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Henri Lavedan

LES PETITES VISITES

1896


 

Chez la nourrice
Au lycée
À la caserne
Au cimetière
Chez une amie commune
Grandes personnes
Mission délicate
Appartement à louer
« J'arrive »
À la maison Duclos

Anniversaire
En passant
Buisson creux
« La Dame du mardi »
« Bonnes âmes »
« À ce musée »
Première désillusion
Lecture
« Le Père Extrême-Onction »


CHEZ LA NOURRICE

LA DAME, vingt-cinq ans.
LA MÈRE BEAUTEMPS, trente et un ans, qui font l'effet de quarante-cinq.
BEAUTEMPS, quarante ans.
FÉLICIENNE, deux ans.
YOLANDE, six ans.
BERTILLE, deux ans et trois mois.

En Blaisois, au mois de juin, chez les Beautemps, qui ont leur petite maison un peu avant le bourg, passé le chemin du Calvaire. Un intérieur de paysans aisés, très propre. Les Beautemps sont à table et déjeunent. Midi tape ferme sur la route poudreuse. La mère Beautemps, en face de son homme et de Yolande, tient Félicienne sur ses genoux, tandisque Bertille, à ses pieds, assise sur le carreau, joue avec une bobine en face d'un toutou blanc et noir qui lui lèche la figure. Soudain, le toutou grogne, se dresse, aboie et, dans l'encadrement de la porte à volets, paraît une jeune femme très élégante, blonde, jolie et calme, qui entre posément, comme chez elle.

 

LA DAME. - Bonjour, monsieur ; bonjour, madame.

BEAUTEMPS. - Ah ! excusez… Mais…

LA DAME. - Je suis la mère de Félicienne.

BEAUTEMPS. - Permission. Je remets madame. Et alors… (Il lui tend sa main calleuse…) ça va bien ?

LA DAME, qui n'ose pas refuser et se laisse prendre la main. - Merci.

LA MÈRE BEAUTEMPS. - C'est donc ça… Aussi je me disais : Est-ce que ça ne serait pas la dame de Paris ?

BEAUTEMPS. - Et vous êtes venue comme ça, de si loin, pour voir votre enfant ?

LA DAME. - Oui, où est-elle ?

BEA UTEMPS. - La v'là. (Il lui montre Félicienne.)

LA MÈRE BEAUTEMPS. - Pas qu'elle est belle ? et rustique ? Vous la trouvez changée, hein ? (L'enfant crie.) Pleure pas, mon mignon, c'est ta naman, ta petite naman de Paris.

BEAUTEMPS. - Qui vient de si loin !

LA MÈRE BEAUTEMPS. - Voulez-vous-t'y la baiser ?

LA DAME, qui n'y tient pas extrèmement. - Oui. C'est que…

LA MÈRE BEAUTEMPS, qui rit. - Ah dame ! Elle est goret… elle se barbouille…

BEAUTEMPS. - On la fait souper avec nous.

LA MÈRE BEAUTEMPS. - Et elle veut de tout.

BEAUTEMPS. - Oui. Elle broute autant que not' aînée… (Il désigne Yolande.) Dis donc bonjour à madame, Yolande. Allons, ne sois point lambine.

YOLANDE, renfoncée. - Jou… madame.

LA DAME, qui se force. - Elle est bien belle fille. Quel âge a-t-elle ?

LA MÈRE BEAUTEMPS. - Deux ans hier.

BEAUTEMPS. - Vous vous en rappelez donc point ? V'là deux ans qu'elle est avec son père et sa mère nounou.

LA DAME. - Non. Je vous parle de votre grande, là…

LA MÈRE BEAUTEMPS. - Yolande ! Ah ! ben, elle approche de sept ans ! Elle va-t-à l'école. Pour devenir bien savante.

BEAUTEMPS. - Et puis au catéchisme…

LA DAME. - Et celle-là, c'est votre toute petite ?

LA MÈRE BEAUTEMPS. - Bertille ? Oui… Dis bonjour à madame, Bertille.

BEAUTEMPS, à la dame. - Faut lui faire avance, vous savez, parce qu'elle ne cause pas encore.

LA DAME. - Elles ont l'air de très bien se porter toutes les deux.

LA MÈRE BEAUTEMPS. - Pas encore autant que la vôtre, allez, madame… C'est pas pour dire. Mais tout le pays en est jaloux de cette belle grosse petite cochonne-là… Tenez, madame, qu'elle vous rit, la belle amie qu'on voit ses petites dents comme des épingles ?… Tu veux baiser naman… baise, mon mignon, baise-la pendant qu'elle est chez nounou, tu ne la vois pas si souvent ! (Elle la passe à la dame qui l'embrasse du bout des lèvres.]

BEAUTEMPS. - La désirez-vous sur vos bras ?

LA DAME. - Non. Tout à l'heure,

LA MÈRE BEAUTEMPS. - Voulez-vous un linge, pour qu'elle ne vous salisse point ?

LA DAME. - Merci. Je préfère vous la laisser, parce que j'aurais peur de la faire tomber.

LA MÈRE BEAUTEMPS. - À votre aise.

LA DAME. - Alors elle n'a pas été malade ?

LA MÈRE BEAUTEMPS. - Malade ? Ah ben !

LA DAME. - Cet hiver ?

LA MÈRE BEAUTEMPS. - Ni cet hiver, ni jamais.

LA DAME. - J'aurais bien voulu venir depuis l'année dernière…

BEAUTEMPS. - C'est vrai, ça fait un an et un mois…

LA DAME. - Mais je n'ai pas pu, j'ai été tellement prise !

BEAUTEMPS. - Pardi, tiens ! vous devez aussi, vous autres, avoir vos occupations, vos récoltes ? On ne fait point toujours ce qu'on veut.

LA DAME, avec un soupir. - Oh ! non, allez ! mes pauvres gens !

BEA UTEMPS. - Enfin, elle mange bien, elle dort bien. Pourvu qu'elle pousse, c'est toute vot' suffisance.

LA DAME. - Certes !

LA MÈRE BEAUTEMPS. - Et nette ! allez, madame ! Si vous voyiez son corps ! Pas un bouton. Jamais elle n'a eu de gourme. Pas une croûte… On mangerait dessus, tant elle est saine. Aussi on l'aime, allez !

BEAUTEMPS. - Et puis, elle est bien plaisante, bien comme il faut ; elle me connaît. Dès qu'elle me voit, elle rigole. Des fois, elle m'entre ses petits doigts dans les yeux, pour de rire… Mais elle ne me fait point de mal, parce qu'elle n'est pas malicieuse.

LA MÈRE BEAUTEMPS, soudain grave. - C'est t'y que vous venez, aujourd'hui, pour la reprendre ?

LA DAME. - Non. Je crois bien que je vais vous la laisser un peu. Quelques mois.

LA MÈRE BEAUTEMPS. - Ah ! tant mieux ! Je craignais de la perdre.

LA DAME. - Elle est si bien soignée, ici !

LA MÈRE BEAUTEMPS. - On ne peut pas mieux.

LA DAME. - En si bon air.

BEAUTEMPS. - Dame ! oui. Pour de l'air, c'est mieux que chez vous. Sauf permission.

LA MÈRE BEAUTEMPS. - Vous êtes bien tranquille, et comme ça vous avez le repos. Vous savez qu'on ne la maltraite point !

BEAUTEMPS. - On se priverait plutôt pour qu'elle ne manque pas.

LA DAME. - Alors, je vais vous donner six mois d'avance ?

LA MÈRE BEAUTEMPS. - Comme madame veut. Ça ne presse point.

BEAUTEMPS. - Faudrait pas que madame se gêne.

LA DAME. - Voici l'argent. (Elle pose une enveloppe fermée sur la table.) Six mois à cinquante francs, c'est-à-dire trois cents francs.

BEAUTEMPS. - C'est le compte. Vous êtes bien honnête. Voulez-vous un papier ?

LA DAME. - Inutile.

LA MÈRE BEAUTEMPS. - Il y a aussi quelques petites choses en dehors… du sirop, de la vaseline, un pain de savon, du…

LA DAME. - Bien, bien. Qu'est-ce que ça nous fait ?

LA MÈRE BEAUTEMPS. - Depuis l'an passé, dame, ça nous fait une pièce de quatre-vingts francs.

LA DAME, elle ouvre son petit carnet et en retire un billet de banque. - Voilà cent francs.

LA MÈRE BEAUTEMPS. - C'est qu'on n'est guère riche de monnaie.

LA DAME. - Gardez le reste.

BEAUTEMPS. - Hé là ! que vous êtes donc aimable !

LA DAME. - Ça comptera pour les soins que vous donnez à ma chère petite Félicienne.

BEAUTEMPS. - Ah dame ! sûr, on l'aime bien, et rien que pour la chose. On ne le fait point pour l'argent.

LA DAME. - Je crois qu'à présent c'est bien tout.

LA MÈRE BEAUTEMPS. - Vous allez vous en retourner dans vot' Paris ?

LA DAME. - Il le faut ! Ah ! si je pouvais rester ici, à la campagne !… au milieu des fleurs.

BEAUTEMPS. - Oh ! oh ! Ça vous saoulerait bien vite. Et puis y a pas tant de fleurs que ça, chez nous !

LA MÈRE BEAUTEMPS. - Mais vous n'allez point repartir comme ça ?

BEAUTEMPS. - Sans prendre un morceau ?

LA DAME. - Oh ! merci !

LA MÈRE BEAUTEMPS. - Y a du beurre frais.

LA DAME. - Je n'ai pas faim. Le voyage…

BEAUTEMPS. - Un verre de vin rouge alors ?

LA MÈRE BEAUTEMPS. - Du vin que fait Beautemps.

BEAUTEMPS. - Oui, c'est du vin de ma vigne. Ah dame ! c'est du bon. Il gratte un peu. Mais il a bien du corps. Vous ne pouvez point nous refuser ça ?

LA DAME. - Excusez-moi. Mais c'est que j'ai mon train à trois heures, à Blois… Et je ne voudrais pas le manquer.

BEAUTEMPS. - Faut pas, sans doute. Eh bien ! ça sera pour l'année prochaine, alors ?

LA DAME. - Oh ! je viendrai peut-être avant.

BEAUTEMPS. - Tâchez voir… Vers la Noël.

LA DAME. - C'est si long, un an sans voir sa fille ! Penser qu'elle a déjà deux ans ! Comme le temps passe !

BEAUTEMPS. - Dame, oui ! Et il ne revient point.

LA DAME. - Je devrais l'emmener. Je ne me résigne à la laisser qu'en songeant qu'elle est mieux ici. Je me sacrifie dans l'intérêt de l'enfant.

BEAUTEMPS. - Et que vous avez joliment raison !

LA DAME. - Mais s'il y avait la moindre des choses, qu'elle tombe malade… n'est-ce pas ? Vite, avertissez-moi ?

BEAUTEMPS. - N'ayez crainte, elle ne bronchera pas.

LA DAME. - Un malheur est si vite arrivé !

BEAUTEMPS. - Et puis, et puis, au cas qu'il y ait besoin. Quoi !… on vous toucherait un mot avec un timbre.

LA DAME. - À ce propos, vous vous rappelez bien toujours, n'est-ce pas, mes braves gens, mes recommandations ?

BEAUTEMPS. - Oui, oui.

LA DAME. - C'est très sérieux. N'y manquez jamais.

BEAUTEMPS. - Soyez à l'aise, on a le papier. (À sa femme.) T'as bien toujours le papier à madame, Lise ?

LA MÈRE BEAUTEMPS. - Il est dans le buffet. (Elle ouvre un tiroir et en sort un papier très fatigué, qu'elle déplie et lit.) « Madame X. B. W. Bureau de la Madeleine. Poste restante. »

LA DAME. - C'est ça. J'y passe toutes les semaines. Ainsi, de cette façon, je ne manquerai pas d'être prévenue.

BEAUTEMPS. - Mais oui.

LA DAME, avec un soupir, de loin à Félicienne. - Alors, adieu, ma petite mignonne !

LA MÈRE BEAUTEMPS, au bébé. - Dis adieu à ta naman, ma belle, fais les pigeons avec tes petites mains, tra la la… deridera…

LA DAME, relevant sa voilette. - Je ne veux tout de même pas partir sans l'embrasser.

LA MÈRE BEAUTEMPS. - Guettez que j'essuie sa petite goule. Elle vous graisserait. Là, baise naman. Dis : au revoi ! au revoi !

LA DAME, qui l'embrasse. - Je t'aime bien, va. (En rabaissant sa voilette, avec un commencement d'émotion, mais si menue !) Malgré tout, ça me fait quelque chose ! (Elle se lève.) Allons ! Voilà le grand moment. Bonsoir, monsieur Beautemps.

BEAUTEMPS. - Permission, madame. À la prochaine ! (Il lui tend la main.) Et bonne promenade. (Il regarde le ciel.) C'est un joli temps pour voyager.

LA DAME. - Adieu, mère Beautemps. Soignez bien ma petite Félicienne…

LA MÈRE BEAUTEMPS. - Comme les nôtres, madame. Yolande, veux-tu point gruger le ventre à ta petite sœur. Je vas te fiche une gifle. Dis bonsoir à madame, et fais là révérence… Bertille, laisse ton nez, sale, et envoie un beau baiser. Voilà le beau baiser.

LA DAME, du seuil. - Adieu, le petit monde ! Adieu ! Adieu !

BEAUTEMPS. - Où donc qu'est votre voiture ?

LA DAME. - À l'ombre, au coin de la route. Je suis descendue avant… Là, je me sauve. (Elle s'éloigne, légère. Le petit chien noir et blanc la congédie en aboyant.)

LA MÈRE BEAUTEMPS, à Félicienne, qu'elle fait sauter au bout de ses bras, et qui se tord de rire. - Dis que t'es encore mieux avec ta nounou, ma grosse taupe ?

BEAUTEMPS. - Passe-moi l'argent, que je la serre.

 

AU LYCÉE

PAUL, dix ans.
TANTE CHRISTINE, soixante-dix-sept ans.

Le parloir d'un grand collège de Paris. Tante Christine est seule, en noir, assise sur une chaise, avec un petit paquet à la main. Elle attend et ses yeux ne quittent pas la porte à carreaux dépolis qui est au bout de la grande pièce. Enfin cette porte s'ouvre, et un bonhomme d'une dizaine d'années arrive tranquillement, d'un pas égal. C'est un blondin aux yeux bleus, qui ébauche un petit sourire. La tante, elle, s'est aussitôt dressée et elle accourt vers l'enfant, toute chancelante d'émotion.

 

TANTE CHRISTINE. - Enfin, te voilà, mon petit !

PAUL, surpris. - Comment ! C'est vous ?

TANTE CHRISTINE. - Mais oui, c'est moi. Laisse-moi t'embrasser. (Elle l'embrasse.) Encore. (Elle recommence.) Et puis, que je te regarde ! Il y a si longtemps que je ne t'ai vu !

PAUL. - Mais oui, ma tante !

TANTE CHRISTINE. - Tu ne t'attendais pas à me voir ici, hein ?

PAUL. - Oh ! non, ma tante. On me dit : « C'est une vieille dame… »

TANTE CHRISTINE. - Juste, mon chat. C'est ta tante Christine, d'Angers, qui n'est pas venue à Paris depuis !'Exposition de 89. Tu l'as devant toi, en personne. Figure-toi que voilà comment ça m'a pris… Tu ne m'écoutes pas ?

PAUL. - Mais si, ma tante.

TANTE CHRISTINE. - Non. Tu regardes ailleurs. Hier, j'ai pensé à toi toute la journée. Ça m'arrive très souvent. Je songeais qu'il y avait tout de même bien longtemps que je ne t'avais vu, et que je t'aimais bien. Te rappelles-tu que c'est moi qui t'ai pour ainsi dire élevé ? Est-ce que tu revois ma maison d'Angers, en face le château ? Les lapins ?… Les pigeons ?…

PAUL. - Oui, ma tante.

TANTE CHRISTINE. - Tu dis ça. Mais tu as l'air de le dire par politesse. Au fond, tu ne te souviens de rien ? Avoue-le.

PAUL. - Pas beaucoup.

TANTE CHRISTINE. - Comment ! petit étourneau d'ingrat, tu ne te rappelles pas l'année où tu as été si malade ?… où je couchais tout habillée sur un canapé, à côté de toi, la nuit ?

PAUL. - Non.

TANTE CHRISTINE. - Enfin, te voilà, c'est le principal. Je reprends mon histoire. Eh bien, hier, je pensais donc à toi, et j'avais des papillons noirs. J'ai eu tout à coup l'idée que je pouvais très bien mourir en deux bouchées…

PAUL. - Oh ! ma tante !

TANTE CHRISTINE. - Mais si. Et il m'a pris une grande envie de t'embrasser, bêta ! Alors, j'ai dit à ma vieille Juliette de me préparer ma petite malle noire. Tu ne te rappelles pas non plus Juliette ?

PAUL. - Un peu. Très peu.

TANTE CHRISTINE. - Il ne se rappelle rien, ce mâtin d'enfant ! Elle baisse beaucoup, Juliette, surtout depuis la Saint-Jean. Elle a fait un tapage quand elle a vu que je voulais venir à Paris ! Pour un peu, elle ne me laissait pas partir. Enfin, je lui ai glissé des mains. J'ai pris mon train, ce matin, à sept heures, qui m'a déposée à une heure, fraîche comme une rose.

PAUL. - Alors, vous êtes descendue à la maison ?

TANTE CHRISTINE. - Non. Oh non ! Ton père et ta mère ignorent ma présence. Je suis descendue à l'hôtel Pie-Neuf, rue Servandoni, près de la place Saint-Sulpice, un endroit où on est très bien. Et je compte repartir demain. Voilà. Ainsi, tu vois, mon minet, ta tante a fait ce voyage-là rien que pour toi, rien que pour croquer tes petites joues ? Profites-en, parce que ça pourrait bien être la dernière fois que tu l'as à toi tout seul, et vivante. Tu ne m'écoutes pas ?

PAUL, vivement. - Mais si, ma tante, je ne fais que ça.

TANTE CHRISTINE. - Non. Tu es tout distrait.

PAUL. - Pourquoi n'êtes-vous pas descendue chez papa ?

TANTE CHRISTINE. - Parce que j'aurais gêné tes parents, d'abord ; ensuite, parce qu'ils auraient voulu me retenir plusieurs jours, m'emmener le soir au théâtre… à Mabille… est-ce que je sais ?

PAUL. - Mabille n'existe plus depuis quinze ans, ma pauvre tante !

TANTE CHRISTINE. - Bah ! Tu crois ? C'est bien possible. Enfin, j'ai préféré garder ma liberté, sans compter aussi que je suis une vieille maniaque, moi ; j'ai mes petites habitudes, mes tontonneries… Je suis beaucoup mieux à l'hôtel Pie-Neuf.

PAUL. - Alors, père et mère ne savent pas que vous êtes à Paris ?

TANTE CHRISTINE. - Non. Faudra pas leur dire, hein, trésor ? Après, ils seront furieux, mais le coup sera fait. S'ils veulent m'avaler, ils seront forcés de venir à Angers. Mon gros poulet, va ! Tu te portes bien ?

PAUL. - Oui, ma tante.

TANTE CHRISTINE. - As-tu bon appétit ?

PAUL. - Oui, ma tante.

TANTE CHRISTINE. - Ils ne vous fourrent pas trop, ici, de haricots et de lentilles ?

PAUL. - Oh ! si ma tante.

TANTE CHRISTINE. - Pauvre petit ! Imagine-toi que j'ai eu une fameuse frayeur à la minute. J'arrive… Décidément, tu as quelque chose… tu es ailleurs ? On dirait que je t'ennuie ?

PAUL. - Mais non ! mais pas du tout !

TANTE CHRISTINE. - Mais si ! Je ne suis pas une bête, et je m'en aperçois bien. Sois gentil, voyons, petiot ? Tu ne me vois pas si souvent, mon Dieu !

PAUL. - Je vous écoute, ma tante.

TANTE CHRISTINE. - J'arrive donc. Je parlemente, je demande M. Paul Fougereuil. On me dit que ce n'est pas jour de parloir ! Mon sang n'a fait qu'un tour. « Mais, monsieur, je suis sa tante, j'ai quatre-vingt-deux ans et j'arrive d'Angers ! » Je me suis vieillie exprès, tu comprends, pour l'attendrir. Je dois même constater qu'il n'a pas bronché, ton maître-portier, quand je lui ai dit mes quatre-vingt-deux ans. Non, il avait l'air de trouver ça tout naturel, et que je les paraissais haut la main. Est-ce que j'ai vraiment l'air aussi tapé que ça, mon gros ?

PAUL, qui n'y était pas. - Hein ? Quoi ?

TANTE CHRISTINE. - Tu vois. Tu ne m'écoutais pas ? C'est trop fort ! À quoi, diable, pensais-tu ?

PAUL. - À rien.

TANTE CHRISTINE. - Si. On pense toujours à quelque chose. À quoi pensais-tu ?

PAUL. - Je pensais … que je vous aime bien.

TANTE CHRISTINE. - C'est pas vrai. J'espère que tu m'aimes bien, sans t'en douter. Mais ce n'est pas à ça que tu pensais. Qu'est-ce que vous faisiez, toi et tes camarades, quand on a été te chercher ? Vous étiez en récréation ?

PAUL. - Non.

TANTE CHRISTINE. - En classe ?

PAUL. - Oui.

TANTE CHRISTINE. - Oh ! c'est une faveur qu'on m'a faite, alors, de me permettre de te voir ? En classe de quoi ?

PAUL. - De math…

TANTE CHRISTINE. - Pauvre petit ! Tu n'y comprends rien, je suis sûre ? Ça t'ennuie ?

PAUL. - Non, parce que je n'écoute pas ; je fais autre chose.

TANTE CHRISTINE. - Qu'est-ce que tu fais donc ?

PAUL. - Je lis des bouquins.

TANTE CHRISTINE. - Comment !

PAUL. - Sur mes genoux, au-dessous de mon pupitre. Le professeur est un imbécile, il ne s'aperçoit jamais de rien.

TANTE CHRISTINE. - Mais c'est très laid. Et que lis-tu ? Je parie que tu étais justement en train de lire quelque chose quand on t'a appelé ?

PAUL. - Oui.

TANTE CHRISTINE. - Tu vois que je devine ? Et c'est pour ça que tu es tout drôle avec moi. Dis-moi ce que tu lisais ?

