plaindre ; aucun murmure n'est sorti de ma bouche ; j'ai toujours attendu que je fusse seule pour répandre des larmes…

MORIN, ému.
Pardon ! ma bonne Charlotte ! pardon : tu vaux mieux que moi ; tu ne m'as jamais affligé ; mes erreurs, ma honte même ne t'ont pas éloignée de moi ! avec mes malheurs s'est accru ton attachement. Une femme seule pouvait trouver en elle assez d'amour pour tant d'infortune !

CHARLOTTE.
Voilà comme je t'aime. Tu as bon cœur ; ne le gâte pas ; supporte avec moi tes peines. Tiens ! la bonne action que nous méditons nous attirera la bénédiction du ciel : cours vite chercher ce qu'il faut pour ce déguisement… Va, mon ami ! C'est une fortune que le repos de la conscience.

Morin lui serre la main et sort en la regardant avec affection.

I, 3 – CHARLOTTE, seule.

CHARLOTTE.
Pas de résignation, pas de confiance en la providence ! Il ose se plaindre quand nous avons là un homme jadis riche, noble, et qui, aujourd'hui, attend la mort si l'on découvre son asile. Venez donc envier la grandeur quand elle vous fait proscrire ! Nous autres pauvres, nous dormons tranquilles : nous ne craignons pas que l'on nous condamne ; nous n'aurions pas seulement de quoi payer le bourreau. (Elle s'arrête.) Imprudente que je suis ! parlons plus bas… si le duc entendait ! pourvu que nous réussissions ! je tremble toujours… les perquisitions deviennent de plus en plus actives. (Elle va ouvrir le cabinet.) Venez, venez, monsieur le duc.

Le duc paraît.

I, 4 – D'ALMONT, CHARLOTTE.

CHARLOTTE.
Respirez un peu l'air.

D'ALMONT.
Ô ma généreuse bienfaitrice, que le ciel vous rende ce que vous faites pour moi.

CHARLOTTE.
Il n'y a pas de mérite : c'est un devoir.

D'AMONT.
C'est un mérite quand il y a du danger. Et je sais ce qui vous menace si je suis découvert.

CHARLOTTE.
Est-ce que l'on pourrait agir autrement ? Poursuivi, vous vous refugiez dans cette maison ; vous frappez à ma porte, vous demandez un asile ; j'entends des cris de haine et de vengeance… Dieu m'inspire : je vous fais entrer dans notre chambre, je me mets à crier moi-même ; on monte ; j'indique la fenêtre et le toit ; on tire au hasard quelques coups de fusil, on redescend : vous êtes sauvé ! c'est tout simple. .

D'ALMONT.
Votre modestie ajoute à votre héroïsme.

CHARLOTTE.
Parlons de ce qui nous reste à faire… Ce soir à la brune, nous vous embarquons. Mon mari est allé chercher un déguisement. Mon cousin, matelot, viendra vous prendre. Vous traverserez Nantes avec lui bras dessus bras dessous… Excusez, monsieur le duc, ça ne durera pas longtemps, et puis la nécessité…

D'ALMONT, souriant.
Oh ! je n'ai jamais connu la fierté, et ce n'est pas le moment de l'apprendre… Comment pourrai-je reconnaître tant de bienfaits…

CHARLOTTE.
En les acceptant.

D'ALMONT.
Pourvu que mon évasion ne devienne pas funeste à votre mari.

CHARLOTTE.
N'ayez donc pas peur… il saurait bien prouver… il est connu.

D'ALMONT.
À la bonne heure, cela me rassure, je ne voudrais pas que de si dignes amis…

CHARLOTTE.
Encore !…

D'ALMONT.
Je me tais… Mais, comme il faut tout prévoir, je veux vous confier des trésors que la mort seule peut m'enlever. (Il casse le cordon de soie qui tenait un portrait, qu'il lui donne.) Voici d'abord le portrait de celle qui fut ma fiancée et que je devais épouser si la révolution n'était pas venue.

CHARLOTTE, le regardant.
Qu'elle est jolie ! comme sa figure est douce ! elle doit être bonne… Vous la retrouverez…

D'ALMONT, lui remettant un papier.
De plus – et ma confiance ne vous étonnera pas, car votre dévouement répond assez de votre probité – il y a dans ce papier le secret d'une cachette pratiquée dans mon château et où sont déposées trois cent mille livres en or, que mon père avait réalisées dans les premiers troubles. Si je meurs, vous ou votre mari vous ferez parvenir avec prudence tous ces objets à mademoiselle Sophie d'Enneterre, ma fiancée. Elle a fui la France avec sa mère, la comtesse d'Enneterre, et elles ont choisi pour asile la ville de Francfort, en Allemagne.

CHARLOTTE.
Nous nous ferons un devoir…

D'ALMONT.
Maintenant, c'est une grâce que je veux vous demander. (Il tire de son sein un paquet de lettres qu'il couvre de baisers.) Il faudra donc aussi me séparer de ces gages d'un amour si vrai, si touchant. Voilà ses lettres adorées, les seules amies qui ne m'aient pas quitté ! Je vous les confie : si vous pouvez un jour les rendre à Sophie, vous lui donnerez un instant de bonheur dans son deuil. Une femme seule peut comprendre ce que vaut un pareil trésor : je vous en supplie, promettez-moi de ne les remettre qu'à elle-même et, si cela vous est impossible, promettez-moi de les anéantir.

CHARLOTTE.
Je vous le jure : je ne trahirai pas votre espoir.

D'ALMONT.
Allons, Sophie les reverra, et elle croira me parler encore.

CHARLOTTE.
Pourquoi ces idées ? Vous les lui porterez vous-même, et cela bientôt. (On frappe à la porte extérieure.) Rentrez, rentrez… je crains toujours… ce pourrait être une visite dangereuse. (Elle fait rentrer le duc dans le cabinet qu'elle ferme.) On y va… on y va… Serrons précieusement ces objets… (Elle les met dans le tiroir de la commode.) Si c'était quelqu'un de la police, il serait dangereux de les laisser voir… (On frappe un peu plus fort.) On y va… un peu de patience. (Elle regarde de nouveau le portrait.) Pauvre petite femme ! est-elle jolie !

Elle ferme le tiroir et va ouvrir.

I, 5 – CHARLOTTE, MORIN.

CHARLOTTE.
Ah ! c'est toi… eh bien ?

MORIN, jetant un paquet de hardes sur une chaise.
Voilà tout ce qu'il faut : il sera méconnaissable. (Charlotte va regarder à la fenêtre.) Mais où vas-tu donc ?

CHARLOTTE.
Je veux voir si mon cousin arrive.

MORIN, distrait.
C'est bien ! c'est bien !

CHARLOTTE.
Mon Dieu ! ne change pas ses bonnes intentions ! (Elle regarde à la croisée avec inquiétude.)

MORIN, il prend les hardes.
Serrons cela par prudence en attendant le moment de s'en servir. (Il ouvre le tiroir de la commode et y met les habits.) Que vois-je ? quel est ce portrait ? c'est une femme ! quelle est belle ! quelle dignité ! quelle noblesse ! oh ! c'est une grande dame celle-là !

CHARLOTTE, fermant la croisée.
Il ne vient pas et, pour comble de malheur, la police fait des perquisitions dans cette rue : je tremble !..

MORIN.
Et de quoi ?

CHARLOTTE.
Qu'ils ne viennent ici.

MORIN.
Si nous étions suspects, on aurait commencé par nous. Il n'y a pas de danger, on connaît mon patriotisme. (Avec un air indifférent, et lui montrant le portrait.) Ma bonne amie, qu'est-ce que cela ?

CHARLOTTE.
C'est le portrait de la jeune demoiselle qui devait épouser le duc. Hein ? comme elle est jolie !

MORIN, troublé.
Celle qui devait épouser le duc… (Avec insouciance.) Oui, elle n'est pas mal.

CHARLOTTE.
Dis donc quelle est charmante ! Quel dommage d'être séparés !

MORIN.
C'est vrai ! son époux serait bien heureux ! J'ai lu dans ses mémoires comment il a reçu d'elle ce présent !

CHARLOTTE.
Ensuite, voilà un papier où se trouve un secret ; c'est celui d'une cachette où son père a déposé cent mille écus…

MORIN.
Cent mille écus ! quel trésor ! mais c'est à en perdre la tête !

CHARLOTTE, à part.
Voilà tout ce que j'ai à lui dire ; je ne dois pas lui parler des lettres. (Haut.) Ajoute à cela toutes ses propriétés et celles que sa femme lui apportera en mariage !

MORIN.
Ce duc était insolemment favorisé par le hasard !

CHARLOTTE.
Juge s'il fallait mourir et perdre tout cela !

MORIN.
C'est vrai ! on tient à la vie quand elle s'offre si belle !

CHARLOTTE.
Si notre projet échoue, s'il meurt, il me prie d'envoyer ce portrait et cette note à mademoiselle Sophie d'Enneterre, retirée en Allemagne, à Francfort, avec sa mère.

MORIN, à part.
Quelle pensée infernale !… C'est bien horrible ! mais aussi cette fortune, cette fortune !

CHARLOTTE.
Qu'as-tu donc ? quelle agitation ?..

MORIN.
Ah !… (À part.) Mon Dieu ! soutenez-moi ! (Haut.) Tu dis que la police visite les maisons voisines ?

CHARLOTTE.
Oui !

MORIN.
Fais prendre au duc son déguisement.

CHARLOTTE.
Pourquoi…

MORIN.
Un pressentiment me dit qu'il n'est pas en sûreté chez nous !

On frappe ; ils restent silencieux.

CHARLOTTE.
N'ouvre pas !

On frappe de noaveau.

 UNE VOIX.
Ouvrez, au nom de la loi !

MORIN.
Au nom de la loi, c'est fini !

CHARLOTTE, allant ouvrir.
Le malheureux, il est perdu !

I, 6 – CHARLOTTE, MORIN, UN COMMISSAIRE DE POLICE, UN PORTEUR D'EAU, Gardes.

CHARLOTTE.
Que demandez-vous, citoyens ?

MORIN, saisissant sur la table les papiers qu'il lisait, et les cachant sous son habit.
C'est un homme mort : ses papiers sont à moi !

LE COMMISSAIRE.
Vous cachez un ennemi de l'État !

CHARLOTTE.
Non, non !… on vous a trompé.

LE COMMISSAIRE.
Nous en sommes assurés !

LE PORTEUR D'EAU.
Ne les écoutez pas, citoyen commissaire : je l'ai vu par la petite fenêtre… il est dans le cabinet.

CHARLOTTE, se jetant à genoux et barrant l'entrée du cabinet.
Grâce pour lui ! grâce !

LE COMMISSAIRE, la repoussant.
Respect à loi ! (Il entre dans le cabinet suivi de ses gardes.) Allons, monsieur le duc, il faut nous suivre.

LE DUC.
C'est bien, je vous suis !

Il paraît sur le seuil eu cabinet.

LE PORTEUR D'EAU.
J'ai gagné ma prime.

MORIN, entrebaillant la porte extérieure.
Je n'ai pu le sauver ! allons, le sort l'a voulu ! cent mille écus et cette femme !

Il disparaît.

LE COMMISSAIRE, à Charlotte.
Vous aussi ! la loi vous condamne… Nous vous arrêtons…

CHARLOTTE.
Oh ! mon Dieu !… (Elle voit que Morin est sorti.) Mon mari est sauvé !…

 

ACTE II

Francfort, 1794. Un appartement sombre, antique, boisée ; des vieux portraits allemands. Table à thé, fauteuils anciens ; tapisseries, etc.

II, 1 – MARTHE, FLANHEIM, Domestiques.

MARTHE.
Allons ! allons ! dépêchons-nous ! mademoiselle va se lever. Mais finissez votre ouvrage sans la réveiller. En vérité, il fallait émigrer en Allemagne pour être si mal servis.

FLANHEIM.
Mamselle, être venu ce matin un monsir demander si être ici le logement de mamselle Sophie t'Enneterre.

MARTHE.
Quel air avait-il, ce monsieur ?

FLANHEIM.
Li être un bel homme.

MARTHE.
Qu'as-tu répondu ?

FLANHEIM.
Ia, montsir, être ici le logement de mamselle Sophie t'Enneterre.

MARTHE.
Très bien répondu pour un Allemand.

FLANHEIM.
Maintenant, mamselle, allir voir si le souisse avre reçu les journals français.

MARTHE.
Bien ! dépêche-toi ; nous y trouverons peut-être de bonnes nouvelles.

FLANHEIM.
Fous être fort drôle, mamselle ; vous être Française et appelir bonne nonvelle quand les Français être battus !

MARTHE.
C'est qu'ils ont besoin de fameuses corrections, les Français.

FLANHEIM.
Moi, être un Allemand bien tranquille, ne pas concevoir ce que vous avoiz à en vouloir à eux.

MARTHE, avec importance.
Comprend-on un peu la politique en Allemagne ?

FLANHEIM.
Ia… ia…

MARTHE.
Vous allez savoir ce que nous avons à leur reprocher.

FLANHEIM.
Ia, ia, mamselle.

MARTHE.
D'abord, ils ont tout dérangé.

FLANHEIM.
C'est-à-dire, ils ont dérangé fous.

MARTHE.
Autrefois il n'y avait en France que des maîtres et des esclaves : ils veulent à présent qu'il n'y ait pas d'esclaves et qu'il n'y ait plus que des maîtres.

FLANHEIM.
la, ia… ça me semblir bien naturel.

MARTHE.
Alors, ils se sont réunis, et ils ont mis le feu aux châteaux.

FLANHEIM, riant.
Ah ! ah ! le superbe feu, cela avre dû être.

MARTHE.
Et puis, ils ont dit qu'ils avaient des droits, qu'ils voulaient être libres.

FLANHEIM.
Peste ! eux ne être pas dégoûtés ! le liberté !… être un' cholie chose.

MARTHE.
Et puis, ils ont pris les biens des nobles.

FLANHEIM, riant.
Ah ! ah ! ah !

MARTHE.
Et puis, ils ont pris les biens des prêtres.

FLANHEIM, prenant une gravité risible.
Oh ! oh ! oh ! le français être un peuple qui aimer beaucoup se divertir.

MARTHE.
Imbécile ! vous n'entendez rien au gouvernement. Allez à l'antichambre, et ne vous mêlez pas des affaires de vos maîtres.

FLANHEIM.
Pardon, excuse, mamselle… c'est que le français, il aimer bien à se divertir.

Il sort.

II, 2 – MARTHE, seule.

MARTHE.
Est-il insolent ce valet… c'est l'effet du progrès des lumières !.. ça raisonne ! ça donne son avis !… ça parle français comme un Suisse… eh bien ? ça se mêle à la conversation… ça a son opinion comme nous autres !… les domestiques ne sont plus reconnaissables !… Je vous demande si on aurait vu cela avant la révolution !.. (Elle voit Valincourt.) Ah ! monsieur le marquis de Valincourt : en voilà un qui n'a pas changé.

II, 3 – MARTHE, VALINCOURT.

VALINCOURT.
Bonjour, Marthe.

MARTHE.
Je vous salue, monsieur le marquis.

VALINCOURT.
Et ta maîtresse, comment va-t-elle ? Je l'ai laissée souffrante, hier soir.

MARTHE.
Elle repose ; elle ne s'est endormie qu'au jour. Il faut que la fatigue l'accable pour qu'elle ferme un moment les yeux ; elle est si faible que je tremble sans cesse. Songez donc, à vingt-quatre ans, privée de ses biens, exilée ! Pour comble de chagrins, elle a perdu sa mère !… Il n'en faut pas tant pour tuer une jeune fille.

