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JEAN LESGUILLON

COURONNES ACADÉMIQUES

1861


Seconde partie

La mort héroïque de Jean Jacobsen
Influence de l'instruction sur les classes laborieuses
La lanterne
Un vol à la poésie
Les deux âges
L'arbre et les fruits
Les devoirs de l'homme de lettres au XIXe siècle
Vingt ans
L'exil de la modestie

La mission civilisatrice de la France en Orient
La statue de Colbert à Reims
Le conseil de l'âme
Le colon de Mettray
Le second Zacharie
Romagnesi
L'or et le travail
Rome et Paris


LA MORT HÉROÏQUE DE JEAN JACOBSEN

Sur le vaste Océan la nuit étend ses voiles ;
Le ciel est tour à tour sombre ou luisant d'étoiles ;
Les nuages, poussés au caprice des vents,
Tantôt amoncelés, tantôt rideaux mouvants,
Sur les vagues, roulant de l'Océan aux rives,
Découpent en festons ses lueurs fugitives.
La lune, au-dessus d'eux dans l'espace nageant,
Cache les blancs reflets de son globe d'argent,
Ou, divisant soudain la nue étincelante,
Baigne les flots brillants sous sa clarté tremblante.

Àla tour du beffroi va retentir minuit ;
Dans Ostende tout dort, rien ne marche ou ne luit ;
Mais dans son port vivant tout est plein de murmures ;
Le rayon des flambeaux court parmi les amures ;
De la chanson guerrière, hymne des vieux marins,
Soldats et matelots répètent les refrains.
Aux cris des commandants l'équipage s'empresse ;
Le câble se raidit, la voile se redresse,
Et sur le flanc des mâts par la vergue polis,
Glisse, s'enfle, ou s'affaisse, et retomble à longs plis.
Comme l'oiseau qui vole aux bâtons de sa cage,
Le mousse va sautant de cordage en cordage ;
L'artilleur, qui les aime et les sait par leurs noms,
Sur leurs affûts de fer assure ses canons
Et, flattant de la main leur monstrueuse taille,
Les exhorte à bien faire au jour de la bataille.
Le vaisseau, palpitant à ces graves apprêts,
Agite sa voilure, ébranle ses agrès,
Et, tressaillant d'orgueil, dans sa large poitrine
Aspire les parfums de la brise marine.

Mais la vague frémit ; sur l'abîme dormant
Glisse, de ride en ride, un doux frissonnement ;
Le flot, qui se réveille après un long silence,
Caresse les contours des vaisseaux qu'il balance.
La brise, de la mer fraîchissant les sillons,
Fait au sommet des mâts trembler les pavillons.
Comme un coursier s'élance échappé dans l'arène,
Le convoi s'abandonne au souffle qui l'entraîne,
Et, souverain des mers, passant avec fierté,
S'empare de l'espace et de l'immensité !

Au milieu des sillons resplendissants d'écume,
Les voyez-vous, au loin, s'enfoncer dans la brume,
Côte à côte emportés d'un vol rapide et sûr,
Ces trois vaisseaux, glissant entre le double azur
De ces deux océans sans borne, où se confondent
Le ciel qui se reflète et les eaux qui répondent ?
Intrépides soldats, audacieux nochers,
Dieu garde votre esquif de la dent des rochers,
De ces écueils muets où la poupe se brise,
Du vent désordonné qui succède à la brise,
Des lames jaillissant sur vos sabords penchés,
Et des récifs menteurs au rivage cachés !

De pourpre et de safran l'orient se colore ;
La mer est belle ! Allez ! voici déjà l'aurore !

Mais quel est ce point noir dont le vague contour
Mêle comme une tache aux feux naissants du jour ?
À l'horizon lointain tout à coup se dévoile
La flèche du grand mât, le sommet de la voile,
Les mousses dispersés à travers les haubans,
Les marins sur le pont, les soldats sur leurs bancs,
Les officiers au quart, le pilote à la proue,
Au souffle du zéphyr un drapeau qui se joue,
Et les canons montrant, formidable appareil,
Leur gueule qui reluit aux rayons du soleil.
La Hollande est écrite au front de la bannière ;
Ce n'est plus un vaisseau, c'est une escadre entière,
Une flotte !... semblable à ces loups affamés,
Qui, réunis en troupe et de rage animés,
Parmi les steps déserts, sur les sentiers de glace,
De la biche qui fuit interrogeant la trace,
Dans les taillis ouverts, dans ses réduits secrets,
L'attendent, confiante, au détour des forêts,
Jusqu'au moment terrible où, mourante, lassée,
Dans ce réseau fatal elle tombe enlacée,
Et qu'avec de longs cris partageant le butin,
La bande se repaisse à son sanglant festin.

Et voilà que l'escadre approche et se présente,
Remplissant l'horizon de sa masse imposante,
Et, du combat prochain arborant les signaux,
D'un cercle formidable élargit les anneaux.
Mais qu'importent la force et le nombre à l'audace ?
Soudain un cri d'honneur répond à la menace,
Noble accent du marin aux périls affermi :
– Aux pièces, canonniers ! Voilà notre ennemi !

Vous, dont la lyre, hélas ! de sang humain trempée,
Des âges glorieux raconte l'épopée,
Muse, qui transmettez aux respects à venir
Les hauts faits revivant dans votre souvenir,
Au jour où sa patrie évoque sa mémoire,
Exhumez ce fleuron de sa vaillante histoire ;
Renouvelez ce nom dont les vieilles clartés
Se perdaient dans les noms par Dunkerque enfantés ;
Des pieux dévouements interprète fidèle,
Inspirez le récit de sa lutte immortelle,
Lutte avec l'eau, le feu, le fer et les bourreaux !
Tout est grand et sacré dans la mort des héros !

Celui-là qui, partant pour un royal message,
D'Ostende hier encor saluait le rivage,
C'est Jean Jacobsen, cœur antique, âme de feu,
Qui sert son souverain ainsi qu'il sert son Dieu !
Intrépide marin, tout bronzé de courage,
Il brave la tourmente et joue avec l'orage ;
Semblable au voyageur qui, les rênes en main,
Guide son char volant dans le large chemin,
Sur la mer inconstante à sa poupe asservie
Il passe, calme et fier, dédaigneux de la vie,
Comme si l'élément, esclave de ses lois,
Voyait en lui son maître et connaissait sa voix !

Ah ! c'est que l'Océan, redoutable mystère,
Est fécond en trépas ignorés de la terre !
Comme un liège léger qu'il porte sans effort,
Que pèsent sur ses flots et le brave et le fort ?
Chez lui tout est péril ! C'est peu que la tourmente
Traîne la nef au gré de la houle écumante ;
Que la haine des vents, se heurtant dans les airs,
La jette sur le roc ou la plonge aux enfers ;
Ou qu'au fond de la cale en silence couvée,
À travers les parois tout à coup soulevée,
La flamme qui s'anime et s'augmente en courant,
Sur le pont embrasé, dans la mâture errant,
N'offre au marin, jouet de fléaux indomptables,
Qu'un choix entre deux morts, deux morts inévitables !
Que sera-ce, grand Dieu ! quand soudain à l'avant,
Toutes voiles dehors et les vergues au vent,
Au fracas du canon qui vomit la mitraille,
L'étendard étranger vient offrir la bataille ?
Quand il faut, l'arme au poing, parmi les feux, les cris,
Au vainqueur acharné disputer ses débris,
Et qu'aux chocs redoublés du fer qui le déchire,
Vous sentez sous vos pieds chanceler le navire !

Tel était Jacobsen ! Seul, de ces neuf vaisseaux
Il doit subir les feux et rompre les assauts !
Ce combat inégal, seul il faut qu'il l'affronte !
Seul contre neuf vaisseaux ! car, ô douleur ! ô honte !
Crime pour le marin qui, fidèle à son bord,
Doit dédaigner la fuite et mourir au sabord,
Garcia, La Plesa, fiers enfants de l'Espagne,
Amiral qui le guide et brick qui l'accompagne,
Emportant leur drapeau souillé de trahison,
Avec le cap à l'est, fuyaient à l'horizon !
– Amis, dit Jacobsen, qu'importe à la bravoure
Qu'un amiral poltron nous laisse ou nous secoure ?
Faut-il les imiter, et fuir, cœurs généreux,
À l'aspect des forbans parce qu'ils sont nombreux ?
Non, non ! Ils ont la force ? Eh bien ! au lieu d'attendre,
Attaquons les premiers, c'est plus que nous défendre !
Qu'entre la flotte et nous les rôles soient changés !
Et si nous succombons, partons du moins vengés !
Mais avant d'accomplir ce noble sacrifice,
Àla face du ciel qu'un serment nous unisse,
Et jurons, réunis dans une même foi,
De mourir tous pour Dieu, la patrie et le roi !

Il dit. Un même cri partout se fait entendre !
– Au combat et mourir plutôt que de nous rendre !
– Il suffit ! Et d'un geste il donne le signal.

Soudain, comme du fond du terrestre arsenal
Le volcan, déployant son dôme de fumée,
Verse au loin les éclats de sa lave allumée,
Le Saint-Vincent vomit de son cratère ardent
Un déluge de fer qui s'abat en grondant !
Sur le vaisseau prochain qui s'arrête et s'étonne,
À coups précipités le canon frappe et tonne,
Crève son large ventre et, passant au travers,
Creuse une brèche immense à ces bords entr'ouverts.
Le navire, broyé dans sa cale profonde,
Reçoit à pleins torrents la vague qui l'inonde,
Et, parmi les débris sur l'Océan semés,
S'enfonce et disparaît sous les flots refermés !
À ce sinistre aspect, de la flotte s'élance
Un accent de colère, un long cri de vengeance !
Huit vaisseaux contre un seul unissant leurs efforts,
De flammes et de feux couronnent leurs sabords.
Ainsi qu'aux jours d'été, foulant leur tige frêle,
Fondent sur les épis les carreaux de la grêle,
Autour de Jacobsen mille boulets sifflants
Pleuvent sur le navire en labourant ses flancs
Et brisent en éclats, sous leurs lourdes morsures,
La charpente qui cède et se fend aux blessures.
À travers les agrès les obus égarés
Dispersent chaque voile en lambeaux déchirés ;
Par l'ouragan de fer coupé dans sa racine,
Le mât courbe la tête et sur le pont s'incline,
Et mêle, en gémissant, ses débris foudroyés
Aux cadavres des morts qui tombent à ses pieds !

L'attaque commençait lorsque parut l'aurore ;
Le soir est arrivé, Jacobsen lutte encore !
Tout un jour de combat, respectant sa vigueur,
N'a pas éteint son âme et fatigué son cœur ;
Au milieu du fracas, calme, forte et sereine,
Sa voix retentissante ordonne, exhorte, entraîne ;
Du haut de la dunette il plane, et sur son bord
Commande la maneuvre et sourit à la mort.
Ainsi le fier lion, la narine fumante,
La dent ensanglantée et la lèvre écumante,
Aux flammes de ses yeux d'éclairs fauves brûlants,
Repousse les assauts des molosses hurlants,
Au pied d'un chêne assis au seuil de sa tanière,
Il hérisse les poils de sa vaste crinière,
Et la meute, alentour suivant ses mouvements,
Frissonne de terreur à ses rugissements.

Mais, hélas ! sur l'avant qui fléchit et qui sombre,
De combattants à peine il reste un petit nombre !
Par le choc des boulets l'arrière mutilé
Ouvre un large passage au flot amoncelé,
Et déjà le vaisseau, chancelant sur sa base,
S'affaisse lentement sous le poids qui l'écrase.

Pour la première fois Jacobsen a frémi :
Il sent qu'il va tomber aux mains de l'ennemi !
La mort n'est rien pour lui ; leur vengeance, qu'importe
Mais son drapeau ! l'honneur du pavillon qu'il porte !
– Aux poudres ! cria-t-il ; ni grâce ni merci !
C'est triompher encor que succomber ainsi !
– Amenez pavillon ! c'est assez vous défendre !
On vous fera quartier ! rendez-vous ! – Moi ! me rendre !
Livrer aux Hollandais mon pavillon soumis !
Survivre au Saint-Vincent à mon honneur remis !
Mieux vaut couler vivant ! cette mort est plus belle
Que le honteux pardon obtenu d'un rebelle !
Mon drapeau devant eux ne doit pas se courber.
N'est-ce pas qu'il vaut mieux noblement succomber,
Compagnons, que rentrer au sein de la patrie
Avec des noms souillés et sa gloire flétrie ?
La mer pour le marin est un digne tombeau,
Et, comme le soldat, il meurt dans son drapeau !
Mais que vois-je ? à ce mot vous gardez le silence !
Ah ! s'il en est un seul entre vous qui balance,
Qui, traître à nos serments, et, plein d'un lâche effroi,
Aime mieux s'avilir que couler avec moi,
Qu'il parle !... Regardez cette troupe expirante !
Nous étions quatre-vingts ! il en reste quarante !
Les autres sont tombés, et tombés sans pâlir !
Quand leur exemple est là vous oseriez faiblir !
Devant ces nobles morts préférez-vous la honte ?
Vous voulez vivre ? eh bien ! venez, que je vous compte !
Trente-deux ! Allez donc, puisqu'ils vous ont promis,
Mendier l'existence à ces vils ennemis !
Mais quand votre bassesse ainsi se déshonore,
Fidèles à l'honneur, il en est dix encore
Avec moi, comme moi résolus à périr !
C'est peu pour triompher, c'est assez pour mourir !

Qui nous rendra l'écho de cette heure suprême ?
Si grand dans le combat, plus grand dans la mort même,
Avec ses dix marins serrés autour de lui,
Qui nous le montrera, quand tout le reste a fui,
Le sabre en main, terrible et semant le carnage
Parmi les Hollandais montant à l'abordage,
Entouré d'assaillants, par les vainqueurs pressé,
Brisé de lassitude et de douleur, blessé ;
Lorsqu'ayant la mort seule et le ciel pour refuge,
Adressant ses adieux à la troupe transfuge,
Il lui criait : Pour prix de ce lâche abandon,
Amis, si l'un de vous survit à leur pardon,
Aussitôt qu'à Dunkerque il pourra reparaître,
Qu'il dise à mon pays, qu'il raconte à mon maître
Que tous les dix ici, martyrs de notre foi,
Nous sommes morts pour Dieu, la patrie et le roi !

Muse, dont la vaillance inspire le génie,
À vous de retracer sa sublime agonie !
Voyez-le, faible, pâle, exténué, sanglant,
Près de la sainte-barbe avancer d'un pas lent,
D'une main ferme et sûre et d'orgueil animée,
Approcher de la poudre une mèche enflammée ;
Puis le vaisseau soudain luisant de mille éclairs
Éclater en grondant et voler dans les airs ;
Et de l'honneur naval volontaire victime,
Jacobsen triomphant descendre dans l'abîme !

Pour nous, qui n'avons rien que des chants et des pleurs,
Sur ce mort immortel versons nos humbles fleurs ;
Et que nos vers émus portent leurs voix plaintives
À son ombre, peut-être errante sur nos rives,
Culte de la famille à ce martyr pieux
Dont la main a touché la main de nos aïeux !
Seul tribut qu'au héros son pays puisse rendre,
Célébrer la grandeur, c'est savoir la comprendre !
Beaucoup peuvent un jour combattre et conquérir ;
Mais la palme est plus belle à qui sait bien mourir !
Source du dévouement qu'envierait la victoire,
L'honneur immortalise encor plus que la gloire !


RÉSUMÉ :
Dans le port d'Ostende, sur trois navires, marins et soldats se préparent à appareiller dans la nuit. Bientôt ils gagnent la haute mer. Mais voici qu'une escadre hollandaise de neuf vaisseaux  approche, menaçante, prête au combat. C'est alors que se manifeste l'héroïsme de Jan Jacobsen, ce corsaire dunkerquois au service de la monarchie espagnole. Alors que les deux navires de corsaires qui l'accompagnent, celui de Pedro de la Plesa et celui de  Juan Garcia, virent de bord et s'enfuient lâchement, Jacobsen, sur le Saint-Vincent, fait jurer à ses hommes de vaincre ou de mourir. Aussitôt ses canons crachent le feu contre un navire ennemi qui ne tarde pas à sombrer. Mais les huit autres font pleuvoir mille boulets sur le Saint-Vincent, qui est gravement endommagé et risque de couler. Au lever du jour, la moitié des hommes ont été tués. Mais aux Hollandais qui lui crient de se rendre, Jacobsen répond par un refus et, avec dix hommes résolus à mourir avec lui, il enflamme un baril de poudre et fait sauter le navire, acte d'héroïsme qui lui vaut l'immortalité plus encore que la gloire du combattant vainqueur.
Précisions historiques :
Jan Jacobsen (1588-1622) était un corsaire dunkerquois pendant la guerre de Quatre-Vingts Ans (soulèvement des Pays-Bas espagnols contre la monarchie espagnole).  Le 3 octobre 1622, pour sa première expédition, Jacobsen est parti d'Ostende, comme capitaine de l'une des frégates du roi Philippe IV d'Espagne, le Saint Vincent. Son navire était accompagné par deux navires de corsaires espagnols, Pedro de la Plesa et Juan Garcia. Jacobsen n'a pas échappé aux navires néerlandais patrouillant au large de la côte flamande et fut bientôt engagé dans une bataille contre neuf navires de guerre néerlandais. Cette bataille a duré 13 heures. Abandonné par les deux autres navires de l'escadre, il a pu détruire deux navires, avant de finalement se faire battre.
Les Néerlandais ont demandé à Jacobsen de se rendre, mais, plutôt que de laisser l'un des vaisseaux du roi tomber dans les mains de l'ennemi, il a fait exploser son bateau avec la poudre qu'il contenait. Ce faisant, il a paralysé les deux navires hollandais qui se trouvaient alors à proximité, et a causé des pertes considérables d'hommes. Au départ, ce devait être lui qui devait mettre le feu à la poudre, mais il fut touché à la cuisse, et demanda alors à un de ses hommes de faire exploser le navire. 170 hommes de son équipage ont survécu, mais se sont fait pendre par la suite, malgré la promesse de vie sauve, sauf deux jeunes gens épargnés en raison de leur âge, dont Cornille Jacobsen.
Ce Cornille Jacobsen, 16 ans, fait prisonnier par les Hollandais, a été libéré le 26 janvier 1623. À la demande de la veuve du corsaire, il a fait sous serment une attestation, devant le magistrat de Dunkerque, sur le déroulement des faits et l'attitude héroïque de Jan Jacobsen. Cette déclaration a été corroborée par un autre témoin des évènements le 30 mai 1623. En représailles, la ville de Dunkerque a fait pendre 30 prisonniers hollandais et armer de nouveaux navires pour poursuivre la lutte
.


INFLUENCE DE L'INSTRUCTION SUR LES CLASSES LABORIEUSES

Quoi, lorsque l'Éternel, au sein du vide immense
Des globes infinis dispersant la semence,
À la terre, de l'homme admirable séjour,
A donné le soleil pour lui donner le jour
Et la lune d'argent dont l'ombre se décore
Pour que l'obscurité fût lumineuse encore,
À la face du ciel méconnaissant les droits
Du progrès qui soumet les peuples et les rois
De timides penseurs, de profonds politiques,
Doucement endormis dans leurs phrases gothiques,
Fermant leurs yeux blessés à la clarté qui luit,
Demandent si le monde est créé pour la nuit,
Si l'éternel bandeau doit couvrir sa paupière,
S'il doit rester aveugle ou chercher la lumière ?

Du jour où, des vapeurs dégageant l'horizon,
Gutemberg a brisé les fers de la raison
Comme un enfant captif qui sort de la tutelle,
La raison, déployant son essence immortelle,
Entraîne l'univers, parti pour conquérir
L'humaine dignité qui ne doit plus périr,
Et prêtant sa chaleur au bon sens populaire,
Verse dans chaque esprit le rayon qui l'éclaire !
Voyez autour de nous quel magique pouvoir
Pousse les cœurs brûlés de la soif de savoir,
Gardant, dans leur nouvelle et juste intolérance,
La gloire à qui s'instruit, la honte à l'ignorance !
À peine son enfant ouvre les yeux au jour,
Qu'un père, à sa prudence égalant son amour,
Veut que le jeune esprit s'habitue à connaître
Les trésors que lui-même il dédaigna peut-être.
La mère, ange du ciel, précepteur grave et doux,
Montre au petit les mots posés sur ses genoux.
Apprendre ! À ce mot seul tout son être s'allume !
Son œil parcourt la page et son doigt prend la plume.
Il écrit !... et son nom, à peine prononcé,
De sa main enfantine il l'a déjà tracé.
Comme un ami du cœur il interroge un livre.
Son âme se nourrit et son esprit s'enivre.
Il lit... tout s'illumine et grandit à ses yeux :
Il pénètre la terre, il plonge dans les cieux,
Du monde qu'il habite il sonde la structure,
Dans ses travaux cachés il surprend la nature,
Au spectacle de l'œuvre admire son auteur,
De la création remonte au Créateur,
Et, goûtant dans son âme un éternelle fête,
Rend grâces de la vie à celui qui l'a faite !

Il lit ! chaque feuillet retrace sous son doigt
Ce qu'il doit au prochain comme ce qu'on lui doit !
Respect au champ fertile hérité de son père ;
Respect à la moisson qu'il aime et qu'il espère ;
Respect pour cette épouse, heureuse à son côté,
Dont il reçut la main et cueillit la beauté !
Respect à cet enfant, vierge pure et pieuse !
Respect à la vertu, droite, laborieuse !
À ses cheveux blanchis dans son activité,
À sa religion comme à sa liberté !
Respect, pendant sa vie, à son nom, à sa gloire,
Et, jusqu'en son tombeau, respect à sa mémoire !

Il lit !... plus haut encor proclamant leurs pouvoirs,
Avant même ses droits, il comprend ses devoirs !
Aux lois qui gardent tout sincère obéissance,
Dévouement au pays, la première puissance,
Quand son danger l'appelle à sa voix accourir,
Lui donner tout son sang, la défendre où mourir !
À ses frères souffrants de faim ou de détresse,
Céder loyalement leur part dans sa richesse,
Car, à tous ses enfants promettant son appui,
La nature a des droits qui sont nés avant lui !
Tel est, de sa raison régulateur suprême,
Ce que le verbe écrit lui dicte sur lui-même ;
L'arbitre de ses jours, la règle de l'honneur,
Et pour les siens et lui le guide du bonheur.

C'est peu ! De ses instincts révélant l'harmonie,
Le génie en son âme appelle le génie !
Au choc inattendu des sublimes élans,
Fermentent sa pensée et germent ses talents !
Toutes ces facultés, ces hautes aptitudes
Qu'étouffait l'ignorance avec ses servitudes,
Des organes parfaits mélodieux concert,
Se réveillent soudain, comme on voit au désert
Le vieux Memnon, touché par le rayon sonore,
Répondre par un chant au baiser de l'aurore.
Tel qui, traînant jadis la lourde pauvreté,
Eût vieilli dans la fange et dans l'obscurité,
Mûri dans les débats et de Rome et d'Athènes,
Nous rendra Cicéron, Eschines, Démosthènes.
Songeant à ses aïeux dépouillés comme lui,
Il sauve l'orphelin qu'on dépouille aujourd'hui !
Bientôt, des vœux publics éloquent interprète,
Pour la tribune ardente il quitte sa retraite,
Et son nom, répété par les votes vainqueurs,
Sort de toutes les voix comme de tous les cœurs !

Il creuse les canaux, richesse des campagnes,
Exhausse les vallons, aplanit les montagnes,
Élève ces palais ou ces temples sacrés
Dessinés de sa main, par son goût décorés !
Il sait les maux de l'homme, il les voit, il les compte ;
Il apprend de la mort le secret qui la dompte ;
La pitié de son cœur pénètre son esprit ;
Il écoute, il devine, il secourt, il guérit !
À la guerre, féconde en chances incertaines,
Il donne les héros et les grands capitaines,
Et retrouve au hameau ses parents attendris,
Ennobli par le nom des remparts qu'il a pris.

Laissant au libre espace errer sa fantaisie,
Tout ce qu'il éprouva s'exhale en poésie ;
Caressés doucement à son rhythme inspiré,
Nous sentons à nos pleurs combien il a pleuré.
L'esprit humain pour lui tout entier se dévoile ;
Il fait vivre le bronze ou respirer la toile,
Et, comme en sons émus éclate un même chœur,
Il sent vibrer la foule aux accents de son cœur !

Chez lui, nature forte, animée et vivante,
L'imagination travaille, cherche, invente.
Il médite... et du ciel abaissant le niveau,
Le gaz léger sillonne un élément nouveau !
À travers le métal la parole lancée
Plus prompte que la foudre emporte la pensée,
Et la vapeur, des rails dévorant les réseaux,
Emporte un monde entier sur l'aile des oiseaux.

Féconde instruction, fille du ciel bénie,
À toi notre grandeur, à toi notre génie !
Àtoi ces grands produits, ces chefs-d'œuvre des arts,
Soutiens de l'existence, attraits pour nos regards,
Qui, charmant dans ses maux l'humanité qui pleure,
La rendent plus heureuse en la faisant meilleure !

Ah ! malgré tes trésors royalement ouverts,
Sans doute, il reste encore bien des instincts pervers !
Des vices destructeurs qui bravent sa puissance,
N'accusez pas l'étude, accusez son absence !
Les yeux sur l'avenir, laissons la vérité
Déchirer les bandeaux qui voilent sa clarté,
Et sur les préjugés dont l'influence expire,
De la seule raison éterniser l'empire !

Mais quand de l'ignorant il veut guider les pas,
Que son flambeau l'éclaire et ne l'égare pas !
N'allons pas, professeurs d'une thèse insensée,
Du sens religieux altérer la pensée,
L'abandonner sans guide au doute qui flétrit,
Du Dieu qui remplit tout dépeupler son esprit,
Ravir à ses douleurs l'espérance, symbole
Qui relève, ranime, encourage, console,
Et par l'effet cruel du sarcasme moqueur,
Lui voler sans pitié ce qui parle à son cœur !
Dans le livre éloquent qui sait ce que nous sommes,
Qu'il cherche ce qu'en vain il attendrait des hommes,
Cette foi, chaîne auguste et lien fraternel,
Rattachant l'homme à l'homme et l'homme à l'Éternel :
La foi dans ce Dieu bon que toute vie adore,
Ce Dieu dont le sourire illumine l'aurore,
Qui commande au soleil, à la tempête, aux flots,
Et qui veille aux petits sitôt à peine éclos !
Qu'il songe que ce Dieu voit ce qu'il fait et pense,
Qu'il aura son arrêt pour peine ou récompense ;
Qu'il doit, vivant encor quand du monde il a fui,
Ou juste ou criminel, paraître devant lui,
Et, des jours d'ici-bas dénouant le problème,
Dans l'amour infini retrouver ceux qu'il aime.

Oui, c'est le vœu du ciel ! voilà le but divin
Qu'un sophisme d'école éluderait en vain !
Gloire à l'ordre éternel, la volonté suprême !
Songez que l'Esprit saint écrivit : Dieu lui-même
Dit, fécondant d'un mot le néant qui conçut :
Que la lumière soit !... et la lumière fut !
Et, six mille ans avant ou collège ou Sorbonne,
Jugea dans sa raison que la lumière est bonne !


RÉSUMÉ :
Pourquoi certains doutent-ils des bienfaits de la lumière ? Depuis l'invention de l'imprimerie, la raison a de plus en plus éclairé les esprits et l'instruction a fait de grands progrès. Les parents veillent à ce que leur enfant apprenne très tôt à lire et à écrire. La lecture apporte des bienfaits de toute nature: elle apprend le respect des autres, l'honneur, la charité. Elle éveille en chacun des aptitudes qui, sans elle, ne se seraient jamais révélées. Celui qui a découvert les grands textes du passé deviendra peut-être lui-même un homme politique, un architecte, un médecin, un capitaine, un poète, un artiste. L'homme instruit, grâce à ses inventions, rend l'humanité meilleure et plus heureuse; et s'il y a encore des hommes vicieux ou pervers, l'absence d'instruction en est la cause. La raison est la meilleure arme contre les préjugés; mais il faut veiller à ce qu'elle n'amène pas à mettre en doute les vérités chrétiennes et à perdre la foi en D
ieu, ce Dieu qui a dit qu'en tout la lumière était bonne.


LA LANTERNE

I

Allons ! arrive donc, Pacot ! Comment ! je sonne...
Je t'appelle à grands cris, je me fâche... et personne !
Et pourtant, ce matin, je t'ai dit prudemment :
Pacot, je dois ce soir écrire un testament !
Le maître d'un château lointain, propriétaire
Fort riche, intelligent, dont je suis le notaire,
Malade, pressentant l'approche de la mort,
Et d'héritiers nombreux devant régler le sort,
Me mande qu'il désire, avant l'instant suprême,
Des biens qu'il a gagnés disposer par lui-même.
J'ajoutai que je veux, puisqu'il faut au retour
Passer par la forêt, la traverser de jour.
– Oui, monsieur me l'a dit, suivant son habitude,
Ce matin, quand ses clercs arrivaient à l'étude,
Répondit humblement Pacot intimidé,
Étrangement surpris d'avoir autant tardé.
– Alors quand j'appelais pourquoi te faire attendre ?
– Quand on est occupé l'on peut ne pas entendre.
– Occupé ?
                       – J'ai coutume, aussitôt le dîner...
– De boire ?
                       – Oh ! non, monsieur !
                                               – Quoi donc ? de jardiner ?
– Bien autre chose...
                                   – Peste ! et de quelle nature
Est l'occupation de Pacot ?
                                               – La lecture.
– Toi qui ne savais rien en arrivant ici ?
– Celui qui veut apprendre a bientôt réussi !
– Et quel est ce beau livre ? est-ce Homère, Virgile ?
Voltaire, Montesquieu, Rousseau ?
                                                          – Non : l'Évangile !
– Bah ! tu lis cela, toi ?
                                   – Mais oui, très couramment.
– De la théologie ! un laquais ! c'est charmant !
– Pourquoi pas un laquais aussi bien qu'un notaire ?
– C'est juste !
                       – Je m'instruis : c'est chose salutaire.
– Dis donc que ton cerveau par degrés s'abrutit.
– L'avez-vous lu, monsieur ?
                                   – Oui, quand j'étais petit ;
Car tout cela c'est bon pour une âme ignorante ;
Ce n'est qu'une lueur insaisissable, errante ;
Feu follet, sautillant à l'horizon trompeur,
Qui nous semble une étoile et n'est qu'une vapeur.
– Ah ! monsieur !
                       – L'Évangile est-il mathématique ?
Un plus un donne deux ; hors ça rien d'authentique !
Vois-tu ses vérités comme tout ce qu'on voit ?
Peux-tu les respirer ? les touches-tu du doigt ?
Ton livre affirme un fait... le rend-il véritable ?
Les hommes l'ont écrit ; mais l'homme est contestable !
Montre-t-il un mystère ainsi qu'à ton réveil
La chaleur et l'éclat te prouvent le soleil !
Ou comme ces calculs que trouve la science
À l'aide du compas et de l'expérience ?
– Mais sa morale ?
                       – Elle est au fond de nos esprits ;
Nous portons en naissant ses principes écrits ;
Notre flambeau vaut mieux que ces leçons douteuses,
Absurdes préjugés, servitudes honteuses !
Brise avec le bon sens ton étroite prison,
Et, laissant là ton livre, écoute ta raison.
– Mais, monsieur...
                       – Allons, drôle ! et pas une réplique !
En route !
            Et triomphant de sa haute logique,
Mon sage, avec Pacot qui riait finement,
Partit pour le château de l'homme au testament.

II

Pendant que le notaire aux formules docile
Au gré du moribond griffonne un codicile,
Àl'heure où du soleil le globe disparaît,
Mélancoliquement parcourons la forêt.
Oh ! comme ce grand bois va redoubler ses voiles !
Les nuages sont gris, le ciel est sans étoiles ;
Du silence lui-même on n'entend plus le bruit ;
Toute création se confond dans la nuit.

