JEAN LESGUILLON
COURONNES ACADÉMIQUES
1861
Première partie
LA DÉCOUVERTE DE LA VAPEUR
I
Comme, autour de l'Etna qui mugit et qui gronde,
Les peuples, palpitants d'une angoisse profonde,
Se demandent quels bords de ses laves couverts
Doit brûler en passant le fleuve des enfers,
Le monde, au large aspect d'une lutte géante,
Se dressait sur ses pieds et, l'oreille béante,
Écoutait, immobile et muet de terreur,
Le volcan qui couvait au sein de l'empereur.
Un duel à mort commence entre la France et Londre :
À d'orgueilleux rivaux un vainqueur va répondre.
Il parle... Des forêts, du front des monts altiers
Le chêne monstrueux descend dans les chantiers ;
Le roc se creuse en ports dans le sol qui s'entr'ouvre ;
D'esquifs improvisés le rivage se couvre.
Tout Français est soldat, tout soldat est marin ;
Sous les feux ennemis, au bruit d'un gai refrain,
Ouvriers, matelots que le reflux inonde
Affrontent les Anglais, les mitrailles et l'onde,
Et leurs voix, appelant le belliqueux signal,
Chantent à la patrie un hymne triomphal.
Avec un grand dessein la mer d'intelligence
Se courbe sous la flotte, arsenal de vengeance,
Qui, toute voile ouverte aux vents capricieux,
Attend l'ordre du maître et le soleil aux cieux.
Sur Boulogne et le port régnaient le calme et l'ombre.
Seul avec sa pensée infatigable et sombre,
Comme un astre lassé que la nuit renfermait,
D'un sommeil sans repos Napoléon dormait.
Tout le jour, sous cet œil qui flamboie et rayonne,
Nefs dont le pavillon dans les airs tourbillonne,
Canons foulant la plaine avec un bruit de fer,
Soldats de Marengo manœuvrant sur la mer,
Cavaliers, fantassins, conquérants de l'abîme,
Avaient passé, revue immortelle et sublime,
Et, dans son rêve armé, clameurs, canon, tambour
Retentissaient encor comme un écho du jour !
Un jour encor peut-être et, vassale soumise,
Sous l'étendard francais va couler la Tamise.
Mais à ses grands projets, mystérieux écueil,
Si l'Océan gardait un immense cercueil !
La vague a ses récifs, la rive a ses naufrages :
Tient-il entre ses mains le sceptre des orages ?
Peut-il, des aquilons enchaînant les assauts,
Dire au gouffre affamé : « Respecte mes vaisseaux ? »
Et l'empereur, troublé, pâlissant dans son rêve,
Voyait son plan superbe échouer sur la grêve !
Des nochers, des soldats mutilés et meurtris
Le reflux à ses pieds rapportait les débris ;
Et des cris de douleur s'échappaient de sa bouche ;
Sous ses frissonnements il ébranlait sa couche
Et s'écriait, tremblant d'un prophétique effroi :
« Oh ! que ne suis-je un Dieu, quand je suis plus qu'un Roi ! »
Tout à coup, éclairé d'une pure auréole,
Un génie, au front doux, à la grave parole,
D'une main étendue, avec un geste ami
Attirant sur ses pas le héros endormi :
« Lève-toi, lui dit-il ; vois, je suis la Science !
D'un pouvoir inconnu je t'offre l'alliance.
Viens, je tiens en mes doigts les clefs de l'univers,
Vainqueur des continents, sois le vainqueur des mers. »
Dans le rêve, à son vol ouvrant l'espace immense,
L'empereur marche et suit... La vision commence !
Au fond d'un âtre obscur qui s'éveille brillant,
Un vaste feu s'allume et brûle en pétillant.
Dans un vase fermé, que la flamme environne,
Un liquide captif déjà crie et frissonne
Et, pareil au coursier qui rugit sous le frein,
Murmure sourdement dans sa prison d'airain.
Sous d'épaisses parois retenue et pressée,
La vapeur quelque temps tourbillonne entassée,
Gémit, s'enfle, s'irrite et, d'un élan plus fort,
À l'obstacle pesant s'attaque avec effort.
Comme un léger fardeau qu'une épaule soulève,
Sur le vase fumant le couvercle s'élève
Et, grâce au jet qui sort et l'entrouvre en passant,
D'un mouvement égal remonte et redescend.
Comme un voile jeté sur cette lutte étrange,
Un nuage s'étend, et le spectacle change !
Le vase, airain grossier, vil objet de dédain,
En un large appareil s'est transformé soudain.
Dans un cylindre épais l'eau pure renfermée
Palpite en s'échauffant sur la houille enflammée,
Torrent impétueux qui se gonfle en son cours,
Centuple son volume en de brûlants détours
Et, par l'issue ouverte à ses laves actives,
Épanche en s'échappant ses colères captives.
Contre un double levier la vapeur se heurtant
Monte avec le piston qu'elle hausse en sortant.
Hors de l'étroit conduit, le levier qui s'élance
Dans le vide bientôt rentre avec violence
Et, foulant la vapeur qui le chasse au retour,
Quand l'autre redescend, se redresse à son tour.
Une roue, à leur jeu prêtant obéissance,
Suit des membres de fer l'inflexible puissance
Et le colosse, éclos sous le souffle de Dieu,
Gronde comme la foudre et marche avec le feu !
Ô sublime pensée ! ô merveilleux spectacles !
Terre, enorgueillis-toi ! c'est le jour des miracles !
Qu'importe, mer perfide, et tes noirs tourbillons
Et ton calme terrible et tes fiers aquilons !
Échauffant leur haleine à ses poumons de flamme,
Dans le flanc des vaisseaux la vapeur met une âme !
Sous le trident nouveau courbez-vous, océans !
L'homme pour son voyage a le pied des géants !
Comme si l'Éternel nous parlait face à face,
Regardez ! devant lui la distance s'efface !
L'impossible n'est plus : c'est le bond enchanté
Du monstre fabuleux par le conte inventé !
Ainsi fuyait aux yeux le vol de la Chimère !
Ainsi glisse du ciel le demi-dieu d'Homère,
Lorsqu'en son cours tracé par l'immortel compas,
Au bout de l'hémisphère il arrive en trois pas !
Vésuve vagabond, le chariot s'allume !
Horizons, dépouillez votre manteau de brume !
Forêts qui frissonnez quand, avec ses splendeurs,
Son cortège bruyant perce vos profondeurs,
Bois, coteaux qui, frappés de soudaine démence,
Dansez autour de lui comme une ronde immense,
Pourquoi frémissez-vous d'allégresse et d'effroi ?
La nature vaincue a reconnu son roi !
Devancés par son vol, arrêtez-vous, nuages !
Fermez votre aile, oiseaux ! faites silence, orages !
Fleuve, abaisse tes flots ! abîmes, ouvrez-vous !
Vallon, relève-toi ! montagnes, à genoux !
Et vous, dont le génie a dévoré l'espace,
Inclinez-vous, mortels ! c'est la Vapeur qui passe !
II
Dix ans sont écoulés, sombres et radieux,
Et l'aigle de l'empire, abandonné des dieux,
Sous l'éclair descendu de la voûte éternelle,
Dans l'air qui lui manquait a replié son aile.
Sur un navire anglais qui fend l'azur des mers,
Sombre, le front chargé de souvenirs amers,
Napoléon, captif, évoque en sa pensée
Les fantômes éteints de sa splendeur passée.
Un seul, hélas ! un seul planant sur ces débris,
Comme un spectre importun pèse sur ses esprits !
C'est Fulton qui, pour lui, dévoila dans un rêve
Ce germe encor obscur que la science achève !
C'est Fulton qui devait, par un calcul savant,
Lui soumettre la terre et l'abîme mouvant,
Et, comme sur le sol le guidant sur les ondes,
Avec un élément changer la loi des mondes !
Et le héros, pensif comme sous un remord,
Se disait lentement : « Lequel des deux eut tort ?
De la création la borne est infinie ;
Mais était-ce l'erreur ? était-ce le génie ?
Le savant du soldat ne fut pas écouté !
Mais s'il avait dit vrai ? si je l'avais tenté ?... »
Tout à coup, de la nuit perçant l'humide voile,
Part un jet lumineux, brillant comme l'étoile ;
Invisible d'abord au regard incertain,
Un point noir se dessine à l'horizon lointain.
D'un amas de brouillards sa forme se dégage :
C'est un vaisseau sans mât, sans voile, sans cordage !
Un panache, qui flotte à ses larges naseaux,
Fume après lui dans l'air et plane sur les eaux ;
Deux nageoires, fendant l'onde qui tourbillonne,
S'agitent à ses flancs où l'écume bouillonne,
Et sur le flot vaincu sa croupe s'élevant
Glisse droit sur la vague et va contre le vent.
Ses sabords sont déserts, au pont tout est silence ;
Cependant il approche, il grandit, il s'élance !
À chaque pas qu'il trace, un souffle haletant
Sort des larges poumons du monstre palpitant ;
Son haleine pressée épanche dans la brume
La fauve exhalaison du soufre et du bitume,
Et, noir Léviathan, dans sa course emporté,
Sous le front du navire il passe avec fierté.
L'œil, qui plonge éperdu dans ses cavités sombres,
Voit autour d'un brasier errer de pâles ombres :
Pareils à ces damnés dont la fourche de fer
Attise incessamment les bûchers de l'enfer,
Sous les rouges reflets d'une vaste chaudière
Les démons dispersés nagent dans la lumière,
Et de blocs noirs, lancés à ses antres sifflants,
Alimentent l'Etna qui mugit dans ses flancs.
L'onde, qui s'évapore et s'échappe grondante,
S'élève en tourbillons de la fournaise ardente
Et, de l'artère immense animant les ressorts,
Sous ses muscles de fer fait mouvoir ce grand corps.
Le héros reconnaît la puissante immortelle :
« C'est la Vapeur, dit-il, je la revois ! c'est elle !
Rêve, tu disais vrai ! Par mes revers appris,
Malheur, malheur à moi qui ne t'ai pas compris !
Avec toi m'élançant de la plage écumante,
Par la flamme et le fer je domptais la tourmente ;
Les flots s'aplanissaient sous mon sceptre de feu :
Ainsi que l'univers la mer avait son dieu !
L'Angleterre, expiant nos heures de souffrance,
N'était qu'une province à trois pas de la France ;
Calme au sein de ma force et de sa majesté,
L'empire grandissait sous mon éternité !
Deux maîtres seuls enfin portaient le diadème :
Bonaparte ici-bas ! là-haut le Roi suprême !
La vapeur ! mon problème eût été résolu !
La vapeur ! j'étais dieu ! Dieu ne l'a pas voulu ! »
III
Non, Dieu n'a pas voulu, Sire ! Sa prévoyance
Gardait pour d'autres temps ce fruit de la science.
Suis-moi dans ces puissants et vastes ateliers
Où les humains, jadis entassés par milliers,
Femmes, enfants, vieillards, spectres souffrants, livides,
Instruments avilis des fortunes avides,
Courbaient sous un labeur honteux et détesté
Ce front où Dieu lui-même empreint sa majesté !
L'homme, tombé du ciel mais gardant sa lumière,
Reprend en travaillant sa dignité première.
À la vapeur inerte, ignorant son pouvoir,
Ces fardeaux qu'en aveugle elle apprend à mouvoir !
À l'homme le génie et sa flamme sacrée !
À l'homme le cerveau qui combine et qui crée !
À l'homme, roi du globe affranchi par la foi,
De mouler son idée et d'imposer sa loi !
Possesseur en naissant du céleste héritage,
L'homme est la liberté, la vapeur, l'esclavage !
Obéis donc, esclave, et paye à ton seigneur
Comme un humble vassal ta dette de bonheur !
Ou traversant les airs, ou de l'enfer voisines,
Ouvrez-vous devant nous, formidables usines !
Écoutons retentir ces énormes marteaux
Qui sous leurs bras de fer laminent les métaux !
Vils chiffons, maintenant parures dépouillées,
Pompes de notre luxe et de fanges souillées,
De la cuve, où dormaient vos débris opulents,
Sortez en purs feuillets d'albâtre étincelants
Où, sous le doigt qui court, les âmes retracées
Versent leurs sentiments, leurs amours, leurs pensées !
Art, fils de Gutemberg, du génie et des arts,
Éternisez pour nous les grands chefs-d'œuvre épars !
Répandez par torrents ces missives légères,
De nos vœux, de nos pleurs rapides messagères,
Qui, de l'humanité consolidant les droits,
Gardent les nations et façonnent les rois !
Du sol longtemps avare où Dieu les amoncelle,
Arrachez ces trésors que le globe recèle,
Charbons, dont la vigueur active vos élans,
Minéraux, de la forge en fleuves ruisselants !
Aux villes, dont la soif cherche en vain des fontaines,
Apportez le tribut de vingt sources lointaines,
Et, comme si Moïse accourait le toucher,
Faites jaillir les eaux des veines du rocher !
Contre les aquilons des froidures prochaines,
Séparez les ormeaux et divisez les chênes !
Changez le sable en or et le fer en acier !
Que l'argile plus pur, que l'argile grossier,
Pour le repas du pauvre ou nos mets délectables,
S'échauffe à son foyer ou brille sur nos tables !
Tramez les nœuds étroits des tissus précieux !
Donnez l'éclat du lustre à nos habits soyeux !
Puisque des vents parfois se taisent les haleines,
Puisque les eaux souvent se sèchent dans nos plaines,
Du terrestre banquet éternel aliment,
Sous la meule docile écrasez le froment !
De tout ce qui faiblit renouvelez l'empire !
Soyez le souffle ardent de tout ce qui respire !
Vapeur, que Dieu soumet à nos besoins divers,
Force qui vient du ciel, soumettez l'univers !
Du monde industriel féconde intelligence,
Répands sur les États la vie et l'abondance !
Ton génie, au temps même apportant son secours,
Double, en la dilatant, la sphère de nos jours ;
Riche comme l'idée et prompt comme le songe,
Par l'œuvre qu'il remplit le siècle se prolonge,
L'heure se multiplie, et sa ductilité
Dans l'existence humaine a mis l'immensité.
Par lui, plus de contrée où les fils de la terre
Se cachent, l'un de l'autre exilé volontaire :
Chez l'hôte des glaçons il se roule en torrent,
Il atteint le sauvage aux savanes errant,
Où dormaient les marais ensemence les îles,
Au désert repeuplé jette en passant les villes,
De chaque nation prise en ses arsenaux
Forge un anneau de plus qu'il soude à ses anneaux,
Et, comme on voit, porté dans la chaîne rapide,
Courir de mains en mains l'électrique fluide,
Le monde entier tressaille, et le grand cercle humain
Prend le fil conducteur et se tient par la main.
Mais Dieu, qui du néant lui commanda d'éclore,
À de plus hauts destins la réservait encore !
Adieu vaines erreurs où l'orgueil affermi
Dans tout peuple étranger nommait un ennemi !
Adieu tristes débats où la mort et la guerre
Pour une ligne étroite ensanglantaient la terre,
Et de l'humanité décimaient le troupeau
Pour le teint d'une fleur ou l'azur d'un drapeau !
Ah ! quand les nations, dans un concert sublime,
Comme autour du foyer pressent leur cercle intime,
Quand, des purs intérêts scellant l'auguste hymen,
Le peuples de leur sol nivellent le chemin,
Lorsque l'œil, fasciné par la vitesse immense,
Voit à peine la borne où chaque État commence,
Qui donc dira, troublant l'accord religieux :
« Entrons ! voilà mon seuil ! fuyez ! voilà vos cieux ?... »
Non, la discorde est morte et sa source est tarie !
L'univers tout entier n'est plus qu'une patrie !
Plus d'esclaves vaincus ! plus de tyrans vainqueurs !
Qui rapproche les lieux rapproche aussi les cœurs !
L'homme enfin ne veut plus, libre dans sa tutelle,
Qu'aux triomphes sanglants la science s'attelle :
Dans la charité sainte il confond les pays
Conquis par la vertu, par l'amour envahis,
Et, vers un Dieu de paix quand le globe gravite,
C'est pour fraterniser que les peuples vont vite !
Honneur donc à vous tous, sages, dont les instincts
Ont de l'humanité réchauffé les destins !
Mais aussi gloire à toi, France, mère féconde,
Qui portes dans ton sein la jeunesse du monde !
Ton immortalité retrouve en ses échos
Le nom calomnié de Salomon de Caux.
C'est lui qui, des vapeurs raisonnant la magie,
À consacré de l'eau l'élastique énergie.
Papin, maître après lui de ce puissant ressort,
Régla ses mouvements, dirigea son essor,
Et, par l'issue ouverte à sa brûlante lave,
La rendit innocente en la faisant esclave.
France, replace enfin sur tes noms triomphants
La gloire que l'Anglais dispute à tes enfants !
N'es-tu pas, en dépit de la haine insensée,
Reine par les exploits, reine par la pensée ?
N'est-ce pas toi qui fais, sur ton large chemin,
L'aumône du génie à tout le genre humain ?
N'est-ce pas toi toujours, et partout la première,
Qui dans toutes les nuits cours porter la lumière ?
Avant-garde des arts et de la vérité,
Ton doigt sur l'univers greffe la liberté.
Tu graves dans ton code, asile de clémence,
Les titres oubliés de la famille immense !
Guide des nations que nul n'implore en vain,
Poursuis dans l'avenir ton message divin,
Et que, nourri par toi de force et d'espérance,
Le monde s'illumine au soleil de la France !
RÉSUMÉ
L'ingénieur américain Robert Fulton avait mis au point, en 1801 à Brest, un sous-marin de combat, et, en 1803 sur la Seine, un bateau à vapeur. Mais Napoléon, mal conseillé par son ministre de la marine Decrès, refusa d'adoper cette innovation, qui lui aurait sans doute permis de mener à bien l'invasion de l'Angleterre en 1804.
Lesguillon imagine Napoléon à Boulogne dormant « d'un sommeil sans repos » à la veille de l'invasion : alors qu'il pressent que cette opération est vouée à l'échec, dans son rêve il voit apparaître la Science qui lui annonce qu'il pourrait disposer d'un « pouvoir inconnu » qui lui permettrait d'être vainqueur sur les mers. Napoléon a alors la vision d'une machine à vapeur en fonctionnement, semblable à celles qui pourraient animer les futurs vaisseaux devenus sur les mers comme des « Vésuves vagabonds ».
Dix ans plus tard, en 1814, on retrouve Napoléon sur la frégate anglaise qui le conduit à l'île d'Elbe. Il pense aux proposition de l'ingénieur Fulton et se demande s'il n'a pas eu tort de les repousser. C'est alors qu'il voit passer un navire à aubes mu par la vapeur produite par la chaudière enfermée dans ses flancs. Il comprend alors que cette invention nouvelle aurait pu lui permettre de dominer les mers.
Et Lesguillon continue en évoquant les progrès de la technique dus à l'utilisation de la vapeur, progrès dont le monde entier va bénéficier et qui annoncent la venue d'une paix universelle. Il termine son poème en évoquant les grands savants que la France a produits : Salomon de Caulx, auteur, en 1615, des Raisons des forces mouvantes, où se trouve l'article relatif à l'expansion et la condensation de la vapeur d'eau, le blésois Denis Papin et ses travaux sur la machine à vapeur (1690). C'est grâce à eux que « le monde s'illumine au soleil de la France »!
LA PROSCRIPTION DES MOINEAUX
I
Dans une île très pacifique,
Terroir fécond que je n'ai point trouvé
Sur la carte géographique
Et que sans doute j'ai rêvé,
Écho du courroux populaire,
S'était tout à coup élevé
Le cri d'une immense colère.
« Ah ! s'écriaient hommes, enfants, vieillards,
Quelle horreur ! quel fléau terrible, épouvantable !
Quels affreux brigands ! quels pillards !
Ah ! la peste est moins redoutable ! »
Mais à quels forfaits impunis
S'attaquait la rumeur d'heure en heure croissante ?
Les corsaires d'Alger, les bandits de Tunis
Avaient-ils fait une descente ?
Vainqueurs après de longs assauts,
Avaient-ils, dans la plaine étendant le ravage,
Pris les enfants dans leurs berceaux,
Emmené les maris pour ramer aux vaisseaux
Et les femmes en esclavage ?
Non ! C'étaient les moineaux que ce peuple, troublé
Comme dans les jours de révolte,
Accusait, en mangeant son blé,
D'avoir fait tort à sa récolte.
« Mais quel stratagème inventer
Contre tant de pillards prompts à se reproduire ?
Pièges, ruses, lacets, on a beau tout tenter,
Rien ne peut les chasser, rien ne peut les détruire !
Et dire qu'un pouvoir, ami des citoyens,
Qui créa le gendarme et le garde-champêtre,
Ne sait pas trouver les moyens
De les faire tous disparaître !
– Eh bien, dit aux criards un d'eux, le plus mutin,
De son mauvais vouloir faut-il que l'on pâtisse ?
Nous avons un recours certain :
Adressons-nous à la Justice !
Le droit sera le droit indubitablement ;
Cela se passe ainsi dans les deux hémisphères :
Pour finir toutes les affaires,
Rien n'est tel qu'un bon jugement. »
Car on saura, détail fort difficile à croire,
Mais qu'assure pourtant la véridique histoire,
Qu'en ce pays naïf, sans huissiers, sans exploits,
Bien différent du nôtre, éclairés que nous sommes,
Les bêtes elles-même obéissaient aux lois
Mieux que chez nous ne font les hommes !
« Bravo ! cria le peuple. » Et, du Code pénal
Contre cette maudite engeance
Réclamant justice et vengeance,
Il courut déposer sa plainte au tribunal.
II
Bientôt le jour arrive où la cour assemblée
Va porter le terrible arrêt !
Des moineaux l'ambassade ailée,
Par procuration, à la barre paraît.
À gauche avec sa toge et sa toque de moire,
Des prévenus agréé défenseur,
Maître Pinson repasse en sa mémoire
Un plaidoyer qui doit terrasser l'agresseur.
Sur son bec rose il promène sa langue
D'un air satisfait et posé,
Comme pour rendre plus aisé
Le passage de sa harangue.
Jaseur savant, qui trouve en son gosier étroit
Des inflexions gracieuses,
Il compte bien prouver son droit
Par ses notes mélodieuses.
À droite, devant lui, grave comme Caton,
Courbant son front ridé sous son antenne austère,
Accusateur public, prévôtal ministère,
Est le substitut Hanneton.
C'est de nos accusés l'implacable adversaire :
Par eux à chaque instant menacé dans ses jours,
Sous les feuilles en vain il s'abrite, il se serre ;
L'ennemi le trouve toujours.
Et naguère il a vu, caché dans la charmille,
Pâture horrible offerte à leurs grands appétits,
Un féroce moineau, pour nourrir ses petits,
Emporter toute sa famille !
Du reste, partisan des préjugés vieillis,
Grâce aux libres penseurs par la foule accueillis,
ll croyait voir partout des complots politiques ;
Et, contre les moineaux inquisiteur haineux,
Il détestait surtout en eux
Leurs tendances démocratiques.
Il couvait un discours bien profond, bien moral,
Espérant, si dans cette instance
Il pouvait obtenir une bonne sentence,
Monter procureur général.
« Messieurs, je viens, dit-il, d'une voix forte et claire,
Près d'un tribunal ferme et de l'ordre jaloux,
Contre les scélérats appelés devant vous,
Requérir justice exemplaire.
Je ne recherche pas si, brisant toute loi,
Leur brutal matérialisme
À la société qui frissonne d'effroi
Prépare un affreux cataclysme ;
Je ne recherche pas où leurs vœux déréglés
Conduiraient l'époque actuelle.
Je demande : ont-ils droit de toucher à nos blés ?
Voilà la question ! question virtuelle !
L'homme fume, laboure et herse son terrain,
Comme fit jadis Triptolème ;
Puis il y dépose son grain.
Et pour qui croyez-vous qu'il sème ?
Pour sa femme, pour lui, pour ses enfants qu'il aime ?
Pour ce bon peuple, hélas ! si souvent affamé,
À qui ses sueurs appartiennent ?
Non, ce sont des moineaux qui viennent
Recueillir ce qu'il a semé !
Ainsi, ces maraudeurs se raillent
Du pauvre agriculteur qui voit périr son bien !
Les fainéants qui ne font rien
Sont nourris par ceux qui travaillent !
Où voyez-vous cela dans la société ?
Et si le moineau s'émancipe
Jusques à cette iniquité,
Savez-vous d'après quel principe ?
Celui de l'égoïsme et de l'égalité !
Ah ! l'on se joue ainsi de tout ce qu'on respecte !
Mais ce que vous frappez, c'est le domaine humain !
Le vol est défendu, messieurs, par le Pandecte
Et surtout par le Droit romain !
Lisez les docteurs de l'École !
Lisez Cujas ! lisez Barthole !
Accurse, livre deux, titre trois : de Furto !
Et n'est-il pas, messieurs, une voix plus profonde ?
C'est l'intérêt public, c'est le salut du monde !
Car, salus populi suprema lex esto !
Mais j'en ai dit assez, messieurs, et je m'arrête !
Je ne vous tiendrai pas plus longtemps en suspens ;
Et je conclus en demandant leur tête ;
Oui, leur tête... ou l'exil avec frais et dépens ! »
« On nous fait là, messieurs, un procès de tendance !
Reprit maître Pinson avec indépendance ;
Quelle doctrine ici vient-on nous reprocher ?
Pourquoi cette dialectique ?
À propos d'un épi, que va-t-on nous chercher ?
Il s'agit de froment et non de politique !
Je n'examine point si le sol est à tous,
Si l'homme peut l'acheter ou le vendre,
S'il avait titre pour le prendre
Pour lui seul et non pas pour nous !
Qu'un utopiste se repaisse
De ces vaines distinctions,
Je laisse là contrats, chartes, prescriptions :
Ce n'est point de cela qu'il s'agit dans l'espèce.
Quel tort fait un moineau mangeant un grain de blé ?
Voilà la cause ! Est-ce un grand crime ?
Qu'est-ce qu'un grain, hélas ! pour le sillon comblé ?
Est-ce un de ces forfaits qu'il faille qu'on réprime ?
Victimes de l'erreur des esprits abusés !
Que voyons-nous, messieurs, au banc des accusés ?
Des musiciens parfaits, des gosiers de génie
À qui le ciel donna la grâce et l'harmonie,
Qui, doucement cachés sous les ombrages frais,
Animent vos jardins, vos fermes, vos forêts ;
Dont la voix tour à tour vive, gaie ou touchante,
Jette aux échos du jour l'hymne qui vous enchante !
Fiers sultans, fatigués du poids de vos loisirs,
Vous donnez l'opulence à qui fait vos plaisirs !
Vous payez les chanteurs de l'Opéra-Comique,
Vous payez les danseurs du corps académique ;
Vous payez ce savant, qui, dans le vide au loin
Visant les cieux de sa lunette,
Cherche la vingtième planète
Dont le monde n'a pas besoin !
Et quand vos âmes agrandies
De leurs sons enchanteurs goûtent l'enivrement,
Vous refusez la vie à l'artiste charmant
Qui vous nourrit de mélodies !
Ingrats ! Que dis-je, ingrats ? Délicats et gourmets,
Ne nous comptez-vous pas parmi vos meilleurs mets ?
Vous nous mangez, cruels ! et, ragoûts délectables,
En salmis, en rôtis, nous parfumons vos tables !
Sans nous point de parfaits repas ;
Il faut, gras et charnu, qu'un de nous y paraisse ;
Or, vous savez que ce n'est pas
De l'air du temps que l'on s'engraisse !
D'ailleurs, il est écrit : Opulent moissonneur,
Laisse sur ta récolte une part au glaneur !
Des peuples et des temps la sagesse l'ordonne.
Nous sommes le convive au festin appelé ;
Donc, nous ne prenons pas, nous n'avons pas volé :
C'est la nature qui nous donne !
D'après quoi, je conclus que, sans dépens, ni frais,
Grâce aux considérants qu'à ses pieds je dépose,
La cour, par ses justes arrêts,
Mette mes clients hors de cause. »
Le président, bourgeois au teint riche et vermeil,
Qui sur une vaste étendue
Avait de beaux biens au soleil,
Se lève, et prononçant : « La cause est entendue ! »
D'un résumé très court, en trois points divisé,
Fit magistralement lecture
À son conseil, tout composé
D'experts pris dans l'agriculture ;
Et, gonflant tout à coup l'article textuel
De consonnances formidables,
Il condamna tous les coupables
En un exil perpétuel.
Les moineaux, le jour même, informés de son dire,
Et sachant à la loi quel respect on devait,
De la patrie aimée et qui les proscrivait
S'envolèrent sans la maudire !
II
Ce fut dans l'île entière et dans chaque maison
Un triomphe, un bonheur semblables à l'ivresse.
Les insectes surtout, cachés dans le gazon,
Partagèrent cette allégresse.
Les chenilles, les charançons
Firent un grand festin et burent aux chansons.
À l'appel du tambour, que frappaient en cadence
Les cigales et les grillons,
Les demoiselles à la danse
Invitèrent les papillons.
Les sauterelles entonnèrent
Leur chant, par la terreur si longtemps contenu,
Et, lorsque le soir fut venu,
Les vers-luisants illuminèrent.
Le laboureur, vengé, dans sa ferme rentra.
Il accoupla ses bœufs, emblava, laboura ;
Jamais terre ne fut plus gaiement retournée ;
Aucun ne plaignit la façon,
Certain qu'il aurait cette année
La plus opulente moisson.
Mais, dès que le printemps de ses tièdes haleines
Eut réveillé le germe en échauffant les plaines,
Soudain les ravageurs qui, l'hiver et l'été,
Des moineaux devenaient la proie,
Sur l'herbe qui pousse et verdoie
Se ruèrent en liberté.
Chacun, avec sa dent ou sa trompe assassine,
Pique, ronge, perce, détruit
Qui la tige, qui la racine,
Qui la fleur, la feuille ou le fruit :
Bientôt tout languit, sèche et meurt dans la campagne.
Adieu figues ! adieu poiriers !
Au vallon et sur la montagne,
Adieu fraises ! adieu mûriers !
Vous aussi, cerises vermeilles !
Pêches si chères aux gourmands !
Adieu la vigne ! adieu les treilles !
Adieu le Bacchus des Normands !
Et toi surtout, froment, trésor élémentaire,
Richesse qu'aux mortels un dieu lui-même apprit,
Lait qu'aux nombreux enfants que son sein pur nourrit
En tout lieu prodigue la terre !
Sous l'horrible fléau dont les champs sont couverts,
La glèbe nue et dévastée
N'offre à la vue épouvantée
Que l'aridité des déserts !
La disette succède à l'ancienne abondance.
Et puis, voici venir les tristes habitants,
Reconnaissant trop tard leur coupable imprudence,
Désabusés et repentants.