PAUL. - Vous ne le répéterez pas à la maison ?

TANTE CHRISTINE. - Es-tu bête !

PAUL. - Les Trois Mousquetaires. J'en suis à quand Planchet…

TANTE CHRISTINE. - Ne me raconte pas. J'ai lu ça aussi, dans mon temps. Alors, je vois que je te pèse, et que tu voudrais bien que je sois partie pour continuer tes mousquetons de mousquetaires ?

PAUL. - Oh ! ma tante ! Pouvez-vous dire ! Tout à l'heure. Mais pas tout de suite.

TANTE CHRISTINE. - Tu m'accordes cinq minutes ! Tu es encore bien gentil. Tiens, j'oubliais. (Elle lui donne le petit paquet qui était sur ses genoux.) Ce sont des caramels. Ils viennent de chez Gaucher. Quand tu avais cinq ans, tu les adorais. Te rappelles-tu les caramels, au moins ?

PAUL. - Oui. Très bien.

TANTE CHRISTINE. - C'est toujours ça ! Le cœur n'est pas loin de l'estomac. Il y en a deux boîtes, une aux chocolats…

PAUL. - Les mous ? Ceux qui collent dans la bouche ? Oh !

TANTE CHRISTINE. - Oui, précisément. Et puis l'autre, où j'en ai fait mettre d'assortis.

PAUL. - Merci, ma tante. Vous êtes très chic.

TANTE CHRISTINE. - Voilà. Donnes-en à tes petits camarades et ne mange pas les deux étuis à toi tout seul. Ça te rendrait malade.

PAUL. - Non.

TANTE CHRISTINE. - Raconte-moi un peu, à présent ? Réveille-toi. Dis-moi ton genre de vie… tout enfin.

PAUL. - Eh bien, rien, ma tante. Il n'y a rien. Je suis au lycée où je m'embête. Et puis un point, à la ligne.

TANTE CHRISTINE. - Tes places ? Les compositions ?

PAUL. - Euh !

TANTE CHRISTINE. - Y a-t-il longtemps que tu n'as été le premier ?

PAUL. - Oh !

TANTE CHRISTINE. - Combien ?

PAUL. - Jamais. Je n'ai jamais été le premier.

TANTE CHRISTINE. - Et dernier ?

PAUL. - Bien souvent.

TANTE CHRISTINE. - Mais il faut travailler, mon petit. Si tu ne travailles pas, tu n'arriveras à rien.

PAUL. - Bah ! Papa est calé.

TANTE CHRISTINE. - Il est calé parce qu'il a travaillé.

PAUL. - Oui. Mais du moment que ça y est, moi, je n'ai plus besoin de me courber.

TANTE CHRISTINE. - Oh ! C'est ici qu'on vous apprend à raisonner de cette façon ? Tu me fais beaucoup de peine.

PAUL. - Vous avez bien tort, ma tante. Il n'y a pas de quoi vous chagriner. (Il s'interrompt.) Ah ! j'entends la cloche !

TANTE CHRISTINE, inquiète. - Oui. Ça n'est pas pour toi ?

PAUL. - Si, ma pauvre tante. Il va falloir que je vous quitte.

TANTE CHRISTINE. - Si tôt ! Mais il n'y a pas cinq minutes que tu es là ?

PAUL. - C'est vrai… Qu'est-ce que vous voulez ? C'est le règlement.

TANTE CHRISTINE, abattue. - Allons ! puisque c'est le règlement… M'aimes-tu un peu, au moins ?

PAUL. - Oh ! très fort, ma tante.

TANTE CHRISTINE. - Oui… oui… Surtout quand je m'en vais, n'est-ce pas ? Tu as l'air tout joyeux depuis ta vilaine cloche. Moi pas, j'ai le cœur bien gros. Enfin… puisque c'est le règlement !… Adieu, alors ! Et puis, prends cette pièce de cinq francs en or.

PAUL, impatient de filer. - Merci. Vous me gâtez. Au revoir…

TANTE CHRISTINE. - Non. Adieu. À mon âge !… c'est plus prudent. Dis-moi bien adieu, mon cher petit mignonnet, avec ta bouche, avec tes bras, avec ton cœur… tout… comme si on t'apprenait que je suis morte ! (Elle l'embrasse avec effusion.) Là. C'est ça. À la bonne heure. Pense à moi quand je n'y serai plus. Rappelle-toi plus tard ma dernière visite… (Elle retient mal quelques larmes.) que ta pauvre tante est venue exprès d'Angers… là… Adieu ! adieu ! (Le rappelant.) Plus qu'une fois ! (Elle le serre fort, fort contre sa vieille figure. Puis, parlant pour dire quelque chose.) Et c'est une classe de quoi à présent, où tu cours si vite ?

PAUL. - C'est pas une classe, ma tante, C'est la récréation ! (Il s'échappe en courant et disparaît. Elle demeure saisie à ces mots, prête à éclater en pleurs dans le parloir désert ! Mais elle se contient, et songe avec un attendrisement blessé :) « Pauvre petit méchant ! C'est déjà un homme ! »

 

À LA CASERNE

LE PÈRE.
LE FILS.

A Orléans. Devant la grille de la caserne d'infanterie, tout en haut de la rue Bannier, un brave homme de paysan endimanché attend. Il regarde la vaste cour sablée, nue, où le soleil tape. Midi sonne à l'horloge ; quelques soldats du postes, assis dehors, sur un banc, somnolent, accablés de chaleur. Le Sergent lit le Journal, Enfin, un troupier paraît tout au bout, tout au bout de la cour. D'aussi loin qu'il l'a vu, le paysan a reconnu son fieu. Il a dit tout haut : « Le v'là ! » En deux minutes, le petit soldat est rendu.

 

LE PÈRE. - Hein ? C'est moi. Tu ne m'guettais pas, Alphonse ?

LE FILS. - Pour sûr que non. Mais, comme ça se trouve !

LE PÈRE. - Eh ! oui. Je suis venu ce tantôt pour une pioche… Alors, j'ons pensé de te voir aussi, puisque je passais là, tout contre.

LE FILS. - Vous avez eu une idée. Mais… comme ça se trouve !

LE PÈRE. - La mère aurait ben voulu s'en suivre, seulement, d'abord, deux billets de troisième, c'est de l'argent !

LE FILS. - Dame !

LE PÈRE. - Et pis, alle pouvait pas quand même, rapport aux vaches.

LE FILS. - Oui. Enfin vous v'là. Et, ça va bien ?

LE PÈRE. - Pas mal. Et toi, mon gars ?

LE FILS. - Moi de même… Mais… c'est égal… comme ça se trouve que vous ayez eu c'te pensée !

LE PÈRE. - Et la cause, donc ?

LE FILS. - La cause ? Que je pars.

LE PÈRE. - Où ça que tu pars ?

LE FILS. - A Madaga, donc !

LE PÈRE. - Qué que tu dis là, mon fi ?

LE FILS. - La chose, mon père. On part après-demain.

LE PÈRE. - Toute vot' caserne ?

LE FILS. - Oh ! que non. Seulement une vingtaine.

LE PÈRE. - Et pourquoi que t'en es, toi, de c' troupeau, et puis pas les autres ?

LE FILS. - À cause de ma bonne conduite, tiens ! C'est une faveur, comprenez-vous ? quasiment une récompense.

LE PÈRE. - Foutu r'compense ! Mais tu vas crever, mon fi !

LE FILS. - Non pas. Allez. (Il se cogne dans l'estomac.) On est planché.

LE PÈRE. - T'es solide et tout ce qu'il faut, je n'dis point ! Je t'ai fait avec ta mère de mon mieux que j'ai su ! Mais ça n'empêche point que tu vas dans un bon sang de pays où y a pis que des puces !

LE FILS. - Bah ! On en revient !

LE PÈRE. - Il y en a déjà d'crevés qui sont partis avant toi !

LE FILS. - Faut ben mourir, mon père. Tout l'monde meurt !

LE PÈRE. - L'plus tard possible, s'il y a moyen ! Ah hé dame !… Si j'mattendais à, ça ?… Faut-il tout de même ! Pour un peu, que sans c'te pioche… tu t'en allais aux champs là-bas, sans que j'te revoye ! C'est que c'est ben loin, avec ça !

LE FILS. - Ah dame ! C'est pas aux Aubrais !

LE PÈRE. - Badine point là-dessus. Où c'est-il tout juste, c'Madaga ?

LE FILS. - Tout au bout d'la côte, en Afrique, mon père.

LE PÈRE. - Eh ! là ! Passé Alger ? Alger qu'est sur l'eau ?

LE FILS. - Plus loin encore !

LE PÈRE. - Plus loin que les Bédouins ? Ah nom de d'là ! gué gouvernement nous avons, mon Dieu ! Et pis, tout va d'travers. C't orage d'avant-hier… elle a tout gâché, mon fi. Le blé, la betterave, c'est perdu, anéant…

LE FILS. - Et les pommes de terre ?

LE PÈRE. - Aussi. Ah ! il n'en reste pas un brin ! Chez nous, chez maît'David, chez maît' Souliaud, tout a été coupé, comme avec une hache. Des grêlons gros comme un œu d'pouJe !

LE FILS. - Oui. Ici, ça faisait péter les vitres ! Et dame, on rigolait.

LE PÈRE. - Oh ici… vous avez ben les moyens d'en faire remettre d'la verrerie ! Tandis que l'blé… tu sais ben ça ? il est égrené, enfoncé dans la terre, écrasé… rien à faire qu'à dire : à l'année prochaine ! Ah là là ! On souffre ben, mon fi. Et, en plus, v'là que tu pars à la guerre ? Tout ça, c'est ben du deuil à la fois.

LE FILS. - Faut pas vous affliger.

LE PÈRE. - Je m'afflige point. Mais je suis vexé. Et tu n'verras pas la mère, en ce cas ?

LE FILS. - Non, y a pas plan.

LE PÈRE. - All' va être vexée.

LE FILS. - Moi aussi. Ça me fait gros dans le cœur quand j'y pense.

LE PÈRE. - Ah ! qu'all' va être vexée, mon fi, quand all' va savoir ça ! J' la connais, c'te pauv' vieille, all' va point dîner. All' se nourrira de son chagrin. Moi non plus, j' vas pas manger à l'aise.

LE FILS. - Faut manger, mon père. Et puis, je suis déjà caporal, je reviendrai bien sûr sergent.

LE PÈRE. - C'est sous-officier que t'appelles comme ça ?

LE FILS. - Oui.

LE PÈRE. - Mais pas officier ?

LE FILS. - Ah ! dame, non !

LE PÈRE. - La belle affaire, alors ! Sergent, ou pas, r'viens donc ben vite. Et n't'attarde donc pas chez ces sauvages !

LE FILS. - Ça ne dépend pas de moi. On reviendra quand on sera vainqueur.

LE PÈRE. - Qu'est-ce qu'ils nous ont fait, ces pierrots-là, qu'on leur tire le canon ?

LE FILS. - Je sais pas. Mais je les déteste.

LE PÈRE. - Oh moi ! j'ai encore plus d'idée contre le gouvernement que contre eux. L'pays, nous, les fermiers… tout ça… Ah ! on souffre ben, mon fi. Et c'est-il pour deux mois, six mois q'tu t'en vas ?

LE FILS. - On ne peut pas dire. Peut-être plus, peut-être moins. On s'en va. V'là ce qu'il y a de sûr.

LE PÈRE. - Oui. Allons. Eh ben ! puisque c'est ainsi, j' suis tout de même ben aise, mon gars, de c't' idée d' la pioche… Parce que sans ça, dame ! j' te faisais point visite ?

LE FILS. - Oui.

LE PÈRE. - T'as pas d' commissions ?

LE FILS. - Non. Faudra bien embrasser mémé.

LE PÈRE. - J'y ferai. Dès ce soir. Ah ! qu'all' va être vexée, bon Dieu ! Et après ça ?

LE FILS. - Rien.

LE PÈRE. - Comment ! mon malin ! Rien pour la fille à David ?

LE FILS. - Si. Que j'y écrirai. Et que si elle est toujours dans cette même pensée, ça sera pour le retour.

LE PÈRE. - Je crois que ça ferait un' bonne femme, ah oui ! El puis, ben allante ! Si l' malheur voulait que ta mère mourût, c't'une comme ça qu'il m' faudrait. Allons ! v'là ben du temps perdu. Bonsoir, p'tit gars.

LE FILS - Adieu, père, bien des compliments à eux tous.

LE PÈRE. - Oui.

LE FILS. - Si, des fois, je revenais avec la croix ? Dame ! il n'faut qu'une chance : que mon officier soit tué et que j'le rapporte sur mon dos.

LE PÈRE. - Tâche, toi, à ne point crever. Ah ne crève point, mon fi, promets-le-moi. Pense que si tu fésais ça… les champs et la maison s'en iraient aux cousins Cyrille, hé ?

LE FILS. - Ayez pas peur. On s'en tirera.

LE PÈRE. - Là. Va vite et reviens l'plus tôt possible ! Et ne bois point de cochonneries, si t'es en sueur ! Au revoir, mon gars. J'vas quérir ma pioche.

LE FILS, bas, avec une grimace d'émotion qui contracte un instant sa grosse et bête figure. - Mémé !… bliez pas ?

LE PÈRE. - J'y ferai … mon fi … J'y ferai.

Le soldat s'éloigne en courant. Le père le regarde une seconde. Une petite larme, toute petite, comme s'il comprenait soudain, perle à ses paupières rougies, et alors, sans savoir, dans un mouvement irréfléchi et spontané, il tend la main au sergent de garde qui se trouve à ses côtés. Celui-ci la prend et dit : « Que voulez-vous ! c'est le métier ! »

 

AU CIMETIÈRE

PIERRE DUSSIEUX, vingt-neuf ans.
MADELEINE DUSSIEUX, vingt ans.

Un cimetière de province, en été, avec des arbres et des fleurs. On dirait un vieux mail où il y a des tombes. Pierre et Madeleine, en tenue de voyage, aussitôt descendus de la voiture de place, sont entrés dans la maisonnette qui est près du grand porche Saint-Maclou. C'est la loge du gardien. Il est là, assis avec sa femme et sa petite fille. Par cette grande chaleur, tous trois tressent des couronnes en perles et en fil de fer.

 

PIERRE. - Bonjour, monsieur Gandon. Voulez-vous me donner la clef du tombeau Dussieux ?

LE GARDIEN. - Voilà, monsieur. (Il se lève et va décrocher au mur une clef à laquelle pend une étiquette de bois.) Y a ben longtemps qu'on ne vous avait vu chez nous ?

PIERRE. - Oui. (S'apercevant que Gandon regarde Madeleine.) Ma femme.

LE GARDIEN. - Compliments. (Remettant la clef à Pierre.) Vous vous rappelez le chemin ?

PIERRE. - Oh ! très bien !

Pierre et Madeleine s'avancent dans le cimetière par les allées sablées. De-ci, de-là, quelques vieilles dames en noir sont piquées à droite et à gauche, à genoux sur des dalles de pierre, avec un petit arrosoir à côté d'elles, un arrosoir à eau bénite.

PIERRE, après un instant de silence, tout en marchant. - Comme tu es gentille !

MADELEINE. - Mais non.

PIERRE. - Si. Bien vrai, ça ne t'ennuie pas de venir voir avec moi la tombe de ma famille ?…

MADELEINE. - Mais non. Tu le sais bien.

PIERRE. - Où sont mes parents, au complet…

MADELEINE. - C'est moi qui te l'ai demandé.

PIERRE. - Où je serai un jour aussi.

MADELEINE - Tais-toi. Ne parle pas de ça.

PIERRE. - Enfin, cette visite ne t'est pas pénible ?

MADELEINE. - Encore une fois, non. Je t'aime. C'est comme si nous n'avions qu'un cœur tous les deux. Tout ce qui te touche ne peut pas me rester étranger.

PIERRE. - Oui. Mais tu n'as connu ni mon père, ni ma mère…

MADELEINE. - Qu'est- ce que ça fait ? C'étaient tes parents, ça me suffit.

PIERRE. - Et puis, il faut avouer qu'en plein voyage de noces, mon pauvre petit, ça n'est pas bien gai, ce que je t'impose là ?

MADELEINE. - Ce que tu m'imposes ! Mais tu ne m'imposes rien. Je suis heureuse de t'accompagner, puisque je suis ta compagne, et pour toujours. Ne continue pas, tiens, tu vas me faire de la peine.

PIERRE. - Je cesse. Tu es la plus tendre et la plus parfaite. Il n'y en a pas deux comme toi au monde.

MADELEINE. - Allons donc ! Il y en a des centaines, des milliers. C'est vous autres, les jeunes gens, qui ne savez pas les trouver.

PIERRE. - Moi, j'ai bien su !

MADELEINE. - Oui. T'en repens-tu ?

PIERRE. - Oh ! (Un silence.) Tu n'imagines pas avec quelle force j'ai été pris tout à coup, avant-hier – quand nous établissions sur l'indicateur la fin de notre voyage – du désir de m'arrêter ici, rien que pour venir au cimetière, et t'y mener ?

MADELEINE. - C'est bien naturel.

PIERRE. - Si je ne l'avais pas fait, il m'aurait semblé que notre mariage n'était pas complet, qu'il y manquait… je ne sais pas… moi !

MAD'ELEINE. - Leur consentement ?

PIERRE. - Oh ! leur consentement, ma chérie, ils l'auraient donné tout de suite, et des deux mains, s'ils t'avaient connue ! Ça, je le garantis, j'en suis aussi sûr…

MADELEINE. - Que sait-on ?

PIERRE. - Tu es folle ?

MADELEINE. - Dame ! tu m'as épousée sans fortune, sans rien, orpheline de parents bien modestes. Mon père était couvreur et s'est tué en tombant du toit d'une église. J'avais déjà perdu ma mère en venant au monde. J'ai été élevée par charité, grâce aux soins de la bonne marquise de Trevoux, ma bienfaitrice, qui s'est éteinte il y a six mois, dont je t'ai si souvent parlé. Tout cela n'était pas bien brillant pour satisfaire l'orgueil de tes parents ?

PIERRE. - Et le reste ? Toutes tes qualités ? Tu ne parles pas du reste ?

MADELEINE. - Qu'aurait-il pesé ? Tu m'as dit que ton père était un homme autoritaire, orgueilleux… préoccupé avant tout des considérations sociales et de l'opinion du monde…

PIERRE. - Excellent, dans le fond !

MADELEINE. - J'en suis persuadée… mais, à la condition qu'on lui obéît, qu'on lui cédât, et qui aurait eu grand'peine à faire un sacrifice personnel d'indulgence et de bonté humaine, même si le bonheur de son fils, le repos moral et définitif de sa vie en eussent dépendu.

PIERRE. - Comment sais-tu ? Qui t'a dit ?…

MADELEINE. - Toi. Je ne fais que répéter ce que tu m'as confié dans nos longues causeries où tu me racontais ton enfance…

PIERRE. - Oui. Mais maman ! Ah ! si tu avais connu maman ! Si elle t'avait connue, elle ! Si elle avait pu apprécier quelle femme tu es, ah ! ma chérie, qu'elle t'aurait donc aimée ! Le touchant et bon ménage que vous auriez fait toutes deux ! Quelle affection de mère elle t'aurait donnée ! Quels soins de fille tu lui aurais rendus ! Elle, à coup sûr, si elle avait pu seulement te voir et t'approcher cinq minutes, aurait été prête à t'ouvrir ses bras !

MADELEINE. - Oui. Mais si elle avait rencontré chez ton père cette résistance que tout rendait probable, elle se fût inclinée, car elle adorait son mari, aveuglément, comme une servante, les yeux fermés, comme je sens bien que moi aussi je t'aimerai. Alors ?

PIERRE. - Marchons encore quelques minutes. Nous avons tout le temps. (Un silence.) Vois-tu, ma mignonne !… Les parents, les enfants… tout ça est bien délicat. Deux sons de cloche si différents, si justes, chacun pris séparément. J'ai beaucoup aimé mes parents, beaucoup, plus qu'ils ne s'en sont jamais douté, plus que je ne leur laissais voir. Évidemment, eux, c'était la même chose ; ils devaient m'aimer aussi plus qu'ils ne me le témoignaient. Ah ! l'éternel malentendu ! Et que j'en ai donc pâti ! On vit les uns près des autres sans se connaître, en se donnant le change et sans pourtant être jamais dupe ! Et puis, il y a des parents ou timides, ou maladroits, ou d'une espèce d'insouciant et aimable égoïsme qui les tient toujours à côté de la vie de leurs enfants. Du jour où ils les ont bien élevés, et lancés dans la carrière, ils pensent qu'ils ont tout fait, même quand ils ont fait beaucoup, trop, plus que le leur permettaient leurs moyens. Ce n'est pourtant pas assez, je crois. La vie morale, l'autre vie intime, la vie effrayante et cachée du cœur et du cerveau, ce que les enfants pensent, calculent, rêvent, souffrent, regrettent, sans jamais en parler à personne, c'est cela que les parents devraient pénétrer à tout prix, connaître, jusqu'au fond. Et, pour atteindre à ces abîmes, il faudrait qu'il n'y eût plus de parents, plus de grondeurs, plus de juges, plus d'autorité, plus de prêcheurs de devoir conventionnel et banal, mais des camarades, des amis tendres, plus qu'indulgents, compatissants jusqu'à la faiblesse, jusqu'aux pleurs, et capables de tout comprendre, en tenant compte des natures spéciales, des tempéraments, des circonstances où se débattent parfois ces pauvres êtres, pleins de défauts et de qualités aussi, mais qui ne sont pas leur seul fait, qui leur incombent, qualités et défauts… d'héritage, un lourd héritage, souvent, et qu'ils n'ont jamais demandé. Mais voilà, justement… les parents ne comprennent rien à leurs enfants, ou feignent de ne pas vouloir comprendre. Ils sentent en eux des mystères, des drames, des douleurs, ils les voient souffrir, ils en souffrent eux-mêmes, mais ils se taisent. Les victimes aussi. Tout le monde se tait, se sourit ; on est aimable les uns pour les autres, on a des rapports charmants, on parle des faits du jour, d'un tas de banalités, on se ment et la vie se passe ainsi. Quelle pitié !… Jusqu'au jour où les parents quittent les enfants… à moins que les enfants ne partent les premiers, ce qui peut bien arriver, ce qui arrive parfois. Quel déchirement et quelle déchirure, alors, pour celui qui reste ! On voit clair trop tard. Si c'est l'enfant, il s'accuse et s'adresse d'amers reproches : « C'est ma faute. J'ai manqué de confiance. J'aurais dû frapper à la porte de ces vieux cœurs, ils m'auraient ouvert. » Et, si c'est le père qui a vu partir l'enfant, il s'accuse davantage. « C'est ma faute. J'ai manqué de sollicitude et de tendresse pratiques ; j'aurais dû laisser là ma dignité, faire toutes les avances, les premiers pas. Nous nous aimions, et nous nous sommes mal aimés. »

MADELEINE. - Pourquoi me dis-tu tout ça ?