Quels sont ces voyageurs dont la présence éveille
La forêt endormie à l'heure où tout sommeille ?
L'un d'eux semble le maître, et, sondant le chemin,
Un autre, son valet sans doute, porte en main
Un fanal entr'ouvert, dont les rayons funèbres
Hors de leur cercle étroit noircissent les ténèbres.
Dans leur pas lent et lourd ils veulent se hâter ;
Une vague terreur semble les agiter
Et, comme si les mots abrégeaient le voyage,
Ils causent à mi-voix... pour se donner courage !
Ils viennent. Écoutons !
                                   – Eh bien ! qu'en penses-tu,
Pacot ? Comme il semblait inquiet, combattu !
Il est mort tristement, ce bon propriétaire !
– Ah ! c'est qu'il se trouvait bien près d'un grand mystère !
Où vais-je ? disait-il... car, après le trépas,
Que devient-on ? Pauvre homme ! il ne le savait pas !
– Tu le sais, toi ?...
                       – Mais oui ! chose étrange qu'un homme
Qui meurt ainsi, qui part et vous dit adieu, comme
Un bourgeois imprudent, d'embarras escorté,
Entre dans un logis qu'il n'a pas visité !
Serai-je bien ou mal ?... C'est là le grand peut-être !
Il fallait avant tout s'entendre avec le maître.
– Ciel ! que vois-je s'étendre en travers du sentier !..
Éclaire donc !
                       – Monsieur, c'est un gros chêne entier,
Renversé d'hier soir. Le bûcheron, sans doute,
N'aura pas eu le temps de dégager la route.
– Oui ; mais, en attendant, cet obstacle imprévu
Nous aurait fait tomber, si je ne l'avais vu !
– Oui ; mais, grâces au ciel comme à ma prévoyance,
On peut à ma clarté marcher de confiance !
– Sans doute.
                       – Avant le soir, nous devions revenir.
Qui sait ? me suis-je dit : sachons nous prémunir !
Ces taillis mal soignés offrent plus d'une embûche :
À chaque pas qu'on fait on hésite, on trébuche ;
Et sans craindre sorcier, fantôme et loup-garou,
On peut risquer pourtant de se rompre le cou.
– Qu'est-ce encor ?
                       – Je ne sais.
                                               – Dirige ta lumière !
Mais c'est un précipice !..
                                   – Eh ! non, c'est une ornière.
 – Une ornière profonde à s'y briser les os !
– C'est un grand trou formé par la chute des eaux.
La pluie, hier au soir, par torrents est tombée ;
Elle a filtré dessous par la terre imbibée,
Et le sable en croulant a creusé sous nos pas
Un ravin dangereux...
                                   – Qu'on ne soupçonnait pas !
– Mais remontons plus haut, nous trouverons passage.
– Pacot !
            – Monsieur ?
                                   – Vois-tu là-bas, sous le feuillage,
Cet homme qui regarde et ces bras qu'il étend ?
C'est sans doute un voleur qui rôde et nous attend.
N'est-ce pas un fusil que sur nous deux il braque ?
Qu'allons-nous devenir, Pacot, s'il nous attaque ?
– D'abord, nous voyons clair à nous défendre, et puis...
Tiens ! c'est un hêtre mort !
                                   – C'est vrai ! Sot que je suis !
Dire que la frayeur déjà venait m'atteindre !
Avançons sans trembler ! nous n'avons rien craindre !
– Les eaux nous ont forcé de prendre un long détour ;
Mais avec ce guide... Ah ! voici le carrefour
De l'Étoile, ainsi dit à cause des cinq routes
Qui de divers cantons s'y réunissent toutes :
L'une conduit chez nous ; les autres dans les bois.
– Nous choisirons la bonne.
                                               – Et d'ici je la vois.
– Plus que l'émotion la fatigue m'agite ;
Puisque nous sommes sûrs d'aller tout droit au gîte,
Reposons-nous un peu sur ce banc de gazon.
– Très volontiers. Eh bien, n'avais-je pas raison ?
Avouez-le !... Pacot, que son instinct gouverne,
A bien sagement fait de prendre sa lanterne.
– Je ne veux point, Pacot, te blâmer de ce soin ;
Mais crois-tu franchement qu'on en eût tant besoin ?
Les objets, la nuit même, ont tous certaine teinte
Par qui...
            – Ciel !
                       – Que fais-tu ?
                                               – Ma lumière est éteinte !
– Imbécile !
            – Il est vrai, c'est sans vouloir pourtant ;
Je l'ai laissé tomber, monsieur, en écoutant.
– Qu'allons-nous devenir, nigaud, je te demande ?
– Et qu'importe ? après tout, la perte n'est pas grande !
– Comment ! risquer sa vie, est-ce donc rien, morbleu ?
– Mais, monsieur, vous trouviez qu'elle nous servait peu !
– Il est vrai, son foyer jette un rayon plus blême
Que celui du soleil ou de la lune même ;
Le cercle qu'il embrasse est étroit ; cependant
On distinguait encor la chose en regardant...
Toi-même, tu l'as vu ; car j'ai pu reconnaître
Le ravin, l'arbre mort et ce brigand... de hêtre ;
Et sur l'un des poteaux, plantés là pour raison,
J'aurais lu quel chemin conduit à la maison.
Et me voilà cloué sur ce banc, où j'essuie
L'humidité du sol, la fraîcheur et la pluie.
Je dois au moindre pas en tâtonnant chercher ;
Il faut rester en place, ou, si je veux marcher,
Retomber au milieu de ce bois où m'attendent
Les loups mourant de faim dont les clameurs s'entendent,
Et, conduits malgré nous loin des chemins tracés,
Retrouver les périls qui nous ont menacés.
Ta bougie était pâle et sa lueur douteuse ;
Mais elle valait mieux que cette nuit affreuse,
Et c'était pour des gens de tout secours privés,
Assez pour se conduire et pour être sauvés.
– C'est ce que je me dis lorsque je lis mon livre.
– Comment ?
            – Je suis borné ; quel chemin prendre et suivre ?
Par d'autres et par moi je sais... qu'on ne sait rien,
Et j'ai besoin pourtant d'un guide et d'un soutien.
Parce que sa clarté vous semble pâle et terne,
Faut-il que pour cela j'éteigne ma lanterne ?
Qu'autour de moi soudain tout redevienne noir ?
Elle m'éclaire un peu, c'est assez pour y voir,
Moi, pauvre et faible esprit dont les bonnes pensées
Par les mauvais penchants sont tant de fois chassées,
Sans un pouvoir plus fort comment régler mes pas ?
Qui me fera vouloir ce que je ne veux pas ?
Les principes écrits dans la loi naturelle ?
Mais la nature en nous s'arme souvent contre elle ;
Pour que mon cœur rebelle accepte le devoir,
Il veut l'autorité qui parte d'un pouvoir.
Eh bien, ce pouvoir-là, qui l'enseigne ou le montre ?
Dans l'Évangile ouvert partout je le rencontre ;
Il parle, je l'entends, il me dit de marcher,
Et sa clarté me mène à vivre sans broncher.
Ah ! que dis-je ? incertaine alors qu'elle commence,
Elle a bientôt l'éclat d'une auréole immense.
Elle ne suffit pas aux esprits orgueilleux
Qui lui ferment leur âme en détournant les yeux ;
Mais pour qui la consulte avec un cœur modeste,
Elle a les grands rayons de la splendeur céleste ;
Par elle rien d'obscur, rien ne reste voilé ;
Comme de vive voix tout nous est révélé :
Nous étions ignorants ! nous lisons face à face
Notre vie à venir et celle qui s'efface ;
Le doigt divin lui-même au ciel écrit la loi,
Et nous voyons briller, grâce au sens de la foi,
Dans le centre éclatant près duquel tout est sombre,
La lumière de Dieu dont le soleil est l'ombre !

Mais l'horizon blanchit et le jour reparaît ;
Sans craindre, maintenant, traversons la forêt.
Venez, et pour que Dieu des doutes vous délivre,
Croyez votre valet et tâtez de mon livre.

III

Le maître réfléchit ; et puis, sitôt rentré,
Il mit sous son chevet le volume inspiré.
Touché des simples mots qui si hauts retentissent,
Car les humbles de cœur sont ceux qui convertissent,
Le soir il l'entrouvrit ; jusques au lendemain,
Palpitant, il veilla, l'Évangile à la main,
Et lorsqu'à ses vitraux vint sourire l'aurore,
Il n'avait pas fini, mais il lisait encore !


RÉSUMÉ:
Alors qu'un notaire allait au chevet d'un châtelain mourant qui voulait faire son testament, son valet Pacot lui avoua qu'il lisait régulièrement les Évangiles. La notaire, libre penseur, essaya de le persuader de l'inutilité de ce livre à côté de la science, de la morale naturelle et de la raison.
Lorsque, l'affaire faite, ils quittèrent le château, ils durent traverser, en pleine nuit, une forêt obscure, et le notaire était peu rassuré. Heureusement Pacot avait pris la précaution de se munir d'une lanterne, qui leur permis d'éviter les obstacles et de trouver leur chemin. Belle occasion pour lui d'expliquer au notaire que la religion était pour l'homme comme cette lanterne: elle ne permet certes pas d'abolir tout ce qui lui reste obscur, mais elle l'éclaire un peu et lui sert de guide dans sa vie. Cela fit réfléchir le notaire qui, sans plus tarder, se mit à lire l'Évangile.


UN VOL À LA POÉSIE

I

C'était un certain soir, chez une dame antique,
Un monsieur fort commun, auteur fort peu lettré,
De quelque brochure caustique,
Devait lire au salon son début poétique,
D'un titre audacieux fièrement décoré :
Le Classique et le Romantique !

C'était l'heure où luttait, schismatique en tous points,
À coups de feuilletons, de vers, de protocoles,
Et souvent même à coups de poings,
La question des deux écoles ;
Comme dans l'arsenal dormaient les vieux canons,
Le Français belliqueux s'escrimait de la plume :
On assiégeait des mots, on mitraillait des noms,
Et les ordres du jour s'écrivaient en volumes.
Les journaux l'un sur l'autre avançaient à grand pas,
Pointant l'artillerie et lancant le tonnerre ;
C'était absolument la guerre,
Excepté qu'on n'y mourait pas.

Tandis que, ballotté de Racine à Shakspeare,
Le public se disait : Qui sera souverain ?
Sur le politique terrain
D'autres se disputaient l'empire.
Formidable bélier aux mains des assiégeants,
Tout ce qui d'une cause avait conquis l'estime
Était mis hors du droit des gens ;
On fouillait dans la vie intime ;
Par la biographie atteint,
L'ennemi succombait sous la haine publique,
Comme s'il fallait être un saint
Pour être un héros politique !

Or, le lecteur était un de ces guérillas,
Par ses in-trente-deux faisant quelque tapage,
Pareil à ces bravi dardant leurs coutelas
Sur le riche qui passe en brillant équipage.

II

Mais la lecture a commencé ;
Formule élégante et choisie,
Sur un canevas bien tracé,
Brillantes fleurs de poésie ;
Ici la grâce et la vigueur,
De la double doctrine analyse profonde,
Plaisanterie aimable en traits naïfs féconde,
Et ces élans soudains qui s'échappent du cœur.
Dans ses allures pyrrhoniennes,
L'aristarque pesait, libre de passions,
L'auteur des Méditations
Et le chantre des Messéniennes ;
Des talents qu'il faisait parler
Examen éloquent, dissection parfaite,
Et les vers étaient d'un poète
Promettant de les égaler.
Les auditeurs, longtemps captivés et ravis,
Cherchent qui des deux il préfère ;
Mais bientôt à l'instant où, comme en toute affaire,
L'arbitre concluant proclame son avis.
Décernant un laurier qu'à tous deux il destine,
Il s'écrie : Aux deux camps dût l'orgueil en gémir,
Mon cœur, que leurs beaux vers font pleurer ou frémir,
Est classique avec Casimir, 

Romantique avec Lamartine !

À cet ultimatum, propice aux deux rivaux,
L'ami de la doctrine aux procédés nouveaux,
L'ami de la doctrine aux formules anciennes,
Enchantés tous les deux qu'on respectât les siennes,
Éclatent en de bruyants bravos !
Parfait ! harmonieux ! exquis ! inimitable !
Délicat ! vigoureux ! charmant !
Comme on fait ordinairement
Lorsque l'ouvrage est détestable !

Un seul de tous les auditeurs,
Dans son coin rêvant en silence,
N'imitait pas la turbulence
De ces fougueux complimenteurs.
C'était un de ces gens à la rude enveloppe,
Se modelant peu sur autrui,
Et que l'on honorait du nom de misanthrope,
Parce qu'il jugeait d'après lui.
Il se disait tout bas et dans son for intime :
Pour admirer un homme, il faut que je l'estime !
Non, ces beaux sentiments, cette haute raison,
Ces vers où l'éloquence est unie à la grâce,
Ne peuvent pas germer dans une âme aussi basse
Qui n'est que bave et que poison.
On ne peut allier et le reptile et l'ange ;
L'homme est un tout harmonieux ;
Et qui se vautre dans la fange
Ne peut s'élever dans les cieux !

Le lecteur, d'éloges avide,
Dans ce triomphe étourdissant
Remarqua le rêveur, dont le tribut absent
Dans sa gloire formait un vide.
Avec toute la foule, il n'était pas venu
Rendre son hommage à sa muse ;
Or, on est moins flatté de l'hommage obtenu
Que blessé de ceux qu'on refuse.
– Eh bien ? dit-il, en l'approchant
D'un air satisfait et tranchant,
Que pensez-vous de cet ouvrage ?
– Ce que j'en pense ?... Avant d'exprimer mon suffrage,
Je voudrais bien savoir si ces vers sont de vous.
– Monsieur ! dit le lecteur pâlissant de courroux,
N'ai-je donc pas mon rang dans la littérature
Par plus d'un journal établi ?
J'ai fait la dernière brochure
Dont les deux chambres ont pâli.
Vous n'êtes pas de mon parti peut-être ?
Je sais qu'on ne peut pas contenter tous les goûts.
– Je ne m'érige pas en maître ;
Je vous dis seulement : Ces vers sont-ils de vous ?
– La question est un outrage !
On peut ailleurs se retrouver ;
À demain !
– Ce n'est pas prouver
Que vous avez fait cet ouvrage !

Dans le salon grandes rumeurs ;
Au mouvement succède un froid de glace ;
Et bientôt le lecteur laisse, en quittant la place,
Son zoïle en proie aux clameurs.
Quelle inconcevable sortie !
Est-ce secrète antipathie,
Ou quelque vieux ressentiment ?
Et même, épouvanté de cette frénésie,
Un grand observateur hasarda finement
Quelque soupçon de jalousie.

Mon misanthrope, ému du sentiment humain
Qui cède à ses élans et parfois les regrette,
Regagna son humble retraite,
Sûr qu'une visite indiscrète
L'éveillerait le lendemain.

III

L'aurore, paresseuse aux jours froids de décembre,
Des lueurs de midi teint les murs de sa chambre ;
Il n'a vu personne venir ;
Un jour s'écoule, un mois, puis deux, et cette scène
Sort déjà de son souvenir.

Un jour, ayant passé la Seine,
Aux vitraux Ladvocat, parnasse renommé,
De l'immortalité recevant le baptême,
Sur beau papier jésus richement imprimé,
Il voit le célèbre poème !
Que dis-je ? bientôt même un journal florissant
Annonçant au public ce talent qu'il ignore,
Saluait la brillante aurore
De ce grand poète naissant !

Mais un bruit tout à coup circule :
Au palais se débat un procès palpitant
Entre deux auteurs disputant
Pour un poétique opuscule.
Le plaignant dans ses traits, doux avec gravité,
Porte d'un cœur naïf la loyauté native ;
C'est une pudeur instinctive ;
C'est une force calme avec timidité ;
Sur son front large et pur, cachet de l'harmonie,
Éclate cette dignité
Que donne la vertu, la force ou le génie.

C'est Pellet d'Épinal !
Celui qui se défend
Et que vous devinez sans doute,
Est ce même lecteur, certain soir triomphant
Devant un cercle qui l'écoute.
Il montre encor cet air vainqueur
De l'homme certain de lui-même,
Avec je ne sais quoi de craintif et de blême
Qui voudrait paraître moqueur.

Or, le plaignant disait :
– Au bal, un soir de fête,
Je rencontrai monsieur, voyageur inconnu,
Dans ma ville nouveau venu ;
Lui, grand ami des arts, disait-il, moi, poète,
Nous causâmes de vers... des chagrins que Paris
Garde aux jeunes gens qui débutent,
Obstacles qui souvent rebutent
Les talents les mieux aguerris.
Il savait son Paris par cœur... En bon confrère,
Il plaignit ma peine, et m'offrit
D'y chercher en mon nom quelque honnête libraire,
Pour parrain de mon manuscrit.
Possesseur de mon œuvre, il part, plein d'assurance ;
Moi, bénissant en lui mon patron, mon soutien,
Trois mois, bercé par l'espérance,
J'attends, j'attends encor ! J'écris, je récris ; rien !
J'accours ici, je cherche. Au travers d'une vitre,
Je vois une brochure, et mon œil sous mon titre
Trouve un autre nom que le mien !
Devant vous maintenant, juges, laissez paraître
Ces parents, ces voisins, ces hôtes, ces amis,
Au foyer paternel dès mon jeune âge admis,
Confidents du poème, et qui tous l'ont vu naître,
Avant que l'étranger, qui m'offrait pour appui
Son crédit, son expérience,
Abusât dans sa confiance
Mon honneur qui croyait en lui !

L'accusé, qui d'abord affectait l'insolence,
Devant tous ces témoins sincères, honorés,
Veut répondre, se trouble et garde le silence,
Les regards de honte altérés.
Et bientôt l'arrêt équitable,
Rendant l'œuvre usurpée au père véritable,
Flétrit cet indigne larcin
Comme ceux du filou qui glisse un doigt coupable
Dans la bourse de son voisin.

IV

La justice au talent restituait sa gloire ;
Mais, hélas ! par combien d'ennuis,
Tourments des jours, tourments des nuits.
Il avait payé sa victoire !
Ne riez pas, ô vous, qui, du génie en pleurs
Blasphémant la plainte inquiète,
Vous dites : Ce n'est qu'un poète
Qui succombe sous ses douleurs !
Ah ! vous ne savez pas que de fiel goutte à goutte
S'épanchait sur son cœur brisé,
Lorsqu'il se demandait : Est-ce de moi qu'on doute ?
L'accusateur, hélas ! serait-il l'accusé ?

Faible et défendant mal sa santé presque éteinte,
Les justes lenteurs d'un arrêt
Jetèrent leur mortelle atteinte
Dans son coeur qui se dévorait.
Et bientôt, premier fruit d'un avenir célèbre,
Ce laurier, à son nom disputé par lambeau,
N'était plus qu'un cyprès funèbre
Qui s'élevait sur son tombeau.

Mais le Dieu qui créa lui-même
L'âme lisant son œuvre aux champs de l'infini,
Ne laisse jamais impuni
L'outrage fait à ceux qu'il aime !
Le voleur de beaux vers, tombé dans le mépris
Qui pardonne la faute et non pas la sentence,
De sa déplorable existence
Infesta quelque temps Paris.
Mais un soir qu'il rentrait par un temps triste et sombre,
Soudain un inconnu, qui se cachait dans l'ombre,
Accourt... Après l'injure éclate un coup de feu !
Il tombe et meurt ! Qui donc a fait le crime ?
On pense que c'était un joueur, sa victime,
Qu'il venait de voler au jeu.

C'est qu'avec l'équité le sort d'intelligence
Aux lâchetés souvent garde un triste retour,
Et comme la vertu qu'on opprime, à son tour
La poésie a sa vengeance !


RÉSUMÉ :
Dans un salon, un obscur poète fut invité à lire une de ses productions intitulée Le Classique et le Romantique (c'était l'époque de la querelle entre les deux écoles). Le texte ne prenait pas parti entre les deux esthétiques, le classicisme de Delavigne et le romantisme de Lamartine, si bien que tout le monde, dans l'auditoire, y trouva de quoi se satisfaire et l'auteur fut très applaudi.
Toutefois un des auditeurs, un misanthrope qui connaissait le poète comme une âme vile et basse, ne pouvait croire que les vers qu'il avait entendus fussent de lui et se garda bien d'applaudir. Quand l'auteur, étonné, lui demanda ce qu'il pensait de son poème, il lui répondit seulement : « Ces vers sont-ils de vous? ». L'autre, furieux, refusa de répondre et, quelques mois plus tard, on vit le poème Le Classique et le Romantique richement imprimé, exposé dans la vitrine de la librairie de Pierre-François Ladvocat au Palais-Royal.
Puis, un jour, on apprit que le poète Jean-François Pellet d'Épinal (auteur du recueil Le Barde des Vosges, 1828)  avait fait condamner notre homme par la justice. Au tribunal il avait expliqué que l'accusé lui avait proposé de chercher un éditeur pour un de ses poèmes, qu'il lui avait confié le manuscrit et que, quelques mois plus tard, il s'était aperçu qu'il avait fait imprimer le texte sous son nom.
Les soucis que lui avait causés cette affaire firent que le pauvre Pellet ne tarda pas à mourir (en 1830). Mais la poésie a fini par être vengée : un soir l'usurpateur fut tué d'un coup de feu par un homme qu'il avait escroqué au jeu.


LES DEUX ÂGES

Paris...

« Non, mon enfant, crois-en le bon sens des aïeux !
Le monde va fort bien, et tout est pour le mieux.
Notre antique charrue et le soc de nos pères
Rendent mon sol fertile et mes moissons prospères ;
L'étable me fournit un vigoureux fumier,
Et chacun est content, le maître et le fermier.
Je sais bien que la grêle, accourant dans l'orage,
À nos vignes souvent fait un cruel outrage ;
Le feu vient quelquefois s'en prendre à nos guérets,
Attaquer nos maisons et brûler nos forêts ;
Parfois, corrompant l'air qui passe sur nos lèvres,
La brume des marais allume en nous les fièvres ;
Mais elle fuit bientôt devant un air plus sain,
Grâce au soleil de Dieu, le meilleur médecin.
Quand un motif m'appelle à la ville, j'attache
Mon cheval de labour taillé pour ma patache.
Faut-il même à Paris me rendre absolument ?
Eh bien, je m'y prépare et fais mon testament ;
Je retiens aux bureaux une place d'urgence,
Et, lorsque vient mon tour, je monte en diligence.
Un monde est entre nous et la grande cité ;
Mais, avec des chevaux pleins de vivacité,
Après cinq ou six nuits à l'auberge passées,
Un essieu qu'on remplace ou des jantes cassées,
Retards habituels dont on n'est pas surpris,
En douze ou quinze jours je me trouve à Paris.
Tout cela, franchement, n'est-il pas fort commode ?
J'ai doucement vécu sous la vieille méthode ;
Au temps que j'ai passé je n'ai pas de regrets ;
Puisqu'on se trouvait bien, à quoi bon le progrès ? »

Voilà, très cher aïeul, vos paroles formelles,
Lorsque, lassé d'ouïr chanter les Philomèles,
Je voulus, entraîné vers le soleil levant,
M'élancer à mon tour dans le monde vivant.

Pour atteindre à Paris par les routes meilleures,
Vous mettiez quinze jours, moi j'y suis en dix heures,
Et j'aurais pu, partant muni du déjeuner,
En plein Palais-Royal débarquer pour dîner.
La vapeur, ce levier des puissances nouvelles,
Devance l'aquilon dont elle a pris les ailes,
Et, rendant aux humains leur juste dignité,
Plus haut que la matière a mis leur volonté.
Le fardeau le plus lourd la suit dans les campagnes ;
Elle creuse le globe, abaisse les montagnes,
Et, disputant leur proie aux abîmes béants,
Dirige le navire au sein des océans.
Un jour elle voudra, dans vos champs accourue,
S'atteler à vos jougs et, traînant la charrue,
À travers les sillons à grands pas s'avancer,
Comme un vaillant taureau que rien ne peut lasser.

Ah ! si du vieux bon sens démentant les oracles,
Nos temps calomniés vous montraient leurs miracles,
Au spectacle imprévu frappant vos sens ravis,
Oh ! comme avec bonheur vous changeriez d'avis !
Le carbone, épurant sa vapeur meurtrière,
S'échappe en jets de flamme et s'épanche en lumière ;
Le soleil, sur un point concentrant ses rayons,
De ses flèches de feu fait d'habiles crayons ;
Gonflé des gaz légers que son globe recèle,
Le ballon dans l'espace entraîne la nacelle.
L'air, cet air jusqu'ici libre et désordonné,
Resserre sous nos mains son souffle emprisonné
Puis du cachot ouvert tout à coup il s'élance,
Sur l'obstacle soumis frappe avec violence,
Par la compression centuplant sa vigueur,
Rival des vapeurs même et bientôt son vainqueur.
L'homme aux traits de la foudre a remis sa pensée ;
Aux bouts de l'univers sa parole tracée,
Voyageant comme une âme à travers le métal,
Court des pôles du nord au pôle oriental.
L'éther, de la mort même imitant la merveille,
Assoupit la douleur dans le corps qui sommeille,
Et, dans le souvenir du martyr menacé,
Le mal n'est plus qu'un songe, au réveil effacé.
Le ciel tremble aux éclats de la foudre qui gronde !
Je lui montre un chemin sous la terre profonde ;
Et la foudre, cédant au magnétique attrait,
N'est plus qu'un astre éteint qui tombe et disparaît.
Pauvres agriculteurs, vous dont l'âme frissonne
Quand la grêle à grand bruit sur vos toits saute et sonne,
Quand la flamme en fureur, attaquant vos abris,
Change votre maison en de fumants débris,
Apporte le ravage à vos forêts superbes,
Anéantit vos fruits et consume vos gerbes,
Séchez, séchez vos pleurs, vous n'avez rien perdu !
Moissons, fruits et forêts tout vous sera rendu ;
Comme un secours du ciel, l'or chez vous va descendre,
Et votre humble maison renaîtra de sa cendre.
Marais qui dans les airs répandiez les poisons,
Par nos mains desséchés, changez-vous en gazons,
Et que le paysan que le fléau tourmente,
Puise une santé pure où la fièvre fermente !
L'insoucieux poisson, hôte oublieux des eaux,
Sème ses œufs perdus au milieu des roseaux ;
L'air brûlant les dessèche et l'oiseau les dévore ;
Par nos soins recueillis venez les voir éclore !
Réparateur d'un règne à sa faim immolé,
L'homme repeuplera ce qu'il a dépeuplé.
Cet arbre qui, du vent affrontant la colère,
Dressait avec orgueil sa tige séculaire,
Avec le diadème à son front attaché,
À son berceau natal tout à coup arraché,
Changeant le tertre aride en un site champêtre,
Oublie en fleurissant le sol qui l'a vu naître.
La nature elle-même écoute notre voix ;
Aux besoins renaissants elle assouplit ses lois,
Et comme au souverain de ses vastes domaines
Du globe transformé soumet les phénomènes.
Sur les monts sablonneux du soleil torturés,
Dans les déserts brûlants et de soif altérés,
La science a porté la verge de Moïse,
Et l'eau, là-bas, là-bas, sur les plateaux assise,
Par les chemins nouveaux à ses torrents ouverts
Remonte à sa hauteur et jaillit dans les airs.
Dieu dit à l'Océan, plein de rumeurs sublimes :
Tu n'iras pas plus loin ! L'homme dit aux abîmes :
Océan, jusqu'ici dans tes bornes enclos,
Dépasse ton rivage et porte ici tes flots,
Afin que mes vaisseaux, lents à courir le monde,
Franchissent ces terrains comme ils traversaient l'onde.
Le génie, étendant son vol illimité,
Fait de la fable antique une réalité ;
Ah ! que n'êtes-vous là pour admirer et croire !
On vous verrait chanter un hymne à notre gloire,
Et, confus, repentant, avec humilité,
Nous demander pardon d'avoir même douté.

Du château de Valcreux, en Bretagne.

Oui, ton panégyrique est d'un style admirable ;
Cher enfant, notre siècle est un âge adorable,
Et, puisque tu le veux, je viens dès aujourd'hui
En pécheur repentant me courber devant lui.
Mais un mot cependant ! Ne sais-tu pas encore,
Plus haut que ces besoins qu'un nom pompeux décore,
Plus haut que ces orgueils, succès ambitieux,
Des intérêts plus chers, plus vrais, plus précieux ?
Quand j'y porte un regard, l'avenir me présente,
Je l'avoue, une image un peu moins séduisante,
Et je te veux ici conter de bonne foi
Ce qu'en pense un journal qui pense comme moi.

Des caprices humains élargissant la sphère,
On s'est créé le droit de tout dire et tout faire ;
De là, sombre aliment de leur cerveau chagrin,
Ces rêves de l'esprit impatient du frein.
Du haut de son orgueil jugeant l'Être suprême,
On n'a plus qu'une idole, et l'idole est soi-même ;
On nous verra bientôt, titans audacieux,
Nous en prendre à Dieu même et le chasser des cieux !

La science, où Dieu seul dépose le génie,
Des rapports éloignés a trouvé l'harmonie,
Et soudain, du principe usurpateurs jaloux,
Nous nous imaginons que la vie est en nous.
Insensés ! Quand nos lois dirigent la matière,
Nos facultés chez nous rencontrent leur barrière ;
Nous dépendons d'un choc qui trouble les niveaux,
D'une goutte de sang qui court dans nos cerveaux,
Nous maîtrisons le monde, et ce pouvoir immense
Pour limite a la mort, pour terme la démence !
Au sein de nos grandeurs que nous sommes petits !
Couvrant d'un voile épais nos yeux assujettis,
L'infini garde en lui la semence des choses ;
Nous sentons les effets et nous nions les causes ;
Nous remuons le globe et, passagers d'un jour,
Nous le prenons à bail comme un dernier séjour,
Et lorsqu'autour de nous tout disparaît et tombe,
Nous sommes des mourants qui décorent leur tombe.

Où trouver aujourd'hui ces grands esprits, cœurs purs,
Des vieilles loyautés gardiens naïfs et sûrs,
Héritiers de l'honneur qu'avant tout apanage
Transmet au fils l'aïeul, exemple de son âge,
Patrimoine incessible, et qu'avec son blason
Il garde dans son cœur comme dans sa maison ?
Dans ce chaos des sens où plane le vertige,
L'art, attrait de la vie, a perdu son prestige ;
Que nous veut l'harmonie où l'âme prend ses pleurs ?
À qui ne tient qu'aux fruits qu'importeraient les fleurs ?
L'ambition du bruit, du gain, de l'opulence,
Aux voix de la nature impose le silence ;
Les vices, vos tyrans, et les haines, leurs sœurs,
De la famille éteinte ont tué les douceurs ;
Les enfants font la bourse où le père spécule,
Et son âge est l'enjeu qu'un fils joueur calcule.

Et l'amour ? cet amour dont la fidélité
D'un culte si candide entourait la beauté ?
Pâle rayon de l'aube égaré dans la brume,
Il commence à s'éteindre aussitôt qu'il s'allume ;
C'est le songe d'un jour et l'éclair d'un moment ;
Il veut le sacrifice avant le dévouement,
Et, toujours sacrilège à chaque instant qu'il aime,
Le matin, il outrage, et le soir, il blasphème.

Hélas ! dans ce cœur sec d'égoïsme perclus,
Que peut-il honorer, lui qui n'honore plus ?
Le corps, vil animal, faible, infirme, fragile,
Ne voit rien au delà de sa forme d'argile ;
Par la fièvre des sens tristement alangui,
Il ne s'occupe pas qu'une âme existe en lui,
Déprave les élans qui palpitent en elle,
L'arrache, aride et nue, à l'idée éternelle,
Et tout à coup la jette, au terme parvenu,
En présence d'un Dieu qu'elle n'a point connu.

Paris...

Cher aïeul, écartez ces sinistres présages,
Spectres d'un passé mort, préjugés des vieux âges !
Nos instincts, du bonheur gages mystérieux,
Ne sont pas de l'enfer : ils nous viennent des cieux !
Le progrès qui s'avance et que rien ne domine,
Est un regard de Dieu dont l'homme s'illumine.
Bien loin de dégrader les âmes qu'il nourrit,
Il épure l'idée et relève l'esprit.
Le droit, trésor de tous, richesse légitime,
Avec l'amour du bien donne l'effroi du crime ;
Certain de ses devoirs, chacun sait dans autrui
Respecter ce qu'il veut voir respecter en lui ;
Du dommage ou du gain il suppute la somme ;
Il sent qu'un bon calcul est de vivre honnête homme,
Et qu'un remords, écho de lui seul entendu,
Ne vaut pas la douceur de son repos perdu.

La sombre jalousie, au fiel livide et blême,
Qui des autres bonheurs se torture elle-même,
La jalousie expire à la moralité
Qu'aux hommes affranchis donne l'égalité ;
Elle règne et gouverne ! À sa voix, l'innocence
De l'épée ou de l'or ne craint plus la puissance.
La justice est pour tous l'expression des lois,
Du fort comme du faible elle pèse les droits ;
Elle est une pour tous, et sa large tutelle
Tient ferme entre ses doigts la balance immortelle.
Que dis-je ? à l'indigent, sans appui, sans recours,
Elle offre son soutien et porte ses secours ;
Elle guide ses pas aux routes incertaines ;
Il a ses conseillers, il a ses démosthènes,
Et le pauvre plaideur, noblement défrayé,
Rentre avec un arrêt que l'État a payé.
Courage et patience ! Encore un jour peut-être
L'indigence va fuir, le malheur disparaître !
Ce labeur, qui du peuple appelle le concours,
Féconde au loin ses bords enrichis dans son cours ;
Dans la mansarde même, où son disque étincelle,
L'or apporte l'aisance et le calme avec elle ;
Il goûte à ses repas, de joie assaisonnés,
Ces mets que ses aïeux n'avaient pas soupçonnés ;
Lorsque l'âge au repos condamne sa faiblesse,
Il se rit des chagrins pesant sur la vieillesse ;
Il voit pour lui s'ouvrir au déclin de ses jours
Ces maisons, doux abris et salubres séjours !
L'enfant trouve en naissant sa crèche, où dans ses langes
Il dort, comme Jésus, environné des anges ; 

L'adulte voit pour lui naître ces ateliers, 

De ses divers destins précepteurs réguliers ; 

Un saint zèle a créé ces œuvres protectrices 

Qui des temps désastreux corrigent les caprices ; 

De la fraternité reconnaissant l'appui, 

Le peuple sait enfin qu'on travaille pour lui ; 

De l'antique détresse il brave en paix l'atteinte ; 

Il marche à l'avenir sans péril et sans crainte, 

Et, simple en son désir, modeste dans son vœu, 

Il s'épure au bonheur qui le fait croire en Dieu ! 