VALINCOURT.
Ne penses-tu pas qu'il y ait encore à sa mélancolie une cause qu'elle nous cache…

MARTHE.
Je ne sais pas.

VALINCOURT.
Est-ce que l'amour n'y serait pas pour quelque chose ?

MARTHE, avec un soupir.
Oui, oui, monsieur le marquis, l'amour y est pour quelque chose.

VALINCOURT.
Même avant de perdre sa mère, elle était toujours rêveuse comme aujourd'hui ; je te réponds qu'il y a de l'amour sous jeu.

MARTHE.
C'est ce que je vous dis. Vous savez pour qui ?

VALINCOURT.
Oui, je le sais ; mais toi, cherche !

MARTHE.
Que je cherche ?

VALINCOURT.
Tu ne vois pas… tu es donc aveugle ?

MARTHE.
Ah ! ah ! c'est vous, monsieur le marquis ! Vous pensez avoir produit sur elle une impression…

VALINCOURT, piqué.
Et pourquoi pas ? est-ce que tu crois que mon nom, ma naissance, ma famille… ?

MARTHE.
Votre nom, votre naissance, votre famille, tout cela est en France… et les absents ont tort !

VALINCOURT.
Mais je suis ici, moi, et je parle pour moi.

MARTHE, à part.
Mauvais moyen de gagner son procès.

VALINCOURT.
J'ai beaucoup d'espoir… elle n'a pas d'autre société… à qui veux-tu quelle pense ? puisqu'elle ne voit que moi, je dois obtenir la préférence.

MARTHE.
Vous oubliez M. le duc d'Almont, avec qui on l'a fiancée à l'âge de dix ans, mon petit Alfred que j'ai nourri de mon lait et que j'appelais mon fils ! En voilà un qui était bon, charitable, généreux ! pas plus fier que s'il avait été élevé avec nous au village !… Pourvu qu'il soit vivant encore, ce brave jeune homme ! Eh ! mon Dieu, s'ils en veulent tant aux nobles, qu'ils nous prennent nos châteaux, nos terres, nos bois, mais qu'ils nous laissent la vie ! Je donnerais dix ans de la mienne pour savoir ce qu'il est devenu !

VALINCOURT.
Est-ce que tu ne t'en doutes pas ?

MARTHE.
Non ! on n'en a pas entendu parler depuis le jour où madame est venue chercher un refuge en Allemagne.

VALINCOURT.
Ah ! mon pauvre cousin… Je crains bien d'être forcé d'hériter de son patrimoine, et de porter un jour le titre de duc… Il est resté là-bas, dans la bagarre… Ceux des nobles qui ne sont pas partis avec nous… vois-tu… bonsoir !

Il fait un geste.

MARTHE, à part.
Le mauvais cœur !

VALINCOURT.
Tu conçois quel parti avantageux je deviens pour Sophie : elle ne me refusera pas.

MARTHE.
Mais votre duché et vos biens ne vous reviendront pas de si tôt, du train dont les choses vont en France.

VALINCOURT.
Ah ! tu veux parler des victoires de la République ! de la défaite de nos armées, de la déroute des princes alliés, de la grandeur naissante de Bonaparte. Rassure-toi, tout cela est arrangé pour nous. Je vais te dire un secret, mais un secret…

MARTHE.
Quel bonheur ! dites !

VALINCOURT, la prenant par le bras et l'amenant sur le bord de la scène.
Bonaparte est dans notre manche.

MARTHE.
Bah !

VALINCOURT.
Bonaparte est à nous. J'ai vu le traité signé de sa main : il va pacifier la France et, quand tout lui sera soumis, il rendra le trône aux Bourbons.

MARTHE.
Comment ! il aurait la simplicité ?

VALINCOURT.
C'est ce qu'il a de mieux à faire. Mais aussi on ne sera pas ingrat : on lui donnera une jolie place, la croix de Saint-Louis et une pension.

MARTHE, enchantée.
Et tout le monde sera content… Bravo ! quel digne homme que ce M. Bonaparte ! je ne l'oublierai pas dans mes prières.

VALINCOURT.
C'est très bien : il faut être dévoué à ses maîtres légitimes. Moi aussi je ferai des vœux pour eux. Avec ces auxiliaires puissants, nous ne pouvons pas tarder à rentrer chez nous, et tout ce déménagement n'aura servi qu'à me donner la fortune de mon cousin et à me faire duc.

II, 4 – MARTHE, VALINCOURT, SOPHIE

SOPHIE, une brochure à la main.
Marthe !

MARTHE, empressée.
Ah ! ma bonne demoiselle… eh bien ? cette santé ?…

Elle la fait asseoir, lui donne un petit tabouret.

VALINCOURT.
Daignez accepter ma main.

Il lui offre la main, la mène respectueusement à son fauteuil, lui donne son mouchoir qu'elle a laissé tomber, etc., etc.

MARTHE, à Valincourt, avec humeur.
Ne soyez pas si aimable : l'autre peut revenir.

VALINCOURT.
Tant mieux : cela se retrouvera. (Il prend la brochure que Sophie a mise sur la table.) Quelle est cette brochure ?

SOPHIE.
Elle est arrivée hier de Paris : c'est un recueil de faits relatifs ù la révolution française… je cherche avec empressement tout ce qui s'y rattache… j'en ai lu hier soir une partie… C'est une lecture bien douloureuse !

VALINCOURT.
Si vous le permettez, je la continuerai avec vous…

SOPHIE.
Volontiers ! après le déjeuner, nous parcourerons les chapitres les plus importants.

MARTHE.
Mademoiselle veut-elle qu'on serve le déjeuner ?

SOPHIE.
Oui, ma bonne.

Marthe tire un cordon de sonnette : Flanheim paraît.

MARTHE, avec importance.
Servez-nous ! le thé !

Flanheim sort et reparaît avec un plateau et le thé.

SOPHIE, à Marthe.
Marthe, laisse-nous.

MARTHE, aux domestiques.
Sortez.

Elle va, vient et entre dans la chambre de Sophie.

 II, 5 – SOPHIE, VALINCOURT.

SOPHIE.
Monsieur le marquis, vous me tiendrez compagnie.

VALINCOURT, ravi.
C'est un honneur… (Il prend un siège et s'assied à la table.)

SOPHIE, lui offrant du thé.
Voulez-vous.

VALINCOURT.
C'est un honneur… (À part.) Ces politesses-là ne sont pas naturelles : elle en tient pour moi, voici l'instant de me déclarer.

SOPHIE, déjeunant.
À quoi pensez-vous donc ?

VALINCOURT.
Je pense qu'il est fort ennuyeux d'être éloigné de ses biens, de vivre en pays étranger, dans un climat noir et brumeux, et que les Français ne se conduisent pas avec nous en gens comme il faut.

SOPHIE.
Il est vrai qu'ils nous traitent un peu sévèrement. Mais que voulez-vous ? dans les époques de trouble, plus d'un innocent a souffert des maux qu'il n'avait point causés. Heureux du moins qui peut dans l'exil retrouver ceux qui lui sont chers : l'amitié fait partout une patrie.

VALINCOURT.
(À part.) Ces mots ont un sens très clair. Il faut s'expliquer. (Haut.) Oui, mademoiselle, partout on peut se croire dans sa patrie ; mais il n'y a qu'un mari qui puisse rendre l'illusion complète.

SOPHIE.
Un mari !

VALINCOURT, voulant se mettre à genoux.
Oui, divine Sophie… et c'est à genoux que je vous demande ce titre.

SOPHIE, avec un sourire grave.
Ne vous mettez pas à genoux, marquis, et écoutez-moi. Vos assiduités m'ont exprimé vos espérances ; un sentiment plus vif que la pitié vous intéresse à mon malheur ; enfin, ce n'est pas un indifférent qui vient me consoler.

VALINCOURT.
Elle m'a compris… (Haut. ) Oh ! oui, vous m'avez deviné… mon cœur plein d'une passion…

SOPHIE.
À dix ans, je fus fiancée au duc d'Almont, votre parent.

VALINCOURT, à part.
Prétérit passé… revenons au futur.

SOPHIE.
Son éducation et plus tard le soin de son avancement le força de partir pour Paris ; il devait m'épouser à son retour. Mon attachement s'augmenta par l'absence, et les lettres que je lui écrivais lui peignaient ma tendresse et lui juraient fidélité ! Depuis, ses traits se sont effacés de ma mémoire… si je le voyais, ce ne sont pas mes yeux, c'est mon cœur qui le reconnaîtrait.

VALINCOURT.
Après une si longue absence, il est très heureux pour lui que votre cœur…

SOPHIE.
Au moment où mon fiancé allait revenir prendre le nom de son père et me donner le sien, la révolution éclata. Ma mère, effrayée, partit, quitta la France et fixa son séjour où nous sommes. Bientôt, elle succomba aux douleurs de l'exil : elle mourut en me bénissant et en priant Dieu de veiller sur l'orpheline.

VALINCOURT.
Orpheline… pas du tout ! Vous avez des biens : dans cette ville même où naquit votre mère, vous possédez une fortune suffisante aux besoins d'une noble maison.

SOPHIE.
Vous comprenez donc, monsieur le marquis, ma réponse formelle : fiancée au duc que j'aime, nos nœuds ne peuvent être rompus que par sa mort.

VALINCOURT, à part. Il y a de l'espoir. (Haut.) Depuis les événements importants de la république, aucun renseignement sur lui ne vous est parvenu ?

SOPHIE, avec douleur.
Non, aucun.

VALINCOURT.
C'est fort gênant pour tout le monde… Un homme qui sait vivre doit être plus poli et, vivant ou non, on donne de ses nouvelles : je m'en occuperai.

SOPHIE, avec grâce.
Vous m'obligerez… par tous les moyens possibles, tirez-moi d'incertitude : je vous en aurai une reconnaissance éternelle.

VALINCOURT.
On le saura. (À part.) S'il ne faut qu'un extrait mortuaire pour qu'elle m'aime, je suis tranquille : on se chargera de l'extrait mortuaire.

SOPHIE, revenant s'asseoir.
Vous m'avez offert…  (Elle montre le livre.)

VALINCOURT.
Avec plaisir. (Il feuillette la brochure.)

SOPHIE.
Au hasard, voyez, à la table, ce qui vous paraîtra le plus digne d'attention…

VALINCOURT, lisant.
Hum ! « Arrêtés du comité de salut public… Décret concernant… Liste des victimes de 93… »

SOPHIE.
Voilà qui nous intéresse particulièrement… Liste fatale ! je voudrais la connaître toute entière.

VALINCOURT, lisant.
« Noyades de Nantes… Hum, hum ! Le curé de Saint-Maxens… »

SOPHIE.
C'était un digne vieillard !

VALINCOURT.
« Le receveur des contributions du Bocage… Le comte de Norville… Le duc d'Alm… » (Il s'arrête.)

SOPHIE.
Eh bien ! qu'avez-vous ?

VALINCOURT.
Rien, rien ! mais…

SOPHIE.
Continuez…

VALINCOURT.
Plus tard… ces renseignements vous affligent… et…

SOPHIE.
Votre refus m'épouvante… Parmi ces noms, verriez-vous quelqu'un de notre famille… Ah ! depuis longtemps je suis habituée au malheur… je puis tout apprendre !

VALINCOURT.
Vous voulez… eh bien ! eh bien ! (Continuant.) Le duc… le duc d'Almont !

SOPHIE.
D'Almont… ah ! j'en avais le pressentiment. (Elle courbe sa tête sur la table.)

MARTHE.
Mon fils ! mon enfant est mort !

VALINCOURT.
C'est incontestable… Mon cousin le duc n'est plus (À part.) Je n'ai jamais lu de livre qui m'ait fait plus de plaisir.

SOPHIE.
Il est mort ! lui ! si noble ! si pur de tout crime !

MARTHE.
Qui n'a jamais ouvert la main que pour donner son bien aux pauvres.

SOPHIE.
Abandonné de tous ! et je n'étais pas là pour le soutenir, pour mourir avec lui !

Marthe est affligée ; mais elle tâche de consoler sa maîtresse.

VALINCOURT.
Consolez vous, mademoiselle ; si le duc n'est plus, soyez sûre que mes soins, ma tendresse, mon amour…

SOPHIE.
Votre amour !… Vous parlez de le remplacer dans mon cœur quand il est mort victime de son dévouement et de son courage… Égoïste ! qui n'avez su que fuir le danger, qui n'avez disputé ni votre roi à ses ennemis, ni vos parents à la mort ! Allez, ces crimes sont encore plus les vôtres que ceux du peuple… Le sang retombe sur le lâche qui l'a laissé répandre ou qui n'a pas su le venger.

MARTHE.
Calmez-vous,mademoiselle… c'est peut-être une annonce fausse ; dans le trouble, un même nom, que sais-je ?… on en a vu de plus étranges… Quelque chose me dit là que mon Alfred est vivant !

SOPHIE.
Comment pourrais-tu croire…

MARTHE.
Je ne crois pas, j'en suis sûre… Si celte nouvelle était vraie, j'en serais morte.

SOPHIE.
Ah ! j'en mourrai moi-même…

MARTHE.
Non, vous vivrez pour l'attendre et pour l'épouser.

SOPHIE.
Je lui ai juré fidélité, et je tiendrai ma promesse ! Après lui, que me resterait-il sur la terre ?

Valincourt veut parler, Marthe l'en empêche.

MARTHE.
Pouvez-vous parler ainsi devant nous…

VALINCOURT.
Devant nous ?

SOPHIE.
Oui, ma bonne, tu m'aimes, je le sais… je t'aime aussi, moi. Mais cet amour que je pleure, tu ne pourrais pas le comprendre : vois-tu… n'avoir qu'une pensée, qu'une âme à deux, être heureux des mêmes joies, malheureux des mêmes peines ; gémir, espérer, mourir ensemble, voilà l'amour que je veux ! voilà le sentiment qui me soutenait dans l'exil… Il respire ! ce mot animait mon courage… Un jour, me disais-je, sa tendresse sera ma récompense… Quelle ivresse, quel bonheur pour Alfred quand il saura que mon cœur le suivait au milieu des dangers, priait pour ses jours et se gardait pour lui seul, toujours dévoué, toujours tendre ! Pardon, monsieur le marquis, ma douleur est si vive…

VALINCOURT.
Oui, oui, je comprends… (À part.) Avec ça qu'une douleur pareille n'est pas faite pour me rassurer…

II, 6 – SOPHIE, VALINCOURT, MARTHE, FLANHEIM.

FLANHEIM, une lettre à la main.
Mamselle, le montsir de ce matin m'avoir tout à l'heure remis cette lettre pour vous… lui, attend la réponse.

SOPHIE.
Donnez…(Elle lit.) « Ma chère Sophie, craignant de vous causer une surprise funeste, je vous écris pour vous prévenir qu'après bien des dangers je suis près de vous, et que… » (S'interrompant.) Qui donc peut ainsi… (Elle regarde la signature.) D'Almont ! (À Flanheim.) Qui t'a remis cette lettre ? Où est-il ? qu'il vienne !

Elle s'élance à la porte et reparaît, soutenue dans les bras de Morin.

II, 7 – SOPHIE, VALINCOURT, MARTHE, FLANHEIM, MORIN.

SOPHIE.
Alfred ! mon ami ! (À Marthe.) C'est lui, il respire !

VALINCOURT.
Il n'est pas mort.

MARTHE.
Je l'avais bien dit… (Elle s'approche de Morin et lui baise la main.)