PIERRE. - Je t'ennuie ?

MADELEINE. - Oh ! non. Tu me bouleverses. Tu es tout ému, ta voix tremble.

PIERRE. - Parce que je pense… que je me rappelle…

MADELEINE. - As-tu donc vraiment souffert de tes parents ce que tu viens de me dire ?

PIERRE. - Oui, un peu. Dieu sait si je les aimais ! Ils le savent eux-mêmes, à présent ! Pourtant, nous n'avons jamais été ensemble… Jamais, pas cinq minutes. Tu comprends, n'est-ce pas, tout ce que je mets à dessein dans ce mot : ensemble ?

MADELEINE. - Oui. Tu as dû être bien malheureux ?

PIERRE. - À crier, à pleurer, à mourir. Moi qui suis surtout, tu me connais ? une nature sensible, aimante. Je te conterai toute ma jeunesse, plus tard. Et ce qui vient de me donner une secousse, eh bien ! faut-il te l'avouer ? c'est la phrase que tu as prononcée tout à l'heure… à propos du consentement pour notre mariage.

MADELEINE. - Ils auraient refusé, n'est-ce pas ? Sois franc.

PIERRE. - Je le crois. Tu leur en veux ?

MADELEINE. - Oh ! grands dieux non ! Mais eux… ils doivent me maudire ?

PIERRE. - Ne dis pas ça. (Ils sont arrivés devant une petite chapelle funéraire.) Tiens, voilà. Nous y sommes. Famille Dussieux. Mon grand-père et ma grand'mère que je n'ai pas connus, mon père et ma mère, mes deux sœurs, ma tante. Sept en tout. Il n'y a plus qu'une place de libre. La mienne. C'est là que je serai, avec eux. Plus de malentendu, ce jour-là !

MADELEINE. - Tu me fais pleurer.

PIERRE. - Viens-tu ?

MADELEINE. - Non. Non. Je n'ose pas… Il me semblerait…

PIERRE. - Quoi ? Que te semblerait-il ? Prends ma main et viens hardiment avec moi. Ils ne te feront pas mauvais accueil. Leurs âmes ont un peu changé. Elles ne sont plus les mêmes. Qui peut savoir le mystère des destinées, le secret divin des lois humaines ? Il fallait peut-être, les chers braves gens, qu'ils eussent quitté cette terre, pour que nous nous y rencontrions. Leur départ était la condition de ton arrivée. Si, comme je veux le croire, ils nous voient en ce moment, s'ils voient les cœurs, le tien, ma chérie, si bon, si loyal et si pur, je suis presque certain qu'ils pensent : « Nous avons bien fait de mourir. Vivants, nous nous serions opposés à leur union, et comme nous aurions eu tort ! Dans ce temps-là, nous n'étions que des hommes. Aujourd'hui, que nous sommes dégagés des liens terrestres et que nous savons, que nous sommes éclairés, nous ne regrettons rien. Tout est au mieux. Nos cendres, du fond du tombeau, consentent et vous donnent le oui que nos bouches mortelles vous auraient sans doute refusé, mes enfants. » Voilà ce qu'ils pensent, mon cher amour. Viens les remercier.

MADELEINE. - Je te suis. (Pierre introduit la clef dans la porte de bronze.)

 

CHEZ UNE AMIE COMMUNE

MADAME PRUNIER, cinquante ans.
MADAME LOURDAIN, quarante-cinq ans.
MADEMOISELLE LOURDAIN, vingt-deux ans.
M. DUFLAC, cinquante-cinq ans.
PAUL DUFLAC, trente ans.

Chez Mme Prunier, qui habite un bel appartement au premier étage, avec balcon, boulevard Magenta. Mme Prunier est au salon avec les Lourdais, quand la domestique introduit les Duflac, père et fils.

 

Mme PRUNIER, se levant. – Ah  quelle surprise  Permettez, cher monsieur, que je vous présente à mon amie, madame Lourdain, dont vous m'avez si souvent entendu parler.

M. DUFLAC. – Avec grand plaisir.

Mme PRUNIER, à Mme Lourdain. – Chère Madame, M. Duflac, une relation de trente ans…

M. DUFLAC. – Eh oui !  C'est en 1865…

Mme PRUNIER, désignant Paul. – Et son fils, un charmant jeune homme. (Désignant la jeune fille) Mlle Lourdain.

Mme LOURDAIN, sensible. – Une grande fillette  Ah  mon Dieu, oui ! 

Mme PRUNIER. – Et qui embellit de jour en jour. (Tout le monde sourit d'un air entendu et on s'assoit.)

M. DUFLAC, à Mme Lourdain.– Elle marche sur vos traces.

Mme LOURDAIN. – Oh !  Monsieur ! 

Mme PRUNIER. – Mme Lourdain, au moment où vous êtes arrivé, était en train de me conter qu'elle avait passé une ravissante après-midi, dimanche dernier, au jardin d'acclimatation.

 M. DUFLAC. – Ah !  moi, voilà bien longtemps que je n'y ai mis les pieds.

Mme LOURDAIN. – D'abord, la musique est excellente. J'adore la musique militaire.

PAUL DUFLAC, à Mlle Lourdain. – Et vous, Mademoiselle ?

Mlle LOURDAIN. – Beaucoup. Mais j'aime bien l'autre aussi.

PAUL DUFLAC. – Sans doute.

Mme LORDAIN. – Elle a été l'autre jour à l'Opéra.

Mlle LOURDAIN. – Pour la première fois.

M. DUFLAC. – Oh !  c'est charmant ! 

Mme LOURDAIN. – Son père lui a offert ça pour ses vingt ans.

M. DUFLAC. – Et qu'a-t-elle vu jouer, cette chère enfant ?

Mlle LOURDAIN. – Faust.

M. DUFLAC. – Ah ! Ah ! Faust ! Bigre ! Moi aussi, j'avais vingt ans ! « La marche des soldats » ! » Amour sacré de la patrie.

MADAME PRUNIER.
Vous confondez avec la Muette.

M. DUFLAC. – C'est vrai. Oui, enfin, tout cela est bien loin !

Mme LOURDAIN. – Je ne sais pas si vous êtes comme moi, j'adore Gounod.

M. DUFLAC. – Pas dans tout.

Mme PRUNIER. – Non. Mais c'est égal…

M. DUFLAC. – Ah  je suis de votre avis.

Mme LOURDAIN. – Quand on voit aujourd'hui ceux qui essaient de le remplacer…

PAUL DUFLAC. – Et qui ne peuvent pas.

Mme LOURDAIN. – N'est-ce pas, Monsieur ? Je vois que vous aussi, vous êtes un peu artiste.

M. DUFLAC. – Lui ? S'il l'est ? Trop, hélas ! 

Mme LOURDAIN. – Jamais trop  Ne dites pas cela. Ne retirons pas à la jeunesse sa flamme, son idéal 

Mme PRUNIER. – M. Paul Duflac est l'associé de son père, et il dirige avec lui la maison.

Mme LOURDAIN. – Bravo  Tout alors ? Le commerce et les arts… Votre père doit être bien fier de vous, Monsieur.

PAUL DUFLAC. – Madame…

M. DUFLAC. – Il est gentil. C'est un bon petit homme. Et pas bête. Excessivement fort en chimie. Il m'a trouvé, il y a deux ans, un procédé pour la coloration de mes sirops, absolument sans danger, et dont j'ai eu déjà des résultats merveilleux.

Mme PRUNIER, à Mme Lourdain. – Vous savez que la maison de M. Duflac est des plus vieilles et des plus solides…

Mme LOURDAIN. – Je sais. Qu'est-ce qui ne connaît pas ? (A Duflac.) Monsieur, je ne voudrais pas du tout que vous pensiez que je le dis par politesse. Mais pour toutes mes conserves, gelées, cerises à l'eau-de-vie, etc., voilà des années que je ne me fournis que chez vous.

M. DUFLAC. – Vraiment, Madame, vous me comblez. Je tâche de satisfaire…

Mme LOURDAIN. – Et vous y réussissez bien 

M. DUFLAC. – Tant mieux. C'est si lourd, une maison, aussi  grosse que celle-là 

Mme LOURDAIN. – Mais si prospère, en revanche 

M. DUFLAC. – Ah  dame oui  je n'ai pas lieu de me plaindre. Et si ça continue ainsi, les enfants de mon Paul, plus tard, ne mourront pas sur la paille.

Mme LOURDAIN. – Monsieur n'est pas marié ?

M. DUFLAC. – Eh  non. Pas encore. Mais nous cherchons. Nous voudrions bien caser ça. (Un petit silence gêné.) Pas facile.

Mme LOURDAIN. – Pourtant…

M. DUFLAC. – Pas facile. Moi, oh  dans le temps, ça a été tout seul, avec sa mère. Je ne la connaissais pas. Je ne l'avais jamais vue ni d'Eve ni d'Adam. On nous a fait rencontrer chez une amie, comme par hasard. Une petite visite de dix minutes… on a parlé de n'importe quoi… elle et moi nous n'avons pas échangé cinq mots. Et crac, ça y a été… Elle me plaisait beaucoup ; je l'ai demandée, on me l'a donnée. Et me voilà  Il y a de cela un bocal de trente-deux ans  Je ne l'ai jamais brusquée ; elle a des diamants magnifiques, une maison de campagne à Gennevilliers ; je crois qu'il n'y a pas eu de femme plus heureuse au monde.

Mme LOURDAIN. – C'est égal… Ces mariages, bâclés en cinq minutes, peuvent réussir, une fois par hasard, avec des natures exceptionnelles comme la vôtre…

M. DUFLAC. – C'est vrai. Je ne dis pas non.

Mme PRUNIER. – Il ne faudrait pas trop s'y fier. (A Duflac.) Et madame ?

M. DUFLAC. – Elle va, elle va bien.

Mme PRUNIER. – Je regrette qu'aujourd'hui nous n'ayons pas eu le plaisir…

M. DUFLAC. – Elle avait à aller à la Ménagère… des petits achats…

Mme PRUNIER. – Elle est si entendue.

M. DUFLAC. – Dame, ça oui  Pour tout ce qui est de sa maison, elle y tient l'oeil et le doigt. (A Mlle Lourdain.) Mademoiselle aussi, j'en suis sûr, est une femme d'intérieur ?

Mme LOURDAIN. – Guère. Nous sommes un peu rêveuse… la poésie. Ça lui passera.

M. DUFLAC. – C'est charmant  Mais l'heure nous presse un peu..

Mme PRUNIER. – Vous partez déjà ?

M. DUFLAC. – Il le faut. Ça n'était qu'une petite visite…

Mme PRUNIER. – Ça ne compte pas ; j'espère qu'un autre jour vous reviendrez, avec monsieur votre fils…

PAUL DUFLAC. – Madame…

Mme PRUNIER. – Et que vous resterez plus longtemps. Vous me devez un dédommagement. Vous aurez peut-être le plaisir de rencontrer de nouveau ces dames Lourdain ?

M. DUFLAC, galant. – Mais… ça n'est pas de refus.

Mme LOURDAIN. – Oh  vraiment, monsieur.

(Les Duflac se lèvent. Cérémonies mutuelles, saluts, sourires. Mme Prunier les accompagne dans l'antichambre.)

Mme PRUNIER, une fois sur le palier, bas. – Eh bien ?

M. DUFLAC. – Moi, ça m'est égal. (À son fils.) Mais toi ?

PAUL DUFLAC. – Elle me déplaît plutôt. Elle est mal bâtie, et elle a l'air bête comme un pot à eau.

M. DUFLAC. – Oui. Calme-toi. Ça ne prouve rien. Et ne nous pressons pas. Ta mère m'a fait le même effet la première fois.

Mme PRUNIER. – Enfin, voyez  Réfléchissez  Quatre cent mille francs tout de suite. Et autant à la mort.

M. DUFLAC. – Merci, chère amie. Nous allons y penser.

(Pendant ce temps-là, au salon.)

Mme LOURDAIN, à sa fille. – Comment le trouves-tu ? Te plaît-il ?

Mlle LOURDAIN. – Il me plaît. Je crois qu'il a du coeur. Il n'a pas l'air de tenir à l'argent.

Mme LOURDAIN. – Enfin, nous allons y penser. Ne nous pressons pas. Il s'agit de ton bonheur. Ça vaut la peine de réfléchir jusqu'à demain.

Mme PRUNIER, qui rentre au salon.À part. – Ça se fera.

 

GRANDES PERSONNES

JEANNETTE, neuf ans.
SUZON, dix ans.
LILI, huit ans.
MISS, trente ans.
LA GOUVERNANTE, trente-cinq ans.

Dans un parc, en été. Miss et la gouvernante font des ouvrages d'aiguille. À quelques pas, les trois petites sont assises dans des fauteuils de jardin.

 

SUZON. - Alors, c'est entendu, nous jouons comme à Paris ?

JEANNETTE. - Oui, aux visites.

SUZON. - De qui c'est-il le jour ?

LILI. - De moi.

JEANNETTE. - Ah ! bien, non ! De moi.

SUZON. - Chacune son tour, là. Pour commencer, ça va être le mien. C'est mon jour. (Elle se carre dans le fauteuil.) Qui c'est-il qui me fait visite en premier ?

LILI. - Moi.

JEANNETTE. - Eh bien, et moi ?

SUZON. - Toi, t'es déjà arrivée, comprends-tu ? Viens t'asseoir en face. Voilà censé déjà une heure que t'es là et que tu l'éternises. (À Lili.) Allons ? prépare-toi, Lili. Attends d'abord que nous soyons bien lancées de causer, Jeannette et moi, pour faire une belle entrée.

LILI. - Alors, je vas dans l'antichambre ?

SUZON. - C'est ça. (À Jeannette.) De quoi que nous allons parler pour son entrée, dis ?

JEANNETTE. - Dame…

SUZON. - Cherchons quelque chose ?

JEANNETTE. - Parlons de gâteaux ?

SUZON. - Si tu veux. (Avec des manières.) Et quels gâteaux préférez-vous, madame ?

JEANNETTE. - Les saint-honoré, madame.

LILI. - Je peux-t'y entrer ?

SUZON. - Tout à l'heure.

JEANNETTE. - C'est trop tôt. (À Suzon.) J'aime bien aussi les savarins au rhum.

SUZON. - Moi, madame, mon docteur me les a défendus, à cause de ma goutte ! (À Lili.) Là, maintenant, tu peux. Quelle dame aimes-tu le mieux faire ? Une jeune ou une vieille ?

LILI. - Oh ! une vieille !

SUZON. - Eh bien, va, bébé. Fais une vieille. Fais madame de Saint-Hippolyte, tiens ?

LILI. - Bonjour. (Elle éclate de rire.)

JEANNETTE. - Oh ! ne ris pas. Si tu fais la bête, alors il n'y a plus de jeu !

SUZON. - Est-ce qu'on rit en visite, voyons ?

LILI. - Bon… jour… (Elle continue de pouffer.)

SUZON. - Va-t'en, tiens. Tu ne sais pas. On ne peut jamais s'amuser avec toi.

LILI. - J'aime mieux faire la dame qui y est déjà. Celle qui arrive, je suis pas encore assez grande… C'est trop difficile pour moi.

JEANNETTE. - Eh bien, je vais la faire, moi.

SUZON. - C'est ça. Tu la feras bien mieux qu'elle.

JEANNETTE. - Bonjour, belle et bonne amie…

SUZON, à part. - À la bonne heure ! (Haut.) Quel amour vous êtes de venir, par ce vilain temps !

LILI.- Mais il ne pleut pas ? … Ya du soleil !

SUZON. - On le sait bien. Mais on suppose… Ça fait partie de Ja visite. Es-tu bête !

JEANNETTE. - Elle ne comprend rien.

SUZON. - Comment va votre affreux mari ?

JEANNETTE. - Les élections l'ont bien fatigué. Et chez vous ?

SUZON. - Doucement, petitement, ma bonne.

JEANNETTE. - Vos beaux enfants ?

SUZON. - Ne m'en parlez pas. On n'en peut rien tirer. L'air de la campagne les énerve.

JEANNETTE. - C'est comme les miens, ma bonne. Des démons !

LILI. - Moi, au contraire, mesdames, je suis enchantée de ma petite Lili. C'est un amour ! Elle a fini tous ses devoirs de vacances…

SUZON, à Lili. - Veux-tu te taire ? Pourquoi dis-tu ça ?

JEANNETTE, à Lili. - On ne parle pas de soi. Tu te fais des compliments !

LILI. - Je fais comme vous, je fais la visite. Si je ne peux rien dire, alors, j'aime mieux aller causer avec ma poupée.

SUZON. - Pas du tout. Reste, mais fais la visite en silence.

LILI. - C'est pas bien poli.

JEANNETTE. - Au contraire. Ça signifie que tu nous écoutes tant que tu peux.

LILI. - C'est bon. Je vous écoute.

JEANNETTE, à Suzon. - Avez-vous des projets, pour la rentrée, madame ?

SUZON. - Oui madame.

JEANNETTE. - Lesquels ?

SUZON. - Nous ne savons pas encore, madame.

JEANNETTE. - C'est comme nous. Mais nous en avons tout de même.

LILI. - Moi, je ne remettrai sûrement pas ma petite Lili au pensionnat de madame Lécuyer…

SUZON. - Encore ? Voilà que tu recommences à dire des choses de toi ?

LILI. - Mais…

JEANNETTE. - Prends un autre nom que le tien.

LILI. - Bouffette, le nom de ma poupée qui n'a qu'une jambe ?

SUZON. - Si tu veux.

JEANNETTE, à Suzon. - Aimez-vous toujours autant le théâtre, madame ?

SUZON. - Toujours, surtout l'Opéra. Et puis, mon mari adore la danse ! Nous pensons déménager l'an prochain.

JEANNETTE. - Ah ! vraiment. Pourquoi ?

SUZON. - Pour nous rapprocher un peu des chevaux de bois. À cause des enfants.

JEANNETTE. - Nous, nous demeurons rue de Rivoli. Nous avons le guignol des Tuileries à deux pas.

SUZON. - Et puis le bassin, pour les grands garçons, avec des gaufres.

JEANNETTE. - C'est bien commode.

SUZON. - Oh ! il n'y a encore que Paris !

JEANNETTE. - Êtes-vous toujours contente de vos domestiques ?

SUZON. - Comme ci, comme ça ! Je suis bien volée et mal servie…

LILI. - Permettez ?… Je voudrais dire quelque chose… au moins une phrase ?

SUZON. - Eh bien ! dis vite une phrase, pour t'amuser.

JEANNETTE. - Mais rien qu'une.

LILI. - Je m'assomme.

JEANNETTE. - Tais-toi, tu es une grossière.

SUZON. - Nous avons été trop bonnes. Laissons-la ! Qui est-ce qui vous fait vos corsets ?

JEANNETTE. - Madame Loato.

SUZON. - Et vos robes ?

JEANNETTE. - Une petite couturière qui travaille comme un ange. Et pour rien ! Je vous l'indiquerai.

SUZON. - Moi, je me fais habiller à Warehouse. Ça me coûte les yeux de la tête, mais mon mari veut que je sois la mieux le dimanche, à la messe du Catéchisme.

JEANNETTE. - Oui, il est très bon pour vous, votre mari, et il vous rend très heureuse ?

SUZON. - À la condition que je le laisse libre de s'amuser avec ses amis.

JEANNETTE. - Ne vous plaignez pas, allez ! Si vous aviez le mien !

SUZON. - Oui, je sais, il est très difficile.

JEANNETTE. - Il joue et il boit.

SUZON. - Pauvre belle !

JEANNETTE. - Aussi, il y a perpétuellement des scènes… Avec ces maisons en papier, les voisins entendent tout !

SUZON. - Comme c'est désagréable !

JEANNETTE. - Ne m'en parlez pas. Il y a des jours où je voudrais être morte.

SUZON. - Mignonne, ma toute amie ! voulez-vous bien ?… Il faut venir me demander souvent une tasse de thé… Nous vous consolerons. C'est dit, n'est-ce pas ?

JEANNETTE. - C'est dit. Ne parlons plus de moi. D'ailleurs, je vous quitte. J'ai des quantités d'achats… Aux quatre bouts de Paris ! Une idée : je vous enlève ? J'ai ma voiture aux chèvres.

SUZON. - Impossible, malheureusement. C'est l'heure du goûter des enfants.

JEANNETTE. - La gouvernante s'en occupera.

SUZON. - Quand je ne suis pas là, tout va de travers. Elle est parfaite, cette fille, sans doute, mais ça ne vaut pas l'œil de la mère.

JEANNETTE. - Je vous laisse donc. Au revoir, ma mignonne.

SUZON. - Au revoir, chère amie, et bon courage.

JEANNETTE. - Que voulez-vous ! Au bout le bout.

SUZON. - Mais non. Comme dit ma tante à maman quand elle pleure : « Tout cela s'aplanira… avec le temps. »

LA GOUYERNANTE, à Suzon. - Mademoiselle, c'est l'heure de rentrer pour étudier votre piano.

MISS, à Jeannette. - Et vous, miss Jane, pour la récitation.

SUZON. - Comment, déjà ?

JEANNETTE. - Zut !

LILI. - Ouf ! c'est fini, la visite ! J'en avais assez d'être dame ; on redevient Lili, j'aime mieux ça.

 

MISSION DÉLICATE

GABRIELLE BARRE, vingt et un ans.
LE COMTE DE CHAMPOTIER, soixante ans.

Chez Gabrielle, un gentil petit appartement, quartier Clichy, au troisième. De la cretonne, des fleurs, des oiseaux, tout ça d'apect très jeune, gai et heureux. Quand Armandine, la petite bonne, a remis à Gabrielle la carte du comte de Champotier, celle-ci tressaille malgré elle en lisant le nom, et c'est, émue déjà, le cœur battant sans savoir pourquoi, qu'elle entre au salon où l'attend le vieillard, très ganté, avec une belle figure sérieuse.