Et qui donc, dans l'ivresse indicible et profonde, 

Qu'à chacun de ses pas son soleil verse au monde, 

Dans ce grand Te Deum du banquet fraternel, 

Ose nous accuser d'oublier l'Éternel ? 

Dieu négligé ! proscrit ! Dieu, ce nom qu'on adore, 

Qu'un malheureux appelle et qu'un heureux implore, 

Dans l'oubli du passé pour jamais confondu, 

Ne serait plus qu'un mot sur nos langues perdu ? 

Non ! Loi de l'avenir, la divine étincelle 

A passé pour jamais dans l'âme universelle, 

Et du dogme aux humains par l'Éternel dicté, 

Le mot ineffaçable est encor : Liberté !

Devant ces résultats que chaque instant amène,
Homme aussi, je suis fier de la puissance humaine ;
Des solidarités partageant le bienfait,
Mon orgueil s'associe aux œuvres qu'elle fait ;
Je bénis, triomphant d'aimer et de connaître,
Le sol qui m'a porté, le jour qui m'a vu naître,
Applaudissant de l'âme et hâtant de mes vœux
Tous ces biens que notre âge assure à nos neveux !


RÉSUMÉ:
Un vieillard commence par affirmer qu'il a très bien vécu dans le monde comme il va et qu'il n'a que faire du progrès.
Alors un jeune garçon vient le contredire :  il cite en désordre la faciité des déplacements (10 heures pour aller à Paris au lieu de quinze jours), les machines à vapeur dans les champs et sur mer, les dirigeables, l'air comprimé, le télégraphe électrique, l'anesthésie, le paratonnerre, l'assèchement des marais, la pisciculture,les puits artésiens, les canaux…
Le vieillard reconnaît tous ces progrès, mais il est plus réservé sur l'avenir. Il voit l'homme qui s'éloigne de Dieu pour n'avoir plus d'autre idole que lui-même. Cet homme, par la science et la technique, agit certes sur les effets, mais sans avoir la possibilité de connaître les causes. Et puis le nouvel état des esprits et l'appât du gain finissent par faire disparaître les sentiments les plus naturels et même l'amour. Seul le corps est pris en compte, comme si nulle âme n'existait en lui.
Le garçon développe son désaccord. Pour lui, le progrès est dû à la part céleste qui est en l'homme; il donne l'exemple du droit qui pousse à vivre en honnête homme, qui établit la justice pour tous; il montre que la société moderne a créé des institutions, des oeuvres protectrices, afin de venir en aide aux indigents, aux vieillards, aux jeunes enfants; et un nouvel esprit de fraternité fait que le peuple va vers l'avenir avec confiance. D'ailleurs il est faux de dire que la société moderne a oublié Dieu. C'est donc un monde meilleur, où l'homme est plus puissant, plus libre, plus solidaire qui, selon le jeune garçon, va être transmis à nos descendants.


L'ARBRE ET LES FRUITS

– Eh bien, mes chers enfants, que veut donc cette lettre
Qu'au prochain presbytère on m'est venu remettre ?
Auprès de vous pourquoi me rappeler ?
Pourtant, si j'ai bonne mémoire,
Dans un grand accès d'humeur noire,
Vous m'aviez dit de m'en aller !
Depuis quinze ans curé de ce village,
J'espérais y mourir : mais vous étiez lassés
De mes sermons, de mon langage !
Mais de me voir partir vous sembliez pressés !...
Je partis ! Maintenant, il faut que je revienne,
Dit votre lettre... Eh bien, je reviens sans efforts...
Mais enfin quels étaient mes torts ?
Dites !... Était-ce enfin votre faute ou la mienne ?

Maître Eloi, le plus fin et le plus déluré,
Qui n'avait pas sa langue dans sa poche,
Ôte son chapeau, puis s'approche,
Et dit : – Dame ! voilà le fait, notre curé :
Depuis plus de quinze ans, chaque jour que Dieu mène,
Au prône le dimanche, et souvent la semaine,
Vous nous prêchiez avec sévérité
Des sermons tout remplis de préceptes terribles
Que vous assuriez bien être la vérité,
Mais qu'à suivre en tout point chacun trouvait pénibles
Et qui contrariaient souvent notre fierté !
Mes enfants, disiez-vous, Dieu veut qu'on se résigne
Aux peines de l'état où sa loi nous a mis ;
Un brave soldat est soumis
Quand son chef donne la consigne.
Aux grandeurs où le sort ne veut pas nous porter,
N'allons pas follement prétendre ;
Car c'est s'exposer à descendre
Que de vouloir trop haut monter.
Femmes, soyez bonnes, dociles ;
Vous avez de simples devoirs
Et ce sont là les plus faciles !
Enfants, maîtres, valets, respectez les pouvoirs !
De Dieu c'est ici-bas l'emblème,
Et qui leur obéit obéit à Dieu même.
Le devoir quelquefois peut sembler rigoureux,
Mais il l'est bien moins qu'on ne pense ;
Le pratiquer, c'est savoir être heureux ;
La paix du cœur, voilà sa récompense !
Bon ! Mais un beau matin, après qu'on eût appris
Que le gouvernement finissait à Paris,
Accourt un grand monsieur, savant comme un gros livre,
Qui dit que vos discours n'étaient plus de saison,
Et que le moyen de bien vivre
Ne venait que de la raison.
C'est moi, nous criait-il, qui suis seul votre frère !
Aux instincts naturels je ne suis point contraire !
Laissez là votre vieux curé
Avec sa morgue doctorale !
Pour ce siècle en progrès il est trop arriéré ;
Nous avons changé tout, y compris la morale !
D'un Code plus moderne apprenez donc les lois !
L'homme n'est pas créé pour supporter le poids
D'un destin qu'il ne peut comprendre :
Aux plus nobles emplois tout mortel doit prétendre !
Le valet est au moins l'égal de son bourgeois ;
Le bourgeois est l'égal du grand propriétaire ;
Sots ou fins, beaux ou laids, manchots, tortus ou droits,
Vous avez tous les mêmes droits,
Comme si l'acte était passé devant notaire !
Femmes, pourquoi subir un joug avilissant !
L'homme est-il le despote et le chef tout-puissant ?
À quel titre tient-il vos belles destinées
Au foyer, au travail, à l'aiguille enchaînées ?
Le grand Être a-t-il fait vos cerveaux plus étroits ?
Non ! vous avez comme eux vos libertés innées,
Et les maris s'en vont lorsque s'en vont les rois !
Enfants, plus de tyrans ! personne ne doit être
Inférieur ! Le peuple, à compter d'aujourd'hui,
N'a plus d'exploiteur ni de maître ;
Il n'a de souverain... que lui !
Amis, voilà mon protocole !
C'est sur ces bases-là que j'ouvre mon école ;
Envoyez donc chez moi vos filles, vos garçons !
J'enseigne l'esthétique et non pas la grammaire ;
Je fais des citoyens de tous vos nourrissons,
Et vos fils seront grands, s'ils suivent les leçons
De votre instituteur primaire !

Ces phrases que bien haut il faisait retentir
Nous charmèrent beaucoup, à ne vous pas mentir !
Vous parti, plus de joug et plus rien qui nous pèse !
L'air de la liberté vient nous épanouir,
Et, joyeux d'un état qui nous met à notre aise,
Chacun de nous se met en devoir d'en jouir.
Mais ce fut bien une autre thèse !
Ambroise, qu'un travail très pressé commandait,
Donne pour le sarclage un ordre à son cadet.
Voilà l'enfant qui dit : Que non pas ! je suis libre !
Ambroise vous lui lance un soufflet d'un calibre...
Fallait voir ! Mais Jacquot qui n'est pas mal nerveux
Le lui rend... et mes gars se prennent aux cheveux !
Moi, j'ordonne une course à mon valet de ferme ;
Le gredin devant moi reste droit comme un terme,
Répond, n'obéit pas... je le tape... il s'enfuit
Pour un motif aussi frivole ;
Depuis, il vagabonde et le jour et la nuit,
Et même aucuns disent qu'il vole.
Tout, pendant ce temps-là, va mal à la maison ;
Dans le grenier voilà mon blé qui germe !
Adieu semailles et moisson !
Je perds ! vient la morte saison,
Et je ne puis payer mon terme !
Je demande du temps au maître du château
Dont je suis le fermier... mais comme,
En vertu de mon titre d'homme,
En passant devant lui je gardais mon chapeau,
Il refuse... Autrefois, car c'était un bonhomme,
Il nous prêtait quelque petite somme ;
Maintenant, va-t'en voir... et d'un air goguenard
Il demeure chez lui caché comme un renard.
Comme maire autrefois nous l'avions fait élire ;
Colas l'a remplacé, lui qui ne sait pas lire !
Alors, je pris pour femme Isabeau, par calcul
Et par raison... Colas ne pouvant pas écrire,
Voilà mon mariage nul !
Mathieu qui n'a qu'un bout de terre
Encor plus petit que le mien,
A voulu me prendre mon bien,
Pour cesser d'être prolétaire ;
Nous nous sommes battus, et, grâce aux accidents,
Nous avons perdu, lui le nez, et moi deux dents,
La femme à Jean Giroux, si bonne ménagère,
Qui ne fut jusque-là ni folle ni légère,
Achète fichu, robe et joyaux hors de prix...
Jean s'en est mis dans une rage...
C'étaient des disputes, des cris,
Si bien que Jeanneton, pour éviter l'orage,
A pris avec Lucas sa volée à Paris !

Voilà comment ici tout va de mal en pire :
D'où vient tout ce grabuge ? Hélas ! nous ne savons,
Et c'est pour le savoir qu'à la fin nous avons
Déterminé de vous écrire.

Enfants, leur dit avec bonté
Le vieillard qui, sans rire, avait tout écouté,
Puis-je, sans vous fâcher, vous en dire la cause ?
Écoutez seulement pour éclaircir la chose
Certain récit qu'on m'a conté :
Deux bourgeois, mécontents de leurs rentes modestes,
Pierre et Paul, puisqu'il faut par leurs noms les citer,
Pris tout à coup d'humeurs agrestes,
Sur un terrain nouveau, qu'ils venaient d'acheter
Dans un coin de la Picardie,
Entreprirent de récolter
Du bon cidre de Normandie.
Mais le sol était nu ; il fallait le planter !
Voilà nos deux bourgeois qui, se mettant en quête,
Courent au grenetier voisin
Qui leur ouvre à l'instant, de façon fort honnête,
Les trésors de son magasin.
Pierre, en homme prudent, considère, examine
Les graines qu'on met sous ses yeux ;
Loin de se fier à leur mine,
Avec un soin minutieux
Il les palpe et les flaire, il les pèse et les goûte
En cultivateur patenté,
Et certain de leur qualité
Il les paye et se met et route.
Maître Paul fut moins avisé ;
Voulant à meilleur prix ce qu'on allait lui vendre,
Au jargon du marchand rusé
Comme un sot il se laissa prendre.
Notre enjôleur qui n'a qu'un but,
Des vieux fonds de tiroir tirer un bénéfice,
De marchandises de rebut
Remplit les poches du novice.

Trois ans après, chacun, caressant jours et nuits,
Ou son espoir ou ses chimères,
De son verger vient cueillir les produits !
Les sauvageons de Paul, hélas ! n'avaient pour fruits
Que quelques avortons pleins de pulpes amères.
Pierre, le prudent jardinier,
Plus heureux, mais aussi plus sage en sa pratique,
Emplit sa grange et son grenier
D'une récolte magnifique.
Sur son pressoir, à pleins paniers,
La reinette en roulant s'entasse et s'amoncelle ;
La demoiselle tourne et le cidre ruisselle
À combler jusqu'au haut sa cave et ses celliers.

Chers enfants, la nature est une souveraine,
Que jamais on ne trompera !
Jamais arbre ne produira
Que ce qu'il renferme en sa graine.
De Pierre écoutez la leçon :
Comme l'on sème, l'on moissonne ;
Jugez donc d'après la moisson
De la semence qui la donne !


RÉSUMÉ :
Dans un village, le curé avait été congédié par ses paroissiens après 15 années de ministère. Puis ils lui avaient demandé de revenir. Ils lui expliquèrent pourquoi ils avaient voulu se débarrasser de lui. Ils en avaient eu assez de l'entendre dire qu'il fallait accepter sa condition et ne pas prétendre s'élever dans la société, que les femmes devaient être dociles, que les valets devaient obéir à leur maître. Puis il y avait eu, avec la Révolution, un changement de politique, et un instituteur primaire était arrivé, qui disait tout le contraire :  hommes et femmes sont égaux et ont les mêmes droits, le peuple n'a d'autre souverain que lui-même et l'école est là pour former des citoyens. Au début, dirent-ils, cela leur avait plu; mais la situation au village était vite devenue intenable, parce que, au nom de la liberté acquise, chacun refusait de se mettre au travail, parce que le peuple avait choisi pour maire un illettré, parce que les épouses dépensaient sans compter. Alors le bon curé répondit en leur expliquant qu'on ne peut juger de la qualité de quelque chose qu'en prenant en compte ses conséquences. Et il illustra son propos par une fable : en Picardie, Pierre avait acheté des graines après les avoir soigneusement examinées et il en tira une magnifique récolte; Paul, lui, s'était laissé séduire par le bagout du marchand grenetier qui lui avait refilé des graines de rebut qui ne produisirent rien de bon.


LES DEVOIRS DE L'HOMME DE LETTRES AU XIXe SIÈCLE

– Ainsi donc, de la gloire embrassant la chimère,
Malgré tes chers cousins, tes oncles et ta mère,
Dans un billet, modeste avec quelque hauteur,
Tu m'écris carrément que tu veux être auteur.
Des succès, je le sais, ont signalé tes classes ;
Tu brillais en vainqueur dans les premières places ;
Tu grandis, escorté d'un précoce bonheur,
Et tu n'es pas conscrit, grâce à ton prix d'honneur.
Certes, d'un avenir c'est l'infaillible gage ;
Mais, si de la raison tu suivais le langage,
J'aimerais mieux te voir, doucement inconnu,
Dépensant avec goût ton mince revenu,
Par l'engrais du travail rendre ton champ fertile,
Augmenter ta fortune en te faisant utile,
Charmer tes laboureurs du fruit de tes loisirs,
Et composer des vers pour leurs menus plaisirs.

Mais ce destin répugne à ta riche nature !
Tu veux nager en plein dans la littérature ;
Être ce qu'en ce siècle, où tous veulent monter,
Paris ne compte plus, à force d'en compter,
Homme de lettres... Soit ! Viens donc ! Rien ne t'arrête !
Déjà le tender gronde et la vapeur s'apprête !
Pars ! mais, à ton début du périlleux chemin,
Permets qu'un vieil ami te guide par la main.

Héritier du bon sens d'un père, ton modèle,
À ses traditions, à l'exemple fidèle,
Riche de ses avis que ton cœur révérait,
Tu sauras à l'estime immoler l'intérêt.
Celui qui porte une âme aux nobles buts guidée,
Gardant incorruptible une sincère idée,
Ne doit pas, de leur caisse exploitateur vénal,
Prêter à tout drapeau son dévouement banal.

Des siècles écoulés recréant la mémoire,
Prendras-tu dans ta main le burin de l'histoire ?
Lorsque tu lèveras la pierre du tombeau,
Que la vérité seule y tienne ton flambeau !
Quand l'illustre débris, qui n'est qu'un peu de cendre,
Contre l'accusateur ne peut plus se défendre,
Voudrais-tu, pour capter les esprits mécontents,
Avilir les splendeurs que consacra le temps ?
Mais aussi ne va point, outrageant ses victimes,
Changer ses attentats en calculs légitimes,
Ou, vantant ses excès d'un vernis revêtus,
Élever la faiblesse au niveau des vertus !

Hélas ! dans ces moments de lutte universelle,
Où tout principe atteint sur sa base chancelle,
Le sophisme, semé dans les cœurs incertains,
N'a que trop réveillé les funestes instincts !
Oseras-tu, du faible aigrissant les malaises,
Envenimer en lui les passions mauvaises ?
Dire au pauvre, séduit par ton style indigné,
Qu'on lui refuse à tort ce qu'un autre a gagné,
Et que, déshérité du monde qui l'immole,
Le bonheur qu'il n'a pas est un bien qu'on lui vole ?
Voilà des sentiments nobles et généreux !
Il est temps, en effet, que chacun soit heureux !,
Bien ! mais que l'heure sonne où, longtemps assoupies,
Se produiront au jour ces sages utopies,
Ceux qui pour la victoire ont prodigué leur sang,
Retombés tout à coup sous un joug plus puissant,
Pleurant l'illusion tristement disparue,
Fantômes décharnés, se traînent dans la rue ;
Leur succès a fondé le règne de la faim ;
Ils n'avaient pas de luxe, ils n'auront plus de pain ;
La richesse se cache et l'aumône est bannie ;
Les tyrans changeront, mais non la tyrannie !

Ah ! proclame plutôt, avant de tels exploits,
Que tout doit se courber sous le niveau des lois !
Que sur la discipline et la règle se fonde
L'auguste liberté, rédemptrice du monde,
Et que, nous conservant par des liens étroits,
Les devoirs envers tous marchent avant les droits !

Mais de la politique abandonnons l'arène !
L'imagination sur son aile t'entraîne ;
Tu veux, grave ou léger, badin ou sérieux,
Ouvrir du cœur humain les plis mystérieux ?
Le roman te convoque à ses libres peintures !
Les vifs entraînements des diverses natures,
Le choc tumultueux des goûts et des humeurs,
La lutte des désirs, le contraste des mœurs,
Tout ce qui retentit dans les fibres de l'âme,
Vient poser devant toi pour l'éloge ou le blâme,
Et ton scalpel, muni de procédés savants,
Dans leurs muscles cachés dissèque les vivants.
Ah ! c'est ici surtout que la raison austère
Doit de ton éloquence armer son ministère !
Songeant à la pudeur qu'un mot peut alarmer,
Sache abaisser le vice et non le faire aimer !
En traçant ces portraits où revit notre image,
Que l'amour vrai du bien palpite à chaque page !
Ne va pas, sur le crime appelant l'intérêt,
Parer le mal de grâce et la faute d'attrait !
Que l'ingénu, séduit par ton charme funeste,
Que l'esprit longtemps pur, que la vierge modeste,
Grâce à tes fictions dans l'enfer descendus,
Ne disent pas de toi : Lui seul nous a perdus !

Ah ! je vois à ces mots ton courroux qui s'allume !
Moi ! corrompre, dis-tu ? plutôt briser ma plume !
Dieu merci, la pensée a d'autres talismans ;
Allons frapper ailleurs et laissons les romans.
Couronné des bravos d'un immense auditoire,
Ton nom aux vents jeté proclame ta victoire !
Malheureux ! qu'as-tu fait ? dans quel triste univers
As-tu donc recueilli cet ensemble pervers ?
Quel noir entassement de honteuses prouesses !
Quel luxe de fripons ! quel luxe de bassesses !
Un monde existe-t-il assez maudit des cieux
Pour les difformités qu'il étale à nos yeux ?
Ce sang-froid de forfaits, cette lâche torture,
Ce n'est pas là le vrai !... ce n'est pas la nature !
Homme, fier de ce nom, pourquoi donc le salir ?
Crois-tu le faire aimer en osant l'avilir ?
Offre au peuple attendri, dont le cœur le reflète,
Le triomphe du beau, la gloire de l'honnête !
Prouve, sans redouter le sceptique railleur,
Qu'on devient plus heureux en devenant meilleur,
Que le type du beau, qui dans ton sang respire,
Guide comme un aimant la muse qui t'inspire !
Montre la passion, ce météore impur,
Qui de l'âme limpide obscurcirait l'azur,
Sombre orage grossi d'exhalaisons funèbres,
Et dont tous les éclairs sont suivis de ténèbres !
Enseigne à l'humble esprit à régler ses désirs ;
De sa condition montre-lui les plaisirs ;
Et comme on peut aussi d'une classe commune
Par l'ordre et le travail gravir à la fortune !
Dans les esprits frappés d'un mal contagieux,
Réveille les clartés du sens religieux !
Assez la poésie au sonore blasphème,
En divinisant tout, a détrôné Dieu même !
Assez la raison froide ou les doutes moqueurs,
En dépeuplant les cieux, ont dépeuplé nos cœurs !
Quel baume maintenant reste-il aux souffrances ?
Où sont nos souvenirs ? où sont nos espérances ?
Le Dieu qui fit notre âme en lui donnant l'amour,
Ne nous créa-t-il pas pour nous revoir un jour ?
Qu'ils sachent que bien vivre est encor le plus sage,
Que le port nous attend au terme du passage,
Et que, mis ici-bas pour souffrir et pleurer,
Le bonheur est encor de croire et d'espérer !
Aux temps où de la paix la majesté sereine
S'établit sur les lois et règne en souveraine,
Voilà ta mission, ton droit et ton devoir ;
Mais il en est un autre, et qu'il te faut prévoir !
Un jour, un jour peut naître où le volcan qui gronde
T'éveille de ton rêve en ébranlant le monde ;
S'abstenir ou se taire est crime devant Dieu !
À tes calmes loisirs il faudra dire adieu !
Tu dois à ton pays ton sang et ta parole,
Et le drame commence où tu dois prendre un rôle !
Sur la brèche, au combat, ne soit pas le dernier !
Poète, fils du ciel, imite André Chénier !
De l'immortalité notre tombe est suivie,
C'est assez de la mort pour illustrer la vie !

Mais de tant de raison recevrai-je le fruit,
Me dis-tu, quels seront ma couronne et mon bruit ?
Les libraires, heureux d'éditer mes ouvrages,
Viendront-ils d'un peu d'or appuyer leurs suffrages ?
Verrai-je mes écrits, aidés de leur concours,
À trois éditions arriver en trois jours ?
Le public, fatigué des écrivains manœuvres,
Les délaissera-t-il pour courir à mes œuvres ?
Ne puis-je pas enfin léguer à l'avenir
Un de ces noms sans tache et qu'il sait retenir ?
Plus modeste en mes veux, si je n'ose prétendre
Qu'un laurier inmortel s'élève sur ma cendre,
J'ai peu d'ambition, de désirs, de besoins,
Mais serai-je honoré ? mais en vivrai-je au moins ?

Hélas ! pauvre ignorant, quelle erreur est la tienne !
L'honneur a-t-il jamais trouvé qui le soutienne ?
Ton volume, inspiré par la saine raison,
De ton digne éditeur remplira la maison ;
Bientôt Clichy, t'ouvrant son asile suprême,
Te créera des loisirs pour te lire toi-même,
Ou, si tu peux payer, mangera sous tes yeux
Le pécule amoindri laissé par tes aïeux !
Crois-tu, fidèle au but que ta vertu préfère,
Qu'il suffit de deux mots : bien penser et bien faire ?
Dans ce siècle oublieux, sans respect, sans amours,
Le plus fort immortel dure à peine deux jours ;
Lorsqu'après les labeurs de ta triste carrière,
Un char t'emportera pour ta course dernière,
Un monsieur, en public tout fier de discourir,
Te fera compliment d'avoir voulu mourir ;
Un chroniqueur dira sur cette perte insigne
Quelques mots bien sentis, à quatre sous la ligne ;
Il louera tes écrits qu'il n'avait jamais lus,
Et l'oraison finie, on n'en parlera plus !

– Mais si vous dites vrai, si cette destinée
Attend la plume honnête, aux dédains condamnée,
Ouvrant à mon esprit un plus utile emploi,
Je ferais aussi bien de demeurer chez moi !

– Parfaitement conclu ! ton bon ange t'inspire !
La palme du talent est celle du martyre ;
Si tu ne te sens pas l'héroïsme divin
De souffrir sans te plaindre et d'être probe en vain,
Sème tes blés sous l'œil de celui qui dispense
À tout labeur humain sa juste récompense,
De son fécond soleil verse les chauds rayons
Sur les germes craintifs confiés aux sillons,
Et règle l'univers avec cette mesure
Qui ne trompe jamais et paye avec usure !
Ainsi mon dernier mot est l'écho du premier :
Le meilleur de la gloire est de rester fermier.


RÉSUMÉ
A un garçon qui veut renoncer à l'agriculture pour partir à Paris afin de se faire écrivain et poète, un vieil ami répond en lui rappelant quels seront ses devoirs et à quoi aboutit le plus souvent une carrière d'écrivain.
S'il devient historien, il devra ni noircir le passé, ni dissimuler ses méfaits et ses faiblesses. Car les sophismes répandus par les historiens dans le XIXe siècle ont été source de bien des désordres; et les utopies qui ont été diffusées ont eu pour conséquence le remplacement d'une tyrannie par une autre tyrannie, alors que la liberté doit se fonder sur la discipline et que les devoirs doivent passer avant les droits. Si, devenu romancier, il est amené à mettre en lumière les sentiments qui font agir les hommes, qu'il prenne garde à ne pas corrompre ses lecteurs en rendant le vice séduisant : son devoir est de le dénoncer dans ses oeuvres. Alors que le succès, dans le monde des lettres, est surtout pour les auteurs qui montrent les difformités de l'homme et de la société, la littérature doit montrer qu'on devient plus heureux en devenant meilleur; elle doit rabaisser les passions, exalter le beau et le bien, réveiller le sens religieux contre  le doute et la raison, persuader que l'on est sur terre pour souffrir en espérant l'immortalité. Et puis, au besoin, l'écrivain doit aussi savoir s'engager dans les luttes de son temps, comme le fit André Chénier. De toutes façons, le jeune auteur doit savoir que ni la gloire ni l'argent ne lui sont assurés: il risque surtout de finir prisonnier pour dettes dans la prison de Clichy et sa gloire se limitera à quelques éloges prononcés sur sa tombe par quelqu'un qui n'aura pas lu une ligne de lui.
Ayant entendu ce long discours, le jeune homme ne se sent pas prêt à mener cette vie de martyre. Alors son vieil ami l'encourage à s'engager dans une vie où tout effort trouve sa récompense, celle de fermier.


VINGT ANS

– Oui, mon cher directeur, bien que depuis longtemps
Vous ne me comptiez plus parmi vos pénitents,
J'aime à me rappeler avec quelle indulgence
Vous ameniez au bien ma jeune intelligence,
Lorsque je vous contais, honteux à vos genoux,
Mes crimes de douze ans si doucement absous.
Je n'ai pas oublié qu'aux jours d'épreuve amère,
Veuve, vous consoliez ma bonne et tendre mère ;
Oui, je sais qu'aux chaleurs de ce cœur palpitant
On ne résiste plus dès que l'on vous entend.
Vous n'êtes pas un saint seulement dans le temple ;
Comme par vos discours, vous prêchez par l'exemple ;
Mais je puis tout ensemble et juger et sentir,
Vous pourrez me charmer, mais non me convertir.

– Vous convertir ? Vraiment, mais un pareil langage
Nous reporte en arrière en plein aréopage
Étonné que saint Paul fût tout exprès venu
Pour leur parler d'un Dieu chez les Grecs inconnu !
Est-ce là ce midi qu'annonçait votre aurore ?
Avec quel sentiment je me rappelle encore
Votre simplicité, votre aimable candeur,
Quand, d'un divin mystère éprouvant la grandeur,
Naïvement ému d'espérance et de crainte,
Vous veniez vous asseoir près de la table sainte !
Dieu lui-même, attentif au banquet solennel,
Vous regardait là-haut avec l'œil maternel ;
On sentait l'Esprit saint sur vos fronts purs descendre,
Et de la nue ouverte il me semblait entendre,
Comme sur le Sauveur par saint Jean proclamé,
Une voix qui disait : C'est mon fils bien-aimé !

– Oh ! oui ! ce souvenir a gardé tous ces charmes ;
Je sentais dans mes yeux rouler de grosses larmes,
Et cet acte, sacré comme un premier serment,
Je ne m'en cache pas, je l'ai fait saintement.
Mais aujourd'hui je vais avoir vingt ans ! j'existe !
Comme votre maison mon enfance était triste ;
J'ai besoin d'éprouver et de m'épanouir ;
Je respire la vie et je veux en jouir !

– Et la foi vous paraît un obstacle sans doute ?

– Sa morale est un poids que mon esprit redoute ;
Ce qu'elle nous prescrit, ce qu'elle nous défend,
Gêne les hommes faits, s'il convient à l'enfant.
Vos préceptes étroits, vos règles inflexibles
Imposent aux croyants des devoirs impossibles ;
Pour lui rester fidèle en tout point, je conclus
Qu'il faut être chrétien, et je ne le suis plus.
Laissez-moi, de mes goûts suivant la folle ivresse,
Cueillir avec ses fleurs les fruits de ma jeunesse ;
Cet heureux temps passé, nous nous retrouverons,
Et vous me prêcherez quand nous nous reverrons.

– Voyons ! quel temps faut-il pour sonder ce problème ?
– Dix ans !
                       – C'est un peu long pour un cœur qui vous aime !
Je suis vieux, et la mort, car il faut tout prévoir,
Pourrait nous séparer avant de nous revoir.
– Eh bien, mettons-en cinq ?
                                               – J'accède à la demande ;
À vos vingt-cinq ans, soit ! C'est l'âge où l'on s'amende.
Riche, spirituel, épuisez jusqu'aux bords
Votre coupe où la vie épanche ses trésors ;
Mais à votre retour, plaisir, joie, imprudence,
Seront pour moi l'objet de votre confidence !
Et vous serez sincère ?
                                   – Oh ! je ne mens jamais !
– À vingt-cinq ans ! Soyez exact !
                                                          – Je le promets !

II

Donc, il avait vingt ans !
                                               Saison ou le jeune âge
Glisse comme l'oiseau dans l'azur sans nuage ;
Où, sur le seuil du ciel tout à coup parvenu,
Il s'élance, emporté dans l'espace inconnu.
D'un éclat imprévu le monde se colore ;
Après la nuit profonde, il pense voir l'aurore,
Et, comme un jeune aiglon volant vers le soleil,
Tout lui semble clarté, rayonnement, réveil !

Libre dans son essor qu'une aile d'or soulève,
Que fait notre héros, maître enfin de son rêve ?
Ranimant aux liqueurs ses appétits éteints,
Consume-t-il ses nuits en splendides festins ?
Prenant pour l'amour vrai ses trompeuses images,
De beautés en beautés porte-il ses hommages ?
L'a-t-on vu dans ces bals où, d'un masque abrité,
L'ingénu se façonne à la perversité ?
Brillait-il au théâtre, où la molle harmonie,
Étouffant la pensée à sa monotonie,
Présente aux amateurs, lorgnant de faux mollets,
Le cour en pantomime et l'esprit en ballets ?
Ces raouts où, sautant de la blanche à la noire,
Les doigts sèment l'ennui sur les touches d'ivoire ?
Le voyait-on au turf, défiant les rivaux,
Confier sa fortune au nerf de ses chevaux,
Et, quêtant ces périls qu'un hasard seul évite,
Lutter de plaine en plaine à qui mourra plus vite ?
Je ne sais !... Et d'ailleurs, fouillant dans ses secrets,
Puis-je livrer sa vie aux regards indiscrets ?
Peut-être les journaux, dans leur prose courante,
Sous une initiale aux regards transparente,
Ont-ils brodé parfois en récits attachants
Un duel à Boulogne et quelque course aux champs,
Au lansquenet voleur une somme perdue,
Ou dans quelque pari follement répandue ;
Mais le vieux prêtre et moi, qui les lisons fort peu,
Moi caché dans l'étude, et lui dans le saint lieu,
À peine si la voix qui conte ces merveilles
De son bruit fantastique a frappé nos oreilles,
Murmures affaiblis dans le vague incertain,
Comme l'écho mourant de quelque chant lointain !

III

Cinq ans se sont passés !
                                   Seul, assis à sa table,
Toute la nuit rêvant quelque œuvre charitable
Pour fournir du travail aux doigts intelligents,
Aux malades les soins, le pain aux indigents,
Le saint prêtre a veillé sans fermer la paupière ;
Car il n'occupe pas tout son temps en prière ;
Il veut le rendre utile, et son mot familier
C'est : Prier est fort bien, mais bien faire est prier.