MORIN, serrant Sophie dans ses bras.
Sophie ! ma chère Sophie…

SOPHIE, émue.
Ah ! je ne puis supporter tant de bonheur…

MARTHE.
La joie… le saisissement… ce ne sera rien…

MORIN, à part.
Elle est encore plus belle que son portrait. (Haut.) Sophie ! mon amie, revenez à vous ! c'est moi qui vous aime.

MARTHE.
Elle revient… ah ! elle ouvre les yeux.

SOPHIE, regardant Morin avec amour.
Ils t'ont donc épargné ! (Regardant le ciel.) Mon Dieu ! pardonnez à la France !

VALINCOURT, s'approchant de Morin.
Permettez-moi, mon cher cousin, de vous exprimer les sentiments avec lesquels…

MORIN.
Monsieur, soyez sûr… ! (À part, avec réflexion.) C'est mon cousin…

MARTHE.
Fi ! que c'est laid d'arriver comme ça sans vous prévenir… tu aurais pu nous faire étouffer de joie.

MORIN, à part.
Quelle est cette femme ?

MARTHE.
Comme tu as changé dans ta prison ! (Elle le retourne, le regarde de tous les côtés.) En vérité, si ce n'était pas toi, je ne te reconnaîtrais pas.

MORIN.
Oh ! vous êtes bien bonne… vous ne m'avez donc pas oublié !

MARTHE.
C'est-y Dieu possible ? je n'ai au monde que toi et mamselle. C'est plutôt toi qui m'as oubliée ! est-ce comme cela qu'on revoit une mère nourrice ?

MORIN, s'approchant d'elle et lui serrant les mains.
Pardon ! pardon, ma bonne mère, mais souvent ma tête… le froid des cachots…

SOPHIE.
Elle et moi, nous n'avons parlé que de vous pendant votre absence.

VALINCOURT.
Nous avons tous parlé de vous.

MORIN, s'inclinant.
Merci, mon cher cousin.

VALINCOURT.
Et nos amis, en savez-vous des nouvelles ?

MORIN.
Par ouï dire : rien de bien précis.

VALINCOURT.
Qu'est devenu le marquis de Breteuil ?

MORIN.
Fusillé !

VALINCOURT.
Oh ! mon Dieu ! Et d'Anthenay ?

MORIN.
Assommé.

VALINCOURT.
Voyez-vous ! D'Armantière ?

MORIN.
Pendu.

VALINCOURT.
Peste ! on est mieux ici que là-bas ! et Marcilly, Villecourt, Monbelle, Valdeuil ?

MORIN.
Ah ! monsieur, vous allez plus vite que la révolution !

VALINCOURT.
Ne vous fâchez pas, cousin, je croyais pouvoir…

MARTHE, à part.
Tiens, comme il est devenu brusque !

SOPHIE.
M. le marquis, le jour de son arrivée… laissez-lui un peu de calme… plus tard… soyez assez bon…

MARTHE, au marquis.
Vous ne voyez donc pas que nous les gênons.

VALINCOURT, piqué.
C'est différent ; je croyais pourtant… Écoutez donc ! on a si peu de nouvelles ici… Pardon ! j'ai bien l'honneur…

MARTHE, regardant Sophie et Morin.
Sont-ils heureux !

VALINCOURT, revenant.
Pensez-vous qu'on nous rendra nos biens ?

MORIN.
Eh ! monsieur…

Marthe entraine Valincourt qui sort en disant : "Voilà un revenant qui ne me revient pas du tout".

II, 8 –  SOPHIE, MORIN.

MORIN.
Enfin, nous voilà réunis, quel bonheur !

SOPHIE.
Vous avez donc bien souffert ?

MORIN.
Oh ! oui… De loin, dans le calme d'une province, on n'entend le bruit des révolutions que comme un écho lointain ; mais lorsque la foudre gronde, éclate près de vous, alors on frémit de tout son être et l'on pâlit devant cette mort qui reste devant vous, terrible et menaçante ! Mais, au milieu de tous mes tourments, vos gages d'amour m'ont consolé, fortifié ! Dans les cachots, je couvrais de baisers ce portrait, et j'attendais l'échafaud !

SOPHIE.
L'échafaud ! voilà ce qu'on réservait à l'héritier des ducs d'Almont.

MORIN.
C'est là que se tranchaient les destinées de la monarchie française.

SOPHIE.
Mais comment avez-vous pu échapper ?

MORIN.
Oh ! cela… c'est un drame tout entier. Un jeune homme, sa femme m'ont reçu, m'ont caché ; j'ai été saisi, mené à la mort. Je remets à vous raconter tout, quand j'aurai pris un peu de calme. Ne troublons pas les premiers moments de mon retour par ces images sombres : trop de sang a rougi ma mémoire pour le faire encore couler sous vos yeux ; ne parlons pas de deuil, de regrets, parlons d'amour ! parlons de bonheur !

SOPHIE.
D'amour ! oui ! mais de bonheur !… la perte cruelle dont mon cœur saigne encore… Vous ne me demandez pas où est ma mère ?

MORIN.
Ah ! grand Dieu !.. quoi ?.. est-ce que…

SOPHIE.
Vous ne la verrez plus.

MORIN.
Pauvre Sophie !

SOPHIE.
Vous la regretterez, vous qu'elle aimait tant ! elle a prodigué des soins à votre enfance ! que de pleurs nous avons versés toutes deux en pensant à votre captivité ! elle n'a pu résister aux douleurs de l'exil ! j'ai reçu son dernier soupir ! c'est alors que, les yeux levés au ciel, elle me fit jurer devant Dieu de n'avoir jamais d'autre mari que vous. J'en ai fait le serment ! je vous aurais attendu jusqu'à la mort.

MORIN.
Ô généreuse et fidèle amie !

SOPHIE.
Je serai plus pour vous ; je l'ai promis à ma mère expirante : ces promesses-là sont sacrées…

MORIN, à part.
Sans le mariage, point de fortune ! n'hésitons pas ! (Haut.) Ah ! ne retardons pas ces moments d'ivresse dont l'espoir pouvait seul adoucir mes tortures ! Hâtons-nous de nous enchaîner l'un à l'autre, pour que rien dans le monde ne puisse nous désunir.

SOPHIE.
Vous le voulez… eh bien… demain…

MORIN, à part.
Demain… (Haut.) Jusque-là je compterai toutes les heures.

SOPHIE.
Demain, Alfred ! nous ne craindrons plus d'être séparés.

MORIN.
Ah ! ma Sophie !

SOPHIE.
Des troubles peuvent agiter même l'Allemagne, notre asile… Eh ! bien, une fois unis, viennent les voyages lointains et les exils ! Avec vous, appuyée sur votre bras, les fatigues me seront douces : partout où je vous suivrai, je me croirai dans ma patrie et, si je meurs, je mourrai votre épouse.

MORIN.
Quel trésor, quel héroïsme !

SOPHIE.
Tu parais étonné ? tu as donc désappris à me connaître ?

MORIN.
Oh ! je ne suis pas étonné, j'admire ! C'est qu'il m'est bien permis, à moi qui, pendant trois ans, me suis fatigué au spectacle de tant d'horreurs, il m'est bien permis de demander quel Dieu t'a donné tant de grandeur d'âme et de dévouement.

SOPHIE.
Ainsi Alfred, demain j'aurai accompli le vœu de ma mère ; je vous aurai payé de toutes vos souffrances.

Elle lui tend la main, Morin y dépose un baiser.

II, 9 – MORIN, seul.

MORIN.
Demain, nous serons unis ! elle m'a fait frissonner jusqu'au fond de l'âme. Me marier ! lorsque déjà une femme… Il fallait bien m'attendre à ce dangereux dénouement de mon entreprise ; enfin, m'y voilà jeté, il n'y a plus à reculer, il faut épouser Sophie ! car avec elle fortune, avenir ; et sans elle rien… rien que la misère ! Tout a semblé d'ailleurs me pousser à mon but !.. À Nantes, depuis quelque temps, des pensées étranges fatiguaient mon cerveau. Malgré mes efforts, le duc d'Almont est pris, mené au supplice, plongé dans les eaux où il trouve la mort… Soudain, mes idées confuses s'éclaircissent ; je conçois un plan audacieux, terrible… En revenant chez moi, j'apprends au milieu de la foule que Charlotte, arrêtée pour avoir caché un proscrit, attend dans les prisons le châtiment du proconsul. Je pars pour ne plus reparaître, emporté malgré moi par cet avenir dont je méditais la conquête. Je parcourus à pied la moitié de la France, l'Allemagne, et me voici ! Maintenant examinons ma position. Le duc d'Almont a cessé de vivre ; c'en est fait, je ne suis plus Morin, marié à Nantes ; je suis le duc d'Almont ; je n'ai plus de souvenir du passé… je ne connais pas Charlotte… Dans quelque temps, Sophie et moi, nous reviendrons en France ; mes biens ne seront point frappés par la loi : le duc d'Almont n'avait pas émigré… le directoire me rendra tout, et, par la seule force de ma volonté, j'aurai conquis cette haute position qui fut vingt ans le rêve de ma vie… Mais pénétrons-nous bien de l'esprit de mon rôle !… Qu'est-ce que ce cousin ? un noble, bien entiché de son nom, sans doute ; bien vain, bien sot… j'en ferai ce que je voudrai… Quant à Sophie, elle aime : elle sera aveugle… Il n'y a de gênant que cette femme qui m'a nourri, qui m'a élevé ! elle me connaît comme une mère ; c'est-là l'écueil ! il faudra l'éviter… Quelques jours de prudence, seulement et je n'aurai plus besoin de contrainte. (On entend des cris, des coups de fusil.) Qu'est-ce que cela ?

II, 10 – MORIN, SOPHIE, MARTHE, VALINCOURT, FLANHEIM, Domestiques.

FLANHEIM et les domestiques.
Vive le duc d'Almont ! vive la duchesse d'Almont !

MARTHE.
Soyez tranquilles, il est généreux. il vous donnera un beau pourboire ! (À Morin, en lui désignant Valincourt.) Monsieur le marquis est un de vos témoins !

SOPHIE.
Mon ami, je n'ai pu résister à l'empressement de ces braves gens qui veulent fêter votre retour et notre union.

MORIN. Puissé-je être toujours digne de vous et de votre amour !

SOPHIE.
Venez, mon ami ! nous avons un devoir sacré à remplir : allons tous deux prier sur le tombeau de ma mère.

MORIN.
Je vous suis ! (À part.) Me voilà au but ! être flétri ou riche !

II donne la main à Sophie et il sort avec elle au milieu des cris de "Vive le duc ! vive la duchesse d'Almont !"

ACTE III

France, 1798. Au chateau d'Almont. Une bibliothèque à plusieurs portes au fond en vitres et s'ouvrant sur un jardin. Entrée à droite, et à gauche, dans les appartements.

III, 1 – MARTHE, SOPHIE, travaillant à une tapisserie.

MARTHE.
Vous avez beau dire, madame, je ne reconnais plus monsieur… lui qui, tout jeune encore, promettait d'être si bon, si indulgent, il est devenu sévère, rigoureux et fier surtout… C'est bon pour les parvenus, la fierté ; mais un noble de père en fils, pourquoi serait-il fier ? Ici, autrefois, on n'aurait jamais pensé à renvoyer un domestique… on les gardait comme des tableaux de famille, quoi ! aujourd'hui, tableaux et domestiques, tout ça voyage : il met les uns à la porte et les autres au grenier… Voilà qui lui fait des ennemis dans le canton…

SOPHIE.
Excuse-le, les malheurs auront aigri son caractère… Il faut beaucoup lui pardonner, il a beaucoup souffert, il semble même que sa raison ait été altérée… ses souvenirs sont confus… à peine se reconnaît-il dans ce château où il a passé son enfance.

MARTHE.
Il n'y a qu'une chose qu'il a bien retrouvée, c'est la cachette aux cent mille écus.

SOPHIE, se levant avec un peu de vivacité.
Marthe, tu oublies que tu parles de mon mari…

MARTHE.
Pardon, pardon ; mais je ne puis garder ce que j'ai sur le cœur… il ne m'aime plus… moi qui l'ai nourri, porté dans mes bras tout petit, moi qui le berçais le soir en lui chantant :
Dormons, petit,
Point ne t'éveille ;
Car le loup veille
Toute la nuit.
Cette chanson, il la répétait encore avec moi la veille de son départ… depuis qu'il est ici, il n'en a pas dit une note ; il ne chante plus : il n'a pas la conscience nette.

SOPHIE.
De la patience ! ma bonne, de la patience ! va, j'en ai besoin moi-même, puisqu'il faut te l'avouer, je ne le reconnais plus : il est sombre, mystérieux, un rien le choque, l'irrite… il s'emporte ! Il s'apaise bientôt, il est vrai ; mais mon cœur a été déchiré, et ces blessures-là sont lentes à guérir… Il n'a pas de confiance en moi… Je sens bien qu'il me cache quelque chose ! tu vois que j'ai à souffrir aussi : imite-moi, ne te plains pas !

MARTHE.
Oh ! oui, je tâcherai… Vous avez des chagrins ! je n'en ai plus, moi… je n'en ai pas… je n'ai de peines que les vôtres !

SOPHIE.
Ne lui laisse rien voir : j'espère que ma tendresse sera plus forte… je dissiperai les nuages que les persécutions ont laissés dans son âme… Il vient ! songe à mes recommandations… vas, je t'attends.

MARTHE.
Oui, madame.

III, 2 – MARTHE, SOPHIE, MORIN.

MORIN, à la cantonnade.
C'est à n'y pas tenir… (Il entre en colère.) Marthe, le jardinier que j'ai renvoyé est revenu malgré mes ordres… ce brutal a osé pénétrer jusqu'en mon cabinet pour me fatiguer de ses doléances.

MARTHE.
Mais, monsieur, ce brave homme…

MORIN.
C'est un coquin ! vous savez que je vous avais expressément défendu de laisser jamais entrer qui que ce soit sans l'annoncer.

MARTHE.
Jamais pareil ordre ne s'est donné dans la maison.

MORIN.
Eh bien ! ce qu'on n'a pas fait, on le fera… On change.

MARTHE.
Mais jamais dans la maison on n'a…

MORIN.
Vous m'entendez… si cela vous arrive encore, je vous chasse…

MARTHE, anéantie.
Me chasser ! c'est la première fois que j'entends ce mot-là depuis quarante ans que je suis dans la famille… me chasser ! me chasser ! (Elle pleure.)

SOPHIE, l'apaisant.
Calme-toi ! tu sais ce que tu m'as promis…

MARTHE.
Oui, madame.

MORIN, à part.
Maudit caractère ! qu'ai-je fait ?

MARTHE.
Je ne pleure pas, madame. (Elle tâche de renfoncer ses larmes.) C'est égal, me chasser ! on ne m'aurait pas dit ça avant la révolution !

Elle sort en retenant ses larmes qui la suffoquent.

III, 3 – SOPHIE, MORIN.

SOPHIE.
Humilier ainsi cette pauvre Marthe !

MORIN.
Pardon ! je suis trop vif ; mais c'est qu'aussi les domestiques…

SOPHIE.
Marthe n'est pas une domestique pour vous…

MORIN.
Comment !