« Ah ! disent-ils tout haut en déplorant leurs fautes,
Quel crime avaient-ils donc commis
Pour chasser nos amis, nos hôtes,
Qui dévoraient nos ennemis ?
Quand nous travaillerions pour l'an qui recommence,
Dès qu'on aura planté, semé,
Les insectes viendront détruire la semence
Même avant qu'elle n'ait germé !
De cette désolante année
Pourrons-nous attendre la fin ?
Il nous faudra mourir de faim
Avant qu'elle soit terminée !
Pendant qu'ainsi la foule exhalait ses hélas,
On entendit frémir comme un léger bruit d'aile ;
Et soudain un moineau, bien fatigué, bien las,
Du haut des airs vint s'abattre auprès d'elle.
C'était un tout petit, de ce printemps éclos,
Qui, suivant de l'instinct la voix douce et puissante,
Pour revoir la patrie absente,
Venait de traverser les flots.
À son aspect soudain éclate et se déploie,
Comme en touchant au port celui des matelots,
Un cri d'espérance et de joie !
Il se trouble... il veut fuir... il tremble ! « Ah ! ne crains rien !
Lui dit-on, va, cours, vole... appelle ta famille !
Qu'elle revienne ici ! qu'elle y croisse et fourmille !
Sa patrie est la nôtre et le pays le sien ! »
Ce qui fut dit fut fait. Sans défiance aucune,
Heureux de se voir rappelés,
Revinrent tous les exilés :
Les moineaux n'ont pas de rancune !
Alors recommença la Saint-Barthélemy
Des hannetons et de leur race ;
Et les moineaux, fondant sur la troupe vorace,
Purgent le sol de l'ennemi.
Le sillon assaini poussa bientôt ses herbes ;
Et, délivrés par eux des rongeurs souterrains,
Les blonds épis bientôt lèvent leurs fronts superbes.
Dans leurs greniers déjà voyant monter les gerbes,
Les heureux laboureurs, gracieux suzerains,
Les virent, en riant, du blé de leurs terrains
Frauder les droits de la gabelle ;
Et si quelques moineaux en prirent quelques grains,
La moisson n'en fut pas moins belle.
Dans tout ceci qu'ai-je voulu ?
Chercher deux morales à suivre.
Primo : que notre superflu
Doit aider les petits à vivre ;
Secundo : du grand maître, adorant les décrets,
Des éternelles lois respectons la structure,
Et, sans connaître ses secrets,
Ne corrigeons pas la nature.
RÉSUMÉ :
Dans une île (imaginaire) les habitants sont furieux contre les moineaux qui sont venus piller leur blé et ils décident, faute de pouvoir les chasser, d'avoir recours à la Justice et de porter plainte contre eux. Dans le procès, le Pinson est l'avocat et le Hanneton, victime des moineaux, l'accusateur public. Dans une harangue fort éloquente, celui-ci souligne la dimension politique de cette affaire et demande une peine d'exil. Le Pinson plaide la cause des moineaux en rappelant qu'il égayent le monde par leur chant et que les humains les apprécient lorsqu'ils les servent à leur table en salmis ou en rôti; d'ailleurs en pillant les champs de blé ils ne font que prendre la part légalement réservée aux glaneurs. Toutefois le président du tribunal condamna les moineaux à l'exil.
Ce fut d'abord un grand soulagement dans l'île : cigales, grillons, sauterelles, vers luisants manifestèrent leur soulagement; et les laboureurs se réjouirent.
Mais, au printemps, on vit les vergers et les champs ravagés par les insectes et rongeurs qui étaient auparavant la proie des moineaux et l'on regretta de les avoir chassés. Heureusement les moineaux, sans rancune, revinrent d'exil et la prospérité revint dans les campagnes. Double moralité : il faut que notre superflu aide les petits à vivre et il ne faut pas vouloir changer la loi naturelle.
LE PREMIER PUITS ARTÉSIEN DANS LE SAHARA
I
Ainsi lorsqu'Israël, par son Dieu protégé,
Vainqueur de Pharaon dans les flots submergé,
Suspendant au repos ses marches haletantes,
Aux champs de Raphidim vint déployer ses tentes,
Splendide dans l'azur, le soleil des déserts
Épanchait ces rayons qui dévorent les airs.
Inquiet, promenant son regard sombre et morne,
Il s'arrête ; il demande à l'horizon sans borne
Quelque lac, un ruisseau que l'herbe doit cacher,
Une source dormante à l'angle d'un rocher.
Rien qu'un sable altéré que la lumière inonde,
Pas une source au loin, pas un lac, pas une onde !
Et la foule, outrageant celui qui la sauva,
Blasphéma tour à tour Moïse et Jéhovah !
« Pourquoi, murmure-t-elle, au trépas destinée,
De l'Égypte au désert nous avoir entraînée ? »
Et Moïse éleva sa voix vers l'Éternel,
Qui dit : « Prends avec toi les anciens d'Israël ;
Puis, tenant dans ta main la baguette puissante
Qui du fleuve frappa la vague obéissante,
Marche devant le peuple et va sans crainte ! Et moi,
Sur la pierre d'Horeb je serai devant toi ;
Et ta main touchera la roche sèche et nue,
Et du sein de l'abîme à tes ordres venue,
L'eau qui m'écoutera coulera sans tarir
Pour ce peuple d'ingrats qui ne doit pas périr ! »
Et Moïse obéit ; et sous sa main puissante
Le rocher s'entr'ouvrit à l'onde jaillissante,
Et la soif fut calmée, et Moïse en ce lieu
Fit bâtir un autel pour témoigner de Dieu !
II
Les siècles ont passé sur ces divins spectacles.
Non , Dieu ne parle plus par la voix des miracles ;
Mais, comme aux temps sacrés agissant aujourd'hui,
La vie humaine encor meut tout entière en lui !
Visible aux yeux de l'âme, il l'inspire, il la touche ;
Nos élans, nos pensers sont les mots de sa bouche ;
Chaque jour, à toute heure, hôte fidèle et doux,
Son Verbe se fait homme et converse avec nous !
De la terre et du ciel immortelle alliance,
Son souffle est le travail, son esprit la science !
La science, génie ardent, audacieux,
Qui lit les noms divins écrits au front des cieux,
Pour qui l'éther lointain a déchiré ses voiles,
Qui sent palpiter l'astre et vivre les étoiles,
Et, comme ces jouets par un enfant bercés,
Pèse tous les soleils dans l'espace entassés !
De la création explorant les abîmes,
Elle a sondé le globe en ses secrets intimes,
Et suivant du chaos les labeurs inquiets,
Du livre des sept jours déchiffré les feuillets.
Elle voit, tiède encor de l'immense incendie,
S'affaisser lentement la terre refroidie ;
Les monts, les continents d'hier à peine éclos,
De verdure parés, surgir du sein des flots.
De tout ce qui vivait recréant les vestiges,
Des végétaux perdus elle effeuille les tiges ;
Elle nomme la couche, elle compte les lits
Où tant d'êtres éteints dorment ensevelis,
Jusqu'à ce jour, où l'homme au monde se révèle,
L'homme, acteur plus parfait d'une scène nouvelle,
Du globe transformé souverain glorieux,
Qui pense, aime, connaît et regarde les cieux !
Bien plus, au sol lui-même arrachant son mystère,
Elle traduit les voix murmurant dans la terre ;
Elle écoute le fleuve, elle suit les torrents
Dans son sein répandus, dans ses veines errants ;
Elle dit leur berceau, leur voyage et leur pente ;
C'est là que naît cette onde, et là qu'elle serpente !
C'est là que, s'égarant de détour en détour,
Plongeant au fond du gouffre ou montant au retour,
Lasse de la prison et cherchant une route,
De l'écorce terrestre elle frappe la voûte.
Que l'homme alors l'appelle et lui tende la main,
C'est assez d'une issue, il suffit d'un chemin
Pour que ses fiers torrents dans les airs se répandent
Au niveau des sommets d'où ses nappes descendent !
III
Ici de la fraîcheur harmonieux séjour,
L'oasis souriant aux caresses du jour,
Où des palmiers touffus la racine arrosée
Au milieu des gazons baigne dans la rosée ;
Sous l'ombrage, où le soir ruminent les troupeaux,
Que sereine est la nuit et calme le repos !
Aux pieds du voyageur brisé des lassitudes,
Que le sommeil est doux après les solitudes !
Relais délicieux ou jardin enchanté,
Pareil au paradis par Dieu même planté,
Où l'immortalité, germant dans la naissance,
Promettait le bonheur pour prix de l'innocence,
Éden, d'où nos aïeux à la mort condamnés,
D'une race proscrite auteurs infortunés,
Pour ce monde, peuplé de douleurs et d'alarmes,
S'exilèrent, le cœur et les yeux pleins de larmes !
Là-bas, le Sahara ! stérile, désolé !
De l'univers vivant univers isolé !
Au vol de l'oiseau même espace infranchissable,
Abîme de silence, ossuaire de sable !
Aussi loin que les yeux plongent dans l'horizon,
Nul arbre dans le ciel, au sol point de gazon !
L'arène est flamboyante et les rocs étincellent ;
L'éther est un volcan dont les laves ruissellent,
Et, sous le soleil d'or embrasant le ciel bleu,
La brise est de la flamme et le souffle du feu !
Vaste mer, où s'étend, de clartés écumante,
Une vague sans âme, immobile et dormante,
Semblable à ces sillons, funéraires écueils,
Qui signalent les morts échoués aux cercueils !
Tombeaux aussi, cachant sous un linceul immense
Tous ces morts que du ciel a frappés l'inclémence !
Malheur à qui s'engage, imprudent pèlerin,
Sur la plaine brûlante et sous le ciel d'airain !
En vain, portant au loin une vue incertaine,
Il interroge, il cherche un lac, une fontaine !
Parfois, illusion et mirage trompeur,
Il voit à quelques pas flotter une vapeur,
Puis des arbres grandir, feuillage épais et sombre,
Abritant une source aux fraîcheurs de son ombre.
ll approche... et soudain, au regard qui les suit
Source, ombrage, forêt, tout s'efface et s'enfuit !
Malheur au voyageur qui, fier de son escorte,
Compte le pain qu'il traîne et les vins qu'il emporte,
Quand, pareil à la guerre avec ses bataillons,
Rasant le sol poudreux sous ses noirs tourbillons,
Le simoun, du soleil éteignant la lumière,
Précipite par bonds ses trombes de poussière,
Ravit la force au corps et l'haleine aux poumons,
Et, comme l'avalanche échappée aux grands monts,
Entassant passagers, émirs, soldats, sultanes,
Sous ses flots étouffants couche les caravanes !
Tout autour le néant et la stérilité !
La mort, la solitude et l'immobilité !
C'est là ! dit la science, ici que doit éclore
Cette onde qui vous manque et que la terre implore !
Comme on fouille un métal des enfers arraché,
Allez chercher ce fleuve aux profondeurs caché !
Soulevez le monceau de ces sables fragiles !
Pulvérisez ce grès, divisez ces argiles !
Des marnes, des silex crevez les sédiments !
Des fossiles déjà voici les ossements !
Allez ! voici la houille avec ses noirs feuillages !
Les marbres constellés qui furent coquillages !
Fendez ces bancs épais, fendez ce minéral !
Vous sentez la chaleur partant du feu central ?
Allez ! Le roc résiste à l'acier qui se brise ?
Courbé, qu'on le redresse ! émoussé, qu'on l'aiguise !
La dent ronge, pénètre et mord sur le granit ?
Le dénouement aproche et l'œuvre s'aplanit !
Soldats et travailleurs, courage et patience !
Le granit cède ! il s'ouvre ! ô prodige ! ô science !
S'élançant d'un seul bond des abîmes ouverts,
Le torrent souterrain a jailli dans les airs !
IV
Reine des éléments, mère de la nature,
Du globe fécondé merveilleuse ceinture,
Eau brillante et splendide aux reflets radieux,
Salut à toi ! salut, premier bienfait des cieux !
Voyageuse emportée aux plages inconnues,
Tu viens avec les vents, tu voles dans les nues,
Colorant de carmin, de nacre ou de vermeil
Ta robe qui s'enflamme au prisme du soleil.
Rappellant la vigueur aux glèbes épuisées,
Ton âme se dilate et se fond en rosées :
La terre s'en abreuve et boit avec amour
Tes larmes, dont sa fièvre invoquait le retour.
Sous l'humide baiser la sève se déploie,
Redonne aux végétaux le bien-être et la joie,
Dans le tube des blés pénètre mollement,
Circule dans la lige et remonte en froment !
La moisson, océan de vagues jaunissantes,
Flotte au souffle amoureux des brises caressantes ;
Éclair rapide aux mains des faucheurs accroupis,
Le fer touche en passant le chaume des épis ;
L'épi courbé s'abaisse et se relève en gerbe ;
Le laboureur sourit à lạ meule superbe ;
ll jette avec orgueil sur le monde affamé
L'immortel aliment dans ses sueurs semé ;
Et, sur la table pleine où le ciel le convie,
Verse à l'humanité le lait pur de la vie !
Fugitive vapeur, pure des sels amers,
Vers le char du soleil montant du sein des mers,
Sur ces monts où l'hiver établit son cortège,
Tu poses un moment dans leurs palais de neige,
Et des sommets glacés bientôt tu redescends
Réchauffée aux moiteurs des rayons caressants.
Des pics échelonnés franchissant les arcades,
Tu glisses en filets, tu roules en cascades,
Et, plus limpide encor sous tes bonds écumants,
Tu séjournes, tu cours dans les vallons dormants.
Ruisseau, peintre amoureux des campagnes fleuries,
Tu verdis les gazons, tu dores les prairies ;
Tu mêles ton ramage aux naïves chansons
Des babillards ailés qui chantent aux buissons.
Tandis que les agneaux, les génisses pensives
Baignent dans ton cristal ou rêvent sur tes rives,
Par un obstacle adroit tes efforts décuplés
Meuvent la lourde meule et tamisent nos blés,
Ou, dans les ateliers que ta berge avoisine,
Soulèvent les marteaux qui frappent dans l'usine.
Fleuve, roi fastueux, c'est peu que sur tes bords
Du commerce enrichi tu roules les trésors,
Au centre des cités dont tu franchis la porte,
Ton cours sème en passant le mouvement qu'il porte.
Ces ouvriers actifs aux labeurs appelés,
Marins, agriculteurs, l'un à l'autre mêlés,
La barque du pêcheur avec sa blanche toile,
Le bateau du marchand gonflant sa large voile.
La nature renaît, se ranime et respire !
D'allégresse et d'amour son sein a palpité
Au signe avant-coureur de sa fécondité !
Plus de vagues de feu, plus de tertres arides
Calcinés par les temps sous les flèches torrides !
Plus de graviers brûlants qui, ravis aux sillons,
Sur l'aile du simoun volent en tourbillons !
Sur le sol recréé par l'onde qui l'arrose,
La semence s'attache et le germe se pose ;
Il pénètre, il se gonfle et, soudain, le gazon
Y répand le tissu de sa verte toison.
L'herbe, douce aux regards, de couleurs émaillée,
Parfume de senteurs la plaine émerveillée
Où la plante, plus haut découpant ses festons,
Étale avec orgueil ses fruits et ses boutons.
Puis, voilà que bientôt dans les tapis humides
L'arbuste ose plonger des racines timides ;
Il se fixe, il s'abreuve au suc qui le nourrit ;
L'aubier transmet la sève et sa graine fleurit !
Il grandit ; c'est un arbre ! autour de lui fourmille
Des rejetons nombreux la vivace famille ;
Puis le charme s'élance et le chêne paraît.
C'est un bosquet, un bois ! c'est déjà la forêt !
Sous l'ombrage épaissi, tempérant la lumière,
L'homme arrive ; il s'abrite, il bâtit sa chaumière.
Du soleil et des vents gardés par les rameaux,
Surgissent les maisons, se pressent les hameaux ;
La ville avec ses tours lève son front superbe.
Dans la plaine où jadis ne pointait pas une herbe,
Court, s'agite, frémit tout un monde assemblé ;
Le désert est vivant, le désert est peuplé !
VI
Qu'ai-je dit ? l'avenir n'est déjà plus un rêve !
Du sein de l'Algérie un cri d'espoir s'élève !
Enfant des anciens jours, ennemi des nouveaux,
Dont l'aveugle ignorance accueillait nos travaux,
Doutant de ses erreurs, doutant de sa croyance,
Il admire à genoux l'œuvre de la science ;
Il adresse un hommage humble et reconnaissant
À ce Dieu qui la donne et dont elle descend,
À la France invincible et modeste en sa gloire
Qui répand ses bienfaits pour prix de sa victoire.
Et, comme il vit jadis aux pieds de Mahomet
Tomber les nations que le glaive soumet,
L'Arabe de ses yeux repousse enfin le voile,
Nous suit dans l'avenir et marche à notre étoile !
RÉSUMÉ :
Jadis, les Hébreux, dans leur marche dans le désert, arrivèrent à Raphidim où il souffrirent de la soif. Mais Moïse frappa un rocher de son bâton et Dieu fit jaillir de l'eau pour les hommes et le bétail. Aujourd'hui l'esprit de Dieu se manifeste dans la Science, dont l'ambition est de comprendre les mystères de la Création.
L'homme, nouveau Moïse, est capable, grâce aux puits artésiens, d'aider l'eau des nappes aquilères à jaillir à la surface. C'est ainsi que sont nées les oasis du Sahara, petits paradis dans un désert brûlé par le soleil où toute verdure n'est que mirage. Des hommes ont réussi à forer dans la roche des puits par où l'eau souterraine a pu jaillir.
Et Lesguillon développe alors un éloge de l'eau, l'eau qui abreuve la terre, qui fait vivre les blés, verdir les campagnes, se mouvoir les moulins, l'eau qui rend la terre habitable et près de laquelle se regroupent les hommes.
Les puits artésiens du Sahara sont un exemple des bienfaits que la France apporte à l'Algérie colonisée.
PALLIDA
Lorsque, de l'antique élément
Dirigeant la métamorphose,
Démiourgos vainqueur, ensemble effet et cause,
Eut par la loi du mouvement
Mis à sa place chaque chose ;
Lorsque, disciplinant les services divers,
Il eut dit au soleil : Féconde la nature !
À la lune : Rayonne au sein de l'ombre obscure !
Aux vents : Chassez la nue et tourmentez les mers !
Au sol : Prodigue la pâture
Pour les hôtes de l'univers !
Quand le gazon fournit un épais pâturage,
Quand l'arbre étendit ses rameaux
Pour répandre ses fruits et verser son ombrage,
Il y jeta les animaux,
Et l'homme, son dernier ouvrage.
Puis il leur dit : Allez, croissez,
Je le conseille et je l'ordonne !
Ô créatures ! jouissez
De l'univers que je vous donne !
Pourtant, ne voulant pas, soit rigueur ou bonté,
Libre arbitre de son domaine,
Élargissant le cours de l'existence humaine,
La doter ici-bas de l'immortalité,
Songeant aussi peut-être à quels maux il nous livre,
Que, grâces aux soucis empoisonnant les jours,
On aurait peu de charme à vivre
Si l'on pensait vivre toujours,
Il créa ce pouvoir terrible, inévitable,
Agent du terme redoutable
Où les êtres sont réservés,
La mort, avec sa faux, formidable cortège,
Et lui donna pour privilège
La fonction que vous savez.
Puis il se recueillit dans une paix profonde,
Et sur le globe, errant sans guide et sans soutien,
Convaincu que tout était bien,
Ainsi qu'il l'entendrait laissa tourner le monde !
II
Depuis longtemps déjà le sage ordonnateur,
Sans plus s'inquiéter de notre étroit système,
S'occupait seulement à s'applaudir lui-même,
Sans trouver de contradicteur,
Apanage du rang suprême.
Un jour qu'il écoutait, tout en fermant les yeux,
Les sphères gravitant dans le cercle des cieux,
Soudain une main sèche et forte,
Troublant son rêve harmonieux,
De l'éther vint heurter la porte.
« Quel importun m'arrache à mon repos sacré ?
S'écria-t-il ; n'ouvrez pas !
– J'ouvrirai !
La Mort entre partout ! qu'on veuille ou non, n'importe ! »
C'était elle, en effet ! Au son de cette voix,
À ces paroles assurées,
On ouvre ! Chez les dieux ainsi que chez les rois,
La Mort a ses libres entrées.
« Que veux-tu ? dit le dieu, pour m'éveiller ainsi ?
Ce n'est pas un de nous que tu cherches, sans doute ?
Ma chère, tu fais fausse route ;
Tu sais qu'on ne meurt pas ici.
– Doyen des immortels, écoutez-moi, de grâce !
Dit-elle ; du fardeau dont mon bras est chargé
Je sens qu'à la fin je suis lasse.
Si vous ne sauvez pas mon honneur outragé,
J'abdique et je quitte la place !
Je me lasse à la fin d'entendre retentir
Ce chorus d'éternelles plaintes.
– Oui, du fond de la tombe où les âmes éteintes
Tour à tour viennent s'engloutir ?
– Non ! celles-là sont convenables ;
Lorsqu'elles ont franchi le pas,
Je les trouve fort raisonnables :
Les défunts ne se plaignent pas !
– Eh ! qui donc ?
– Les vivants !
– Ah ! j'ai peine à comprendre...
De quoi se mêlent-ils ?... .
– Je vais donc vous l'apprendre :
Quand j'entre dans une maison
Et que j'en sors, mon œuvre faite,
Ce sont des bruits, des pleurs à me rompre la tête !
On m'insulte ; on me crie : "Horreur et trahison !
Emporter cet enfant ! cet homme ! cette femme !
Ignorante ! stupide ! infâme
Qui n'a ni règle, ni raison !
Ce vieillard était... vieux, mais, malgré sa vieillesse,
Il était fort et bien portant ;
Ce jeune homme faisait l'amour, buvait d'autant,
Mais rien ne nuit à la jeunesse.
Mon cousin, d'âge mûr, n'était pas un barbon ;
Son fils, dans le poumon couvant un tubercule,
Toussait de temps en temps, mais c'était un hercule ;
Mon frère était goutteux, mais le coffre était bon ;
Mon ami très souvent avait tremblé la fièvre,
Mais ce n'était que par accès ;
Mon père sentait bien des chaleurs à la plèvre,
Mais il ne faisait pas d'excès !"
Et puis, d'effroyables reproches
Des maris, des neveux, des enfants et des proches.
Enfin, âgés, usés, infirmes, impotents,
Il n'en est pas, à les entendre,
Un seul de ceux que je viens prendre
Qui, sans moi, n'eût passé cent ans !
Je ne veux plus avoir le surnom de barbare,
Je ne veux plus passer pour le fléau des dieux !
Je ne veux plus qu'on me compare
Aux monstres les plus odieux.
Ce concert qui sans cesse autour de moi résonne
Pour mon orgueil est insultant ;
J'y renonce et, dès cet instant,
Je ne fais plus mourir personne.
Vous comprenez, Seigneur, ce qu'il en adviendra ?
Existante à jamais et partant plus féconde,
La race humaine augmentera
Et l'homme se multipliera
De façon à remplir le monde.
Il leur faudra bientôt, l'un par l'autre poussés,
Sur le sol rétréci se disputer l'espace
Et, comme des épis côte à côte pressés,
En couvrir toute la surface !
Océan de douleurs par le flux agité,
Vous entendrez du ciel éclater leurs blasphèmes ;
Ils rugiront de faim, maigres, pâles et blêmes,
Et, sans leur immortalité,
Ils se dévoreraient eux-mêmes !
Et nous verrons après cela
Par quel art ou quel ministère
Vous pourrez alléger la terre
Lorsque je ne serai plus là !
– On n'obtient rien de moi par la menace !
Dit le dieu ; je pourrais, t'en faisant repentir,
Te rendre à ce néant dont tu viens de sortir ;
Mais je suis bon et te fais grâce !
D'ailleurs ton dépit même, à juger de sang-froid,
Me fait réfléchir... Il m'éclaire,
Et j'entrevois, par ta colère,
Que la création pèche par cet endroit.
Pleurer ce qui s'en va, c'est affaire de dupe ;
Le cours de l'existence en est embarrassé ;
Il est bon que l'homme s'occupe
Beaucoup de l'avenir et fort peu du passé !
Il faut donc à la fois tous deux vous satisfaire,
Et je comprends, tout balancé,
Que j'ai là quelque chose à faire !
Va donc et, sous l'abri d'un ordre plus parfait,
Poursuivant ta rude corvée,
Dans un siècle de relevée
Reviens m'en apprendre l'effet.
Il a dit. Elle part ! Et l'Arbitre suprême,
Se retrouvant toujours un sage ordonnateur,
Continue en silence à s'applaudir lui-même,
Sans trouver de contradicteur.
III
Un siècle après, au rendez-vous fidèle,
La Mort revient, et l'on ouvre à sa voix
Les gonds de la porte éternelle.
Mais ce n'est plus, comme autrefois,
L'air renfrogné, la mine soucieuse,
Le front plissé, l'œil mécontent
Qu'elle approche... Elle est gaie, alerte et, radieuse,
Près de Démiourgos elle accourt en chantant.
« Victoire ! lui dit-elle, avec ce rire sombre
Qui glace le plus fort quand il l'entend dans l'ombre,
Quel prestige enfermaient vos décrets absolus,
Je ne sais. Mais, retour étrange !
De tout ce que je fais l'homme à présent s'arrange :
Personne ne me maudit plus.
Ce jeune homme était fort, il est vrai, mais, à table,
Il passait trop souvent les nuits ;
L'autre ne buvait pas, mais, d'humeur irritable,
Tout remuait sa bile et l'aigrissait d'ennuis ;
Sa fille avait l'œil vif, mais la poitrine grèle ;
Son garçon fut nourri par un lait vicieux ;
Madame dansait trop, puis elle était bien frêle ;
Monsieur avait bon teint, mais il était bien vieux !
Notre ami, se croyant attaqué de chlorose,
Absorbait, nuit et jour, camphre, fer et sirop ;
L'un était pâle et froid ; l'autre brûlant et rose ;
L'un n'avait pas de sang et l'autre en avait trop ;
Mon voisin, bien qu'aisé, travaillant comme un nègre,
Dans sa digestion sentait des embarras ;
Mon procureur était trop maigre
Et mon notaire était trop gras.
Mon oncle, avec sa panse et sa joue arrondie,
Était vermeil, solide et sain,
Il n'avait pas de maladie,
Mais il avait un médecin !
Enfin, loin de trouver ma visite indiscrète,
Tous ceux qui, battant en retraite,
Sont dans l'autre monde emportés
Avaient pour s'en aller quelque cause secrète
Que n'ont pas ceux qui sont restés.
Nul ne vient maintenant crier à l'ineptie ;
Et souvent même, à la façon
Dont on me traite à l'unisson,
Il semble qu'on me remercie.
Ce sont les héritiers surtout
Qu'il est agréable d'entendre,
Quand ils jettent un regard tendre
Sur un résultat de leur goût !
Prenant dans ma famille autorité plénière,
Suzon menait mon oncle assez gaillardement ;
Sans cet heureux événement,
Il épousait sa cuisinière.
Mon brave homme de frère, autrefois si sensé,
Devenait maniaque et triste ;
Le bien qu'il avait amassé,
Il l'aurait dépensé peut-être en égoïste ;
Il ne m'en aurait rien laissé !
Mon père avait des bois, des maisons, une terre,
Un château magnifique et des eaux alentour ;
M'en voilà donc propriétaire :
Il en avait joui, jouissons à mon tour !
Et si je vous contais tous les vœux qu'on m'adresse,
Soit pour ceci, soit pour cela !
Partout on m'appelle, on me presse :
Visite celui-ci ! visite celui-là !
Et n'y va pas avec mollesse !
Cours chez mon chef, dit le commis :
Sans doute que j'aurai sa place ;
Cours ! c'est un de mes ennemis !
C'est un ami qui m'embarrasse !
Va chez ceux que je crains, va chez ceux que je hais,
Race qui sous nos pas fourmille ;
Et, pour me combler de bienfaits,
Va-t'en chez toute ma famille !
Mais, peu sensible au fond, je sais me prémunir
Contre ces mouvements dont la pensée abonde ;
Cet arbre de la vie où germe l'avenir,
Je ne le coupe pas et seulement l'émonde ;
On verrait le monde finir
Si je contentais tout le monde !
J'ai dit, maître !... Voilà mes rapports gracieux
Avec ma vaste clientèle ;
Enfin, la paix est faite, et tout va pour le mieux
Entre la Mort et la race mortelle !
– Je te l'avais promis, reprit l'Ancien des jours,
Ma chère fille, es-tu contente ?
Tu prends ta revanche éclatante
De leurs injurieux discours !
Va donc et poursuis ton ouvrage ;
Quand on travaille pour les gens,
S'il est bon d'avoir leur suffrage,
Avec ces juges indulgents
Tu n'as plus besoin de courage !
Adieu, c'est l'ordre du destin !
À toi de tout régler sur ce globe lointain ;
Et, des cieux regagnant le faîte,
Je rentre en mon repos, cette fois bien certain
De laisser une œuvre parfaite. »
IV
Et, depuis ce temps-là, tout suit le même cours.
Excepté pour quelque pauvre âme,
Cœur de martyr, d'ange ou de femme,
Pleurant ce qu'elle perd et regrettant toujours,
Les vivants aux convois marchent la tête haute ;
Quand l'esprit quitte sa prison,
C'est aux morts qu'en revient la faute,
Et la Mort a toujours raison !
RÉSUMÉ:
Quand le Démiurge eut achevé son oeuvre en créant l'homme, il décida de le rendre mortel, peut-être pour lui épargner le fardeau que serait pour lui l'immortalité. Donc il créa la Mort et se désintéressa de sa création.
Mais il arriva que la Mort vint le trouver. Elle était lasse, dit-elle, de se faire insulter par les vivants qui trouvaient toujours chaque mort injuste et elle menaçait de faire grève, sachant bien que la terre surpeuplée deviendrait alors rapidement invivable.
Le Démiurge comprit que son oeuvre était imparfaite et qu'il fallait faire quelque chose : il décida d'amener les humains à regarder non le passé mais l'avenir.
De fait, un siècle plus tard, la Mort vint lui dire que tout était arrangé et qu'elle était désormais bien accueillie chez les hommes : on s'était mis à souhaiter la mort de celui dont on allait hériter, du patron dont on allait prendre la place, d'un parent ou d'un ami que l'on trouvait gênant. C'était au point que, si la Mort exauçait tous les vœux, la terre serait vite dépeuplée ; heureusement elle n'exerçait son pouvoir qu'avec mesure.
LA MAIN ROUGE
J'ai toujours fait grand cas des récits des nourrices :
De la simple raison naïves protectrices,
Leurs fables, s'inspirant du sentiment chrétien,
Peignent l'horreur du mal, donnent l'amour du bien ;
Et, pour régler la vie à de sages méthodes,
Tel conte du berceau vaut mieux que les cinq Codes.