Un pied heurte sa porte, et le timbre résonne.
Qui peut venir sitôt ?...
                                   Son élève en personne !
Et, comme un tendre père au retour des ingrats,
Il sourit à l'enfant qu'il serre entre ses bras.

– Eh bien, dit en riant notre cher incrédule,
L'heure où je vous quittais sonne à votre pendule !
Par ses engagements l'honnête homme tenu
Ne doit jamais manquer au moment convenu.
Je viens : j'avais laissé ma parole en otage !
– Et vous croyez enfin ?
                                   – Hélas ! pas davantage !
Le tumulte des sens qui vient nous dominer
N'accorde pas le temps de rien examiner.
J'ai bien vu mes amis, car les âmes sensées
S'émeuvent aujourd'hui sous de graves pensées,
L'esprit préoccupé de ces grands intérêts,
Pour s'en rendre raison les regarder de près,
Comme jusqu'à leur source on remonte les fleuves,
Sonder l'objection, lui comparer les preuves,
Sans arrêt préconçu balancer de sang-froid
Strauss qui dit ne pas croire et Ravignan qui croit,
Et, des faits attestés éclairant la mémoire,
Auprès de l'Évangile interroger l'histoire !
– L'intention est bonne et le présage heureux ;
Mais mal étudier est un point dangereux.
Bien souvent l'examen entraîne vers le doute ;
S'il se dirige mal, il nous égare en route ;
On peut de sa raison faire un mauvais emploi,
Et c'est le sentiment qui conduit à la foi.
Mais les imitiez-vous ?
                                   – Oh ! moi, toujours frivole,
Je me laissais aller à l'heure qui s'envole,
Ainsi que mon argent dépensant mes loisirs,
Docile à tous mes goûts et facile aux plaisirs.
– Précisez, mon enfant ! pour que je m'édifie
Contez-moi simplement votre biographie ;
C'est de mode ! À l'oubli de lui-même échappé,
Dites, quel incident vous a le plus frappé
Dans ce brillant Paris, tout peuplé de miracles,
Courses, chiens ou chevaux, banquets, jeux ou spectacles ?
– Ma foi, de tout cela j'ai largement goûté ;
Mais au profond de l'âme il n'en est rien resté.
De ces sensations, que l'être ardent embrasse,
Le lendemain à peine il retrouve une trace ;
Chaque plaisir venu, sitôt qu'il disparaît,
Laisse un arrière-goût tout semblable au regret.
Quant à ces passions que votre calme ignore,
Elles ont un accès de fièvre qui dévore ;
Torturés, frémissants sous leurs jougs absolus,
On en meurt... ou plus tard on ne s'en souvient plus.
– Ainsi de vos tracas, de vos vicissitudes,
Vous n'avez rien gardé ?
                                   – Hormis quelques études,
Quelques légers croquis sur un album tracés,
Dessinés à la plume ou plutôt esquissés.
Chacun de ces tableaux, isolé par lui-même,
Est comme un épisode enlevé d'un poème.
Ma plume sous mes doigts glissait, semblait courir ;
Sans doute, elle savait que je veux vous l'offrir.
C'est donc votre amitié que l'artiste a servie,
Et j'appelle cela : trois pages d'une vie !
– Voyons donc cet album, puisqu'à moi l'on songeait !
Les dessins sont charmants ; quel en est le sujet ?
– Ce sont des actions faites par un jeune homme.
– C'est piquant... et son nom ?
                                               – Supposons qu'il se nomme
Albert...
            – Albert ? Très-bien ! c'est tout ce qu'il me faut ;
Mais je n'ai qu'une énigme et j'en attends le mot.
– Le voici ! Ce garçon, bien qu'un peu volontaire,
Avait pourtant, dit-on, le meilleur caractère.
Jamais un mot de lui, malveillant ou moqueur,
Ne blessait chez un autre ou l'esprit ou le cœur,
Il était ferme et doux ; mais fort, il était brave ;
Et voilà qu'il reçoit une insulte assez grave !
L'injure était publique, il fallait un duel !
Albert est l'ennemi d'un préjugé cruel ;
Quand l'existence humaine est chose inviolable,
Comme un vil meurtrier attaquer son semblable,
Pointer sur lui son arme, et, de son sang trempé,
Se dire en l'immolant : C'est moi qui l'ai frappé !
C'est horrible ! et pourtant le monde nous l'enseigne !
Il faut une vengeance alors que l'honneur saigne,
Ou d'un mot offensant l'ineffaçable affront
Comme avec un fer chaud met une tache au front.
Les témoins, de la mort légistes commissaires,
De pistolets pareils arment les adversaires ;
Et, comme on se pouvait contenter d'un trépas,
Un seul était chargé, l'autre ne l'était pas.
Face à face un ami les pose, les assemble,
Et les deux combattants devront tirer ensemble.
Le signal retentit ; l'offenseur, plus pressé,
Lâche le coup fatal en plein corps adressé.
On n'entend qu'un bruit sec, mesquin et ridicule ;
C'est le chien qui s'abat couché sur la capsule ;
Puis plus rien ! le silence ! Interdit, atterré,
Il s'étonne, il regarde... Albert n'a pas tiré !
Il est là, calme et froid, et comme dans l'attente,
Impassible, le doigt posé sur la détente.
Devant un ennemi, maître de se venger,
L'autre frémit... il lutte... il sourit au danger...
Mais son cœur a faibli... la force l'abandonne ;
Il tombe... dans les bras d'Albert qui lui pardonne,
Albert qui, plein d'horreur pour le sang fraternel,
Aimait mieux succomber que vivre criminel.

Un matin, il apprend que dans sa maison même
Un honnête artisan, sous les toits, au septième,
Des vapeurs du carbone empruntant le secours,
La veille, avait voulu s'endormir pour toujours.
Après les soins touchants donnés à sa détresse,
Albert avec bonté l'interroge, le presse...
À-t-il besoin d'argent, de protecteurs, d'appuis ?
Pourquoi mourir ?... D'abord, c'est la misère, et puis...
Et puis ?... et l'aveu sort d'une âme déchirée...
Veuf d'une épouse chère et bien longtemps pleurée,
Il n'avait qu'une fille, enfant de leur amour ;
C'est pour la soutenir qu'il allait tout le jour,
La nuit même, accomplir, travailleur exemplaire,
De durs labeurs, payés d'un modique salaire.
Un étranger, d'abord reçu timidement,
Avait juré bientôt hymen et dévouement,
Et l'enfant avait cru, confiante et charmée,
À ce serment si doux dans une bouche aimée.
Le pauvre père, veuf de son dernier bonheur,
Avait, avec la faute, appris son déshonneur,
Et l'ingrat qui l'avait séduite ainsi, l'infâme !
Allait l'abandonner et prendre une autre femme !
Ses bans sont à l'église affichés aujourd'hui !
Cinq minutes après, Albert était chez lui,
– Monsieur, tromper est vil, et trahir déshonore !
– Je ne l'ai pas trompée, hélas ! je l'aime encore !
– Mensonge et cruauté ! Vous l'aimez, dites-vous ?
Et d'une autre bientôt vous devenez l'époux !
– Il faut bien accepter celle qu'on me propose ;
Car je suis sans fortune et le monde l'impose,
Une étude y conduit et je dois l'essayer.
– Si par d'autres, moyens vous pouviez la payer ?
– Je romprais dans l'instant, en dépit de l'affiche.
– Eh bien, apprenez donc un secret, elle est riche !
Cent mille francs de dot au contrat, est-ce assez ?
– Et ma faute ?
                       – Remise.
                                   – Et mes torts ?
                                                          – Effacés !
– Elle pardonnerait ?
                                   –  Sans doute, puisqu'elle aime !
– Mais pourrai-je jamais me pardonner moi-même ?
Huit jours après, l'autel écoutait leur serment,
Et dans l'église, Albert, caché discrètement,
D'un regard attendri contemplait leur tendresse,
Riant de leurs transports, pleurant de leur ivresse.

Arrivons maintenant à mon dernier dessin.
Une immense clameur sort d'un hôtel voisin !
Albert s'est éveillé ; c'était un incendie !
Les murs resplendissaient sous la flamme aggrandie,
Et du faîte des toits, de douleur étouffant,
Une femme criait : Ah ! sauvez mon enfant !
Tout à coup un jeune homme approche, entend, regarde ;
Il applique une échelle, il atteint la mansarde,
Met le pied sur le toit, s'élance et disparaît !
Mais comment fuir ? Déjà la chambre s'éclairait,
Et la flamme, grimpant sous le vent qui l'emporte,
Se glissait à travers les fentes de la porte.
Albert court au berceau, prend l'enfant d'une main,
De l'autre s'affermit dans le brûlant chemin,
Descend, remonte encore, et par la même voie
Sauve avec lui la mère, ivre et folle de joie !
– Bravo ! disait le peuple, environnant ses pas ;
Héroïque jeune homme !
                                   Il ne s'en doutait pas !

– Oh ! dit le prêtre, ému d'une grâce divine,
Mais quel est cet Albert ? Gageons que je devine !
Confessez-moi ce nom qu'il faut vous arracher !
– Eh bien, oui, même à vous je voulais le cacher.
– Pourquoi ? N'a-t-on pas droit, lorsqu'un acte est sublime,
D'être honoré du monde et d'avoir son estime ?
– Son estime ? Eh ! mon Dieu ! que vaut-elle en effet
Quand la plupart du temps on voit ce qu'il en fait ?
De toute noble chose il plaisante, il la nie ;
Quand il admire trop, bien vite il calomnie !
Franchement, je n'étais ni grand, ni généreux ;
Mais il me suffisait d'avoir vu des heureux.
Après chaque incident, mon âme tout entière
Était comme un abîme inondé de lumière ;
Mon cœur était content : j'avais fait quelque bien !
– Eh ! malheureux enfant, mais vous êtes chrétien !
D'un monde injuste ou faux dédaignant le suffrage,
Sans demander quel prix il réserve au courage,
Vous laissiez vos instincts, dans un noble abandon,
Prodiguer le bienfait, le salut, le pardon,
Plus simple en vos vertus, et plus que moi modeste,
Moi qui songe, égoïste, à la palme céleste !
Ce dogme si terrible et qui vous veut parfait,
Vous aurait demandé moins que vous n'avez fait.
Vous avez remporté la première victoire ;
Aimer, mon cher enfant, c'est la moitié de croire.
Allons ! à mes leçons vous reviendrez un jour !
Et vous aurez la foi, si vous avez l'amour !

IV

Le jeune homme rêva !
                                   La profonde parole
Tomba-t-elle en ce cœur qui se jugeait frivole ?
L'enfant simple et pieux vint-il renaître en lui ?
Tout ce qu'il oublia le croit-il aujourd'hui ?
Admet-il que la foi, ce merveilleux domaine,
Assigne un but suprême à la grandeur humaine ?
Suivant dans leur essor ses penchants généreux,
J'ignore encor s'il croit, mais il fait des heureux ;
Du plus divin docteur c'est toute la science ;
L'œuvre fait le chrétien autant que la croyance !


RÉSUMÉ:
Un garçon de vingt ans dit clairement au prêtre auquel il se confessait lorsqu'il était enfant qu'il ne se sent plus chrétien : il veut désormais jouir de la vie, alors que la morale chrétienne lui paraît un obstacle à la jouissance. On ne sait ce qu'il fit ensuite : se consacra-t-il aux festins, aux femmes, aux bals masqués, au théâtre, aux courses ? Cinq ans plus tard, il revit le vieux prêtre et, d'emblée, il reconnut qu'il ne s'était en rien converti. Il avait vu certains de ses amis tenter de lire l'Évangile en s'aidant de la raison et de l'histoire, mais il avait, lui, consacré tout son temps aux plaisirs desquels, reconnaît-il, il n'avait rien conservé. Il évoque toutefois trois belles actions dans sa vie : amené à se battre en duel pour venger une insulte, il avait renoncé à tirer sur son adversaire; il avait richement doté une jeune fille pour qu'elle puisse épouser celui qu'elle aime; enfin il avait, dans un incendie, sauvé un enfant prisonnier des flammes. Faisant cela, dit-il, il n'avait en rien cherché à être admiré du monde, mais il avait été content de faire quelque bien.
Le prêtre lui montra alors que, sans en avoir conscience, il était bien chrétien, car « l'oeuvre fait le chrétien autant que la croyance »


L'EXIL DE LA MODESTIE

I

Il fut un temps jadis, l'histoire est authentique,
Nous dit la fable, où de l'Olympe antique
Les respectables habitants,
Sans sortir de leur compétence,
Menaient doucement l'existence,
Satisfaits de leur rôle et de leur lot contents.
Mais c'est qu'à leurs côtés, guide sincère et tendre,
Et de la vanité corrigeant le poison,
Une amie était là qui leur faisait entendre
Le langage de la raison.
Son charme était si fort, si douce sa tutelle,
Que Jupiter ravi, pour la récompenser,
Un beau jour lui vint annoncer
Qu'il voulait la rendre immortelle.
À sa place sans doute une autre eût abusé
De la divine sympathie ;
Mais elle avait tout refusé :
On la nommait la modestie.
Mais, hélas ! rien de bien n'est durable... Là-haut
Comme ici-bas, les dieux, et surtout les déesses,
Lassés de ses avis qui, gênant leurs faiblesses,
Ne leur souffraient aucun défaut,
Pour s'en débarrasser à huis clos conspirèrent,
Et près du roi des dieux ensemble l'accusèrent...
De quoi ? Je ne sais trop ; d'avoir dit ou pensé
Peut-être que, vieux et cassé,
De lancer le tonnerre il semblait moins capable,
À preuve que parfois, quand son bras menaçant
Voulait atteindre le coupable,
Il pulvérisait l'innocent.
Mensonge ou vérité, la moindre balourdise
Suffit pour enflammer le courroux des puissants ;
On veut bien gouverner en dépit du bon sens,
Mais on ne veut pas qu'on le dise !
Jupiter se fâcha ; c'est l'argument du fort :
Sauf à juger plus tard, il se venge d'abord ;
Et coupable d'impertinence,
Pour démontrer qu'elle avait tort,
Il l'exila par ordonnance.

II

Aux bords les plus lointains de l'empire azuré
L'adhésion fut générale ;
Tout y respira, délivré
De son importune morale.
Puis de l'indépendance irrésistible écueil,
Leur personnalité de pudeur affranchie,
N'écoutant plus que son orgueil,
Troubla tous les degrés de la hiérarchie.
Montrant son col et ses bras nus,
Junon, dont Ganymède admirait la réserve,
Du prix de la beauté voulut frustrer Vénus,
Et Vénus à son tour, se trouvant de la verve,
Se crut, lâchant la bride aux propos saugrenus,
Plus éloquente que Minerve.
Du matin jusqu'au soir, en héros de salon,
Se mirant dans sa glace avec extravagance,
Hercule se frisai et, par son élégance,
Tâchait d'éclipser Apollon.
Du grave philosophe affectant la mesure,
Mars, le front dans ses mains, s'imaginait penser ;
Plutus faisait des vers sans rhythme ni césure ;
Vulcain apprenait à danser.
Phœbé, se désolant que sa pâle lumière
N'éclairât les humains qu'aux heures du sommeil,
Voulait dans leur chaude carrière
Guider les coursiers du soleil.
Cupidon, aux plaisirs préférant les alarmes,
Songeait par la force des armes
À dompter les peuples vaincus ;
Cérès, le front orné de verveine et d'acanthe,
Laissant le soin des blés au laboureur Bacchus,
Se grisait comme une bacchante ;
Et tandis que Pluton, pour régner sur les eaux,
Quittant le sceptre du Tartare,
Excitait sur les mers une horrible bagarre
De matelots et de vaisseaux,
Neptune, au noir séjour des âmes
Précipitant ses flots, l'un l'autre se choquant,
Dans l'immense combat des ondes et des flammes,
Faisait éclater des volcans.
Que dis-je ? Curieux de tout réduire en poudre,
Phoebus voulut un soir s'emparer de la foudre,
Et, crime sans exemple aux fastes de l'éther,
Tramant d'affreux complots dans sa sombre retraite,
Une société secrète
Voulut détrôner Jupiter !

Du moment que l'orgueil menaçait sa puissance,
Le souverain des dieux en comprit le danger,
Et de la modestie il regretta l'absence ;
Puis, soudain, appellant son adroit messager,
Le seul qui dans l'Olympe, en discrète personne,
Ne voyait rien à déranger,
Vu que sa place était fort bonne :
– De mes commandements organe officiel,
Lui dit-il, aux talons mets ta chaussure ailée ;
En tel lieu qu'elle soit, va chercher l'exilée
Et ramène-la dans le ciel !

III

Mercure, qui savait que les dieux en disgrâce
Chez les braves humains se faisaient héberger,
Comme Apollon jadis qui, traînant la besace,
Se loua chez Admète à titre de berger,
Vers la terre tourna sa course horizontale,
Et, sous des traits mortels déguisant ceux d'un dieu,
Descendit juste au beau milieu
De cette immense capitale
Où débarquent de tous côtés,
Comme tombant du haut des nues,
Fainéants, vagabonds, gens bien ou mal notés,
Qui, grâce à des erreurs au pays trop connues,
Aux regards malveillants ennuyés de s'offrir,
Se glissent confondus dans la masse qui roule,
Persuadés que dans la foule
On n'ira pas les découvrir.

Pour accomplir son ministère,
Mercure, raisonnant d'après le caractère
De la personne, objet de sa commission,
Jugea qu'un moyen prompt, infaillible et facile
Serait une descente, une inquisition
Chez eux dont la position
Était de droit son domicile.
Justement aux confins du plus pauvre quartier
S'offre à ses yeux l'échoppe où niche un savetier.
Ma foi, du premier coup, c'est gagner la partie !
– Eh ! l'ami, lui dit-il d'un ton honnête et doux,
Sous votre toit, je parie, entre nous,
Que vous logez la modestie ?
– Et pourquoi, répliqua d'un air fort dégagé
L'artiste en savate ; il me semble
Qu'avec le coup d'œil vif et le poignet que j'ai,
Elle et moi n'avons rien à démêler ensemble.
Cherchez dans toute la cité,
Et ce sera belle trouvaille,
Un seul cordonnier qui me vaille !
Je le dis, et sans vanité,
Il n'en est pas un qui travaille
Avec tant de solidité !
Voyez plutôt cette chaussure !
Elle était en lambeaux et le cuir déchiré ;
Voyez comme c'est restauré
Et recousu d'une main sûre.
Que ces pièces font bien ! comme ces contreforts
Sont forts !
Quelle rondeur dans cette empeigne !
C'est qu'on n'est pas un apprenti ;
Regardez plutôt mon enseigne
Qui ne craint pas un démenti !
C'est un lion terrible et rugissant de rage,
Qui serre dans sa griffe un soulier, mon ouvrage.
Avec ces mots : « Tu peux le mettre en pièces, mais
Tu ne le découdras jamais ! »
Et se dire que la pratique,
Que ce tableau ne séduit point,
Accourt chez mon voisin parce qu'il a boutique,
Lui qui ne sait pas faire un point !
Voilà, voilà le peuple et ses erreurs grossières !
À la vogue j'ai tous les droits,
Et je me vois réduit, grâce à ces maladroits,
À ressemeler des fruitières
Quand je devrais chausser des rois !

Désappointé pour son début, Mercure
Part et s'éloigne avec humeur,
Lorsqu'au seuil d'une allée obscure
Il entend certaine rumeur.
C'était un gros concierge, à mine atrabilaire,
Au nez tout cramoisi de la fleur des raisins,
Qui d'un accent plein de colère
Se plaignait aux nombreux voisins.
En voilà, criait-il, de ces propriétaires,
Qui, sans peur des tracas qu'ils peuvent nous causer,
Ont le front de nous imposer
Des égards pour des locataires !
Au premier coup que l'on entend,
Toujours en sentinelle il faut ouvrir la porte,
Et leur remettre au même instant
Tout ce que pour eux on apporte !
Avoir pour les plus gueux mille soins obligeants ;
Déguster le filou, l'ami, le parasite,
Et leur dire le nom des gens
Qui viennent leur rendre visite !
Qu'on ait ou non sommeil, dans la loge enterrés,
Il faut aller, courir, interroger, répondre,
Ne se mettre en son lit que lorsqu'ils sont rentrés,
Et quand ils vont au bal tout le soir se morfondre.
Pour qui me prend-il donc, vraiment ? pour un portier ?
Croit-il que j'étais fait pour un pareil métier ?
Ma famille n'est pas commune ;
Mes parents au pays ont toujours habité ;
Et c'est par trop de probité
Qu'ils n'ont pu faire leur fortune.
Mon père fut trente ans huissier ;
J'avais un oncle militaire ;
Mon grand père fut épicier,
Et mon aïeul était notaire.
On n'a rien dépensé pour mon instruction ;
Je me suis fait tout seul mon éducation ;
J'ai beaucoup plus appris que je ne saurais dire,
J'en ai plus d'un certificat ;
Et j'aurais bien été, comme un autre, avocat,
Si l'on m'avait appris à lire.
Vous en riez, tas de nigauds !
Mais si vous aviez su comme moi vous instruire,
Vous sauriez qu'ici-bas les hommes sont égaux,
Et qu'il n'existe entre eux aucune différence
Hors la beauté, l'esprit, l'argent et la naissance !
De l'aveugle destin c'est sans doute une erreur
Si je suis simplement concierge, mais, en somme,
Puisque j'ai ma dignité d'homme,
Je me crois pour le moins autant qu'un empereur.

Pour le fils de Maya la surprise était forte !
Dès lors que son calcul avait pu le tromper
Sur des humains de cette sorte,
À quel étage, à quelle porte
Ira-t-il maintenant frapper ?
Mais s'armant de courage et de persévérance,
Et, résigné d'avance à se voir évincer,
Il conclut qu'au hasard il fallait s'adresser
Sans s'occuper de l'apparence.

Le voilà donc qui court et sans distinction
Chez les hommes de classe ou de mœurs différentes,
S'engraissant des emplois ou vivants de leurs rentes,
De haute ou basse extraction.
Mais, hélas ! gens de robe ou de condition,
Gens de noblesse ou de roture,
Partout même déception,
Partout même mésaventure !
Le coiffeur qui tondait les grands
Pour la barbe ou la chevelure,
Comme eux se croyait noble et, prenant leur allure,
Déployait des airs conquérants !
Émerveillé de son adresse
À piquer une épingle ou nouer une tresse,
Il visait à percer les cœurs ;
La bourgeoise, pour lui palpitant de tendresse,
N'obtenait en retour que des regards moqueurs ;
À peine eut-il voulu pour rivaux, pour vainqueurs,
Le marquis son compère et son ami l'altesse.
Dans un roman intime il allait se lancer,
Et n'était pas loin de penser
Qu'il avait séduit la princesse.
Plaignant les graves embarras
Que les annexions préparaient à l'Europe,
Le tailleur des États formulait l'horoscope
En coupant de travers ses draps ;
Et tandis qu'il critique un pouvoir qui se charge
De pacifier l'Orient,
Il taillait trop court ou trop large
Le paletot de son client.
Un coquin d'usurier, à l'âme dure et sèche,
Du pauvre se disant l'appui,
Fondait aux faubourgs une crèche
Qu'il faisait payer par autrui.
Radieux de passer pour fashionable ingambe,
Traversant plaine, fleuve, en amont, en aval,
L'avoué sur le turf poussait un grand cheval
Qui lui cassait la tête en se cassant la jambe.
Gonflé de millions de crachats pavoisés,
Le banquier, aux blasons accrochant sa richesse,
Prenait pour gendre un fils des vieux croisés
Pour nommer sa fille duchesse.
Le commis à dix-huit cents francs,
De dix heures à cinq courbé sur un registre,
Quand sa femme et ses fils pleuraient de faim souffrant,
Donnait bal, punch et glace à mille indifférents
Pour y faire voir son ministre.
Le royal favori que savait dominer
Sa femme, esprit plus faible et cervelle plus mince,
Assurait que sans lui le prince
Ne saurait jamais gouverner.
Et le prince à son tour, stratégiste vulgaire,
Qui lorsqu'il avait fait la guerre
Avait toujours eu du malheur,
Ne se fâchait pas trop d'entendre
La cour élever sa valeur
Plus haut que celle d'Alexandre.
Mille ouvriers, perchés sur de longs échafauds
En marbre de toutes les tailles
Dressaient des monuments rehaussés de vers faux,
Et, de lauriers de bronze illustrant les murailles
Il se faisait bâtir autant d'arcs triomphaux
Qu'il avait perdu de batailles.

IV

Mercure avait voulu tout entendre, tout voir ;
Mais soins perdus ! fatigues vaines !
Il avait rempli son devoir
Sans avoir le prix de ses peines !
Triste et le cœur plein de souci,
Déjà vers la céleste voûte
Il s'élevait, honteux d'avoir mal réussi,
Il s'élevait comme un éclaireur en déroute,
Lorsqu'en passant tout près d'un libraire éditeur
Qui, des œuvres d'esprit se proclamant l'arbitre,
Et surtout de la vente adroit exploitateur,
Croyait posséder à ce titre
Bien plus de talent que l'auteur,
il lut affiché sur la vitre
Le nom d'un écrivain dont les succès constants,
Sans la réclame accoutumée,
Occupaient depuis quarante ans
Les cent voix de la renommée.
D'aptitudes et de talents
Doué des mains de la nature,
Il avait enrichi d'ouvrages excellents
Tout genre de littérature.
De l'austère Clio saisissant le burin,
Et des traditions fouillant le répertoire,
Des âges oubliés sur ses pages d'airain
Il avait retracé l'histoire.
Animé d'un souffle puissant,
Dans une poésie aux passions trempée,
De son peuple au berceau dans les luttes naissant
Il avait écrit l'épopée.
Du ridicule humain dévoilant les secrets,
Tantôt, il faisait rire à ses malins portraits ;
Tantôt, jetant sa sève aux scènes énergiques,
Il faisait frissonner les cœurs les plus distraits
À l'écho des terreurs tragiques.
Enfin, heureux vainqueur dans chaque comité,
Malgré les ligues ennemies,
On venait de l'élire à l'unanimité
Membre de cinq académies.

Par Hercule ! à ceux-là j'étais loin de songer !
Dit Mercure ; savant, prosateur et poète !
Oh ! ce n'est pas chez eux qu'elle va se loger ;
Leur réputation est faite !
Pour le moindre quatrain, pour une chansonnette
Que le hasard peut inspirer,
Éblouis à l'éclat de leur verve inféconde,
Comme des dieux sur terre il faut les adorer ;
Les voilà les premiers du monde !
Des plus médiocres esprits
Si tel est l'orgueilleux langage,
Que dira l'écrivain qui de brillants écrits
Après lui traîne un tel bagage ?
Mais de négligence en cela
Je ne veux pourtant pas que Jupiter m'accuse ;
Allons voir l'amant de la muse,
Et je terminerai par là !

Et franchissant le seuil de cette solitude
Où vivait le poète enfermé dans l'étude,
– Pourrais-je, lui dit-il avec humilité,
Contempler ce mortel des muses visité,
Glorieuse postérité
Et d'Aristophane et d'Eschille,
Qui, plus heureux que le chantre d'Achille,
Jouit de son vivant de l'immortalité ?
– À cet éloge outré faut-il que je réponde ?
Dit notre auteur ; voilà des noms bien éclatants,
Qui, de l'Antiquité perçant la nuit profonde,
Volent, jeunes encor, sur les ailes du temps !
Moi, que suis-je auprès d'eux ? Ah ! si dans mon audace
J'ai suivi le même chemin,
Sais-je seulement si demain
Mon nom laissera quelque trace ?
Le public indulgent à mes premiers essais
Pardonna l'inexpérience,
Et si plus tard j'eus des succès,
Je les dois à sa bienveillance ;
Je les dois aux conseils de mes sages amis
Critiquant avec clairvoyance
Les plans que je leur ai soumis.
Mais mon œuvre, qu'entoure un éclat éphémère,
Doit-elle vivre, hélas ! ou mourir pour jamais ?
Quel orgueil peut prétendre atteindre les sommets
D'où plane le divin Homère ?
Oui, l'on rêve à vingt ans ce prix de ses travaux ;
Je le rêvais aussi, mais, plus j'avance en route,
Plus je sens le peu que je vaux ;
Plus je réussis, plus je doute.
Surtout depuis le jour où, sans autre raison
Qu'une charitable pensée,
J'accueillis une femme assez embarrassée
De trouver un asile et que chaque maison
Avait durement repoussée.
Et depuis ce jour-là j'en rends grâces aux cieux !
Sévères quelquefois, mais francs, judicieux,
Sur mes nombreux défauts que j'ignorais moi-même
Ses bons avis m'ouvrent les yeux,
Non pour que je renonce à la gloire que j'aime,
Mais pour m'apprendre à la mériter mieux !

Par Jupin ! dit Mercure, eh ! c'est mon exilée !

Et soudain s'approchant d'un pas lent et discret,
Grave et la figure voilée,
Une jeune fille apparaît !
Il soulève son voile ; il regarde : c'est elle !
À l'instant, dit-il, suivez-moi !
Du grand Jupiter c'est la loi ;
Et dans l'Olympe il vous rappelle !

– Du maître de l'Olympe habile messager,
Pour ma sincérité je sais ce qu'il m'en coûte,
Reprit-elle ; aujourd'hui je perdrais à changer ;
J'ai trouvé quelqu'un qui m'écoute.
Puisque avec tant de grâce il m'offrit son appui,
Je dois, par ma vertu rehaussant sa mémoire,
Demeurer toujours avec lui
Pour que rien ne manque à sa gloire.
Lorsque le temps aura marqué son dernier jour,
Si l'on me redemande au céleste séjour
Et que le roi des dieux, regrettant sa proscrite,
Veuille connaître encore où j'ai porté mes pas,
Chez les sots ne me cherchez pas,
On me trouve chez le mérite !


RÉSUMÉ :
Longtemps, sur l'Olympe, tout se passa bien: c'est que, vivant parmi les dieux, la Modestie était là pour rappeler à la raison ceux que la vanité aurait pu entraîner. Mais un jour dieux et déesses en eurent assez du contrôle qu'elle exerçait sur eux et, pour s'en débarrasser, ils racontèrent à Jupiter qu'elle faisait courir le bruit qu'il vieillissait mal. Donc Jupiter, vexé, exila la Modestie sur la terre.
Ce fut un soulagement parmi les dieux et le début d'un grand relâchement : Junon se prétendit supérieure en beauté à Vénus, Vénus plus éloquente que Minerve, Hercule plus élégant qu'Apollon; on vit Mars jouer au philosophe, Vulcain danser, Cérès s'enivrer comme une bacchante et certains eurent même le dessein de détrôner Jupiter. Alors celui-ci, inquiet devant tout ce désordre, envoya Mercure chercher la Modestie, sans doute réfugiée à Paris.
Mercure commença chez un savetier; mais il trouva un homme fier de ce qu'il faisait et méprisant pour son concurrent, qu'il considérait comme un incapable : ce n'est pas chez lui que se trouvait la Modestie.
Mercure alla ensuite chez un concierge, très mécontent de sa condition, qu'il considérait indigne de lui; rappelant qu'il s'était fait tout seul, il s'attribuait autant de mérite qu'un empereur.
Les autres visites de Mercure furent autant d'échecs : le coiffeur, qui se jugeait l'égal des nobles qu'il coiffait, le tailleur, l'usurier, l'avoué, le banquier, le commis, le courtisan, jusqu'au prince, qui se prenait pour Alexandre.
Le messager des dieux était découragé lorsqu'il découvrit un écrivain, membre de cinq académies, qui ne se faisait aucune illusion sur ses talents et sur la survie de ses oeuvres. Lorsque l'homme reconnut qu'il avait recueilli chez lui une pauvre femme qui, depuis, l'éclairait sur ses défauts, Mercure comprit qu'il avait trouvé où se cachait la Modestie. Mais celle-ci refusa sa proposition de revenir auprès de Jupiter, préférant rester la compagne d'un homme d'un vrai mérite.


LA MISSION CIVILISATRICE DE LA FRANCE EN ORIENT

Au plus vaillant émir du grand sultan de France,
Envoyé du Très-Haut pour notre délivrance,
De la part d'un ami fidèle, bien qu'absent,
Salut, joie et bonheur, au nom du Tout-Puissant !
Dans un mois j'accomplis l'acte sincère, immense
D'une âme qui renaît, d'un cœur qui recommence.
Pour mon jour de bonheur débarquant le matin,
Viens, noble esprit, sourire à mon nouveau destin !