SOPHIE.
Il faut donc le rappeler ? (Avec douceur.) Ingrat ! elle vous a élevé…

MORIN, surpris et embarrassé.
Ah ! oui, je… je…

SOPHIE.
Comme vous avez changé !.. vous, autrefois, si bon avec vos gens ! vous étiez le premier à les excuser… Tenez, mon ami, il faut que je vous parle franchement… votre front soucieux indique que votre âme n'est pas contente… Vous n'avez jamais eu près de moi cet abandon, cet entraînement des premiers jours du mariage ! Je vous ai observé… vous devenez distrait, rêveur ; vous vous agitez, vous souffrez… vous n'êtes pas calme ! Pourtant vous n'avez aucune inquiétude… la loi contre les émigrés ne peut atteindre ni votre fortune, ni votre existence… elle est au contraire toute en votre faveur.

MORIN.
Je suis tranquille… j'ai écrit au ministre… je compte recevoir incessamment un arrêté du Conseil d'État qui, en constatant mon existence, me réintègre légalement dans mon nom, ma naissance et ma fortune.

SOPHIE.
Eh bien ! dissipez donc cette tristesse continuelle, produite en vous peut-être par le souvenir de la mort qui vous a touchée de si près.

MORIN. Oui, oui, je renaîtrai à tout ce qui te charme, je deviendrai tel que je fus quand tu m'aimais.

SOPHIE, d'un air triste.
Je vous aime toujours ; mais ne me traitez pas avec froideur, avec réserve…

MORIN.
Pourquoi ce reproche… Ma conduite t'aurait-elle donné lieu à quelques soupçons ?

SOPHIE.
Eh bien ! oui.

MORIN, effrayé.
Quelques soupçons…

SOPHIE, vivement.
Vous avez un secret pour moi…

MORIN.
Qui t'a dit… quoi ! aurais-tu découvert quelque chose ? me serais-je éveillé avec terreur ? la nuit, aurais-je parlé dans mes rêves ? il ne faut pas croire au sommeil, Sophie : on n'a pas sa raison, alors.

SOPHIE.
Il n'est rien de tout cela ! c'est moi seulement qui…

MORIN, respirant.
Ah ! je craignais qu'on ne m'eût calomnié près de toi ! On est, sans le savoir, entouré d'espions, d'ennemis… tout le monde vous écoute, vous fatigue, vous presse, vous accuse…

SOPHIE.
Où voyez-vous donc cela ? remettez-vous… si vous voyiez comme vous êtes pâle !

MORIN.
Ce n'est rien : l'émotion… tes reproches…

SOPHIE.
Mais vous parliez d'ennemis… qui pouvez-vous craindre ? nous ne voyons pas grand monde : notre cousin seulement…

MORIN, à part.
Quelle idée ! (Haut.) Eh bien ! puisque tu le nommes, c'est lui précisément… c'est lui qui, sans cesse ici, m'importune… qui nous sépare par sa présence…

SOPHIE.
Que voulez-vous ? il est seul… il cherche notre société.

MORIN.
C'est à dire qu'il cherche la vôtre… il est empressé près de vous ! il étudie ce qui peut vous plaire… il vous suit, il vous regarde… toute sa conduite est… toutes ses actions sont… il est souple comme un amant… il me flatte, il me fait la cour ! enfin, cet homme, il me déplaît.

SOPHIE.
Je n'ai rien remarqué en lui qui doive…

MORIN.
Je l'ai remarqué, moi ! il t'aime.

SOPHIE, riant avec grâce.
Comment ! il se serait permis !

MORIN.
Oui, voilà ce qui trouble mon repos.

SOPHIE. Ah ! ce n'est que notre pauvre cousin qui vous occupe… voilà un aveu qui lui donnerait de l'amour-propre ! je me garderai bien de le lui dire ; je ne veux pas le rendre tout à fait insupportable… Adieu, je pars tranquille.

MORIN, radouci.
Quoi ! ma bonne amie, tu me quittes sitôt ; serait-ce ma franchise qui t'a choquée ?

SOPHIE.
Non ! non, au contraire, elle me comble de joie.

MORIN.
Qui t'appelle déjà ? qui me prive…

SOPHIE.
N'ai-je pas des devoirs à remplir ?

MORIN.
Des devoirs, et lesquels ?

SOPHIE.
Mais, envers les pauvres du canton : ils ont tant souffert cette année ! À peine ont-ils la force de nous exprimer leurs besoins : il faut leur épargner la peine de demander eux-mêmes.

MORlN, attendri.
Chère ange ! que de grâce ! tu es leur providence.

SOPHIE.
N'est il pas juste que je paye tout ce que la providence a fait pour vous ? Le seul moyen d'acquitter ma dette, c'est de soulager le malheur !

MORIN.
Jamais tâche ne fut accomplie avec plus de zèle.

SOPHIE.
Faire du bien, c'est là toute ma dépense ; vêtir l'indigence, tout mon luxe ! une larme séchée est un trésor pour toute l'année… Mais si j'aime à porter le bonheur chez les autres, comprenez-vous bien ce que j'éprouverais de joie si je pouvais le voir naître chez vous.

MORIN.
Que dis-tu ? mon bonheur est complet ! époux aimé d'une femme adorable, que pourrais-je souhaiter ? que puis-je envier aux autres ?

SOPHIE, voyant Marthe.
Ah ! voici ma pourvoyeuse avec son panier de provisions pour mes pauvres.

On voit en effet Marthe sortir des appartements avec un panier couvert d'une serviette.

SOPHIE.
Mes chagrins ne m'empêchaient pas de penser à eux ; je ne les négligerai pas quand je suis plus heureuse… (Elle s'approche de lui et il l'embrasse au front.) Vois donc cette pauvre Marthe ! elle a le cœur bien gros.

MORIN.
Oui, j'ai tort, mais jamais…

SOPHIE, à Marthe.
Viens ! Je sais : il n'était que jaloux.

Elle sort avec Marthe, qui fait à ce mot un signe d'incrédulité et de surprise et passe devant Morin avec une révérence boudeuse.

III, 4 – MORIN, seul.

MORIN, la regardant partir.
Ah ! je respire… quelle contrainte ! trembler chaque jour, se tenir sur ses gardes, veiller sur ses paroles, sur ses actions ! frémir d'un geste qu'on observe ; n'oser regarder personne en face, craindre jusqu'aux domestiques dont une remarque peut altérer mon sang-froid et éclairer le mystère qui me protège ! À chaque instant, près de Sophie, je sens mon secret qui m'échappe ! si douce, si dévouée, je me figure qu'elle me pardonnera ; j'ouvre la bouche pour tout lui avouer ; mais soudain la honte m'accable et me réduit au silence ! quel serait le prix d'une telle confidence ? sa haine, son mépris ! elle ne saura rien ! M'enrichir, la posséder et la fuir, voilà quels étaient mes vœux quand je fus la chercher en Allemagne ; je la vois et mon âme s'épure ! sa candeur, sa vertu me subjugent… richesse, honneurs, dignités, tout cela n'est plus rien pour moi ! ce que j'adore, c'est elle ! je suis heureux, très heureux ! Pourtant quel poison amer se glisse au travers de toutes mes jouissances ? Je ne crains plus le duc d'Almont ; mais son souvenir m'assiège partout ; au moins, il est mort celui-là ! Mais il en est une autre, une autre qui respire encore… sans doute ! c'est elle que je dois redouter ; que dis-je ? comment pourrait-elle découvrir… Charlotte ! je la regrette pourtant quelquefois, elle m'aimait pour moi seul ! elle m'avait donné bien des preuves de tendresse ; elle n'avait pas l'âme de Sophie, mais elle avait son cœur.

III, 5 – MORIN, VALINCOURT, en costume de chasse et un fusil à la main.

VALINCOURT.
Eh ! bien ? cousin, à quoi songez-vous donc là ? Comment, toujours seul, toujours sombre ! Égayez-vous ; faites comme moi ; je me suis lassé de vivre à l'étranger ; j'ai formulé ma soumission à la république ; j'ai prêté serment et l'on m'a permis de rentrer ; je suis revenu me fixer près de vous ; j'ai racheté, grâce aux avances que vous m'avez faites, une aile de mon vieux manoir héréditaire, devenu bien national… J'y ai vécu avec toute la dignité du marquis de Valincourt devenu citoyen Valincourt, et on m'a nommé maire de la commune : c'est une distinction. Depuis ce temps, j'administre tranquille, je chasse, je pêche, je marie les filles, je vise les passeports, et j'attends patiemment le retour de mes princes légitimes.

MORIN.
Très bien, la fidélité est une belle chose.

VALINCOURT.
C'est une vertu de famille ; car si je peux, par mes vœux, parvenir à renverser la république à laquelle j'ai prêté serment, je compte rentrer dans mes honneurs et privilèges, sans cesser d'être maire de ma commune.

MORIN.
Ah ! mon cher cousin, ce n'est pas là le bonheur.

VALINCOURT.
Non, sans doute, il est dans un intérieur calme, dans une union assortie… il est dans la chasse… la chasse ! quel plaisir ! Comme je suis glorieux quand j'ai arpenté toutes les bruyères de ma commune, et que je rapporte un bon lièvre et une demi-douzaine de perdrix. Je me suis donné à moi-même un port d'armes… Voilà à quoi sert d'être l'homme du gouvernement.

MORIN, à part.
Que cet homme est gênant !

VALINCOURT.
Je venais vous chercher pour une petite battue : on m'a indiqué une nichée de loups.

MORIN, à part.
Diable ! j'oubliais que je dois être mal avec lui… (Haut avec humeur.) Merci, je n'ai pas le temps.

VALINCOURT.
Tiens ! votre humeur est toute drôle aujourd'hui, vous avez un ton…

MORIN.
J'ai le ton qui me convient ; je suis chez moi et ceux que cela n'arrange pas…

VALINCOURT.
Ne vous gênez pas, cousin, ne vous gênez pas.

MORIN.
Vous permettez ?

VALINCOURT.
Faites comme chez vous.

Il le salue et Morin rentre chez lui.

III, 6 – VALINCOURT, seul.

VALINCOURT.
Le diable t'emporte, cousin de malheur, sorti tout exprès des cachots pour m'enlever mon héritage ! Depuis qu'il a épousé Sophie d'Enneterre, j'ai conçu pour lui la haine la mieux conditionnée ! Je vous demande un peu : c'est prisonnier, c'est condamné à mort et ça se donne les airs de se sauver et de venir épouser ma future, à ma barbe ! Ah ! si je peux jamais lui valoir tout cela ! Jusque là, soyons toujours son ami et celui de sa femme ! Chère Sophie ! on ne sait pas ce qui peut arriver.

III, 7 – VALINCOURT, MARTHE.

VALINCOURT, continuant à parler seul.
Elle ne peut pas l'aimer… il n'a pas les manières distinguées d'un gentilhomme ! ce n'est pas là le duc d'Almont…

MARTHE, qui entrait avec son panier, le laisse tomber et s'approche de lui avec précipitation.
Eh ! bien, voilà longtemps que je le pense.

VALINCOURT.
Quoi ! qu'est-ce qu'il y a longtemps que tu penses ?

MARTHE.
Ce que vous dites.

VALINCOURT.
Je ne dis rien.

MARTHE.
Ne faites donc pas le finot avec moi : j'ai entendu…

VALINCOURT.
Tu as entendu ? tu as entendu ? quoi ?…

MARTHE.
Vous savez bien… sur le duc…

VALINCOURT.
Sur le duc…

MARTHE.
Puis-je vous parler franchement ?

VALINCOURT.
Si tu ne crains pas que cela me compromette.

MARTHE.
Non ! Eh bien, j'ai les mêmes idées que vous… J'ai lu tant de choses dans les romans que celle-ci ne m'étonnerait pas. Si notre maître n'était pas le vrai duc !

VALINCOURT, frappé.
Quelle idée sublime !.. elle est là du jour de son arrivée. (Il touche son front.)

MARTHE.
Et moi, du jour de son mariage.

VALINCOURT.
Maintenant que je passe en revue toute sa conduite…

MARTHE.
Il m'a à peine reconnue ; il est froid, sec ; jadis il me témoignait tout plein d'amitiés.

VALINCOURT.
Il m'a causé, en revenant, un effet très désagréable.

MARTHE.
Moi, il ne m'a pas produit d'effet du tout ; il a un air faux.

VALINCOURT.
Il a des yeux du duc d'Almont, mais il n'a pas ses gestes.

MARTHE.
Quand il me parlait de son père, il avait l'air que je le connaissais mieux que lui.

VALINCOURT.
Ah ! bon ; cela me rappelle qu'il me questionnait toujours sur ceci, sur cela…

MARTHE.
C'était pour s'instruire ; quand il est rentré dans son château, on aurait dit un acquéreur qui n'a pas vu ce qu'il achète.

VALINCOURT.
C'est bien pis, il ne connaît pas sa famille.

MARTHE.
Il veut que personne n'entre sans être annoncé.

VALINCOURT.
Donc il craint d'être surpris… Allons, allons, le château pourra bien me revenir.

MARTHE.
Comment nous tirer d'inquiétude ?

VALINCOURT.
Si je savais seulement quel est celui-là, ce serait moins embarrassant.

MARTHE. Maintenant je suis sur la voie ; il faudra bien que je parvienne à découvrir la vérité.

VALINCOURT.
Unissons-nous, jurons une ligue offensive et défensive ; faisons parler tout le monde, jusqu'à lui-même. Épions ses actions ; vous, suivez-le partout ; redites-moi ce que vous entendrez. (Avec mystère.) Moi, en qualité de maire, j'ai écrit à Nantes, à Paris, partout où il a passé… si le duc d'Almont est vraiment mort, il est clair qu'il n'est plus vivant.

MARTHE.
Ah ! bien !

VALINCOURT.
Alors celui-ci, qui est vivant, n'est pas le duc d'Almont !

MARTHE.
C'est sûr et certain.

VALINCOURT.
Alors moi, qui suis véritablement cousin, je fais mettre l'intrigant à la porte ; je repleure la perte de mon cousin, je me repropose à ma cousine, et je succède à mon cousin.

MARTHE.
Et si vous n'apprenez rien de bon pour vous ?

VALINCOURT.
Alors, je continue à celui-ci mon estime et mon amitié… En attendant, agissons ; tu m'entends ?.. c'est bien convenu…

MARTHE.
Je ne négligerai rien.

VALINCOURT.
Très bien !.. adieu !.. activité et silence ! (Il fait signe à Marthe ; en sortant, il voit dans le fond du jardin Charlotte, et il dit en la regardant.) Ah ! voici sans doute une cliente de ma cousine.

Il sort.

III, 8 –  MARTHE, CHARLOTTE, UN DOMESTIQUE.

Charlotte est mise avec simplicité ; un domestique la fait entrer et la montre à Marthe.

LE DOMESTIQUE.
Voici une personne.

MARTHE.
Entrez, ma bonne, entrez… Qu'est-ce que vous désirez ?..

CHARLOTTE.
Mademoiselle Sophie d'Enneterre…

MARTHE.
Vous voulez dire madame…

CHARLOTTE, étonnée.
Madame ?… eh bien, oui !…

MARTHE.
Elle est ici… asseyez-vous… je vais la prévenir… Votre nom ?

CHARLOTTE.
Charlotte Morin…

MARTHE.
Charlotte Morin… bon… j'y cours.

Elle sort.

III, 9 – CHARLOTTE, seule.

CHARLOTTE, assise.
Je suis si simplement vêtue que j'ose à peine me présenter ; mais il paraît qu'ici on a des égards pour les pauvres ! tant mieux pour mademoiselle d'Enneterre ! au reste, ce que je lui apporte suffira pour m'obtenir un accueil favorable. Le duc m'avait dit qu'elle était bonne ! ah ! oui, elle doit l'être, car il l'aimait tant ! Voici une jeune dame ; c'est elle, sans doute… Mon Dieu ! donnez-moi du courage !