Il en est un surtout qui m'avait enchanté,
Et je vous le redis comme on me l'a conté.
I
Sur les bords ravissants que baigne notre Loire,
Se dresse un vieux château, grand d'une triple gloire,
Car il fut, nous dit-on, assiégé par trois rois,
D'un sceptre différent possesseurs tous les trois,
Et qui, se succédant par leur droit de naissance,
Se sont assis plus tard sur le trône de France.
Ces princes sont, du moins on l'assure en Berri,
Charles neuf, Henri trois, et notre bon Henri,
Qui dispensaient alors la royale besogne
Aux peuples de Béarn, de France et de Pologne.
Saint-Brisson, c'est le nom de l'antique manoir,
Couvait, comme l'aiglon que couve l'aigle noir,
Un jeune enfant, nourri de grâce et de caprice,
Héritier du pouvoir et du bien des Saint-Brice,
Agius, le seul fils d'un valeureux baron,
Brave guerrier jadis et tant soit peu larron,
Qui consumait ses jours dans sa tourelle haute
Entre son fils, sa femme et le vin de la côte.
Chargé de l'avenir d'une telle maison,
Agius, à dix ans, connaissait son blason,
De la guerre en son sein sentait déjà la fièvre,
Nageait comme un poisson, détalait comme un lièvre,
Et son vieux chapelain, nourri, logé, vêtu,
Lui montrait le latin, le grec et la vertu.
Tandis que le baron, bouffi de sa noblesse,
Pour chasser de son cœur toute ombre de faiblesse,
Répétait au marmot, avec un fier sang-froid,
Que le fer fait la force, et la force le droit,
« Agius, lui disait le prêtre vénérable,
N'accablez pas le faible, aidez le misérable ;
Semant, comme Jésus, les bienfaits sur vos pas,
Ne causez point de peine à qui ne vous nuit pas.
Si vous faites le mal, redoutez la puissance
Du Ciel qui donne à tous le jour et la naissance,
Car, égal protecteur du noble et des vilains,
Dieu le Père existait avant les châtelains. »
L'enfant, où le seigneur commençait à paraître,
Croyait plus aux leçons du baron que du prêtre.
Un jour qu'ayant lassé son vieux maître aux abois,
Seul, du large domaine il parcourait les bois,
Un doux frémissement glissant dans la feuillée
Vint frapper tout à coup son oreille éveillée.
Il regarde... Au sommet de verts rameaux touffus,
Parmi des bruits joyeux, des murmures confus,
Trois têtes, s'élevant d'un nid sur une branche,
Gazouillaient au retour d'une colombe blanche
Qui portait à son bec, pliant sous le butin,
L'espoir délicieux d'un splendide festin.
Dans l'esprit d'Agius un noir complot pénètre :
Oubliant les leçons de son vertueux maître,
D'un caillou meurtrier il court armer sa main.
Tandis que, devinant son projet inhumain,
La pauvre mère, ardente, éperdue, alarmée,
Plane en tremblant autour de sa famille aimée,
Sans pitié pour ses cris d'angoisse et de terreur,
Agius, dont l'orgueil redouble la fureur,
D'un bras sûr, qui trois fois dans les airs se balance,
Dirige vers l'oiseau le caillou qui s'élance.
Ciel ! la pierre en sifflant brise son corps meurtri !
Son bec rose s'entr'ouvre avec un léger cri ;
Son aile se replie et son beau cou se penche ;
Ses ongles un instant s'attachent à la branche.
Là, son regard plaintif contemple avec effort
Ses enfants sans plumage, orphelins par sa mort ;
Puis son œil se referme, elle sent qu'elle expire,
Cherche encore son nid, le retrouve et soupire.
L'enfant, du bas de l'arbre à son deuil insultant,
Håte par des clameurs sa chute qu'il attend.
Il agite sa main, où lentement dégoutte
Le sang pur et vermeil qui coule goutte à goutte ;
Et bientôt à ses pieds vient s'abattre mourant
Le pauvre oiseau vaincu, qu'il emporte en courant,
Aux portes du manoir, éternisant son crime,
Il cloue avec fierté le corps de sa victime,
Rentre au dortoir, d'orgueil et de gloire éperdu,
S'endort et, dans son lit mollement étendu,
Il n'entend pas la plainte inconsolable, amère,
Du petit nid qui meurt en appelant sa mère.
II
L'aurore, se levant à l'horizon vermeil,
Du séjour féodal a chassé le sommeil
Et ses rayons, glissant dans la pourpre et la moire,
Réveillent Agius qui rêvait sa victoire.
Du meurtre de la veille encor tout radieux,
Du spectacle homicide il veut charmer ses yeux :
Il court revoir la porte où, sous les clous broyée,
Pend la colombe, avec chaque aile déployée.
Il dresse un bras vers elle... Ô surprise, ô terreur !
De ses sens abusés n'est-ce point une erreur ?
Sa main, que lui cachaient les franges de sa manche,
Sa main, hier au soir encore pure et blanche,
Comme celle d'un spectre horrible et menaçant,
Se nuance soudain de la teinte du sang ;
Les ongles, dont l'amande hier luisante et pâle
Mêlait l'azur du lin aux reflets de l'opale,
Comme un raisin qui tourne au sortir de la fleur,
Des feuilles du pavot revêtent la couleur ;
Le muscle, qui se gonfle, et dont la veine éclate,
Dans l'épiderme ouvert grave son écarlate ;
Et, sous la peau qui fume, il croit voir le carmin
Suer une vapeur qui s'infiltre en sa main.
On accourt, on s'empresse... On convoque à la ronde
Des plus savants docteurs l'infaillible faconde.
De Bourges, de Vierzon, de Nevers, d'Orléans,
Accourent à l'envi ces professeurs géants
Qui, du rouage humain déchiffrant la charade,
Sauvent la maladie en perdant le malade.
Malgré la médecine, ou grâce à son concours,
Impassible et vainqueur le fléau suit son cours.
Le baron tonne, crie et menace et blasphème.
Puis soudain il lui vient une idée... à lui-même :
Quand l'homme ne peut rien, si l'on songeait à Dieu !
Un pèlerin partit pour se rendre au saint lieu ;
Aux larmes des vassaux priant dans leurs chaumières
Le chapelain unit ses ardentes prières ;
Le saint homme aux autels pleurait, se lamentait ;
Mais le ciel était sourd et le mal augmentait !
Justice inexorable en traits vivants lisible !
Du forfait d'Agius le châtiment visible
L'accompagnait partout, immuable, éternel :
C'était Caïn marqué du meurtre fraternel !
Des avis du saint homme écoutant la mémoire,
Au céleste courroux il commençait de croire.
Sa conscience en lui livrait de grands combats,
Et souvent avec elle il se disait tout bas,
Effet du repentir que la terreur opère :
« Est-ce qu'un chapelain en saurait plus qu'un père ?...
Est-ce qu'au mal toujours une peine s'unit ?...
Est-ce un triste hasard ?est-ce un Dieu qui punit ? »
III
L'été, l'automne ont fui ; l'hiver vient, l'hiver sombre,
Qui, sur le sol flétri, jette la mort et l'ombre.
Aux pics des monts ardus voisins de nos climats,
Il verse en lourds flocons les glaces des frimas
Qui, sur le front des rocs trois mois échevelées,
D'un déluge au printemps menacent les vallées.
Écoutez ! n'est-ce pas le bruit retentissant
De l'orage qui gronde et vole en mugissant ?
Au souffle chaud d'avril qui tiédit les montagnes,
La neige en se fondant descend dans les campagnes
Et porte leurs débris par vingt gouffres béants
Aux fleuves débordés qui se font océans !
Malheur ! malheur à vous, citoyens de ses rives !
La plaine s'ouvre immense aux eaux longtemps captives.
C'est peu de la chaumière au penchant des coteaux ;
Les torrents déchaînés montent jusqu'aux châteaux !
Et la Loire ! la Loire ! oh ! voyez !... l'orgueilleuse
Dévore au loin ses quais de sa dent furieuse.
Au sourd mugissement des abîmes profonds,
Elle crève sa digue, elle ébranle ses ponts ;
Elle marche, elle avance, en forçant ses rivages,
Aux plateaux désolés disperse ses ravages,
Et, dominant les toits dans les vallons épars,
Court de Saint-Brisson même attaquer les remparts.
Voyez, du sein des prés et du fond de la plaine,
Accourir les vassaux vers la tour châtelaine !
À ce nid d'aigle, au ciel levant ses hauts débris
Femmes, enfants, vieillards demandent ses abris.
Devant le flot qui roule et les suit à la trace,
La foule touche enfin le pied de la terrasse,
Et chacun, pâle encor du danger qu'il a fui,
Regarde en frémissant ceux qu'il laisse après lui.
Ciel ! il manque quelqu'un à la troupe... une femme !
Une mère !... Soudain un cri parti de l'âme,
Un de ces cris qui brise et dont le cœur se fend :
« Il se noie... au secours ! mon enfant ! mon enfant !... »
Et son enfant, atteint par la vague plus forte,
Disparaît, entraîné par le flux qui l'emporte.
Cet élan maternel que toute âme a senti
Dans le cœur d'Agius a soudain retenti.
Jetant au loin la cape et l'habit qui le couvre,
ll court, se précipite au torrent qui s'entr'ouvre,
Traverse les ajoncs, les genêts, les roseaux,
Glisse, lutte avec l'onde et plonge sous les eaux.
D'un cri de désespoir tout le château résonne !...
Mais du courant troublé la surface frissonne :
Agius, sur les flots qu'il coupe triomphant,
Se soutient d'une main, mais l'autre tient l'enfant !
Du flux impétueux domptant la violence,
Il nage vers le bord, il le touche, il s'élance,
Rapporte, haletant, son fardeau précieux,
Rend le fils à sa mère et regarde les cieux !
Le vieux baron sanglote à ce noble spectacle ;
Mais le bon chapelain s'est écrié : « Miracle !
Oui, miracle ! adorons le doigt du Tout-Puissant !
Regardez, monseigneur ! plus de couleur de sang !
La main que rougissait la nuance sanglante
Comme le pur albâtre éclate étincelante,
Et le bras, où la vie a repris sa fraîcheur,
Comme un beau lis des champs resplendit de blancheur !»
D'un pieux dévouement, ô divine puissance !
Agius a conquis sa robe d'innocence !
Le signe de Caïn loin de lui disparaît.
Dans son cœur, que déjà le remords épurait,
L'ardente charité, soleil éclos de l'âme,
Des sentiments humains a réveillé la flamme ;
Et le ciel, de l'enfer triomphant sans retour,
Où dominait la haine a fait germer l'amour.
Heureux qui, comme lui repentant et docile,
Prête à la voix d'en haut une oreille facile,
Et, pour laver sa faute, accueille avec bonheur
La sainte occasion qui lui vient du Seigneur !
À notre humanité si prompte et si fragile,
Ainsi parle Jésus dans son doux Évangile ;
Au plus grand des pécheurs l'Éternel désarmé
Pardonnera beaucoup s'il a beaucoup aimé.
Enfants, qui de la vie essayez le voyage,
Vous, le troupeau béni du Dieu de l'orphelin,
Rappelez-vous souvent notre vieux chapelain,
Et n'oubliez jamais les leçons du village.
RÉSUMÉ :
Dans le château de Saint-Brisson, non loin de Gien, vivait le fils du baron, un enfant de dix ans nommé Agius, partagé entre les leçons de son vieux chapelain et son père qui lui répétait que "le fer fait la force et la force le droit".
Un jour, il découvrit le nid d'une colombe avec trois oisillons. Sans pitié, il blessa la mère d'un coup de pierre et la cloua sur une porte du manoir, laissant les petits mourir privés de leur mère. Mais le lendemain, il s'aperçut que sa main était rouge du sang de l'oiseau ; ni les interventions des plus grands médecins, ni les prières du chapelain ne purent le débarrasser de cette horrible main rouge. Et il commença à croire que c'était là le châtiment de son crime.
L'hiver suivant, la Loire en crue vint jusqu'aux rempart de Saint-Brisson et les gens des alentours vinrent se réfugier dans le château. Mais un mère cria que son enfant était emporté par les eaux. Alors Agius plongea et réussit à rapporter l'enfant à sa mère. Aussitôt, sa main redevint blanche comme un lis, signe que l'amour en lui avait fait taire la haine : c'est la leçon de Jésus dans son Évangile.
LA FRATERNITÉ DES LOUPS
Dans une forêt solitaire,
Par une de ces nuits propices au mystère,
Loup Quatorze, des bois monarque redouté,
Sur un chêne abattu par les vents de décembre,
De son état-major fièrement escorté,
Présidait, comme un roi qui vient ouvrir la chambre.
Ses sujets, sur leurs cous appuyant leurs mentons,
Ne soufflant pas un mot, ne faisant pas un geste,
Autour de lui gardaient un silence modeste,
Paisibles comme des moutons.
De la réunion, qu'elle était donc la cause?
La voici :
Ce bon roi, passablement lettré,
Dans un livre, tombé de la poche mal close
D'un professeur, par lui lestement dévoré,
Avait lu cet article, écrit en belle prose :
« Le plus méchant des animaux,
C'est le loup… Sanguinaire et cruel par nature,
Il dépeuple les bois, les champs et les hameaux :
Dans tout ce qui respire il cherche sa pâture.
La gueule ouverte et l'œil ardent,
Lorsqu'autour de la ferme il court, la nuit rôdant,
Malheur au berger imprudent
Qui ne ferme pas son étable !
C'est un carnage épouvantable ;
Souvent même sa rage ose porter la dent
Sur l'homme, animal respectable !
Ah! si le noir Pluton est une vérité,
Cette race horrible et barbare
S'en ira brûler vive aux antres du Tartare
Pour prix de sa férocité. »
Ce digne prince, ému d'une pitié profonde
Pour des sujets chéris qu'un Dieu pouvait punir
Par l'abstinence en ce bas monde
Et des tourments dans l'avenir,
Avait chargé soudain d'un important message
Un vieux loup, courtisan qui passait pour un sage :
« Visite, avait-il dit, tous les peuples divers ;
Cours observer l'esprit, les mœurs, les habitudes
De ces censeurs si durs qui nous nomment pervers,
Et viens nous rapporter, peintre de l'univers,
Le résultat de tes études ! »
Orgueilleux d'un tel choix, mon sage était parti.
Enfin, après six mois d'absence,
D'un tendre hurlement de son âme sorti
En signal de reconnaissance,
La forêt avait retenti.
Et bientôt, prévenu par une sentinelle,
Le roi Loup, convoquant sa cour et son conseil,
Avait, pour l'accueillir, commandé l'appareil
De cette pompe solennelle.
« Sire, avant d'embrasser, en touchant ce séjour,
Ma louve, mes enfants, chers et précieux gages
De notre inaltérable amour,
Dit notre observateur, à vous, à votre cour,
J'ai voulu raconter, aussitôt mon retour,
Ce que j'ai vu dans mes voyages ! »
À ce loyal empressement,
En bravos chaleureux toute la cour éclate.
Du prince il va baiser la patte,
Et commence, au milieu d'un applaudissement
Qui l'encourage et qui le flatte :
« Or donc, en quittant la forêt,
Guidé par le hasard dont la loi nous gouverne,
Après avoir franchi le mur qui l'entourait,
Je vis une grande caverne.
Des sentiers en cailloux, un terrain sans gazon,
Des ruisseaux, de la fange vile,
Des trous sans air, un ciel sans horizon,
Je soupçonnai que c'était une ville.
Il faisait nuit : je vis une bête à deux pieds
Sous le poids d'un long corps péniblement ployés.
Sans poil, sans plume, enfin ce que l'on nomme
Un homme.
Maigre comme un bélier qu'on chasse du troupeau,
N'ayant que les os sous la peau,
Regard éteint et pauvre mine,
Un vrai squelette décharné,
Que j'eusse dédaigné par un temps de famine
Dans un jour passé sans dîné.
Sans m'expliquer pourquoi son sort piteux m'afflige:
Et qui donc t'a réduit en cet état? lui dis-je.
– Des monstres, cria-t-il tout pâle de courroux ;
Si je vous les nommais, hélas! le croiriez-vous,
Vous, bêtes, à qui la nature
Toujours gratis voulut donner
L'air, le jour, la lumière pure,
Vous ne pourriez pas deviner !
Chez nous, où la justice a, dit-on, son empire,
La lumière et ses doux rayons,
Le jour, l'air même qu'on respire
Sont des choses que nous payons.
Pour le riche, c'est peu sans doute.
Mais, cet été, la grêle a ravagé mon champ,
Et, pour dernier malheur, un perfide marchand
M'a volé mon avoir dans une banqueroute.
Payez! payez ! dit-on; mais quel moyen
De payer quand on n'a plus rien?
Soudain, pour m'arracher la somme
Avec main-forte et l'œil plein de fureur,
Dans ma chaumière, un soir, je vois entrer un homme...
Non, un loup! ... qu'on appelle huissier ou procureur.
Je leur demande en vain grâce pour l'existence :
Ils me pompent Je sang, me prennent ma substance;
Par leurs griffes saisi, morcelé, déchiré,
Je meurs en maudissant leurs traitements atroces!
Malheur à ces bêtes féroces,
Mes frères, qui m'ont dévoré!
Du pauvret qui se désespère
Je m'éloigne ... je sors de cet affreux séjour.
En traversant, au point du jour,
Un pré, voisin de ce repaire,
J'entends un cliquetis de fers entre-croisés.
Devant quatre amateurs regardant en silence,
Deux hommes, face à face, à trois pas sont posés ;
L'un recule et mollit ; l'autre approche et s'élance ;
La pointe en mille tours vient effleurer leurs flancs,
Et chacun, le front rouge et le visage pâle,
Cherche à pousser à l'autre, avec de faux semblants,
Ce qu'un cuisinier pousse au poulet qu'il empale.
Tout à coup l'un d'eux tombe, et de son sein blessé
Le sang part ! Le vainqueur, sur le vaincu baissé,
Se hâte de sucer sa blessure, pour boire
Tout chaud sortant du corps percé
Ce sang, le prix de sa victoire !
Je fuis pour ne pas voir ce régal odieux,
Et, de bien loin, j'entends d'une voix lamentable
Le mourant s'écrier : Est-ce ainsi, justes dieux !
Qu'un homme traite son semblable!
De cette horrible impression
Un jour entier j'eus l'âme atteinte;
Mais le changement d'air et la distraction
En chassèrent enfin l'empreinte.
Je poursuis mon voyage, et voilà qu'un matin
J'entre dans un pays lointain.
Un spectacle fort beau devant moi se présente :
Deux groupes, de couleurs et d'habits différents,
Ainsi que des troupeaux alignés sur deux rangs,
Déroulent leur foule imposante.
Ah ! voilà, me dis-je enchanté,
Des amis! Dans leurs yeux cette chaleur qui brille,
C'est l'esprit de fraternité!
C'est l'amour que rassemble une solennité
Ou quelque fête de famille !
Je n'avais pas fini que soudain dans les airs
Semble éclater la foudre et gronder le tonnerre!
On dirait aux fracas, aux lueurs des éclairs,
Que la terre vomit l'arsenal des enfers :
C'étaient mes bons amis qui se faisaient la guerre!
Sous prétexte qu'ils sont vêtus de gris, de bleu,
Que leur fourrure est noire ou verte,
Du sein de leur masse entr'ouverte
Ils échangent les cris, le plomb, le fer, le feu.
Ainsi que des épis sous l'orage ou la grêle,
Les frères gris et bleus dans un ruisseau de sang
Tombent et roulent pêle-mêle ;
Les frères noirs et verts les foulent en passant,
Et celui qui les mène, homme de grande taille,
Leur crie : Allons, enfants! bravo! je suis vainqueur!
Mangeons-leur le foie et le cœur !
C'est le dessert de la bataille!
Ce met est à peine entendu,
Sur le reste qui fuit le flot se précipite...
Et, craignant avec eux de me voir confondu,
J'imite les fuyards et détale au plus vite l
L'esprit de tant d'horreurs brisé,
Las du monde civilisé,
Je voulus explorer, pour clore l'aventure,
Ce nouveau monde tant vanté
Dans les cours de littérature,
Où respire, innocent dans sa simplicité,
L'homme tout frais éclos des mains de la nature.
Par bonheur un navire allait tenter les flots :
Entre quelques colis, la nuit, je m'intercale ;
Je passe inaperçu, caché dans les ballots,
Et je me glisse à fond de cale
Sans être vu des matelots.
Le vent est sans caprice et la mer sans orage.
Deux mois, tapi discrètement,
Je vogue, ayant pour tout potage
Quelques mauvais dindons qu'on transportait en cage
Et dont je vivais sobrement.
On prend terre; en deux bonds je touche le rivage.
Je traverse des monts, des déserts, de grands bois,
Et trouve avec transport pour la première fois
Ce qu'on nomme un pays sauvage.
Salut, belles forêts! salut, champs fortunés,
Où la créature naïve
N'a pas encor perdu sa fraîcheur primitive !
Où de leur pureté native
Les instincts naturels ne sont pas détournés!
Où, de nos passions ignorant la chimère,
Les hommes sont entre eux comme des nouveau-nés
Jouant sur le sein de leur mère !
Pendant que je chantais cet hymne, tant soit peu
Empreint de couleurs moyen âge,
J'entrevois la lueur d'un feu
Brillant à travers le feuillage.
Je ne sais quel parfum de jus ou de ragoût
Vient charmer mon palais et réveiller mon goût.
Une odeur grasse et caressante
En tourbillons fumeux vers moi semble ondoyer,
Et j'entends qui crépite aux flammes du foyer
Une chair fort appétissante.
Près de cet appareil blotti,
Un musicien jouait une note criarde,
Et d'hommes demi-nus une ronde hagarde
Dansait alentour du rôti.
Curieux, je regarde ; affamé, je m'approche,
Espérant du gigot happer quelque quartier…
Que vois-je? dieux puissants! c'était un homme entier
Qu'on faisait cuire au tourne-broche ! »
– Assez ! assez ! cria le roi des loups,
D'autres tableaux je te fais grâce !
Les dieux en soient loués! il existe une race
Plus perverse encore que nous !
C'est vous, engeance criminelle,
Vous qui traitez mon peuple de forban
Et qui voulez le mettre au ban
De votre histoire naturelle !
Nous croquons, il est vrai, tant que nous le pouvons,
Et surtout quand la faim nous presse,
Poulets, dindons, canards et brebis, sotte espèce
Qu'aux bontés des dieux nous devons.
De la nutrition c'est la règle suprême,
Et nous mordons à l'homme même
Quand par hasard nous en trouvons ;
Mais nous n'imitons pas ses mœurs abominables !
D'un terrible appétit si nous sommes pourvus,
Dans quel siècle nous a-t-on vus
Porter la dent sur nos semblables?
Devant ces exemples affreux
Soyons fiers de ce que nous sommes ;
Les loups valent mieux que les hommes,
Ils ne se mangent pas entre eux !
RÉSUMÉ :
Le roi des Loups est tombé sur un livre dans lequel le loup est présenté comme le plus méchant des êtres vivants, sanguinaire et cruel par nature. Pour le vérifier, il demande à un vieux courtisan d'aller parcourir le monde pendant six mois pour observer les hommes. À son retour, le vieux loup rapporte ce qu'il a vu.
D'abord, dans une ville, il a rencontré un homme d'une maigreur extrême, ruiné par les huissiers qui lui ont pris le peu de biens qu'il avait. Puis, dans un pré, il a vu deux hommes qui se battaient en duel: à l'issue du combat, le vainqueur a sucé le sang de celui qu'il a blessé à mort. Dans un pays lointain, le loup s'est trouvé entre deux armées alignées l'une en face de l'autre qui, bientôt se sont engagés dans une bataille féroce ; à la fin, épouvanté, il entendit le chef vainqueur qui poussait ses hommes à manger le foie et le coeur des vaincus. Quittant le monde dit civilisé, le loup s'embarqua alors pour le nouveau monde : là il trouva des anthropophages qui faisaient cuire un homme entier à la broche.
Ayant entendu ce rapport, le roi des Loups en conclut que la race humaine était bien plus perverse que les loups qui, certes, tuent pour se nourrir, mais qui, à l'évidence, valent mieux que les hommes, puisqu'il ne se mangent pas entre eux.
UN SONGE DANS L'ATTIQUE
Par une de ces nuits où le ciel de la Grèce
Verse de ses splendeurs la pompe enchanteresse,
Alors que l'Ilyssus, dans son flot calme et pur,
Réfléchit l'horizon endormi dans l'azur,
J'errais seul, au hasard, berçant dans ma pensée
Leur tristesse présente et leur grandeur passée.
Je contemplais, ému d'un deuil religieux,
Ces rivages déserts que remplissaient les dieux,
Et tandis que, plongé dans cette sombre étude,
Interrogeant au loin la morne solitude,
Sur les tronçons d'un dieu par la rouille meurtris,
J'écoutais les douleurs de ces muets débris,
Dans l'assoupissement de la nature entière
Je sentis lentement se fermer ma paupière
Et tout se confondit, océan, terre et cieux,
Dans le sommeil profond qui vint baigner mes yeux !
Tout à coup, dans l'éclat de sa gloire imposante,
Belle comme jadis, Athènes se présente,
Splendide et fière, avec ses monuments épars,
Ses temples radieux, ses chefs-d'œuvre des arts !
Mais du cyprès des morts ses places sont couvertes ;
Un flot de peuple sort par ses portes ouvertes,
Et la foule, mêlant sa voix aux chants de deuil,
De ces regrets pieux accompagne un cercueil :
« Le grand homme n'est plus dont la sage tutelle
À créé les splendeurs de la ville immortelle !
Mais tant que ces remparts, ces temples, ces palais,
Marbres où fut gravé ton nom, ô Périclès !
De ton siècle éclatant retraceront l'histoire,
Le monde, en admirant, y relira ta gloire ! »
Sur les mânes sacrés arrosés de ses pleurs,
Le cortège répand les palmes et les fleurs ;
On invoque Pluton ; une immense hécatombe
D'un sang expiatoire environne la tombe.
Puis la foule rentra, sans parole, sans bruit ;
Bientôt vint le silence, et puis après la nuit.
Soudain dans un rayon, chassant les vapeurs sombres,
Je vis à mes côtés surgir deux grandes ombres :
L'une était d'un mortel ; son front, plein de fierté,
Semblait porter écrit : Génie et volonté !
ll avait ce regard ferme, immuable, austère,
Qui sait régler des lois la vigueur salutaire,
Et qui courbe à genoux, d'un éclair souverain,
La foule, fier coursier qui rugit sous le frein.
La seconde, alliant la grâce à la noblesse,
Le suivait... et son port révélait la déesse.
Le grave oiseau des nuits sur son casque brillant
Planait, l'œil demi-clos, l'aile ouverte et veillant,
Pendant qu'elle portait, emblèmes de vaillance,
D'un bras son bouclier et de la main sa lance !
Mon cœur les reconnut à leurs divins reflets :
L'une, c'était Minerve, et l'autre, Périclès.
« Ô des hardis pensers sévère inspiratrice,
Lui dit-il, du travail puissante protectrice,
Pardonne si ma voix, te troublant dans les cieux,
T'enlève pour me suivre à l'entretien des dieux ;
Mais à peine mon ombre, échappée à la terre,
Aux champs élyséens s'égarait solitaire
Qu'au livre où du destin les arrêts sont gravés
J'ai lu que ces palais par ton peuple élevés,
Superbe expression d'un art qui te proclame,
Devaient subir l'affront du fer et de la flamme,
Et que le sol un jour couvrirait leurs lambeaux,
Comme ces corps couchés dans l'oubli des tombeaux !
S'il faut qu'un tel outrage, attaquant ta puissance,
Souille l'asile auguste où la Grèce t'encense,
Qui donc à l'avenir voudra chez les mortels
Solenniser ton culte et parer tes autels ? »
Mais d'une voix profonde et calme en sa tristesse :
« Ô mon fils ! répondit l'imposante déesse,
Lorsqu'aux pages de fer il grave ses arrêts,
Nul ne peut du destin corriger les décrets.
Oui, tout ce qui doit naître et tout ce qui respire,
Vivants, inanimés, sujets du même empire,
Contre l'ordre fatal à toute heure luttant,
Sont livrés sans défense aux caprices du temps
Qui, pour ce qui n'est pas détruisant ce qu'il fonde,
En le décomposant recommence le monde.
Le temps même, le temps trouve dans les humains
Les plus grands ennemis du travail de ses mains,
Lorsqu'aux chocs de la guerre ou des haines civiles
Ils foulent, en passant, les peuples et les villes.
Tu verras dans ces murs se coucher triomphants
Des belliqueux Romains les indignes enfants,
Puis ce peuple pour sceptre ayant un cimeterre
Qui voudrait au Croissant assujettir la terre
Et qui dispersera, sous ses foudres pesants,
Le reste des débris épargnés par les ans !
Ah ! n'accusez donc pas les dieux qui vous punissent !
Mortels, à nos décrets vos discordes s'unissent ;
Votre race elle-même expire sous vos coups,
Et le destin barbare est moins cruel que vous. »
Mais Périclès : « Ainsi, ma juste confiance
À mon secours en vain appela ta science,
Ô Phidias, ôtoi dont le ciseau savant
Dans le roc animé sculptait un dieu vivant !
En vain j'ai rassemblé pour accomplir mes rêves
Tes rivaux, tes amis, nos maîtres... tes élèves !
Artistes orgueilleux de servir sous ta loi
Et que tu proclamais aussi puissants que toi !
Oh ! c'était cependant un spectacle sublime !
Du mont inabordé découronner la cime,
Élever au sommet de l'immense rocher
Ces marbres qu'aux regards un dieu voulut cacher ;
Semer sur le fronton des colonnes superbes
Ces feuillages de pierre épanouis en gerbes ;
Dans le roc vierge encor tailler ces escaliers ;
Sous les cintres du dôme aligner ces piliers ;
Verser royalement dans cette architecfure
Le goût le plus exquis, la plus riche nature ;
Unir du même honneur dans ce labeur parfait,
Le sage qui l'ordonne au peuple qui le fait ;
Créer au vaste accord d'une même pensée
L'œuvre immense, aussitôt finie et commencée ;
Et se dire qu'un jour de la même hauteur
Tomberont confondus l'œuvre et le créateur !
Ô douleur ! ô regrets ! ô vol fait à ma cendre !
Dans la nuit éternelle il me faut donc descendre !
Monuments qui deviez m'affranchir du trépas,
Puisque vous périrez, mon nom ne vivra pas !
– Aveugle ambitieux ! s'écria la déesse,
Qui bâtis sur le sable et parles de sagesse !
Qui sur la pierre ou l'or veux fixer l'avenir !
Il n'est qu'un monument qui ne doit pas finir :
La pensée ! Écoutons ! Quel homme dans Athènes
Convoque tout un peuple aux armes ? Démosthènes !