Fils de ces vieux croyants qui, fiers de leur racine,
Font jusqu'à Mahomet monter leur origine,
Mes aïeux, au Coran asservissant l'esprit,
Suivaient sans examen les lois qu'il nous prescrit ;
Une femme, à prix d'or à ses parents ravie,
Une esclave, est ma mère : en me donnant la vie,
Elle n'enfantait pas, objet d'un doux retour,
Un être né de l'âme et créé par l'amour :
La femme du harem, ce n'est pas une femme ;
Qu'importe sa pensée ou son cœur ou son âme !
C'est un être sans nom, fraction d'un bétail
Qui végète et languit dans l'ombre du sérail ;
On l'avait achetée, instrument mercenaire,
Pour greffer d'un rameau notre arbre centenaire,
Et le fils frais éclos, bercé sur ses genoux,
Était le bien d'un maître et non pas d'un époux !
Le chef de ce troupeau n'est qu'un spectre impassible,
Invisible le jour, la nuit seule visible,
Tyran grave et jaloux qu'un soupçon peut troubler,
Dont les yeux font pâlir, dont un mot fait trembler !
Ceux qui de sa maison peuplent la solitude
Sont des fruits du hasard nés pour la servitude,
Et que l'orgueil, jaloux de son hérédité
Retranche de la vie et de l'humanité.
Autour de ce tyran, dominateur suprême,
Tout est esclave ; hélas ! Ne l'est-il pas lui-même ?
Un pacha, qui dans l'ombre a vu son or briller,
Peut forcer sa maison , l'envahir, la piller ;
Sa vie est le jouet d'un doute ou d'un caprice ;
Quand son maître inquiet a besoin qu'il périsse,
Par un muet esclave un lacet apporté
Du vicaire d'Allah dicte la volonté ;
Il baise avec respect le cachet de l'empire,
Il bénit sa clémence et sans murmure expire ;
Heureux si de son corps les membres palpitants
Ne sèchent pas cloués au poteau des sultans !

C'est ainsi qu'il végète avec indifférence,
Sans liberté, sans droit, sans but, sans espérance !
Mais à quoi bon d'ailleurs croire, espérer, penser ?
Son destin est écrit, pourrait-il l'effacer ?
Dans l'immobilité d'un morne fatalisme,
Comme un lac endormi croupit son fanatisme,
À moins que tout à coup éclose dans ses murs
La peste, rayonnant de miasmes impurs,
Du haut des minarets plongeant ses doigts avides,
Ne couvre un peuple entier de ses ailes livides ;
Alors, n'écoutant plus, à l'aspect du trépas,
La foi qui lui disait : c'est écrit, ne crains pas !
L'effroi seul parle en maître à la foule interdite ;
Tout fuit en frissonnant de l'enceinte maudite ;
Ceux qui doivent mourir meurent tristes et seuls ;
Les cadavres épars, sans honneurs, sans linceuls,
Dans les airs corrompus où les fièvres fermentent
Exhalent les vapeurs du fléau qu'ils augmentent,
Et la ville ressemble au désert où descend
La colère de Dieu qui le brûle en passant.

Que lui fait l'avenir ainsi que la naissance ?
Devine-t-il son âme et sait-il son essence ?
Espère-t-il pour elle une immortalité
Digne de sa grandeur et de sa dignité ?
À cet homme accroupi dans les sales faiblesses,
Corps inerte abreuvé de toutes les mollesses,
À ce pieux croyant sais-tu ce que promet
Dans son septième ciel le sage Mahomet ?
De la chair et des sens les forces élargies,
Des terrestres plaisirs, des festins, des orgies,
Banquet infatigable où les graves élus
Semblables aux pourceaux de leurs tables exclus,
Sous les yeux complaisants du créateur des mondes
Se vautreront sans fin dans leurs bauges immondes !

C'est ainsi que j'entrai dans la vie, héritant
D'une haute fortune et d'un poste éclatant !
Ma vie ainsi passait, vainement consumée
Comme le maryland qui s'envole en fumée.
Et pourtant une voix me disait en tout lieu :
Homme, ce n'est point là la volonté de Dieu !
Et mon regard, perçant comme à travers un voile,
Fuyait la sphère infime et cherchait une étoile !

II

Voici que l'aigle noir, désertant ses frimas,
Accourt, aux cris de guerre, envahir nos climats !
Mais soudain, en signal de joie et d'espérance,
Par un cri protecteur a répondu la France !
L'écho redit ses chants, et l'islam engourdi
Reconnaît les héros du grand Bonaberdi !
Quelque chose en ma vie a rompu le silence !
L'honneur s'éveille en moi ! je marche, je m'élance !
Et j'éprouve, en entrant dans ces rangs belliqueux,
Qu'il est beau de mourir ou de vaincre avec eux !

Leur valeur confiante a passé dans mon âme.
Et de leur cœur au mien je sens monter la flamme !
Mais si je meurs, qui donc dans la foule des morts
Religieusement ira chercher mon corps,
Et pour qu'au sol sacré ma dépouille repose,
Me rendra les devoirs que le Coran m'impose ?
Où sont nos ulémas et nos pieux dervis ?
Vers le troisième ciel par l'extase ravis,
Mornes pour le succès comme pour la défaite,
Ils lisent les versets dictés par le prophète.
Contre sa pesanteur raidissant ses efforts,
Le santon sur un pied équilibre son corps,
De la ligne directe imperturbable apôtre,
Pense gagner le ciel en ne posant pas l'autre,
Et par l'or qu'il arrache à la crédulité
Fait au peuple attendri payer sa sainteté !

Mais qu'ai-je vu ? quel est dans la mêlée horrible
Cet homme à l'habit sombre, au front grave et paisible ?
Quelle arme oppose-t-il à ces coups inhumains ?
Il n'a rien qu'une croix qui brille dans ses mains !
En face du canon dont les larges entrailles
Sur ces troupeaux mortels vomissent les mitrailles,
Le prêtre de Jésus parmi l'effroi, les cris,
Escorté du carnage, entouré de débris,
Entre l'éclair qui frappe et le sang qui ruisselle,
Soutient celui qui tombe et celui qui chancelle,
Et, remplissant d'espoir ce formidable instant,
Lui montre au ciel ouvert la palme qui l'attend !

Une immense victoire a payé notre audace !
L'ennemi refoulé s'enfuit, et sur sa trace
Laisse, au hasard, parmi les cadavres pressés,
Le cortège sanglant de ses traînards blessés .
Quelle secrète voix religieuse et tendre
Dans l'âme des Français soudain s'est fait entendre !
Leur colère s'éteint ! à ce pénible aspect,
Ils s'arrêtent tremblant de pitié, de respect ;
Du sentiment humain leurs cœurs émus palpitent ;
À travers les mourants tous ils se précipitent ;
Sur ces monceaux de corps pieusement penchés,
Ils cherchent les vivants que le plomb a touchés ;
Du sabre ou du mousquet refermant les morsures,
Ils étanchent le sang, ils pansent les blessures,
Et sur le lit de camp où leur bras les conduit,
Ils les gardent le jour, ils les gardent la nuit !
Le soldat qui tomba sous un drapeau contraire,
N'est plus un ennemi, ce soldat est un frère !
Et le prêtre, qui sait que d'un amour jaloux
Le Sauveur sur la croix voulut mourir pour tous,
Les bénit tous, au nom du Dieu dont la clémence
Unit tous les mortels dans sa tendresse immense !

III

Devant nos bataillons si l'agresseur a fui,
Semence du trépas fécondée après lui,
Il nous jette en partant de ses doigts froids et blêmes
Sa vengeance, terrible aux plus braves eux -mêmes,
Fléau dévastateur, virus mystérieux,
Né sur ces bords charmants où le ciel radieux
Verse sur les humains la clarté la plus pure,
Où la fertilité sourit à la nature,
Comme un reptile noir, caché sous les gazons,
Prend au parfum des fleurs ses plus mortels poisons !
Dans les longs corridors d'une vaste ambulance
Où les gémissements troublent seuls le silence,
Nos plus vaillants guerriers, réunis pour souffrir,
Attendent sans combat le moment de mourir .
O déplorable fin ! heure triste et pesante !
Sur le champ de bataille où la mort est présente,
Toute une armée est là pour vous suivre des yeux,
Et l'on succombe en brave à la face des cieux ;
Mais dans un hôpital, sur la couche oppressée
Où le champ de bataille est tout dans la pensée,
Le plus ferme, glacé de sa propre pâleur,
Sent expirer sa force et faiblir sa valeur !
Mais quel autre viendra respirer de ses lèvres
Cet air tout allumé des chaleurs de nos fièvres ?
Sans se raidir d'effroi, quelles mains essuieront
Cette froide sueur qui perle notre front ?
Qui donc, bravant la peste aux miasmes putrides,
Osera de ses doigts toucher nos doigts arides,
Et puiser au chevet, dans nos souffles flottant,
Le fluide mortel qu'on emporte en sortant ?
Ciel ! est-ce un rêve éclos du trouble de nos âmes ?
Près de nous, devant nous, quelles sont donc ces femmes,
Qui, contre le fléau plus fortes que les forts,
Pénètrent sans pâlir dans ce séjour des morts ?
Le harem, à nos pleurs voulant mêler les siennes,
Dépêche-t-il vers nous nos belles Circassiennes ?
Viendraient-elles, d'un cœur fidèle à nos tourments,
Nous sauver ou mourir dans nos embrassements ?
Hélas ! en cet instant, folâtres et rieuses,
Mes femmes, s'élançant de leurs couches soyeuses,
Du nargilhé brûlant embaumant mon sérail,
Caressent du pinceau leur bouche de corail,
De diamants et d'or tressent leur chevelure,
Préparent dans le bain leur plus riche parure,
Ou suivent du regard les cercles gracieux
Des lascives almés qui dansent sous leurs yeux.
Celles-ci qu'aux regards le péril seul révèle,
Et que jamais en vain la souffrance n'appelle,
Sont les filles du Dieu de grâce et de bonté
Que nomment les chrétiens : Sœurs de la charité !
Charité ! charité ! nom plein d'un doux mystère !
Ange du ciel que Dieu prête aux pleurs de la terre,
Elle verse au mourant, qui la voit et sourit,
Le baume qui console et celui qui guérit .
Elle essuie à nos fronts la sueur homicide,
Soulève de ses bras notre couche fétide,
Et des cœurs que la mort va bientôt assoupir
Reçoit le vœu suprême et le dernier soupir.
Quand le souffle a passé sur sa lèvre flétrie,
Près du cadavre éteint elle veille, elle prie,
Enveloppe le corps de son pâle lambeau,
L'accompagne de pleurs jusqu'au seuil du tombeau,
Et par ces mots sacrés qu'un mort chrétien réclame
Le guide dans le ciel et le suit avec l'âme !
Quel est donc, m'écriai-je, ébloui, transporté,
Ce pouvoir qui grandit si haut l'humanité ?
Oh ! qui donc êtes-vous, nation magnanime ?
Qui donc donne aux mortels cette vertu sublime ?

– Notre foi, répondit, sur mon chevet penché,
Un Français comme moi par le fléau touché.
Notre foi, voix puissante et civilisatrice,
De l'âme généreuse ardente inspiratrice
Qui, sur la vie humaine épanchant sa clarté,
Au bonheur par le bien conduit la volonté !
Libre dès le berceau par ce droit de nature
Que Dieu sème en naissant dans toute créature,
Le plus humble de nous ne sent plus haut que soi
Qu'un seul joug, la justice, et qu'un maître, la loi !
Pour le corps qui s'épuise ou le talent qui crée,
Aussi bien que les jours la fortune est sacrée.
Reine par la vertu, reine par la beauté,
La femme unit pour nous leur double majesté ;
Sur son front chaste et pur, dans ses regards de flamme,
Nous lisons son esprit, nous écoutons son âme ;
De la pensée humaine elle étend l'horizon ;
Sa raison lumineuse aide notre raison ;
Compagne inséparable, elle est épouse, amante ;
Elle a tous nos bonheurs que son sourire augmente ;
De notre vie entière adorable moitié,
Elle est le dévouement, la force, l'amitié !
Avec charme à son bras la souffrance s'appuie,
Et l'on sourit aux pleurs quand sa main les essuie .
Et bientôt près de nous, anges venus des cieux,
Courent, comme l'oiseau, ces enfants gracieux
Qui sont notre bonheur, nos rêves, notre gloire,
À qui nous laisserons nos vertus pour mémoire,
Et ce trésor sacré des progrès généreux
Que l'avenir fécond accomplira pour eux !
Lorsqu'au terme assigné doucement se délie
Notre existence libre et noblement remplie,
Bénis et consolés dans un touchant adieu,
Sans regrets, sans terreur nous remontons vers Dieu .
Du fardeau de nos corps à jamais dégagée,
Notre âme impérissable en lumière changée,
Rentrera par l'élan d'un invincible amour
En Dieu dont elle sort quand il la prête au jour !
Là nous étancherons cette soif qui dévore
Notre âme suspendue aux choses qu'elle ignore.
Tous les secrets divins nous seront découverts ;
Le rouage infini de l'immense univers,
Ces lois, qui ranimant les matières fécondes,
Dans leur cours immortel font graviter les mondes,
Énigme dont le mot ne se lira qu'aux cieux,
Sans blesser leur paupière, éblouiront nos yeux.
Et tandis qu'éclatant en suave harmonie,
Les sphères rediront sa majesté bénie,
Face à face avec Dieu que nous posséderons,
L'enthousiasme aux cœurs et l'auréole aux fronts,
Nos âmes déploiront tout ce qui chante en elles
Dans l'adoration des œuvres éternelles !

IV

Il se tut, j'écoutais encore ! je compris !
Une lueur profonde inonda mes esprils ;
Ces étranges grandeurs si longtemps ignorées,
Ces nobles passions par le ciel inspirées,
Du précepte et des mœurs la sainte autorité,
Tout me dit hautement : Voilà la vérité !
Ce Français qui, touchant à son heure dernière,
Ressaisit avec moi la vie et la lumière,
Comme si son Dieu même eût voulu me prouver
Que de la main qui frappe il sait aussi sauver,
A pour enfant un ange et dont le front retrace
Tout ce que l'esprit rêve et d'éclat et de grâce .
Je l'ai vue, et, timide, inquiet, palpitant,
J'ai senti tout mon cœur se fondre en l'écoutant .
Devant le Christ Sauveur et Dieu que je proclame
Dans un mois je la prends pour compagne et pour femme,
Serment transcrit au ciel et dont l'égalité
Mieux que tous les verrous garde la chasteté .
Mon harem, libre aussi car je brise sa chaîne,
Attend avec transport mon union prochaine ;
À leur choix désormais mes esclaves soumis
Seront mes serviteurs et bientôt mes amis ;
Car tous de mon bonheur solennisant la fête,
Pour le Verbe vivant vont quitter le Prophète,
Et veulent, réunis dans le culte immortel,
Pour vivre aux mêmes cieux, prier au même autel.

Mais dans l'empire entier le même esprit fermente ;
On sent la foi germer au fond de la tourmente ;
Pour de meilleurs desseins il semble s'agiter ;
Il ne lui reste plus qu'un pas pour m'imiter !
Le croissant qui pâlit tremble et se décolore ;
La croix à l'Orient rayonne dans l'aurore ;
Et bientôt au zénith va se lever ce jour
Dont la lumière est l'âme et le soleil l'amour.
Des chaînes de l'erreur la raison se dégage ;
Le monde n'aura plus qu'un culte et qu'un langage :
La mosquée entendra l'hymne du genre humain,
Et sur sa porte d'or j'écrirai de ma main,
Triomphant qu'au vrai Dieu l'univers appartienne :
L'islamisme chrétien à la France chrétienne !


RÉSUMÉ:
Un musulman parle.
J'appartenais à une famille qui vivait asservie aux règles du Coran. Ma mère, achetée à ses parents, avait été placée dans un harem, et moi, son fils, je n'étais pas considéré comme son enfant mais comme celui de son maître, un homme mystérieux, un tyran que tous redoutaient. La société musulmane à laquelle j'appartenais subissait tout avec fatalisme et la religion de Mahomet ne lui promettait après la mort que des plaisirs de la chair décuplés, des orgies bonnes pour des pourceaux. Aussi j'aspirais à des perspectives plus exaltantes, peu convaincu en effet  par ces ulémas anonnant les versets du prophète et ces derviches qui espèrent gagner le ciel en restant en équilibre sur un seul pied.
C'est alors que la France envoya ses soldats, ceux qui furent les héros du grand Napoléon-Bonaberdi et parmi lesquels je me suis engagé et j'ai combattu, soucieux seulement de savoir si, au cas où je perdrais la vie, mon corps serait enseveli selon les rites coraniques. Dans le violent combat auquel j'ai pris part, j'ai remarqué un prêtre armé seulement d'un crucifix qui  tentait d'aider les blessés. Puis, le combat ayant cessé, je vis que les soldats français soignaient eux aussi les blessés ennemis, sous la bénédiction du prêtre. Puis, la victoire ayant été acquise par les Français, vint la peste qui contamina une grande partie de l'armée. Et je vis, dans un hôpital, des femmes qui, sans craindre la contagion, venaient s'occuper des mourants (et je songeai qu'à ce moment les femmes de mon sérail continuaient leur vie insouciante): c'étaient des soeurs de la Charité.
Alors que je me demandais d'où venait cette force que je constatais chez les chrétiens, un Français m'expliqua qu'elle venait de leur foi. Il m'expliqua aussi leur respect de la femme, de l'épouse et, lorsque leurs valeurs auront été transmises à leurs enfants, leur acceptation de la mort qui est un retour en Dieu et la découverte des vérités éternelles. Je compris alors que c'était là la vérité. C'est ainsi que j'ai pris la décision d'épouser une chrétienne et de libérer les femmes de mon harem, qui vont renoncer au Prophète et adopter notre nouvelle religion.
On sent d'ailleurs que, dans l'Orient entier, la Croix tend à se substituer au Croissant, et que le monde, débarrassé de l'erreur islamiste, va peu à peu devenir chrétien.


LA STATUE DE COLBERT À REIMS

Voici que le vent sur son aile,
Du haut des tours de Saint-Remi,
Porte la fête solennelle
D'un nom dans la tombe endormi !
Naguère ton pasteur, ô sombre basilique,
Par l'antique onction de l'huile symbolique
Des souverains sacrait les droits ;
Illuminant son front sous les voiles funèbres,
Elle sacre en ce jour un de ces morts célèbres
Qui créaient la splendeur des rois !

Qu'à ces voix la vôtre réponde,
Vous tous qui vécûtes sous lui,
Morts, qui, dans la terre profonde,
Sommeillez en paix aujourd'hui !
Préjugés, passions, haines contemporaines,
L'éternité sur vous de ses clartés sereines
Fait resplendir la vérité ;
La justice l'attend, l'avenir le demande :
Et que, doux ou cruel, de vos lèvres descende
L'arrêt de la postérité !

UN FINANCIER.
Oh oui ! je l'ai maudit ! car un soir que l'ivresse
Me berçait doucement aux bras de la richesse,
Pareille à cette main qui, sur l'ordre de Dieu,
Aux parois d'un palais traça trois mots de feu,
Par l'écho d'un édit qui racontait nos hontes,
Une voix nous cria : « Rendez au roi vos comptes !
D'où sortent vos trésors ? Avez-vous hérité
De vos pauvres aïeux, marchands de la cité ?
Peuple, dont la substance a coulé dans leur bourse,
De leurs prospérités dévoile-nous la source ;
Dis-nous par quelle intrigue ou quels lâches chemins
Ton pauvre patrimoine a passé dans leurs mains ;
Soyez révélateurs, vous qui fûtes victimes ;
C'est encor la vertu que dénoncer les crimes ! »
À cet appel vengeur, terrible, inattendu,
Par un cri général le peuple a répondu !
Fraudes, exactions, complot, intrigue, ruse,
Tout prend un corps, se montre et parle, et nous accuse ;
Pour tromper la justice et l'œil des magistrats,
Nous cédons nos trésors, nous vendons nos contrats ;
Au mystère, à la nuit demandant un asile,
L'un se cache en restant, l'autre fuit et s'exile ;
Mais Colbert nous harcèle, il nous presse, il nous suit ;
Il trouve qui se cache, il arrête qui fuit ;
Mieux vaut quitter, hélas ! son argent que la vie !
Et bientôt, aux bravos de la France ravie,
Ces tristes millions, si chers à notre amour,
De nos seins déchirés vomis en un seul jour,
S'écoulent, au milieu du rire et des colères,
Mêlés aux flots de sang et de pleurs populaires !
O fortune ! ô trésors ! fatal, fatal édit !
Tyrannique Colbert, comme je t'ai maudit !

UN MARIN.
Oh oui ! je l'accusais, moi, dont la destinée
Ne rêvait qu'Océan et Méditerranée !
Quels désespoirs pour nous et quels regrets amers,
Quand je voyais la France avec deux grandes mers,
Ses havres murmurants, dont la houle plaintive
Semblait lui reprocher sa puissance inactive,
Et qu'à peine un vaisseau de pêche ou de transport
Comme un vrai fainéant se berçait dans son port !
Ah ! pourtant, me disais-je, assis rêveur sur l'herbe,
Dans un écrin de roi c'est un bijou superbe
Qu'une flotte qui va, docile à ses appels,
De l'Océan de France aux lointains archipels ;
Qui, pour le faire pendre à son plus haut cordage,
Sur l'écumeur de mer commande l'abordage,
Et, gagnant leur estime à grands coups de canon,
Impose aux envieux le respect de son nom !
Pendant qu'un gros soupir soulève ma poitrine,
Voilà Colbert aussi qui veut une marine !
Qu'il faisait beau la voir, s'avançant sur les eaux,
S'étendre au large, et là, comme les grands oiseaux
Naviguent dans les airs sur leur aile glissante,
Fendre avec majesté la vague frémissante ;
Lorsque, nous signalant de l'horizon lointain,
Tout navire étranger, même le plus hautain,
Nous saluait en maître, et, tonnant dans l'espace,
Disait par ses canons : C'est la France qui passe !
Ah ! quels beaux souvenirs et quels ravissements,
Quand je voyais en mer nos trois cents bâtiments !
Quand, pour courir au loin de contrée en contrée,
Nous avions et Valbelle, et Vivonne, et d'Estrée,
Et que sur l'Océan nous imposions la loi,
Châteaurenault, Martel, Jean Bart, Duquesne et moi !
Gloire à qui de nos ports scella la délivrance !
Gloire à Colbert ! honneur au pavillon de France !

UN BOURGEOIS.
Oh oui ! je murmurais, lorsque ma vanité
Voyait l'affreux état de la grande cité,
Ses passages sans air, parés du nom de rues,
Par mille mendiants en tout sens parcourues,
Étuves dans l'été, glacières aux jours froids,
Dont le plus beau soleil n'éclairait que les toits.
Quand la Seine en démence inondait ses rivages,
Nul secours, nul obstacle à ses libres ravages.
Quand germait l'incendie au centre d'un quartier,
Comme un monceau de paille il flambait tout entier.
Quand la lune, le soir, refusait sa lumière,
Il fallait au couchant regagner sa tanière ;
Malheur au citadin qu'après la fin du jour
Attarde follement l'intérêt ou l'amour !
Aux angles de la rue, arrêté dans sa course,
Il doit laisser en gage ou sa vie ou sa bourse ;
En vain, il crie : À l'aide ! au secours ! je me meurs !
Chaque porte au verrou se ferme à ses clameurs ;
Ou si quelques voisins, courageux par le nombre,
Le falot à la main et pas à pas dans l'ombre
S'avancent... Dans son sang sur le pavé blotti,
Le bourgeois était mort et l'assassin parti !
Le ministre a compris nos périls, nos alarmes ;
Des gardiens dans la nuit marchent avec leurs armes ;
Plus d'asile aux bandits, plus d'abris aux filous ;
Quand la pâle Phœbé cache ses feux jaloux,
La lanterne s'allume, et pendant la nuit brune
Jette un rayon lointain qui remplace la lune.
Le bourgeois désormais porte un pas assuré
À travers son Paris de bandits épuré !
Mendiants, bohémiens, engeance obscure et vile,
Gangrène de l'État, débarrassez la ville !
Partez tous, magiciens, astrologues, sorciers,
Qui régnez par la peur sur les esprits grossiers,
Avec vos noirs poisons, votre sanglant cortége,
Et les forfaits mêlés à votre art sacrilége !
Gloire au grand magistrat qui, dans ces hauts emplois,
Fut digne du ministre et fit bénir son choix !
Respect à qui seconde et comprend le génie !
Comme à Colbert lui-même, honneur à La Reynie !

LE PEUPLE.
Oh oui ! je m'indignais quand mes yeux attristés
Contemplaient le tableau de mes calamités.
Voyez dans ces champs nus, sur ces arides chaumes,
Sombre et mourant, errer ce peuple de fantômes !
Voyez sur les chemins, dans les fossés assis,
Les membres affaissés et les yeux obscurcis,
Pressant de cris plaintifs la pitié qui frissonne,
Ces spectres décharnés et que la faim moissonne !
L'enfant qui cherche un lait aux mamelles tari,
Déchire avec ses dents le sein qui l'a nourri,
Et la mère expirante, à son cœur infidèle,
Fait un affreux festin du fils qui meurt près d'elle !
Dans l'épargne du roi les deniers claisemés
Ne pourraient assouvir les peuples affamés ;
Mais de toute contrée où le froment abonde,
Aumône de Colbert à la France inféconde,
Le grain compatissant se hâte d'accourir,
Et s'il ne sauve pas, il défend de mourir.
L'ardente charité répand ses dons propices ;
Dans les bourgs, les cités, s'élèvent des hospices,
Où tout ce que tourmente et déchire la faim
Trouve un aide, un secours, un asile et du pain !
De ces jours de douleur l'image menaçante,
Dans l'âme de Colbert reste toujours présente ;
Leur germe existe encor, caché dans l'avenir ;
Comment les détourner ? comment les prévenir ?
Colbert a médité l'ère des représailles :
Nous ne paîrons plus seuls les corvées et les tailles ;
Il veut, fardeau pareil entre les citoyens,
Que l'impôt se mesure à l'échelle des biens.
Toi, surtout dont il aime et comprend la nature,
C'est toi qu'il favorise, ô sainte agriculture !
Instruments du labour, outils laborieux,
Qu'un collecteur avide enlevait sous nos yeux,
Le barbare traitant dont il sait vous défendre,
Pour toucher nos impôts ne viendra plus nous vendre !
Bestiaux patients, à ros labeurs soumis,
Compagnons du fermier, ses soutiens, ses amis,
La gabelle, insultant à votre voix plaintive,
Ne vous ravira plus au sol que je cultive ;
Unis pour travailler, nous aimer et souffrir,
Mon toit vous a vus naître, il vous verra mourir !

LE POÈTE.
Je ne maudissais pas, moi, car le ciel nous donne
La raison qui condamne et le cœur qui pardonne,
Nous, qui souffrons sans haine et pour prix de nos pleurs,
Semons sur les chemins les perles et les fleurs !
Venez donc vous unir à ma reconnaissance,
Vous tous qu'il a couverts de sa munificence !
Toi, vigoureux esprit dont le doigt dessina
Polyeucte, le Cid, Rodogune, Cinna,
De tragique génie éternelle merveille
Qui met sur tous les noms le nom du grand Corneille !
Toi qui connus si bien les mouvements du cœur,
Tendre Racine, et toi, toi, peintre au trait moqueur,
O Molière, miroir et tribunal suprême,
Où l'homme se corrige en riant de lui-même !
Venez, historiens, savants qui retracez
La science présente ou les récits passés,
Et vous tous que suivait sur la rive étrangère
Sa libéralité, royale messagère !
Rivaux de ce grand corps par Richelieu fondé,
Dites votre berceau par son goût fécondé !
Fortes de son soutien, par son zèle affermies,
Contez-nous ses bienfaits, doctes académies !
Ouvrez-vous devant nous, arceaux religieux,
Par le chrétien qui prie offerts au roi des cieux,
Palais, arcs triomphaux, qui peuplez nos murailles,
Louvre majestueux, et toi, pompeux Versailles !
Ouvrez-vous, ateliers où, mêlant ses couleurs,
Le tapis à l'aiguille empruntera les fleurs !
Plonge au delà du ciel, savant observatoire !
Vieux soldats mutilés, martyrs de la victoire,
Reposez sous ce dôme, élevé pour les forts,
Ce peu que la bataille a laissé de vos corps !
Et toi, de leur service enseignement austère,
Reçois ces apprentis du métier militaire,
Pour qu'ils courent, formés par de rudes essais,
Triompher ou mourir sous le drapeau français !
Voix des morts ! accent véritable !
Après les siècles révolus,
Le monde est toujours équitable
Aux illustres qui ne sont plus !
C'est qu'on juge au tombeau mieux que pendant la vie !
C'est que l'inimitié s'éteint avec l'envie !
Que le temps étouffe l'orgueil !
Et que, si le génie a droit à la mémoire,
Il lui reste son œuvre, il lui reste l'histoire
Debout auprès de son cercueil !

L'HISTOIRE.
La France glorieuse à son haut rang placée,
L'amour du bien public fut tout à sa pensée.
Son prophétique esprit tendit vers l'unité,
Avec des citoyens forts dans l'égalité,
Affranchis sans retour des coutumes iniques,
Partageant les grandeurs et les charges publiques.
Il flétrit l'or impur qui payait les emplois ;
Il grandit la justice en réformant les lois ;
Chrétien sans fanatisme et sans indifférence,
Sa foi dans son bon sens puisait la tolérance.
Ministre ou citoyen, l'austère probité,
Régla son cour loyal par l'honneur habitė ;
Nul ne trouva jamais sa parole infidèle,
Et qui la recevait pouvait compter sur elle.
Sévère pour lui-même, il le fut pour autrui ;
Des fraudes, du mensonge, il dédaigna l'appui ;
Ferme dans ses projets, sans crainte de déplaire,
Il ne rechercha point la faveur populaire ;
Il marcha droit au but, sans hâte, sans retour ;
Il fut fier de servir sans demander l'amour.
Sur son labeur courbé quand s'éveillait l'aurore,
Le soir à son labeur le retrouvait encore ;
Le changement lui seul délassait son cerveau
Du travail remplacé par un travail nouveau.
Esprit fin et précis qu'un jugement décèle,
Il n'eut pas cet esprit où le choc étincelle,
Qui lance un trait brillant et d'éclairs animé,
Mais l'esprit grave et froid pour les calculs formé ;
L'inflexible raison que nul semblant n'abuse,
Qui lit au fond de l'âme et démêle la ruse,
Des pièges séducteurs habile à s'échapper,
Qui ne trompe jamais et qu'on ne peut tromper.
Sous un sourcil épais cachant un œil austère,
Il forçait le respect, ce rempart salutaire ;
Les regards se baissaient, par la crainte assouplis,
Devant son front creusé de redoutables plis ;
Un accueil calme et digne, un silence de glace,
Déconcertait l'intrigue et déroutait l'audace,
Et Sévigné si belle, invoquant son soutien,
N'osait qu'avec terreur briguer son entretien.
D'une cour magnifique intelligent contraste,
Il fuyait l'appareil, il méprisait le faste ;
Tempérant dans ses mœurs ainsi qu'en ses désirs,
Aux devoirs de l'État immolait ses plaisirs,
Vigilant et frugal, ennemi des mollesses,
D'un œil insoucieux regardait les richesses,
Et, ministre absolu, ne suivit d'autre loi
Que l'honneur de la France et la gloire du roi !

Voici que le vent sur son aile,
Du haut des tours de Saint-Remi,
Porte la fête solennelle
D'un nom dans la tombe endormi !
Naguère ton pasteur, ô sombre basilique,
Par l'antique onction de l'huile symbolique
Des souverains sacrait les droits ;
Illuminant son front sous les voiles funèbres,
Elle sacre en ce jour un de ces morts célèbres
Qui créaient la splendeur des rois !

Qu'à ces voix la vôtre réponde,
Vous tous qui vécûtes sous lui,
Morts, qui, dans la terre profonde,
Sommeillez en paix aujourd'hui !
Préjugés, passions, haines contemporaines,
L'éternité sur vous de ses clartés sereines
Fait resplendir la vérité ;
La justice l'attend, l'avenir le demande :
Et que, doux ou cruel, de vos lèvres descende
L'arrêt de la postérité !

UN FINANCIER.
Oh oui ! je l'ai maudit ! car un soir que l'ivresse
Me berçait doucement aux bras de la richesse,
Pareille à cette main qui, sur l'ordre de Dieu,
Aux parois d'un palais traça trois mots de feu,
Par l'écho d'un édit qui racontait nos hontes,
Une voix nous cria : « Rendez au roi vos comptes !
D'où sortent vos trésors ? Avez-vous hérité
De vos pauvres aïeux, marchands de la cité ?
Peuple, dont la substance a coulé dans leur bourse,
De leurs prospérités dévoile-nous la source ;
Dis-nous par quelle intrigue ou quels lâches chemins
Ton pauvre patrimoine a passé dans leurs mains ;
Soyez révélateurs, vous qui fûtes victimes ;
C'est encor la vertu que dénoncer les crimes ! »
À cet appel vengeur, terrible, inattendu,
Par un cri général le peuple a répondu !
Fraudes, exactions, complot, intrigue, ruse,
Tout prend un corps, se montre et parle, et nous accuse ;
Pour tromper la justice et l'œil des magistrats,
Nous cédons nos trésors, nous vendons nos contrats ;
Au mystère, à la nuit demandant un asile,
L'un se cache en restant, l'autre fuit et s'exile ;
Mais Colbert nous harcèle, il nous presse, il nous suit ;
Il trouve qui se cache, il arrête qui fuit ;
Mieux vaut quitter, hélas ! son argent que la vie !
Et bientôt, aux bravos de la France ravie,
Ces tristes millions, si chers à notre amour,
De nos seins déchirés vomis en un seul jour,
S'écoulent, au milieu du rire et des colères,
Mêlés aux flots de sang et de pleurs populaires !
O fortune ! ô trésors ! fatal, fatal édit !
Tyrannique Colbert, comme je t'ai maudit !