 

GABRIELLE. - Monsieur…

CHAMPOTIER. - Mon Dieu, oui, mademoiselle, c'est moi.

GABRIELLE. - Monsieur de Champotier, l'oncle…

CHAMPOTIER. - De Paul, oui, mademoiselle. Son oncle et son seul parent.

GABRIELLE. - Je vous connais de nom, en effet.

CHAMPOTIER. - Moi aussi, mademoiselle.

GABRIELLE, - Puis-je savoir, monsieur, ce qui me vaut l'honneur…

CHAMPOTIER. - De ma visite ? Voilà… Mon Dieu, c'est bien délicat… je ne sais pas trop comment… par où commencer…

GABRIELLE, saisie. - Je devine. C'est un malheur ?

CHAMPOTIER. - Oui, mademoiselle.

GABRIELLE. - Paul est mort !

CHAMPOTIER. - Non, mademoiselle.

GABRIELLE. - Il est blessé ? un accident…

CHAMPOTIER. - Non plus. Il se porte à ravir. Je le quitte. Nous avons déjeuné en semble.

GABRIELLE, soulagée. - Ah !

CHAMPOTIER. - C'est beaucoup plus grave, hélas !

GABRIELLE. - Vous me faites peur ?

CHAMPOTIER. - Eh oui… Je suis désolé… La mission que j'ai à remplir…

GABRIELLE. - Il me lâche ?

CHAMPOTIER. - Non… seulement .. il est obligé de vous quitter.

GABRIELLE. - Lui ! oh ! oh ! (Elle fond en larmes.)

CHAMPOTIER. - Allons bon ! Voilà ce que je ne voulais pas ! C'est le flot ! Mademoiselle, voyons… une grande fille comme vous… soyez raisonnable.

GABRIELLE. - Ainsi, c'est vrai, il me quitte ? Lui !

CHAMPOTIER. - Ça lui coûte… beaucoup ! Mais…

GABRIELLE. - Pourquoi fait-il ça ? Pourquoi ? … Est-ce qu'il a quoi que soit à me reprocher ?

CHAMPOTIER. - Non. Rien de rien.

GABRIELLE. - Alors ?

CHAMPOTlER. - Il se marie.

GABRIELLE. - S'il se marie… en ce cas, c'est différent… Quoique… Enfin, s'il se marie j'ai beaucoup de chagrin tout de même… mais je ne peux pourtant trop rien dire.

CHAMPOTIER. - N'est-ce pas ? Vous vous rendez compte qu'iJ y a des choses, même parmi les meilleures… qui ne peuvent pas toujours durer ?

GABRIELLE. - Quatre ans que nous étions ensemble ! Et jamais de brouille… Ah ! si j'avais pu me douter… Quand je pense qu'hier soir il m'a dit adieu comme à l'ordinaire, sans émotion, sans rien…

CHAMPOTIER. - C'est ce qui vous trompe, il était très ému, il me l'a dit en déjeunant.

GABRIELLE. - C'est égal… Moi, je n'aurais jamais eu ce courage-là… Alors, c'est fini ? fini, fini ?

CHAMPOTIER. - Fini.

GABRIELLE. - Je… ne le verrai plus jamais ?

CHAMPOTIER. - À quoi bon ?

GABRIELLE, éclatant. - Oh ! oh ! Paul ! Paul ! Moi qui t'aimais tant…

CHAMPOTIER. - Mademoiselle… Voyons, je vous en prie… Soyez gaie… Faites-le pour moi … C'est si gentil chez vous, si coquet !… Ne pleurez pas, que diable ! C'est un peu la vie, ce qui vous arrive… Nous avons tous passé par là. Moi, qui vous parle, quand j'avais l'âge de Paul, j'ai été forcé aussi de lâcher une charmante petite amie comme vous… Elle s'appelait Jeanne ! pauvre petite !… Eh bien, j'ai eu de l'énergie, je ne me suis pas laissé abattre. Faites comme moi. Soyez un homme.

GABRIELLE. - C'est pas la même… chose.

CHAMPOTIER. - C'était bien pire. Moi, je n'avais pas d'oncle, de bon et brave tonton pour aller porter le coup. Il a fallu que je fasse ça moi-même. Vilain moment !

GABRIELLE. - Moi… j'aurais préféré que ce fût Paul.

CHAMPOTIER. - Oui, je vous comprends… Mais je m'adresse à votre gentillesse… Aidez-moi. Je prends une vraie part à votre contrariété, parbleu !… Mais si vous croyez que c'est amusant ce que Paul me fait faire là ? Mettez-vous à ma place.

GABRIELLE. - Oh ! si j'étais à votre place… je plaindrais de tout mon cœur cette pauvre petite que je suis, et qui va se trouver toute seule sur le pavé.

CHAMPOTIER. - Sur le pavé, sur le pavé… Nous y sommes tous sur le pavé.

GABRIELLE. - Moi, c'est à la lettre.

CHAMPOTIER. - N'exagérez pas. Ça n'est pas uniquement ce que Paul vous donnait qui vous permettait de vivre ?

GABRIELLE. - Non. Heureusement ! Sans ça, aujourd'hui… Je suis modiste. J'avais mes chapeaux.

CHAMPOTIER. - Eh bien ! vous les avez toujours ?

GABRIELLE. - Oui. Mais cela ne va pas loin. Il va falloir que je déménage, que je quitte ce petit appartement où nous avons été… Oh ! oh ! (Elle pleure.)

CHAMPOTIER. - Oh ! mademoiselle… ma petite demoiselle… Voyons ! Qu'est-ce que je pourrais bien faire pour…

GABRIELLE. - Rien, monsieur… rien du tout.

CHAMPOTIER. - Est-ce une vulgaire question d'argent qui vous préoccupe ? Voyons, dites-le franchement ?

GABRIELLE. - Oh ! monsieur !

CHAMPOTIER. - Avec un vieux papa comme moi, ça n'a pas d'importance. Je suis garçon. Sans être riche, j'ai, grâce à Dieu, une bonne petite aisance… Ainsi, rien n'est plus facile que de réparer dans les limites du possible…

GABRIELLE. - N'achevez pas. Vous me blessez… vous me faites encore plus de peine.

CHAMPOTIER. - Ce n'est pas mon intention, mon enfant. Loin de là. Bien loin de là. Je suis ému –  c'est vrai – de vous voir dans un pareil état… et pour qui ?… pour mon neveu ! Entre nous, c'est un gentil garçon, je ne dis pas… Mais enfin, depuis le temps, vous deviez bien le connaître, et vous attendre un petit peu à ce qui vous arrive ?

GABRIELLE. - Non. Je ne réfléchissais pas, je l'aimais.

CHAMPOTIER. - Il est très égoïste, ayons le courage de l'avouer. Comment pouviez-vous penser que ça durerait ?

GABRIELLE. - Je me laissais aller.

CHAMPOTIER. - Et voilà où çà vous a menée, mon pauvre petit ! (Un temps.) Pauvre petit, va ! (Agacé.) Ah ! que tout ça est ennuyeux ! L'aimez-vous toujours, ce monstre de Paul ?

GABRIELLE. - Oh ! je ne sais plus… Oui et non.

CHAMPOTIER, avec élan. - Non, n'est-ce pas ? C'est non ?

GABRIELLE. - Dame… après ce qu'il vient de me faire là… je ne vous cache pas que…

CHAMPOTIER. - II ne s'est pas bien conduit. Je vois clair à présent dans tout ça.

GABRIELLE. - Pas très gentiment.

CHAMPOTIER. - Il s'y est mal pris, en tout cas… c'est certai… Avec une charmante et gentille amie comme vous, il fallait, d'abord, ne pas rompre du tout.

GABRIELLE. - Oh ! maintenant que ça y est !

CHAMPOTIER. - Hé ?

GABRIELLE. - J'ai du chagrin, beaucoup de chagrin… mais puisque ça devait arriver un jour ou l'autre, j'aime autant que ça soit fini, réglé… Le plus fort est fait.

CHAMPOTIER. - N'est-ce pas ? À la bonne heure ! Ou alors, s'il y tenait absolument, il fallait rompre autrement, avec du cœur et des égards… et puis, enfin aussi, permettez-moi de vous le dire ! avec des… des arguments sérieux… bien faire les choses, quoi ? On sait ce que c'est que la vie… S'exécuter largement… se préoccuper un peu du lendemain et du surlendemain… À présent je l'accuse… j'ai peut-être tort ? Il s'est peut-être conduit très bien avec vous sous ce rapport-là ? Je l'espère pour lui. (Un temps.) Hein ? Allons… ne me cachez rien ? Vous vous taisez… Il n'a rien fait ? Je devinais juste ? Oh ! non ? c'est pas possible ?… Zéro franc, zéro centime ? Oh ! le petit sacr… je vous demande pardon, mademoiselle… tout à fait pardon… pour nous, pour notre famille…

GABRIELLE. - Vous n'avez pas à me dem…

CHAMPOTIER. - Si ! ah ! si ! Mais ça ne se passera pas comme ça ! Non. Foi de Champotier ! Pauvre petit, va ! Et rien que ses chapeaux ! Causons. Causons de votre avenir, mon petit chat, et sérieusement. Écoutez, plus je pense à cette affaire de mon neveu… moins j'en reviens ! Ah bien ! heureusement encore que c'est moi qu'il a envoyé… Quel âge avez-vous, petit enfant ?

GABRIELLE. - Vingt et un ans !

CHAMPOTIER. - Vingt et un ans ! C'est-il pas pitoyable ! Et laisser ça sur le pavé… là, v'lan !… sans même… oh ! oh ! Vous avez de la famille ?

GABRIELLE. - Aucune.

cnAMPOTIER. - Plus personne ? Pas une vieille maman en place ?

GABRIELLE. - Personne.

CHAMPOTIER. - Mon Dieu ! Mon Dieu ! Vous êtes absolument libre, alors ?

GABRIELLE. - Hélas ! oui. Mais pour ce que ça me sert !

CHAMPOTIER. - Ça vous servira, mon petit. Laissez faire votre vieil ami. Ça vous servira. Et puis quoi encore, dans votre vie, voyons ?… Dites-moi bien tout, pendant que vous y êtes ?

GABRIELLE. - Pas autre chose : mon magasin et puis Paul… ça a toujours été mon seul va-et-vient.

cnAMPOTIER. - Oui… Laissons Paul… N'en parlons plus. Il est parti, tant pis pour lui. C'est un nigaud.

GABRIELLE, qui ne le défend déjà plus. - Oh !…

cnAMPOTIER, - Parfaitement – pour ne pas dire plus ! – un nigaud qui ne sait pas ce qu'il a perdu… qui ne méritait pas… Vous avez des cheveux superbes, mon petit… Vous entendez ?

GABRIELLE. - J'en ai plutôt de trop.

CHAMPOTIER. - Ne dites pas ça. Et puis, séchez-moi ces beaux yeux bien vite, et ne vous préoccupez de rien. Nous allons arranger tout ça, mon petit minet… Vous resterez ici… dans votre gentil bébé d'appartement… puisqu'il vous plaît tan … Je viendrai vous voir par-ci, par-là… Nous irons promener… les boutiques… restaurants… petits théâtres… Hein, ça vous fait sortir un bout de langue, ça ?… Et puis, nous ne parlerons jamais de Paul… Hou… le laid ! veux-tu te cacher ?…

GABRIELLE. - Quand est-ce qu'il se marie ?

CHAMPOTIER. - Mais il ne se marie pas, mon petit. C'est une blague… un prétexte pour vous lâcher…

GABRIELLE. - Oh ! comment !

CHAMPOTIER. - Ne me vendez pas, bigre ! Alors, à quand ? À demain, à cette heure-ci ?

GABRIELLE. - À demain.

CHAMPOTIER. - À demain. (Très tendre.) De mon petit nom, je m'appelle Nicolas.

 

APPARTEMENT À LOUER

UN MONSIEUR, trente-trois ans.
LA CONCIERGE.
HORTENSE, sa fille.

Place du Palais-Bourbon. Un matin de printemps, un dimanche. La concierge d'une des maisons qui sont un peu avant le coin de la rue de Bourgogne est en train de nettoyer une cage de perroquet dehors, sur le trottoir, quand un monsieur l'aborde.

 

LE MONSIEUR. - Vous avez un appartement à louer ?

LA CONCIERGE. - Oui, monsieur.

LE MONSIEUR. - Le cinquième ?

LA CONCIERGE. - Oui, monsieur.

LE MONSIEUR. - Est-il vacant ?

LA CONCIERGE. - Non, monsieur, il est encore habité.

LE MONSIEUR, ennuyé. - Ah !

LA CONCIERGE. - Mais ça ne fait rien, on peut visiter.

LE MONSIEUR. - Malgré que ça soit dimanche ?

LA CONCIERGE. - Mais oui, monsieur.

LE MONSIEUR. - En ce cas, je veux bien. Je ne vous dérange pas ?

LA CONCIERGE. - Mais pas du tout, monsieur. Nous sommes là pour ça. (Appelant.) Hortense !

HORTENSE, sortant de la loge. - Maman ?

LA CONCIERGE. - Prends donc la clef de madame de Monac pour faire voir à monsieur.

LE MONSIEUR. - Cette dame est là ?

LA CONCIERGE. - Mais non, monsieur. Elle est à Sainte-Clotilde, à la messe.

LE MONSIEUR. - Tant mieux.

LA CONCIERGE. - Si vous voulez attendre. La petite est en train de potrasser dans mes clefs et elle ne la trouve pas.

LE MONSIEUR. - Faites donc, madame.

(La concierge va dans la loge retrouver sa fille. Le monsieur entre dans la cour de la maison et regarde les fenêtres du cinquième. Pendant ce temps Hortense et sa mère parlent à voix basse.)

HORTENSE. - Maman, tu n'as pas remarqué ce monsieur' ?

LA CONCIERGE. - Non.

HORTENSE. - Il a un drôle d'air. Je l'ai vu tout à l'heure, de la loge, à travers les rideaux, il est resté près de cinq minutes sur la place, près de la statue, à regarder la maison du haut en bas, avant de se décider à entrer.

LA CONCIERGE. - Ah !

HORTENSE. - Si c'était un malfaiteur ?

LA CONCIERGE. - Tu dis des bêtises.

HORTENSE. - Un voleur ? Est-ce qu'on sait ?

LA CONCIERGE. - Le fait est qu'il m'a demandé, avec un drôle de son de voix, si l'appartement était habité…

HORTENSE. - Je ne veux pas monter seule avec lui… J'ai peur.

LA CONCIERGE. - Je vais avec toi. Il paraît pourtant bien convenable.

(Elles viennent rejoindre le monsieur, toujours absorbé, au milieu de la cour, dans la contemplation des fenêtres du cinquième.)

LE MONSIEUR, en souriant, un peu gêné, comme quelqu'un qui veut dissimuler sa vraie pensée. - Je regardais …

LA CONCIERGE. - Si voulez monter ? (Ils montent.) L'escalier est bien claire, bien belle, comme vous voyez. Un locataire seulement par étage… On remettra un tapis neuf dans six mois, pour le terme d'octobre. (Le premier étage.) Pas de bruit dans la maison. Rien que du monde tranquille. Passé minuit, on est dans l'usage de donner son nom en rentrant. Le gaz jusqu'à onze heures. (Le deuxième.) Nous avons un médecin qui reste ici. C'est bien commode… Si, des fois, la nuit… On permet les chiens. (Le troisième.) Monsieur est seul ? ou avec sa dame ?

LE MONSIEUR. - Seul.

LA CONCIERGE. - Alors, l'appartement sera plutôt trop grand. Trois chambres à coucher, dont deux à feu. (Le quatrième.) Patience. Voilà que nous arrivons. L'escalier, comme ça, paraît dur, la première fois. Mais, quand on en a l'habitude…

LE MONSIEUR. - Je le connais.

LA CONCIERGE. - Ah ! Monsieur est déjà venu dans la maison ?

LE MONSIEUR. - Bien souvent .

LA CONCIERGE. - Monsieur a connu du monde qui demeurait ici ?

LE MONSIEUR. - Oui.

LA CONCIERGE. - Il y a longtemps ?

LE MONSIEUR. - Assez.

LA CONCIERGE. - Ah oui ! (Elle échange un regard intrigué avec sa fille.) Nous voilà rendus. (Elle sonne.) La domestique est là, je l'entends. Nous aurions pu nous passer de la clef. Monsieur ne m'a pas demandé le prix ?

LE MONSIEUR, distrait. - Quel est-il ?

LA CONCIERGE. - Deux mille huit. Il y a une antichambre… une salle à manger… (La porte est ouverte par une petite bonne en bonnet breton.) Du reste, monsieur va se rendre compte… (Le monsieur passe le premier, précipitamment.) Voilà d'abord l'antichambre… (Le monsieur, qui n'a jeté qu'un coup d'œil, entre aussitôt dans la salle à manger, qu'il traverse directement, pour aller au salon.) Pas si vite, monsieur, attendez donc, vous ne regardez point ?

LE MONSIEUR, un peu fébrile. - Mais si… si… La salle à manger… Le salon… (Il y entre.) Ah ! voilà le salon ! (Il regarde.) Oui… oui… (Il va à une des fenêtres qu'il ouvre.)

LA CONCIERGE. - Et un balcon, avec une bien jolie vue ! (Le monsieur debout, les deux mains posées sur la rampe, regarde la place, les toits, le ciel, longtemps, sans dire un mot.) Monsieur veut-il voir, à présent, les chambres ?…

LE MONSIEUR. - Certainement…

HORTENSE. - On dirait qu'il devient tout pâle, maman ?

LA CON CIERGE. - Tu crois ? (Au monsieur.) Voilà la première. C'est la plus belle .

LE MONSIEUR. - Je vois, je vois… Ne me dites rien… ne me parlez pas.

HORTENSE, bas, à sa mère. - Qu'est-ce qu'il a ?

LA CONCIERGE. - Il est peut-être malade ?

HORTENSE. - Si c'était un fou ? (Le monsieur, après quelques secondes d'absorption muette, se dirige vers la chambre voisine, y entre et repousse la porte derrière lui. La concierge et sa fille se regardent de plus en plus saisies.)

LA CONCIERGE, à sa fille. - Pourquoi referme-t-il la porte ?

HORTENSE. - Nous ne pouvons pas le laisser seul dans la chambre de madame de Monac !

LA CONCIERGE. - Entrons. (Elles entrent. Le monsieur est debout, appuyé contre la cheminée ; il a les yeux fermés, et il pleure, immobile, sans un pli de visage.) Qu'avez-vous, monsieur ? (Il fait un geste de la main, comme pour écarter la question.) Êtes-vous souffrant ? Nous avons justement un médecin…

LE MONSIEUR. - Non… Je suis né dans celte chambre, et ma mère y est morte… J'avais quatorze ans… Le lit était dans l'autre sens… Je traversais la place, j'ai vu l'écriteau… Alors… Laissez-moi… Ça n'est qu'un petit moment. Ça va passer.

 

"J'ARRIVE"

BARON BOILOTTE, quarante ans.
BARONNE BOILOTTE, trente et un ans.

Au château des Trémières, chez les Boilotte, en juillet. La baronne est dans sa chambre, le matin, quand le baron l'y rejoint.

 

LE BARON, un télégramme à la main, l'air très vexé. - Ma chère amie, nous avons une tuile.

LA BARONNE. - L'évêque ne vient pas ?

LE BARON. - Si. C'est autre chose. Ça n'est pas quelqu'un qui ne vient pas, c'est quelqu'un qui vient, qui nous tombe, là, v'lan. Tu as deviné ?

LA BARONNE. - Non.

LE BARON. - Maman.

LA BARONNE. - Ta mère ?

LE BARON. - Elle, oui I C'est tout de même un petit peu fort qu'on ne puisse pas être libre chez soi ! Voilà le télégramme que je reçois à la minute : « J'arrive. Ta mère. » Elle arrive ! C'est bien simple. C'est pas plus malin que ça !

LA BARONNE. - Calme-toi.

LE BARON. - Ah I c'est qu'elle n'en fait jamais d'autres, aussi ! Je lui ai pourtant dit cent fois : « Ne te dérange pas, reste chez toi. C'est moi qui irai te voir. » Mais non. C'est à se demander si elle n'y met pas de la malice.

LA BARONNE. - Georges !

LE BARON. - Je vais trop loin… Mais, dame, avoue que c'est bien ennuyeux ? Juste au moment où il ne fallait pas ! Nous attendons les Fontafie à quatre heures et l'évêque à six… et c'est le jour qu'elle vient choisir… Qu'en dis-tu, toi ? (Un silence.) Tu ne dis rien. Naturellement. C'est bien plus commode. Et puis, tu t'en fiches ? Eh bien ! tu as tort, très tort.

LA BARONNE. - Oh ! ne m'attrape pas, mon ami.

LE BARON. - Je ne t'attrape pas… Mais j'aimerais bien que tu eusses l'air, au moins par politesse, de prendre un peu plus de part à mes embêtements.

LA BARONNE. - Je cherche.

LE BARON. - Quoi ?

LA BARONNE. - Un moyen d'arranger tout ça.

LE BARON. - Il n'y en a pas. Moi, je n'en vois pas. Est-ce qu'il est possible de la faire se rencontrer avec les Fontafie et l'évêque ? Je te fais juge ?

LA BARONNE. - Oh ! mon dieu ! après tout…

LE BARON. - Non, non. N'essaie pas de vouloir me prouver….

LA BARONNE. - C'est ta mère, en somme. On peut toujours montrer sa mère, et à tout le monde.

LE BARON. - Tra la la. Ça dépend de la mère, et ça dépend du monde. J'adore maman, tu le sais bien… mais enfin, la pauvre femme… il y a des choses… des petites nuances… qu'elle devrait sentir la première… Il me semble que si j'étais à sa place, moi, j'aurais plus de tact… de discrétion… je me dirais : « Je suis une paysanne, une vieille paysanne en bonnet… »

LA BARONNE. - Il n'y a pas de déshonneur !