Il parle : aux Grecs tremblants il dicte leur devoir ;
Du tortueux Philippe il combat le pouvoir ;
Farouche, impétueux, invincible, implacable,
Il l'accuse, il l'attaque, il l'étreint, il l'accable ;
Il déchaîne à son gré tous les cours frémissants,
Et Philippe en sa cour frissonne à ses accents.
Grèce, que votre amour de respects l'environne !
Liberté qu'il protège, offre-lui ta couronne !
Tous ceux qu'il a sauvés de l'âme applaudiront ;
Et si de cette palme attachée à son front
Eschine ose envier la splendeur citoyenne,
Qu'en disputant de gloire, il y trouve la sienne !
Dieux ! que d'illustres noms à ta suite accourus !
C'est Xénophon, contant l'enfance de Cyrus !
Thucydide, Hérodote, éclaireurs de l'histoire,
De l'Antiquité morte exhumant la mémoire,
Dans le tableau des mœurs que leur plume a tracé
Instruisent l'avenir par la voix du passé !
Mais quelle est cette foule en cette vaste enceinte
Qui, haletante, écoute et palpite de crainte ?
Aux lueurs du Tartare, en noirs habits de deuil,
Voici de pâles rois arrachés au cercueil !
Comme si le tombeau n'était qu'un vain refuge,
Ils viennent, désarmés, passer devant leur juge !
Ô de la tragédie indicibles terreurs !
Forfaits des souverains, politiques fureurs,
Longues inimitiés, amours illégitimes,
Déplorables bourreaux, déplorables victimes,
Aujourd'hui sans flatteurs à la justice offerts,
Pour un enfer nouveau sortez de vos enfers !
Les yeux brûlés de pleurs, la main de sang rougie,
Viens, Eschyle, farouche en ta mâle énergie !
Fais rugir, sur le roc enchaîné sans retour,
L'immortel patient de l'immortel vautour !
De Sophocle éploré muse simple et savante,
Viens émouvoir les cœurs que ton maître épouvante !
Avec la pitié sainte épurant son effroi,
Attendris l'innocence au sort d'OEdipe roi,
Et que l'homme, à ses maux goûtant de divins charmes,
Souffre de sa souffrance et pleure de ses larmes,
Pendant que, philosophe au milieu des malheurs,
Et de son doute impie attristant nos douleurs,
Euripide, coupable en son double anathème,
Sur la femme et les dieux épanche le blasphème !
Salut, tyrans de l'âme et par Thémis choisis
Pour frapper les méchants du fouet de Némesis !
Venez, resplendissants de vos palmes épiques,
Remplir de vos terreurs nos fêtes olympiques !
Entrez, inspirateurs des grands frémissements,
Dans l'immortalité des applaudissements !
Quel est ce ris malin au masque diaphane ?
Ridicules, tremblez ! j'entends Aristophane !
Mais l'écho porte au loin des sons audacieux !
C'est l'ode, déployant ses strophes dans les cieux !
Dans l'essor magnifique où sa lyre s'égare,
Dieux ! soyez attentifs ! c'est le chant de Pindare !
Mais quelle est, près de lui, formée à ses leçons,
La vierge qui prétend au prix de ses chansons ?
Un doigt de femme touche à la lyre divine ;
Le vainqueur aujourd'hui combat avec Corinne,
Et Pindare vaincu cède à tes doux concerts,
Toi, belle en ta beauté, mais plus belle en tes vers !
Tandis qu'avec Moschus, Bion et Théocrite,
L'idylle suit aux champs sa muse favorite ;
Que, pressant une coupe entre ses doigts tremblants,
Anacréon de fleurs couvre ses cheveux blancs,
Vous qui faites penser la matière immortelle,
Venez, Parrhasius, Apelle, Praxitèle !
L'Olympe sous vos mains renaît plus radieux ;
Xeuxis, rends-nous l'amour ; toi, Phidias, les dieux !
Ami de la vertu qu'enflamme la science,
Déroule en ses trésors ta vieille expérience,
Hippocrate ; dis-nous par quels secrets accords
Se forme ou se détruit l'édifice des corps !
Grâce à toi, qui nous vois vivre, souffrir et naître,
Nous serions immortels si l'homme pouvait l'être ;
Mais, puisqu'il doit finir, fatale loi du sort,
Viens étendre sa vie et soulager sa mort !
Parle, divin Platon, et toi qui fus son maître,
Socrate, viens apprendre au monde à se connaître !
Portez votre scalpel incisif et moqueur
Dans les coins de l'esprit, dans les replis du cœur !
Brisez les prismes vains dont le faux se colore,
Et révélez son âme à l'homme qui l'ignore !
Préparez l'univers au dieu nouveau venu,
Qui naîtra dans l'opprobre et vivra pauvre et nu,
Qui doit anéantir nos majestés suprêmes,
De nos temples déserts nous exiler nous-mêmes,
Et, du haut d'une croix, montrer au monde ancien
Un Dieu devant lequel tous les dieux ne sont rien !
Voilà les monuments d'impérissable gloire
Qui de ton siècle éteint rediront la mémoire ;
Ô Périclès ! voilà les frontons éclatants
Où reluira ton nom victorieux du temps !
Le marbre doit périr ; mais la pensée altière
Verse sur l'avenir ses torrents de lumière.
Le génie et les arts, les sublimes écrits,
Héritage sacré des célestes esprits,
Âme vivante encor dans les races lointaines,
Ô Périclès ! voilà l'éternité d'Athènes ! »
Elle dit. Et pendant qu'à son charme soumis,
Périclès se penchait sur l'avenir promis,
La déesse, embaumant les airs de son passage,
S'effaça par degrés dans l'azur sans nuage ;
Tous les deux à la fois disparurent aux yeux :
L'un rentrait aux enfers, et l'autre dans les cieux !
Je m'éveillai !
Déjà sombre et brumeux encore,
L'Hymette se dorait aux rayons de l'aurore ;
L'oiseau volait joyeux à son riant butin,
L'abeille au miel et l'homme au labeur du matin.
Soudain sur le rivage accourt, grandit et roule
De travailleurs pressés une bruyante foule,
Qui, pesant sur le fer avec un bras d'airain,
Aux flancs du roc rebelle entr'ouvrent le terrain.
Autour des vieux remparts tout s'agite et s'anime ;
Comme s'ils cherchaient l'or recélé dans l'abîme,
Ils creusent, et du sol surgissent tour à tour
Les marbres étonnés de revenir au jour ;
La terre, avec effort découvrant ses entrailles,
Rend ces trésors mêlés au sol des funérailles,
Chefs-d'œuvre mutilés, vestiges précieux,
Images des héros, simulacres des dieux !
Granits où les burins ont fouillé leurs sculptures,
Portails où les pinceaux ont gravé leurs peintures,
Témoins silencieux, aujourd'hui palpitants,
Des siècles enterrés par l'homme et par le temps,
Ainsi que des captifs chantant leur délivrance,
Débris, ressuscitez ! Ainsi le veut la France !
Noble France ! c'est toi qui finis le long deuil
De la Grèce asservie et d'Athène au cercueil,
Toi qui, donnant à tous ton sang et ton courage,
De toute barbarie anéantis l'ouvrage !
Toi que Dieu même enchaîne au devoir glorieux,
De sauver ce qui tremble ou tombe sous les cieux !
Mais la terre sacrée où fut le grand Homère
N'est-elle pas ta sœur, n'est-elle pas ta mère ?
Amour des justes lois, vaillance et liberté,
De toutes ses splendeurs n'as-tu pas hérité ?
Reine par le talent, la grâce et l'harmonie,
N'as-tu pas la vigueur, n'as-tu pas le génie ?
Contemple autour de toi les chefs-d'oeuvre des arts ;
Sur ton beau sol peuplé ces monuments épars ;
Horizon de palais qui sous notre œil s'entr'ouvre,
Est-il un Parthénon qui vaille notre Louvre ?
Phidias, à l'éclat joignant la majesté,
Donne au marbre assoupli la vie et la beauté ;
Pindare chante encore, et sa lyre attendrie
Fait vibrer dans les cœurs l'écho de la patrie.
N'as-tu pas tes penseurs, Aristotes profonds,
Tes Socrates assis près de tes Xénophons ?
Dans ses jours de splendeur, dans ses jours d'infortune,
Démosthènes encore éclate à la tribune !
Que veut Aristophane et son masque malin ?
Ménandre lui lira les vers de Poquelin ;
Aux tragiques tableaux notre pitié s'éveille ;
Et qu'importe Sophocle à qui montre Corneille ?
La France a recréé, Panthéon radieux,
Ses sages, ses héros, ses grands hommes, ses dieux ;
La France, reine et mère en prodiges féconde,
Regarde, ô Péricles, c'est l'Athènes du monde !
RÉSUMÉ :
S'étant endormi à Athènes près des ruines antiques, le narrateur fait un rêve. Il assiste d'abord aux funérailles de Périclès, près des splendides monuments dont il a orné la ville. Puis apparaît Périclès lui-même, dialoguant avec la déesse Minerve.
Périclès dit que, dès son arrivée aux Champs-Élysées, il a appris que les monuments d'Athènes seraient un jour en ruine et disparaîtraient. Minerve lui rappelle que toutes choses sont destinées à disparaître, victimes du temps ou des hommes, qu'Athènes tombera aux mains des Romains puis de l'Islam conquérant.
Périclès, en pensant à Phidias et à tous ceux qui ont travaillé sur l'Acropole, se désole à l'idée que tout, même son nom, doit disparaître. Alors Minerve lui enseigne que la pensée, elle, ne doit pas finir : Démosthène, Eschine, Xénophon, Thucydide, Hérodote seront toujours là pour instruire l'avenir ; et les grands tragiques, Eschyle, Sophocle, Euripide, connaîtront l'immortalité des applaudissements. Et puis Minerve cite Aristophane, Pindare et sa rivale Corinne, Théocrite, Anacréon, Hippocrate, Socrate, Platon, tous préparant la venue d'un dieu nouveau, d'un dieu à la croix, qui abolira tous les autres dieux. Tous ces écrivains, tous ces artistes, c'est là l'éternité d'Athènes..
Voilà ce que dit Minerve avant de regagner le ciel; alors Périclès retourne aux enfers et le narrateur s'éveille. Il voit alors arriver une foule de travailleurs : ce sont les archéologues français occupés à retrouver les restes et les chefs-d'oeuvre de l'Antiquité.
Alors Lesguillon termine par un éloge de la France, digne héritière de la Grèce antique. Car son Louvre vaut bien le Parthénon, et ses penseurs valent bien les Aristotes, les Socrates, les Xénophons ; Molière vaut bien Aristohane et Corneille Sophocle. Désormais la France est bien devenue l'Athènes du monde!
LES PEINTRES D'APRÈS NATURE
Dans un beau champ de foire où les badauds pressés,
Admirant l'éclat des boutiques,
Contemplaient des beaux-arts les chefs-d'oeuvre entassés,
Sous les bazars de planche à la hâte dressés
Pour accaparer les pratiques ;
Où trente charlatans, beuglant sur leurs tréteaux
Au son de la trompette et des tambours de basque,
Vantaient aux amateurs leur spectacle fantasque
En lettre majuscule inscrit sur des poteaux,
Deux enseignes surtout, brillantes, fastueuses,
Flottant comme des étendards,
Par leur teneur piquante attiraient les regards
Des commères tumultueuses.
On lisait sur chacune, écrit en larges traits :
"Un tel, peintre fameux dans l'Europe et la France,
À bon marché fait les portraits ;
On garantit la ressemblance !"
Or, quels étaient, si parfaits dans un art
Où rien n'est bon sans l'excellence,
Ces artistes rivaux, dont la noble insolence
Faisait aux amateurs si douce violence ?
C'était le Singe et le Renard !
Mais qui donc le premier avait eu cette idée ?
La chronique ne le dit point ;
Mais, s'il faut consulter pour éclaircir ce point
La réputation à tous deux accordée,
Le Renard serait l'inventeur,
Et le Singe, volant qui l'avait mal gardée,
N'en serait que l'imitateur !
Regardez, en effet, pour attraper sa proie,
Les stratagèmes du Renard :
Que de finesses il emploie !
Demandez plutôt au canard,
Informez-vous-en près de l'oie !
Ses ruses, il est vrai, n'ont rien de bien nouveau ;
Sur un thème connu chaque nuit il opère ;
Jamais piège imprévu ne sort de son cerveau :
Il fait comme faisaient son aïeul et son père.
Mais qui donc ici-bas oserait se vanter
D'inventer ?
En objets sérieux aussi bien qu'en folie,
L'homme, après bien des jours passés à méditer,
Ne trouve que ce qu'on oublie.
Mais le Singe a si peu d'imagination :
À copier autrui son talent se limite ;
Tout ce qu'il voit faire il l'imite,
Mais c'est avec perfection !
Il pique, pince, frappe, assomme,
Par caprice et non par penchant ;
Il contrefait si bien que, lorsqu'il est méchant,
On penserait que c'est un homme !
Enfin que l'un et l'autre ou qu'un seul l'ait trouvé,
Que ce fût une idée ou pillée ou commune,
Voici ce qu'ils avaient rêvé
Comme un grand moyen de fortune :
Chacun s'était fait peintre... Où l'avaient-ils appris ?
Qu'importe ! Point n'est là le sujet en litige ;
Il suffit qu'ils l'étaient, et j'en sais à Paris
Plus d'un qui d'un cachet n'a pas payé le prix
Et qui passe pour un prodige.
Les voilà donc pour leur début.
Chacun à son voisin disputant la victoire,
Alléchés par le double but
Du bénéfice et de la gloire.
D'après cet avis singulier
Qui les surprend et les appelle,
Les curieux, flottant entre chaque atelier,
Choisissent l'un ou l'autre Apelle.
Sitôt que l'amateur entrait,
Le Singe devant sa figure
Présentait une glace pure
Reflétant le plus léger trait,
La couleur, la nuance et jusqu'au pli secret
Que gravent sur la peau les ans ou la nature.
C'était de la personne un décalque vivant.
Et, comme en plus d'un genre il était fort savant,
Notre Singe, s'aidant d'un composé chimique,
Sur la glace fixait ce qu'elle avait reçu.
Qu'on fût laid ou charmant, sérieux ou comique,
Qu'on eût le teint bronzé, le front creux ou bossu,
Le portrait devenait une œuvre académique.
Soudain le modèle étonné
De ce procédé hors d'usage,
Reconnaissant ses yeux, son menton et son nez,
Croyait que c'était son visage
Des mains du Créateur de nouveau façonné.
À l'aspect de la noble étude,
Les amis, les voisins, juges officieux,
En détaillaient à qui mieux mieux
La parfaite similitude.
"Ce n'est pas même ressemblant,
Disait-on ; miracle suprême !
Voilà ce cher ami lui-même,
Cet imbécile, il est parlant !
C'est bien là son teint jaune avec sa grande bouche !
Son rire qu'il croit fin et qui n'est qu'envieux !
Comme on voit qu'il est sot ! comme on sent qu'il est vieux !
C'est frappant ! j'ignorais qu'il louche !"
Mais le modèle, épouvanté
Du mérite d'un tel ouvrage,
S'enfuyait, le cœur plein de rage,
Devant cette unanimité,
Et, de mots outrageants gonflant sa patenôtre
En refusant le chef-d'œuvre vanté
S'allait faire peindre chez l'autre.
Or, l'autre était maître Renard.
Mais ce n'était pas un novice
Ignorant le fin de son art !
De la nature même il corrigeait le vice ;
Mettant les agréments en place des défauts,
En air ouvert et franc il changeait un air faux ;
Faisait d'un négrillon une piquante brune
Et rendait digne et belle une face commune ;
D'un crâne étroit et resserré
Il élargissait la surface ;
À la maussaderie il prêtait de la grâce,
L'œil terne était brillant et le fade acéré ;
Aux lèvres de travers il donnait le sourire
Qui, sans promettre rien, dit plus qu'il ne veut dire ;
Au jaloux un regard plein de tendre amitié ;
À l'idiot l'expression maligne ;
Des nez un peu camards il prolongeait la ligne,
Ou des nez par trop longs il rognait la moitié,
Et, comme d'un œil seul il suffit qu'on nous lorgne,
Il peignait de profil lorsque l'homme était borgne.
Transfiguré soudain, beau comme un Apollon,
Le modèle joyeux payait cher son image,
Et, dans un cadre d'or l'offrant, fidèle hommage,
L'appendait en soleil aux murs de son salon.
Puis son aimable compagnie,
Dans un grand dîner réunie,
Criait tout d'une voix : "Dieu ! comme c'est parfait !
C'est un mélange heureux de force, d'harmonie ;
Quelle lumière et quel effet !
Comme on a bien tracé son âme et son génie !
La nature n'a pas mieux fait !"
Du pauvre Singe, hélas ! la chute fut complète !
Àcompter de ce jour il n'eut pas un client,
Et même le dernier, de colère, en fuyant,
Brisa son chevalet et creva sa palette.
Le Renard, au contraire, entouré, bien traité,
Ramassa plus d'argent qu'un âne en eût porté ;
Ce furent des accueils, des couronnes, des fêtes ;
Par le souverain même il se vit honoré ;
Il fut cherché, considéré :
Surtout chez le beau sexe il eut force conquêtes,
Et si, comme chez nous, il adorait les bêtes,
Les femmes l'eussent adoré.
Et comme son rival, pleurant cette espérance
Qui devant lui marquait un glorieux sentier,
D'un injuste public blâmant la préférence
Et le nommant gâte-métier,
Lui disait : "Cependant du daguerréotype
Reproduisant l'austérité,
J'avais pris le vrai pour principe
Et pour moyen la loyauté !
– Tu n'étais qu'un franc imbécile,
Répliqua le Renard ; d'un état difficile
Tu suivais le mauvais côté.
Des mortels, vois-tu bien, la nature est ingrate ;
L'homme ne consent pas à se voir tel qu'il est ;
Dès qu'il s'est reconnu, soudain sa rage éclate ;
Disons-lui qu'il est beau, surtout lorsqu'il est laid.
Mieux vaut le mensonge qui flatte
Que la vérité qui déplaît.
D'après nos résultats, réponds-moi, que t'en semble ?
Il faut de la faiblesse exploiter le secret ;
Quand on fait faire son portrait,
Ce n'est pas pour qu'il nous ressemble !"
RÉSUMÉ :
Sur un champ de foire, deux artistes proposaient aux badauds de faire d'eux un portrait parfaitement ressemblant: c'étaient le Singe et le Renard.
Le Singe, lui, s'inspirant de la daguerréotypie, parvenait, grâce à un composé chimique, à fixer sur un miroir l'image parfaite du visage ; mais ses clients étaient épouvantés de se voir tels qu'ils étaient réellement.
Le Singe, plus malin par nature, faisait tout son possible pour embellir ses sujets en corrigeant tous leurs défauts. Alors que le Singe n'avait plus un client, le Renard gagnait beaucoup d'argent et était honoré, surtout par les femmes.
Il expliqua au Singe déconfit que les hommes aiment le mensonge qui les flatte, alors que la vérité leur déplaît: s'ils font faire leur portrait ce n'est bien sûr pas pour qu'il leur ressemble.
LE COMTE DE LA MARGRAVE
C'était un soir d'hiver, quand le ciel attristé
Mêle une nuit plus sombre à ses jours sans clarté ;
À l'heure où, se pressant sous la lampe bleuâtre,
La famille au château s'assemble autour de l'âtre,
Heure grave et terrible où, couverts de lambeaux,
Les esprits inquiets, sortis des froids tombeaux,
Reviennent, couronnés de livides lumières,
Aux vivants oublieux demander des prières.
Minuit retentissait à l'airain du beffroi ;
La nature elle-même ajoutait à l'effroi :
La tempête, au dehors déployant ses ravages,
Éclatait dans l'espace en hurlements sauvages ;
L'aquilon, jusqu'à nous courant du fond des bois,
Tantôt jetait des cris comme un monstre aux abois,
Tantôt, des corridors envahissant l'enceinte,
Sa fureur en éclats succédait à la plainte,
Et, comme pour s'ouvrir aux assauts redoublés,
La porte s'agitait sur ses gonds ébranlés.
Tout le monde en silence écoutait sa pensée ;
Et bien souvent, saisi d'une haleine glacée,
Chacun derrière soi regardait en tremblant
S'il allait voir entrer quelque fantôme blanc.
Tout à coup on entend un soupir !
C'est l'aïeule
Qui, toute la soirée ayant sommeillé seule,
Bercée à l'entretien du cercle qui causait,
S'éveillait en sursaut, alors qu'il se taisait,
Et qui, pour ranimer son muet auditoire,
D'un monotone accent nous conta cette histoire.
I
Voilà quatre-vingts ans, le fait n'est pas ancien,
Qu'auprès d'ici vivait un grand nécromancien.
Mais comme à l'apparence il faut peu qu'on se fie !
On le croyait plongé dans la philosophie ;
Au collège royal professeur renommé,
Adoré du public, des régents estimé,
Il venait chaque jour en chaire doctorale
Commenter la logique et traiter la morale.
La classe terminée, à peine de retour,
Il courait s'enfermer au sommet d'une tour,
Défendant que jamais homme ou femme indiscrète
Vînt entr'ouvrir sa porte ou troubler sa retraite.
Malheur à l'imprudent qui, bravant son courroux,
Pouvait risquer la vie et tomber sous ses coups !
Tandis qu'à ses décrets, en servante soumise,
Berthe, sans murmurer, devant la nappe mise,
L'attendait, maître Albert, caché dans son réduit,
Y passait tous les soirs et bien souvent la nuit.
Là, dans les vieux écrits, legs de l'expérience,
Du grand art de penser il puisait la science,
Disait-il ; il lisait les pages des savants
Dont la parole austère enseigne les vivants.
Mais tout cela, mensonge ! exécrable imposture !
Savez-vous dans quel livre il cherchait sa lecture ?
Dans ce volume impie où des esprits pervers
Ont transmis le secret de parler aux enfers
Et, par les procédés de son culte effroyable
D'ouvrir le noir royaume et d'évoquer le diable.
Dans ce séjour si doux qu'il ne pouvait quitter,
Savez-vous quel ami venait le visiter ?
C'est... en le racontant, moi-même j'en frissonne !
C'était Satan, messieurs ! Satan même en personne !
Mais pour qu'il apparaisse à notre bon plaisir,
C'est qu'il ne suffit pas d'un souhait, d'un désir !
Il faut tout l'attirail de l'appareil magique,
Des conjurations la formule énergique
Et les mots consacrés dont le roi Salomon
Soumettait le caprice ou l'orgueil du démon.
Pour mettre à sa malice un invincible obstacle,
Il faut graver au sol les lignes du pentacle,
Et se tenir debout, sans trembler, sans fléchir,
Dans le cercle mystique et qu'il ne peut franchir.
Rituel du Talmud ! cérémonie étrange !
Il faut surtout, il faut, quand Satan se dérange,
Car tout être a son vice et Satan les a tous,
Lui présenter les dons qui caressent ses goûts :
Le sang d'un nouveau-né tout chaud encore à boire,
Le pain eucharistique arraché du ciboire,
L'ossement d'un chrétien au sépulcre ravi,
Gages d'un sacrilège ou d'un crime assouvi.
Sans quoi sa majesté, rugissant de colère,
Vous étrangle sur place en guise de salaire.
Voilà le compagnon, voilà les passe-temps
Qui de notre docteur occupaient les instants.
Et, se portant en foule à sa classe applaudie,
Le peuple émerveillé disait : Il étudie !
II
Parmi ces bonnes gens que sa gloire enchantait,
Pourtant, il en est deux qu'un doute tourmentait.
La première d'abord, c'était sa ménagère,
Esprit irréfléchi, cervelle un peu légère,
Mais qui, vers le matin, au petit jour naissant,
Le voyant redescendre, égaré, frémissant,
Craignant d'interroger pour en savoir la cause,
Sans imaginer rien soupçonnait quelque chose.
L'autre était un jeune homme aux charmantes façons,
Qui, du bon professeur adorant les leçons,
Pour se fortifier dans la saine doctrine,
Avait pris logement dans la maison voisine,
Espérant voir le maître et, grâce à ses discours,
S'instruire en l'écoutant et compléter son cours !
Mais de l'esprit humain ordinaire faiblesse !
Ce qu'il apprit chez lui, ce n'est pas la sagesse.
Tandis qu'à son manoir empressé de monter,
Le docteur passait vite au lieu de discuter,
Berthe, en doux sentiments naïve logicienne,
Aux thèses du savant suppléait par la sienne.
Jeune et jolie encor, dans ses épanchements
Elle lui confiait ses peines, ses tourments,
Et son chagrin de vivre à l'ombre renfermée,
À l'âge heureux de plaire et de se voir aimée.
Frédéric, détaillant ses riantes couleurs,
Admirait ses yeux noirs brillants parmi les pleurs ;
Et Berthe, en soupirant, se disait en son âme :
« Quand il sera docteur, je deviendrai sa femme ! »
Hélas ! ce qui troublait et la nuit et le jour
Notre jeune écolier, ce n'était pas l'amour !
À ses entraînements l'homme commande en maître ;
Mais une passion plus forte encor peut-être :
Il était curieux, curieux forcené !
Aristote et diplôme, il aurait tout donné
Pour découvrir quelle œuvre, ou propice ou nuisible,
Accomplissait là-haut le docteur invisible.
Mais Berthe l'ignorait ; puis Albert, en passant,
Lui confiait sa clef d'un air si menaçant !
De ce ton que jamais une esclave n'affronte,
Il lui criait si fort : Que personne n'y monte !
Que Berthe frémissait, et Frédéric, tout bas,
Disait avec fureur : Je ne le saurai pas !
Vingt fois il lui jura de sa voix la plus tendre :
Berthe, sitôt monté, vous me verrez descendre !
Par un serment sacré, Berthe, je le promets !
Berthe était inflexible et répondait : Jamais !
Un jour pourtant, hélas ! cet ascendant suprême,
De l'accent qui supplie et du regard qu'on aime,
D'un cœur déjà vaincu se fraya le chemin,
Et la clef mal gardée échappa de sa main.
III
Le jeune homme triomphe ! Enfin, il va connaître
Ce séjour interdit où nul pied ne pénètre !
Il ouvre ! et tout à coup tressaille épouvanté
Au spectacle effrayant à ses yeux présenté !
Des visages hideux dessinés sur des toiles,
La robe rouge et noire au fond semé d'étoiles,
Du feu qu'on vient d'éteindre un autel encor chaud,
Un bizarre trépied surmonté d'un réchaud,
Le bonnet constellé, la magique baguette,
Un hibou les yeux clos qui sommeille et qui guette,
Des squelettes blanchis dans les angles couchés,
Des serpents par un fil à la voûte attachés,
Qui, remués d'un souffle et nageant dans le vide,
Semblent le menacer de leur gueule livide ;
Tous ces monstres enfin, lugubres ou grossiers,
Meubles de la cabale et trésors des sorciers.
Frédéric a compris cette œuvre solitaire.
D'un secret odieux triste dépositaire,
Il veut fuir ; et pourtant un indicible attrait
Le retient, tout puissant et semblable au regret.
Àcet âge où savoir est un feu qui dévore,
Il voudrait s'éclairer aux choses qu'il ignore,
Et, sur le seuil nouveau malgré lui parvenu,
Pénétrer à son tour dans ce monde inconnu !
Un livre est devant lui, fermé sur une table,
Manuel de l'enfer, registre redoutable,
Où rayonne à trois points, dans un cercle enchâssé,
Le triangle symbole aux chiffres enlacé.
À tourner ses feuillets un vertige l'appelle ;
Il l'ouvre, il l'interroge, il le lit, il l'épelle,
Et prononce bientôt, sans deviner leur sens,
Ces mots prodigieux sur l'enfer tout-puissants !
Un bruit sourd retentit sous la terre profonde ;
La fenêtre s'embrase à la foudre qui gronde,
Une vapeur de soufre et de feu remplit l'air,
Et Satan apparaît au milieu d'un éclair.
Me voilà ! lui dit-il d'une voix menaçante ;
Mais qui donc tente ainsi ma bonté complaisante ?
Parle ! que me me veux-tu ? ne perds pas un instant !
Car partout on m'invoque et le monde m'attend !
À cet accent moqueur dont le timbre résonne
Comme le fer rougi dans l'onde qui frissonne,
Frédéric atterré, frémissant, interdit,
Ne trouve pas un mot à répondre au maudit,
Sa parole se glace et sur sa lèvre expire.
Satan sur un profane a senti son empire ;
Il rugit, il s'agite et, plus noir de fureur,
Par des cris insultants ajoute à sa terreur !
Il cherche ! Il ne voit pas ce cercle formidable,
De ses initiés rempart inabordable,
Qui du magicien lui défend d'approcher,
Et lui montre son roi qu'il ne doit pas toucher.
« Quoi ! ton caprice ainsi m'évoque et me dérange ?
Cria-t-il ; insensél me prends-tu pour un ange ?
Tu veux me voir en face, et me parler, enfant ?
Ah ! ah ! nous allons rire ! »
Et d'un bras étouffant
Sur son col demi-nu creusant l'horrible empreinte,
De ses ongles d'acier il resserre l'étreinte,
Et, poussant un blasphème au ciel même entendu,
Il le jette expirant sur la dalle étendu !
IV
Le docteur, au retour, voit de loin, sur le faîte
De son toit, des lutins riant d'un air de fête :
Quand l'enfer est joyeux comptez sur des malheurs !
Est-ce qu'en mon logis sont entrés des voleurs ?
Ont-ils pillé mon bien ? ou Berthe, en étourdie,
À-t-elle à ses fourneaux allumé l'incendie ?
Il court, s'élance, monte, et, d'un soupçon frappé,
Il entre : les lutins ne l'avaient pas trompé !
Frédéric expirant, couché sur la poussière,
Entr'ouvre un œil vitreux sous sa pâle paupière ;
Il semble demander, sous le poids du remord,
Un pardon ! Le docteur approche... Il était mort !
Berthe avec l'imprudent était d'intelligence !
Ils m'ont trahi tous deux ! s'écria-t-il ; vengeance !
Qu'elle meure !
Et, soudain, reprenant sa raison :
C'est déjà bien assez d'un mort dans ma maison !
Que dans cette cité le bruit en retentisse,
Voici venir chez moi les suppôts de justice,
Et, malgré Belzébuth et son noir alphabet,
On me verra bientôt danser sous un gibet.
Car une fois aux mains ou du juge ou du prêtre,
Satan paralysé nous quitte comme un traître ;
Il me laisserait pendre, et le lâche rirait
De me voir en enfer plus tôt qu'il n'espérait !
Pendant qu'il réfléchit, s'inquiète, rumine,
Un rayon de salut tout à coup l'illumine :
Mais je suis libre encor ! L'enfer m'obéirait !
Reviens ici, Satan !
Et Satan reparaît.