UN MARIN.
Oh oui ! je l'accusais, moi, dont la destinée
Ne rêvait qu'Océan et Méditerranée !
Quels désespoirs pour nous et quels regrets amers,
Quand je voyais la France avec deux grandes mers,
Ses havres murmurants, dont la houle plaintive
Semblait lui reprocher sa puissance inactive,
Et qu'à peine un vaisseau de pêche ou de transport
Comme un vrai fainéant se berçait dans son port !
Ah ! pourtant, me disais-je, assis rêveur sur l'herbe,
Dans un écrin de roi c'est un bijou superbe
Qu'une flotte qui va, docile à ses appels,
De l'Océan de France aux lointains archipels ;
Qui, pour le faire pendre à son plus haut cordage,
Sur l'écumeur de mer commande l'abordage,
Et, gagnant leur estime à grands coups de canon,
Impose aux envieux le respect de son nom !
Pendant qu'un gros soupir soulève ma poitrine,
Voilà Colbert aussi qui veut une marine !
Qu'il faisait beau la voir, s'avançant sur les eaux,
S'étendre au large, et là, comme les grands oiseaux
Naviguent dans les airs sur leur aile glissante,
Fendre avec majesté la vague frémissante ;
Lorsque, nous signalant de l'horizon lointain,
Tout navire étranger, même le plus hautain,
Nous saluait en maître, et, tonnant dans l'espace,
Disait par ses canons : C'est la France qui passe !
Ah ! quels beaux souvenirs et quels ravissements,
Quand je voyais en mer nos trois cents bâtiments !
Quand, pour courir au loin de contrée en contrée,
Nous avions et Valbelle, et Vivonne, et d'Estrée,
Et que sur l'Océan nous imposions la loi,
Châteaurenault, Martel, Jean Bart, Duquesne et moi !
Gloire à qui de nos ports scella la délivrance !
Gloire à Colbert ! honneur au pavillon de France !

UN BOURGEOIS.
Oh oui ! je murmurais, lorsque ma vanité
Voyait l'affreux état de la grande cité,
Ses passages sans air, parés du nom de rues,
Par mille mendiants en tout sens parcourues,
Étuves dans l'été, glacières aux jours froids,
Dont le plus beau soleil n'éclairait que les toits.
Quand la Seine en démence inondait ses rivages,
Nul secours, nul obstacle à ses libres ravages.
Quand germait l'incendie au centre d'un quartier,
Comme un monceau de paille il flambait tout entier.
Quand la lune, le soir, refusait sa lumière,
Il fallait au couchant regagner sa tanière ;
Malheur au citadin qu'après la fin du jour
Attarde follement l'intérêt ou l'amour !
Aux angles de la rue, arrêté dans sa course,
Il doit laisser en gage ou sa vie ou sa bourse ;
En vain, il crie : À l'aide ! au secours ! je me meurs !
Chaque porte au verrou se ferme à ses clameurs ;
Ou si quelques voisins, courageux par le nombre,
Le falot à la main et pas à pas dans l'ombre
S'avancent... Dans son sang sur le pavé blotti,
Le bourgeois était mort et l'assassin parti !
Le ministre a compris nos périls, nos alarmes ;
Des gardiens dans la nuit marchent avec leurs armes ;
Plus d'asile aux bandits, plus d'abris aux filous ;
Quand la pâle Phœbé cache ses feux jaloux,
La lanterne s'allume, et pendant la nuit brune
Jette un rayon lointain qui remplace la lune.
Le bourgeois désormais porte un pas assuré
À travers son Paris de bandits épuré !
Mendiants, bohémiens, engeance obscure et vile,
Gangrène de l'État, débarrassez la ville !
Partez tous, magiciens, astrologues, sorciers,
Qui régnez par la peur sur les esprits grossiers,
Avec vos noirs poisons, votre sanglant cortége,
Et les forfaits mêlés à votre art sacrilége !
Gloire au grand magistrat qui, dans ces hauts emplois,
Fut digne du ministre et fit bénir son choix !
Respect à qui seconde et comprend le génie !
Comme à Colbert lui-même, honneur à La Reynie !

LE PEUPLE.
Oh oui ! je m'indignais quand mes yeux attristés
Contemplaient le tableau de mes calamités.
Voyez dans ces champs nus, sur ces arides chaumes,
Sombre et mourant, errer ce peuple de fantômes !
Voyez sur les chemins, dans les fossés assis,
Les membres affaissés et les yeux obscurcis,
Pressant de cris plaintifs la pitié qui frissonne,
Ces spectres décharnés et que la faim moissonne !
L'enfant qui cherche un lait aux mamelles tari,
Déchire avec ses dents le sein qui l'a nourri,
Et la mère expirante, à son cœur infidèle,
Fait un affreux festin du fils qui meurt près d'elle !
Dans l'épargne du roi les deniers claisemés
Ne pourraient assouvir les peuples affamés ;
Mais de toute contrée où le froment abonde,
Aumône de Colbert à la France inféconde,
Le grain compatissant se hâte d'accourir,
Et s'il ne sauve pas, il défend de mourir.
L'ardente charité répand ses dons propices ;
Dans les bourgs, les cités, s'élèvent des hospices,
Où tout ce que tourmente et déchire la faim
Trouve un aide, un secours, un asile et du pain !
De ces jours de douleur l'image menaçante,
Dans l'âme de Colbert reste toujours présente ;
Leur germe existe encor, caché dans l'avenir ;
Comment les détourner ? comment les prévenir ?
Colbert a médité l'ère des représailles :
Nous ne paîrons plus seuls les corvées et les tailles ;
Il veut, fardeau pareil entre les citoyens,
Que l'impôt se mesure à l'échelle des biens.
Toi, surtout dont il aime et comprend la nature,
C'est toi qu'il favorise, ô sainte agriculture !
Instruments du labour, outils laborieux,
Qu'un collecteur avide enlevait sous nos yeux,
Le barbare traitant dont il sait vous défendre,
Pour toucher nos impôts ne viendra plus nous vendre !
Bestiaux patients, à ros labeurs soumis,
Compagnons du fermier, ses soutiens, ses amis,
La gabelle, insultant à votre voix plaintive,
Ne vous ravira plus au sol que je cultive ;
Unis pour travailler, nous aimer et souffrir,
Mon toit vous a vus naître, il vous verra mourir !

LE POÈTE.
Je ne maudissais pas, moi, car le ciel nous donne
La raison qui condamne et le cœur qui pardonne,
Nous, qui souffrons sans haine et pour prix de nos pleurs,
Semons sur les chemins les perles et les fleurs !
Venez donc vous unir à ma reconnaissance,
Vous tous qu'il a couverts de sa munificence !
Toi, vigoureux esprit dont le doigt dessina
Polyeucte, le Cid, Rodogune, Cinna,
De tragique génie éternelle merveille
Qui met sur tous les noms le nom du grand Corneille !
Toi qui connus si bien les mouvements du cœur,
Tendre Racine, et toi, toi, peintre au trait moqueur,
O Molière, miroir et tribunal suprême,
Où l'homme se corrige en riant de lui-même !
Venez, historiens, savants qui retracez
La science présente ou les récits passés,
Et vous tous que suivait sur la rive étrangère
Sa libéralité, royale messagère !
Rivaux de ce grand corps par Richelieu fondé,
Dites votre berceau par son goût fécondé !
Fortes de son soutien, par son zèle affermies,
Contez-nous ses bienfaits, doctes académies !
Ouvrez-vous devant nous, arceaux religieux,
Par le chrétien qui prie offerts au roi des cieux,
Palais, arcs triomphaux, qui peuplez nos murailles,
Louvre majestueux, et toi, pompeux Versailles !
Ouvrez-vous, ateliers où, mêlant ses couleurs,
Le tapis à l'aiguille empruntera les fleurs !
Plonge au delà du ciel, savant observatoire !
Vieux soldats mutilés, martyrs de la victoire,
Reposez sous ce dôme, élevé pour les forts,
Ce peu que la bataille a laissé de vos corps !
Et toi, de leur service enseignement austère,
Reçois ces apprentis du métier militaire,
Pour qu'ils courent, formés par de rudes essais,
Triompher ou mourir sous le drapeau français !
Voix des morts ! accent véritable !
Après les siècles révolus,
Le monde est toujours équitable
Aux illustres qui ne sont plus !
C'est qu'on juge au tombeau mieux que pendant la vie !
C'est que l'inimitié s'éteint avec l'envie !
Que le temps étouffe l'orgueil !
Et que, si le génie a droit à la mémoire,
Il lui reste son œuvre, il lui reste l'histoire
Debout auprès de son cercueil !

L'HISTOIRE.
La France glorieuse à son haut rang placée,
L'amour du bien public fut tout à sa pensée.
Son prophétique esprit tendit vers l'unité,
Avec des citoyens forts dans l'égalité,
Affranchis sans retour des coutumes iniques,
Partageant les grandeurs et les charges publiques.
Il flétrit l'or impur qui payait les emplois ;
Il grandit la justice en réformant les lois ;
Chrétien sans fanatisme et sans indifférence,
Sa foi dans son bon sens puisait la tolérance.
Ministre ou citoyen, l'austère probité,
Régla son cour loyal par l'honneur habitė ;
Nul ne trouva jamais sa parole infidèle,
Et qui la recevait pouvait compter sur elle.
Sévère pour lui-même, il le fut pour autrui ;
Des fraudes, du mensonge, il dédaigna l'appui ;
Ferme dans ses projets, sans crainte de déplaire,
Il ne rechercha point la faveur populaire ;
Il marcha droit au but, sans hâte, sans retour ;
Il fut fier de servir sans demander l'amour.
Sur son labeur courbé quand s'éveillait l'aurore,
Le soir à son labeur le retrouvait encore ;
Le changement lui seul délassait son cerveau
Du travail remplacé par un travail nouveau.
Esprit fin et précis qu'un jugement décèle,
Il n'eut pas cet esprit où le choc étincelle,
Qui lance un trait brillant et d'éclairs animé,
Mais l'esprit grave et froid pour les calculs formé ;
L'inflexible raison que nul semblant n'abuse,
Qui lit au fond de l'âme et démêle la ruse,
Des pièges séducteurs habile à s'échapper,
Qui ne trompe jamais et qu'on ne peut tromper.
Sous un sourcil épais cachant un œil austère,
Il forçait le respect, ce rempart salutaire ;
Les regards se baissaient, par la crainte assouplis,
Devant son front creusé de redoutables plis ;
Un accueil calme et digne, un silence de glace,
Déconcertait l'intrigue et déroutait l'audace,
Et Sévigné si belle, invoquant son soutien,
N'osait qu'avec terreur briguer son entretien.
D'une cour magnifique intelligent contraste,
Il fuyait l'appareil, il méprisait le faste ;
Tempérant dans ses mœurs ainsi qu'en ses désirs,
Aux devoirs de l'État immolait ses plaisirs,
Vigilant et frugal, ennemi des mollesses,
D'un œil insoucieux regardait les richesses,
Et, ministre absolu, ne suivit d'autre loi
Que l'honneur de la France et la gloire du roi !


RÉSUMÉ:
A l'occasion de l'inauguration, en 1860, d'une statue de Colbert à Reims, le poème donne successivement la parole à un financier, à un marin, à un bourgeois, au peuple, à un poète et enfin à l'histoire : tous vont faire l'éloge du grand Colbert.
Colbert, par un édit, a demandé aux riches de justifier l'origine de leur richesse, mettant ainsi en lumière fraudes et exactions dont ils se sont rendus coupables, les poussant ainsi soit à se cacher, soit à s'exiler.
Colbert a doté la France d'une puissante marine.
Colbert a rendu Paris plus habitable et plus sûr; il l'a débarrassé des mendiants et des bohémiens, et cela grâce aussi au lieutenant de police La Reynie.
Dans les régions de France accablées par la famine, Colbert a fait venir du blé, il a créé des hospices ; pour favoriser l'agriculture, il a modifié le système des impôts afin de le rendre plus juste.
Colbert, contrôleur général des finances, s'est fait le protecteur des lettres et des arts, il a vu le triomphe de Corneille dans ses dernières années et ceux de Racine et de Molière; il a fondé trois académies; on lui doit la colonnade du Louvre, la manufacture des Gobelins,l'hôtel des Invalides.
Toujours soucieux du bien public, tolérant, honnête, sans ostentation (sa froideur déconcerta Mme de Sévigné), Colbert « ne suivit d'autre loi que l'honneur de la France et la gloire du roi ».


LE CONSEIL DE L'ÂME

I

Lorsqu'éclose au souffle de feu
L'âme ici-bas prélude à son pèlerinage,
Dieu lui donne un conseil dont le secret langage
La guide à toute heure, en tout lieu ;
À son tour s'érigeant en arbitre suprême,
Du grand art de séduire habile praticien,
Pour la diriger seul dans les routes qu'il aime,
Le monde lui donne le sien.
Dès lors, quelqu'action que l'âme se propose,
Un tribunal s'assemble où, plaidant tour à tour,
À l'âme, qui préside et conclut en sa cause,
Chaque avocat présente ou le contre ou le pour.

Or, une âme encor pure et neuve
Qui, jusqu'à sa majorité
Ou du bien ou du mal n'avait pas fait l'épreuve,
Voulant agir soi-même en pleine autorité,
Avait, semblable au juge en son réquisitoire,
Qui rassemble la cour pour en délibérer,
Convoqué son conseil, afin de s'éclairer
Par un débat contradictoire.

L'avis était pressant, donc grave était l'objet ;
Et chacun accourut, prêt à jouer son rôle.
Aussitôt réunis, l'âme prit la parole
Et leur confia son projet.

C'était une affreuse pensée,
Un je ne sais quoi d'odieux,
Défendu par les lois, réprouvé par les cieux
Et par la morale offensée !

L'âme pour son bonheur redoutant l'avenir,
Réclamait leur avis, entre deux choix flottante :
Devait-elle céder au charme qui la tente,
Ou devait-elle s'abstenir ?

Après son discours d'ouverture,
Chacun des appelés pour parler s'avança ;
Mais, par le droit de sa nature,
Ce fut l'orgueil qui commença.

Quel est le but de l'existence
Dit-il ; c'est l'orgueil satisfait.
Le fait n'est rien qu'un fait qui n'a pas d'importance ;
Qu'importe le moyen quand on atteint l'effet ?
Que nous veut la vertu qui s'irrite et qui gronde ?
Langage d'impuissant, de faible ou de jaloux ;
Réussis seulement, et tu verras le monde
Devant toi ployer les genoux.
Objet de respect et d'envie,
Sur le sol foulé par tes pas
Les hommes prosternés ne demanderont pas
Si la splendeur dorant ta vie
T'arrive d'en haut ou d'en bas.
Les puissants du jour, avec grâce,
À leurs fêtes, à leurs repas
T'offriront la plus noble place.
Tu verras de partout sur toi seul se porter
L'honneur qu'au mérite on refuse ;
Tous, jusqu'au souverain que le succès abuse,
Mettront leur gloire à te flatter !

Pour vivre au sein de la mollesse,
Il t'aurait fallu travailler,
Dit avec langueur la paresse ;
Sans labeurs désormais tu pourras sommeiller.
Quand tu fermeras ta paupière,
Tu dormiras sur le duvet ;
À peine le soleil, brisé dans sa lumière,
Viendra-t-il d'un jour pâle effleurer ton chevet.
Des songes caressants la troupe transparente,
Colorant l'horizon de tableaux gracieux,
Viendra bercer ta vue errante
De mirages délicieux !
Et, d'un nœud d'azur enchaînées,
Tu verras succéder sans trouble, sans ennuis,
L'enchantement de tes journées
À l'enchantement de tes nuits !

Et moi, l'ambition, dit une voix altière,
Au-dessus de la foule asservie à ta voix,
Je te ferai monter, du sein de la poussière,
Au faîte des plus hauts emplois.
Les parfums de la servitude
De suaves senteurs rempliront tes chemins,
Et tu serreras de tes mains
Les chaînes de la multitude !

L'or est l'idole des mortels,
Reprit à son tour l'avarice ;
Pour diviviser ton caprice
L'univers aura des autels.
L'amour même, avec joie agréant ton salaire,
Aura pour toi de doux aveux ;
Et tu pourras, selon tes vœux,
Faire le mal qui sait te plaire,
Et même le bien, si tu veux !

Des noirs penchants du cœur lâches auxiliaires,
Toutes parlaient ainsi ; toutes, hormis pourtant
Certaine de ses conseillères
Qui regardait muette et d'un air mécontent.

À ton tour, quel parti, lui dit l'âme, ai-je à prendre ?

– Plutôt que de les consulter,
Mieux eût valu pour toi m'interroger, m'entendre ;
Mais il est temps peut-être encor de t'arrêter.
Ma loyauté sincère à leurs avis s'oppose :
Je t'aime, et ce que je t'impose
C'est de ne pas les écouter.

– Mais qui donc êtes-vous, vous dont la méfiance
Sur des conseils amis vient répandre le fiel ?

– Ils viennent de la terre, et moi je suis du ciel :
On me nomme la conscience !

II

L'argument qui flattait fut le seul adopté ;
Pour une voix de moins, qu'importe ?
Dans le recensement l'âme était la plus forte :
Elle avait la majorité !
Système où les votants qui de plein gré consentent
Sur les actes publics posent leur contre-scel,
Et que nous appelons suffrage universel
À cause de ceux qui s'absentent.

Ses avocats partis, comme un coursier aux champs
L'âme indépendante et joyeuse
Caressa tous ses goûts, suivit tous ses penchants,
De la justice insoucieuse.
Mais soudain, sans appel venu,
Sous son toit jusque-là paisible,
Invisible pour tous et pour elle visible,
Vint s'asseoir un hôte inconnu,
D'un aspect sinistre et farouche,
Sombre, roulant des yeux hagards,
Toujours la menace à la bouche
Et la fureur dans les regards.
Dans un succès coupable insolemment drapée,
Quand l'âme à son bonheur croyait s'épanouir,
Il lui disait : on t'a trompée,
Et je te défends d'en jouir.
Lorsque l'orgueil sur ton front blême
Met le sceau de la vanité,
Celui qui t'encense blasphème !
Celui qui te jure qu'il t'aime
Sourit de ton indignité !
Ton bonheur fait honte à ceux même
Qui voudraient l'avoir imité !
Dans ces brillants festins où, prolongeant les veilles,
Tu voudrais noyer ta raison,
Ma main dans tes coupes vermeilles
Répand en secret son poison.
Ce char aux rayons d'or qui t'emporte en sa course,
Ce peuple qui se courbe en adorant ta loi,
Tout est corrompu dans sa source,
Car la source est impure en toi.
Pour toi tout se revêt d'un lugubre présage ;
L'œil qui sur toi vient se poser
Est une injure, et tout visage
Un témoin prêt à t'accuser.
Après l'ennui de tes journées,
Fuyant la clarté du soleil,
Aux nuits de fraîcheurs couronnées
Tu vas demander le sommeil ?
Heures, pour la vertu si calmes et si brèves,
D'effroyables tableaux venez noircir ses rêves !
Et sur son lit brûlant d'où le repos s'enfuit,
Que, comme une voix de l'abime,
Plus haut même que sa victime,
Ce qui se tait le jour, la nuit
Ne lui parle que de son crime !
Qu'elle tremble au bruit redouté
De cette justice implacable.
Qui pour ressaisir le coupable
À toute son éternité !

Et chaque soir et chaque aurore,
Vautour opiniâtre à ses flancs attaché,
Fantôme curieux sur son destin penché,
L'âme le retrouvait encore.

Bourreau de mon esprit dans la lutte abattu,
S'écria-t-elle un jour que, plus morne et plus sombre,
Sa vie en gémissant repassait comme une ombre ;
Spectre terrible, quel es-tu ?

– Celui que tu créas dans ton imprévoyance !
Nous marchons enchaînés tous deux jusqu'à la mort ;
Avant, j'étais la conscience !
Aujourd'hui, je suis le remords !

III

La cloche, écho lointain de plainte harmonieuse,
Message du vivant qui s'apprête à mourir,
Jetait aux vents ces mots : Priez, foule pieuse,
Pour la tombe qui va s'ouvrir !

C'était l'âme, en effet, qui, souffrante, épuisée,
Se détachait après de longs combats
De la chaîne à demi brisée
Qui la retenait ici-bas.

Tout autour d'elle réunie
Aux lueurs des påles flambeaux,
La pitié murmurait les chants de l'agonie
Dont le bruit expire aux tombeaux !

Soudain, interrompant les accents de détresse,
Paraît, sévère ensemble et rassurant à voir,
Un ange au front pâli d'une ombre de tristesse
Où se mêle un rayon d'espoir.
Au lieu d'épouvanter, son regard encourage.
– Je viens à vous, dit-il d'un ton plein de douceur ;
Pour vous guider dans ce dernier voyage,
Appuyez-vous sur moi, ma sœur !
Vous avez, vers le bien ramenant vos pensées,
Secoué le fardeau de vos erreurs passées ;
Au niveau de la faute élevant vos douleurs,
Comme une onde au flot pur mouillant ce qu'elle efface,
Vous en avez lavé la trace
En l'arrosant avec vos pleurs.
Travail du regret qui se dompte
Sans lequel tout reste imparfait,
Vous avez réparé sans honte
Jusqu'au mal que vous aviez fait.
Que dis-je ? vos bienfaits, terrestre providence,
Tombaient sur les déshérités,
Et vous avez tari les soifs de l'indigence
Au torrent de vos charités !
Celui que votre effroi venait encor vous peindre
Comme un Dieu formidable et de vengeance armé,
Vous avez cessé de le craindre,
Ma sœur, et vous l'avez aimé.
Aujourd'hui, sans terreur, abordez sa puissance :
Avec moi vous pouvez partir ;
Je suis frère de l'innocence ;
On me nomme le repentir.


RÉSUMÉ :
Lorsque l'âme commence son pèlerinage sur la terre, elle est amenée à faire des choix entre ce que Dieu lui conseille et ce que le monde lui suggère. Supposons donc qu'une âme encore pure et neuve mais tentée par une pensée qui offense la morale, ait demandé conseil à une sorte de tribunal.
L'orgueil, la paresse, l'ambition, l'avarice la poussèrent à suivre cette voie, ce qui, dirent-ils, ne lui apporterait que des profits ; seule la conscience la mit en garde. Évidemment c'est la majorité qui l'emporta; et l'âme, dans la vie, se laissa aller à ses penchants sans se soucier de la justice.
Pourtant arriva chez elle, un spectre sombre et inquiétant, qui ne la lâcha plus : c'était le remords, qui démystifia ce bonheur qu'elle croyait avoir trouvé.
Quand vint pour l'âme le jour où elle dut quitter son corps, un ange prit en compte les regrets qu'elle avait eus de ses erreurs passées et les bienfaits qu'en avaient reçus les indigents; cet ange, c'était le repentir. Et l'âme, en abordant son dernier voyage, n'avait plus à craindre Dieu.


LE COLON DE METTRAY

Nous donnons le texte tel qu'il a été imprimé en 1852, précédé d'un "Bouquet à Chloris".
En italiques les vers qui ont été supprimés dans l'édition des Couronnes académiques de 1861

I.

Est-ce un rêve ? est-ce moi ? plus de fers, de prison !
Mais un beau ciel d'azur et son large horizon !
Comme des visiteurs charmés de me connaître,
Tous les oiseaux de Dieu chantent à ma fenêtre !
Plus de geôliers veillant sur ma captivité !
L'existence sans voile avec la liberté !
Nul verrou, nul barreau ne ferme cette enceinte !
On croit à mon honneur ! la parole est donc sainte ?
Que m'a-t-on dit hier en m'ouvrant ce séjour ?
Nous n'avons de gardien et de clé.... que l'amour !
L'amour ! quel est ce mot dont j'apprends la puissance !
Moi, que la haine seule a pris dès ma naissance,
Moi qu'un maître écrasait sous son joug étouffant,
J'ai mon père et quelqu'un m'appelle son enfant !
Quelqu'un qui me relève et me réconcilie,
M'ordonne d'oublier des fautes qu'il oublie,
Ranime ces débris de pureté, de foi,
Que les ombres du crime obscurcissaient en mot,
À la croix de mes jours vient s'attacher lui-même,
Et qui me veut meilleur pour me prouver qu'il m'aime !

Amour de frère, amour puissant et paternel,
Chaude émanation du foyer éternel,
Je vous trouve et mon âme, à ses instincts rendue,
Rentre dans la famille après l'avoir perdue !

II.

Fils d'un pauvre artisan, conçu dans le malheur,
Je connus à la fois la vie et la douleur.
Hélas ! j'avais dix ans lorsque mourut mon père...
Un autre homme devint le mari de ma mère.
Laborieux d'abord, chaque soir, au retour,
Il rapportait, joyeux, le salaire du jour.
Mais tout changea soudain : le poison de l'orgie,
En troublant sa raison, brisa son énergie ;
De l'atelier du maître un jour il fut exclus ;
Au mauvais ouvrier l'ouvrage ne vint plus.
Bientôt le vin, le jeu, l'oisiveté funeste
Du peu qui nous restait dévorèrent le reste.
La nuit, pour obtenir le pain du lendemain,
Aux pitiés des heureux j'allai tendre la main,
Et, lorsqu'un don tombait aux cris de ma détresse,
Cet homme l'emportait pour nourrir sa paresse.
Pourquoi solliciter les riches et les grands ?
Me dit-il : mendier ! tu les fatigues... prends !...
Vole !... une voix en moi me criait : c'est un crime !
Mais la faim, la terreur qu'un tyran nous imprime,
Tout m'entraîna ! vaincu, je cède, et le matin
Je revenais chargé d'un coupable butin !
Mais au fardeau suspect du vol qui m'embarrasse,
La police attentive avait suivi ma trace !...

Bientôt, trop jeune encor pour être criminel,
J'entrai dans ce dépôt qu'on nomme paternel,
Où la loi, retenant le malfaiteur novice,
Doit former au travail ceux qu'elle enlève au vice...
Mais ce n'est pas l'amour redressant la raison,
C'est la captivité, les fers ! c'est la prison !..
Là, je n'ai rencontré, compagnons de ma chaîne,
Que ces démons humains, que ces esprits de haine,
Cœurs sombres où du ciel nulle clarté n'a lui,
Ouvriers du forfait et n'aspirant qu'à lui,
Aux apprentis du mal contant dans les ténèbres
Leurs exploits meurtriers, leurs attentats célèbres !
De ces miasmes mortels l'impure exhalaison
Dans les veines qu'il brûle infiltre son poison ;
Un vertige inconnu nous presse et nous entraîne ;
Le sens du bien s'altère et l'âme se gangrène ;
Quand se ferme sur nous le seuil de ces enfers,
Nous entrons ignorants… nous en sortons pervers !

Un soir que, maudissant cette horrible indulgence,
Du fond de mon réduit je couvais la vengeance,
Dans les longs corridors mon nom est prononcé !
La crainte avec l'espoir dans mes sens a passé !
Je me lève ! une main prend la mienne... et me guide...
Un air pur, des chevaux, une course rapide
Roulent dans mon cerveau comme un songe éprouvé !
Mais je veillais encor ! je n'avais pas rêvé !

III.

Sur ces bords où la Loire, en sa course sereine,
Abandonne à regret les fleurs de la Touraine,
Au sein d'un sol fécond, sous un ciel enchanté,
S'épanouit aux yeux une jeune cité !
Un temple la domine, et sa flèche élancée
Semble élever à Dieu les yeux et la pensée !

Mais le bruit du clairon dans l'air a retenti !
Chaque maison s'éveille et son peuple est sorti !
D'adultes et d'enfants un bataillon s'élance ;
L'ordre, parmi leurs rangs, marche avec le silence ;
Un chef guide à son pas le groupe qui le suit,
Et ce chef est enfant comme ceux qu'il conduit.
La troupe qui s'avance, à son œuvre animée,
À ses armes aussi, puisqu'elle est une armée ;
Mais des luttes de mort ce n'est point le signal ;
Des métiers et des arts c'est l'utile arsenal !
Et tandis qu'au soleil leur marche se déploie,
Dans leur silence même on sent vibrer la joie ;
Céleste émotion que dans le coeur rempli
Verse le sentiment du devoir accompli !
Sur leurs drapeaux flottants la gaîté semble inscrire :
Le travail est le germe, et son fruit le sourire !

Et voilà que soudain, ou graves ou touchants,
Leur bouche harmonieuse a modulé des chants :
Écho du repentir, et pardon qu'il implore,
Délices du travail qu'un noble but honore,
Pouvoir de l'amitié qui fait nos jours sereins,
Charme de la pitié qui porte nos chagrins,
Devoirs du citoyen, amour de la patrie,
Sont les refrains pieux de leur hymne qui prie,
Et l'écho, s'éveillant ainsi qu'un divin choeur,
Porte au ciel qui répond la musique du cœur !

« Qu'ils sont heureux ! disais-je avec un œil d'envie ;
« Quand ma jeunesse pleure aux douleurs asservie,
« D'une aile protectrice ombragés en naissant,
« Sans remords du passé, sans terreurs du présent,
« Et riches des trésors de leur adolescence,
« Ils entrent dans la vie avec leur innocence !

« Mais non ! je les connais ! coupables comme moi,
« Au fond de ces prisons où les jetait la loi,
« Ils écoutaient aussi ces sanglantes campagnes
« Que finit l'échafaud, qu'interrompent les bagnes !
« Qui donc, les dérobant au souffle empoisonneur,
« En a fait ces enfants beaux comme le bonheur,
« Et lavant de leurs mœurs la souillure profonde,
« Les reçut dépravés et les rend purs au monde ? »

Mais la grille s'entr'ouvre au pauvre enfant perdu !
J'entre comme un ami de l'exil attendu !
Des colons réunis la foule m'environne ;
Le nom si doux de frère est le nom qu'on me donne ;
Le calme de ces lieux pénètre mon esprit
Comme si sur les murs Dieu lui-même eût écrit :
Venez, pauvres enfants, flétris dans la souffrance,
Avec la liberté reprenez l'espérance !

IV.

Dieu ! pour moi quel triomphe ou plutôt quel bonheur !
Mon nom vient d'être inscrit sur le tableau d'honneur !
Depuis que de Mettray je suis devenu l'hôte,
J'ai vu passer trois mois sans commettre une faute !
Nul sentiment mauvais de mon coeur n'est sorti !
Je n'ai pas résisté, répondu, ni menti !
Il semble que ce nom, que le crayon retrace,
S'éclaire d'un reflet de justice et de grâce ;
L'eau d'un nouveau baptême a lavé mon passé ;
C'est mon nom d'avenir, et l'autre est effacé !

V.

Le travail fut à l'homme imposé par Dieu même ;
De toute destinée il est la loi suprême ;
C'est lui qui, sur les rangs versant l'égalité,
Rend à l'être déchu sa haute dignité !
Un jour nous deviendrons, sauvés des goûts stériles,
Non des mortels brillants, mais des hommes utiles
Dans ces états obscurs, richesse des hameaux,
Loin des villes, foyer et source de nos maux !
À nous les vrais flambeaux de notre simple route !
La lecture qui parle au regard qui l'écoute !
L'écriture, sculpteur dont le savant burin
Éternise les mots revivant sur l'airain !
Le calcul qui nous guide au mystère des nombres,
Le dessin, pur miroir des lignes et des ombres,
Soutiens de l'existence ou charme des loisirs,
Vous êtes nos devoirs, vous serez nos plaisirs !

VI.

Comme un prix de mon zèle au but que je dois suivre,
Le maître m'a donné cette bêche et ce livre !
Je possède ! un volume, un outil, c'est bien peu ;
Mais je puis les montrer aux hommes comme à Dieu !
Ce livre, il est à moi ! cette bêche est la mienne !
J'ai donc là quelque chose aussi qui m'appartienne !
Personne de mes mains n'a droit de l'enlever ;
C'est mon premier trésor, je veux le conserver !
Mais, s'il en est ainsi des biens qui sont les nôtres,
Je dois donc, à mon tour, respecter ceux des autres !
Ce lot dont il jouit, mon frère l'a gagné ;
C'est la sève du sol de ses sueurs baigné ;
Ou, s'il le trouve éclos près d'un berceau prospère,
C'est qu'au travail, pour lui, l'a demandé son père !
Le dérober est vil, indigne, flétrissant !
Je n'y toucherai plus… car c'est le prix du sang !