LE BARON. - Qui est-ce qui te parle de ça ? Est-ce que j'en rougis ? Je me dirais donc : « Je suis une simple paysanne… c'est très bien… Mais, n'oublions pas que je suis la mère de Georges, qui s'est élevé, qui s'est fait tout seul… qui s'est créé une situation… qui est député… Ne le gênons pas… Il a des relations dans de hauts milieux, où il m'est difficile de pénétrer, où il est reçu, lui, grâce à son intelligence et à son talent… Respectons tout ça… » Eh bien, non, pas du tout. « Pan, j'arrive. » Et puis, débrouillez-vous. Ah ! nom d'un chien !

LA BARONNE. - Enfin, il faut aviser. Est-il trop tard pour la prévenir ?

LE BARON. - Comment donc ! Mais elle roule ! À trois heures cinquante elle va nous débarquer à la station. Il n'y a plus moyen d'empêcher ça…

LA BARONNE. - Voyons, voyons… Sérieusement, quel inconvénient si gros vois-tu à ce qu'elle dîne, ce soir, avec nous ?

LE BARON. - Impossible, mon chou… Tu m'entends … jamais ! J'aimerais mieux… j'aimerais mieux ne pas recevoir les Fontafie et l'évêque… Tout, plutôt que ça…

LA BARONNE. - Je ne te comprends pas. C'est parce qu'elle est en bonnet ?

LE BARON. - Non… oui… si… Laisse-moi…

LA BARONNE. - Elle se tient très bien.

LE BARON. - Je t'en conjure.

LA BARONNE. - Quoi ? Parle ! Donne-moi une bonne raison, parce que plus j'y réfléchis, vraiment, moins je partage tes scrupules et tes terreurs…

LE BARON. - Oh ! je sais bien !… Tu ne partages jamais mes idées…

LA BARONNE. - Pas toutes. C'est si drôle d'entendre un fils…

LE BARON. - Là ! là !… ça y est. Voilà ce que j'attendais. Dis tout de suite que je suis dénaturé, que je n'aime pas maman ? Je l'adore, tu entends ? Je l'adore. Plus que tu n'as aimé la tienne, je le parierais ?

LA BARONNE. - Ne parie pas, tu perdrais.

LE BARON. - Oh ! oh ! Cette prétention ! Elle t'est facile en tout cas, à toi ; tu as perdu ta mère quand tu étais toute enfant, tu ne l'as eue que quelques années, il n'y a pas grand mérite… Mais si tu avais comme moi sur les bras depuis vingt ans une mère que tu fais vivre, complètement à ta charge, à laquelle tu ne refuses rien du nécessaire et même du superflu… alors tu pourrais parler, oui, tu saurais ce que c'est que l'affection et le dévouement d'un fils. Et c'est justement parce que je l'aime, et que je la respecte, entends-tu, que je ne tiens pas à la montrer à mes amis intimes, à des gens qui pourraient se moquer d'elle en arrière… mal la juger…

LA BARONNE. - Tout de bon, tu crois que l'évêque ?… Oh I ça m'étonnerait bien de lui.

LE BARON. - L'évêque, non. Mais les Fontafie ? Ils sont rosses comme pas un.

LA BARONNE. - Pourquoi les invites-tu ? Je m'en passerais.

LE BARON. - Ce sont des gens très chic ; ils connaissent les Rothschild. Et puis, tu oublies une chose : c'est que j'ai toujours dit, jusqu'à présent, que ma mère habitait un petit château, toute seule et retirée. On la croit baronne aussi, comme moi… Quand on m'en parle on me dit : « Comment va la baronne douairière ?… » Et aujourd'hui tu veux que je leur montre cette pauvre bonne femme, qui est excellente, mais enfin qui ne peut pas dire deux mots… qui a horreur de tout ce qui n'est pas sa ferme et ses poules, et que je n'ai jamais pu faire aller une seule fois au théâtre, même à Tours ? Ah çà ! où as-tu la tête ?

LA BARONNE. - Là où tu as le cœur, probablement.

LE BARON. - Pas de grands mots. Je suis assez à plaindre !

LA BARONNE. - Veux-tu que je te dise toute ma pensée ? Je la prendrais, ta pauvre maman, puisqu'elle arrive, je la mettrais tranquillement, elle et son bonnet, au beau milieu de la table, à présider le dîner, en disant : « Ma mère ». Et puis, voilà. C'est comme ça, si vous n'êtes pas contents, dites-le. Et ce serait très chic I Les Fontafie ne broncheraient pas, ils seraient très aimables et ils auraient une excellente opinion de toi.

LE BARON. - Tu es archi-folle !

LA BARONNE. - Sans compter que ça ne leur apprendrait rien, ni à eux ni à l'évêque. Ah çà I est-ce que tu t'imagines par hasard qu'on est dupe de tes blagues, et de la baronnie de ta mère ? Mais tout se découvre, mon petit. On ne cache rien au monde, et il y a belle heure que tous nos amis savent que tes parents étaient fermiers, de simples fermiers.

LE BARON. - J'en suis fier !

LA BARONNE. - Il y paraît. Alors, c'est entendu ? Laisse-moi faire. Je te garantis que ça ira très bien, et qu'on ne rira pas d'elle ni de nous, j'en réponds ?

LE BARON. - Non. Demande-moi tout, excepté ça.

LA BARONNE. - Mais pourquoi ? pourquoi ?

LE BARON. - Je te l'ai dit. Pour cent mille raisons. Je n'ai pas de chambre à donner à maman pendant ces trois jours que les Fontafie et l'évêque doivent passer chez nous.

LA BARONNE. - Je lui donnerai la mienne.

LE BARON. - Je ne veux pas.

LA BARONNE - Elle n'est guère difficile, elle se contenterait même de la petite chambre de l'ancienne gouvernante.

LE BARON. - Je ne veux pas non plus. Je sais les égards que je dois à maman. Donc, pas de chambre disponible. Et puis, comment aller la chercher à la gare ? Avec quoi ?

LA BARONNE. - La victoria ?

LE BA HON. - Elle est pour les Fontafie.

LA BARONNE. - Alors, le coupé ?

LE BARON. - Il est pour l'évêque.

LA BARONNE. - Le petit omnibus ?

LE BARON. - Qui est-ce qui le traînera ? Toi ? Nous n'avons que quatre chevaux, ma bonne, tu perds la mémoire. Deux à la victoria, deux au coupé… compte ce qui reste.

LA BARONNE. - On en prendra un pour l'omnibus, quoi donc !

LE BARON. - Ah ! non. La victoria et le coupé sont bien plus chic attelés à deux, et puis les bêtes sont bien appareillées… Non… Et puis, je n'ai pas trois cochers I Et puis…

LA BARONNE. - Enfin, quoi ? Il faut pourtant aboutir. Tu ne peux pas laisser ta mère en souffrance, à la station, comme un colis à la consigne ? Quand elle va descendre du train, cette femme… dans quoi est-ce qu'elle montera ? As-tu l'intention, à ses soixante et onze ans, de lui faire faire à pied les sept kilomètres ?…

LE BARON. - Ne dis pas de bêtises. J'ai l'intention qu'elJe ne vienne pas. Voilà.

LA BARONNE. - Alors ?… Tu vas la renvoyer ?

LE BARON. - Oui et non. C'est-à-dire que je vais la prier d'aller à Tours. Il y a des trains presque toutes les heures, et le trajet ne dure pas vingt minutes. C'est charmant. Elle descendra au Faisan, elle y sera très bien, elle se promènera, elle ira dans les églises, elle adore ça… et, dans deux jours, dès que les Fontafie et l'évêque auront déguerpi, je lui ferai psst I et elle pourra venir, elle restera tant qu'elle voudra. Elle aura la chambre des Fontafie, nous lui donnerons des fraises à emporter, elle sera dans la joie. Qu'en dis-tu ? Est-ce que ce n'est pas bien trouvé ?

LA BARONNE. - Si. Je mets mon chapeau, et j'y vais.

LE BARON. - Tu veux bien aller au-devant d'elle et te charger ?…

LA BARONNE. - Mais oui

LE BARON. - Oh ! que tu es gentille !

LA BARONNE. - Ne me remercie pas.

LE BARON. - Si. Tu as bien compris.

LA BARONNE. - Mais oui. Et même… je vais faire mieux, tiens, pour te rendre tout à fait content, je vais prendre mon sac-nécessaire, avec une toute petite valise, et aller à Tours avec ta mère passer ces deux jours.

LE BARON, effaré. - Hein ? quoi ?

LA BARONNE. - Oui. Nous reviendrons ensemble, quand tes invités seront partis.

LE BARON. - C'est sérieux ? Ce n'est pas une plaisanterie…

LA BARONNE. - Pas le moins du monde. Tu as besoin d'une leçon de convenances, mon pauvre Georges ! Et puis, je me plairai beaucoup plus avec ta mère qu'avec les Fontafie.

LE BARON. - Oui… Oh ! je sais ! Tu as toujours été avec elle contre moi I Ça n'est pas malin ce que tu fais là, tu sais, ni gentil, de me craquer dans la main, au moment d'une réception… Enfin, va, file à ton aise Mais qu'est-ce que je leur dirai aux Fontafie et à l'évêque… pour expliquer ton absence ?

LA BARONNE. - Tout ce que tu voudras. Ou la vérité, c'est beaucoup plus simple : « Ma femme est allée à Tours, tenir compagnie à ma mère, que je n'ose pas montrer. Je ne la reçois qu'à huis clos, parce qu'elle est en bonnet. » (Elle sort.)

 

À LA MAISON DUCLOS

LE DOCTEUR DUCLOS, soixante ans.
MADAME BRESSANGE, trente-quatre ans.
M. BRESSANGE, quarante-six ans.

Chez le docteur Duclos, à la Celle-Saint-Cloud. Une vaste habitation au milieu d'un parc planté de grands arbres. Les murailles sont couvertes de vieux lierre ; les grilles de la propriété sont toujours fermées ; on entend des cloches sonner fréquemment comme dans un pensionnat.

 

MADAME BRESSANGE, très émue. - Puis-je savoir, docteur, ce que signifie…

LE DOCTEUR. - Mon télégramme ? Je vais vous le dire.

MADAME BRESSANGE. - Mon mari est plus mal ?

LE DOCTEUR. - Rassurez-vous. Au contraire.

MADAME BRESSANGE. - Nous aurions du mieux ? Non ! Ce n'est pas possible !…

LE DOCTEUR. - Si.

MADAME BRESSANGE. - Ah !

LE DOCTEUR. - Et même, je crois notre malade en pleine voie de guérison.

MADAME BRESSANGE. - Taisez-vous ! Lui ! mon mari I Ah ! docteur, ne me donnez pas de fausse joie…

LE DOCTEUR. - Hier, de deux à cinq heures, il a eu sa pleine connaissance, il a été parfaitement lucide. C'est à n'y rien comprendre, mais c'est un fait indéniable.

MADAME BRESSANGE. - Que me dites-vous ?

LE DOCTEUR. - La vérité.

MADAME BRESSANGE. - Il vous a parlé ? Raisonnablement.

LE DOCTEUR. - Comme nous le faisons à cette minute.

MADAME BRESSANGE. - Que vous a-t-il dit ?

LE DOCTEUR. - Mille choses.

MADAME BRESSANGE. - Vous a-t-il parlé de moi ?

LE DOCTEUR. - Dès les premiers mots.

MADAME BRESSANGE. - Ah ! le cher… le pauvre homme !

LE DOCTEUR. - Et très tendrement. Puis, de son fils…

MADAME BRESSANGE. - De Georges ?

LE DOCTEUR. - De tout le monde, de lui, de moi. Il semblait simplement sortir d'une longue torpeur.

MADAME BRESSANGE. - Une torpeur de cinq ans ! Car voilà cinq ans qu'il est ici entre vos mains. Ah ! docteur ! mon cher ami, merci ! C'est vous qui l'avez sauvé !

LE DOCTEUR. - Oh ! non !

MADAME BRESSANGE. - Qui donc, si ce n'est vous ?

LE DOCTEUR, - Je n'en sais rien. Mais ce n'est pas moi. Mettons que c'est le hasard, ou un dieu, ou n'importe qui, n'importe quoi…

MADAME BRESSANGE. - Ce sont mes prières, en ce cas.

LE DOCTEUR. - Je ne dis pas non. Tout est possible.

MADAME BRESSANGE. - Ainsi, mon mari n'est plus fou ? Fou ! La folie ! Ce mot terrible qui est toute ma vie depuis cinq ans, on va donc ne plus le prononcer qu'avec joie ? On va donc presque pouvoir en rire ?

LE DOCTEUR. - Je l'espère !

MADAME BRESSANGE. - Ah I c'est trop beau ! J'aurai toujours peur. Même si ce mieux continue et persévère, je ne serai plus jamais tranquille.

LE DOCTEUR. - Si.

MADAME BRESSANGE. - Mais je veux le voir. Menez-moi…

LE DOCTEUR. - Pas tout de suite.

MADAME BRESSANGE. - Pourquoi ? Vous pensez si j'ai hâte de l'embrasser, de lui parler. Car, pendant ces cinq ans, je l'ai pris des centaines de fois dans mes bras ; mais ce n'était pas l'embrasser, je ne tenais entre mes mains qu'une tête indifférente ou hébétée. Je lui posais bien mille questions, mais ce n'était pas parler, il ne répondait pas, ou alors c'étaient des divagations plus douloureuses que le silence. Aujourd'hui, ce cauchemar est donc fini ?

LE DOCTEUR. - Oui. Dans un instant vous allez le voir.

MADAME BRES SANGE. - Sait-il que je suis ici ?

LE DOCTEUR. - Il le sait. Hier, à cinq heures, en le quittant, je lui ai dit que je vous télégraphiais et qu'il vous verrait par conséquent aujourd'hui. Il en a manifesté une grande joie.

MADAME BRESSANGE. - Et, depuis hier, comment se trouve-t-il ?

LE DOCTEUR. - Je ne l'ai pas revu. Mais je n'ai aucun doute et toutes mes précautions sont bien prises. Je lui ai fait administrer, à son repas, un léger narcotique, et, pendant son sommeil, on l'a transporté dans une autre chambre que celle qu'il occupait jusqu'à ce jour, de telle façon qu'à son réveil rien du passé ne subsistât à ses yeux.

MADAME BRESSANGE, impatiente. - Est-elle loin, cette chambre ?

LE DOCTEUR. - C'est là.

MADAME BRESSANGE. - Derrière cette porte ?

LE DOCTEUR. - Oui.

MADAME BRESSANGE. - Oh ! entrons.

LE DOCTEUR. - Attendez. J'ai donné des ordres. (On frappe.)

MADAME BRESSANGE. - Ah mon Dieu !

LE DOCTEUR. - Ce n'est pas lui qui frappe. C'est un de mes infirmiers. (Haut.) Entrez. (L'infirmier entre.) Eh bien, Charles ?

L'INFIRMIER. - Docteur, le numéro six s'éveille à la minute.

LE DOCTEUR, à l'infirmier. - C'est bon. J'y vais (L'infirmier sort. À madame Bressange.) Il était en observation, par un petit jour pratiqué, dans la porte. Ça va bien.

MADAME BRESSANGE. - Je tremble…

LE DOCTEUR. - Mais non. Pensez que, dans un instant, vous allez être très heureuse, et que, d'ici huit jours, vous emmènerez, pour tout à fait, M. Bressange, rétabli, bon et brave homme comme avant. Pour commencer, je vous conseille l'Italie.

MADAME BRESSANGE. - Assez… assez… Entrons.

LE DOCTEUR. - Un dernier mot. Ne faites point ce visage-là. Regardez-vous dans la glace : vous avez l'air d'une morte.

MADAME BRESSANGE. - Ah ! C'est que je meurs, en effet, d'épouvante, d'espoir, de…

LE DOCTEUR. - Du calme, allons, madame, du calme. (Il fait quelques pas vers la porte.) Je vais entrer le premier.

MADAME BRESSANGE. - Oui.

LE DOCTEUR. - Vous me suivrez. Vous ne parlerez pas avant moi !

MADAME BRESSANGE. - Non.

LE DOCTEUR. - Je vais lui dire en m'approchant de son lit : « C'est votre femme, mon cher ami, qui vient vous faire une petite visite. » Alors, vous vous montrerez.

MADAME BRESSANGE. - Oui. Mais je pourrai l'embrasser, lui sauter au cou ?

LE DOCTEUR. - Non. Oh ! non !

MADAME BRESSANGE. - Lui parler ?

LE DOCTEUR. - Non plus. Vous attendrez qu'il vous dise quelque chose le premier. Après, seulement après, les effusions. Pas avant. C'est bien compris ?

MADAME BRESSANGE. - Oui.

LE DOCTEUR. - Là, j'entre.

(Il va vers la porte. Madame Bressange fait un signe de croix. L'un derrière l'autre, ils pénètrent doucement dans la pièce voisine. M. Bressange est couché, le visage tranquille et l'œil doux. Il les regarde en souriant. On ne sait pas s'il reconnaît du premier coup sa femme, parce que celle-ci, qui n'en peut plus, tient à deux mains son mouchoir appuyé contre sa bouche, comme pour s'empêcher de parler avant la minute convenue.)

LE DOCTEUR. - C'est votre femme, mon cher ami, qui vient vous faire une petite visite.

LE MALADE, se lève sur son séant, regarde sa femme. - Toi ! C'est toi !…

MADAME BRESSANGE. - Il m'a reconnue ! (Elle tombe dans ses bras !)

LE MALADE. - Mais oui, t'es le pape. Comment vas-tu ? T'as coupé tes moustaches ?… T'as eu tort… Dzing balaboum. Deux œufs bien frais…

MADAME BRESSANGE. - Ah ! quelle horreur !… (Elle pousse des cris déchirants. Deux gardes accourent.)

LE MALADE, à sa femme. - Mais veux-tu bien ne pas gueuler comme ça ! C'est de la folie !

(Madame Bressange est emportée sans connaissance.)

 

ANNIVERSAIRE

MADAME DORÉ, quarante-huit ans.
UN MONSIEUR, cinquante-sept ans.
UNE DOMESTIQUE.

À Blois, au mois de juin. Un salon, dans un vieux petit hôtel du siècle dernier, sur les quais. On domine la Loire.

 

MADAME DORÉ, à la domestique. - Et comment s'appelle-t-il, ce monsieur qui désire me voir ?

LA DOMESTIQUE. - Monsieur Leroy.

MADAME DORÉ. - Je ne connais pas.

LA DOMESTIQUE. - Il dit qu'il connaît madame, qu'il ne fait que passer par Blois, qu'il tient beaucoup à vous causer.

MADAME DORÉ. - Jeune ?… Vieux ?…

LA DOMESTIQUE. - Plutôt avancé. Dans les environs de monsieur.

MADAME DORÉ. - Faites-le entrer. (La domestique sort.) Leroy ?… Ça ne me dit rien du tout.

(La domestique introduit M. Leroy, qui est en tenue de voyage.)

LE MONSIEUR, qui salue. - Madame… veuillez m'excuser si je me suis permis… (Dès que la domestique a disparu.) Claire !…

MADAME DORÉ, sursautant. - Monsieur…

LE MONSIEUR. - C'est moi… André. André Muret.

MADAME DORÉ, saisie. - T… vous ?

LE MONSIEUR. - Mais oui. Et quel jour sommes-nous aujourd'hui ?

MADAME DORÉ. - Le 12 juin.

LE MONSIEUR. - Eh bien ?

MADAME DORÉ. - Ah ! mon Dieu I c'est vrai. Le 12 juin !

LE MONSIEUR. - Il me semble que c'était hier.

MADAME DORÉ. - Et il y a dix-sept ans ! Vous n'avez pas beaucoup changé…

LE MONSIEUR. - Vous trouvez ?

MADAME DORÉ. - Oui. Maintenant, je vous remets petit à petit.

LE MONSIEUR. - Moi aussi.

MADAME DORÉ. - Oh ! moi, c'est bien différent… Il s'est passé tant de choses… depuis…

LE MONSIEUR. - Ah I mais, pardon… Je vous vois en noir… Est-ce que ce pauvre…

MADAME DORÉ. - Mon mari ?

LE MONSIEUR. - Oui.

MADAME DORÉ. - Il va bien, il va très bien…

LE MONSIEUR. - Ah ! tant mieux ! Ça m'aurait tout de même fait une certaine peine.

MADAME DORÉ. - Il est absent pour la journée… chez un de ses fermiers. Non… je suis toujours en noir depuis quelque temps, parce que c'est l'âge… et puis en province… enfin j'ai renoncé à bien des petites coquetteries. Je suis une autre femme, à présent.

LE MONSIEUR. - Oui. Je vois.

MADAME DORÉ. - J'ai une seconde fille.

LE MONSIEUR. - Ah I Et l'aînée ?

MADAME DORÉ. - Mariée.

LE MONSIEUR. - Bah !

MADAME DORÉ. - Elle m'a faite grand'mère le mois dernier.

LE MONSIEUR, triste. - Bravo… Allons I je vois que vous êtes heureuse ?

MADAME DORÉ. - Calme.

LE MONSIEUR. - Oui (Avec un léger sourire.) Vous ne l'avez pas (Se reprenant.) Nous ne l'avons pas toujours été.

MADAME DORÉ. - Chut ! pas un mot.

LE MONSIEUR. - Cependant…

MADAME DORÉ. - Pas un mot du passé.

LE MONSIEUR. - Mais…

MADAME DORÉ. - Je le veux. Ou je me retire.

LE MONSIEUR. - J'obéirai… Mais vous êtes bien cruelle !

MADAME DORÉ, avec un petit rire de vieille femme moqueuse. - Oh ! oh ! jeune homme ! (Changeant de ton.) Parlons de l'assassinat du duc de Guise… Vous avez visité le château ?

LE MONSIEUR. - Non.

MAnAME DORÉ. - Vous le connaissez déjà ?

LE MONSIEUR. - Non.

MADAME DORÉ. - Il faut y aller, en ce cas. Et tout de suite.

LE MONSIEUR. - J'irai demain. J'ai bien le temps !

MADAME DORÉ. - Vous êtes impardonnable !…

LE MONSIEUR. - C'est ainsi. J'ai été aux Indes, j'ai voyagé deux ans après notre…

MADAME DORÉ, se levant. - Je vais m'en aller…

LE MONSIEUR. - Je me tais, là. (Elle se rassoit.) Mais je ne connais pas Blois… La première fois de ma vie, j'ai dû venir, hier, aux environs pour des affaires d'intérêt, j'ai pensé à vous. Je savais que vous habitiez cette ville depuis dix ans. Je me suis renseigné, on m'a dit où vous demeuriez… Un grand désir m'a pris tout à coup, un désir fou de vous revoir… Je me suis fait annoncer sous un faux nom. Me le pardonnez-vous ?