En vertu des pouvoirs que mon pacte me donne,
Je veux que ce corps froid que la vie abandonne,
Tel qu'un homme éveillé s'élançant du chevet,
S'anime, agisse, parle et comme s'il vivait !
Et toi qui l'as tué par trahison, infâme !
Tu vas prendre chez lui la place de son âme.
Esclave du contrat où leur nom est gravé,
Satan accomplit l'ordre, et le mort s'est levé !
Maintenant marche et sors ! Va sur la grande place
Te mêler en oisif aux flots de populace !
Devant les écoliers qui te reconnaîtront
Passe, la tête nue et portant haut le front,
De facon que chacun te regarde, te nomme,
Et dise en te montrant : C'est lui, c'est ce jeune homme !
Quand un ordre nouveau de moi t'arrivera,
Tu redeviendras libre et le corps tombera
Pour que les médecins, maîtres en pharmacie,
Attestent qu'il est mort frappé d'apoplexie !
Je suis sauvé ! Va ! pars !
Et soudain l'écolier
Avec le diable au corps a franchi l'escalier.
Vous triomphez, docteur, et vous chantez merveille !
Mais vous avez compté sans votre hôte qui veille,
L'amour, le cœur au guet, à vos pas suspendu.
Berthe, prêtant l'oreille, avait tout entendu.
Plus d'espoir ! Ce tyran dont la colère ardente
Punira tôt ou tard sa faiblesse imprudente,
Ce pauvre enfant qu'elle aime et qu'il fait tant souffrir,
Qui mourait tout à l'heure et doit encor mourir,
La vengeance, l'horreur, la tendresse, la rage,
Au niveau de la haine élèvent son courage !
Éperdue, elle court aux voisins stupéfaits
Du sorcier méconnu raconter les forfaits ;
Le bourgeois ébahi s'épouvante et se signe ;
Le quartier s'en émeut, la foule s'en indigne ;
Le juge est prévenu, l'évêque en est instruit,
Et le peuple au dehors en raisonne à grand bruit.
Tandis que maître Albert, sans deviner l'orage,
Calcule le moment d'achever son ouvrage,
Prêtres et magistrats, à la hâte appelés,
Autour de son logis sont déjà rassemblés.
Berthe, ivre de colère et que l'amour rend forte,
Les entraîne au réduit dont elle ouvre la porte,
Et, montrant l'ennemi, s'écrie à pleins poumons :
Voilà celui qui fait pacte avec les démons !
Le docteur, surmontant l'effroi qu'il dissimule,
De l'évocation bégayait la formule ;
Mais le prêtre, agitant le goupillon béni,
Commence l'exorcisme avant qu'il ait fini,
Et l'enfer appelé, qui se mettait en route,
Reconnaît la prière et s'enfuit en déroute.
Albert, abandonné du secours infernal,
Paraît le lendemain aux pieds d'un tribunal ;
Livre, instruments, témoins, tout l'accuse et l'accable ;
La justice a lancé l'arrêt irrévocable,
Et bientôt un bûcher, qui le recoit vivant,
En fait un peu de cendre et qu'on disperse au vent.
V
Que faisait cependant, déplorable victime,
Frédéric, ou plutôt le démon qui l'anime ?
Attendant le signal qui le dégagerait,
Sur la place publique il marchait, il errait.
Le signal ne vient pas et, toute une semaine,
Jour et nuit, sans repos, l'écolier se promène.
Les citadins surpris qui, du matin au soir,
Le voyaient circuler et sans jamais s'asseoir,
Se disaient : Pauvre enfant ! sa tête déménage !
Il a trop travaillé ! c'est bien triste à son âge !
Fidèle à sa tendresse et rêvant de l'hymen,
Berthe accourt, et l'appelle en lui tendant la main.
Il passe indifférent... elle insiste... il s'échappe ;
Elle saisit son bras... il recule et la frappe !
C'en est trop ! Pauvre Berthe ! elle avait supporté
Les rigueurs du service et d'un maître emporté ;
Mais un pareil affront, et de celui qu'elle aime !...
Égarée un instant, påle, hors d'elle-même,
Elle tremble, et soudain, folle de ses douleurs,
Court au fleuve voisin pour finir ses malheurs,
Se recommande au ciel, se précipite, tombe,
Et le flot entr'ouvert se ferme sur sa tombe !
Frédéric d'un œil sec contemplait son trépas.
Il n'avait plus son âme ; il ne la pleura pas !
Un soir, il disparut ; il sortit de la ville.
Bientôt, dans la contrée autrefois si tranquille,
On entendit parler de crimes dont l'horreur
Parmi les habitants répandait la terreur.
C'est, disait-on, un monstre, un monstre à face humaine
Qui, caché dans les bois devenus son domaine,
Guettait les voyageurs et, tigre rugissant,
Sur leurs corps déchirés s'enivrait de leur sang.
Un jour enfin, traqué, saisi par la milice,
Il vit dresser pour lui l'instrument du supplice.
Mais, prodige inouï ! quand le prêtre arriva
Lui présenter ce Dieu dont la mort nous sauva,
Quand le signe sacré toucha sa lèvre blême,
Avec un cri, suivi d'un horrible blasphème,
Un serpent noir sortit de son sein oppressé :
C'était Satan ! Satan qui, par la croix chassé,
Avec un rire affreux dévoilant ce mystère,
En tortueux replis s'enfonça sous la terre.
Comprenant que Satan était seul criminel,
On fit à Frédéric un convoi solennel !
VI
Maintenant, direz-vous, son âme, la première,
Où donc est-elle ?
– Elle est au séjour de lumière.
Coupable seulement d'un désir curieux,
Elle se repentit et trouva grâce aux cieux !
C'est un ange aujourd'hui qui nous suit, nous conseille,
Et garde bien souvent d'une faute pareille
Ceux qui, pour pénétrer les œuvres des maudits,
Risqueraient follement leur part du paradis.
RÉSUMÉ :
C'est une histoire que raconta une vieille femme, un soir à minuit, dans le château d'un margrave, autour duquel se déchaînait une terrible tempête.
C'était il y a 80 ans. Albert, professeur au collège royal, s'adonnait en secret à la nécromancie. Dans son cabinet, en haut de la tour où il habitait avec sa jeune servante Berthe, il consultait régulièrement le vieux Grimoire de Salomon qui contenait le rituel et les formules permettant d'évoquer Satan lui-même. Dans une maison voisine habitait un de ses élèves, le jeune Frédéric. Intrigué par ce que pouvait faire son maître en haut de la tour, il essayait d'obtenir de Berthe la clef du cabinet. Berthe la lui refusa longtemps, mais, comme elle était amoureuse du garçon, un jour elle la lui céda.
Frédéric put entrer dans l'endroit interdit. Terrifié, il découvrit l'antre d'un sorcier avec un autel encore chaud, un hibou, des squelettes, des serpents vivants pendus à la voûte, et surtout un vieux livre portant le pentacle de Salomon. Par curiosité, il lut à haute voix les formules qu'il y découvrit, faisant ainsi apparaître Satan. Comme, en présence du démon, il ne savait que dire et que faire, Satan, furieux d'avoir été dérangé pour rien, l'étrangla.
Quand Albert revint, il découvrit son élève mort et eut peur de devoir affronter la justice des hommes. Alors il fit revenir Satan : il lui demanda de faire revivre le corps du garçon; en contrepartie il pourra prendre la place de son âme. Satant exécuta ce contrat : Frédéric, le diable au corps, se releva et partit dans la ville.
Mais Berthe avait tout vu. Elle alerta le juge et l'évêque. Celui-ci put monter en haut de la tour et lancer à temps le rite de l'exorcisme; Albert fut jugé et condamné au bûcher.
Quant à Frédéric, il erra dans la ville. Berthe tenta de lui parler, de lui dire son amour; mais, privé de son âme, il la frappa; alors, désespérée, elle alla se jeter dans le fleuve. Puis Frédéric partit dans les bois, où il massacrait les voyageurs. On réussit pourtant à le capturer. Au moment où l'on s'apprêtait à le mettre à mort, un prêtre lui mit un crucifix sur les lèvres; alors on vit Satan, sous la forme d'un serpent noir, sortir de sa bouche. On comprit qu'il n'était en rien coupable ; seulement, par pure curiosité, il avait follement risqué sa part du paradis.
LE MARCHAND DE VÉRITÉ
Il a bien mérité du commerce et des arts,
Celui qui, convoquant Pékin, Rome et Golconde,
A,sous le nom de foire, inventé ces bazars
Où les industriels des quatre coins du monde
Accourent du caprice essayer les hasards.
Or donc, dans certaine commune,
Que le lecteur appellera,
S'il est Espagnol, Pampelune,
S'il est Musulman, Bassora,
Il venait de s'en ouvrir une
Où les états et les métiers
Avaient établi leurs quartiers
Dans l'espoir d'y trouver fortune.
D'abord c'était, vêtu de ses pompeux atours,
L'éternel saltimbanque, orné de son paillasse,
Dont les souverains et les cours
Ont loué l'adresse et la grâce,
Qui convoque le peuple à venir voir ses tours,
Moyennant quatre sous par place ;
La sauvage en sa main agitant un drapeau
Aux banderoles pavoisées,
Qui saute lestement, sans trembler pour sa peau,
Sur des piques entre-croisées ;
Puis le grand cheval blanc traversant, en trois sauts,
Le papier transparent collé sur les cerceaux ;
Le niais qu'on assomme et qui toujours badine ;
L'hercule transportant d'impossibles fardeaux ;
L'homme affamé de fer et qui d'un sabre dîne ;
Et, spectacle toujours adoré des badauds,
La grande corde raide entre quatre rideaux
Où dansera la baladine ;
Exploits où resplendit tout l'art des bateleurs,
À ces tristes travaux formés par le martyre,
Et qui, pendant dix ans, apprennent dans les pleurs
Ces passe-temps qui nous font rire !
Et les gens de boutique, habiles enjôleurs !
Il fallait voir tous ces pipeurs d'espèces,
Avec quel zèle ils avaient déballé,
Puis assorti, puis étalé
Et leurs cargaisons et leurs caisses !
Ici, l'orfèvre encadre ses bijoux,
Ses diamants et ses dorures ;
Plus loin, pour les enfants, voici de beaux joujoux,
Des boîtes avec bigarrures,
Des pantins, des soldats, des singes et des ours ;
Les vêtements légers ou les chaudes fourrures
Auprès des manteaux de velours ;
Le cachemire où se déploie
Un jardin aux mille couleurs ;
L'étoffe riche où sur la soie
Verdissent les gazons et serpentent les fleurs ;
Le flot aérien des gazes, des dentelles,
Et le déluge enfin des hautes nouveautés
Que se disputent les beautés
Qui veulent paraître plus belles !
Parmi ces magasins, modèles de bon goût,
Pleins de commis luttant d'éloquence et de faste,
On en remarquait un, remarquable surtout
Parce qu'il leur faisait contraste.
Ici, point de luxe apprêté :
Au dedans, au dehors il règne
Un cachet de simplicité ;
Et le chaland lit sur l'enseigne :
Ici, l'on vend la vérité !
Est-ce que j'aurais la berlue ?
Se répétaient tous les passants
Après l'avoir lue et relue ;
Cet homme a-t-il bien son bon sens ?
La vérité ? Vraiment, croit-il l'avoir trouvée ?
Assez de charlatans sont venus, Dieu merci !
Nous dire : Messieurs, la voici !
C'était quelque folie en leur cerveau couvée,
Tout comme aura fait celui-ci.
De nous la débiter c'est en vain qu'il se flatte ;
Nous savons où chercher ce phénix qu'il promet ;
Les médecins disaient : Elle est dans Hippocrate ;
Les ulémas dans Mahomet.
D'ailleurs, quel en serait l'usage ?
Elle contrarierait mes goûts et mes humeurs ;
Elle me forcerait à corriger mes mœurs,
À devenir meilleur, plus humain et plus sage.
De l'erreur jusqu'ici je me suis contenté ;
Elle me plaît et m'est commode ;
Mieux vaut payer bien cher une robe à la mode
Que donner un réal pour une vérité !
Et tous, se dispersant de boutique en boutique,
Aux magasins de luxe et de frivolité
Vont soudain porter leur pratique.
Leur avis cependant n'était pas adopté
Par un original d'assez bizarre étoffe,
Se donnant l'air d'un philosophe ;
Auteur d'un in-dix-huit à grand'peine édité,
Et mort aux mains de son libraire,
Pour plus d'un principe contraire
Aux abus établis de toute éternité ;
Pauvre surtout, pas n'est besoin qu'on vous le dise,
Notre homme eût bien voulu pour son compte acheter
Quelque peu de la marchandise ;
Mais comment l'acquérir ? avec quoi l'acquitter ?
Autour de la boutique, il passe, il s'en rapproche :
Dans son gousset désert plonge en tremblant sa main,
Et, le front assombri du vide de sa poche,
Poursuit tristement son chemin !
Soudain, un autre ouvrant une large sacoche,
Désigne un lot, le paye et, fier de son marché,
Emporte son trésor sous son manteau caché.
Notre sage d'abord eut un accès d'envie ;
Mais, chassant de son cœur ce mauvais mouvement :
Bravo ! dit-il, bravo ! non, jamais de ma vie
Je n'eus pareil contentement !
Vous êtes vraiment un digne homme !
Ne pas regarder à la somme,
C'est là de la grandeur, c'est là du dévouement !
Et voilà qu'il l'étreint, qu'il le serre et l'embrasse,
Comme voulant lui rendre grâce
Pour un si noble sentiment.
En voyant ces éclats, ce bruit et ce délire,
Jaloux d'avoir sa part dans cet accueil touchant,
L'homme du magasin, pas à pas s'approchant,
Salue avec orgueil d'un air qui semble dire :
Monsieur est l'acheteur, mais je suis le marchand.
Mais le sage, d'un ton qu'enflamme la colère :
Misérable ! dit-il, ôte-toi de mes yeux !
Toi, calculateur odieux,
Qui pour ce bien sacré demandes un salaire !
À l'éloge flatteur qu'il vient de mériter
Ne t'avises pas de prétendre !
La vérité peut s'acheter ;
Mais on ne doit jamais la vendre !
RÉSUMÉ :
C'était dans une foire, là où l'on voyait, comme toujours et partout, un saltimbanque faisant ses tours, une femme sauvage sautant sur des piques, un cheval sautant à travers un cerceau, une avaleur de sabre, une balerine marchant sur une corde, et des marchands de pacotilles ou d'étoffes pour les dames. Parmi eux, l'un affichait : « Ici l'on vend la vérité. ». Sans doute un charlatan comme les autres., se disaient les passants qui, de fait, n'aspiraient nullement à connaître la vérité des choses. Pourtant une sorte de philosophe sembla intéressé; mais, n'ayant pas un sou en poche, il passa son chemin. C'est alors qu'il vit quelqu'un qui acheta au marchand un lot de sa vérité. Se précipitant vers lui, il le félicita et l'embrassa. En revanche il accabla le marchand d'injures, car, dit-il, la vérité peut s'acheter, mais on ne doit jamais la vendre!
JACQUES ET JEAN, SOUVENIR DE CRIMÉE
« Oui, mon cher, je l'avoue, et sans la moindre honte :
Malgré les traits malins d'un monde que j'affronte,
Malgré les quolibets de ces esprits grossiers
Qui ne croient pas en Dieu, mais qui croient aux sorciers,
Je crains Dieu ! Pénétré de sa grandeur immense,
De sa haute justice égale à sa clémence,
De ses perfections qu'une ombre doit blesser,
Bien plus que de mourir je crains de l'offenser !
– Ainsi, grâce à ce spectre à tes regards visible,
Plus de jour qui soit calme et plus de nuit paisible ;
Ton esprit se tourmente et tremble à chaque instant,
Et l'on doit bien haïr un Dieu que l'on craint tant !
– Le haïr ! quand je sais que sa vive tendresse
De remparts protecteurs entoure ma faiblesse,
Que sur ma jeune épaule il ne veut pas jeter
Des fardeaux trop pesants qu'elle ne peut porter !
À la pauvre brebis qu'on prive de sa laine,
Des aquilons glacés il mesure l'haleine ;
Il brise le tranchant des pierres du chemin,
Et je vois clairement qu'il me prête la main.
Ah ! bien loin que l'effroi vienne jamais m'atteindre,
Je me sens rassuré lorsque je crois le craindre.
Cette douce terreur, bien loin de m'opprimer,
Laisse une large place en mon cœur pour l'aimer.
Du sein de ses splendeurs je sais qu'il me regarde ;
Je vais sous lui sans peur, car un ami me garde !
– Atome inaperçu sur ce globe lointain,
Dont la vie est un jour et la mort le destin,
Tu te crois assez grand pour occuper Dieu même ?
Ô superbe néant ! ô vanité suprême !
À peine dans ton cours t'aura-t-il vu passer
Sans te regarder vivre et t'entendre penser !
Pour moi, des préjugés secouant l'habitude,
J'aime à me sentir franc de toute servitude :
Je marche devant moi sans vouloir m'informer
S'il est là-haut quelqu'un qui songe à me blâmer ;
Quand le jour est fini, tranquille, je sommeille ;
Sans cauchemar je dors, sans chagrin je m'éveille ;
J'existe, et si ton Dieu, pour charmer son ennui,
Ne s'occupe pas plus de moi que moi de lui,
Rien ne viendra troubler, selon toute apparence,
L'échange mutuel de notre indifférence. »
Ainsi, près du rivage, où, sur le flot dormant,
Leur vaisseau du départ épiait le moment,
Raisonnaient, dispersant leur tabac en fumée,
Deux conscrits qu'attendaient leurs frères de Crimée.
Bientôt la voile s'enfle, et le steamer joyeux
Salue, en s'éloignant, le rivage et les cieux.
II
Jacque et Jean, tous les deux nés au même village,
Porte à porte avaient vu s'écouler leur jeune âge
Entre les jeux d'école et le travail des champs.
Jacques, fils d'une mère aux vertueux penchants,
Avait pris les leçons, rendant le bien facile,
Dans ce cœur simple et pur, dans cet esprit docile
Qui pour son fils naissant demanda, pour tout vœu,
Avec la peur du mal la crainte du bon Dieu.
Au clocher du hameau lorsque retentit l'heure
Où le sein maternel s'ouvre au conscrit qui pleure,
Dans l'humble et pauvre église où jadis leurs aïeux
Courbaient devant l'autel leur front religieux,
Où sous ses murs bénis leur dépouille repose
Dans la terre sacrée et d'aubépine enclose,
Tous deux étaient venus implorer à genoux
Celui qui règne aux cieux et qui veille sur nous ;
Tous deux avaient de l'âme exhalé leur prière,
La mère pour le fils et le fils pour la mère !
Jean, après un dîner avec de gais lurons,
Émaillé de piquette et de charmants jurons,
Était parti, guidé dans sa marche incertaine
Par son oncle, dragon retraité capitaine,
Qui lui dit, le pressant, moitié gris, sur son sein :
Souviens-toi qu'un soldat n'est pas un capucin !
Rire et boire, voilà notre lot sur la terre ;
Un cagot n'est jamais qu'un mauvais militaire.
Le vapeur, emporté d'un vol rapide et sûr,
Voguait légèrement entre le double azur
Du ciel qui se mirait dans les vagues profondes,
Et de la mer au ciel réfléchissant ses ondes.
Pourtant, à l'horizon, je ne sais quel point noir
Montait timidement dans les splendeurs du soir,
Et le soleil, baigné dans la pourpre et l'opale,
Jetait sur l'Océan un rayon terne et pâle.
Bientôt, comme un long voile appesanti dans l'air,
Un nuage cuivré laisse jaillir l'éclair ;
Les astres qui brillaient s'éteignent dans la brume :
Sur la crête des eaux la mer lance l'écume,
Et contre les sabords le flot retentissant
Ébranle le vaisseau qu'il frappe en mugissant.
Aux coups de l'aquilon dont chaque måt résonne,
Un cri d'effroi s'étend sur le pont qui frissonne ;
L'équipage éperdu, sans tenter un effort,
Immobile et muet, se résigne à la mort.
Mais un cri tout-puissant domine la tempête :
« Allons, amis, allons ! ne perdons pas la tête !
Faut-il par la terreur nous laisser accabler ?
Qu'a donc ce grain de mer pour nous faire trembler ?
Qu'est-ce que tout cela ? Du vent.., et de l'orage !
Notre salut toujours tient à notre courage ;
Plus le péril est grand, plus il faut le braver !
Le ciel donne la force à qui veut se sauver ! »
Tandis que, par l'exemple appuyant sa parole,
Jacques dans la manæuvre a pris le premier rôle,
Dans le fond du navire il découvre caché
Jean, pâle et l'œil éteint sur l'abîme attaché.
« Eh bien ! que fais-tu là, Jean, lorsque tout s'agite,
Sur toi-même tassé, comme un lièvre en son gîte ?
Attends-tu qu'une lame, envahissant le bord,
T'emporte tout vivant par-dessus le sabord ?
– Jacque, à quoi bon lutter ? Vois donc, quelle tourmente !
La mer à chaque instant monte et sa rage augmente,
Nous sommes tous perdus !
– Perdus ! eh ! non, morbleu !
Les ondes et les vents sont dans la main de Dieu !
Il veut : la mer s'endort, menace, ou fait silence ;
Il apaise d'un mot la vague qu'il balance ;
Dans ce péril pressant s'il voulut nous jeter,
Par notre désespoir n'allons pas le tenter !
Comme les matelots, mets la main à l'ouvrage !
D'une heure seulement retardons le naufrage ;
Une heure, c'est la vie, et la côte est tout près ;
Il sera toujours temps de frissonner après ! »
Pendant que Jean se lève, en frémissant encore,
D'une blanche lueur la brume se colore ;
L'onde, dont le vaisseau répétait les élans,
N'est plus qu'un flot qui passe et brise sur ses flancs ;
D'un souffle radouci caressant son amure,
Le vent qui mugissait n'est plus qu'un long murmure ;
Au cri joyeux qui part du cœur des matelots,
Le steamer rassuré se rassied sur les flots ;
La nue au loin s'efface et l'azur se dévoile ;
Aux brises du matin s'épanouit la voile ;
Le soleil couvre tout de son manteau de feu,
Et le ciel pur sourit au vaste Océan bleu.
L'ancre a mordu le sol ; avec tout l'équipage,
Jacques, s'agenouillant sur le nouveau rivage,
Vers ce Dieu qui commande aux orages puissants,
Élève avec amour ses vœux reconnaissants.
Et Jean, presque remis de sa frayeur mortelle,
Dit tout bas : J'avais peur et nous l'échappons belle !
III
Mais sur ces bords lointains que garde l'étranger,
Ainsi que l'Océan, la terre a son danger !
Tandis qu'à travers champs leur course se déploie
Au milieu des chansons, du rire et de la joie,
Voilà qu'en débouchant sur un large plateau
Devant eux apparaît, au sommet d'un coteau,
Comme un créneau vivant dont les tours se couronnent,
Un étendard flottant, des canons qui rayonnent,
Et d'étage en étage, imposant appareil,
Un large bataillon qui reluit au soleil.
Soudain, au bruit aigu des sonores cymbales
Répond le sifflement des boulets et des balles,
Musique militaire et qu'un bon villageois
N'entend point sans pâlir pour la première fois.
Au bruit du fer qui passe et du plomb qui l'effleure,
« Ah ! pour le coup, dit Jean, voici ma dernière heure !
Jacques, ils sont dix contre'un ! vingt mille ! tout autant !
– Bah ! nous les compterons, mon cher, en les battant !
– Les voilà maintenant qui tirent à mitraille !
– Qu'importe la façon, puisque c'est la bataille ?
– Sais-tu bien qu'un boulet, sujet à ricocher,
Dans mon coin, par hasard, peut venir me chercher ?
– Le hasard ? Il n'est point de hasard, camarade !
Qu'elle frappe au plus haut comme au plus humble grade,
Chaque balle qui part, atome obéissant,
Est soumise en son vol au doigt du Tout-Puissant.
De l'aigrette modeste à mon shako flottante
Nul brin ne doit tomber, à moins qu'il n'y consente ;
Ne soyons courageux ni poltrons à demi,
Et pour nous rassurer, marchons à l'ennemi !
– Belle philosophie et qui n'est pas la mienne !
Ne cherchons pas la mort ; attendons qu'elle vienne !
– Qui court au-devant d'elle est sûr de l'éviter !
Puisque, faible de cœur, tu n'oses m'imiter,
Garde ton poste, l'arme au bras ; pour moi, j'avise
Certain drapeau là-bas que je trouve à ma guise.
Au revoir ! Àton rang, mon cher, tu peux rester
Le temps de l'aller prendre et de te l'apporter ! »
Et pendant qu'effrayé de cette folle audace
Jean, se faisant petit, s'amoindrit et s'efface,
Jacque, à travers le feu se frayant un chemin,
Marche droit au drapeau, le saisit, et sa main,
De l'ennemi battu forçant le territoire,
Avec son étendard y plante la victoire !
IV
Chantez, jeunes vainqueurs, ces exploits glorieux !
Que les hymnes français s'élèvent jusqu'aux cieux !
Vertiges du triomphe ! enivrement des armes !
Mais après le succès, voici venir les larmes !...
Des éclats d'un obus profondément touchés,
Dans un lit d'hôpital deux soldats sont couchés.
Tandis que sur les murs la lampe pâle et sombre
Projette ses lueurs plus funèbres que l'ombre,
Ils dorment tous les deux, non de ce doux sommeil
Qui s'envole aux clartés de l'orient vermeil,
Mais de ce sommeil lourd où le corps seul se plonge,
Où même la terreur vient torturer le songe,
Halte dans les douleurs, repos bientôt chassé
Par la fièvre brûlante ou le frisson glacé.
Des accents bien connus ont frappé notre oreille ;
Avec un long soupir c'est Jacques qui s'éveille
À la voix d'un ami, qui, lassé de souffrir,
Attend ainsi que lui le moment de mourir.
« Eh bien, Jacque, un quart d'heure encore d'agonie,
On va baisser la toile et la pièce est finie.
Pour prix de tes respects que tu nommais : amour !
Cet ingrat d'Éternel te joue un vilain tour !
Je ne dis rien pour moi, type d'insouciance ;
Mais toi, modèle pur de haute confiance,
À quoi te sert ton zèle et ta crainte aujourd'hui ?
– À n'avoir pas de trouble en remontant vers lui !
Avec mes jours passés lorsque je vais paraître
Aux regards redoutés de notre divin Maitre,
Je lui dirai : Seigneur, par acte ou par penser
J'ai souhaité du cœur ne pas vous offenser ;
L'ai-je fait ? Pardonnez ! Je crois, j'aime et j'espère !
Je fus enfant soumis et vous êtes mon père ;
Un sentiment si doux ne peut être trompeur ;
Je vous craignais, mon Dieu, je viens à vous sans peur !
– Je te jugeais un fou ; mais toi seul étais sage !
Il me reste à franchir un terrible passage ;
Aveuglé par l'orgueil, dans le doute plongé,
À ce terme fatal je n'avais pas songé.
Indocile aux conseils de cette voix secrète,
Que de fautes, hélas ! qu'aujourd'hui je regrette !
Je ne le cache pas, c'est fort inquiétant !
Ce que tu croyais, toi, si c'était vrai pourtant !
– Si c'est vrai ?
– Qu'est-ce donc que j'éprouve ? il me semble
Que...
– Quoi ? Voyons, achève !
– Eh bien ! Jacques ; je tremble !
Oui, j'ai peur... tes avis sont là ! je les entends !
Ah ! malheureux ! Mon Dieu ! s'il était encor temps !
– Encor temps ? mais toujours ! Une bonne pensée,
Du plus profond du cœur vers le ciel élancée,
Un changement sincère avec un repentir,
Peut absoudre la vie au moment d'en sortir !
Profitons tous les deux de l'heure qu'il nous donne ;
Car le Dieu qui guérit est le Dieu qui pardonne ! »
V
Trois ans s'étaient passés. Notre armée au repos
Avait au dôme antique appendu ses drapeaux.
Quand le soleil s'efface, à cette heure où repose
L'enfant dans son berceau, l'insecte dans la rose,
Deux soldats, de retour au paternel foyer,
Tous deux portant au sein l'étoile du guerrier,
Tous deux le front paré de nobles cicatrices,
Emblèmes du courage et gages des services,
Sous l'ombrage des bois, par la lune éclairci,
Se promenaient tous deux, en devisant ainsi :
« Ma foi ! depuis le jour où ta voix consolante
Raffermit d'un seul mot mon âme chancelante ;
Où l'espoir du pardon à mes yeux présenté
Avec la paix du cœur me rendit la santé,
Soumis comme toi-même à la règle éternelle,
J'ai trouvé la puissance et la sagesse en elle.
Débarrassé du doute, appuyé sur la foi,
Personne n'est plus calme et plus libre que moi !
– N'est-ce pas ? Du bonheur c'est toute la science.
– Dans la vie aujourd'hui je vais sans défiance ;
J'ai pu voir sans pâlir fièvres, dangers, combats,
Et qui craint Dieu là-haut ne craint rien ici-bas ! »
RÉSUMÉ:
Deux amis d'enfance, Jacques et Jean, sont très différents de caractère : Jacques, pieux et sage, craint d'offenser Dieu mais est sûr qu'Il veille sur nous; Jacques, plutôt gai luron, ne croit pas que Dieu s'intéresse aux atomes que nous sommes dans l'univers.
Jacques et Jean se sont embarqués sur un navire à vapeur en route pour la guerre de Crimée. Lorsque survient une tempête, Jean est paralysé par la peur alors que Jacques réagit avec courage.
En Crimée, devant une attaque des Russes, Jean est défaitiste, alors que Jacques se lance dans la bataille et réussit à prendre un drapeau ennemi; ce qui lui donne sa force, c'est la certitude que rien n'arrive par hasard, que tout est voulu par Dieu.
Tous deux, gravement blessés, se retrouvent dans un hôpital. Jean constate que la piété de son ami peut l'aider à mourir sans trouble ni peur et il commence à regretter et à douter. Jacques essaie de la persuader qu'il est toujours temps de se repentir et que Dieu pardonne.
Trois ans plus tard, les deux anciens soldats sont revenus au pays. Jean a trouvé la foi et la paix; il a compris que « qui craint Dieu là-haut ne craint rien ici-bas. »
LA LÉGENDE DU COMTE RENAUD
I
« Hommes de France, et vous, preux chevaliers chrétiens,
Noble postérité de guerriers invincibles,
Au cri du sang versé par ces lâches païens
Vos cœurs seront-ils insensibles ?
C'est le sang précieux par le Christ racheté,
C'est le sang des martyrs souffrant pour la foi sainte
Qui de Jérusalem, la céleste cité,
À longs flots arrose l'enceinte !
L'impur drapeau des Musulmans
Que le blasphème et le meurtre accompagne
Flotte encore sur la montagne
Où Dieu mourut dans les tourments.