VII.

Puisqu'un maître indulgent, qui ne veut rien prescrire,
Laisse à nos choix l'état qui semble nous sourire,
Je serai laboureur ! de l'existence aux champs
Que la pensée est douce et les plaisirs touchants !
Oh ! que la terre est bonne ! et combien la culture,
En élevant notre âme, ennoblit sa nature !
Quel honneur d'appliquer au grand art des moissons
Des maîtres patients les nouvelles leçons !
Quand l'étude puissante élargit ses domaines,
Quels miracles cachés dans tous ses phénomènes !
La main dans les guérets lance au hasard le grain :
Inhumé quelques jours, il gonfle le terrain ;
Puis la glèbe tressaille et soudain, ô prodige !
C'est une herbe, une feuille, une plante, une tige !
L'épi sort tout armé du tuyau qui grandit ;
De ses reflets dorés la moisson resplendit,
Et, comme un océan de vagues murmurantes,
Se courbe avec amour sous les brises errantes.
Sous un soleil de feu qui darde ses rayons,
La faux passe rapide au travers des sillons ;
L'épi couché se dresse et se relève en gerbe ;
L'homme s'enorgueillit sons son fardeau superbe,
Et fait jaillir au loin de sa fécondité
Le pain, manne du ciel et de l'humanité !
Comme on s'unit au sol que soi-même on anime !
Comme on sent là ce Dieu, le pourvoyeur sublime !
Lorsqu'il partage en père aux appétits humains
Le froment éternel qui tombe de ses mains,
Mamelle qui nourrit avec le lait suprême
Et celui qui rend grâce et celui qui blasphème !

VIII.

J'ai lu, relu mon livre ! il m'était inconnu !
Écrit consolateur du ciel même venu,
Testament fraternel de notre divin maître,
Et que bien des savants n'ont jamais lu peut-être !
Qui nous raconte un Dieu du trône descendu
Pour rendre à l'univers l'héritage perdu
Et Jésus enivrant la terre criminelle
Des flots d'amour sortis de sa plaie éternelle !
Accessible pour l'humble autant qu'aux grands esprits,
Il a tout révélé, tout prévu, tout appris ;
Il confond le superbe, élève le fragile,
Et se fait doucement tout à tous : l'Évangile !
Je l'ai lu, médité !... je le sais !., avant lui
Nul sentiment humain dans mon cœur n'avait lui !
Tout était dans mon âme envie, orgueil, colère ;
Avec Jésus souffrant tout s'explique et s'éclaire !
Lourd fardeau de douleurs qui fait ployer nos fronts,
Il dit votre secret, lui, si nous l'ignorons ;
Ma vie était stérile, obscure, embarrassée :
J'ai la lampe qui brûle au sein de ma pensée !
Mes yeux étaient fermés, mes yeux se sont ouverts !
Esclave, je pliais sous le poids de mes fers !
Pour l'affranchi du Christ il n'est pas d'esclavage ;
La couronne m'attend sur l'éternel rivage,
La Foi, qui nous emporte en son vol radieux,
Fait du monde un combat dont la palme est aux cieux.
 [variante : Fait des pleurs d'ici-bas les étoiles des cieux.]

IX.

O jour trois fois béni ! jour heureux et suprême,
Où Dieu vient vers l'enfant qu'il désire et qu'il aime !
Pourtant nul ne m'a fait un devoir de la foi !
II n'a pas dit : croyez ! mais j'écoute et je crois
J'obéis sans contrainte à la voix paternelle,
Et, si je vais à Dieu, c'est que mon Dieu m'appelle !
J'avais bien souvenir qu'à cet âge imparfait
Où l'enfant accomplit ce que d'autres ont fait,
Après six mois passés à charger ma mémoire
D'un dogme éblouissant qu'on m'ordonnait de croire,
Un jour, sous les splendeurs d'un temple illuminé,
Avec quelques enfants humblement prosterné,
Pendant que l'orgue au ciel envoyait ses louanges,
Ma bouche avait reçu le pain sacré des anges !
Mais ce temple, ce pain, cet auguste serment,
Ne fut pour mon esprit qu'un songe d'un moment.
Aujourd'hui, je comprends ! si longtemps aveuglée,
Ma raison a revu la vérité voilée,
Et, pour l'ouvrir sans tache au Sauveur qui m'attend,
J'ai révélé mon âme au prêtre qui l'entend.
Sous le pain transparent divinité cachée,
Venez donc, ô mon Dieu, dans mon âme touchée !
Oh ! je le sais, Seigneur, je n'ai point mérité
Que ta grandeur s'abaisse à mon infirmité !
Mais dis un mot, un seul, et pareil à la flamme,
En la purifiant tu guériras mon âme !
O pures voluptés qu'on ne raconte pas !
O banquet des élus ! ineffable repas !
Ta puissance revêt lorsque ta grâce attire,
Et ceux que tu nourris sont forts pour le martyre !

X

Près de mon lit souffrant empressés d'accourir,
Hâtez-vous, mes amis ! votre ami va mourir !
Mais vous n'y viendrez pas pour y verser des larmes !
Quand elle s'offre ainsi la mort a trop de charmes !
Pour qui part en chrétien sous l'œil du Dieu clément,
La mort n'est pas la fin ! c'est le commencement !

Voilà trois jours, à l'heure où le colon sommeille,
Un tintement lugubre a frappé notre oreille ;
Dans Mettray qui tressaille un mot a retenti :
Du secours ! et Mettray tout entier est parti !
Vers le fatal foyer on se hâte, on s'élance,
Et la pompe en nos mains s'agite et se balance !
O douleur ! l'incendie en gerbes s'échappant
Le long des murs noircis glisse et roule en rampant !
Tout à coup, au milieu des tourbillons de flamme,
Les cheveux épars, folle et pleurant, une femme
Penchée au bord du toit qui s'allume et se fend,
Cria : je vais périr ! mais sauvez mon enfant !
À ce cri frissonnant dans mon âme brisée,
Je monte, je franchis la maison embrasée ;
À travers la fournaise et parmi les débris,
De l'étage fermé j'ébranle les lambris
Et, saisissant la mère et l'enfant avec elle,
Je descends dans le feu l'escalier qui chancelle...
Tout haletant d'espoir sous mon fardeau sacré,
Déjà mon pied plus sûr touche au dernier degré :
Soudain le plancher croule, attaqué dans sa base ;
Je sens peser sur moi comme un choc qui m'écrase,
Le sentiment échappe à mon corps affaibli,
Et sous l'immense poids je tombe enseveli !
On m'arrache du sein des ruines brûlantes.
Meurtri, le front broyé de blessures sanglantes ;
Je regarde ! ô bonheur pour qui j'ai tout bravé !
Une mère vivait ! son fils était sauvé !

XI.

La science infaillible a porté la sentence :
J'écoute pas à pas s'enfuir mon existence ;
Mais il m'en reste assez pour mon suprême adieu
À ceux que je regrette en retournant à Dieu !

Merci, mortels sauveurs dont l'auguste opulence
De la tache du crime a racheté l'enfance,
Apôtres et martyrs des grandes charités.
Qui rendez l'héritage aux fils déshérités !

Merci, prêtres du Dieu qui cherche et qui pardonne,
Vous qui versez sur nous les grâces qu'il vous donne,
Qui dites du salut les mots mystérieux
Et nous parlez du ciel en naturels des cieux !

Merci, vous, ô mes sœurs, tes sœurs, charité sainte !
Dont la soif de pitié s'abreuve à toute plainte,
Qui, veillant sans repos au chevet des douleurs,
Souffrez notre souffrance et pleurez de nos pleurs,
Sans fils et sans époux adoptez tous vos frères,
Et n'avez d'autre hymen que ceux de nos misères !

Puisse en tout lieu s'ouvrir un refuge si doux
À tout enfant qui tombe et pèche comme nous !
Dans ce Mettray béni j'ai reçu, comme au temple,
La raison pour flambeau, la vertu pour exemple ;
Transformé dans un jour, je sais ce que je dois
Aux lois, à la patrie, aux autres comme à moi !
Ma vie eût proclamé sa sagesse féconde !
Je meurs digne du ciel ! j'étais digne du monde !


RÉSUMÉ:
En 1839 avait été créée la colonie agricole et pénitentiaire de Mettray (près de Tours) pour rééduquer les jeunes déliquants par le travail de la terre. Les enfants étaient répartis dans des divisions (ou familles), chacune étant placée sous la responsabilité d'un contremaître dit « chef de famille ».
C'est un colon de Mettray qui raconte son histoire.
A dix ans, il était devenu victime d'un beau-père alcoolique qui le poussa à mendier et à voler. Arrêté par la police, il fut mis en prison, un véritable enfer qui ne peut que pervertir encore plus les délinquants. Mais un jour on décida de le conduire à la cité de Mettray, une sorte de caserne où l'on s'éveille au bruit du clairon, où l'on va joyeusement se mettre à l'ouvrage, où les colons, purifiés de leur passé, retrouvent loin des villes leur dignité par le travail et par l'éducation (lecture, écriture, calcul et dessin).
A Mettray, il avait reçu une bêche et un évangile; aussi a-t-il décidé qu'il serait laboureur, car le travail de la terre élève notre âme; et, ayant lu l'Evangile, il a trouvé un sens à sa vie, a fait sa communion et est devenu chrétien
Un jour il y a eu un incendie à Mettray. Courageusement, il sauva des flammes une femme et son enfant ; mais, grièvement blessé, il mourut en remerçiant tous ceux qui l'avaient aidé, en particulier les prêtres et les soeurs de charité, et en souhaitant que tout enfant tombé dans la délinquance puisse être accueilli dans cette colonie qui a su le rendre digne du monde et digne du Ciel.


LE SECOND ZACHARIE

A droite, la version publiée dans Mémoires de l'Académie impériale de Metz, 39e année, 1858, p. 93-100.
A gauche la version plus courte publiée dans Couronnes académiques en 1861, p. 357-363

LE SECOND ZACHARIE

DANS LE SANCTUAIRE

Quis desiderio sit pudor au modus…? Horace, Odes I, 24.

 


"Non, cette France noble et fière
Qui, mère et fille des croisés,
Mêlait à la sainte bannière
Ses écussons fleurdelisés,
Cette France où, courbant leur majesté soumise,
Les rois se proclamaient fils aînés de l'Église,
Sur Dieu même appuyant leurs droits,
Cette France, où la foi fleurit ferme et vaillante,
Cette France chrétienne, elle n'est plus croyante
Au Dieu qui mourut sur la croix !"

 

"Sans regret et sans préférence
Pour tous les cultes presque éteints,
Dans une froide indifférence
Flottent ses rêves incertains.
Elle voit sans horreur, par le doute infectée,
S'élever et grandir le scepticisme athée,
Monstre sans dieu, sans frein, sans loi !
Insouciante au bien, insouciante aux crimes,
Ne lui demandez plus de ces élans sublimes
Où resplendit toute la foi !"

 

Qui donc, à la voix éternelle
Jetant d'injurieux défis,
De la piété paternelle
Prétend déshériter les fils ?
N'a-t-on pas vu la France, aux jours de ses orages,
Loin des autels déserts, souillés par les outrages,
Prier et pleurer à genoux
Et saluer le Christ après l'orgie immonde
Comme si l'Homme-Dieu, Sauveur promis au monde,
S'incarnait encore pour nous ?

 

Et lorsqu'aux vastes funérailles,
Cortège des jeux meurtriers,
Le signal sanglant des batailles
Naguère emportait nos guerriers,
N'ont-ils pas à la foi recommandé la gloire,
Plus braves, plus heureux d'adorer et de croire
Dieu qui fait vaincre et conquérir.
Pareils à tes soldats, ô légion fidèle,
Qui t'armais de la croix et triomphais par elle
Et pour elle voulus mourir !

 

Ah ! de la torpeur où sommeille
Ce siècle insensible et charnel,
Qu'un accent suprême l'éveille,
Messager d'un fait solennel,
Et soudain on verra, du même élan poussée,
Dans un seul sentiment s'unir une pensée,
Toute voix ne former qu'on chœur !
Vous qui calomniez notre France, qu'il vienne
Ce jour, et vous saurez si la France chrétienne
Porte encore la foi dans son cœur !

Quoi ! lorsqu'un monde attend l'exemple
D'un cœur à l'autel consacré,
Faut-il qu'au sein même du temple
Le meurtre ait aussi pénétré ?
Jour terrible, marqué de sang et d'agonie,
Que la haine et l'orgueil, fils d'un fatal génie,
Couronnent d'horreur et de deuil :
Heure que l'avenir, ce glas expiatoire,
Sonne éternellement au cadran de l'histoire,
Le doigt fixé sur un cercueil !

Affreux présage ! est est venue
Cette grande solennité,
Éclair livide que la nue
Envoie au monde épouvanté !
-

Saint Étienne, qui prie et chante
La bergère de bon-secours,
Commençait la fête touchante
De la prière de neuf jours ;
Le long pèlerinage autour de ses portiques
S'achevait, au concert des célestes cantiques,
Dans les parfums de l'encensoir ;
Les cierges s'éteignaient sur l'oraison finie,
Et l'orgue mariait sa mourante harmonie
Aux mourantes clartés du soir.

 

Comme du haut de la montagne
Pleine encor du sermon sacré,
De la foule qui l'accompagne
Jésus descendait entouré,
Comme un pâtre au bercail, lorsque les ombres naissent,
Ramène ses agneaux, amis qui le connaissent,
Et qu'il ne peut abandonner,
L'archevêque, entouré des foules qui l'attendent,
Passait, levant au ciel ces mains qui ne s'étendent
Que pour absoudre ou pour donner.

 


C'est la jeune et pure épousée
Qui vient aux autels du Seigneur
Implorer la sainte rosée
Qui fertilise son bonheur !
C'est la mère, pressant le nouveau-né qu'elle aime,
Qui voit sur son front rose, aujourd'hui pâle et blême,
L'existence en fleur se ternir,
Et, comprenant les pleurs de cette pauvre femme,
Le saint pasteur sur elle avec un vœu de l'âme
Posait sa main pour la bénir !

 

C'est tout ce qui désire, espère,
Tout ce qui tremble ou se défend ;
C'est le fils priant pour son père,
Ou le père pour son enfant !
L'indigent qui se cache et souffre la détresse,
Le riche en ses ennuis, le faible en sa faiblesse,
Le présent qui craint l'avenir,
Et, prodigue des dons que la foule réclame,
Le saint pasteur sur elle avec un vœu de l'âme
Posait sa main pour la bénir !

 

C'était surtout, couvrant dans l'ombre
Son visage au sol appuyé,
Un spectre pâle, noir et sombre
Qui se courbait agenouillé ;
On eût dit, à son front incliné vers la terre,
Un de ces pénitents que le remords atterre
Sous le fardeau d'un souvenir,
Et, comprenant quel baume un cœur brisé réclame,
Le saint pasteur, sur lui versant toute son âme,
Posait sa main pour le bénir.

 

Soudain, l'anathème à la bouche,
Et la colère dans la voix,
Semblable au tigre qui se couche
Pour mieux jaillir du fond des bois,
Jetant un cri terrible au milieu du silence,
Le fantôme se dresse, il se lève, il s'élance ;
Une arme brille dans sa main ;
Et, souillant du saint lieu le sacré privilége,
Il plonge tout entier le couteau sacrilége
Au coeur dont il sait le chemin.

 

Tandis que, bravant Dieu lui-même,
Sur les degrés de son autel,
L'assassin avec un blasphème
Agite le poignard mortel,
Le saint martyr pâlit ; il frissonne, il chancelle ;
Ah ! malheureux ! dit-il ; dans le sang qui ruisselle
Son pardon même est arrêté ;
Et ce cœur ne bat plus qui, doucement austère,
N'a, pendant les longs jours du divin ministère,
Battu que pour la charité !

 

Temple où les prières ailées
Montaient jusqu'aux anges ravis,
Fermez vos portes désolées !
Le crime a touché vos parvis !
Épanchez vos douleurs sur la dalle sacrée,
Église de Jésus, dont son âme inspirée
Était le guide et le flambeau !
Gémis, épiscopat, que son esprit décore,
Et vous, pauvres, qu'hier il secourait encore,
Venez pleurer sur son tombeau !

-
-
-
Le crime a taché vos parvis
-

Qui donc rêva ce meurtre impie ?
Est-ce un monstre ignorant du ciel,
Ame dans la fange accroupie,
Coeur aveugle pétri de fiel ?
Arche du Dieu de paix, voilez-vous d'épouvante !
Abreuvé des torrents de la source vivante,
Nourri de vos augustes lois,
Celui dont la main frappe et dont le bras immole,
Prêtre de Jésus-Christ, sentit à sa parole
Un Dieu descendre entre ses doigts !

 

O hontel ô douleur ! saints apôtres,
Cet homme est un de vos élus !
Qu'ai-je dit ? cet homme un des vôtres !
Il ne l'est pas ! il ne l'est plus !
Non ! l'orgueil l'enivra d'ambitions étranges !
C'est l'ange révolté qui sema chez les anges
La révolte et son noir levain !
C'est Satan, dont la haine en sa haine s'épanche,
Lui, dont le souffle impur souilla la robe blanche
Qui lui ceignit l'anneau divin.

-
-
-
-
Non! l'orgueil l'exila de vos douces phalanges !
-
-
-
-
-

Mais quel est ce cortège immense
Vers un même but se pressant,
Qui, sitôt que le jour commence,
Parcourt ces murs en grandissant ?
D'un même sentiment, d'une même pensée,
Est-ce de son parti quelque idole encensée
Qui pour la tombe va partir ?
Non ! la foule qui passe et dans Paris bourdonne,
C'est le peuple qui court au rendez-vous que donne
Le dernier coucher d'un martyr !

-
-
-
Parcourt ces murs en gémissant ?
Femmes, quel est ce deuil pein de douleurs amères ?
Légions d'orphelins, regrettez-vous vos mères
Qu'au tombeau vous voyez partir ?
-
-
-

C'est un triste pèlerinage
Qui va, sincère adulateur,
Apporter son dernier hommage
Aux restes de son grand pasteur !
Il repose muet, froid, immobile et pâle,
Gardant comme à l'autel sa mitre épiscopale,
De toutes ses splendeurs vêtu ;
Du Christ au Golgotha le nimbe l'environne ;
Et sur son front serein resplendit en couronne
L'auréole de sa vertu.

C'est la France, la France entière
Qui va, sublime adulateur,
Porter son tribut de prière
-
-

Saluez ces grandeurs éteintes !
Pressez-vous au funèbre enclos !
Cœurs émus, fondez-vous en plaintes !
Lèvres, éclatez en sanglots !
Jetez ces fleurs de l'âme à sa dernière couche !
Que sa main, que son front, que sa blessure touche
D'un pouvoir d'éternel recours
Ta croix, brave soldat, vierge, ton alliance,
Et toi, qui pour lui seul connais la prévoyance,
Mère, le fruit de tes amours !

 

Comme les reliques anciennes
Des saints aux vœux compatissants
Gardez, émotions chrétiennes
Ces souvenirs attendrissants !
Dans la vie où l'écueil est voisin des naufrages,
Ils raniment la force, ils donnent les courages
Pour se dévouer et souffrir,
Symboles éloquents, dont le prestige auguste
Grave dans les esprits les exemples du juste
Qui font bien vivre et bien mourir.

Comme on conserve les reliques
Des saints à leur dieu réunis,
Conservez, âmes catholiques,
Ces pieux souvenirs bénis !
-

 

Mais celui qu'un peuple regrette
Comme un père et comme un appui,
Dans sa radieuse retraite
Emporte son amour pour lui !
À travers les rayons de la gloire suprême,
Sur son troupeau chéri, sur les pauvres qu'il aime,
Il incline toujours les yeux,
Et complétant là-haut son divin ministère,
Celui dont la honté protégea sur la terre
Protège encore dans les cieux !

 
 

Oui ! cette France noble et fière
Qui, mère et fille des croisés
Mêlait à la sainte bannière
Ses écussons fleudelisés,
Cette France où, courbant leur majesté soumise,
Les rois se proclamaient fils aînés de l'Église,
Sur Dieu même appuyant leurs droits,
Cette France, où la foi fleurit ferme et vaillante,
Cette France chrétienne, elle n'est plus croyante
Au Dieu qui mourut sur la croix 


RÉSUMÉ :
Marie-Dominique Sibour, né dans la Drôme en août 1792, devient évêque de Digne puis archevêque de Paris, entre 1848 et 1857. En 1853, il célèbre même le mariage de l'empereur, Napoléon III. C'est un homme populaire parmi les Parisiens : on le surnomme « le prêtre des ouvriers »...
Le samedi 3 janvier 1857, dans l'église Saint-Étienne-du-Mont, à Paris, vers 17 h, Mgr Sibour célèbre une messe en l'honneur de sainte Geneviève, dont Saint-Etienne-du-Mont garde les reliques. Alors qu'il bénit les fidèles, un homme surgit et le frappe d'un violent coup de poignard. Peu de temps après, l'évêque meurt .L'assassin est, un simple curé, Jean-Louis Verger, prêtre du diocèse de Meaux, interdit pour avoir attaqué, dans un sermon, le dogme de l'Immaculée Conception (dont Mgr Sibour avait déclaré la définition inopportune). A cette fin, il avait, quelques semaines avant, acheté son arme chez un coutelier rue Dauphine.  Il y eut procès et, le 30 janvier, il montait sur l'échafaud.
Le poème – Alors que le pays s'endort dans l'athéisme, il fallait qu'un grand événement vienne éveiller la France chrétienne. C'est le meurtre horrible d'un évêque dans l'église Saint-Etienne-du-Mont alors que les fifèles honraient sainte Geneviève, « la bergère de son-secours ». A la fin de la cérémonie, alors que l'évêque bénissait les fidèles, il est frappé à mort par un prêtre. Une foule immense vint saluer sa dépouille de ce nouveau Zacharie (le père de Jean-Baptiste assassiné par ordre d'Hérode le Grand). Conservons le souvenir de celui qui, dans le Ciel, continue à veiller sur son peuple.


ROMAGNESI

Vers cet enclos qui prend, dans sa froide inclémence,
Le vieillard qui finit et l'enfant qui commence,
Un funèbre convoi, de larmes escorté,
Portait au rendez-vous de notre humanité
Un débris qui venait, sous l'éternelle pierre,
Chercher dans le repos sa demeure dernière.

Celui-là qui passait, précédant ses amis,
Était, disait la foule, un modeste commis
Qui, chargé tristement de ses soixante années,
Dans un humble travail consumait ses journées.
Dans cette nécropole* où, par l'oubli serrés,  [*La bibliothèque Richelieu]
Gisent tant d'immortels sous la poudre enterrés,
Dorment ces manuscrits, vierges qu'un sort contraire
Déshérita jadis de l'hymen d'un libraire.
C'est là que, du public esclave soucieux,
Sous les ordres d'un chef, au gré des curieux,
De rayons en rayons et d'échelle en échelle,
Il allait, affaibli par l'âge qui chancelle,
Descendre et remonter tous ces fardeaux pesants,
Plus pesants pour l'orgueil encor que pour les ans.

Pourtant, ceux qui suivaient le chariot funèbre
Portaient plus d'un grand nom, plus d'un titre célèbre.
La poésie et l'art, compagnes de son deuil,
De regrets fraternels entouraient son cercueil,
La poésie et l'art, ces deux sœurs immortelles
Qui n'abandonnent pas ceux qui meurent pour elles.
Ah ! c'est que ce vieillard, au linceul abrité,
Avait un nom vivant dans la célébrité !
Trouvère ingénieux, dont la lyre d'ivoire
D'harmonieux accords peupla notre mémoire,
C'était l'artiste aimable au cœur noble et choisi ;
C'était l'écho du cœur ! c'était Romagnesi !

À ce nom tout rempli de grâce italienne,
Aussi doux qu'un soupir de harpe éolienne,
Sonore et musical, comme pour attester
Que celui qui le porte était né pour chanter,
Avez-vous entendu dans les champs, sur les rives,
Rieuses avec charme ou tendrement plaintives,
Ces romances, touchante et simple expression
Qui dans le fond du cœur cherche l'émotion,
Ranime un souvenir, apaise une souffrance,
Dans les cercles émus fait songer l'espérance,
Et, comme glisse aux bois le son mourant du cor,
Dans l'âme qui se tait va retentir encor ?

Une ère commençait où le doigt de l'histoire
Sur chacun des feuillets gravait une victoire !
Mêlant sa voix timide au tumulte des camps,
Comme un oiseau gazouille à côté des volcans,
Romagnesi chantait, et ses douces pensées
En brises du printemps s'envolaient cadencées !
Au clairon belliqueux que l'Europe entendait,
Pacifique concert, son accord répondait.
C'était ce chant si pur qui fait aimer et vivre,
Qui rend l'esprit au calme et dont l'âme s'enivre,
C'est le rhythme pensif que modulait tout bas
La fiancée en rêve errant dans les combats ;
C'était le vague heureux des chimères naïves,
Le charme des enfants et des mères craintives,
Alors qu'elles pleuraient près du berceau récent
Sur le fils nouveau-né pour l'autre fils absent !

Faudra-t-il, de son œuvre effeuillant les chapitres,
D'une verve féconde énumérer les titres ?
Faut-il vous détailler ces chefs-d'œuvre divers
Dont il fit l'harmonie, et tant de fois les vers,
Quand de son âme éparse en suaves mesures,
Vos pianos inconstants conservent les murmures ;
Quand, leur rendant l'ami dont ils savent la voix,
Sa note y vibre encore et frémit sous vos doigts,
Comme un époux fidèle en sa triste demeure
Redit les derniers mots de l'épouse qu'il pleure ?

Chansons où la décence au bon goût vient s'unir,
Vous ne périrez pas dans notre souvenir !
En vain le temps jaloux vous toucha de ses ailes !
Pour qui vous entendit, vous êtes toujours belles,
Et vos fleurs, survivant à leur règne effacé,
Embaument le présent des parfums du passé.

Allez donc, purs esprits de vie et de lumière !
Fatiguez vos printemps à courir la carrière !
Échauffez des humains les nobles sentiments,
Soyez grands, soyez bons, pour qu'aux derniers moments,
Quand la vie, à pas lents, vous fuit et se retire,
Vous voyiez votre gloire échouer au martyre !
Pour que vous puissiez dire au terme du chemin :
J'existe encor ce soir ; mais vivrai-je demain ?
Que la sainte amitié de son obole acquitte
Votre dernier voyage et votre dernier gite !
Que l'artiste, longtemps fatigué de souffrir,
Quand sa splendeur s'éteint, satisfait de mourir,
Laisse en proie à la vie, à ses sombres alarmes,
Celle qui lui donna sa tendresse et ses larmes,
Celle qui, dans l'orage et dans les jours sereins,
Partagea son triomphe ou porta ses chagrins !

Que nous aimions, les soirs, lorsqu'au piano sonore,
Minuit qui s'oubliait voyait poindre l'aurore,
De ton timbre encor pur fêtant les derniers sons,
Y retrouver l'écho de tes jeunes chansons,
Lorsque les yeux mouillés et la lèvre attendrie,
Vous disiez tous les deux : Salut à ma patriel
Pieux ressouvenir du feu qui t'anima,
Doux adieu de ta lyre au pays qui t'aima,
Et, qu'ensemble montant ou descendant les gammes,
Vous mêliez vos deux voix comme on mêle deux âmes !

Mais dans les entretiens de notre intimité
Revivront ta douceur et ton aménité,
Tes mots simples, empreints de la grâce charmante
Qu'inspire la bonté, que l'abandon augmente :
Ton caractère honnête, irréprochable et sûr,
Dont nulle ombre jamais ne vint ternir l'azur,
Et cette probité, règle auguste et suprême
Qui, s'honorant de l'art, honore l'art lui-même,
Et nous croirons, émus d'un souvenir si doux,
Que ton ombre répond et converse avec nous.

Heureux qui, comme toi, bon et naïf génie,
Laisse au loin sur sa route un sillon d'harmonie !
Qui s'envole, porté par les ailes de feu,
Sur le luth éternel chanter au sein de Dieu,
Et, paisible, franchit le solennel passage,
Comme repose un saint, comme s'endort un sage !


RÉSUMÉ :
Antoine Romagnesi (1781-1850) est mort alors qu'il travaillait à la bibliothèque Richelieu au classement des archives musicales. De nombreux artistes et poètes ont entouré le cercueil de ce grand musicien dont les romances et la musique de salon charmèrent le public pendant que la guerre se déchaînait en Europe. Ses chants, appliqués à des poèmes souvent de lui, resteront dans les mémoires, comme on se souvient encore des soirées passées avec cet homme simple et honnête qui laisse derrière lui un sillon d'harmonie.


L'OR ET LE TRAVAIL

I
À travers ces lointaines plages
Où nos navires égarés
Couvrent de lumineux sillages
Les flots de leur poupe ignorés,
Que la mer gronde, ou le ciel tonne,
La mort n'a rien qui nous étonne ;
Qu'importe écueils, périls, combats ?
Notre oreille n'entend sur l'onde
Que cette voix du nouveau monde :
Venez ! l'or vous attend là-bas !

Cherchons la couche inépuisable
Où dort ce cristal précieux !
Creusons sa source intarissable,
Buvons ses torrents radieux !
Nous qui, devant l'idole altière
Courbant notre existence entière,
L'adorons d'un culte jaloux !
Nous que son reflet fauve enflamme,
Et qui donnons jusqu'à notre âme
Pour le moindre de ses cailloux !

Cortez leur avait dit : – Il est une contrée,
Du monde européen six mille ans séparée ;
C'est le berceau de l'or, ce rêve des humains !
Là, l'argile divin s'entasse, court et roule
Aux yeux indifférents d'un peuple qui le foule,
Comme on foule, en passant, la pierre des chemins.

Pesez ces blocs trouvés épars dans les campagnes !
Ces trésors sont à vous, nobles fils des Espagnes !
Accourez !... Et soudain, éblouis, palpitants,
Vers ces bords enchantés, terroir de l'opulence,
Hommes, enfants, vieillards, jeunes gens, tout s'élance
Comme au signal guerrier volent les combattants.

Dans les sables déserts où la poudre rayonne,
Au centre des volcans dont la lave bouillonne,
Sous un ciel embrasé dont le rayon perçant
Fond le cerveau qui fume et vient tarir le sang,
Dans le lit des torrents, dans le fond des ravines,
Leurs bras vont exhumer les parcelles divines.
Dans les antres glacés où craint d'entrer le jour,
Aux monstres furieux disputant leur séjour ;
Malgré son noir poison tuant ce qu'il effleure,
Du reptile aux longs plis violant la demeure ;
Contemplant sans pâlir d'un sourire hideux
Leur compagnon qui tombe et qui meurt auprès d'eux ;
Aux naïfs habitants de ces riants rivages
Portant avec le fer la mort et les ravages,
Livrant aux dents des chiens pour le meurtre formés
Leurs frères, fils du ciel, de leur âme animés,
Ils accomplissent l'œuvre, et, fiers de leur conquête,
Bravant le ciel vengeur, défiant la tempête,
Ils rentrent, du prodige encor tout enivrés,
Rouges de sang humain et d'or désaltérés.
Comme un fleuve profond que la joie accompagne,
Le torrent à grands flots a roulé dans l'Espagne,
Et devant sa splendeur le peuple prosterné
Entonna le cantique au Sauveur nouveau-né.

II

C'est l'or ! voilà de l'or ! — Salut, ère féconde
Que reportait la Fable aux premiers jours du monde !
Pauvre transi de froid, dépouille tes haillons !
Couche-toi, laboureur, et dors sur tes sillons !
Marin, oiseau des mers, qu'attendent les naufrages,
Contemple en paix du port la lutte des orages !
Artisans, agilis sous le poids d'un métier,
Qui traînez les fardeaux ou peuplez le chantier,
Vous qui trempez vos jours de sueurs et de larmes,
Toi, maçon sur les murs, toi, soldat sous les armes,
Esclaves que ployait le joug du bon plaisir,
Voici venir les jours d'un éternel loisir !
Comme un enfant lassé des devoirs qu'on impose,
Le monde est fatigué ; le monde se repose.

Riche, que me veux-tu ? tu commandes ? pourquoi ?
Ne sommes-nous pas tous aussi riches que toi ?
Que viens-tu demander ? pour ton corps faible et blême
Des habits ? – J'ai de l'or ; riche, fais-les toi-même !
Ton mur s'ouvre, brisé sous l'effort des saisons ?
Sois ton propre ouvrier, répare tes maisons !
Je suis las de pourvoir au luxe de tes tables,
De féconder pour toi les champs et les étables ;
À moi tous les bonheurs ! dressez pour mes festins
Les dons de la contrée et les produits lointains !
Qu'un cheval vigoureux dans mes villas m'emporte !
Qu'un char brillant s'arrête et m'attende à ma porte !
Qu'en un lit somptueux je me plonge au retour !
L'or nous rend tous égaux ! qu'on me serve à mon tour !