MADAME DORÉ. - Il faut bien.

LE MONSIEUR. - Ah ! si vous pouviez savoir tout ce à quoi je songe en ce moment… quel monde de pensées… de souvenirs…

MADAME DORÉ. - Oui. Mais je ne veux pas le savoir.

LE MONSIEUR. - Vous avez tort.

MADAME DORÉ. - À quoi cela nous avancerait-il ?

LE MONSIEUR. - Ça nous ferait revivre un peu…

MADAME DORÉ. - Ne revivons pas ; vivons le peu qui nous reste… c'est bien suffisant. Et vous ?

LE MONSIEUR. - Moi, quoi ?

MADAME DORÉ. - Eh bien… qu'êtes-vous devenu ?

LE MONSIEUR. - J'ai vieilli.

MADAME DORÉ. - Toujours garçon ?

LE MONSIEUR. - Toujours.

MADAME DORÉ. - Vous n'avez pas envie d'en finir ?

LE MONSIEUR. - Avec la vie ?

MADAME DORÉ. - Non, avec le célibat.

LE MONSIEUR. - Ma foi, non… Et… ça ne vous ferait donc rien de me voir marié ?

MADAME DORÉ, riant. - Oh ! moins que rien !

LE MONSIEUR, mélancolique. - Allons ! je sens bien que tout est mort.

MADAME DORÉ. - Et enterré. Alors, vous dites que vous avez été aux Indes ?

LE MONSIEUR. - Vous le savez bien. Je vous ai écrit de là-bas des lettres auxquelles vous n'avez jamais répondu.

MADAME DORÉ. - Mettons que je ne les ai pas reçues. C'est si loin ! Le service est mal fait. Elles ont dû s'égarer.

LE MONSIEUR. - Non.

MADAME DORÉ. - Et c'est joli ?

LE MONSIEUR. - Quoi ?

MADAME DORÉ. - Les Indes ?

LE MONSIEUR. - Charmant.

MADAME DORÉ. - Le Gange ?

LE MONSIEUR. - Délicieux. J'y ai pleuré.

MADAME DORÉ. - Il fallait rire.

LE MONSIEUR. - Oh ! j'ai ri après, en me moquant de moi.

MADAME DORÉ. - À la bonne heure !

LE MONSIEUR. - Voulez-vous me faire un plaisir ?

MADAME DORÉ. - Ça dépend.

LE MONSIEUR. - Quittez ce ton qui ne vous va pas et qui sonne faux. Je veux bien vous obéir et me taire sur autrefois ; mais vous, de votre côté, ne raillez pas à présent. Vous nous faites de la peine à tous les deux. Je suis seulement ici pour quelques heures ; demain, je serai parti. À coup sûr nous ne nous reverrons jamais, nous mourrons chacun chez nous, vous ici, entourée de vos filles, dans cette bonne petite ville ; moi… je ne sais où… peu importe… Eh bien ! pour la dernière fois que nous nous trouvons en présence, regardons-nous avec nos yeux d'il y a dix-sept ans, sans moquerie ni colère, et disons-nous adieu, gravement, tendrement… Voulez-vous ? Il me semble que c'est très convenable et digne, ce que je vous propose. (Un silence.) Vous ne dites rien ?

MADAME DORÉ. - Je vous écoute. C'est déjà beaucoup.

LE MONSIEUR. - Sans vous, je n'aurais jamais connu deux choses : le bonheur…

MADAME DORÉ. - Triste bonheur !

LE MONSIEUR. - Attendez. Et la souffrance. Je vous remercie pour les deux. Même la douleur, c'était bon…, et je la regrette. On était jeune.

MADAME DORÉ, troublée. - Dites-moi adieu.

LE MONSIEUR. - Vous me renvoyez ?

MADAME DORÉ. - Oui. Parce que vous allez gâter cette dernière entrevue…

LE MONSIEUR. - Je m'en vais. (Il se lève.)

MADAME DORÉ. - C'est cela.

LE MONSIEUR. - Alors, adieu. Ce mot-là ne vous… fait rien ? Adieu… Y pensez-vous ?

MADAME DORÉ. - Oui… Ah ! c'est un mot… un mot…

LE MONSIEUR. - Adieu, Claire.

MADAME DORÉ. - Adieu, mon ami.

LE MONSIEUR, - Avant de partir… ditesmoi que vous m'aimez encore… que vous n'avez jamais cessé de m'aimer, malgré la séparation que vous m'avez imposée… que c'est moi qui ai toujours été le seul dans le fondde votre cœur… moi, André ?… Dites-le… et je pars joyeux ? Sans tourner la tête… je vous le jure.

MADAME DORÉ. - Je vous en prie…

LE MONSIEUR. - Un signe, au moins. Un geste. Si c'est oui… tendez-moi la main ?…

MADAME DORÉ, qui lui tend les deux mains. - Partez !

LE MONSIEUR. - Ah !

(Il les baise, et sort. Et madame Doré demeure longtemps assise, à regarder couler la Loire.)

 

EN PASSANT

M. DE COURTALAIN, soixante-trois ans.
MADAME DE COURTALAIN, cinquante et un ans.
MADAME DE NAUTAT, trente-deux ans.
L'ABBÉ SILVÈRE, soixante-huit ans.

Chez les Courtalain, à Paris, dans le quartier des Invalides. M. de Courtalain est au lit, appuyé sur plusieurs oreillers ; madame de Nantat, sa fille, assise à son chevet, tient à la main une lettre dépliée.

 

M. DE COURTALAIN, d'une voix très faible. - Et… qu'est-ce qu'il te dit encore ton mari ? Continue.

MADAME DE NAUTAT. - Je ne te fatigue pas ?

M. DE COURTALAIN. - Non. Sa lettre est intéressante.

MADAME DE NAUTAT, lisant. - « Enfin, le 26, nous avons fait relâche à Singapour. »

M. DE COURTALAIN. - Singapour !… Voilà des pays où j'aurais bien aimé aller. Toute ma vie ç'a été mon rêve… de voyager… Et puis, jamais le temps !… Ce métier de club… de boulevard… est-ce que je sais ? Tandis que Paul… à la bonne heure !… C'est amusant d'être marin !

MADAME DE NAUTAT. - Pas pour moi !

M. DE COURTALAIN. - Ne te plains pas. Capitaine de frégate… à son âge ! c'est superbe ! (Un silence.) Singapour !… Ah ! quand j'avais vingt ans !…

MADAME DE NAUTAT. - Ne parle plus.

M. DE COURTALAIN. - Je ne suis pas malade… J'ai ce rhume qui ne veut pas… me lâcher depuis six mois, mais… je ne suis pas malade.

MADAME DE NAUTAT. - Non. Seulement, tu as besoin de repos. Dors un peu.

M, DE COURTALAIN. - Je n'ai pas sommeil.

MADAME DE NAUTAT. - Essaye. Ça viendra. (Madame de Courtalain rentre.)

M. DE COURTALAIN. - Tiens. Voilà ta mère.

MADAME DE COURTALAIN, d'un air entendu à sa fille. - Figure-toi qu'il arrive quelque chose de vraiment curieux.

MADAME DE NAUTAT. - Quoi donc ?

MADAME DE COURTALAIN, - L'abbé Silvère est venu tout à l'heure me voir, en passant, à propos de l'œuvre des blessés militaires.

MADAME DE NAUTAT. - Oui. Eh bien ?

MADAME DE COURTALAIN. - Je lui ai proposé d'entrer dire bonjour à ton père ; il n'a jamais voulu.

M. DE COURTALAIN. - Pourquoi ça ?

MADAME DE COURTALAIN. - Parce qu'il ne veut pas, à aucun prix.

M. DE COURTALAIN. - Mais… la raison ?

MADAME DE COURTALAIN. - Oh ! à quoi bon ? Elle est ridicule sa raison, à ce pauvre abbé.

MADAME DE NAUTAT. - Peux-tu la dire ?

MADAME DE COURTALAIN. - Ah ! grands dieux, oui ! (À son mari.) Si tu étais un autre homme, une nature à te frapper, j'y regarderais à deux fois, mais toi ?… non…

M. DE COURTALAIN. - Je cherche… à comprendre…

MADAME DE COURTALAIN. - Eh bien, il craignait que sa présence ne te fît de l'effet.

M. DE COURTALAIN. - À quel propos ?

MADAME DE COURTALAIN. - Étant donné que tu es au lit et un peu souffrant, il s'imaginait que cette visite d'un prêtre, faite ainsi comme par hasard, en passant, allait t'alarmer, te troubler.

M. DE COURTALAIN. - Il est fou !

MADAME DE COURTALAIN. - N'est-ce pas ?

M. DE COURTALAIN. - D'abord, je ne suis pas malade. Est-ce que j'ai l'air d'un homme… malade ?

MADAME DE NAUTAT. - Mais non.

M. DE COURTALAIN. - J'ai encore mangé ce matin un grand œuf à la coque ! Je ne suis pas malade… Je suis seulement fatigué par ce rhume. Et puis, quand même je serais atteint, et même gravement… Ah çà ! pour quoi est-ce qu'il me prend, ce bon abbé ? Pour une poule mouillée ? Est-ce que j'attache de l'importance à ces choses-là ? Un prêtre à mon chevet ? Eh bien, après ? Je n'ai pas peur de la mort. Le jour où elle viendra… dans quelques anuées… le plus tard possible, j'espère !… on verra comment je la recevrai. Et, il est encore ici, l'abbé ?

MADAME DE COURTALAIN. - Oui… je crois que oui.

M. DE COURTALAIN. - Qu'il vienne.

MADAME DE COURTALAIN. - Non ? Vraiment, tu veux… ?

M. DE COURTALAIN. - Absolument…

MADAME DE COURTALAIN. - Mais puisqu'il ne veut pas, lui, puisqu'il a peur de…

M. DE COURTALAIN. - Il m'ennuie avec ses peurs. Je veux le recevoir. Va le chercher. (Madame de Courtalain sort. S'adressant à sa fille.) Non… mais crois-tu ? Ma parole ! Je serais… mourant… qu'on ne ferait pas tant d'histoires. (L'abbé Silvère entre, l'air un peu gêné.) Eh bien, dites donc, l'abbé ? Vous pensez donc que je suis in extremis ?

L'ABBÉ, confus. - Oh I cher monsieur…

M. DE COURTALAIN. - Oh ! dame !… écoutez, vous voudriez me le faire croire que vous ne pourriez pas vous y prendre d'une meilleure façon…

L'ABBÉ, qui lève les bras. - Si on peut dire !…

M. DE COURTALAIN. - Je suis fâché avec vous… très fâché… Asseyez-vous là, au pied de mon lit… C'est moi qui vais vous administrer… ah ! et de la belle manière…

MADAME DE COURTALAIN, faisant signe à sa fille. - Laissons-les, Marie… (Avec un sourire forcé.) Ils vont se quereller… Nous ne voulons pas voir ça…

MADAME DE NAUTAT, à son père. - À tout à l'heure.

M. DE COURTALAIN. - À tout à l'heure. Je vais embêter l'abbé… Je vais lui parler de Voltaire… (Les deux femmes sortent. Aussitôt la porte fermée, il tend la main à l'abbé.) Merci, mon cher ami, vous venez me confesser ? J'ai compris. C'est le moment.

L'ABBÉ. - Moi ? Mais… je ne sais pas… Non…

M. DE COURTALAIN. - Pas de mots… pas de tromperies ! Je suis perdu, je le sais. Avant-hier, le docteur était au bout de la chambre, là… près du grand rideau… je faisais semblant de dormir, j'ai l'ouïe très fine. Il a dit à Marie : « C'est une question de jours… ou d'heures. »

L'ABBÉ. - Mais, je vous assure…

M. DE COURTALAIN. - Chut ! Perdons pas de temps.

L'ABBÉ. - Alors, c'est vrai ? Vous consentez ?

M. DE COURTALAIN. - Mieux que ça. Je demande. Je n'ai jamais pratiqué, mais j'ai toujours cru un peu, et surtout beaucoup voulu croire, à mes moments perdus. J'ai été élevé proprement. Quand on est vieux et qu'on est au bout, ça se retrouve. Je ne veux pas mourir comme j'ai à peu près vécu : comme un cochon. Ça ne m'amuse pas de m'en aller, ah ! fichtre non ! mais enfin, j'y vais carrément, comme sur le terrain. Je me dis que c'est ma dernière affaire d'honneur, et qu'il faut me tenir… J'obéis à un vilain sentiment d'orgueil et de pose, mais je tiens à mourir comme si on me regardait. Seulement… Ah ! seulement !… Il y a une chose que je veux par-dessus tout, et qu'il faut me jurer, l'abbé ?

L'ABBÉ. - Laquelle ?

M. DE COURTALAIN. - C'est de garder tout ça pour vous.

L'ABBÉ. - Comment, cher ami ! Mais c'est le secret de la confession !

M. DE COURTALAIN. - Vous n'y êtes pas. Je ne vous parle pas de mes péchés ! Non… Je veux dire que ma femme et ma fille m'adorent…

L'ABBÉ. - Oh ! ça, vous avez raison ! ces dames…

M. DE COURTALAIN. - …Elles m'aiment au delà de tout, plus que je ne le mérite… Je vois très bien clair dans leurs pensées depuis un mois. Il n'y a qu'une chose qui leur donne la force et la patience et qui les consolera quand je serai parti, c'est que je n'aurai jamais eu conscience de mon état, que je ne me serai jamais vu mourir… Comprenez-vous ?

L'ABBÉ. - Oui… oui…

M. DE COURTALAIN. - Eh bien ! ça, il faut le leur laisser croire, toujours… ou du moins d'ici quelque temps… jusqu'au bout de l'an. Après, vous pourrez y aller. Vous me le jurez ? C'est vous qui avez marié ma fillette, j'ai confiance en vous.

L'ABBÉ. - Je vous le jure. C'est très bien, très courageux ce que vous faites là !…

M. DE COURTALAIN. - Pas si courageux que ça, allez !… Je construis de belles phrases… mais, dans le fond, j'ai un trac du diable !

L'ABBÉ. - Dieu vous en saura gré.

M. DE COURTALAIN. - J'y compte.

L'ABBÉ, qui s'est rapproché tout contre lui. - Là… pénétrez-vous bien un instant, cher ami, de cette seule pensée : que vous avez mal vécu, mais que vous vous repentez de tout votre cœur…

M. DE COURTALAIN. - Je me repens.

L'ABBÉ. - Que vous croyez en Dieu.

M. DE COURTALAIN. - J'y crois.

L'ABBÉ. - Et que vous voulez paraître devant lui dans les meilleures conditions. Comme vous étiez quand vous étiez petit enfant !

M. DE COURTALAIN. - Oh ! oui !

L'ABBÉ. - Cela suffit. Je ne vous tiendrai pas longtemps. Cinq minutes. Vous rappelez-vous un peu vos prières ?

M. DE COURTALAIN. - Plus beaucoup.

L'ABBÉ. - Une seulement ?

M. DE COURTALAIN. - Non.

L'ABBÉ. - Eh bien ! peu importe, cher enfant. Faites toujours : Au nom du père…

(M. de Courtalain fait le signe de la croix. L'abbé se penche sur lui, le prend dans ses bras et ils causent tout bas, tout bas. Puis, au bout de quelques instants, la main du prêtre se lève dans l'alcôve, absout le vieillard qui tient ses yeux fermés, et l'abbé Silvère sort sur la pointe des pieds.)

M. DE COURTALAIN, au moment où l'abbé est près de la porte. - Rappelez-vous ?

L'ABBÉ. - C'est juré, bon ami. C'est juré.

M. DE COURTALAIN. - Merci. Revenez ce soir.

L'ABBÉ. - Je reviendrai.

Derrière la porte.

MADAME DE COURTALAIN, à l'abbé. - Eh bien ?

L'ABBÉ. - Ça s'est passé admirablement !… Je l'ai confessé… en causant… sans qu'il s'en aperçoive…

MADAME DE NAUTAT. - Pauvre père ! Il n'a aucune conscience de son état, n'est-ce pas ?

L'ABBÉ. - Aucune.

MADAME DE NAUTAT. - Tant mieux !

MADAME DE COURTALAIN, - C'est la seule chose qui nous console.

(Et les deux femmes pleurent.)

 

BUISSON CREUX

JACQUES DE LANDELIE, trente-huit ans.
MADELEINE JAUMONT, vingt-six ans.

Chez Landelie. Le parfait rez-de-chaussée du célibataire souvent marié. Des bibelots en veux-tu en-voilà. Beaucoup de pittoresque et de goût dans la mise en scène. En hiver, à quatre heures de l'après-midi.

 

JACQUES est seul. Voici ce qu'il pense. - Il a beau être quatre heures passées, je suis sûr qu'elle ne va pas tarder. Une femme vient toujours à un premier rendez-vous. Ça ressemble à une calinotade ce que je dis là… Mais je m'entends. Pauvre petite nymphe !… Et si émue ! quand elle va s'amener d'ici cinq minutes, le cœur battant, cramponnée à l'idée de se défendre et de ne rien accorder… Si elle se doutait de ce qui la guette ! Elle n'est pas bête, mais je suis plus malin qu'elle. (Ici, deux coups de timbre.) La voilà.

(Il va ouvrir. Bruit de portes. Entrée silencieuse. Parfums. Froissements de soie. Madeleine est maintenant assise dans un grand fauteuil Louis XIII, et Jacques, debout, cynique et déférent, la regarde. Il la regarde avec un petit œil qui signifie : « Eh bien ? eh bien ? Nous y sommes donc venus tout de même chez ce monstre ? » – Elle ne dit rien et ne sait par où commencer.)

JACQUES. - Puisque vous vous taisez, c'est moi qui attaque.

MADELEINE. - Non. Laissez-moi parler la première.

JACQUES. - Alors, tout de suite… parce que je ne veux pas gâcher une minute. Les secondes sont précieuses. Allez. Dites.

MADELEINE, avec un soupir. - Me voici donc !…

JACQUES. - Je m'en aperçois.

MADELEINE. - Ici même… chez vous.

JACQUES. - Parlant à ma personne.

MADELEINE. - Moi ! Madeleine !

JACQUES. - Eh oui ! Chimène… qui l'eût dit !

MADELEINE. - Qu'allez-vous penser de moi ?

JACQUES. - Un grand bien.

MADELEINE. - Non.

JACQUES. - Si.

MADELEINE. - Vous allez certainement me…

JACQUES. - Mépriser ? Pas le moins du monde. Je vous prise trop pour ça.

MADELEINE. - Enfin me prendre…

JACQUES. - Pas aujourd'hui.

MADELEINE. - Vous ne me laissez pas finir… Me prendre pour une nature bien… légère… bien…

JACQUES. - Ne cherchez pas de vilains mots pour vous les appliquer. Tout ça c'est du verbiage inutile, chère madame. Je vous connais mieux que vous ne vous connaissez.

MADELEINE. - Bah ! que suis-je alors, pour vous ?

JACQUES. - Pour moi ? La plus chère et la plus adorable…

MADELEINE. - Non. Je voulais dire : selon vous.

JACQUES. - Expliquez-vous mieux, en ce cas. Selon moi, vous êtes… Je sens que je vais vous offenser ?

MADELEINE. - Je vous pardonne d'avance.

JACQUES. - Eh bien, vous êtes une très honnête, archi-honnête femme… susceptible peut-être… – je dis peut-être – par-ci par-là d'un pauvre petit désir espiègle et mutin… mais littéralement incapable d'aller au delà. Jamais, vous n'avez trompé, même en rêve, Alfred Jaumont, votre époux, jamais vous ne le tromperez. De temps à autre, vous semblez, dans votre tenue et vos propos, donner de vous-même une impression assez défavorable… eh bien ! c'est encore par excès de vertu. Vous ne sortez ainsi, en apparence, de vos devoirs que parce que vous êtes sûre et certaine d'y demeurer. Je vous ai demandé plus de vingt fois, en vous faisant la cour, de venir un jour, en passant, voir mes bibelots du quinzième, et je savais que vous viendriez.

MADELEINE. - Comment !

JACQUES. - Malgré vos dénégations et vos refus… je le savais. Parce que vous êtes honnête. Si vous ne l'étiez pas, vous seriez restée chez vous, pour me faire croire que vous l'étiez. En entrant ici, bravement, sans défense… vous ne modifiez pas l'excellente opinion que j'ai toujours eu de vous ; aussi, ne tremblez pas, souriez et mettez-vous l'âme à l'aise : vous ne courez, ici, aucun danger, même véniel, et il est superflu de vous poster sur la défensive avec un guerrier sans armes, qui ne songe pas à l'assaut. Et, maintenant, approchez-vous, regardez et touchez : je vais vous montrer ma collection de bossettes. Savez-vous ce que c'est que des bossettes ? La bossette est une pièce de mors de bride… A partir du quatorzième siècle…

MADELEINE. - Est-ce que vous vous moquez de moi ?

JACQUES. - En aurais-je l'air ?

MADELEINE. - Et la chanson. Mon Dieu, oui !

JACQUES. - Oh ! madame ! vous me remerciez bien mal de ma déférence !

MADELEINE. - Vous avez une façon d'exprimer le respect que je trouve injurieuse, et je ne sais pas pourquoi j'imagine que vos hommages sont le fait d'une très offensante ironie.

JACQUES. - Préférez-vous que je vous manque ? Est-ce le muletier ou l'homme du monde qu'il vous faut ?

MADELEINE. - Un juste milieu.

JACQUES. - Que voulez-vous ? Moi, je suis pour les outrances. Tout l'un ou tout l'autre.

MADELEINE. - Si je suis venue… en somme, c'est que ça me faisait plaisir, M'avez-vous dit que vous m'aimiez ?

JACQUES. - J'ai pu le dire.

MADELEINE. - Le pensiez-vous ?

JACQUES. - J'ai pu le penser.

MADELEINE. - N'est-il pas naturel et presque excusable que je l'aie cru… ou que j'aie été tentée de le croire ?

JACQUES. - Honnête et loyale comme vous êtes ? cela est inadmissible ! Vous ne pouvez pas ajouter foi un seul instant à mes soupirs.

MADELEINE. - Et pourquoi ?

JACQUES. - Parce que vous me connaissez… D'abord de réputation…

MADELEINE. - C'est vrai. Elle est plutôt mauvaise.