De son nom insulté courez venger l'outrage !
De vos braves aïeux rappelant le courage,
La croix sur la poitrine et le glaive à la main,
Du berceau du Sauveur prenez tous le chemin !
De ces profanateurs que le crime s'expie !
Par leur culte déshonoré,
Allez à cette race impie
Ravir le sépulcre sacré !
Dieu vous assure la victoire ;
Et, si vous succombez dans ces exploits pieux,
Songez quelle immortelle gloire
Jésus vous garde dans les cieux ! »
Ainsi, resplendissant d'une ferveur divine,
Sur les monts, dans les champs de la Franche-Comté,
Nouveau venu de Palestine,
Parlait, la croix en main, sur sa mule monté,
Hier dans l'Italie, aujourd'hui dans la France,
Pierre l'Hermite, au loin par la foule escorté,
Du saint tombeau souillé prêchant la délivrance.
Au tableau déchirant des chrétiennes douleurs,
Une pitié s'allume universelle, immense ;
Et le peuple à genoux, les yeux baignés de pleurs,
Lui demande la croix et jure la vengeance.
L'enthousiasme ardent enfante les guerriers ;
Vieillards, femmes, enfants, manants, bourgeois et prêtres,
Les serfs courbés au sol rivalisant leurs maîtres,
Barons, châtelains, chevaliers,
Réveillés au seul nom des héros, leurs ancêtres,
Tout tressaille et frémit, tout frissonne et s'émeut ;
Du Doubs jusqu'au Jura les serments se confondent :
Dieu le veut ! retentit dans les clameurs qui grondent.
L'écho des monts murmure et les rives répondent :
Au sépulcre du Christ ! Dieu le veut ! Dieu le veut !
L'armée augmente et roule et dévore l'espace ;
La route est trop étroite à la foule qui passe ;
Elle accourt des forêts, des plaines, des coteaux,
Des églises et des chaumières,
Et, déployant au vent le blason des bannières,
Les cavaliers de fer s'élancent des châteaux.
Vous marchez à leur tête, ô vous, les chefs des braves,
Comte de Grai, puissant Garnier !
Et vous, Gilbert, seigneur de Traves ;
Toi, Welf, de Montfaucon intrépide héritier !
Mais c'est toi que surtout accueille un long murmure,
Quand, le cimier au front, sous ta pesante armure,
Tu voles, maîtrisant ton fringant dextrier,
Jeune et charmant Renaud, dont le regard de flamme,
Doux comme le velours et fin comme l'acier,
Verse en éclairs brûlants la ferveur de ton âme !
Tu quittes, pour combattre à l'appel de la foi,
Ce comté de Bourgogne où tu règnes en roi.
Mais quelle ombre rêveuse obscurcit ta pensée ?
D'où vient que de tes yeux le rayon incertain
S'est détourné longtemps vers l'horizon lointain ?
Hélas ! c'est que là-bas, pour Dieu seul délaissée,
Respire cette fiancée,
Loïse, qui, trop jeune encore pour l'hymen,
Dans un an aux autels doit recevoir ta main.
Mais elle t'a promis, serment sincère et tendre,
De vivre pour toi seul et de toujours t'attendre !
Même sans espérance, heureuse de souffrir,
Loïse, si tu meurs, a juré de mourir.
Pars donc, amant aimé, pars avec confiance !
Cours du sang des païens écrire ta vaillance !
Va, palpitant encor de son dernier adieu,
Périr ou délivrer le tombeau de ton Dieu !
Elle est digne de toi, sois aussi digne d'elle !
Le plus brave soldat, le meilleur chevalier
Promet aussi constance et peut tout oublier ;
Mais un cœur de femme est fidèle !
II
Vous tous qui, le sourire et l'espérance aux fronts,
Partiez, guidant là-bas votre innombrable armée,
Sur la terre maudite et de sang affamée,
Qu'êtes-vous devenus, hauts et puissants barons,
Comtes d'illustre renommée ?
Où sont tous ces brillants croisés
Avec leurs fiers chevaux et leurs lances hautaines ?
Et ces humbles soldats, et ces grands capitaines,
Aux étendards d'azur, de lis d'or pavoisés ?
Ils dorment dans la tombe aux régions lointaines.
Vous ne reverrez plus les champs de vos aïeux !
Vous ne reverrez plus ces rivières limpides
Sur le sable argenté roulant leurs flots rapides !
Ce Jura dont le front se cache dans les cieux !
Ces coteaux enchantés, ces vallons et ces plaines,
Ces lacs étincelants aux coupes toujours pleines,
Ces ruisseaux endormis parmi les gazons verts
Dans ces bois sur leur cours se courbant en arcades,
Ces rochers de mousse couverts,
Et ces torrents fougueux, écumantes cascades,
Qui s'abîment du haut des airs !
Immolés aux combats, ou frappés sans défense,
Pauvre troupeau docile au trépas entraîné,
Vous pleurez ces beaux lieux si chers à votre enfance.
La peste au souffle empoisonné
De vos débris couvre la terre,
Et la famine a moissonné
Ce qu'épargna le cimeterre !
Ah ! dans le ciel du moins, prix de vos maux soufferts,
Du martyre immortel la palme vous décore ;
Plaignez, plaignez plutôt ceux qui vivent encore
Et qui gémissent dans les fers !
Eux qui, victimes ou parjures,
Subissant du vainqueur l'impitoyable loi,
N'ont qu'un choix entre deux tortures :
Ou marcher au supplice, ou renier leur foi.
Dans un cachot infect et sombre,
Où la clarté du jour, brisée aux noirs barreaux,
Jette à peine, à travers d'humides soupiraux,
Un reflet plus triste que l'ombre,
Tandis que veille au seuil un farouche gardien,
Est couché, demi-nu, un chevalier chrétien.
C'est lui qui, pour venger Jérusalem captive,
Avec ses Francs-Comtois, ses varlets, ses vassaux,
Sauta le premier sur la rive
Pour leur ouvrir la route et garder les vaisseaux.
C'est lui qui le premier s'élançait aux batailles.
Les morts autour de lui s'entassaient en monceaux,
Et, lorsque résonnait le signal des assauts,
C'est lui qui le premier s'élançait aux murailles.
Mais lorsque, sur ces bords qu'il venait conquérir,
Il vit du Christ vaincu tomber la grande armée
Par la contagion, par la faim consumée,
Puisqu'en libérateur il ne pouvait périr,
Le héros seul, sans casque et la main désarmée,
Chercha partout la mort, mais sans pouvoir mourir.
C'est Renaud ! Il n'a plus cette armure brillante,
Ce cimier où flottait l'aigrette étincelante,
Ce glaive, l'appui de ses droits !
De tout son héritage, apanage éphémère,
Il n'a rien conservé qu'une petite croix
Qu'en mourant lui donna sa mère !
Chaque jour, chaque soir, à son sort préparé,
Vers l'immortel séjour portant ses espérances,
Il baise avec respect cet emblème sacré
De Jésus mort dans les souffrances.
La voix du muezzin a proclamé minuit ;
Un lourd sommeil déjà pèse sur sa paupière.
Sa porte tout à coup s'est ouverte sans bruit,
Et le cachot s'emplit d'un rayon de lumière
Qui le réveille et l'éblouit.
Est-ce une vision qui, dans un rêve étrange,
Éclot et disparaît avec le songe enfui ?
Est-ce une fée ? une sainte ? est-ce un ange
Ou la Vierge qui vient à lui ?
Au pâle reflet de la flamme,
Dans l'azur de ses yeux on sent brûler une âme :
Renaud la contemple à genoux ;
C'est ce que Dieu créa de plus beau, de plus doux ;
La fée ou l'ange est une femme.
« Preux chevalier, dit-elle avec ce tendre émoi
D'un cœur touché qui tremble et craint lorsqu'il espère,
Le bruit de ton courage est venu jusqu'à moi
Lorsque tu combattais mon père.
Fille de cet émir qui te tient enchaîné,
Je t'ai vu, dans les fers en esclave traîné,
Plus grand que ton vainqueur lui-même.
Je n'ai pu retenir mon cœur qui s'est donné !
Dût sur moi le Prophète étendre l'anathème,
Je cède à ma fatalité ;
Ennemi des croyants, je t'admire et je t'aime ;
Et je t'offre la liberté !
Accepte, et je brise ta chaîne :
Tout m'obéit ici ; tout tremble sous ma loi ;
Un esclave m'attend sur la rive prochaine ;
Je te sauve et pars avec toi !
– Quelle rançon devra payer ma délivrance ?
– Lorsque tu rentreras dans ton pays de France,
Celui que j'ai sauvé deviendra mon époux.
– Moi ! former ce lien que mon culte condamne !
Moi ! du ciel braver le courroux !
Épouser une musulmane !
— Mais, victime immolée à ses ressentiments,
Demain, de Saladin tel est l'ordre sévère,
Si tu ne veux périr dans les tourments,
Tu renieras Jésus mort au Calvaire.
– Mes frères sont morts en héros !
Leur exemple m'anime et leur vertu m'attire ;
Le chrétien, né pour le martyre,
Va sans peur au supplice et brave ses bourreaux.
– S'il faut croire à ton Dieu pour que je t'appartienne,
Parle ! En secret déjà mon esprit éclairé
A lu tous les feuillets de ton livre inspiré.
Commande, je l'adorerai !
Que faut-il pour être chrétienne ?
– À genoux !
Et Renaud, grave, religieux,
Sur la jeune infidèle à ses pieds prosternée,
Avec l'onde encor pure à sa soif destinée,
Verse les mots bénis qui lui rouvrent les cieux.
III
Venez, serfs et vassaux du mont et de la plaine,
Des basses terres, du coteau,
Bûcherons des forêts, laboureurs du plateau,
En foule assemblez-vous, tenanciers du château,
Devant la porte châtelaine !
Vous qui d'un art choisi nous donnez les leçons,
Accourez, troubadours au gai savoir célèbres,
Et faites succéder les rieuses chansons
Aux refrains de vos lais funèbres !
Et toi dont la prière a connu les douleurs,
Toi qui, veuve sans hyménée,
As versé trois ans tant de pleurs,
Voici ta plus belle journée !
Jette l'habit de deuil, couronne-toi de fleurs !
Car la voix de la renommée,
Messager de bonheur volant de tour en tour,
Comme une voix sortant de la tombe fermée,
Adu comte Renaud annoncé le retour.
Lui qu'on croyait frappé du glaive ou de la peste,
Ou dans un cachot sombre à la mort réservé,
Objet de la faveur céleste,
Un miracle l'avait sauvé !
Une nuit, disait-on, qu'en faisant ses prières,
De la Reine du ciel il invoquait l'appui,
La Vierge parut devant lui,
Le front rayonnant de lumières.
Elle prend Renaud par la main,
Elle ouvre la prison, fait tomber les barrières,
Et du port de Joppé lui montre le chemin.
Une barque cachée attendait sur la plage ;
Elle y monte avec lui, la guide sur les flots,
Aborde, et disparaît aux yeux des matelots
En le déposant au rivage.
Il vient ! quelques instants encor,
Il sera là ! Soudain du haut de la tourelle
Où le nain veille en sentinelle,
Descend, heureux signal, le son perçant du cor.
Loïse a tressailli ! Par de là la clairière,
Pressé par ses vassaux qui pleurent attendris,
Il s'avance au milieu des transports et des cris,
Dans un nuage de poussière !
Loïse, sans le voir, l'a reconnu du cœur !
C'est lui ! c'est cette grâce à la fois douce et fière
Qui charme dans l'amant et plaît dans le vainqueur !
À travers sa bruyante escorte,
Il guide un riche palefroi,
Orgueilleux du fardeau qu'il porte !
Il n'est que comte et prince, on dirait plus qu'un roi !
Mais quel est, près de lui, compagnon de sa route,
Ce jeune cavalier au regard triomphant ?
Il parle à Renaud qui l'écoute ;
Ce n'est pas un varlet sans doute ;
Ce n'est pas un guerrier ; c'est à peine un enfant !
Le pont a fait grincer ses chaînes féodales ;
La porte s'est ouverte et, d'un pas solennel
Foulant le vieux pavé des dalles,
Le comte rentre en maître au manoir paternel.
Tandis qu'autour de lui l'ivresse se déploie,
Quel nuage sinistre est tombé sur sa joie ?
Présage de malheur des créneaux descendu,
Est-ce l'oiseau des nuits qu'il vient soudain d'entendre ?
Pourtant Loïse est là qui jura de l'attendre,
Et Loïse avait attendu !
Mais le jeune étranger, sur son col qu'elle inonde,
Laissant flotter soudain sa chevelure blonde,
Le sourire à la bouche et le front radieux :
« Peuple, amis, serviteurs de ce noble domaine,
Dit-il, si, triomphant d'une guerre inhumaine,
Vous revoyez encor ce martyr glorieux,
C'est mon amour qui le ramène
Dans le palais de ses aïeux !
Il foule le sol de la France ;
Que l'autel s'allume pour nous !
Prêtre de Jésus-Christ, bénissez mon époux :
C'est le prix de sa délivrance ! »
Un cri de désespoir, comme en fait retentir
Le naufragé, pauvre victime,
Qui du mât qu'il embrasse emporté dans l'abîme,
Au fond des mers va s'engloutir,
Accent terrible et lamentable,
Dans tous les cœurs porta l'effroi,
Et le comte, à genoux, frappé comme un coupable,
Cria : Seigneur, pardonnez-moi !
IV
Il retentit encore aux voûtes du castel,
Ce cri profond de l'âme ardente, humiliée,
Cri d'épouse répudiée,
En voyant marcher vers l'autel
L'ingrat qui l'avait oubliée !
Heure d'angoisse, horrible instant,
Où, folle de douleur de n'être plus aimée,
Tombait Loïse inanimée
Aux pieds du héros inconstant !
Un mois, glaçant l'espoir de son rire farouche,
La mort roda près de sa couche,
Épiant les transports du délire étouffant.
Mais, tout un mois aussi, vigilante, attentive,
Comme au berceau de son enfant.
S'assied une mère craintive,
Zaïde, à ses tourments prodiguant ses secours,
La veilla dans les nuits, la veilla dans les jours.
Oh ! qui racontera leurs touchantes pensées,
Lorsque, semblables à deux sœurs,
Et les mains tendrement pressées,
Ces deux âmes entrelacées
De la voix qui console épanchaient les douceurs !
Qui nous retracera, souvenir plein de charmes,
Ces confidences et ces larmes,
Ces échanges d'un cœur dans un cœur confondu,
Baumes de la douleur et magiques dictames,
Qui s'élèvent du fond des âmes
Comme l'encens des fleurs dans les airs répandu !
Un matin, à cette heure où, baigné dans l'aurore,
Le soleil, à l'azur dans l'azur souriant,
Verse au monde qui vient d'éclore
Les richesses de l'Orient,
Au pied de cet autel où la Reine des anges
Présente au croyant prosterné,
Demi-nu sous les divins langes,
L'enfant qu'au monde elle a donné,
Deux femmes au front pâle, aux paupières mouillées,
Arrosant le pavé de pleurs,
À la Mère des sept douleurs
Ainsi parlaient agenouillées :
« Vierge sainte, Mère de Dieu,
Daignez accueillir notre vœu !
Chacune, cœur loyal et tendre
Au chevalier du Christ enchaîné sans retour,
A les mêmes droits à prétendre,
Droits de l'honneur et de l'amour.
Notre amour est pareil, pareil droit est le nôtre ;
Mais aussi le tourment que rien ne peut guérir ;
Et chacune de nous ne pourra sans mourir
Le voir, hélas ! l'époux de l'autre.
Mais le bonheur que doit suivre un regret
Flétrit une âme généreuse ;
Et nulle de nous ne voudrait
Être injuste pour être heureuse.
Recevez donc le vœu devant vous exprimé :
Dévouée autant que jalouse,
Bien qu'il soit ardemment aimé,
Aucune de nous deux ne sera son épouse.
Vierge sainte, avec ton appui,
De constance chastes modèles,
Toutes les deux, sans être à lui,
Nous lui demeurerons fidèles.
Pour nous, plus d'amour ou d'hymen !
Jamais un autre époux ne recevra la main
Que sur ton saint autel j'immole,
Et tu nous reverras dans notre éternité,
Portant comme notre symbole
Le lis de la virginité !
Fais qu'aucune de nous à l'autre ne survive !
Fais que, le même jour, le même deuil nous suive !
Et laisse alors revivre et brûler sous tes yeux
Un feu que rien d'impur n'altère,
Pour que nous puissions sur la terre
L'aimer encor du haut des cieux !
Ô merveille ! le marbre et s'anime et respire !
Avec un céleste sourire
La Vierge a reçu leur serment ;
Et, tendre mère émue aux douleurs de l'amante,
En signe de consentement
Incline sa tête charmante !
V
Dans la fraîche vallée où, fleuve encor naissant,
Le Doubs promène une onde ou limpide ou troublée,
Au manoir du seigneur puissant
Ou dans la cabane isolée,
On parlait chaque soir d'un bon religieux,
Qui, du vieux mont Benoît suivant la règle austère,
Depuis trois ans vivait triste et silencieux
À l'ombre de son monastère.
Chaque matin, et le premier,
Il accourait, au ciel élevant sa prière,
Pieusement humilier
Son front courbé dans la poussière.
Mais au travail toujours il restait le dernier.
La fatigue jamais ne lassait sa constance ;
Un cilice couvrait ses membres amaigris ;
Il ne vivait que d'abstinence,
Et, comme pénétré de vive repentance,
Il frappait les frères surpris
Des rigueurs de sa pénitence.
Était-ce un criminel qui, docile au bienfait
D'une inspiration secrète,
Avait embrassé la retraite
Pour expier quelque forfait ?
Mais le ciel fait souvent un grand saint d'un coupable ;
Puis il était si doux, si bon, si généreux,
Aux indigents si secourable,
Si pitoyable aux malheureux !
Il était du canton et le guide et l'oracle ;
Et même on assurait que, pour guérir des maux,
Il avait fait plus d'un miracle
Qu'on racontait dans les hameaux.
Vous qui savez l'amour, vous connaissez son crime !
Pauvre comte Renaud, par quels affreux tourments
Il avait expié l'oubli de ses serments,
Bourreau tout ensemble et victime !
Frappé par un double abandon,
Il maudissait sa délivrance,
Seul, délaissé, sans espérance
Et de bonheur et de pardon !
Mais du cœur des mortels, mystérieux abîmes,
Qui lira vos replis intimes,
Qui pourra sonder vos détours ?
Toutes les deux l'aimaient, toutes deux étaient belles ;
Elles l'avaient fui pour toujours ;
Mais sa pensée ardente allait toujours vers elles,
Flambeau se rallumant aux vives étincelles
De la flamme de deux amours.
Parfois il espérait !... L'âme aimante est barbare !
Puis la mort brise tant de nœuds !
Celle que son arrêt sépare
Peut pardonner encore et reprendre ses vœux !
Mais un jour de printemps, jeunesse de l'année,
Où la terre est riante et de fleurs couronnée,
Sous les longs plis d'un linceul blanc,
Deux chars silencieux que le deuil accompagne,
Et qu'un vieux chapelain conduit d'un pas tremblant,
Passaient à travers la campagne.
Deux âmes, succombant sous un suprême effort,
Montaient aux sphères éternelles ;
Deux vierges, à leur vœu fidèles,
N'avaient épousé que la mort.
Renaud, voulant encor les suivre,
Courut se cacher au saint lieu,
Jusqu'à la mort résolu de ne vivre
Que pour leur souvenir et Dieu !
Elles reposaient là, dans la nuit, ignorées,
Au cimetière du couvent ;
Renaud s'ensevelit dans ce tombeau vivant
Près de leurs tombes adorées !
Tandis que sur les morts un moment regrettés
Du village ou du monastère,
Ronce et chardon couvraient le tertre solitaire,
Par un doigt inconnu secrètement plantés,
Ou fécondés par un prodige,
Sur chacun des tombeaux deux beaux lis argentés
Balancaient mollement leur tige.
Le cœur rafraîchi tous les jours
Par la prière matinale,
Renaud allait cueillir la branche virginale
Toujours vivante et renaissant toujours ;
Et près de son chevet saintement déposées,
Embaumant sa cellule ou brûlant sous ses doigts,
Les fleurs, de larmes arrosées,
Séchaient aux genoux de la croix !
Mais un cri de détresse un soir se fait entendre ;
Par le jeûne affaibli, par les douleurs brisé,
Ainsi qu'un pèlerin de sa route épuisé,
Sur sa couche de mort Renaud vient de s'étendre.
Abbé, religieux accourent pour prier ;
La mort au moine même est un rude passage !
Mais quel rayon de joie éclaire son visage ?
Quel bonheur en ses yeux vient tout à coup briller ?
Est-ce de son salut l'infaillible présage ?
Il parle ! et l'on dirait qu'à sa voix doucement
D'autres voix parlent et répondent ;
C'est comme un entretien charmant
Où plusieurs lèvres se confondent.
Oui, deux anges sont là ! mais bien connus de lui,
Rafraîchissant son front du parfum de leurs ailes,
De leurs bras enlacés lui formant un appui,
Et lui disant tout bas les choses éternelles,
Le ciel, source de joie et de félicités,
Où les cœurs, affranchis des humaines faiblesses,
Dans leurs immuables tendresses
Ignorent les rivalités !
Et lorsque, terminant la funéraire antienne,
Le prêtre prononça : Partez, âme chrétienne !
Radieux de son double hymen,
Le mourant souriait, pressant dans chaque main
Une main qui serrait la sienne !
Quand l'âme s'envola, le couple chaste et pur,
Palpitant d'une ivresse sainte,
D'un vol précipité l'entraînait dans l'azur,
Ranimée à leur vive étreinte,
Et, de l'éther bientôt franchissant les sommets,
La déposait au seuil de ce séjour suprême,
Où brûle, inaltérable au foyer de Dieu même,
L'amour qui ne change jamais !
RÉSUMÉ :
En 1095, Pierre l'Hermite, de retour de Jérusalem, relaie l'appel du pape à partir en croisade pour libérer l'accès aux Lieux saints. Répondant à son appel, Renaud, le jeune comte de Bourgogne, s'est mis en route, laissant au pays sa fiancée Loïse, qu'il doit épouser à son retour.
Mais cette première croisade est un désastre : beaucoup de croisés sont morts, massacrés ou victimes des maladies et de la faim; ceux qui ont été faits prisonniers doivent choisir entre le supplice ou le reniement de leur foi.
C'est ainsi que Renaud, après avoir vaillamment combattu, se retrouve dans un horrible cachot. La veille de son supplice, il a la surprise de voir entrer dans sa cellule la fille de l'émir : la belle Zaïde, tombée amoureuse de lui, venait le libérer, à la condition qu'il l'emmène en France et qu'il l'épouse. Présentement, reniant sa foi musulmane, elle se fait baptiser par Renaud.
Dans son château de Bourgogne, on a annoncé le retour du comte Renaud. Loïse, qui l'a attendu pendant trois ans, est au comble de la joie. Mais elle découvre que son fiancé est accompagné d'une belle jeune fille blonde, et celle-ci annonce qu'elle vient pour épouser Renaud.
Loïse est désespérée et tombe malade. Zaïde, compatissante, reste à son chevet nuit et jour. Puis, devant un autel de la Vierge, les deux jeunes filles font le serment de ne pas épouser Renaud, de rester vierges et de lui être fidèles jusqu'à la mort.
Renaud, pour expier sa double faute, se fait religieux selon la règle de saint Benoît. Toujours amoureux de ses deux fiancées, il n'ose espérer que la mort de l'une lui permette d'épouser l'autre. Mais Loïse et Zaïde, conformément à leur voeu, meurent le même jour ; et, sur chacune de leurs tombes, Renaud vient cueillir les lys qu'un miracle y fait pousser chaque jour.
Quand c'est pour Renaud l'heure de mourir, deux anges viennent l'assister et l'entraîner vers le Ciel.
LE PROCÈS DE JÉHOVAH
I
Voici qu'un bruit étrange a traversé le monde !
Josaphat, si longtemps solitude profonde,
S'animant pour l'éclat d'une solennité,
Convoque au rendez-vous toute l'humanité.
Josaphat aujourd'hui semble un vaste théâtre ;
Du pied de la montagne à son faîte bleuâtre,
Des degrés, surmontant des degrés spacieux,
En spirale élargis, semblent gravir les cieux,
Étages d'où la foule, en cercle amoncelée,
Voit la scène qui s'ouvre au fond de la vallée.
Là, comme obéissant au magique signal,
Avec tous ses décors s'élève un tribunal.
De la légalité vénérable cortège,
Chacun vient à son rang, choisit sa place, et siège.
Mais pour qui ce concours terrible et solennel ?
Quel est donc le forfait ? Quel est le criminel ?
Le monde est aujourd'hui réuni pour l'entendre !
Qu'il vienne ! l'univers n'est pas fait pour attendre !
Soudain la foudre gronde ! Au centre d'un ciel bleu
S'ouvre un vaste horizon de lumière et de feu ;
Dans l'immense lointain des radieux abîmes
Dont l'œil ne peut sonder les profondeurs sublimes,
Sur deux rangs que traça le doigt du Séraphin
Se prolongent debout des légions sans fin,
Du monarque du ciel innombrables armées,
Portant le glaive d'or aux pointes enflammées.
Tout à coup, au signal des célestes clairons,
Les anges à genoux ont incliné leurs fronts.
Tandis qu'avec respect, courbés dans la poussière,
Ils baissent leurs regards inondés de lumière,
Passe un souffle vivant qu'à chacun de ses pas
L'âme seule devine et que l'œil ne voit pas.
Puis le ciel se referme. Une nuée épaisse
Descend parmi l'azur et sur le sol s'abaisse ;
Le vallon en frémit ; la montagne trembla,
Et la foule frissonne et se dit : Le voilà !
II
Depuis cette heure où Dieu, dans sa magnificence,
À son plus noble ouvrage a donné la naissance,
De la terre féconde hôte nouveau venu,
Enfant d'un tendre père aussitôt méconnu,
L'homme aiguisa bien vite en plaintes insensées
L'organe qu'il reçut pour parler ses pensées
Et, mesurant son être à son faible compas,
Nomma ce Dieu méchant, ou dit qu'il n'était pas !
Ces débiles clameurs, s'échappant d'un atome,
Touchaient à peine au seuil du céleste royaume,
Et, sans porter atteinte à sa félicité,
Troublaient peu l'Éternel dans sa sérénité.
Mais leur écho, frappant aux voûtes immortelles,
Des anges attristés blessait les cœurs fidèles.
« L'homme ne verra plus au ciel déshérité,
Disaient-ils, qu'un désert par le vide habité.
Lorsque le doute impie attente à votre gloire,
Qui vous respectera ? quelle âme voudra croire !
Dieu ! montrez aux humains, dont l'orgueil va croissant,
Que vous êtes toujours le Seigneur tout-puissant !
Soulevez les volcans ! déchaînez les tempêtes !
Que la foudre en éclats ruisselle sur leurs têtes !
Que ces astres, au loin dans l'espace semés,
Pleuvent sur l'univers en globes enflammés,
Et que, dans le chaos du sol, du feu, de l'onde,
Dieu montre qu'il existe, en détruisant le monde !
Il te suffit, Dieu juste et si lent á punir,
De nos cœurs pour t'aimer, du ciel pour te bénir ! »
Souriant avec calme aux bruits de leurs colères :
« Eh bien, dit Jéhovah, je cède à vos prières !
Oui, je les confondrai, ces coupables ingrats,
Non pas en déployant la force de mon bras,
Non en versant sur eux, par un double cratère,
Ou la flamme du ciel ou les feux de la terre,
Mais par un tel excès de divine bonté,
Qu'il transforme en amour leur incrédulité.
Devant leur tribunal je consens à paraître ;
Que l'univers s'assemble et qu'il juge son maître ! »
L'Éternel a parlé.
L'ange silencieux
Recueille à deux genoux l'ordre mystérieux.
Puis bientôt, emporté sur son aile rapide,
Il planait lentement dans un éther limpide,
Et, proclamant au loin l'avis de l'Éternel,
Fixait à Josaphat le débat solennel.
III
Ainsi donc celui-là que la terre assemblée
Attendait aujourd'hui dans la sainte vallée,
Qui, de l'esprit rebelle appelant l'examen,
Soumettait sa justice au jugement humain,
C'était Dieu ! Dieu lui-même !
Au milieu du prétoire
Il s'avance, non plus dans l'éclat de sa gloire,
Mais caché sous un corps visible à l'œil trompé,
De compactes vapeurs fantôme enveloppé ;
On eût dit un mortel, mais mortel où respire
Cette splendeur intime et que Dieu même inspire,
Comme un jour doit paraître, immortel glorieux,
Le saint transfiguré dans la beauté des cieux !
À cet aspect d'un Dieu dont la forme modeste
Voile tous les rayons de sa grandeur céleste,
L'assemblée, étouffant dans son cœur sans effroi
Le respect pour le père et le souverain roi,
Sur tous les bancs pressés où les voix se confondent,
Prélude, en murmurant, aux rumeurs qui répondent.
Puis, comme un bruit plaintif de tous les cœurs éclos,
Avec un rire amer, des cris ou des sanglots,
Au divin accusé, qui l'écoute en silence,
Chaque homme tour à tour reproche sa souffrance :
– Comme un germe maudit sur la terre jeté,
J'ai depuis le berceau senti la pauvreté.
Je mendie humblement, plein d'angoisse et d'alarmes,
Un pain qu'on me refuse ou que trempent mes larmes ;
Cloué par la douleur sur un grabat étroit,
Je languis sans secours, j'ai faim ! j'ai soif ! j'ai froid !
– J'ai de l'or, des festins, le faste et la richesse,
Et mon esprit s'éteint en proie à la tristesse.
L'existence pour moi n'a qu'un rire moqueur ;
La glace est dans mon âme et le vide en mon cœur !
– L'ardente sciatique, en soudant mes jointures,
Me recourbe attaché sur un lit de tortures,
Et, de mes nerfs crispés parcourant les réseaux,
Change en métal brûlant la moelle de mes os !
– La fièvre, en ses retours, prodigieux mystères,
De chocs précipités fait battre mes artères,
Répandant tour à tour dans mes membres lassés
Ou des torrents de flamme ou des frissons glacés !
– Cherchant en vain dans l'ombre un flambeau qui l'éclaire,
Ma raison a perdu son guide tutélaire ;
Chaque objet, se jouant aux plis de mon cerveau,
M'apparaît sous un jour fantastique et nouveau ;
Ma vie à chaque instant expire et recommence,
Ici, calme stupide, et là, folle démence !
– Une femme a soumis mon esprit indompté ;
Son caprice est ma loi, son goût ma volonté ;
C'est un combat sans terme, une lutte sans trêves ;
Elle brûle mes jours, elle enflamme mes rêves ;
Ma paix et mon bonheur sont brisés sans retour ;
Qui donc dit que l'enfer est pire que l'amour ?