Mais que vois-je ? on s'étonne, on sourit, on me raille,
Tout le monde a de l'or ; personne ne travaille !
Où sont-ils ces froments qui comblaient nos marchés,
Ces vins délicieux de la vigne épanchés,
Ces fruits, ces végétaux, aliments de la vie,
Qui, lorsque j'étais pauvre, excitaient mon envie ?
Je tiens entre mes mains le suprême pouvoir ;
Je les cherche à tout prix et ne puis rien avoir !
Des instruments oisifs les murmures s'apaisent ;
L'atelier reste vide et les métiers se taisent ;
L'existence sommeille et chacun, plein d'ennui,
Attend, les bras croisés, qu'on s'agite pour lui !
Au milieu des trésors je trouve la détresse ;
Si l'or ne la fait pas, où donc est la richesse ?

III

Mourant, qui veux savoir d'où te vient le poison,
De ton abaissement tu cherches la raison ?
Toi, qui te plains du mal, remonte à sa naissance !
De l'or qui t'a perdu connais-tu bien l'essence ?
Métal faux et bâtard dont la frivolité
N'est qu'un signe menteur de la réalité ;
Fier d'un titre usurpé dont votre erreur le pare,
Qui n'a d'autre vertu que l'honneur d'être rare,
Au caprice asservi, du hasard dépendant,
Qui serait le plus vil, s'il était abondant !
Tyran dont le mérite est dans ton diadème,
Quels sont tes droits ? Réponds ! que vaux-tu par toi-même ?
Orgueilleux, méprisé des plus obscurs métaux,
Formerais-tu l'enclume où frappent les marteaux ?
Coutre de la charrue inaltérable et ferme,
Fendrais-tu le terrain où le blé tombe et germe ?
Hache lourde et terrible ou faux aux vifs tranchants,
Peux-tu couper le chêne ou tondre l'herbe aux champs ?
Une clameur de guerre aux frontières s'élève ;
Dis donc à l'armurier de t'aiguiser en glaive !
Va, dans la forge ardente en canon transformé,
Recevoir dans tes flancs le salpêtre allumé,
Et, sans que la gargousse entr'ouvre tes entrailles,
Crever les bataillons ou percer les murailles !
Roi fainéant, dis-nous quel art ou quel métier
Implore le secours de ton néant altier !
Es-tu le fer, le cuivre aux utiles morsures,
Brûlant le nerf qui souffre ou sondant les blessures ?
Peux-tu, docile aux mains de l'artisan grossier,
De ses mille labeurs déshériter l'acier ?
Es-tu la scie aiguë ? es-tu l'adroite aiguille
Qu'à sa lampe, le soir, guide la jeune fille ?
Oserais-tu, propice à nos palais gourmands,
Cuire au feu du foyer nos moindres aliments ?
Toi qu'en un jour de faste enfanta la nature,
Pauvre or ! tu n'as pour toi que ta riche peinture !
Tu n'es rien qu'un hochet brillant et fanfaron,
Hardi pendant la paix, dans les périls poltron,
Qui, vil jouet du temps ou lumineux ou sombre,
Se pavane au soleil ou se cache dans l'ombre !

IV

La richesse est en moi, foyer dont les rayons
Ravivent l'existence au sein des nations,
Moi, le travail divin, père de l'industrie,
Moi, par qui libre, instruite, échauffée et nourrie,
L'humanité, docile aux célestes décrets,
Gravit sans s'arrêter l'échelle du progrès,
Et, fécondant les champs pour ses fils qui vont naître,
Mène tout ce qui pleure au festin du bien-être !

Stérile usurpateur du salaire d'autrui,
Sans nous l'or ne peut rien ; nous pouvons tout sans luil
Nous, les arts bienfaiteurs, infatigable armée,
De généreux instincts constamment animée,
Qu'un Dieu rénovateur chauffe de son esprit !
Qui seuls enrichissons ceux que l'or appauvrit !

Voyez ! Je suis l'usine et j'accours la main pleine !
À moi les fils tordus des flocons de la laine !
L'étoffe où le cylindre, imprimant ses couleurs,
Prépare à la beauté ses vêtements de fleurs !
À moi ce vil chiffon dont la pâte pressée
Sera le livre auguste où revit la pensée !
Le sable en flots brûlants qui refroidit cristal,
Et des tissus soyeux le luxe oriental !

Écoutez ! écoutez ! moi, je suis la science !
J'ai des temps abolis la jeune expérience ;
J'épèle les secrets des siècles révolus,
Et je rends sa structure à l'être qui n'est plus.
Je fouille au sein de l'homme et vois clair dans ses ombres ;
Je révèle le sens et la force des nombres ;
J'éclaire de la nuit les plis silencieux,
Je pèse les soleils et je lis dans les cieux.
Des astres en travail je vois poindre l'aurore ;
Je reconnais leur pas, que le ciel même ignore,
Et, des calculs certains accomplissant les lois,
Le vide où j'ai passé se repeuple à ma voix.

Écoutez ! écoutez ! je suis l'intelligence !
C'est moi qui des esprits féconde l'indigence ;
C'est moi qui, dévoilant l'homme à l'homme surpris,
Lui dis ce qu'il éprouve et qu'il n'eût pas compris.
Des temps ressuscités je sonde les ténèbres ;
Les noms voilés de mort se relèvent célèbres ;
Du cercueil, dévasté par le ver du tombeau,
Je ramène au grand jour ce qui fut noble et beau,
Et, dans l'heure joyeuse ou triste qui s'écoule,
Aux cordes de mon cœur je sens vibrer la foule.
L'existence se fixe à mon doigt souverain ;
Je fais pleurer le marbre et palpiter l'airain ;
L'image, renaissant sur la toile assouplie,
Parle des morts aimés au coeur qui les oublie ;
Formes que Dieu créa dans son éternité,
Dieu vous accorde un jour, moi, l'immortalité !
Imagination, rêveuse poésie,
Je tiens un doux langage à toute âme choisie ;
Je me berce aux chagrins que je sais consoler,
Et je sèche les pleurs en les faisant couler.
Je chante le malheur et redis la victoire ;
Le peuple en mes accents voit rayonner sa gloire ;
Et, prêtant aux vertus leur charme intérieur,
Je fais sourire l'homme en le rendant meilleur.

Écoutez ! écoutez moi je suis le génie !
Aux principes rivaux j'impose l'harmonie,
Moi qui, prenant ma force aux fourneaux de l'enfer,
Donne une âme de flamme à mes chevaux de fer !
Mon attelage ailé, qui rugit quand il passe,
Devance l'aquilon et dévore l'espace.
Voyez-vous sur vos fronts ces fils flotter dans l'air ?
La parole les suit sur l'aile de l'éclair.
L'orage éclate au ciel et votre peur frissonne !
Rassurez-vous ! mon doigt l'appelle, l'emprisonne,
La foudre est asservie et l'éclair innocent
Au sol dont il sortit retourne obéissant.
C'est moi qui, dans l'éther traçant de longs voyages,
Plane plus haut que l'aigle au-dessus des nuages,
Du soleil divisé condense les rayons,
À sa lueur docile emprunte mes crayons,
Et, de la mort vivante abordant la merveille,
Fais du supplice un songe à l'âme qui s'éveille,
Comme si l'Éternel, me versant sa clarté,
M'admettait aux conseils de sa divinité !

Écoutez ! écoutez ! je suis l'agriculture !
Lorsqu'au soleil naissant s'éveille la nature,
Avec mes fiers taureaux que ma vigueur conduit,
Je fends le sol mouillé des larmes de la nuit ;
Quand la flamme au zénith en ruisselant s'épanche,
Je fatigue la herse où mon front lourd se penche ;
Ma sueur, au sillon versée à tout moment,
Pénètre dans la terre et remonte en froment !
Comme Dieu vient en aide à toute créature,
Aux mortels après lui je donne leur pâture ;
L'or que j'arrache au sol et que nous dispersons,
C'est l'or des blonds épis, c'est l'or de mes moissons,
Et la glèbe, gonflant sa mamelle profonde,
Nourrice inépuisable, alimente le monde !

V

Des prospères États immuables soutiens,
Voilà l'or véritable et voilà les seuls biens !
Ah ! lorsque le travail, active providence,
D'une main généreuse épanche l'abondance,
Pourquoi, vous attelant aux cupides instincts,
Chercher l'or qu'un Dieu sage exile aux bords lointains ?
Insensés ! vous fuyez pour ces mornes voyages
Le toit de vos aïeux couronné de feuillages,
Vos bois où les oiseaux, chantres du ciel bénis,
Vous disaient l'hymne heureuse éclose dans leurs nids,
Vos matins enchantés que les zéphyrs éveillent,
Et la terre chrétienne où vos pères sommeillent !
Au milieu des terreurs d'un éternel danger,
Vous frissonnez la nuit sur le sol étranger ;
Vos jours sont entourés de menace et d'alarmes ;
Votre repos lui-même est gardé par les armes ;
Pâles encor des nuits, l'aube vous voit errants
Dans les déserts de feu, dans le lit des torrents !
Sous ces climats maudits que votre race ignore,
La fièvre vous atteint, vous brûle, vous dévore,
Et le typhus, marbré de ses noires couleurs,
Vous renverse expirants sur un lit de douleurs ;
Puis arrive la mort, mort solitaire et triste
Que nul amour ne veille et qu'aucun coeur n'assiste !

Voyageurs d'une route où l'écueil vous attend,
Hélas ! ce n'est pas vous que j'accuse pourtant !
Mais ce siècle marque de la tache livide,
Siècle inquiet, jaloux, ambitieux, avide,
Inpatient du joug, sans lien et sans foi,
Et qui du dieu Mammon fait son culte et sa loi !
Qu'est devenu ce temps sans haine et sans envie,
Où l'honnête labeur prenait toute la vie,
Où nos naïfs aïeux, dans leur simplicité,
Au rang de leurs devoirs plaçaient la probité ?
Mais que veut aujourd'hui la morale importune ?
Il n'est plus qu'un devoir, c'est de faire fortune !
Qui'importe que le char, qui glisse éblouissant,
Creuse sous chaque roue une ornière de sang ?
Que parle-t-on d'honneur, de vertu, de justice ?
Tout moyen est absous pourvu qu'il réussisse ;
Le monde, arène ouverte au spadassin adroit,
N'est qu'un champ de bataille où succombe le droit ;
L'opprobre, châtiment du gain illégitime,
S'attache à l'insuccès devenu le seul crime,
Et Mandrin aujourd'hui, de fraude convaincu,
Ne serait plus Mandrin, mais un niais vaincu.

Honte et malheur sur toi, siècle de l'impudence !
Ainsi Rome jadis vantait sa décadence,
Quand le luxe insolent, vengeur de l'univers,
De ses fils corrompus préparait les revers ;
Quand les hordes du Nord des hauteurs descendues,
Sur un signe du ciel dans ses champs répandues,
Brisaient à chaque pas sous leur robuste main
Les débris morcelés du colosse romain !

– Que veut ce Jérémie avec ses vaines plaintes ?
Nous bravons, en soupant, l'avenir et ses craintes,
Disent-ils ; que le Nord, désertant ses frimas,
De ses hideux Baskirs inonde nos climats,
Croyez-vous que notre âme, aux trois règles nourrie,
Tienne aux vieux préjugés d'honneur et de patrie ?
De costume et de rois toujours prêts à changer,
Nous ne répugnons pas au joug de l'étranger.
Pourvu qu'aux intérêts complaisant et commode,
Il garde les abus et maintienne le code ;
Que le courtier marron puisse avec son appui
Agioter en paix sur les rentes d'autrui,
Que, de nos fins de mois favorisant la source,
Un ukase imprévu ne ferme pas la bourse,
Et qu'on puisse toujours au prêteur innocent,
Sans les payer jamais, promettre trois pour cent.
Du pouvoir, quel qu'il soit, adorateurs fidèles,
Les Français deviendront des Cosaques modèles.
Qu'ils viennent ! au vainqueur avec civilité
Nous ferons les honneurs de l'hospitalité
Si Paris semble au czar trop difficile à prendre,
Qu'il en donne un bon prix, nous pourrons le lui vendre,
Et nous le coterons au tableau journalier
Avec les bons de Naple et l'emprunt mobilier !

O rieurs insensés dont la gaîté charmante
Joue avec le volcan qui sous vos pieds fermente,
Le péril est plus près, il est en nous, chez nous !
Dans ce peuple éveillé qui rêve à vos genoux,
Gangrené dès longtemps par vos fatals exemples,
Ne croyant plus qu'au dieu dont vos cœurs sont les temples,
Dont vous avez flétri la sainte austérité,
À qui vous avez fait haïr la pauvreté !

Tremblez de voir un jour éclater dans nos villes
Ces révolutions, guerres plus que civiles,
Qu'enflammeront soudain, non la haine des rois,
Non le courroux du faible opprimé dans ses droits,
Non cette liberté qui veut rompre ses chaînes,
Mais l'amour seul de l'or, la plus forte des haines !
Bientôt peut-être, hélas ! la reine des cités,
Pleurant ses murs, ses tours, ses palais dévastés,
Monuments de l'orgueil brisés par la démence,
Ne sera plus qu'un nom sur une tombe immense.
Le monde, avec terreur contemplant ses débris,
Cherchera vainement la place où fut Paris,
Et comme aux bords marqués d'une empreinte funeste
Où, glaneuse de morts, glisse, en courant, la peste,
Àl'aspect du désert qu'un fléau dépeupla,
Les hommes se diront : « L'or a passé par là ! »


RÉSUMÉ :
Encouragés par Hernan Cortez, le conquistador espagnol (1485-1547), des foules avides se sont lancées à la recherche de l'or dans l'empire aztèque, n'hésitant pas à tuer les habitants pour rapporter en Espagne le précieux métal. Car tous en Europe espéraient alors connaître, grâce à ces richesses, un éternel loisir. Mais, tous les hommes étant devenus également riches, personne ne voulut travailler pour un autre; alors plus de blé, plus de vin, plus de fruits ou de végétaux. L'or abondant a été la cause de l'abaissement de la société.
L'or n'a pas d'autre vertu que d'être rare, moins utile que les métaux qui servent pour les enclumes les marteaux, les charrues, les haches et les armes. L'or n'a pour lui que l'image que l'on s'en fait.
La seule vraie richesse, c'est le travail qui permet à l'humanité de progresser, c'est la science, c'est l'intelligence qui explique l'homme à l'homme, c'est le génie humain qui a inventé la machine à vapeur, le télégraphe, le paratonnerre, c'est l'agriculture qui produit l'or véritable que sont les moissons.
Pourquoi donc aller chercher l'or dans ces pays lointains? Pourquoi quitter la terre chrétienne pour aller y souffrir et mourir ? C'est la faute de ce siècle impatient de jouir, ce siècle sans morale et sans foi où l'on veut réussir quel que soit le moyen, ce siècle qui ressemble à l'empire romain décadent menacé par les hordes barbares.
Aujourd'hui beaucoup chez nous seraient prêts à se laisser envahir par les Turcs, à devenir des sujets du tsar, pourvu qu'il puissent continuer leurs magouilles financières. Mais attention alors aux révolutions, aux guerres civiles par lesquelles Paris risque de disparaître et sur les ruines duquel on dira que l'or est passé par là.


ROME ET PARIS

I

Avec l'attrait délicieux,
Qui renaît dans notre âme à l'aspect des beaux lieux,
Où coula notre heureuse enfance ;
Avec ces sentiments joyeux
Qu'inspire un ami précieux
Dont nous avait privés l'absence,
Étude, ami fidèle en nos loisirs savants,
Qu'il est doux avec toi de remonter les âges,
De suivre, pensants ou rêvants,
Dans leurs œuvres encore vivants,
Nos chers poètes, ces vrais sages !

Jadis nous en avions bien lu
Les traits les plus saillants, les pages les plus belles,
Et nous les transcrivions, ou mutins ou rebelles,
Bien plus que nous n'aurions voulu !
Longtemps, suivant dans leur système
Le collège ou la pension,
On nous a vus, passant des souffrances du thème
Aux tourments de la version,
Traduire en prose, hélas ! assez mal cadencée,
Ce concert ravissant de bruits mélodieux,
Musique dont Virgile enivre sa pensée
Dans cette poésie, orgue mystérieux,
Qu'aucune voix n'a surpassée !
Ce moraliste aimable, Horace, dans ses vers
Des risibles humains dépeignant les travers ;
Dont la muse, planant sans que son vol s'égare,
Joint la force d'Alcée à l'élan de Pindare ;
Qui, comme Anacréon philosophe et buveur,
Sur les gazons fleuris on sa langueur repose,
Célèbre de Bacchus l'enivrante faveur
Aux jours de Manlius éclose ;
Catulle qui, de fleurs embaumant ses destins,
En chefs-d'oeuvre légers effeuillant son ivresse,
Passe des plaisirs aux festins
Et des festins à la paresse ;
Et ce Lucrèce enfin, dont les regards perçants
Creusant la nature des choses,
Avant ses trois rivaux au grand siècle naissants,
Malgré les préjugés, despotes menaçants,
Fouille les effets et les causes !

Mais de ces beaux écrits le but si différent,
Les uns d'un hommage honorant,
Ce que l'autre détruit et fronde ;
Leur idée intime et profonde
Qui renverse là-bas ce qu'ici l'on refonde,
Est-ce au collège qu'on l'apprend ? -
Non ! La muse, pour nous à cet âge voilée,
Ressemble au sphinx du temple immobile et discre ;
Leur pensée était un secret
Que plus d'un savant ignorait,
Et que l'étude a révélée !

II

Regardez ! Voyez-vous lentement se ternir,
Ce culte des faux dieux qui ne fait rien de l'âme,
Qui ne dit rien de l'avenir,
Dans l'Olympe effronté place le vice infâme,
Et, de morale insoucieux,
À tout mauvais penchant édifiant un temple,
Présente aux passions, pour excuse, l'exemple
Des crimes qui règnent aux cieux.
Aux superstitions Lucrèce fait la guerre ;
Il s'attaque, il s'acharne à ces récits menteurs
Qui font rire les grands et courbent le vulgaire,
Aux genoux des législateurs.
L'augure ne peut plus voir sans rire un augure ;
Sur leurs autels pompeux si longtemps adorés,
Les dieux, sentant leur fin, font vilaine figure,
Et l'athéisme atteint jusqu'aux poulets sacrés.
Memmius, devançant son siècle, le protége,
Des humaines erreurs hâtant la guérison,
Et Jupiter, déchu du divin privilège,
S'efface, entraînant son cortège
Pour faire place à la raison !

Cependant tout s'agite et frissonne et chancelle ;
Au faîte des grandeurs porté,
Auguste va bâtir sur son autorité
La monarchie universelle.
Mais qui se rit des dieux peut troubler son pouvoir !
Il faut dans la cité par les vices flétrie
Restaurer le respect, ce gardien du devoir,
Rappeler les vertus de la vieille Étrurie,
Le culte de Numa, la foi des anciens temps ;
Ressusciter l'Olympe à ses splendeurs suprêmes,
Et du ciel que Lucrèce a criblé d'anathèmes
Raffermir les vieux habitants,
Pâles encor de ses blasphèmes !

Venez donc à sa cour, ô vous qui prodiguez
Les influences du génie,
Vous qui savez convaincre et qui nous subjuguez
Par la forme et par l'harmonie !
Catulle, prend ton luth ! viens prêcher aux Romains
La pureté des jeunes filles,
Les chastes unions et ces nobles hymens,
Sauveurs des illustres familles !
Horace, célèbre les dieux,
Les dieux qui gouvernent la terre,
De la religion le pouvoir salutaire,
Et le grand Jupiter qui tonne dans les cieux !
Plus d'entrainement fanatique,
De dithyrambes turbulents
Pour la cause démocratiquel
Plus d'hymnes aux rhythmes brûlants
Pour ces magnifiques élans
Source de la puissance antique !
Mais l'amour pour César, espoir de l'univers,
De l'ordre et du repos providence attentive,
Qui, d'un de ses regards rassérénant les airs,
Fait luire le soleil d'une clarté plus vive !

Mais écoutons ! Jamais accords plus ravissants,
Jamais voix pleine d'âme et que l'amour inspire
N'a sacré de plus purs accents
Les projets du naissant empire !
Ce peuple qui, fameux par ses rares vertús,
Demandant tout son luxe aux dons de la nature,
Avait vu les Cincinnatus
S'ennoblir dans l'agriculture,
Il n'a plus ces héros aux agrestes penchants,
Qui, la carrière parcourue,
Passaient de la victoire aux champs,
Et du triomphe à la charrue.
Ces vulgaires travaux, nourriciers des humains,
Des nobles patriciens excitent la risée ;
Seul, l'esclave aujourd'hui pratique de ses mains
L'agriculture méprisée.
Venez, tableaux naïfs où sous les frais vergers
D'amours et de chansons disputent les bergers,
Où la simplicité, que le calme accompagne, .
Immole un agneau tendre aux dieux de la campagne ;
Où le pâtre, gonflant ses rustiques pipeaux,
Au penchant des rochers voit pendre ses troupeaux.
Loisirs, fils de la paix si longtemps désirée,
Ramenez les beaux jours de Saturne et de Rhée !
Pour le siècle nouveau, bonheur inattendu,
Montrez à Pollion, adulateur habile,
L'âge d'or par Auguste à l'univers rendu
Comme l'a prédit la Sibylle !
Préceptes couronnés d'épisodes charmants,
Comme si Flore même y vidait ses corbeilles,
Mêlez aux fleurs des prés l'or et les diamants ;
Géorgiques, du style épanchez les merveilles !
Que l'amour pour le sol éclate dans vos chants !
Dites du laboureur les travaux et les veilles ;
Ce qu'on doit aux troupeaux de soins doux et touchants,
Et de prévoyance aux abeilles !

Seul maître des humains, suprême dictateur,
Sur ses rivaux vaincus César vainqueur s'élève ;
Mais plus d'un Romain, dans un rêve,
Pleure sur Rome morte, et regarde son glaive
En le nommant usurpateur.
Pieux Énée, issu d'une mère divine,
Au nom de ses aïeux de Pergame venus,
Restitue au fils de Vénus
Les titres de son origine !
Quand les oracles du destin
Ont à ses descendants promis le sol latin,
César n'usurpe point par la fraude ou le crime ;
Élu des immortels, riche de leurs présents,
Il termine, chef légitime,
L'interrègne de six cents ans !

On cesse d'adorer, Virgile, apprends à croire !
Apprends à vénérer les dieux
Qui protégèrent les aïeux
Et leur donnèrent la victoire !
De leur haute équité proclame les effets !
Fais craindre tour à tour et bénir leur puissance
Qui, de la même main nous versant leurs bienfaits,
Venge la timide innocence
Et sait atteindre les forfaits !
Montre que leur raison n'est jamais abusée,
Et, qu'après le tombeau, passage solennel,
Propice au vertueux, terrible au criminel,
Est le Tartare ou l'Élysée !
Montre qu'aux célestes sommets
Réside leur sagesse en prodiges féconde,
Providence auguste du monde,
Oeil qui ne se ferme jamais !

Délices de l'étude et de l'âme choisie,
OEuvres qu'une aile emporte à l'immortalité,
Enchantez nos loisirs de votre fantaisie ;
Enivrez la postérité
Des parfums de la poésie !

Mais vains efforts de l'art ! dans les cœurs effacé,
Quel miracle pouvait récrire le passé ?
Qu'importent sacrifice, augures, hécatombe ?
Du paganisme éteint les jours sont révolus ;
Le temps qui détruit tout a jeté sous la tombe
Les dieux qui n'en sortiront plus !
Vous l'éprouviez, ô vous qui réchauffiez leur cendre !
Horace est triste et sombre après les jours heureux ;
Comme si dans l'abime où les dieux vont descendre
Croulaient aussi ses vers qui luttèrent pour eux !
En proie aux amères tristesses,
Catulle cherche en vain les bonheurs qui l'ont fui ;
Son cœur est vide, et les ivresses
Lui laissent en partant l'amertume et l'ennui.
Soit que son âme au fond regrette
Ce qu'il n'avait pu préserver,
Soit qu'il ait entrevu, lumière encore secrète,
L'aurore qui va se lever,
Comme s'il avouait que ses chants ineffables
Illuminaient une ombre et réveillaient des fables,
Dédaigneux de son monument,
Virgile, orgueil superbe ou nature candide,
Ordonne, par son testament,
Qu'on livre au feu son Énéide.
Et peut-être, en effet, le bûcher aurait lui,
Si César, dont son œuvre illustrait la mémoire,
Ne s'était écrié, pour sauver avec lui
L'immortalité de sa gloire :
Une coupable voix pour ses derniers adieux
Àdonc cru nous contraindre à ce crime odieux ?
Le feu dévorerait comme un feuillet fragile
La muse aux grands accords de l'éloquent Virgile !
Mais les lois au respect ont les droits les plus grands,
Et l'on doit obéir aux ordres des mourants !
Ah ! si la voix des morts est la voix de Dieu même,
Tombe plutôt des lois la puissance suprême
Que de voir ces beaux vers par la flamme détruits,
Travail de tant de jours, travail de tant de nuits !

III

Dix-huit siècles après, comme si la nature
D'un canevas vieilli recréait la peinture,
Dans ce siècle inquiet, miroir des temps passés,
Entre ce qui demeure et ce qui veut éclore,
La lutte recommence encore,
Aliments des esprits lassés !
La foi, dit celui-ci, n'est plus qu'une étincelle ;
La raison a repris ses droits ;
Des temples ébranlés la coupole chancelle ;
Le prêtre tremble pour la croix !
Le doute étendant ses prestiges
En secrets de physique adroits,
Veut convertir tous les prodiges !
L'incrédule compas traversant le zénith,
Arrête la pensée où la sphère finit ;
La voûte d'où jadis avec sollicitude
Veillait sur les humains un regard paternel,
N'est plus le dôme auguste où trône l'Éternel.
Et l'astronome a vu la solitude
Où nos aïeux voyaient le ciel.
Désormais l'humaine sagesse
Voyant l'œuvre admirable et cherchant son auteur,
Prend le hasard pour créateur
Et la nature pour déesse !
Dans un repos oisif dort sa divinité,
Et l'éclair s'échappant du nuage qui gronde
N'est plus que l'électricité
Qui retourne au centre du monde !
Nouveau Sicambre délivré,
Et de terreur et de scrupule,
Le siècle apostasie et brûle
Ce qu'un autre avait adoré !

Blasphème ! répond l'autre ; ah ! cette foi divine
Qui plonge au cœur humain sa vivace racine,
Comme un chêne séché qu'un hiver fait périr,
Ne doit pas s'altérer, disparaître et mourir.
Voyez comme, échappée à la fièvre sceptique,
La France a retourné vers le bercail antique !
Quels flots viennent remplir l'édifice sacré
Quand l'orateur de Dieu, ministre révéré,
De toutes les vertus enseignement modèle,
Épanche la parole à la foule fidèle !
Solitaire jadis comme un sépulcre froid,
Pour le flux des chrétiens le temple est trop étroit ;
Sur le sol parsemé de leurs vieilles reliques
Germent de toutes parts de jeunes basiliques,
Et, sur le roc chrétien fermement reconstruit,
Un siècle a réparé ce qu'un siècle a détruil !

Plus loin, las de la vie et de son joug austère,
Du bonheur d'ici-bas seulement soucieux,
Le rêveur se rattache aux choses de la terre,
Qu'il ne rattache plus aux cieux !

L'avenir ! l'avenir aux magiques mirages !
Se dit-il, d'espoir frémissant ;
L'avenir avec ses orages !
L'avenir, que qu'il soit, propice ou menaçant !
Berçant notre nef vagabonde
Au gré de l'abime mouvant,
Dans l'océan troublé ne jettons pas la sonde,
Voguons où nous porte le vent !
Avenir ! astre pur qui brilles,
Riche fée aux dons infinis,
Apporte au sein de nos familles
Le trésor de tes dons bénis !
Aux rives de ton large fleuve
Comme au lac où l'oiseau s'abreuve,
Tous viendront puiser à la fois !
Et le pauvre, au regard avide,
Verra dans sa chaumière vide
Déborder les bonheurs des rois !

Mais préférant la guerre au crime de se rendre,
Le gardien du passé contre les jours nouveaux
Combat, comme un soldat fidèle à ses drapeaux
Prêt à mourir pour les défendre !
Des âges en travail repoussant les leçons,
Dans l'azur d'un soir calme il pressent les orages,
Et, lorsque vers le ciel s'élèvent ses chansons,
Au matelot qui part il prédit les naufrages !
Pour lui cette clarté qui point à l'horizon
N'est pas le flambeau pur qui règle la raison !
C'est la torche sinistre allumant l'incendie,
Réveillant des volcans la flamme refroidie,
Et qui doit, l'épancbant dans les champs dévasies,
Sous leur lave brûlante engloutir les cités !
Opposant une digue au torrent qui s'emporte,
It craint même les biens que le présent apporte ;
Quels que fruits savoureux que lui viennent offrir
Les hardis éclaireurs de la terre promise,
Son âme, à la terreur soumise,
Par la soif et la fain dût Israël souffrir,
Préfére le désert torride,
Son soleil et son sable aride
Au danger de la conquérir.

L'un repousse à grand cris tout ce que l'autre implore,
L'un rend grâce et l'autre maudit ;
Et comme aux premiers feux d'un brillant météore,
Le monde s'interroge, inquiet, interdit ;
Est-ce la nuit ? est-ce l'aurore ?

IV

Apôtres du passé, ministres du progrès,
Aux bords de l'avenir penchant votre front blême,
Malgré vous et sans vous, les célestes décrets
Ont résolu ce grand problème !
Les peuples, il est vrai, sortent de leur sommeil ;
Comme obéit le fer à l'aimant qui l'entraîne,
Tout homme veut combattre et descend dans l'arène,
Mais le combat n'est point pareil !
Ce qui va naître, encore abrité sous des voiles,
Du monde émerveillé s'emparant à son tour,
Radieux dans l'azur, le front paré d'étoiles,
Ce n'est pas la nuit, c'est le jour !
Le monde, jusqu'ici jouet triste et fragile
Du perfide qui trompe ou du fort qui soumet,
Vers le bonheur qu'il lui promet
Marche aux clartés de l'Évangile !
Dans le sens du sublime écrit
Son intuition pénètre ;
Du rayonnement de la lettre
Il monte aux splendeurs de l'esprit.
Les intérêts sacrés du monde
Sont l'aspiration des lois ;
Le devoir s'accepte et se fonde
Sur le libre échange des droits !
Dans la passion populaire
Le sens du juste a pénétré ;
La foule cherche, apprend, s'éclaire,
Comme vogue un vaisseau sous l'astre tutélaire,
Comme au ruisseau voisin court un cerf altéré.
D'une ambition saine alimentant son âme,
Tout homme, chaud reflet de son humanité,
Sera comme un rayon de ce globe de flamme
Dont chacun donne sa clarté.
Le Christ était clément, la loi n'est plus cruelle.
Le pardon est aux cours, l'aumône est dans les mains,
Et la prière universelle
Monte à Dieu pour tous les humains !
Croyons ! c'est la puissance ! a dit le divin Maitre ;
Elle qui transporte les monts !
Le salut qui pour nous doit naître,
Est caché dans un mot : aimons !
En attendant ces jours de lumière et de grâce
Où l'homme n'aura plus affranchi par sa foi,
Pour tout climat et toute race,
Qu'un seul symbole et qu'une loi,
De la sainte unité rapprochons les barrières,
Et de force invincible armant la vérité,
Gardons pour nos luttes dernières
Les luttes de la charité !


RÉSUMÉ :
Au collège nous avons traduit en prose Virgile, Horace, Catulle, Lucrèce. Mais c'est plus tard, par l'étude, que la pensée des Anciens nous a été révélée.
L'étude montre comment Lucrèce s'est attaqué au culte des faux dieux et à cette morale qui tolérait les vices puisqu'il étaient communs aux hommes et aux dieux; les superstitions ont même été dénoncées par certains. Puis Auguste pour conforter son pouvoir, a eu besoin de restaurer les anciennes valeurs. Alors que les patriciens méprisaient l'agriculture bonne pour les esclaves, les Géorgiques ont célébré l'amour de la terre. Et dans l'Énéide Virgile montre des dieux justes, le Tartare pour les méchants et l'Elysée pour les justes. Mais le paganisme antique n'est plus : Horace et Catulle l'avaient pressenti et Virgile avait demandé qu'on brûle son Enéide.
Dix-huit siècles après, on trouve une opposition entre ceux qui affirment le triomphe de la raison sur la foi, disant que le monde est le fruit du hasard et non l'œuvre d'un créateur, et ceux qui constatent le renouveau de la foi et de l'Église. Les uns sont tournés vers un avenir qu'ils imaginent radieux; les autres au contraire le redoutent et restent fidèles au passé.
Mais Dieu a décidé : c'est vers le bonheur et la charité que, à la lumière de l'Evangile, l'humanité doit aller, ayant trouvé son unité dans une prière universelle.


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