JACQUES. - Vous voyez bien !

MADELEINE. - Mais il y a des fausses réputations.

JACQUES. - Non. Et puis, comment une femme aussi perspicace et aussi fine que vous n'a-t-elle pas vu tous les mensonges de mes regards, et senti les faussetés de mes paroles ? Je vous ai parlé d'amour, et toujours d'amour !…

MADELEINE. - Eh bien ?

JACQUES. - Ce n'était pas vrai. Je ne suais que de désir. Je ne vous aime pas, je ne vous ai jamais aimée.

MADELEINE, rêveuse. - C'est encore un genre d'amour, le désir.

JACQUES. - Bien bas !

MADELEINE. - Le grand amour ne finit pas plus haut.

JACQUES. - Allons ! vous commencez à m'étonner !

MADELEINE. - J'aime mieux ça.

JACQUES. - Je vous demande pardon, tout à l'heure, de vous avoir jugée d'une façon aussi… absolue.

MADELEINE. - Il n'y a que demi-mal, et tout peut se réparer.

JACQUES. - Comment ?

MADELEINE. - Cherchez !

JACQUES. - Non… Pas si bêle !… Je sens que vous me tendez un piège. (Il se lève.) La bossette la plus rare est la bossette vénitienne, émaillée…

MADELEINE. - Laissons là les bossettes. Allons droit aux vrais bibelots !

JACQUES. - Je ne demande pas mieux… surtout si c'est du moderne.

MADELEINE. - Vous êtes pour le désir ? Moi aussi.

JACQUES. - Oh !

MADELEINE. - Ne m'interrompez pas. Cinq minutes de patience, et je suis à vous.

JACQUES. - C'est trop long à attendre.

MADELEINE. - Pensez-vous que vous soyez le premier qui ayez daigné me remarquer et me le dire ? Que d'hommes, déjà, m'ont adorée et fatiguée de leur passion, au point de me rebuter avant les assommantes délices qu'ils me proposaient ! Vous seul me plaisez par la nette franchise de vos aveux. Vos ambitions sont froides…

JACQUES. - Mais non !

MADELEINE. - …Catégoriques et limitées. Elles sont cousines des miennes…

JACQUES. - Marions-les.

MADELEINE. - Se rencontrer, se plaire, se comprendre, se deviner sans s'estimer, se convoiter secrètement, se trouver seuls un jour, se posséder une heure.

JACQUES. - Puis se quitter…

MADELEINE. - Même pas se quitter… Les cœurs ne se sont rien donné ! Disons s'en aller, chacun de son côté, et cela sans regrets, sans remords, sans déchirements, sans drame, ni pleurs. N'emporter chacun qu'une agréable et douce reconnaissance, toute physique et lasse, avec cette joie particulière de s'avouer qu'on a été deux raffinés, bien d'accord à prendre en passant une belle séance de sensations… Et puis, c'est tout, on ne recommencera jamais, jamais.

JACQUES. - Ou du moins pas ensemble.

MADELEINE. - Bien entendu. N'est-ce pas là le bonheur et la vraie malice ? Est-ce que ça ne vaut pas mieux que l'amour bêlé ? N'est-ce pas que vous ne m'aimez pas ? Répondez !

JACQUES, emballé. - Non. Mais c'est pire.

MADELEINE. - Dites : Je ne vous aime pas.

JACQUES, tout à fait fou. - Je ne vous aime pas.

MADELEINE, éclatant de rire. - Enfin ! Eh bien ! alors, cher monsieur, je n'ai plus rien à faire ici et je m'en vais. Vous êtes roulé.

(Elle fait un petit salut de la tête, sec et moqueur. Et elle sort.)

JACQUES, seul et abruti. - En voilà une sacrée petite visite !

 

"LA DAME DU MARDI"

JULIETTE GALBERT, soixante ans.
LOUIS GALBERT, vingt-huit ans.
UNE DAME, cinquante-six ans.

Dans une vieille et sale maison du quartier des Halles, un petit logement au sixième, sous les toits ; un lit boiteux, une table, deux chaises, trois casseroles pendues au mur, avec un bénitier de faïence. Pas de feu. En décembre. Juliette Galbert et Louis sont seuls. C'est le matin.

 

LOUIS. - Alors, c'est non ?

JULIETTE GALBERT. - Je ne peux pas.

LOUIS. - Tu ne veux pas, oui.

JULIETTE GALBERT. - Je te dis que je ne peux pas.

LOUIS. - Allons donc !

JULIETTE GALBERT. - Regarde autour de toi. Je n'ai plus rien, j'ai tout vendu.

LOUIS. - Alors, tu as de l'argent ? Tu vois bien que tu en as, et que tu mens ?

JULIETTE GALBERT. - J'en avais un peu, c'est vrai, mais je ne l'ai plus.

LOUIS. - Quoi que t'en as fait ?

JULIETTE GALBERT. - Je l'ai donné.

LOUIS. - À qui, bon Dieu ?

JULIETTE GALBERT. - À la femme Loise.

LOUIS. - À cette saleté ?

JULIETTE GALBERT. - C'est une honnête femme, tu ne sais pas ce que tu dis.

LOUIS. - Si, je le sais, j'ai de l'instruction, et de la capacité !

JULIETTE GALBERT. - Et puis c'est la nourrice de ton enfant, tu l'oublies.

LOUIS. - Je m'en f…

JULIETTE GALBERT. - On lui devait vingt francs…

LOUIS. - Et tu y a donnés ?

JULIETTE GALBERT. - Hier même.

LOUIS. - Nom deD… ! Pour du lait !

JULIETTE GALBERT. - Allons, laisse-moi, va-t'en…

LOUIS. - Oh ! que je te… Si je me retenais pas !

JULIETTE GALBERT. - Oui… tu me ferais mon affaire ?

LOUIS. - Mais c'est bien possible !… Toute ma mère que tu es ! Ça ne m'épate pas, moi, que tu sois ma mère ! Tu me connais ?

JULIETTE GALBERT. - Hélas ! oui.

LOUIS. - Eh bien I en ce cas, navigue, et ne fais pas l'espiègle.

JULIETTE GALBERT. - C'est bon. Va promener.

LOUIS. - Minute. Il me faut vingt francs, ou je m'enracine ici.

JULIETTE GALBERT, haussant les épaules. - Quel malheur !

LOUIS. - Vingt francs.

JULIETTE GALBERT. - Va-t'en' je le dis. Tu es indigne.

LOUIS. - Vingt haricots, ou je te cogne.

JULIETTE GALDERT. - Cogne.

LOUIS. - Ah I la s… Et tu te dis ma mère ?… T'es pas ma mère… T'es moins que rien, une mère des rues…

JULIETTE GALBERT. - J'élève ton enfant.

LOUIS. - T'as pas de mérite. Tu l'aimes.

JULIETTE GALBERT. - Ah I Sans lui…

LOUIS. - Quoi, sans lui ? Qué que ça veut dire cette phrase avec les yeux au ciel ?

JULIETTE GALBERT. - Rien.

LOUIS. - Surveille ta langue. Et puis, ne m'embête pas avec le môme. Parce que…

JULIETTE GALBERT, effrayée. - Parce que ?

LOUIS. - Rien. Je m'entends aussi. Enfin, écoute ton garçon qui est là devant toi. Il me faut vingt francs aujourd'hui, ce matin.

JULIETTE GALBERT. - Mais…

LOUIS. - Il les faut à Louis Galbert. Arrange-toi.

JULIETTE GALBERT. - Tu me feras mourir.

LOUIS. - Pas de danger ! V'là vingt ans que tu me promets ça ! (À ce moment on frappe à la porte.) On frappe à ta case.

JULIETTE GALBERT, allant en hâte, à la porte. - Oui… je sais…

LOUIS, la retenant. - Halte. C'est bibi qui va… T'as l'air tout chose… Qui donc que t'attends ? hé ?

JULIETTE GALBERT, troublée. - Personne. (On refrappe.)

LOUIS. - Si. (Haut.) Voilà, voilà ! (Il ouvre. Une dame est devant lui, une dame de cinquante ans environ, en noir, l'air triste et doux, des bandeaux gris, avec un livre de messe à la main.) Ah ! pardon, excuse !…

LA DAME. - Bonjour, madame Juliette…

JULIETTE GALBERT. - Bonjour, madame. (Montrant Louis.) Mon fils.

LA DAME, à Louis. - Ah I c'est vous… (Elle le regarde longuement.) J'espère que vous êtes bon pour votre maman ?

LOUIS, riant. - Oh !… on la bouscule des fois, mais le cœur y est.

LA DAME. - Il faut être bon pour elle, vous entendez ? très bon.

LOUIS. - Est-ce qu'elle vous a dit que j'étais malicieux ?

LA DAME. - Non.

LOUIS. - À la bonne heure. Ça m'aurait étonné.

LA DAME. - Eh bien, madame Juliette, êtes-vous un peu moins triste, aujourd'hui ?

JULIETTE GALBERT. - Ça dépend, madame.

LA DAME. - La dernière fois, vous étiez bien abattue. Avez-vous repris courage ?

JULIETTE GALBERT. - Guère.

LA DAME. - Qu'est-ce qui ne va pas encore, voyons ?

JULIETTE GALBERT. - Tout.

LOUIS. - Ne l'écoutez pas trop, madame. Elle aime de se plaindre.

LA DAME. - Oh ! si elle se plaint, je suis sûre qu'elle a de bonnes raisons, car elle est bien vaillante.

JULIETTE GALBERT. - Oui.

LA DAME. - Comment va le petit ?

JULIETTE GALBERT. - Pas mal, madame, mais pas bien non plus. Il ne profite pas. Il est tout menu, sans force…

LOUIS. - Il grandira, quoi ! Il a de qui tenir !

LA DAME. - Mais oui. Ne vous laissez pas aller au découragement, ma bonne madame Juliette… Vous savez qu'on ne vous abandonnera pas .

JULIETTE GALBERT, émue. - Oh ! madame ! madame !

LA DAME. - Depuis trois mois que je vous rends visite tous les mardis… je me suis attachée à vous, parce que vous êtes intéressante, honnête et bonne… Avez-vous besoin d'argent ? Oui, n'est-ce pas ? Toujours un peu.

JULIETTE GALBERT, nette. - Non, madame, Merci.

LA DAME. - Non ? N'ayez pas peur. Dites-moi franchement.

LOUIS, à sa mère. - Dis franchement, puisque madame a la gentillesse…

JULIETTE GALBERT. - Merci. Je n'ai besoin de rien… du moins pour aujourd'hui…

LA DAME. - N'ayez pas honte… Je vous en prie…

LOUIS, à sa mère. - Puisque madame t'en prie…

JULIETTE GALBERT, durement. - Non. Je ne veux pas, là.

LA DAME, étonnée. - Comme vous me dites ça ! Est-ce que je vous ai offensée ?

LOUIS, à la dame. - Pardon, madame ! elle est aigrie… Vous savez ! (À sa mère.] V' là que tu fais la répondeuse avec madame, à présent !

JULIETTE GALBERT, éclatant. - Eh ben, oui, là !… Je n'en peux plus, et ça m'étouffe. Tant pis ! (À la dame.] J'ai pas le sou, madame ; j'ai tout vendu ce qui me restait, la semaine dernière, pour payer la nourrice de mon petit-fils ; je manque du pain et du reste, et je voudrais être morte, s'il n'y avait pas l'enfant. Seulement, je ne veux rien de vous, pas vingt sous, pas dix centimes, parce que c'est de l'argent perdu. Mon garçon me le prendrait une fois que vous seriez partie.

LOUIS, riant forcé. - Moi ?… Ah ben, maman, vrai !…

JULIETTE GALBERT. - Oui, lui, ce monstre-là, qui me vole tout ce que j'ai, qui a fait mourir de chagrin ma bru à l'hospice…

LOUIS. - Pas de chagrin. D'une tumeur qu'elle avait aux boyaux.

JULIETTE GALBERT. - À cause d'un coup de pied dans le ventre que tu y avais donné, gredin !

LOUIS. - Des blagues. On jouait.

JULIETTE GALBERT. - Il m'est tombé sur les bras avec son fils, y a de ça quinze mois. Il ne fait rien, il ne veut pas travailler, c'est un feignant. Moi, sa vieille mère qui n'ai plus que la peau sur l'échine, faut que je le nourrisse et l'entretienne, pourqu'il boive des sirops et qu'il coure les bals publics avec des vermines…

LOUIS, à la dame. - Excusez, madame, elle est aigrie.

JULIETTE GALBERT. - …Et pas plus tard qu'il y a cinq minutes, il me faisait la vie pour avoir vingt francs ! Comme si je pouvais avoir vingt francs ! Mais, d'abord, je les aurais qu'ils ne seraient pas pour lui !… Ah non ! Voilà pourquoi je vous remercie et je ne veux rien.

LOUIS, à sa mère. - T'as fini ?

LA DAME, à Louis. - Ne parlez pas. Je ne veux pas savoir ce qu'il y a de vrai là dedans. J'ai beaucoup de peine de ce qui se passe…

LOUIS, à sa mère. - Tu vois… tu fais de la peine à madame ! Bon sang !

LA DAME. - Chut !… Que tout soit fini. Je veux vous quitter en bon accord. La vie est si courte et si malheureuse, allez, mes pauvres gens, qu'il ne faut pas encore l'aggraver par des disputes… et des mots !… Une mère et son fils… Voyons ! (À Louis.) Demandez pardon à votre maman, tout de suite… je le veux…

LOUIS. - Je suis tout prêt, moi. C'est elle qui m'a pris d'inimitié…

LA DAME. - Mais non. (Louis s'approche. À Juliette Galbert.) Embrassez-le. Il sera meilleur pour vous. (À Louis.) N'est-ce pas ? Vous me le promettez ?

LOUIS. - Mais je suis un cœur, moi, madame, quand on ne m'obstine pas. (À sa mère, lui tendant sa joue.) Baise ton gars. (Elle le baise, les yeux fermés.) Là, t'es belle.

LA DAME, à Louis. - Tenez. Voilà vos vingt francs. (Elle les lui remet.)

LOUIS. - Oh ! madame ! Ça !… non… Ça !… c'est d'un chouette !

LA DAME, tendant deux pièces d'or à Juliette. - Et vous, en voilà quarante… pour le petit… qu'il ne manque de rien…

JULIETTE GALBERT, pleurant. - Oh ! madame I C'est trop… Madame. (Elle lui prend les mains et les embrasse.)

LA DAME. - Laissez donc… Ça me fait plus de plaisir qu'à vous…

JULIETTE GALBERT. - Comment vous remercier ?…

LA DAME. - Priez pour moi. Je prierai pour vous. (Elle va vers la porte, et se retournant avant de sortir.) Allons, mes amis… aimez-vous. Je reviendrai mardi. Aimez-vous !

(La dame sort, descend l'escalier. On entend décroître à chaque marche le bruit lourd et lent de ses pas.)

LOUIS. - Alors, voilà trois mois que cette vieille taupe vient ici te lâcher de la braise tous les mardis, et puis que tu ne me le disais pas ? Canaille !

JULIETTE GALBERT. - Non.

LOUIS. - …que tu me laissais crever la soif ?

JULIETTE GALBERT. - Oui.

LOUIS. - T'as pas de toupet ! C'est pour ça que tu voulais me donner mon congé tout à l'heure ? T'attendais ta bienfaitrice ? Eh bien, nous allons sourire. (Tendant la main.) Allons, passe les deux jaunets.

JULIETTE GALBERT,. - Comment dis-tu ?

LOUIS. - Les quarante balles. Illicoto.

JULIETTE GALBERT. - Tu veux ?…

LOUIS. - Oui, petite mère.

JULIETTE GALBERT. - Mais t'en as !…

LOUIS. - Pas assez.

JULIETTE GALBERT. - Tu as vingt francs. C'est ce que tu me demandais !

LOUIS. - Il me faut tout.

JULIETTE GALBERT. - C'est l'argent de ton enfant !

LOUIS. - Je suis son père. Allons… vite, ou j'y mets la force.

JULIETTE GALBERT. - Tu ne les auras pas.

LOUIS, ricanant. - Oh ! oh ! Écoute moi et regarde-moi, l'amie. Tu sais si je suis de parole ? Ma femme a voulu me chiner ; je lui ai dit qu'elle ne ferait pas de vieux galons. Elle n'en a point fait. Eh bien ! si tu ne me donnes pas les deux louis, si tu bronches, si tu dis un mot de ça à ta vieille ou à personne…

JULIETTE GALBERT. - Tu me tueras ? Je m'en moque.

LOUIS. - Non. Je te tuerai pas, ma poule. Je te prendrai le petit.

JULIETTE GALBERT. - Ah !

LOUIS. - Et tu ne le verras plus, jamais plus. Je m'en irai avec.

JULIETTE GALBERT, éperdue. - Louis !… Non… Tiens… Voilà l'argent. (Elle lui donne les quarante francs.)

LOUIS. - Enfin, t'a compris. (Il empoche.)

JULIETTE GALBERT. - Mais… Tu sais… Dieu… Oh ! Dieu te punira.

LOUIS. - Je le crains pas. Je crains personne. À mardi.

(Il sort en sifflant. Elle sanglote.)

 

"BONNES ÂMES"

MADAME L'HOPITEAU, soixante-quatorze ans.
MADAME DÉTOURNÉ, soixante-neuf ans.

Chez madame L'Hopiteau, à Orléans, rue du Bœuf-Saint-Paterne, à la fin de l'automne. Un dimanche, à l'heure où le jour tombe.

 

MADAME DÉTOURNÉ, qui entre. - Bonjour, petite amie.

MADAME L'HOPITEAU. - Bonjour, ma bonne fille.

(Madame L'Hopiteau est assise dans une bergère à oreilles, près de la fenêtre, dont le rideau, relevé, permet de voir le jardin, déjà noyé d'ombre. Elle a un châle sur les genoux.)

MADAME DÉTOURNÉ. - Et qu'est-ce que tu fais là, dans l'obscurité, mon pauvre petit ?

MADAME L'HOPITEAU. - Rien. Je pensais.

MADAME DÉTOURNÉ. - À quoi donc, Clémence ?

MADAME L'HOPITEAU. - À un tas de choses.

MADAME DÉTOURNÉ. - Tu t'ennuies, petite amie, toute seule comme ça dans le noir. Il faut sonner Pêcheur pour qu'il allume.

MADAME L'HOPITEAU. - Non, pas encore . (Elle regarde dans le jardin.) C'est pourtant vrai qu'il va faire nuit ?

MADAME DÉTOURNÉ. - Comme les jours diminuent ! Crois-tu !

MADAME L'HOPITEAU. - Oui. Les miens surtout.

MADAME DÉTOURNÉ. - Chut I Embrasse-moi, petite amie, et ne sois pas laide. (Elle se penche et l'embrasse.)

MADAME L'HOPITEAU. - Tu viens de la cathédrale ?

MADAME DÉTOURNÉ. - Oui.

MADAME L'HOPlTEAU. - Monseigneur était là ?

MADAME DÉTOURNÉ. - Non. Il a encore la gorge prise. Il ne quitte pas la chambre.

MADAME L'HOPITEAU. - Il s'est trop fatigué au moment des grandes retraites. Et, rien de nouveau ? C'est toujours la marquise de Maraton qui a ma chaise ?

MADAME DÉTOURNÉ. - Toujours, petite amie.

MADAME L'HOPITEAU. - Avec mon même coussin de velours ?

MADAME DÉTOURNÉ. - Avec ton même coussin .

MADAME L'HOPITEAU. - Et… elle a laissé la plaque de cuivre avec mon nom ?

MADAME DÉTOURNÉ. - Toujours.

MADAME L'HOPITEAU. - Comme c'est affectueux et délicat I C'est bien d'elle, cette bonne marquise ! Autrefois, elle était dans le bas de la nef, tandis que moi j'étais tout près de la chaire. Quand elle m'a demandé, dans le temps, de lui céder ma chaise, tu te rappelles ?… au moment où les médecins m'ont laissé entendre qu'il ne fallait plus guère compter retrouver mes jambes…

MADAME DÉTOURNÉ. - Oui. Tu l'avais priée de ne pas faire changer la plaque tout de suite… je me souviens, parce que ça te faisait gros cœur.

MADAME L'HOPITEAU. - Eh bien… il y a de ça dix ans… et elle a laissé ma chaise telle quelle… la plaque… le coussin… mon casier… Pourtant, elle sait bien que je ne guérirai jamais ! C'est égal, c'est charmant, c'est d'une âme !… Ça me touche plus que tout. Quand on est vieux et impotent, tu sais, ma bonne fille… on apprécie…

MADAME DÉTOURNÉ. - Ne t'attendris pas, petite amie… Tiens, tu as laissé tomber ton chapelet. (Elle se baisse et le ramasse.)

MADAME L'HOPITEAU. - Oui. J'étais en train de le dire… C'est mon heure.

MADAME DÉTOURNÉ. - Tu le dis trop souvent. Tu te fatigues.

MADAME L'HOPITEAU. - Mais non. Et puis, maintenant que je ne peux plus suivre aucun office… Ah I que ça me prive ! Ma pauvre chaise… que je la regrette donc ! Penser que je ne retournerai plus jamais à la cathédrale… ni à Saint-Aignan… ni à Saint-Paterne…

MADAME DÉTOURNÉ. - Mais si, petite amie. Peut-être.

MADAME L'HOPITEAU. - J'irai une fois, oui… Quand je serai morte.

MADAME DÉTOURNÉ. - Veux-tu te taire ?

MADAME L'HOPITEAU. - Eh bien alors, raconte. Depuis hier ?

MADAME DÉTOURNÉ. - Les nouvelles… voyons… Madame Lesage est délivrée.

MADAME L'HOPITEAU. - Ah I Et qu'est-ce que c'est ?

MADAME DÉTOURNÉ. - Une belle petite fille.

MADAME L'HOPITEAU. - C'est ce qu'ils voulaient. Ils doivent être bien heureux ?

MADAME DÉTOURNÉ. - Oui. Mais pas la grand'mère. Elle aurait préféré un garçon, elle. Enfin, ça s'est très bien passé. Ils doivent peser l'enfant demain.

MADAME L'HOPITEAU. - C'est son septième ?

MADAME DÉTOURNÉ. - Son septième.

MADAME L'HOPITEAU. - Ah ! ma bonne fille !