– Fureur d'un court moment, mais sombre conseillère,
Je sens dans mon cerveau bouillonner la colère ;
Chaque veine se gonfle et tout mon sang bondit ;
Par son enivrement le vertige grandit ;
Et, dans les noirs accès du transport qui m'anime,
Il n'est souvent qu'un pas de ma pensée au crime !
– Jaloux, je porte envie à tout ce que je vois ;
Le bonheur de mon frère est un tourment pour moi ;
Je hais, comme le bien, le forfait qui prospère,
Et mon cœur a pour sang le fiel de la vipère.
– L'or est mon seul amour, mon tyran, mon espoir ;
Ma joie est d'en toucher, mon bonheur de le voir ;
Incessante folie et torture barbare !
Je ne suis point enfant, père : je suis avare !
Le crime aussi, pâli de sa propre terreur,
Plus haut que toute voix criait avec fureur :
– Pourquoi mes passions et mes instincts cupides ?
Mes mains lentes au bien et pour le mal rapides ?
Pourquoi du droit d'autrui m'a-t-il fait ravisseur ?
Pourquoi suis-je cruel ? pourquoi suis-je oppresseur ?
D'où vient que dans le sang ma soif se désaltère ?
Pourquoi suis-je assassin ? pourquoi suis-je adultère ?
Puis vinrent à leur tour tous ces fléaux divers,
Crimes des éléments, tyrans de l'univers :
– Une étincelle part, et soudain l'incendie,
Géant irrésistible en sa marche agrandie,
Engloutissant mes biens sous mes toits écrasés,
Change mon patrimoine en débris embrasés.
Livré comme une proie au courant qui consume,
Mon asile n'est plus qu'une cendre qui fume !
Noyés dans l'eau du ciel ou du soleil brûlés,
À nos sillons en vain nous confions nos blés ;
Du sommet sourcilleux qui sur nos fronts se penche,
S'échappe le torrent et roule l'avalanche,
Et le fleuve, au rivage entassant ses assauts,
Usurpe mon séjour étouffé sous les eaux.
La guerre, promenant ses ravageurs serviles,
Désole la campagne et dévaste nos villes,
Et, sur notre ruine élevant son orgueil,
Nous laisse, en triomphant, la misère et le deuil.
Du fond de l'univers s'abattent sur nos plaines
Des impures vapeurs, de fétides haleines ;
La peste, s'augmentant à ces exhalaisons,
De cités en cités promène ses poisons,
Et la contagion, dispersant ses atomes,
Fait des peuples vivants le peuple des fantômes !
Ainsi chargés de maux, de terreurs entourés,
Nous passons malheureux, languissants, torturés !
De douleurs en douleurs l'existence se traîne ;
Toute heure a son chagrin et chaque jour sa peine ;
Pour quelques chants joyeux mille gémissements,
Et pour de courts plaisirs un siècle de tourments !
Route épineuse et sombre où l'âme inassouvie
Laisse à chaque buisson les lambeaux de sa vie !
Désir toujours trompé, faute, crime, remord,
Voilà l'homme, ton œuvre, et pour terme, la mort !
– Hommes ! dit l'Éternel, ainsi donc votre outrage,
Pour s'attaquer à moi, s'attaque à mon ouvrage !
Aveuglés sur vos maux, troublés par vos malheurs,
Vous faites jusqu'à moi remonter vos douleurs !
Ingrats ! qui m'accusez d'oublis, d'indifférences,
Quand, rassemblant sur vous toutes mes préférences,
Mon Verbe au jour marqué vous tira du néant,
Que n'ai-je fait pour vous, mortels, en vous créant ?
Je modelai ce front, miroir pur et sublime,
Siège auguste où reluit votre splendeur intime,
Vos lèvres d'où surgit la pensée, et vos yeux
Qui règnent sur le monde et regardent les cieux.
Rien ne gêne l'élan de votre indépendance :
Vous avez le sens droit, vous avez la prudence,
L'instinct de la justice et de la vérité,
La sévère raison qui fait la liberté,
De vos propres désirs la saine défiance,
Le savoir du passé, la longue prévoyance,
Et, de vos actions infaillible gardien,
L'horreur qui suit le mal, l'attrait qui mène au bien !
Aliment de l'esprit, fécond foyer de l'âme,
Des passions en vous j'ai déposé la flamme ;
Mais je vous ai donné le pouvoir souverain
Qui les règle, les dompte et leur impose un frein.
La raison, guide sûr, conserve qui l'écoute ;
Vous repoussez son doigt qui vous montre la route ;
Nés pour la vertu seule et connaissant sa voix,
Le vice est votre pente et le mal votre choix.
Forte en son unité, votre âme est sans entrave ;
Elle doit commander, vous la faites esclave !
Vous marchez, et changeant le chemin en désert,
Vous fuyez ce qui sauve, et cherchez ce qui perd !
Vous pleurez, vous souffrez, et chaque pleur blasphème ;
Mais toutes vos douleurs vous viennent de vous-même,
Tous qui, calomniant mes paternels bienfaits,
Mêlez votre poison aux dons que je vous fais !
J'entourai vos besoins d'une limite sage ;
Vous appelez l'abus où j'avais mis l'usage :
Victime de vos goûts, jouets de vos désirs,
En monstrueux excès vous changez vos plaisirs.
L'incendie allumé dans les liqueurs brûlantes,
Les venins palpitants dans les chairs succulentes,
Fardeaux laborieux pour vos courts appétits,
Comme dans un abîme en vos flancs engloutis,
De la destruction agents inévitables,
Vous attendent mourants au sortir de vos tables,
Et, de votre santé dévastateurs jaloux,
Vous inventez des maux qui n'étaient pas en vous !
C'est peu de ces douleurs que votre sein renferme,
Aux siècles à venir vous en léguez le germe ;
Votre enfant, au berceau par le vice infecté,
Hérite tout de vous, même sa pauvreté,
Vous qui, méconnaissant la loi des jours prospères,
Étouffez la tendresse et le devoir des pères,
Qui ne leur gardez point, en pourvoyeurs bénis,
Le froment pour leur faim, la mousse pour leurs nids,
Alors que la fourmi, votre maître en prudence,
Amasse pour l'hiver ses greniers d'abondance !
Je vous donnai, choisi dans le trésor des cieux,
L'amour, charme de l'âme et délices des yeux ;
De ma loi de tendresse, active et fraternelle,
Votre égoïsme a fait sa règle criminelle ;
Enfants du même père et nés au même jour,
Vous moissonnez la haine où j'ai semé l'amour !
Ces fléaux imprévus, ces étranges ravages,
Ces fleuves révoltés surmontant leurs rivages,
Ces flots, cet incendie, et ces contagions,
Échange de trépas entre les régions,
Ce sang qui coule au loin, cette guerre qui gronde,
Comme un songe effacé, disparaîtraient du monde
Si, des pleurs fraternels témoins indifférents,
Vous n'étiez tour à tour victimes ou tyrans ;
Si par le dévouement dénouant le problème,
Vous vouliez vous aimer ainsi que je vous aime !
Mourir ! Ah ! c'est ce but qui glace épouvanté
L'homme, où se meut l'instinct de l'immortalité !
Mais au-dessous des cieux qui donc est immuable ?
Tout ce qui naît subit la fin inévitable !
Tout être qui commence est au seuil du trépas !
Mais qu'ai-je dit ? mourir ! Non, vous ne mourez pas !
Quand vos corps, de l'esprit enveloppe grossière,
Poussière d'un moment retournent en poussière,
Votre âme, incorruptible et libre par sa loi,
Se trouve, en remontant, face à face avec moi ;
Elle rentre, de joie ou de crainte éperdue,
Au foyer éternel dont elle est descendue ;
Ses yeux, ouverts sans voile au jour de ma clarté,
Verront dans sa splendeur luire ma vérité,
Et, de la vie humaine abordant le mystère,
Ils liront dans le ciel l'énigme de la terre !
Mais puisqu'un accusé, réclamant leur appui,
Peut citer des témoins qui déposent pour lui,
Abîmes éternels peuplés par ma justice,
Que dans vos profondeurs mon appel retentisse !
Élus de la lumière ou dans l'ombre plongés,
Témoignez tous pour moi qui vous ai tous jugés !
À ces mots, que l'enfer et le ciel entendirent,
Deux abîmes sans fond tout à coup répondirent.
Les saints, la joie au front et l'allégresse au cœur,
Chantaient l'hymne d'amour et s'écriaient en chœur :
– Gloire au Dieu tout-puissant ! son équité profonde
Éclate dans le ciel ainsi que dans le monde ;
Heureux à sa clarté qui laisse ouvrir ses yeux !
Il est juste ! il est bon ! gloire à lui dans les cieux !
Puis, là-bas, où du poids des peines lamentables
L'ange, jadis rebelle, enchaîne les coupables,
Les damnés, l'œil en feu, le désespoir au cœur,
Chantaient l'hymne de haine et s'écriaient en chœur :
– Gloire au Dieu tout-puissant ! son équité profonde
Éclate dans l'enfer ainsi que dans le monde ;
Maudit à sa clarté qui peut fermer ses yeux !
Il est juste, il est bon ! gloire à lui dans les cieux !
Et tandis que la foule, éblouie, étonnée,
Devant ce grand spectacle à genoux prosternée,
Comme l'épi qui ploie aux mains du moissonneur,
Tremblait épouvantée au souffle du Seigneur,
Dieu, rassemblant à lui les célestes phalanges,
Dans les bras des élus et sur l'aile des anges,
Au milieu des rayons de sa divinité,
Remontait invisible en son éternité !
IV
Le monde était vaincu !...
La féconde rosée
Épurait des humains l'âme fertilisée ;
Leur cœur, à la vertu demandant son soutien,
Revenait au bonheur en revenant au bien ;
Le vice était sans charme et le mal sans puissance ;
La terre renaissait à ses jours d'innocence ;
Les jougs étaient aimés, les devoirs étaient doux,
Et la terre disait : Dieu réside avec nous !
Mais de l'esprit mauvais irrésistible empire !
Comme aux échos lointains un bruit de voix expire,
Le temps vint effacer le souvenir pieux
Du miracle divin conté par les aïeux.
Non contents d'attaquer le prodige ineffable,
Des sages même un jour le traitèrent de fable,
Et les doutes encore, osant le défier,
Invitaient l'Éternel à se justifier.
Mais, d'un œil de pitié voyant leur insolence,
Dieu ne s'abaisse plus à rompre le silence.
En vain monte vers lui le blasphème insultant ;
Caché dans ses décrets, calme et fort, il attend
Ce formidable jour où, porté sur les nues,
Devant les nations pâles, tremblantes, nues,
Il reviendra, vengeur de son nom profané,
Condamner sans appel ceux qui l'ont condamné !
RÉSUMÉ :
Depuis que l'homme a été créé, il n'a cessé de se plaindre et de méconnaître son créateur. D'abord Dieu ne s'en est pas soucié ; mais, comme les anges tentaient de le persuader de détruire ce monde impie, il décida de se soumettre au jugement des hommes. On lit en effet dans Joël, 4,2 : « Je réunirai toutes les nations et les ferai descendre dans la vallée de Josaphat ; là j'entrerai en jugement avec elle. »
Donc, le jour venu, les représentants de toute l'humanité étaient là, sur les pentes de la montagne de Josaphat devenues un vaste tribunal. Et Jéhova parut, ayant révêtu la forme d'un humain.
Alors chaque homme vint à son tour développer ses plaintes ; on entendit le mendiant méprisé, le riche désabusé, le paralytique, le fiévreux, le dément, l'amoureux fou, le colérique, le jaloux, l'avare, l'assassin; puis on reprocha à Dieu les incendies, les mauvaises récoltes, les ravages de la guerre, les épidémies et cette mort par laquelle tout doit se terminer.
Jéhova prit la parole et se défendit en rappelant tout ce qu'il a donné à l'homme : la pensée, le désir de vérité et de justice, la raison capable de dompter les passions… Il montra que le reponsable c'est l'homme, qui corrompt les dons que Dieu lui a faits, l'homme qui nuit à sa santé par l'alcool et les excès de table, l'homme qui est moins prévoyant que la fourmi, l'homme qui préfère la haine à l'amour, l'homme qui, lorsqu'il proteste contre la mort, oublie qu'il a reçu une âme immortelle.
Pour clore ce procès dont Jéhova soratit vainqueur, on entendit les saints du ciel et les damnés de l'enfer chanter la gloire de Dieu. Alors Jéhova remonta au Ciel.
L'âme des hommes sortit épurée de ce procès : ils renonçaient au vice, assumaient leur condition humaine. Mais l'esprit du mal exerça à nouveau sur eux son empire et les humains, considérant que le procès qui s'était tenu dans la vallée de Josaphat n'était qu'une fable, reprirent leurs doléances et leurs blasphèmes. Mais, cette fois, Dieu ne réagit plus, attendant seulement le jour du Jugement où ceux qui l'auront condamné sur la terre seront condamnés sans appel.
LES PLEURS DU PRINTEMPS
Au fond d'un tout petit village,
Solitaire réduit caché dans le feuillage,
Depuis deux ou trois mois comme un moine cloîtré,
Un jeune homme habitait seul, morne et retiré.
D'où venait-il ? Nul n'aurait pu le dire.
Quel était-il ? Aucun ne le savait ;
Et personne jamais ne le voyait sourire.
Le pâtre bien souvent, en traversant les bois,
Le rencontrait plongé dans la mélancolie,
D'où sa pensée ensevelie
Se réveillait, avec des larmes dans la voix.
– Fuir, abhorrer les hommes, passe encore !
L'homme, cet être froid, sans respect, sans pitié,
Faux en amour et traître en amitié,
Que l'égoïsme aveugle ou que l'orgueil dévore,
Esclave sans pudeur ou despote inhumain,
Où sous la peau d'agneau le loup toujours sommeille,
Et qui vous caresse la veille
Pour vous mordre le lendemain ;
Oh ! pour ce sexe fort, je l'avouerai sans feinte,
On peut bien l'éviter comme un monstre effrayant,
Se murer dans sa chambre en hibou prévoyant,
Et n'y pas garder même un seul miroir, de crainte
De voir un homme en s'y voyant !
Mais la femme, grand Dieu ! nature tendre et douce,
Dont le cœur est un nid plein de soie et de mousse,
Dont la lèvre est de rose et les doigts veloutés,
De grâce adorable modèle
Qui joint à tant de qualités
Le mérite étonnant d'être parfois fidèle,
La fuir ! c'est un forfait exécrable, odieux,
Et qui la peut haïr est maudit par les dieux !
Eh bien, fût-elle laide ou de charmes pourvue,
Du plus loin qu'à ses yeux venait se présenter
Une femme... il semblait frissonner à sa vue ;
Il tremblait, pâlissait, et si, pour l'éviter,
Il eût fallu, pauvre victime,
Se jeter au fond d'un abîme,
On l'eût vu s'y précipiter.
Mais pourquoi ce courroux ? ces haines, ces tristesses ?
C'est que naguère, hélas ! dans ces instants d'ivresses
Où l'homme, enfant hier, qui pense aimer toujours,
Heureux d'espérer et de croire,
Peuple ses nuits, remplit ses jours,
Et du fantôme de la gloire
Et du fantôme des amours,
Une idole adorée, une amante, une femme,
Souveraine d'un cœur qui venait de s'ouvrir,
Volage, avait brisé son âme
Par ces tourments qui font mourir.
– Pourquoi, s'écriait-il un jour que, pâle et sombre,
De ses rêves perdus il voyait passer l'ombre,
Le ciel, me condamnant aux précoces douleurs,
M'a-t-il si tôt fait boire à la coupe des pleurs ?
Hélas ! où retrouver mes riantes chimères,
D'un immortel renom promesses éphémères ?
Adieu la poésie et son riche concert !
La voix ne chante plus quand le cœur est désert !
De l'inspiration la source est épuisée ;
Quel écho répondrait à mon âme brisée ?
Laissons mes tristes jours lentement se flétrir !
Mais pourquoi tant pleurer, à quoi bon tant souffrir ?
Tandis qu'envenimant sa plaie,
Ses plaintes vers le ciel montaient avec aigreur,
Dans un champ masqué d'une haie
Passait et repassait un brave laboureur ;
Appuyé d'une main sur sa lourde charrue,
Il pressait deux taureaux, de sueur ruisselants,
Qui, suivant du sillon la ligne parcourue,
Pour revenir bientôt, retournaient à pas lents.
Il s'arrête et, tandis que pour reprendre haleine
L'attelage lassé se couche sur la plaine,
Jetant sur le poète un de ces bons regards
Où brille en traits naïfs l'âme des campagnards :
– Jeune homme, lui dit-il, quelle est cette parole ?
D'où viennent ces gémissements ?
Votre faiblesse se désole,
Vous succombez sous vos tourments !
Désespérer, d'abord c'est un blasphème ;
Quand Dieu veut une chose, il sait bien ce qu'il fait ;
Sous sa rigueur souvent il cache son bienfait ;
Et, tenez, jugez-en vous-même !
Regardez ces deux champs : celui-ci, c'est mon bien ;
L'autre plus loin, là-bas, et qui n'est mien,
Est comme un terrain vague, où je n'ai vu paraître
Depuis tantôt quatre ans, ni serviteur ni maître.
De son propriétaire il semble abandonné ;
Jamais le soc ne le traverse ;
Et, comme il n'est pas sillonné,
Il n'a pas besoin de la herse.
Dans ce pauvre sol désolé
L'ortie a pris toutes ses aises,
Et le chardon s'est étalé
Au milieu des herbes mauvaises.
Si parfois un bon grain, apporté par le vent,
Croyant faire haute futaie,
Germe et montre un matin sa tête en s'élevant,
Il est étouffé par l'ivraie.
Un terrain fainéant, mort, qui ne produit rien !
Mais près de lui, voyez le mien !
Avec moi, ni repos ni trêve ;
Avant que l'aurore se lève,
J'attelle ma charrue, et mes taureaux puissants,
Avec le coutre aigu guidé d'une main sûre,
En large, en long, la creusant en tous sens,
Lui font mainte et mainte blessure.
Avec ma herse aux fortes dents,
Ce que j'ai mis dehors, je le remets dedans,
Et mon pauvre domaine, en proie à mes ferrailles,
Par mes outils, ou perçants ou mordants,
Se sent déchirer les entrailles.
Mais après les douleurs de la triste saison,
Jetant ses reflets d'or au vert tapis des herbes,
L'été revient, l'été qui me donne raison,
Les bras chargés de fruits, les mains pleines de gerbes !
Il en doit être ainsi pour vous,
Jeune homme, et profitez des bons avis d'un père.
Votre peine est sans doute amère ;
Mais ses fruits en seront plus riches et plus doux.
La souffrance est un lot utile ;
Mettez à profit vos douleurs,
Et votre cœur sera fertile
Puisqu'il est arrosé de pleurs.
C'est de la glèbe déchirée
Que s'élance le meilleur grain ;
Votre âme est comme mon terrain,
Il faut qu'elle soit labourée.
Le poète écouta ces rudes arguments,
Et, renonçant à la retraite,
Il prit dans sa raison cette force secrète
Qui triomphe des sentiments.
L'avenir disparu pouvait encor renaître ;
Son prisme éblouissant à ses yeux avait lui ;
Mais il fallait vivre pour lui ;
Il voulut vivre ; il fut le maître.
Lorsque l'étude et l'art, ces baumes souverains,
À ses sens apaisés versèrent leur dictame,
Au lieu de les pleurer, il chanta ses chagrins :
Il dit en paroles de flamme
Tout ce que la souffrance aux poètes apprit,
Et les tortures de son âme
Et les tourments de son esprit ;
Et, degré par degré, le terrible fantôme
S'affaiblit, emportant ses rêves importuns,
Comme la fleur qui nous embaume
Expire en donnant ses parfums.
Chaque fois que son art demandait la pensée,
Organe de la passion,
Il en trouvait l'expression
Dans lui-même toute tracée.
Au feu couvert de cendre empruntant sa chaleur,
Éloquent comme la nature,
Il fut riche dans la couleur,
Comme il fut vrai dans la peinture.
Les femmes que jadis poursuivait son mépris,
Qui du poison jeté sur son cœur incompris,
Lui semblaient toutes criminelles,
Adorèrent dans ses écrits
Ce qu'elles sentaient battre en elle.
Le théâtre, parfois aux créateurs fermé,
Accueillit ses tableaux sincères, énergiques,
Et bientôt il sentit, sous ses effets magiques,
Palpiter un peuple enflammé.
S'imposant par le charme à la foule asservie,
Il eut succès, fortune, honneur,
Et tout ce qui dans cette vie
Ressemble le mieux au bonheur.
Au rustique bon sens il eut raison de croire :
Il sortit plus grand des malheurs ;
Il serait mort de ses douleurs,
Et ses douleurs ont fait sa gloire !
RÉSUMÉ:
Dans un village, un jeune homme vivait, mélancolique et retiré du monde, fuyant non seulement les hommes, ce qui se peut comprendre, mais aussi et surtout les femmes, ces êtres si adorables. Une femme en effet l'avait déçu et avait brisé son coeur et, depuis, il avait renoncé à son rêve de s'immortaliser par la poésie, adonné seulement aux larmes et à la souffrance.
Un jour, un laboureur le vit et, s'étonnant de voir un jeune homme aussi désespéré, il lui fit la leçon. Il lui montra le champ voisin laissé à l'abandon, envahi par les orties, les chardons et l'ivraie, ne produisant plus rien, alors que le sien, régulièrement blessé, déchiré et labouré par la charrue, produisait d'abondantes récoltes. Voyant cela, le jeune homme devait comprendre que ses souffrances pouvaient être mises à profit pour en tirer le meilleur. C'est ce que fit notre poète. Au lieu de les pleurer, il chanta ses chagrins; il mit ses souffrances dans des poèmes, que les femmes adorèrent. Il connu le succès et la fortune et ce sont ses douleurs qui ont fait sa gloire.
LE TÉLÉSCOPE
– Non, mon très cher docteur, non ! vous parlez en vain ;
Orateur excellent, admirable écrivain,
Vous pouvez, appuyé des formes les plus neuves,
Entasser les motifs, accumuler les preuves ;
Vos plus forts arguments, logiques de tout point,
Bien qu'en me ravissant, ne me convaincraient point !
– Et pourquoi, s'il vous plaît ?
– Par la raison notoire
Que l'on ne prouve pas quand il s'agit de croire.
Qu'entend-on par la foi ?... L'aveugle sentiment
Qui se passe de sens et de raisonnement ;
Qui dit : Suivons la loi que suivaient nos ancêtres !
Le disciple en doit-il remontrer à ses maîtres ?
Je sais qu'au vrai croyant le culte fait du bien ;
Qu'en cette courte vie il est d'un bon soutien ;
Puis vivre en l'avenir a bien aussi ses charmes ;
Il mêle au deuil la joie, et l'espérance aux larmes ;
Il ne nous charge pas d'un poids trop rigoureux,
Et c'est ici-bas même un moyen d'être heureux,
Voilà, mon cher docteur, de la philosophie !
Mais prouver... Oh ! non pas, et je vous en défie.
– Allons ! j'attendrai donc, qu'ayant si mal vécu,
Vous imitiez saint Paul, par la grâce vaincu !
– Adopté !
– Mais au moins, un Dieu ! l'Être suprême
Dans lequel vous croyez, n'est pas un théorème ;
Cela peut se prouver !
– Peut-être.
– Allons !
– Bien ! soit !
– On peut vous démontrer ce que l'esprit conçoit !
Car, que vous adoptiez ou tel ou tel système,
Le monde n'a pas pu se former de lui-même ;
L'œuvre atteste l'artiste, un livre son auteur,
El la création demande un créateur.
– Oui, sans doute ! J'admets que la divine essence
À tout ce qui respire a donné la naissance,
Et sans avoir recours au procédé chrétien,
Qu'elle a voulu le monde et l'a créé de rien.
– Bon ! S'il en est ainsi, vous admettrez, je pense,
Qu'on ne peut être ingrat aux biens qu'elle dispense,
Et qu'un maître, à la fois si bon et si puissant,
A droit à tout l'amour d'un cœur reconnaissant ?
– Fort bien ! je vous comprends ! votre adroite tactique
Me mène pas à pas vers le culte pratique.
Par l'admiration c'est peu de l'honorer ;
Vous prétendez encor me le faire adorer !
Mais, pour qu'en le priant ma ferveur vous réponde,
Il faudrait me prouver qu'il s'occupe du monde !
– Par exemple !
– Voilà ma fin de non-pouvoir.
Pour gouverner la terre, encor faut-il la voir !
Or, il ne la voit pas !…
– Parbleu ! c'est d'un sceptique !...
– Nous voyons, nous, c'est vrai ! mais pur effet d'optique !
La lumière est un corps qui, grâce à ses rayons,
Divise l'atmosphère et trace des sillons.
Comme une paume échappe aux mains qui réagissent,
Sur les objets frappés ces rayons rebondissent,
Partent par angle aigu pour remonter aux cieux ;
Alors, si dans sa route il rencontre nos yeux,
Le rayon, traversant leur globe diaphane,
Grave au cerveau touché le corps dont il émane,
Et, par notre cerveau le portant à l'esprit,
Donne le sentiment de l'objet qu'il décrit.
– En d'autres mots, mon cher, comme dit le poète,
Voilà comme il se fait que la fille est muette.
– Riez ! C'est la science !... elle est formelle ici...
Mais pour l'Être suprême en peut-il être ainsi ?
Un rayon nous atteint parce qu'il nous rencontre ;
Mais Dieu, qu'au fond... là-bas... le seul bon sens nous montre,
Qui recule toujours quand on croit l'approcher,
Qui nous rend presque fous quand on veut le chercher,
Qui, dût-on emprunter le char d'un météore,
Aux profondeurs des cieux semble nous fuir encore,
Comment voudriez-vous qu'en partant de l'objet,
Le rayon jusqu'à lui fit un pareil trajet ?
Sans l'air qui le conduit, sa lumière inféconde
Ne pourra pas sortir des limites du monde.
Et, comme un voyageur dont un mur clôt les pas,
Il s'éteint dans le vide et ne le franchit pas !
– J'entends. C'est comme si je vous disais : Mes maîtres,
Il existe un village à trente kilomètres.
Qu'est-ce que l'on y dit, qu'est-ce que l'on y fait ?
Vous me répondriez : Impossible !
– En effet,
Comment distinguerais-je un pays invisible
D'où nul reflet n'arrive à mon œil insensible ?
Pour connaître, mon cher, ce qui se fait là-bas,
Il faut être sorcier !
– Et vous ne l'êtes pas.
Ainsi déraisonnaient au sortir de la table
Trois jeunes gens, joyeux d'un dîner confortable,
Chez un grand philosophe, esprit logicien,
Et bon chrétien surtout, ce qui ne gâte rien.
Et tous nos conviés, qui croyaient le confondre,
Criaient : Échec et mat, il ne peut rien répondre !
– Allons, je suis battu, répliqua-t-il soudain ;
Mais levons-nous de table et passons au jardin.
– Au jardin !
On y court.
Du haut de la terrasse,
Un site ravissant se déroule avec grâce ;
Ici, le pré semant des fleurs dans les gazons,
Puis le petit bois, puis les prochaines maisons,
Puis au bout du hameau la rivière qui coule ;
Plus loin, l'agneau qui broute ; au fond, le char qui roule ;
Tout si bien encadré dans ce tableau charmant,
Que chaque objet décroît par son éloignement,
Que maison, bois, agneau, chariot et broussaille,
Pour faire place à tous, perdent tous de leur taille,
Jusqu'au point où l'ensemble, en un bloc confondu,
S'abîme inanimé dans l'horizon perdu.
Tout à coup, à leurs yeux fatigués de tout suivre,
Paraît un objet d'art. C'est un long tube en cuivre :
Par l'opticien savant deux verres adaptés
Ferment comme un étui ses deux extrémités,
Et bientôt, dépouillant sa soyeuse enveloppe,
S'offre ce qu'en français on nomme : un télescope,
Admirable chef-d'oeuvre en sa simplicité,
Par deux petits enfants autrefois inventé !
– Parbleu ! dit le plus gai de la troupe plaisante,
D'un divertissement le moyen se présente.
Je serais enchanté d'espionner au loin
Quelqu'un de nos amis, qui se croit sans témoin !
Voyons l... Puis au hasard il braque sa lunette.
Bravo !... s'écria-t-il ; l'atmosphère est si nette
Qu'en portant dans l'espace un regard assuré,
Je vois un presbytère.
– Oui, celui du curé
D'un village lointain dont, grâce à la distance,
Nous n'aurions même pas soupçonné l'existence.
– Tiens ! je distingue auprès son église et sa tour...
– Bien ! Ah ! voyons !
– Non pas !
– Corbleu ! chacun son tour.
Nous nous succéderons, et, pour notre auditoire,
Le récit de chacun complètera l'histoire...
Un homme à cheval, seul, passe sur le talus
Devant le presbytère isolé.
– D'autant plus
Isolé, dit un autre, en usurpant le poste
Et posant sa paupière au tube qu'il accoste,
Que tous les villageois sont fort loin, accroupis
Au milieu de leurs champs et fauchant les épis ;
Les femmes cueillent l'herbe au flanc de la montagne,
Et les bergers couchés dorment dans la campagne.
Un autre homme se cache au détour du chemin :
Il tient même, je crois, un bâton dans sa main ;
Tout à coup il s'avance en traversant la haie.
L'homme au cheval s'arrête, et l'animal s'effraye,
S'emporte et, détalant d'un bond inattendu ;
Laisse son maître à bas sur la terre étendu.
– Voilà, dit l'assemblée, un drame qui commence !
– Sur l'homme ainsi tombé l'homme au bâton s'élance,
Lui porte un coup pesant qui semble l'accabler,
Et, se penchant sur lui, s'apprête à redoubler.
Mais voilà que soudain s'ouvre le presbytère !
Le bon curé paraît, l'œil frémissant, austère.
D'un généreux courroux son front est enflammé ;
Je vois sa lèvre pâle et son teint animé ;
Vers le groupe effrayant il court d'un pas rapide,
Saisit le malfaiteur d'une main intrépide,
Et sa bouche, exhalant un accent solennel,
Semble le menacer au nom de l'Éternel.
À s'éloigner de lui le scélérat s'apprête ;
Mais au moment de fuir notre curé l'arrête...
Lui parle... le retient sous sa voix palpitant...
L'autre s'émeut, pâlit, tressaille en l'écoutant.
Et, comme si Jésus lui venait apparaître,
Pressé de repentir, tombe aux genoux du prêtre.
– À mon tour ! à mon tour ! dit un des curieux.
Le bon curé lui fait un geste impérieux ;
Il semble du pardon lui jurer la promesse,
S'il veut du malheureux soulager la détresse...