III, 10 – CHARLOTTE, SOPHIE.

CHARLOTTE.
C'est bien elle !… (Elle se lève.) Je la reconnais.

SOPHIE, prenant une chaise et s'asseyant près de Charlotte.
Restez assise, madame. Vous êtes émue ; remettez-vous ; et dites-moi ce qui vous amène. Si je puis vous être utile, comptez sur moi.

CHARLOTTE.
Je crains de renouveler des douleurs… et pourtant…

SOPHIE.
Rassurez vous ; parlez-moi comme si j'étais votre sœur ; je ne dois pas vous inspirer de crainte.

CHARLOTTE.
Que vous êtes bonne ! il me l'avait bien dit !

SOPHIE.
Qui donc vous a parlé de moi avec cette indulgence ? serait-ce un de nos amis qui vous envoie ?

CHARLOTTE.
C'est plus qu'un ami ! c'est celui qui devait être votre époux !

SOPHIE.
M. d'Almont ! (Elle se lève.)

CHARLOTTE, se levant.
Pardon, pardon, madame, si je r'ouvre une plaie qui saigne encore ; je vais vous affliger ; mais mon message aura pourtant quelque douceur ; je viens vous remettre des lettres de vous qu'il m'avait confiées. (Elle les tire de son sein et les donne à Sophie.) « Tenez, Charlotte, me dit-il le jour de son arrestation, voilà ses lettres adorées ! les seules amies qui ne m'aient pas quitté ; je vous les confie ; si vous pouvez un jour les rendre a Sophie, vous lui donnerez un instant de bonheur dans son deuil. » Tenez, madame, les voici : je vous les aurais portées le lendemain même en Allemagne, si je n'avais été arrêtée et mise en prison.

SOPHIE.
Comment ? en prison !.. Cependant votre figure, vos paroles annoncent… je ne puis croire… Pourquoi avez-vous…

CHARLOTTE.
Je voudrais bien ne pas vous le dire ; mais vous me soupçonneriez d'un crime, peut-être : c'est pour avoir caché le duc d'Almont !

SOPHIE.
Quoi ! ce serait vous…

CHARLOTTE.
Il faut bien l'avouer : après que M. le duc d'Almont eut été arrêté chez nous, on vint me saisir moi-même ; on m'accusa d'avoir caché un ennemi de l'État, comme ils disaient ; et je fus condamnée à six ans de prison.

SOPHIE.
Six ans de prison !

CHARLOTTE.
J'en sors.

SOPHIE.
Pauvre femme ! c'est pour nous que vous avez souffert tout cela ! Et votre mari, que devint-il ?

CHARLOTTE.
Je ne sais pas ; je le pleure comme un mort qu'on ne reverra jamais. (Elle pleure.)

SOPHIE.
Et c'est pour sauver Alfred !…

CHARLOTTE.
Ce qui me console, c'est que je me dis : il est mort en faisant une bonne action ; il est retourné à Dieu qui l'aura reçu en lui pardonnant ; il a expié les fautes de sa jeunesse.

SOPHIE.
Est-ce qu'il avait à se reprocher… ?

CHARLOTTE, se reprenant.
Rien, rien… quelques légers défauts !.. la tête vive… le cœur bon… un peu emporté, un peu brusque…

SOPHIE.
Voilà comme est Alfred aujourd'hui !

CHARLOTTE.
Comment ? Alfred !…

SOPHIE.
Le duc d'Almont, celui que vous avez sauvé ; il est mon mari ; il a échappé au supplice !

CHARLOTTE, avec joie.
Mon Dieu ! je vous remercie !

SOPHIE.
Comme il va être content de vous voir, de vous témoigner sa reconnaissance !… Attendez… je vais le chercher, je vais vous l'amener : c'est à lui-même que vous remettrez ces lettres.

Elle lui remet les lettres et sort.

III, 11 – CHARLOTTE, seule.

CHARLOTTE.
Le duc est ici ! par quel prodige !.. il est heureux ! il a retrouvé celle qu'il aimait… Ah ! je suis assez récompensée !

III, 12 – CHARLOTTE, SOPHIE amenant MORIN.

SOPHIE.
Venez, venez… mon ami, embrassez votre libératrice.

Elle mène Morin à Charlotte et les met en présence.

CHARLOTTE, lui offrant les lettres.
Monsieur, voici…

MORIN, effrayé, à demi voix.
Charlotte !

CHARLOTTE.
Mor… (Elle laisse tomber les lettres.)

SOPHIE, riant avec grâce.
Ah ! j'étais bien sûre de l'effet de sa présence ! Eh bien ? vous laissez tomber les lettres ! (Morin ramasse les lettres et les remet à Sophie.) Quand je vous disais que vous seriez étonnés de vous revoir.

MORIN.
En effet, je ne m'attendais pas.

SOPHIE, prenant Morin à part.
Mon ami, il faut reconnaître ce qu'elle a fait pour vous… Soyez généreux ! Je vous laisse seuls : ma présence pourrait l'humilier. (À Charlotte dont elle prend la main.) Sans adieu ! n'oubliez pas que vous êtes notre amie ! (Bas à Morin qui la reconduit. ) Assurez-lui un sort ; elle n'est pas heureuse : elle a perdu son mari.

Elle sort.

III, 13 –  CHARLOTTE, MORIN.

CHARLOTTE.
Reprenons mes sens… je reste interdite, confuse.

MORIN, allant fermer la porte de droite.
Remettons-nous et faisons tête-à-tête à l'orage.

CHARLOTTE.
Je voudrais lui parler et je n'ose…

MORIN, à part.
Payons d'audace et je suis sauvé ; il faut sortir de là à tout prix. (Haut.) Allons, madame, je n'ai pas oublié ce que vous avez fait pour moi ! je ne serai pas ingrat.

CHARLOTTE, à part.
Il a une assurance… (Haut.) Certainement monsieur le duc… car… vous êtes bien sûr d'être le duc d'Almont.

MORIN, souriant.
Est-ce que ce nom de duc vous intimide ! Allez ! c'est un titre auquel la révolution a ravi tout son prestige… il n'y a plus de noblesse aujourd'hui que la fortune.

CHARLOTTE.
Mais quand je l'examine…

MORIN, un peu vivement.
Allons, parlez donc…

CHARLOTTE.
Ce ton brusque !…

MORIN, idem.
Que désirez-vous… Vous m'avez rendu service… Je suis riche ! je vais vous assurer un avenir. Eh bien, parlez. (Sa colère augmente : il jette par terre le mouchoir qu'il tient à la main.) Ah ! je ne pourrai pas me délivrer de sa présence !

CHARLOTTE, qui a regardé ce geste, à part.
Ah ! je n'en doute plus ! ce geste d'impatience qui n'est qu'à lui ! (Haut.) Crois-tu me tromper ? c'est, toi, Morin…

MORIN, reprenant son sang froid.
Morin ! que dites-vous ? le trouble où vous êtes…

CHARLOTTE.
Je ne suis point troublée : je te regarde en face et je vois que tu es Morin.

MORIN.
Vous êtes folle !

CHARLOTTE.
Est-ce parce que j'ai trop souffert pour toi que tu ne veux plus me reconnaître ? que tu me parles ainsi, à moi !

MORIN.
Tant d'obstination commence à me fatiguer.

CHARLOTTE.
Et moi donc…

MORIN.
Sortez, je vous prie… Vos paroles pourraient s'entendre…

CHARLOTTE.
Oui ! elles s'entendront…

MORIN.
Comprenez-vous ce que je vous dis… voulez-vous exciter ma colère ?

CHARLOTTE.
Eh ! que m'importe ta colère ?

MORIN, courant sur elle en levant la main pour la frapper.
Au nom du ciel, te tairas-tu, Charlotte ?

CHARLOTTE.
Ah ! c'est bien toi, enfin ! ta colère vient de te trahir ! c'est donc toi ! tu loges dans un château, et je n'ai pas un abri pour me cacher, un lit pour dormir ! Je te trouve ici sous les habits de la richesse et du luxe, et je n'ai qu'une robe pour me couvrir ! Tu m'as abandonnée, laissée, et, quand je te revois, tu me repousses ! Ah ! j'aimerais mieux avoir à déplorer ta mort que ton indifférence !

MORIN.
Sortez, sortez, vous dis-je…

CHARLOTTE.
Crois-tu donc abuser les yeux de ta femme ? si l'honneur ne te parle pas, ma voix ne se fait-elle pas entendre ? Morin mon ami, cède à mes larmes, à mon désespoir !

MORIN, à part.
Je chancelle ! ah ! soyons inébranlable ! un moment de faiblesse peut tout détruire.

CHARLOTTE.
Tu restes insensible ! rien ne peut t'émouvoir ! c'est trop longtemps m'abaisser ! Dieu m'est témoin que tu es le seul devant qui je pourrais m'humilier ainsi ! Tu me repousses !… Eh bien ! je te livre à tes remords… je ne veux plus même de ta pitié ! (Morin paraît comme soulagé.) Je laisserai au ciel le soin de me venger : je vais rester à ta porte ; ma vie usée par la peine ne sera pas longue à finir : je mourrai en maudissant ton nom.

MORIN, l'arrêtant.
Grâce ! grâce ! Charlotte ! je t'en conjure…

CHARLOTTE, reprenant sa tendresse.
Que veux-tu ?

MORIN.
Tu vois bien que ta présence m'est dangereuse ici. Si tu parles, il y va de ma vie ! tu vois bien que je tremble, que je souffre, que j'ai peur…

CHARLOTTE.
Que faut-il faire ? commande !

MORIN.
Je ne puis m'expliquer ici : la mort m'environne ! plus tard nous verrons, nous déterminerons, que sais-je ? ne m'en demande pas plus : va-t-en ! Tu sauras tout : je suis riche ! tu le seras, tu seras heureuse ! mais pars, ou tu nous perds tous les deux.

CHARLOTTE.
Je pars ! je te reverrai !

MORIN.
Oui…

CHARLOTTE.
Où ? quand ?…

MORIN.
Quand tu voudras ; où tu voudras !

CHARLOTTE.
Ici, à droite, à cent pas, il y a une croix verte.

MORIN.
Oui, elle fut élevée en mémoire d'un assassinat.

CHARLOTTE.
Je t'y attendrai, mais tu viendras.

MORIN.
Sois tranquille ! je ne veux pas y manquer.

CHARLOTTE.
Adieu ! à minuit.

MORIN.
Oui.. à minuit. (Il la reconduit, la suit des yeux, et sort en disant avec joie :) Ah ! partie !

 

ACTE IV

Un jardin : à gauche, un bosquet avec un banc et une table ; à droite, un pavillon du château ; au fond, une grille, une porte et, plus loin, la campagne.

IV, 1 – SOPHIE, seule.

Sophie est dans le bosquet, assise et occupée à revoir les lettres qui sont sur la table.

SOPHIE.
Que ces lettres sont douces à relire ! que de souvenirs attendrissants elles me rappellent… car je lui parlais de ma bonne mère… elle vivait alors ! alors je recevais ses conseils ! je recevais ses baisers ! je sens bien que je ne l'ai pas remplacée ! avec elle, j'ai perdu mon bonheur le plus vrai ; j'ai perdu la gaieté de mon âme ; depuis, je souris tristement… et presque toujours je sens des larmes rouler dans mes yeux.

IV, 2 – SOPHIE, MORIN.

MORIN. (Il sort du pavillon profondément occupé et sans voir Sophie.)
Ce soir ! à minuit… il faudra…

SOPHIE, l'appelant.
C'est vous, mon ami…

Morin la voit et s'arrête, effrayé.

SOPHIE.
Je ne vous avais pas vu… Mais tous me pardonnerez d'être distraite… je m'occupais de vous !

MORIN.
Aussi je ne voulais pas vous troubler : votre mélancolie même à un charme…

SOPHIE.
Ce sont mes lettres… tiens… en voilà une où je te rappelle une scène que nous avions eue dans notre enfance… Dans ce temps-là, tu valais mieux que moi ! j'étais la plus vive… j'étais boudeuse… c'était toujours toi qui revenais le premier en me demandant grâce pour tes torts.

MORIN.
Elles sont charmantes ces lettres… c'était mon chagrin de les avoir perdues…

SOPHIE.
C'est vrai : nous serions privés du bonheur de les relire.

MORIN, s'asseyant près d'elle.
Ah ! quand on aime, c'est dans le cœur que se gravent les lettres qu'on écrit…

SOPHIE.
Et celles qu'on reçoit… Voyons si je ne me trompe pas : dis-moi qu'y a-t-il dans celle-ci…

MORIN.
Permets que je regarde…

SOPHIE, avec reproche.
Vous avez besoin de les revoir pour vous en souvenir… moi, je n'ai rien oublié de ce qu'il y a d'écrit dans toutes ces lettres.

MORIN.
Oh ! pour cela, je parierais.

SOPHIE.
Moi, je parie ne pas manquer d'un seul mot…

MORIN.
C'est bien fort.

SOPHIE.
Je tiens la gageure… Vingt-cinq louis pour elle.

MORIN.
Qui elle ?

SOPHIE.
Mais Charlotte… c'est un cadeau que je veux lui faire.

MORIN, à part, se levant.
Toujours Charlotte…

SOPHIE. Voyons ! à l'épreuve… (Lui offrant les lettres comme des cartes.) Prenez celle que vous voudrez ? au hasard. (Morin tire une lettre du paquet.) En voilà une assez reconnaissable… regardez-bien ! le timbre la date… Maintenant que referme-telle ?

MORIN, embarrassé.
Mais…

SOPHIE.
Allons !…

MORIN.
N'est-ce pas celle où vous me demandez… où vous désirez…

SOPHIE, avec chagrin.
Comment ! la plus tendre, la plus aimante, c'est celle-là justement… Ah ! vous me faites une peine… Écoutez, ingrat ! et voyez si je suis oublieuse comme vous. (Morin prend la lettre, l'ouvre et Sophie récite le contenu.) Mon Alfred, voici un souvenir qui me rendra toujours présente à vos yeux… ce portrait, où revivent les traits de votre Sophie…

MORIN, l'interrompant.
Ah ! je la sais toute entière… avec elle me vint ce gage d'amour qui depuis ne me quitta jamais ! ah ! ma mémoire… pardon, ma Sophie… donne, que je couvre encore de baisers ton nom, et les lignes chéries que ta main a tracées ! (Il lui prend toutes les lettres et les met dans sa poche.)

SOPHIE.
À la bonne heure… n'est-ce pas que c'est un trésor bien précieux ! les voilà retrouvées comme par miracle et c'est à elle, à Charlotte que nous devons cela…

MORIN, contraint.
Certainement… ce bonheur…

SOPHIE.
Ces gens du peuple ont une loyauté… ils tiennent leur parole… plus que nous autres quelquefois ! il faut la récompenser dignement.

MORIN.
Oui, oui, je la récompenserai… Je lui prodiguerai des secours qui la mettront au-dessus du besoin.

SOPHIE.
Il y a ici des emplois qui ne l'humilieront pas… ce qui humilie, ce n'est pas le travail, c'est la servitude… le soin de mon verger, de ma lingerie… que sais-je, moi.. je m'en occupe bien… elle m'aidera… ce que je fais ne la fera pas rougir…

MORIN.
Mais songe donc…

SOPHIE.
Oh ! pas d'objections, je vous prie ! je n'en écouterais pas : vous le savez, je vous cède toujours… mais ici, c'est un devoir… je serai obstinée… (Avec grâce.) Nous ne nous brouillerons pas pour une bonne action.