Lui donner des secours, le sauver du trépas...
Il obéit... il prend le blessé dans ses bras,
Et, du pasteur aidé, le porte d'un pas ferme
Au milieu de la cour dont la porte se ferme.
– Ah ! tant pis !...
– Pourquoi donc ?
– On ne saura plus rien.
– Mais sur les murs je plane et je distingue bien.
Tous les deux, le pasteur s'entend et le coupable,
Portent au malheureux un secours charitable ;
Le bon curé s'agite, inquiet, frémissant,
Déchire son mouchoir pour étancher le sang,
L'applique à la blessure ; et, rouvrant la paupière,
Le mourant se ranime et revoit la lumière.
C'est étrange, vraiment, comme on saisit cela,
Et je discerne tout comme si j'étais là.
Le blessé semble ému d'une terreur extrême.
Que voit-il devant lui ? Son assassin lui-même !...
Il lève tout à coup, retrouvant le danger,
La voix pour le flétrir, le bras pour se venger...
On voit frémir sa lèvre. On l'entend, je vous jure ;
Mais c'est lui, maintenant, que le pasteur conjure...
Il le prie... il le presse... il lui dit : Pardonnez !
Sans doute... car, l'œil fixe et les yeux étonnés,
Il lutte... hésite... enfin... ses deux bras qui frissonnent
S'ouvrent au meurtrier, l'étreignent et pardonnent ;
Ils s'embrassent en pleurs... Le curé triomphant
Les embrasse à son tour comme un père un enfant,
Et, dans l'émotion où son âme se noie,
Heureux du bien qu'il fait, verse des pleurs de joie.
Les deux hommes, saisis d'un élan fraternel,
Veulent de leur accord prendre à témoin le Ciel.
Ils entrent dans l'église...
Ah ! le diable l'emporte !
Voilà que le curé, revenant à la porte,
Pousse les deux battants qu'il leur avait ouverts !
Et je ne vois plus rien !
– Mais Dieu voit au travers !
Dit, en les surprenant de sa brusque apostrophe,
Notre sage croyant, notre vrai philosophe ;
Ces détails que vos yeux, imparfaits et bornés,
Ne sauraient percevoir dans ces lieux éloignés,
Parce que les rayons, usés dans le voyage,
Ne peuvent clairement vous en porter l'image,
Grâce à cet instrument qui les a rapprochés,
Vous les avez saisis, vus, que dis-je ? touchés !
Et vous ne voulez pas que le divin manœuvre
Qui vous laissa créer le sublime chef-d'œuvre,
Dans l'arsenal complet de son large pouvoir
N'ait pas la faculté qui lui fasse tout voir !
Là-bas un meurtrier, un saint, une victime,
C'est-à-dire le beau, le malheur et le crime,
Agissent sous vos yeux sans même soupçonner
Qu'on peut d'ici bénir, ou plaindre ou condamner,
Et Dieu, dont la sagesse embrasse la nature,
Dieu qui donne justice à toute créature,
Dieu qui sait quand il faut punir et protéger,
Serait aveugle à tout quand il doit tout juger !
Non ! non ! quelque moyen qu'adopte sa puissance,
Soyez certains qu'il peut effacer la distance !
Le monde, scène immense où son soleil a lui,
N'est qu'un drame éclairé qui passe devant lụi.
Comme dans l'action qu'un rayon a tracée,
Il lit d'un œil limpide au fond de la pensée.
N'allons donc pas, brouillant la cause et les effets,
Nous armer contre lui des dons qu'il nous a faits !
Sûr d'être encor plus grand dans les grands phénomènes,
Il ne craint point l'éclat des lumières humaines.
Chaque pas qu'au génie il permet de courir
N'est qu'un voile nouveau qu'il laisse découvrir.
Plus nous nous instruisons et plus il nous fait croire ;
Chaque progrès de l'homme est un hymne à sa gloire,
Et comme toute flamme est l'indice du feu,
La science est toujours dans l'intérêt de Dieu !
RÉSUMÉ :
Au sortir d'un bon repas chez un philosophe bon chrétien, trois jeunes garçons s'amusaient à argumenter contre la foi. Admettant l'idée d'un dieu créateur, ils refusaient de penser qu'il s'occupe de ce monde qu'il a créé, pour la bonne raison, disaiznt-ils, qu'il est beaucoup trop loin pour pouvoir voir ce qui s'y passe, la lumière, qui a besoin de l'air pour la conduire, ne sortant pas des limites de notre monde.
Alors le philosophe les conduisit dans son jardin où se trouvait un télescope. Chacun à leur tour, ils s'en servirent pour déchiffrer ce qu'on n'apercevait que très indistinctement dans le lointain. Ils virent devant un presbytère un homme attaqué par un autre, puis le curé intervenant et faisant la morale à l'agresseur à genoux, puis le curé et le malfaiteur repenti occupés à soigner le blessé, puis ce dernier embrassant sa victime, puis les trois hommes entrant dans l'église…
Alors le bon philosophe put les persuader que Dieu dispose en quelque sorte d'un télescope qui lui permet de tout voir, même à travers les murs. Les acteurs de la petite scène qu'ils ont vue au loin ne se doutaient pas qu'ils étaient vus et jugés; c'est pourtant le sort des hommes sur la terre : ils agissent sous le regard de Dieu qui a le pouvoir d'abolir la distance et qui lit même dans les pensées. Si Dieu a permis à la science d'inventer le télescope, c'est pour que les hommes progressent vers la foi, la science étant toujours dans l'intérêt de Dieu.
LA MALADIE MORTELLE
C'était un jour de pompe et de solennité,
Pareil aux vieilles olympiades,
Dans cet amphithéâtre où dame faculté
Montre aux futurs docteurs, argus de la santé,
L'art de vivre de leurs malades.
Un nouveau Monthion, droguiste retiré,
Grâce aux soins d'un ami naguères enterré,
Comme un César mourant qui se décrète un temple,
Avait, triste fruit de l'exemple !
À l'institut moral légué dix mille écus
Pour celui des savants qui, dans un beau mémoire
De sa munificence éternisant la gloire,
Devant un brillant auditoire
Démontrerait le mal dont on mourait le plus.
Il ne demandait pas qu'on en trouvât la cause,
Quelle herbe ou quel sirop, pris à certaine dose,
Sur la mort menaçante aurait plus de pouvoir ;
Il voulait seulement qu'on dît : Voilà la chose !
Non pas pour la guérir, mais pour la bien savoir.
Car éteindre douleurs, fléaux, épidémies,
Des professeurs titrés ce n'est pas l'attribut ;
Mais connaître, voilà le but
De toutes les académies !
La chaire s'encombrait des noms les plus savants,
Et par tous les journaux la foule convoquée,
Haletante, écoutait comme les Turcs fervents
Écoutent l'uléma beuglant dans la mosquée.
L'un disait :
– C'est la fièvre aux malignes humeurs ;
Le sang de veine en veine en bonds se précipite ;
De cent pulsations le pouls hâté palpite ;
Le palais est noirci de brûlantes tumeurs ;
Le patient parfois n'y voit pas ou voit trouble,
Et le sujet s'éteint, lorsque l'accès redouble.
Mais, je dois l'avouer, si, grâce à nos secours,
On en meurt bien souvent, on n'en meurt pas toujours.
Un second, rayonnant de l'aplomb du génie,
S'exclama.
– J'ai bien mieux ! la péripneumonie !
Lorsque d'un vent coulis le souffle peu flatteur
Sous la peau qui transpire a glacé la moiteur,
L'humide, en retournant sous la peau qui l'enferme,
Passe à l'intérieur en séchant l'épiderme,
Et produit, en troublant la transsudation,
Cette fraîcheur qu'on nomme une inflammation !
Une liqueur saumâtre, au reflet purpurine,
Aux internes parois tapisse la poitrine,
Engorge les poumons, et le souffle plus lourd
Parmi leurs cavités passe avec un bruit sourd.
Pour détourner l'accès et lui donner issue,
On pose sinapisme, et ventouse et sangsue ;
Le malade parfois succombe ; mais souvent,
Vide de sang perdu, se relève vivant ;
Son salut tient au jour, à la minute, à l'heure ;
Le grand point seulement est d'empêcher qu'il meure !
– Dédaignez-vous, messieurs, le choléra-morbus !
Crie un autre savant ; terrible fantaisie,
Cadeau fait à l'Europe au doux nom de l'Asie !
Conquérant par milliers prélevant ses tributs,
Redouté du grand monde et de la populace,
Fléau démocratique, avec autorité
Sous la serge ou la soie au hasard il se place ;
Des mortels inégaux prouvant l'égalité,
Riant des potentats, bravant les éminences,
Il fauche dans les arts, la glèbe, les finances !
Déroutant le Codex qui cherche à le traquer,
Au médecin lui-même il ose s'attaquer,
Et lorsqu'à son salon un pâle laquais monte,
Il trouve le docteur alité pour son compte.
Mais comme au public même on doit la vérité,
Je sais plus d'un faquin qu'il n'a pas emporté,
Et j'ai vu maint neveu, dans un transport de bile,
Le traiter hautement de peste malhabile !
Pour elle, quant à moi, je n'ai pas de mépris,
Et je l'estime assez pour espérer le prix !
– Quoi ! Vous pensez ainsi résoudre le problème ?
Mugit, en se levant, un long visage blême ;
Osez-vous blasphémer, déclamateurs diffus,
La fièvre aux noirs bubons, cousine du typhus ?
D'abord une fatigue, un étrange malaise
Du système entrepris disloque la synthèse ;
Du tissu cellulaire encombrant les réseaux,
Un sang mal coloré s'échappe des naseaux ;
Dans l'intestin, perlé du virus qui le ronge,
Le fungus ulcéreux s'enfle comme l'éponge,
Et l'estomac rebelle, où tout vient s'entasser,
Des aliments captifs ne laisse rien passer.
Bientôt de la raison s'échappent les vestiges ;
Le cerveau délirant enfante des vertiges ;
On chasse tout à coup ceux qu'on aimait le mieux,
Les parents dévoués, les amis précieux,
Et, dans ce trouble affreux où s'égarent les âmes,
On a vu des maris méconnaître leurs femmes !
Mais je dois confesser qu'après deux ou trois mois,
Le pauvret à la mort échappe quelquefois ;
Un jour même de fièvre à l'instant refroidie,
J'ai vu, moi, revenir des portes du trépas
Un chiffonnier atteint de cette maladie ;
Il vécut ! Il est vrai qu'on ne le soignait pas !
– Qui donc aura le prix ? dit, la tête troublée,
L'auguste président de la docte assemblée.
– Moi !
– Moi !
– Moi !
– Moi !
– Vous, ignorant fieffé ?
– Vous, docteur sans doctrine ?
– Et vous, âne coiffé ?
Et voilà que, soudain, s'échange et s'entre-choque,
Brochure et manuscrit, bonnet, écharpe et toque,
Et le public, charmé du bruit et des discours,
Disait : Si leur fureur à tel point se provoque,
Ils pourront bien, sans équivoque,
Trouver l'énigme du concours !
Soudain un spectateur fend la foule et s'élance.
Il veut parler, on crie ; il crie, on fait silence.
Écoutez ! leur dit-il ; ce n'est pas mon emploi
De creuser la douleur, d'épier la souffrance ;
Mais j'en sais plus que vous avec mon ignorance ;
Si le prix appartient à quelqu'un, c'est à moi !
Je sais un mal terrible, épouvantable, immense,
Affreux quand il finit, affreux quand il commence !
Tout être, quel qu'il soit, le subit en naissant ;
Quoi que les médecins dans leurs chaires enseignent,
Nul ne lui trouvera de remède puissant,
L'hémostate, pas plus que les docteurs qui saignent ;
Le célèbre Orfila, cet artiste en poison,
Perdrait, à le traiter, son style et sa raison ;
Il brave de Lisfranc l'infaillible aptitude ;
Se rit de Récamier, si ferme en son savoir ;
Trompe de Dupuytren la sage rectitude ;
Et peut-être de Dieu surpasse le pouvoir !
Triste objet de pitié, de dégoût et d'envie,
Qui, même en ses bons jours, nous fait encor souffrir,
Dont la férocité n'est jamais assouvie,
Que tout le monde soigne et nul ne peut guérir,
Et dont tout homme enfin doit tôt ou tard mourir !
– Et quel est ce mal ?
– C'est la vie !
RÉSUMÉ :
A la faculté de Médecine, dix mille écus avaient été offerts à celui qui décrirait la maladie dont on mourait le plus. Alors, dans un amphithéâtre, on vit s'affronter les docteurs les plus savants. L'un décrivit la fièvre maligne, un autre la péripneumonie, un autre le choléra-morbus, un autre le typhus. Les insultes commençaient à fuser lorsque, dans le public, quelqu'un se leva pour réclamer le prix. Il décrivit un mal sans remède, que chacun contracte en naissant, dont on souffre même dans les meilleurs jours et dont chacun doit un jour mourir. Ce mal, c'est la vie.
LE MOULIN DE MON PÈRE
Ce n'était après tout qu'une pauvre chaumière
Dont les murs mal crépis laissaient passer la pierre,
Un toit couvert de chaume, où la mousse et les fleurs
Nuançaient un tapis de diverses couleurs.
Un modeste ruisseau, descendu des collines,
Partageait en deux bras ses ondes cristallines,
Et, reprenant plus bas son cours accoutumé,
Formait comme un îlot dans ses flots enfermé.
Par un barrage étroit sa force décuplée
Frappait d'un choc pesant sur la roue ébranlée,
Et, sous l'impulsion la roue obéissant,
Tournait avec lenteur, d'un air grave et puissant,
Comme un penseur profond, âme triste et sereine,
Voit s'écouler la vie et cède à qui l'entraîne.
Et pendant ce temps-là, suivant son mouvement,
Les meules s'agitaient et broyaient le froment.
Des poissons animés les peuplades errantes
Se jouaient dans l'azur de ses eaux transparentes ;
Ils montraient, endormis sur le sable ou nageant,
Leur armure de nacre ou leur cotte d'argent ;
Et le pêcheur voyait leur finesse maligne
Effleurer l'hameçon et se pendre à sa ligne.
Captifs que retenait leur humide horizon,
Dindes, poulets, canards, heureux dans leur prison,
Sautaient, couraient, chantaient, babillarde famille,
S'étalant au soleil, dormant sous la charmille,
Cherchant ses vermisseaux ou becquetant son grain.
Et, comme le meunier, gais, vifs et sans chagrin.
Et tout cela vivait, heureuse créature,
Bénissant Dieu, le jour, la vie et la nature.
Sur le sol ou les flots les arbres inclinés
Penchaient leurs fronts de fruits ou de fleurs couronnés,
Et comme d'un bouquet qu'un doigt léger enlace
S'élève un doux parfum d'harmonie et de grâce,
L'île et son vieux moulin, mélodieux concert,
Semblaient une oasis au milieu du désert.
II
C'est là que tout petit, heures trop fortunées !
J'ai vu mes premiers jours et mes jeunes années,
Lorsque pour moi ma mère échangeait, soins touchants !
L'air lourd de la cité contre l'air pur des champs.
Un honnête artisan était le locataire
De mon aïeul, digne homme et doux propriétaire,
Qui plus tard me disait de ce ton solennel
Que donne la raison à l'amour paternel :
Ton père qui n'est plus te laisse en héritage
Cet enclos que du mien je reçus en partage.
Quand le bail, long encor, cessera de courir,
Je le réparerai, car je veux y mourir.
Un jour, quand cette fièvre, en ton sein allumée,
Connaîtra que l'orgueil n'est rien qu'une fumée,
Lassé d'illusions, tu reviendras joyeux
Finir tes derniers jours où j'ai fermé les yeux.
Jusque-là, comme on garde avec son vœu suprême,
L'anneau, don virginal de la femme qu'on aime,
Comme l'ont fait pour toi ceux de qui tu le tiens,
Ce coin de terre, enfant, garde-le pour les tiens !
Hélas ! sainte leçon I leçon bientôt perdue !
Dans ces jours de délire où mon âme éperdue,
Échappée aux liens de la réalité,
Ne voyait le bonheur que dans la liberté,
À cette époque ardente où notre esprit s'élance
Vers ce soleil de l'art qui promet l'opulence,
Quand, pour toucher au but, j'immolais jour à jour
Ce qu'avait conservé tout un siècle d'amour,
Par-devant un cousin, prosaïque notaire,
On vint se disputer mon île héréditaire.
Le moulin paternel, au palais affiché,
Fut le lot d'un faquin qui l'eut à bon marché,
Et ce dernier peu d'or, fruit de ma légitime,
Fut rejoindre le reste et tomba dans l'abîme.
III
Hélas ! après vingt ans de rêves tourmentés,
D'espoirs souvent déçus et toujours enchantés,
Vanité qui de l'homme est encor la moins vaine,
Quand mon sang apaisé s'attiédit dans ma veine,
Lorsqu'un ange, du ciel pour moi seul descendu,
Recréa mon bonheur par son amour rendu,
Alors qu'au sol natal un vague instinct ramène,
J'ai voulu, vieil enfant, voir mon jeune domaine.
Hélas ! je l'ai revu ! Dans son nid de gazon
C'était une chaumière et c'est une maison,
Qui, lorsque son rideau de peupliers se penche,
Scintille de clarté sur sa façade blanche,
Et le luxe, au faux goût sur ses murs réfléchi,
Décèle le bourgeois dans la prose enrichi !
Mais fidèle à tes lois, Architecte suprême,
Œuvre de Dieu lui seul, la nature est la même !
Qu'elle ait été chaumière ou qu'il soit un château,
Les purs ruisseaux toujours descendent du coteau ;
Leur onde qu'en deux lits l'angle du sol partage
Avec un bruit charmant caresse son rivage !
Le poisson, endormi sous le rayon vermeil,
Ou de nacre ou d'argent resplendit au soleil !
Les arbres ont grandi, je puis compter leur âge ;
Leur feuille est plus touffue et plus frais leur ombrage ;
Et l'eau, qui de leurs pieds baigne la profondeur,
De leur vieillesse encor entretient la verdeur.
Des oiseaux que j'aimais, gazouillante famille,
Autour de la maison la race encore fourmille !
Hormis le maître et l'homme, hélas ! rien n'est changé.
L'écho seul, en son coin tout à coup dérangé,
Ce causeur, qu'en défaut nul ne pouvait surprendre,
Ou ne sait plus répondre ou ne veut plus entendre ;
Vil esclave, ou muet sous sa nouvelle loi,
Il ne m'a plus compris lorsque j'ai dit : C'est moi !
Séjour dont mon enfance avait goûté les charmes,
Mes yeux, en te voyant, ont retrouvé des larmes !
Bien loin des oppresseurs, bien loin du monde, ici
Tout est heureux encor : j'y pouvais l'être aussi !
Grâce aux sages devoirs d'une existence austère,
Que n'ai-je, hélas I gardé ce petit coin de terre,
Où je viendrais, d'ennuis et de soins délié,
Vivre oublieux de tous et près d'elle oublié !
Vous, pour qui des aïeux l'économe prudence
Était le vrai modèle et fut la providence,
Ah ! conservez toujours, songeant à l'avenir,
Ces asiles sacrés pleins de leur souvenir,
Et quand sonnera l'heure où tombent les chimères,
Revenez au moulin que vous laissent vos pères !
RÉSUMÉ :
Lorsqu'il était enfant, le narrateur venait aux beaux jours avec sa mère dans un vieux et modeste moulin qui appartenait à son aïeul et qui était alors loué à un honnête artisan. Mais, quand il eut hérité de ce moulin, il eut le tort de le mettre en vente: il fut acheté par quelque riche bourgeois. Vingt ans plus tard, il le revit, trop bien restauré, mais entouré de la même nature accueillante. Et il connut le regret de n'avoir pas conservé ce moulin qui était resté longtemps dans sa famille.
LA MUSIQUE
Du jour qu'il apparut au monde,
L'homme, atome déjà pensant,
Sentit sur sa lèvre féconde
Eclore le verbe naissant.
Mais soudain, égoïste en son instinct sauvage,
Chaque race eut ses lois comme elle eut son langage,
Secret pour tous, pour tous divers ;
En troupeaux ennemis divisa les royaumes,
Et fonda, séparés par leur mille idiomes,
Mille univers dans l'univers !
Bientôt, grâce à la fantaisie
De ses rêveurs ingénieux,
Chaque peuple eut sa poésie,
Hymen de la terre et des cieux !
Mais, comme un fruit se cueille aux champs qui l'ont vu naître,
Lui seul pouvait sentir, lui seul pouvait connaître
L'accent choisi qui l'enchantait ;
Et, de mots incompris ténébreux assemblage,
L'art céleste n'offrit qu'un bizarre ramage
À l'étranger qui l'écoutait.
Voix au sol natal encensée,
En d'autres cœurs, sur d'autres bords
Veux-tu transplanter la pensée
Qui se cache sous tes accords ?
Il faudra lui ravir et sa forme et sa grâce,
Ses couleurs, ses contours qu'un interprète efface,
Ses tons graves, doux et touchants ;
Vêtir d'un autre corps ton âme qu'il reflète,
Et n'offrir aux regards que ton pâle squelette,
Que le cadavre de tes chants !
– Qui donc nous vantait sa puissance ?
Dit alors le monde surpris ;
Où donc est sa magnificence
Qui frappe et charme les esprits ?
Est-ce là cette voix que tous peuvent entendre,
Qui du berceau natal peut en tout lieu s'étendre,
Que rien ne borne en son chemin ?
Oh ! qui nous donnera la langue universelle
Qui remue en nos cœurs ce que tout cœur recèle,
Et parle à tout le genre humain ?
C'est toi, lyre, voix du ciel même !
Toi, musique, verbe puissant !
Vous résolvez ce grand problème ;
Vous êtes l'idée et l'accent !
Vos notes, s'élevant sur leurs ailes de flamme,
Ne sont pas un écho des paroles de l'âme :
C'est l'écho, c'est l'âme à la fois ;
C'est l'être réfléchi qui s'éprouve et frissonne ;
C'est la voix qui s'entend, se répète et résonne
Avec un million de voix !
Élan de toute créature,
Cri douloureux, tendre, éclatant,
C'est tout ce que dit la nature
À l'humanité qui l'entend !
C'est le ruisseau causeur qui caresse sa rive ;
Dans les gazons courbés c'est la brise plaintive ;
L'insecte sous le buisson vert ;
Le platane ondoyant qui sous les vents se penche ;
Le rossignol ému qui gémit sur la branche ;
Le lion qui gronde au désert !
Sur le récif qu'elle tourmente
C'est la mer qui vient se briser ;
C'est le pur soupir de l'amante,
C'est le murmure du baiser ;
C'est le mont vaporeux que le couchant colore ;
La plaine qui tressaille au souffle de l'aurore ;
Le troupeau retournant joyeux ;
Le frisson du combat traversant une armée,
Le tonnerre qui court dans la nue enflammée,
Et la tempête dans les cieux !
Des bruits éclos dans le mystère,
Au sein des jours, au fond des nuits,
De ces voix de toute la terre
Elle fait ses voix et ses bruits ;
Puis tout se réunit, s'enchaîne, s'amoncelle,
Pluie aux gouttes d'argent, noir torrent qui ruisselle,
Jetant ou la foudre ou les fleurs ;
Et, remontant au ciel pour tomber en rosée,
Elle inonde à longs flots l'âme fertilisée
Qui s'épanouit dans les pleurs !
Sensations qu'en ses abîmes
Voile un cœur qui s'est ignoré,
Foyer d'émotions intimes
Qu'un rayon n'a pas éclairé,
Vous vous cachez en vain ! La fée, aux mains divines,
Pénètre doucement au fond de vos poitrines,
Où le germe couve enfermé ;
Il s'ouvre à son toucher, se gonfle, se dilate,
Ei, brisant ses parois, le sentiment éclate
Comme le salpêtre enflammé !
Musique, reine des génies,
Comme jadis aux yeux mortels
Se cachaient les théogonies
Sous l'ombre même des autels,
Tu peux à leur faiblesse, à leur insouciance,
Dérober tes secrets, tes règles, ta science,
Prestige indicible et vainqueur ;
Pour goûter ton pouvoir l'homme doit-il t'apprendre ?
Ce n'est point par l'esprit qu'il vient à te comprendre ;
Il te comprend avec son cœur !
Au vol de tes notes amies,
Le malheur entend gazouiller
Les espérances endormies
Qu'il n'osait pas même éveiller !
Tu jettes le tumulte où régnait le silence ;
Ma pensée était morte, elle vit et s'élance !
Elle était morne, elle sourit !
Ton char léger l'emporte aux idéals royaumes ;
Stérile, elle est féconde, et de riches fantômes
Peuplent le vide de l'esprit.
Tu ramènes les jours d'enfance
Brillants au soleil du Seigneur,
Heure bénie où l'innocence
Fleurit aux songes de bonheur !
Mes troupeaux que j'aimais et ma colline verte,
Ma demeure riante et de mousse couverte,
L'église antique où j'ai prié,
Le silence des champs, la plainte de la grève,
Et dans ta mélodie, ainsi que dans un rêve,
Revit tout un monde oublié !
Artistes que le monde honore,
Montrez-nous vos chefs-d'œuvre aimés !
Poète, emprunte au luth sonore
Des vers à ton âme allumés !
Orateurs, dont la voix flatte, menace ou tonne,
Arrachez tour à tour aux esprits qu'elle étonne
Ou le sourire ou les sanglots !
Toi qui pétris l'argile ou fais vivre la toile,
Àvos élus charmés que votre main dévoile,
Toi tes marbres, toi tes tableaux !
Pour vos créations parfaites,
Trop vastes aux cerveaux étroits,
Bien des âmes seront muettes,
Et bien des cœurs resteront froids ;
Mais sitôt que frémit ta gamme enchanteresse,
Tous palpitent, plongés dans une même ivresse,
Esclaves de la même loi,
Et, de ton philtre ému, douce magicienne,
Le monde sent passer son âme dans la tienne
Pour s'abîmer et vivre en toi !
La passion que tu déchaines
S'enfle et s'affaisse tour à tour ;
Àta voix expirent les haines,
À ta voix s'allume l'amour !
Ton prestige soutient, encourage, console !
L'allégresse s'augmente et le chagrin s'envole
Sur tes nuages veloutés !
La vie a son mirage et le regret ses charmes,
Et dans les yeux taris tu rappelles les larmes,
Sources de pures voluptés !
Ta plainte répond à la plainte ;
Elle adoucit les cœurs méchants ;
Tu donnes la tristesse sainte,
Tu donnes les pensers touchants !
Tu ramènes au bien l'humanité qui sombre ;
Tu jettes la pitié dans l'âme froide et sombre ;
Tu fais le calme intérieur !
Qu'il mène la charrue ou qu'il règle un royaume,
Dans les palais dorés ou sous le toit de chaume,
L'homme qui t'éprouve est meilleur !
Au chevet de celui qui pleure
Portant la baume qui guérit,
Sitôt que ton souffle l'effleure,
Le mourant s'anime et sourit.
Tu prêtes aux travaux l'ardeur et la constance,
La force au voyageur brisé par la distance,
Tu rends plus léger le fardeau,
Et le petit enfant, boudeur dans sa chimère,
N'a plus qu'une caresse à l'aspect de sa mère
Qui chante auprès de son berceau.
Pauvre époux, âme inconsolée,
Qui te lamentes, triste et seul,
Pleurant ton épouse exilée
Qui dort là-bas dans son linceul,
Redis cet air plaintif que sur sa pâle couche
La colombe mourante exhala sur ta bouche
Au soir de l'éternel adieu ;
Et, dans le ciel lui-même où l'amour peut t'entendre,
Tu l'entendras, accord mystérieux et tendre,
Te répondre du sein de Dieu !
Transfuge de la Suisse heureuse,
Qu'un tourment discret fait souffrir,
Pourquoi ta langueur douloureuse ?
D'où vient que tu te sens mourir ?
Ah ! c'est qu'en ta mémoire ou dans ta rêverie
Revient le ranz naïf de la douce patrie,
Refrain de joie et de travail,
Et tu crois reconnaître à travers le feuillage
La clochette lointaine annonçant au village
La vache qui rentre au bercail !
Mais la patrie appelle aux armes !
Voici les combats meurtriers !
Sonnez, clairons, le chant d'alarmes !
Retentissez, concerts guerriers !
Éclatez dans les airs, fanfares de victoire !
Qu'il passe en vos accords comme un frisson de gloire
Respirant l'immortalité !
Puis à son tour, hélas ! sonnez l'hymne suprême
À ce héros tombant pour le prince qu'il aime,
Ou mourant pour la liberté !
Pécheur, qui, perdu dans ces routes
Où tu n'as trouvé que du fiel,
Marches dans les ombres et doutes
De toi, de la vie et du ciel,
L'église s'est ouverte ! écoutons ! l'orgue sainte
Gémit sous les arceaux la murmurante plainte
Des cœurs blessés comme le tien ;
Égaré par l'extase aux régions meilleures,
Tu rêves, tu frémis, tu tressailles, tu pleures ;
Et l'incrédule sort chrétien !
Hymnes de mort ou d'hyménée,
Cantiques d'espoir ou de deuil,
Qui conduisez l'âme entraînée
De la crèche jusqu'au cercueil,
Écho de ce que l'homme implore, aime ou redoute,
Avec ravissement mon esprit vous écoute,
Silencieux et solennel,
Et mon cœur, qu'abreuvaient vos longues harmonies,
Retombe, triste et seul, des sphères infinies
Aux vains bruits du monde réel !
Art merveilleux, riant mystère,
Muse aux instincts religieux,
Le Dieu, qui te prête à la terre,
Te réserve encor pour les cieux !
Hosanna des élus et parole des anges,
Du maître tout-puissant célébrant les louanges,
Tu dis sa gloire et sa bonté,
Et du sein embrasé des célestes milices
Monte le chœur sublime, immortelles délices
De l'immuable éternité !
RÉSUMÉ :
Le Créateur a donné aux hommes la parole; mais ceux-ci ont fait en sorte que chaque race ait un langage différent, que les étrangers ne peuvent comprendre et que les traductions trahissent. Or il est une langue universelle, capable de tout exprimer ce qu'il y a dans le monde, tous les sentiments, toutes les émotions: c'est la Musique. C'est pas le coeur et non par l'esprit qu'on peut la goûter. Elle féconde les esprits, y fait revivre le passé oublié. Beaucoup qui restent insensibles à la poésie, à l'éloquence, aux beaux-arts sont émus par elle jusqu'aux larmes. Elle rend l'homme meilleur, elle apaise celui qui souffre, elle console le veuf ou l'exilé. Sur les champs de bataille elle accompagne les soldats combattant et mourant pour la liberté. Dans les églises elle convertit les incrédules, elle est présente pour les mariages ou les obsèques. Elle préfigure les chœurs des élus et des anges célébrant dans l'éternité les louanges du Tout-puissant.