MORIN, à part.
N'éveillons pas ses soupçons. (Haut.) Eh bien ! je te promets de lui parler, de l'engager…

SOPHIE.
Mais où est-elle donc ?

MORIN.
Elle ne quittera pas le village avant de nous revoir.

SOPHIE.
Profitez du temps, cherchez-là, amenez-la-moi.

MORIN.
Oui… je la verrai…

SOPHIE.
Vous me le promettez ?

MORIN.
Je te le promets.

SOPHIE.
Ah ! que de bonté… allez donc, mon ami… je rentre chez moi, vous attendre… mais songez y bien ! je veux que vous ne reveniez qu'avec elle… (Elle entre à moitié dans le pavillon et lui dit :) Avec elle.

Elle sort.

IV, 3 – MORIN, seul.

MORIN.
Avec elle ! mais un mot, une imprudence de Charlotte peut tout révéler ! que faire ? faudra-t-il m'en délivrer par un crime ? oh non ! c'est assez d'un remords ! Elle est compatissante, elle m'aime : elle croira tout. Je lui prouverai sans peine le danger de sa présence ! j'obtiendrai d'elle qu'elle parte, je lui donnerai de l'or pour toute sa vie. C'est à minuit que je dois la voir… j'ai tout le reste du jour devant moi ! il faut courir à la ville chez mon banquier… dans une heure je serai de retour avec de l'or, des billets… à minuit je sortirai adroitement du château ; je me trouverai au rendez-vous, et j'aurai pour jamais assuré mon repos… (Il voit Marthe.) Marthe !.. Marthe !

IV, 4 – MORIN, MARTHE.

MARTHE.
Monsieur…

MORIN.
Je sors… pour une affaire importante ; si en mon absence une femme ou un homme vient me demander… vous direz qu'on revienne demain.

MARTHE, toujours boudeuse.
C'est bon ; on dira de revenir demain.

MORIN.
Souvenez-vous que je vous défends de laisser rentrer personne.

MARTHE.
C'est bon… mais si l'on demande madame…

MORIN, avec vivacité.
Encore moins… (Se reprenant.) parce que… votre maîtresse elle-même désire rester seule.

MARTHE.
Ça m'étonne bien que madame ait dit cela…

MORIN.
Pas d'observations, vous m'entendez ?

MARTHE.
Oui, monsieur !

MORIN.
Dans une heure, je serai de retour.

Il sort en faisant un geste impérieux à Marthe, qui lui fait sa même révérence.

IV, 5 – MARTHE, seule.

MARTHE.
Quel air de mystère ! toujours la même recommandation… et cette femme qui est venue demander madame…. j'ai vu monsieur causer seul avec elle bien vivement ! elle est sortie, regardant autour d'elle, comme si elle avait peur d'être suivie… c'est sa libératrice… Eh bien ? malgré cela, ne voilà-t-il pas que je me figure que cette nouvelle venue… attendez donc, qu'est-ce que je me figure.. ? rien encore ! mais c'est égal, il a l'air agité… il parle bas… il ne veut pas qu'on parle à madame, il ne voudra bientôt plus qu'on le regarde. Voilà qui s'embrouille ! c'est parfait. Tiens ! voilà monsieur Valincourt, il a peut-être du neuf à m'apprendre.

IV, 6 – MARTHE, VALINCOURT.

VALINCOURT, arrivant mystérieusement.
Personne ne nous regarde ?

MARTHE.
Non.

VALINCOURT.
Personne ne peut nous entendre ?

MARTHE.
Non… Est-il précautionneux !

VALINCOURT.
J'ai du nouveau.

MARTHE.
Bon, et moi aussi : dites le vôtre.

VALINCOURT.
Non, je te le garde pour le bouquet.

MARTHE.
Alors vous ne le saurez pas.

VALINCOURT.
Ni toi…

MARTHE.
Si je ne vous dis rien…

VALINCOURT.
Tu n'en apprendras pas davantage.

MARTHE, vivement.
Je vais parler.

VALINCOURT.
Ce sera mon tour après.

MARTHE.
Il est venu ici ce matin une femme.

VALINCOURT.
Bon ! une femme, c'est quelque chose !

MARTHE.
Sa libératrice, celle qui lui a sauvé la vie.

VALINCOURT, riant.
Ah ! ah ! c'est excellent… celle qui lui a sauvé la vie, c'est très drôle… poursuis.

MARTHE.
Ils ont eu ensemble un moment d'entretien très animé, je vous assure.

VALINCOURT.
Ensuite ?

MARTHE.
Ensuite, elle s'est en allée comme une mystérieuse, et monsieur est rentré tout rouge, tout troublé, comme un quelqu'un qui vient d'apprendre une mauvaise nouvelle.

VALINCOURT.
C'est pas mal, mais j'ai mieux… Tu dis donc que c'est cette femme qui lui a sauvé la vie…

MARTHE.
Oui…

VALINCOURT, avec aplomb.
Eh bien ! personne ne lui a sauvé la vie.

MARTHE.
Bah !…

VALINCOURT.
Rappelle-toi comment il nous a raconté l'histoire de sa délivrance.

MARTHE, cherchant ses souvenirs.
Dame ! ça m'a toujours paru bien embrouillé. Tout ce qui m'en revient, c'est qu'on l'a caché dans une chambre… des jeunes gens, et puis ils l'ont habillé en homme du peuple, ils lui ont fait traverser la ville, il a marché de nuit, il est sorti de France, est arrivé en Allemagne, etc. etc.

VALINCOURT.
Et voilà… maintenant écoute-moi cela.

MARTHE.
Qu'est-ce que ce papier ?

VALINCOURT.
C'est la copie d'un acte tiré du greffe de la justice criminelle à Nantes.

MARTHE.
Ah ! voilà un papier contre lequel il n'y aura rien à redire.

VALINCOURT, lisant.
« Nous soussignés… Caïus Caligula Michoux, ci-devant prêtre et maintenant boulanger, Scipion l'Amiral, coiffeur et Brutus Longuemain, plâtrier, membres du comité de Sûreté présidé par le citoyen Carrier, représentant du peuple, certifions que, cejourd'hui primidi floréal, ont été punis de mort et précipités dans la Loire les nommés… (je passe les noms inutiles… enfin :) Alfred d'Almont, ci-devant duc, convaincu d'avoir conspiré contre la République et entretenu des relations avec les ennemis de l'État. » Hein ! est-ce clair… Caïus Caligula, Scipion et Brutus : tu sens qu'avec des signatures comme celles-là, il n'y a plus moyen de douter.

MARTHE.
Je le pense bien… Donnez-moi que je m'assure. (Elle prend le papier à l'envers.) C'est bien cela…

VALINCOURT.
Qu'est-ce que tu fais donc ? tu le tiens à l'envers !…

MARTHE.
Vous croyez… c'est que l'écriture est si difficile à déchiffrer depuis la révolution ! mais c'est égal, je suis bien aise de m'en assurer par moi-même.

VALINCOURT.
Voilà un grand pas de fait ! ainsi, celui-ci n'est pas le duc d'Almont… Ah ! il n'a qu'à bien se tenir : je lui prouverai que nous ne sommes pas cousins.

MARTHE.
Qu'est-ce que vous comptez faire de cela ?

VALINCOURT.
Avec cela, je vais lui intenter un bon petit procès en usurpation de nom et de personne, et nous verrons comment il s'en tirera.

IV, 7 – MARTHE, VALINCOURT, FLANHEIM.

FLANHEIM, à travers la grille.
Ohé ! montsir ! ohé ! mamselle ! (Il sonne.)

MARTHE.
Voilà une drôle de voix… Tiens, c'est notre allemand, vous savez, de l'Allemagne… (Elle lui ouvre.)

VALINCOURT.
Pardieu ! c'est lui-même… un étranger en ce pays… c'est suspect… Maire de ma commune, je dois veiller au salut de l'État : j'ai bonne envie de lui demander son passeport. (Il met son écharpe.)

FLANHEIM.
Oh ! que je suis pien aise de fous revoir, mamzelle… dam… fous être un peu gronteuse…. mais fous être un bon fille… (Il rit.)

VALINCOURT.
Il ne s'agit pas de rire… il s'agit de répondre : Que venez-vous chercher en France ?

FLANHEIM.
Moi, ne cherchir rien pour moi ; moi, cherchir pour un autre…

VALINCOURT.
Quel est cet autre ?

FLANHEIM.
Le maître à moi.

VALINCOURT.
Son nom ?

FLANHEIM.
Lui n'avoir jamais foulu dire à moi son nom…

VALINCOURT.
Vous êtes un conspirateur…

FLANNEIM, riant.
la ! ia ! (Avec reconnaissance.) Vous être bien honnête.

VALINCOURT.
Au moins dites-moi son état.

FLANHEIM.
Son état ? Avoir du chagrin, foilà tout ; (Bas à Marthe.) il veut voir mamzelle Sophie t'Enneterre.

MARTHE.
Ah !

VALINCOURT.
Par quelle aventure êtes-vous son valet ?

FLANHEIM, piqué.
Moi être pas son valet, moi être son domestique.

VALINCOURT.
Comment vous a-t-il pris pour domestique ?

FLANHEIM.
Ah ! montsir, être pas difficile à dire… Quand mademoiselle Sophie t'Enneterre avre quitté de l'Allemagne pour revenir en France, je souis resté à la maison… parce que mademoiselle Sophie t'Enneterre avoir laissé à moi ma petite grenier, vous savez au troisième… Un matin, un montsir entre et demande à moi… Être ici le logement de mamselle Sophie t'Enneterre… (À Marthe.) Comme autrefois ce montsir, fous savoir…

MARTHE.
Oui, continue… mais tâche de t'exprimer plus clairement.

FLANHEIM.
Moi, vous dire le reste en pon français… Moi répondir : la ! ia ! être ici le logement de mamselle Sophie t'Enneterre… elle n'y être plus… elle… être partie… pour le France avec sa mari, le tuc t'Almont !.. lui bâlir… lui versir des larmes… lui vouloir partir tout de suite pour le France… me prendre pour domestique à lui et m'emmenir… je souis venu avec lui… et pendant toute la voyage lui ne m'avoir pas dit un mot.

VALINCOURT, à Marthe.
Je crois que mon devoir me force d'inspecter ces deux individus.

MARTHE.
Faites-le jaser… il vous dira tout.

VALINCOURT.
Ton maître, où est-il logé ?

FLANHEIM, à part.
J'ai envie de me méfier de lui… (Haut.) Tam ! tam… devoir être… logé… moi pas souvenir…

VALINCOURT, avec colère.
Veux-tu bien parler ?

MARTHE, bas à Valincourt.
De la douceur… Sans cela, vous n'en tirerez rien… c'est un allemand.

FLANHEIM, à part.
Lui tésirer beaucoup voir mon maître… lui fouloir peut-être lui faire du mal.

VALINCOURT, avec douceur.
Eh bien ! où est-il ?

FLANHEIM, riant sous cape.
Toi, courir pien loin, ce sera gomique… (Haut.) Mon maître être logé au bout de la villache, près la bresbidère, au Chival….

VALINCOURT, l'interrompant.
Il suffit… j'y cours… (À Marthe, bas.) Il est allé à Francfort ; il a un valet… c'est un émissaire ; il garde l'incognito en France ; je cours le voir, l'interroger… Toi, garde cet homme ; je cours m'emparer de l'autre.

Il sort.

IV, 8 – MARTHE, FLANHEIM.

FLANHEIM, riant.
Ah ! ah !.. lui pas demandir la couleur du chival… Cours ! cours ! va… (À Marthe, en confidence.) Moi avoir eu de l'esprit… mon maître n'être pas là-bas… être à cinquante pas d'ici… lui vouloir venir avec mysdère…

MARTHE.
Monsieur m'a pourtant bien défendu… Ah ! bah ! il ne rentrera pas avant une heure ; et puis la curiosité de voir ce voyageur… Va dire à ton maître qu'il peut venir…

FLANHEIM, allant doucement.
Oui, mamselle, moi courir dire à mon maître qu'il dépêche lui.

MARTHE.
Allons ! veux-tu bien te hâter…

Elle le pousse et le fait courir un instant ; il sort et disparaît.

IV, 9 – MARTHE, seule.

MARTHE.
Il veut voir ma maîtresse… Qui donc peut-il être ?… Ah ! je vois cela d'ici : quelque pauvre émigré… quelque compagnon d'exil, qui n'a pas reçu sa grâce du gouvernement… je serai charmée de le voir : moi, j'aime beaucoup les ennemis du gouvernement. (Ici on voit te duc arriver au fond, ouvrir la grille.) Tiens… il entre comme chez lui. (Elle entre dans le bosquet.)

IV, 10 – MARTHE, à demi-cachée, LE DUC.

LE DUC.
Rien n'est changé dans le séjour de mes pères… rien… excepté le cœur de Sophie : Voilà les arbres qu'on a plantés le jour de ma naissance ; ils ont abrité mon jeune âge… ils ne prêteront pas leur ombrage à ma vieillesse… voici le pavillon où Marthe me berçait en me chantant de sa voix de nourrice :
Dormons petit,
Point ne t'éveille,
Car le loup veille ;
Toute la nuit.

MARTHE.
Ma chanson ! ma chanson !

LE DUC.
Ah ! les larmes me viennent à tous ces souvenirs.

MARTHE.
Est-ce un songe ! oh ! non, c'est une illusion. (Elle s'avance vers lui.)

LE DUC.
Mais c'est ma bonne nourrice ! Marthe, Marthe ! mes chagrins m'ont-ils donc tant changé que tu ne reconnaisses plus ton enfant ?

MARTHE, éplorée.
Oh ! mon Dieu ! ne me trompez-vous pas ?

LE DUC.
Oui, Marthe, c'est moi, c'est ton enfant que tu presses dans tes bras.

MARTHE.
Ah ! mon bon maître !

LE DUC.
Tais-toi, tais-toi… Où est Sophie ?

MARTHE, avec enthousiasme.
Eh ! bien, quand je disais que l'autre n'était pas lui !

LE DUC.
Silence ! où est Sophie ?

MARTHE.
Ah ! grand Dieu ! moi qui ne songeais pas : Ah ! ma pauvre maîtresse !

LE DUC.
J'arrive de Francfort… j'ai tout appris, je viens la voir pour la dernière fois.

MARTHE.
Ah ! monsieur le duc, au nom du ciel, ne cherchez pas à la voir, aujourd'hui surtout, attendez demain… plus tard.

LE DUC.
Eh puis-je attendre ? puis-je garder plus longtemps dans mon cœur la douleur qui le déchire ! ne faut-il pas lui rappeler son abandon ?

MARTHE.
Son abandon ?

LE DUC.
Elle est mariée… je le sais.

MARTHE.
Mon enfant, mon Alfred, si vous m'avez aimée, si vous vous souvenez des soins que j'ai donnés à votre enfance, des nuits que j'ai passées près de votre berceau… prouvez-moi votre reconnaissance.

LE DUC.
Comment ?

MARTHE.
En me promettant de ne voir ma maîtresse qu'après que je l'aurai préparée à vous recevoir… quand je n'aurai plus à craindre l'émotion terrible… Mon Alfred, si elle vous voit, vous lui donnerez le coup de la mort.

LE DUC.
Impossible… je quitte ce château pour n'y plus reparaître ; il faut que je lui parle avant de partir.

MARTHE.
Quoi ! je ne pourrai rien obtenir de vous ?

SOPHIE, en dehors.
Marthe, Marthe !

MARTHE.
C'en est fait, c'est elle !

IV, 11 – MARTHE, LE DUC, SOPHIE.

SOPHIE.
Marthe, quel est cet étranger ?

LE DUC.
Un étranger… elle me méconnaît !… Ce n'est pas un étranger, Sophie, c'est celui qui fut votre fiancé.

SOPHIE, étonnée.
Que dites-vous ?

MARTHE.
Oui, madame, c'est lui, c'est le duc d'Almont.

SOPHIE.
C'est impossible ! le duc d'Almont…

LE DUC.
Oui, Sophie, oui, c'est moi, c'est votre époux qui revient fidèle après une si longue absence ! J'ai été condamné, on m'a mené au supplice ; mais mon amour, ma volonté de vivre pour vous ont doublé ma force ; j'ai lutté contre la mort : j'ai brisé sous les flots les nœuds qui m'enchaînaient au compagnon de mon supplice ; j'ai nagé d'une main en le soutenant de l'autre ; soudain, une barque passe près de nous : on nous recueille, on nous reçoit à bord d'un vaisseau qui chargeait pour les Indes. Enfin, las de l'exil, dévoré de la soif de revoir ma patrie, je reviens… j'aborde en France, j'apprends que tout est calme, que la loi me rend mes biens, je pars, je franchis la distance et me voici devant vous, comme accusateur et comme juge.

SOPHIE.
Ah ! malheureuse !

LE DUC.
Ici, je vous ai vue pour la première fois… ici, je vous ai fait entendre ces mots si doux d'ami, d'époux, dont notre enfance ignorait la sainteté… c'est dans ce château que furent célébrées nos fiançailles… c'est là que votre mère nous tenait ensemble sur ses genoux et joignant nos mains, nous faisait promettre à moi d'être votre mari, à vous d'être mon épouse ! Je n'avais que douze ans alors ! je ne vous ai pas revue ; mais le serment que je prononçai est resté là… vous l'avez prononcé avec moi ; j'y suis resté fidèle : partout où le malheur à porté mes pas… dans les prisons, sur l'Océan, au-delà du monde, mon souvenir était plein de votre image ! c'est pour vous que je souffrais, que j'espérais… Et quand je reviens, martyr de ma foi, réclamer ma récompense… un mot, un seul mot détruit toute ma vie, tout mon bonheur… Ce mot, je voudrais l'effacer avec mon sang ; mais il est écrit pour l'éternité… vous êtes la femme d'un autre…

SOPHIE.
Moi ! la femme d'un autre ! d'un autre qu'Alfred ! quand je crus lui donner ma main ! lui à qui j'étais déjà fiancée ! quand je crus le conduire à l'autel, lui assurer mon amour ! mais qui a donc pu me tromper à ce point ! quand je promettais d'être amie, compagne dévouée, épouse fidèle ! tout cela, c'est à vous que je le jurais ! quand je vous dirai cela, vous ne me comprendrez pas ; vous me jugerez insensée ! vous me jugerez coupable ! il n'y a que Dieu qui pourrait vous convaincre ! vous dire ce qui s'est passé dans ma vie, dans mon âme ; car moi, je ne sais plus où j'en suis : je ne saurais même pas me défendre… Mais Dieu, il sait tout… il sait que je ne mérite pas vos reproches, votre colère : oh ! qu'il me rappelle à lui, que j'expire là, à vos pieds… les paroles d'un mourant sont saintes et sacrées… tu me croiras, Alfred, si je meurs en te disant : je n'ai jamais aimé que toi. (Elle tombe à genoux devant lui.)

LE DUC, la relevant.
Sophie ! ah pardon… mes paroles étaient amères… mais le malheur m'a aigri… je souffre… je ne vous reproche plus rien… je ne viens pas vous demander le secret de votre union : je ne chercherai pas à la détruire : je ne poursuivrai pas en ennemi l'homme qui m'a rayé de la liste des vivants ; je ne lui disputerai ni mon rang, ni mon titre : qu'il les garde… qu'il garde aussi mes biens… toute ma fortune… elle est à vous puisqu'elle m'appartient. Mais si j'impose silence à ma vengeance, vous concevez quel sentiment fait taire en moi tous les autres… c'est l'amour, l'amour ardent, éternel que je vous ai juré : c'est lui qui m'anime ; mais pour un si grand sacrifice, il me faut une récompense : Sophie, êtes-vous heureuse ?

SOPHIE.
Ah ! c'est encore à moi que vous pensez ?

LE DUC.
Oui, oui, dites-moi : je suis heureuse et je pars… pardonnez-moi d'avoir douté.

Il se met à genoux et lui prend une main qu'il couvre de baisers.

IV, 12 – MARTHE, LE DUC, SOPHIE, MORIN, VALINCOURT, avec des gardes.

MORIN.
Que vois-je !

VALINCOURT.
Ah ! c'est mon étranger !

MORIN.
Un homme ici ? quel est l'audacieux ? à moi, quelqu'un ! qu'on le chasse !

VALINCOURT.
J'ai mon monde.

LE DUC.
Me chasser ? Quel est l'insolent ?

MORIN.
Quel es-tu donc, toi ?

LE DUC, à part.
C'est Morin !

MORIN, avec fureur.
C'est le duc ! (Prenant son parti.) Allons, allons, délivrez-moi de cet homme.

LE DUC.
Comment, on oserait ?…

VALINCOURT.
Oui, certes ! je vous cherchais, vous êtes étranger, comme maire de la commune, je vous arrête.

LE DUC.
Sophie ! Sophie, souffrirez-vous ?

MORIN, entraînant Sophie.
Venez, venez, Madame, suivez-moi.

SOPHIE.
Alfred !

MARTHE.
Mon pauvre maître !

D'ALMONT.
Malheureux ! tu oserais…

MORIN.
C'est un insensé ! qu'on le jette à la porte.

VALINCOURT.
Qu'on s'empare de lui.

D'ALMONT, entouré de gardes.
Misérable ! tu iras mourir aux galères !

ACTE V

Un salon. Un canapé et un guéridon ; un cabinet à droite ; à gauche, un secrétaire auprès d'une croisée, une pendule.

V, 1 – SOPHIE, seule.

SOPHIE. Elle est dans un fauteuil, enveloppée d'un manteau ; elle regarde l'heure à la pendule.
Cinq heures ! qu'une heure est longue quand l'inquiétude est là, qui vous ronge à chaque minute ! une nuit ! quelle éternité ! (Elle se lève et ôte son manteau.) La scène d'hier est toujours dans ma pensée ! Alfred, pâle et plaintif, revient se présenter à moi ! moi ! mariée à un autre ! il m'apparaît comme un remords ; car c'était lui que j'aimais, c'est lui qui était mon fiancé ! c'est avec lui que ma mère m'avait unie avant de mourir : ma pauvre mère ! quel doit être là-haut ton chagrin de voir ta Sophie, ta fille chérie, enchaînée pour la vie à un intrigant, à un criminel peut-être ! car, dans ces troubles, que d'hommes se sont tachés de sang ! si c'était un de ceux-là à qui ma destinée est vendue ! oh ! j'aimerais mieux le savoir, car alors, je n'aurais pas longtemps à souffrir.

V, 2 – SOPHIE, MARTHE.

MARTHE, entrant mystérieusement.
Madame ! madame ! pardon ; si je viens vous déranger… mais je ne vous croyais pas éveillée !

SOPHIE.
En effet, voilà le jour qui paraît. Mon sommeil durait plus longtemps jadis. Mais tu es déjà levée, déjà habillée : tu ne t'es donc pas couchée non plus, toi ?

MARTHE.
À quoi bon ? est-ce que j'aurais pu fermer les yeux ? quand je vous ai quittée, vous étiez si triste !

SOPHIE.
Pauvre fille ! Dieu te récompensera de ce que tu souffres avec moi, va !… Mets là ce manteau… (Elle indique le cabinet.) dans ce cabinet.

 MARTHE, mettant le manteau dans le cabinet, dont elle laisse la porte entrouverte.
Ah ! ma bonne maîtresse, je consentirais bien à être malheureuse toute seule, pourvu que vous n'ayiez plus de chagrin ! vous êtes si vertueuse ! si douce au pauvre monde ! est-ce que vous devriez avoir des peines ? le Ciel n'est pas juste, ni le bon Dieu non plus.

SOPHIE.
Ne le blasphème pas ! je n'ai que que lui ! Mais ne voulais-tu pas me demander quelque chose ? quand tu es entrée, tu avais l'air embarrassée.

MARTHE.
Tenez, madame… c'est monsieur le duc… non… c'est votre mari… non… c'est ce monsieur… vous savez ? qui vous demande un moment d'entretien… je n'avais pas envie de rien faire pour lui d'abord… parce que je ne l'aime pas… et je ne l'ai jamais aimé… d'ailleurs sa conduite envers madame… mais il est si désespéré, si contrit, je lui ai répondu que j'allais vous en prier. Ah ! madame ! il n'a plus l'air impérieux comme hier, il est abattu, que ça fait pitié.

SOPHIE.
Quoi ! il oserait me parler, se présenter devant moi ! que pourrait-il me dire ? je ne dois pas le recevoir… sa présence m'anéantit, me tue… je ne le verrai pas !

MARTHE.
Mais s'il va se porter à des excès…

SOPHIE.
Qu'ai-je à craindre de plus ?

MARTHE.
Il a peut-être à vous révéler des choses qui vous rendront du calme.

SOPHIE.
Il n'en est plus pour moi… tu me pries en vain, ma pauvre Marthe : je ne puis me résoudre à l'écouter, à lui répondre…. dis-lui que je ne veux pas qu'il vienne.

MARTHE.
J'y vais, madame. (À part.) Ô mon Dieu, faites qu'il n'arrive pas quelque catastrophe.

Elle sort.

V, 3 – SOPHIE, seule.

SOPHIE.
Quelle audace ! prétendrait-il se justifier ? cela est impossible : il m'a enlevée à moi-même, il m'a volé ma vie, ma personne ! et pour s'emparer d'un nom, d'une fortune ! c'était l'attrait de la richesse ! je ne pourrai jamais lui pardonner !

V, 4 – SOPHIE, MORIN.

SOPHIE.
Comment, monsieur, malgré ma défense, vous osez vous présenter devant moi ?

MORIN, avec violence, mais avec amour.
Sophie, il faut que je vous parle. Je ne viens pas pour m'excuser, me justifier : je le voudrais, que vous ne pourriez me croire ; je viens seulement vous confesser ma conduite ; je viens tout vous avouer pour que vous jugiez notre situation réciproque et que vous prononciez.

SOPHIE.
Mais, monsieur…

MORIN.
Vous allez m'écouter : ces armes ou vous, voilà les arbitres de mon sort.

Il tire de son habit une paire de pistolets, qu'il pose sur le secrétaire.

SOPHIE.
Que me direz-vous ? comment réparerez-vous tout le mal que vous m'avez fait ? où irais-je maintenant offrir mon front déshonoré ? Fille d'une mère respectable et glorieuse ! au lieu d'un mari digne d'elle, digne de sa famille, j'ai épousé !… je suis la femme de… au nom du ciel, monsieur, dites-moi de qui je suis la femme.

MORIN.
D'un homme qui ne compte pas comme vous des ancêtres, mais qui a reçu de la nature un esprit capable de vous comprendre, mais ambitieux, mais destiné peut-être à de grandes choses. Oui, la fatalité seule a pu m'emporter à devenir coupable, à vous tromper, vous, noble et grande ! Lorsque le duc d'Almont eut disparu, lorsque je le crus mort, et Dieu m'est témoin que j'ai fait tout pour le sauver, je me présentai devant vous : vous crûtes voir votre fiancé, votre époux ; vous me dîtes que la volonté de votre mère mourante nous avait unis. Alors, craignant de vous perdre en hésitant, je suivis la pente du mal : au lieu de me jeter à vos genoux, au lieu de tout vous dire, je persistai, comme un guide aveugle qui marche au précipice et perd avec lui ceux qui l'entourent. Plus tard, vous fuir devint impossible : mon amour me retint près de vous.

SOPHIE.
Ah ! monsieur !

MORIN.
Oui, Sophie ! cela est vrai !

SOPHIE.
Vous avez eu le courage de m'abuser à chaque instant, à chaque heure, tous les jours et, quand je vous regardais, vous ne rougissiez pas.

MORIN.
Ah ! si vous saviez combien vos regards me troublaient ! combien ils me couvraient de honte ! que de fois j'étais brusque, bizarre, colère, pour ne pas me découvrir ! si vous saviez surtout comme je m'arrachais de force à ma conscience qui me criait : profanation ! blasphème !

SOPHIE.
Enfin, monsieur, que voulez-vous de moi ?

MORIN.
J'ai ordonné qu'on disposât les préparatifs du voyage. Dans une demi-heure, nous partons pour l'Allemagne.

SOPHIE.
Quoi ! m'enlever à ma patrie, à tous les souvenirs qui m'y rattachent ! disposer de moi sans ma volonté ! me forcer à vous suivre, m'enchaîner à vous par la violence, sans me donner un jour de réflexion !

MORIN.
Chaque minute qui s'écoule me perd : voulez-vous attendre qu'on vienne ici me chercher ! me plonger dans un cachot ? non, vous devez me connaître ; je n'attendrai pas un aussi lâche dénouement. Je sais trop ce qui m'est réservé si l'on me retrouve ici : n'espérez pas que je consente à ne plus vous voir, à vous fuir, quand il me reste encore le temps de vous garder ! À quoi m'aurait servi tout le chemin que j'ai franchi pour parvenir jusqu'à vous ? car je vous le dirai, Sophie ! je ne tiens plus qu'à vous seule ! tout, excepté vous, ne m'est rien dans ce monde : je ne veux la vie qu'avec vous !

SOPHIE.
Je ne vous suivrai pas.

MORIN.
Il faut pourtant que je parte.

SOPHIE.
Oh ! partez… Je vais vous signer à l'instant un acte par lequel je vous donne la moitié des biens de ma mère : en Allemagne, vous vivrez tranquille, et cette fortune… (Elle va pour signer à une table.)

MORIN, l'arrêtant.
Avant de vous connaître, Sophie, l'or m'eût tenté sans doute ; mais, aujourd'hui, je ne vous céderais pas pour un trône, pour un empire… je ne vous vendrai pas à vous-même : vous avez porté ma sentence… je saurai l'exécuter. (Il va au secrétaire et porte la main sur les pistolets.)

SOPHIE.
Arrêtez… un crime…

MORIN.
…Ne m'effrayerait plus ! j'en ai commis un plus grand que tous : je vous ai trompée ; mais, rassurez-vous, il n'y aura qu'une victime !

SOPHIE.
Dieu ne pardonne pas un suicide.

MORIN.
Que m'importe l'enfer, et votre Dieu qui m'a menti en me créant ! Le bonheur, c'est de vous posséder ! le malheur, c'est de vous perdre ! le reste, qu'importe ! dans un instant, je viens chercher votre réponse : ces armes nous protégeront en route, ou me fixeront eu France.

Il sort.

V, 5 – SOPHIE, seule.

SOPHIE.
Mon Dieu ! mon Dieu ! que faire pour qu'il me délivre de sa vue, qu'il me rende à moi-même ! jamais… la honte !… le mépris ! le mépris que je n'ai pas mérité est tout mon partage ! que vais-je devenir ? une retraite religieuse, ou la mort, voilà le terme de mes maux.

V, 6 – SOPHIE, MARTHE.

MARTHE.
Madame…

SOPHIE.
Eh bien…

MARTHE.
Monsieur le duc d'AImont, le véritable – car il s'est fait reconnaître – et monsieur Valincourt sont là. Monsieur Valincourt a fait cerner le château avec des soldats…

SOPHIE.
Cerner le château !

MARTHE.
Il veulent vous voir, vous parler.

SOPHIE.
Qu'ils viennent. (Marthe sort.) Oh mon dieu ! mon Dieu ! mais c'est horrible… (Entrée de Valincourt et de d'AImont.) On n'a pas le droit… que voulez-vous, messieurs ?

V, 7 – SOPHIE, VALINCOURT, LE DUC.

VALINCOURT.
J'ai l'ordre d'arrêter et d'interroger tout homme suspect…

LE DUC.
Rassurez-vous, Sophie, nous venons vous délivrer et vous venger. Je veux vous arracher au pouvoir d'un homme indigne de vous : les lois jugeront son crime et elles vous rendront l'honneur et la liberté ! Il vous a coûté tant de larmes ! le reste de sa vie ne suffira pas pour les expier.

VALINCOURT.
Mon cher cousin, me pardonnerez-vous d'avoir osé. (Il fait le geste d'arrêter.) Vous concevez… un homme du gouvernement, le salut de l'État avant tout… Mais vous nous avez démontré d'une manière si convaincante que vous êtes le vrai duc d'AImont que je crois devoir arrêter l'autre. Nous allons d'abord le conduire en prison, comme violemment soupçonné d'être un faussaire, et de s'être emparé du nom, de la fortune, et de la femme d'un autre. (Au duc.) Vous ferez votre déclaration ; en attendant nous le tiendrons à la disposition du procureur du roi… c'est-à-dire du procureur de la République.

SOPHIE, à elle-même.
Mon dieu ! mon dieu ! quel scandale !

VALINCOURT.
Nous verrons où cela le conduira.

SOPHIE.
Je ne le sais que trop !

VALINCOURT.
Au-delà de son ambition peut-être. (Il se prépare à sortir.) Nous allons donc procéder de suite à son arrestation.

SOPHIE, à Valincourt.
Attendez ! attendez… (Au duc.) Monsieur le duc, plus tard il ne sera plus temps… je vous demande en grâce de vous parler sans témoin, au nom de ma mère, ne me refusez pas.

LE DUC.
Au nom de votre mère… (À Valincourt.) Mon cher cousin… de grâce ! suspendez son arrestation.

VALINCOURT, faiblissant.
Mais, mon devoir…

LE DUC.
Il ne peut vous échapper ; c'est un service que je réclame de votre obligeance.

VALINCOURT.
Un service… j'attendrai…

Il sort. Le duc ferme lui-même les portes du fond.

V, 8 –  SOPHIE, LE DUC.

LE DUC.
Que voulez-vous ?

SOPHIE.
Une grâce.

LE DUC.
Pour qui ?

SOPHIE.
Pour lui.

LE DUC.
Que pouvez-vous me demander en sa faveur ? ne m'a-t-il pas fait assez de mal ?

SOPHIE.
Et moi !

LE DUC.
Je vous aime et jamais vous ne m'appartiendrez.

SOPHIE.
Alfred, soyez mon ami ! mon ami toujours, puisque le sort a voulu que nous ne fussions que cela. Soyez le consolateur de mes peines ! soyez, après Dieu, celui qui recueillera mes larmes ! si je ne vous trouve pas pour me soutenir dans cette route de douleurs, qui viendra à ma voix ? qui souffrira avec moi ? ce n'est pas celui qui m'a abusée qui lira jamais dans mon âme : je prie pour lui ! je le plains ! mais, je vous le dis à vous, je ne l'aime pas. (Elle lui tend la main.) Alfred, ici bas je n'ai que vous : j'ai perdu ma mère.

LE DUC. (Il la regarde, il lui prend la main et la couvre de baisers.)
Ah ! Sophie ! nous sommes bien à plaindre ! aussi malheureux l'un que l'autre : pleurons ensemble.

SOPHIE.
Oui, mon ami, oui : aidons-nous à supporter notre malheur ; ne l'augmentons point par une infortune qui retomberait de tout son poids sur nous-mêmes : ne livrez pas cet homme à la justice… quand il sera condamné… savez-vous ce qu'on dira ? c'est Sophie d'Enneterre, qui pendant cinq ans lui a appartenu ; c'est elle qui l'a livré ! et cet homme, qu'avait il fait ? il l'avait aimée.

LE DUC, avec douleur.
Il l'avait aimée !

SOPHIE.
Voilà ce que dira le monde, mon ami ! c'est que le monde, selon son caprice, prodigue la louange ou le blâme. Jamais il ne faut le prendre pour juge entre soi ! il faut éviter ses regards, il faut pleurer seuls et essuyer nos yeux pour qu'il ne voie pas seulement si nous avons pleuré ! faites grâce, mon ami, comme je fais moi-même. Si vous ne pardonnez pas… vous aurez été son bourreau ! vous l'aurez flétri vous-même.

LE DUC.
Mais qu'en faire alors ? cet homme ne peut rester en France ! il ne peut vivre où je suis ! je lui pardonne tout, excepté de vous avoir enlevée à moi pour toujours. Malheur à lui ! si je le rencontrais, je ne répondrais pas de moi ! Un jour, je puis me lasser d'être généreux, alors je ne sais pas ce que je ferais de lui.

SOPHIE.
Il quittera la France… aujourd'hui… à l'instant même.

LE DUC.
Eh bien ! donc, qu'il s'éloigne ! qu'il parte ! qu'on lui donne de l'or, et…

SOPHIE.
Qu'on prépare une voiture.

LE DUC.
Comment ?

SOPHIE.
Je le suivrai.

LE DUC.
Vous ! avec…

SOPHIE.
Avec mon mari ! nous irons en Allemagne, là j'essayerai de vivre et Dieu m'aidera.

LE DUC.
Vous allez partir ! me fuir ! me laisser !

SOPHIE.
Je vous en prie, ne me refusez pas.

LE DUC.
Ah ! Sophie, plutôt vous conserver pour lui que de vous perdre sans retour. Allez, je n'ai plus de volonté que la vôtre… allez, mais au moins promettez-moi que mon souvenir ne vous quittera pas ; que, loin de moi, votre cœur encore dira mon nom ! Vous perdre, Sophie ! savez-vous bien ce que c'est que de perdre une femme comme vous ? savez-vous que c'est un deuil éternel, que c'est le néant ! Mon Dieu ! mon Dieu ! que vous ai-je fait pour me garder un tel supplice ?

SOPHIE.
Ne m'ôtez pas mon courage par le spectacle de vos regrets ! Au lieu de m'accabler, aidez-moi, soutenez ma faiblesse, protégez-moi contre moi-même ! laissez-moi toute ma force : j'en ai besoin pour vous fuir.

LE DUC.
Je vais vous obéir !

Il va à la porte.

V, 9 – SOPHIE, LE DUC, MORIN.

MORIN.
Eh ! bien, j'attends ! qu'avez-vous résolu ?

LE DUC.
Tombez à ses genoux : la justice vous allait saisir ; elle n'aurait pu partager votre prison, elle partage votre exil.

MORIN, à genoux.
Ah ! Sophie !

LE DUC.
Profitez du moment que Valincourt nous accorde… Allez presser votre départ, car je sens que votre présence…

MORIN, se relevant.
Monsieur le duc, il fut un temps où la vôtre chez moi pouvait faire tomber ma tête.

Il sort avec Sophie.

V, 10 – LE DUC, seul.

LE DUC.
Je n'y assisterai pas : j'ai obéi à Sophie, mais je n'aurais pas la force de la lui laisser enlever sous mes yeux !… qu'il s'en aille ! qu'il emmène mon bonheur ! puisse-t-elle ne pas le payer du sien… (Il est assis, absorbé, et regarde par une fenêtre ; la porte est restée ouverte, on voit Charlotte passer et repasser.) Ah ! que les apprêts de ce départ sont longs ! je compte les minutes.

Ici entre Charlotte, elle regarde de tous les côtés, elle fait un peu de bruit.

LE DUC, sans se retourner.
C'est vous, Marthe… eh ! bien, Morin et Sophie, vont-ils enfin partir ?

CHARLOTTE.
Ah ! partir ! Sophie ! (Elle se glisse dans le cabinet.)

LE DUC, se retournant.
J'avais cru entendre… ce n'était personne ; les chevaux sont à la voiture, retirons-nous, je ne pourrais supporter ce spectacle.

II sort par le fond, Charlotte sort lentement du cabinet.

V, 11 – CHARLOTTE, seule.

CHARLOTTE.
Je l'ai attendu jusqu'au jour ! je reviens ici. La cour du château est pleine de préparatifs de voyage : pour qui sont-ils ? Grâce à la confusion, aux courses des domestiques, je pénètre dans ces appartements déserts ; j'entre ici… et j'entends… quel mystère ! m'aurait-il abusée et pour éviter ma présence… ma tête se perd ! mon Dieu ! mon Dieu ! oh ! laisse-moi ma raison quelques minutes encore ! ne me rends pas folle avant que je l'aie vu, que je lui demande ce qu'il compte faire de moi, ce qu'il veut que je devienne… je ne sais quel parti prendre ! je ne sais rien ! je suis étrangère à tout, et pourtant je suis sa femme. Que faire… ? que faire… ? Ah ! j'entends des pas… on vient : c'est lui !

V, 12 – CHARLOTTE, MORIN, en habits de voyage.

MORIN.
Encore quelques minutes de patience, et nous partons… Ah ! prenons ces armes. (Il va vers le secrétaire.)

CHARLOTTE, l'arrêtant.
Arrête… la voiture n'est pas prête.

MORIN.
C'est toi !

CHARLOTTE.
Oh ! tu n'es pas venu au rendez-vous, que tu m'avais donné, à minuit ! je t'ai attendu ! Le jour paraît et je ne t'ai point vu ! j'ai cru qu'un accident t'avait retenu… que sais-je ? tout, excepté ton abandon… n'est-ce pas que tu ne veux pas me fuir, me laisser ! je t'ai épousé parce que tu étais malheureux ! Tu me disais : je t'aime ; si tu m'abandonnes, je deviendrai criminel ; épouse-moi, sauve-moi de moi-même. Je l'ai fait et, depuis, n'ai-je pas été patiente et dévouée ? Enfin, as-tu un seul reproche à me faire ?

MORIN.
Je ne te reproche rien. Oui, tout cela c'est vrai ! Tu es bonne, tu es ferme ! et moi, je suis un ingrat, je suis un ambitieux, je suis un misérable.

CHARLOTTE.
Oui, je suis femme ; tu l'as dit : oui, je pardonne ; je te pardonne tout, j'oublie tout. Viens, avec moi, nous sommes jeunes, nous travaillerons. Dieu a semé du pain pour tous les pauvres ! viens, viens, te dis-je, fuyons !

MORIN.
Fuir d'ici, te suivre : impossible ! en ce moment, laisse-moi !

CHARLOTTE.
Oui, tu veux te débarasser de moi, n'est-ce pas ? pour que j'aille t'attendre dehors, sur la route, un jour entier, et puis toujours ! et que tu ne viennes pas, et que tu partes avec ta Sophie ! car tu ne peux me mentir encore, je sais tout.

MORIN.
Tu viens donc pour me perdre !

CHARLOTTE.
Je viens pour dire que tu es mon mari, que tu veux me sacrifier. Je crierai tout haut ta conduite, la mienne, et nous verrons si l'on me repoussera.

MORIN.
Tais-toi, malheureuse ! ne parle pas ainsi : on peut t'entendre !

CHARLOTTE.
C'est ce que je veux, je veux qu'on vienne ; je veux qu'on te connaisse ici !

MORIN, en colère, allant à elle, lui mettant la main sur la bouche et la poussant pour sortir.
Tais-toi, te dis-je, ou crains ma fureur.

CHARLOTTE, se dégageant.
Si tu me fais sortir, j'irai dans la cour t'attendre, je me jetterai devant les chevaux. Si l'on n'arrête pas, je me laisserai écraser sous les roues, en criant : Cet homme est mon mari ! c'est un infâme !

MORIN, exaspéré.
Charlotte, par grâce, laisse-moi, où je ne réponds plus…

CHARLOTTE.
Tu n'obtiendras rien : il me faut justice ou vengeance.

On entend au dehors Marthe crier : "Madame, tout est prêt…"

MORIN.
On vient !… plus de ressource.. je suis perdu ! Charlotte ! va-t-en ! va-t-en ! ne me force pas au crime !

CHARLOTTE.
Non ! tu me tueras plutôt.

MORIN.
Tu le veux ! eh bien…

Il la saisit à la gorge, l'enlève et se précipite avec elle dans le cabinet dont la porte se referme sur eux. Au même instant Marthe entre avec des domestiques, portant des paquets.

MARTHE.
Allons, allons, dépêchez-vous ; nous allons descendre. (Morin sort pâle et défait du cabinet : il voit Marthe et ferme la porte avec vitesse. Marthe lui dit :) Êtes-vous prêt, monsieur ? madame va venir…

Morin est agité, et il a l'air de s'occuper beaucoup des préparatifs en regardant avec anxiété le cabinet. Le duc entre avec précipitation.

V, 13 –  MORIN, LE DUC.

Morin est accablé, le duc s'approche de lui, et le prend par le bras.

MORIN, effrayé.
Ne croyez pas…

LE DUC.
Partez, partez, monsieur… Une minute de plus et votre départ devient impossible…

V, 14 – MARIN, LE DUC, SOPHIE, MARTHE, VALINCOURT, Domestiques.

MARTHE, offrant son bras à Sophie.
Votre bras, madame ; d'abord, moi, je ne vous quitterai jamais : vous avez besoin d'une amie..

LE DUC, couvrant de baisers et de larmes la main de Sophie.
Adieu, Sophie ! pensez à moi.

SOPHIE, à Marthe.
As-tu tout préparé pour la route ?

MARTHE.
Oui, madame… Ah ! votre manteau de voyage ! (Elle se dirige vers le cabinet.)

MORIN, l'arrêtant.
Non ! pourquoi ? partons.

SOPHIE.
Marthe a raison, donne-le-moi ! Tu sais qu'il est dans ce cabinet.

MARTHE.
Oui, madame ! (Elle ouvre le cabinet, y entre et en ressort soudain en poussant un cri horrible.) Ah !… une femme morte !…

MORIN, anéanti.
Oh !…

Le duc prend Charlotte et la pose sur le canapé. Sophie lui met la main sur le cœur.

LE DUC, s'écriant.
Elle respire ! Des secours ! des secours !

SOPHIE.
Quelle est cette femme ?… Charlotte !…

LE DUC.
C'est elle !… (À Morin.) Malheureux, vous avez assassiné votre femme !

CHARLOTTE, faisant un effort.
Non, non ! (Elle regarde Morin.) La rage,la jalousie ! le poison ! j'étais sa maîtresse.

(Elle meurt.)

MORIN.
Son dernier soupir est encore du dévouement pour moi ! Je le jure devant vous et devant Dieu : elle était ma femme. (Il se jette à genoux aux pieds de Charlotte.) Charlotte ! pardonneras-tu à ton assassin ? Oui, c'est moi qui l'ai tuée ! Mais je ne serai pas au-dessous de toi. (Il prend un pistolet sur le secrétaire.) Je ne mourrai pas sur un échafaud.

Il sort, et soudain on entend la détonation d'un coup de feu. Sophie se jette dans les bras du Duc.

LE DUC, montrant à Sophie du doigt la coulisse.
Sophie, vous êtes libre.

 


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