MADAME DÉTOURNÉ. - N'est-ce pas, petite amie ? Crois-tu !

MADAME L'HOPITEAU. - Maintenant, je comprends ça tout de même. C'est si gentil, les enfants !

MADAME DÉTOURNÉ. - Ça ne fait rien… Sept enfants… En ce temps de République ! Enfin I Heureusement que Dieu est là !

MADAME L'HOPITEAU. - Oui. Et le nouveau vicaire ?

MADAME DÉTOURNÉ. - Il a parlé.

MADAME L'HOPITEAU. - Tu ne me le dis pas !

MADAME DÉTOURNÉ. - J'oubliais. Il a parlé ce matin.

MADAME L'HOPITEAU. - Bien ?

MADAME DÉTOURNÉ. - Mieux, petite amie. Il a été tout cœur. Il s'exprime avec une aisance parfaite. Pas de comparaison avec notre pauvre abbé Langlu.

MADAME L'HOPITEAU. - Tant pis.

MADAME DÉTOURNÉ. - Pourquoi ?

MADAME L'HOPITEAU. - Parce que je sens qu'elles vont toutes l'accaparer.

MADAME DÉTOURNÉ. - Qui, elles ?

MADAME L'HOPITEAU. - Toutes ces dames du quartier Recouvrance.

MA DAME DÉTOURNÉ. - Ah I tu ne crois pas dire si juste. Elles ont déjà commencé…

MADAME L'HOPITEAU. - Raconte. Raconte.

MADAIIE DÉTOURNÉ. - C'est un rien, mais bien typique. J'étais entrée, hier chez Besnard…

MADAME L'HOPITEAU. - Tu bibelotes donc toujours, ma bonne fille ?

MADAME DÉTOURNÉ. - Je ne peux pas m'en empêcher, petite amie. J'aperçois un beau coffre à bois, du Louis XIII, bonnes dimensions… Je demande le prix. Madame Besnard me dit qu'il est vendu. – À qui ? – Ah ! je ne peux pas. La personne m'a recommandé le secret. Mais c'est pour faire un cadeau à l'abbé Chauvirey, le nouveau vicaire.

MADAME L'HOPITEAU. - Tu vois ?

MADAME DÉTOURNÉ. - Attends. Je sors pas contente, comme tu penses ! J'entre chez madame Rosaire pour rassortir des laines ; j'avise une magnifique bande, au petit point, tout soie, des dahlias et des perroquets… très joli… je dis : Tiens I c'est charmant, ça, madame Rosaire… C'est un de vos nouveaux modèles ? Alors elle prend un air entendu. – Non, madame Détourné, je ne peux rien dire. C'est un écran pour le nouveau vicaire de Sainte-Croix.

MADAME L'HOPITEAU. - Oh !

MADAME DÉTOURNÉ. - Franchement, tu m'avoueras…

MADAME L'HOPITEAU. - Ça ne m'étonne pas… Tu dis : des dahlias et des perroquets. Qui ça peut-il bien être ? Pauvre abbé Langlu ! Il n'aura jamais été si gâté, lui.

MADAME DÉTOURNÉ. - Il était bien désagréable, écoute ?

MADAME L'HOPITEAU. - C'était un saint. Il était bougon, comme tous les saints. J'aurais bien aimé que ce fût lui qui vînt… à mes derniers instants… Enfin ! comme disait ma pauvre maman : « Quand il faut faire le voyage, on ne choisit pas le postillon ! » Oh I ma fille, tout s'en va, tout dégénère, même le clergé… Ça n'est plus ça… Rappelle-toi notre jeunesse… Toutes les bonnes gens qu'il y avait… les braves gens… Mon Dieu I y en avait-il !

MADAME DÉTOURNÉ. - Il y en avait… Oui…

MADAME L'HOPITEAU. - Ton père ?

MADAME DÉTOURNÉ. - Le tien ?

MADAME L'HOPITEAU. - Tonton Drouet ?

MADAME DÉTOURNÉ. - Ta tante Monique ?

MADAME L'HOPITEAU. - On ne retrouvera jamais des cœurs pareils. Ton père avait comme toi le goût des antiquités, des bibelots.

MADAME DÉTOURNÉ. - Je le tiens de lui.

MADAME L'HOPITEAU. - Tu te rappelles sa joie quand il dénichait un vieux bouquin chez Herluison ?

MADAMB DÉTOURNÉ. - Oui. Et quand l'abbé Desnoyers a fait draguer la Loire, pour son musée, il était comme fou, ce pauvre papa. Il croyait qu'on allait retrouver l'armure de Jeanne d'Arc.

MADAME L'HOPITEAU. - C'est-il loin, tout ça ?

MADAME DÉTOURNÉ. - C'est loin, et aussi tout près. Je vois même, et très nettement, des choses beaucoup plus vieilles, moi !

MADAME L'HOPITEAU. - Moi aussi. Nos soirées de jeunes filles. Chez les Saint-Cloud ?

MADAME DÉTOURNÉ. - Avec les messieurs de Villargoix qui faisaient marcher la lanterne magique ? Monsieur le Soleil !… Madame la Lune !…

MADAME L'HOPITEAU. - Comme nous étions gaies ! et peu sérieuses ! Nous étions coiffées avec des « anglaises ».

MADAME DÉTOURNÉ. - Quel appétit tu avais !

MADAME L'HOPITEAU. - Te souviens-tu, le jour de ton mariage… le 7 juillet mil huit cent… ?

MADAME DÉTOURNÉ. - Chut !… Pas de date. Oui, je me souviens… La joie tranquille de mon pauvre Edmond… Ta robe, ta petite robe blanche en batiste d'Écosse.

MADAME L'HOPITEAU. - Avec un mantelet en poult-de-soie vénitien, et une ombrelle qui venait de Paris, de chez madame Lemaréchal.

MADAIIE DÉTOURNÉ. - Tu étais ma demoiselle d'honneur, pauvre petite amie !

MADAME L'HOPITEAU. - Et je le suis toujours, ma bonne fille.

MADAME DÉTOURNÉ. - C'est vrai !

MADAME L'HOPITEAU. - Mais moins ingambe I C'est toi, tiens, qui es devenue ma dame d'honneur, ma dame de compagnie, mon amie de tous les instants ?… Tu es pour moi comme une sœur.

MADAME DÉTOURNÉ. - C'est tout naturel.

MADAME L'HOPITEAU. - C'est peut-être naturel, mais c'est bien rare. Aussi je t'aime, ma bonne fille. Je t'aime comme j'ai aimé maman. Pas plus, je mentirais. Mais autant. Dis-moi : Et sa petite tombe ?

MADAME DÉTOURNÉ. - Elle est toujours très gentille, sa petite tombe. J'y ai été avant-hier. Naturellement, au point de vue des fleurs et de la verdure, nous entrons dans la saison ingrate. Mais je t'assure que cet été, avec ses rosiers et son chèvrefeuille, c'était bien la plus jolie de tout le cimetière. On n'en revenait pas.

MADAME L'HOPITEAU. - Merci. Tu t'occupes de tout ça… Oh ! les fleurs ! Ça me rappelle aussi quand nous allions au bal… jeunes filles… On se mettait des guirlandes de fleurs naturelles dans les cheveux. C'était la grande mode.

MADAME DÉTOURNÉ, - Oui. Et tu te souviens ? On se fournissait de camélias chez la mère Mizon… rue Pomme-de-Pin ?

MADAME L'HOPITEAU. - Oh ! je la vois… une femme de campagne, en bonnet, qui venait, le soir, vous poser elle-même ses fleurs après le dîner. Elle avait des mains toujours froides et mouillées.

MADAME DÉTOURNÉ. - Qu'est-ce qu'elle est devenue, cette pauvre mère Mizon ?

MADAME L'HOPITEAU. - Je ne sais plus. Elle doit être morte. Elle n'était déjà plus jeune quand nous l'étions.

MADAME DÉTOURNÉ. - Et dame, maintenant !…

MADAME L'HOPITEAU. - Oui… (Un temps.) Ma bonne fille !

MADAME DÉTOURNÉ. - Quoi donc, petite amie ?

MADAME L'HOPITEAU. - Je t'aime bien, mais bien !

MADAME DÉTOURNÉ. - Moi aussi.

MADAME L'HOPITEAU. - Et je vais te dire une chose qui va te contrarier. Mais, il faut.

MADAME DÉTOURNÉ. - Dis donc tout de même, si ça te fait plaisir, petite amie.

MADAME L'HOPITEAU. - Une chose que je n'ai jamais eu le courage de te dire.

MADAME DÉTOURNÉ. - Comment, tu as encore des secrets pour moi ?

MADAME L'HOPITEAU. - Un seul, ma bonne fille. Voilà ce que c'est : je ne suis pas bien riche ; mais tout ce que j'ai ici… ça sera pour toi…

MADAME DÉTOURNÉ, très affectée. - Veux- tu… veux-tu bien !… Pourquoi me dis-tu ça… vilaine chérie ! Ma petite blonde amie que je connais depuis si longtemps ! quand tu avais huit ans et des yeux bleus… Oh !… pourquoi fais-tu tant de peine, à moi, ta vieille Lolotte ?

MADAME L'HOPITEAU. - Je te dis ça pour que tu le saches. Mon testament est fait. Il est là, dans le troisième tiroir du petit chiffonnier, avec tes lettres, celles de maman et de nounou.

MADAME DÉTOURNÉ. - C'est bon. Tu me gâtes ma journée. Tu nous gâtes la fin de la vie !… Oh I je t'en veux.

MADAME L'HOPITEAU. - Moi pas, ma bonne fille. La clef du chiffonnier est pendue à mon chapelet. Tu te rappelleras ?

MADAME DÉTOURNÉ. - Rien du tout. Tu m'ennuies.

MADAME L'HOPITEAU. - Embrasse-moi, à présent. On ne parlera plus de ça. Et puis, va-t'en vite, trésor. Je n'aime pas beaucoup te voir courir seule Orléans, la nuit.

MADAME DÉTOURNÉ. - La nuit ? Il est six heures cinq !

MADAME L'HOPITEAU. - Ça ne fait rien ; bonsoir, bonne, bonne !… (Elles s'embrassent.) Dire que voilà dix ans que tu me fais tous les jours ta petite visite, ta longue visite !… Tu reviendras demain, dis ?

MADAME DÉTOURNÉ. - Cette question ? … Bonne nuit, mignonne. (Près de la porte.) Ne pense pas trop. Et puis prie… mais à ton temps, sans te fouler !…

 

"À CE MUSÉE"

POUCEAU, fantassin (ligne).
RÉTAFURE, cavalier (cuirassier).

Un dimanche au Louvre. D'abord en bas, dans la salle des antiquités assyriennes. Rétafure est seul, en train d'approfondir un fragment des ruines du palais de Korsabad, quand Pouceau le rejoint.

 

RÉTAFURE. - Eh ben I voyons, sacré pays !

POUCEAU. - Ne crie pas, vieux…

RÉTAFURE. - V'là que tu me fais prendre la garde, il y a de ça comme une demi-heure !

POUCEAU. - Crie pas, c'est l'adjudant.

RtTAFURE. - La Grenouille ? comme vous l'appelez.

POUCEAU. - Oui… qui m'a fait faire demi-tour, rapport à mes godillots qui ne brillaient point assez.

RÉTAFURE. - Fallait les lui mettre dans la cible, tes godillots ? Il aurait vu du coup s'ils ne brillaient pas.

POUCEAU. - Tu sais bien que chez nous ça ne se peut point, Rétafure.

RÉTAFURE. - Chez nous non plus, Pouceau. Je disais ça comme ça, pour de rire, pour dire que j'existe.

POUCEAU. - Oui. Eh ben, maintenant, allons-y. C'est-il joli ou pas, ce musée ?

RÉTAFURE. - Je sais pas encore. J'n'ai vu que ça.

POUCEAU. - Guette-moi là, tiens, cet Hova ? (Il lit.) « Sphinx-ai-lé-du-pa-lais-de-Ni-nive. » (Un temps. Ils regardent.)

RÉTAFURE. - A ben, mon vieux !

POUCEAU. - Mon pauv' vieux…

RÉTAFURE. - Beau caillou !

POUCEAU, il touche. - C'est de la vraie pierre, bon Dieu I Dis-moi. Ça n'a point jamais vécu, ces gens-là, avec des ailes et des corps de lion, et puis une figure d'Anglais coiffée d'un grand bonnet à poil ?

RÉTAFURE. - Mais non. C'est des… des caprices !

POUCEAU. - V'là des guérites… Ah ! ben, elles sont d'attaque !

RÉTAFURE. - C'est des cercueils.

POUCEAU. - Tiens. T'as raison. (Il lit.) « Sar-co-pha-ges. » Qu'est-ce que ça veut dire ?

RÉTAFURE. - C'est pas du français. C'est de leur langue. Du patois.

POUCEAU. - Alors, quand on n'tait crevé, on vous posait là dedans ?

RÉTAFURE. - Tu l'as dit, jauni.

POUCEAU. - C'est plus flatteur que nos machines en bois d'à présent.

RÉTAFURE. - Oui. Ça ferait de sacrés abreuvoirs pour les chevaux. J'en ai changé, moi, de cheval.

POUCEAU. - T'as plus ta bique « Arménie » ?

RÉTAFURE. - Non. C'est « Volga » qu'ils m'ont donné. Une grande carcasse, mon vieux, qui ne veut jamais sortir du rang, et qui me fait engueuler à l'école de peloton. Il me marche aussi sur les doigts de pied pendant le pansage.

POUCEAU. - Tu tapes dessus ?

RÉTAFURE. - Des fois. Mais on est amis tout de même.

POUCEAU. - J'aime pas ça, moi, les chevaux. Ça remue, ça m'effraye.

RÉTAFURE, indulgent. - Biffin, va !

(Ils montent l'escalier de pierre qui conduit au premier étage. Ils passent devant la fresque de Botticelli.)

POUCEAU. - Voilà une peinture comme ça que l'humidité lui a fait bien du mal.

RÉTAFURE, qui lui accorde un regard. - Oui. Mais c'est antique tout de même. (Ils traversent des salles, puis d'autres salles.)

POUCEAU. - C'est une promenade aussi qu'on fait, tu sais, dans ce musée-ici ?

RÉTAFURE. - Dame oui ! C'est pas un petit appartement.

POUCEAU. - Pour balayer et astiquer le parquet, crois-tu qu'il y en a de la corvée, hein, vieux ?

(Ils sont arrivés à l'entrée de la galerie d'Apollon.)

RÉTAFURE. - Chouette chambrée !

POUCEAU, arrêté devant les vitrines où sont les coffrets à camées, les coupes du quatorzième siècle, les émaux, etc. - En v'là-t-il ! En v'là-t-il, du truc !

RÉTAFURE. - Y en a pour de l'argent.

POUCEAU. - Ça représente un fameux prêt. Quoi c'est toutes ces bricoles-là, vieux ?

RÉTAFURE. - Eh ben, c'est… c'est les trésors… des rois.

POUCEAU. - Quels de rois ?

RÉTAFURE. -Dans le temps. Après I'Histoire sainte, veau I Tu sais donc rien ?

POUCEAU. - Non. Tu m'apprends.

RÉTAFURE. - Sans doute. Mais si j'étais pas là… comment que tu ferais ? Ah ?

POUCEAU. - Je demanderais aux gardiens.

RÉTAFURE. - Ils en savent moins que moi. Ils sont là seulement pour les voleurs, et puis qu'on ne touche à rien.

POUCEAU, qui regarde les plafonds. - C'est épatant ! Ah I c'est épatant !

RÉTAFURE. - Quoi ?

POUCEAU. - Pas une, mon chameau ! Pas une !

RÉTAFURE. - Une quoi ?

POUCEAU. - De toile d'araignée. Sacrr…

RÉTAFURE. - Arrive. Nous v'là dans les peintures !

(Ils entrent dans le Salon carré.)

POUCEAU. - Tu ne trouves pas ? Ça me fait penser d'une église ?

RÉTAFURE. - C'est gentil… Tout ça représente des personnages… Ça grouille, N… de D… !

POUCEAU. - Et puis des saints ! des anges !… Not' Seigneur…

RÉTAFURE, devant les « Noces deCana ». - En v'là qui déjeunent. Quelle culotte ! Eh ben ! celui qui a fait ça, mon vieux, il la connaissait !

POUCEAU. - Dans les coins.

RÉTAFURE. - C'est bien touché… J'ai un de mes cousins à Niort qui fait des machins comme ça. (Il désigne les « Noces de Cana ».)

POUCEAU. - Aussi grands que ça ?

RÉTAFURE. - Non. Pour sûr. Tout petits. Mais c'est plus difficile. Pour des magasins qu'il travaille… Des enseignes… Il peint pour les charcutiers… Ah dame ! il travaille bien. Il a la main. Et puis gentil avec ça, pas fier. On a pris souvent des cuites ensemble. Tu le connaîtrais qu'il te plairait. C'est un type. Les femmes le gobent. Il m'en a dessiné une, un jour, toute nue, sans ses habits… Non, tu sais, mon vieux, c'était posé, c'était ça. Pétanouille qu'il s'appelle.

POUCEAU. -  Ton cousin ?

RÉTAFURE. - Oui.

POUCEAU. - C'est un nom, ça !

(Ils sortent du Salon carré et prennent la galerie suivante.)

RÉTAFURE. - As-tu vu comme y a des Anglais ?

POUCEAU. - Ça ne manque pas.

RÉTAFURE. - On ne devrait point leur permettre l'accès. Ils ne comprennent rien à tous ces fourbis-là. C'est pas comme nous autres.

POUCEAU, en arrêt devant des nudités allégoriques de Rubens. - Ta ! des nounous !

RÉTAFURE. - Mais non. C'est des reines. Elles ont des perles dans la tignasse.

POUCEAU. - A sont rien grasses.

RÉTAFURE. - A ben, mon vieux !

POUCEAU. - Mon pauv' vieux !

RÉTAFURE. - On en ferait ses dimanches !

POUCEAU. - Moi, mon ordinaire. (Un temps.) C't'égal. C'est pas beau ni propre ! On est là des hommes ; ça va bien. Mais, une supposition, j'aimerais pas que ma sœur voye ça.

RÉTAFURE. - Élise ?

POUCEAU. - Ma sœur Élise, oui.

RÉTAFURE. - Qué que tu veux que ça y ferait ? Elle sait bien comment elle est faite !

POUCEAU. - Blague pas. Tu m'offenses.

RÉTAFURE. - Comment qu'elle va, Élise ?

POUCEAU. - Bien.

RÉTAFURE. - T'as de ses nouvelles ?

POUCEAU. - Oui. Elle m'a écrit sur un papier.

RÉTAFURE. - Dis ce qu'elle te conte ?

POUCEAU. - Qu'elle profite et qu'on a bien vendu les vaches.

RÉTAFURE. - Pas d'autre chose ?

POUCEAU. - Si. Qu'elle t'envoie le bonjour et ses amitiés.

RÉTAFURE. - Elle est ben convenable et diligente. T'y diras, si tu prends la plume.

POUCEAU. - Ça sera fait, vieux.

(De salle en salle, ils sont arrivés devant « l'Enlèvement des Sabines. »)

RÉTAFURE. - V'là de la guerre ! A la bonne heure ! Ça se comprend, ça. C'est pour nous.

POUCEAU. - J'aurais pas aimé de me battre à ces époques-là, moi.

RÉTAFURE. - La cause ?

POUCEAU. - À cause qu'on était à poil. Ça m'aurait paralysé dans mon tir.

RÉTAFURE - Bah ! Ils étaient habitués.

POUCEAU. - C'est des Grecs, n'est-ce pas ?

RÉTAFURE. - Parfaitement, des Romains.

POUCEAU. - Et cette femme-là, qui est au milieu, et qui veut les séparer ?

RÉTAFURE. - C'est la cantinière.

POUCEAU, admiratif. - Ah ben ! mon vieux !

RÉTAFURE. - Mon pauv' vieux !

POUCEAU. - On y offrirait bien le vin blanc !

RÉTAFURE.- Un peu. (Apercevant la bataille d'Eylau.) Voilà l'Empereur.

POUCEAU. - Où ça ?

RÉTAFURE. - Là, à cheval, dans la neige. Il ressemble à Volga, son canard.

POUCEAu. - Oui. Il est tout petit, l'Empereur, dis donc ; il ne marque pas épatamment.

RÉTAFURE. - Ça ne fait rien, mon vieux canon, tu sais ?…

POUCEAU. - Oui. C'était pas un feignant. Il a travaillé, pire qu'à la moisson. Dis donc ? t'as pas envie qu'on fouterait son camp ?

RÉTAFURE. - Ça se pourrait.

POUCEAU. - C'est pas que c'est pas gentil, ce musée. Mais y en a d'un peu de trop.

RÉTAFURE. - Comme tu veux ! Où qu'on va se tirer ?

POUCEAU. - Sur les quais. Et pis on prendra un sale verre. Ça va-t-il, pays ?

RÉTAFURE. - Ça va, mon gros. Puis, dame, après, on boulottera par là, proche l'École. C'est dit ? Quoi que t'as de permission ?

POUCEAU. - Dix heures.

RÉTAFURE. - Moi, la nuit.

POUCEAU. - T'as la nuit ? Ah ben, mon vieux !

RÉTAFURE. - Est-ce pas ? Mon pauv'vieux !

POUCEAU. - Mais sois honnête, mon chameau. Pense à Élise, ma sœur, qu'est là-bas qui te guette. T'abîme point, mon pays.

RÉTAFURE. - As pas peur. J'y ai promis.

POUCEAU. - Na. V'là l'escalier de sortie. Quoi qu'on fera le dimanche qui vient ?

RÉTAFURE. - Quoi qu'on fera ?

POUCEAU. - Oui.

RÉTAF'URE. - On n'ira-t-au hasard. On s'amusera. On ira voir laver les chiens au bord de l'eau.

POUCEAU. - Ça va. C'est égal : maintenant que c'est fini, je suis ben aise d'avoir entré dans ce musée.

RÉTAFURE. - Dame, oui. Nous n'avons fait là une sacrée visite. Et puis, instructif !

POUCEAU. - Ah ! mon vieux !

RÉTAFURE. - Mon pauv' vieux ?

POUCEAU. - Foutu sort !

RÉTAFURE. - Quel néant ?

POUCEAU. - Et puisque pour les dimanches, tous deux…

RÉTAFURE. - …Nous la connaissons, ça, oui !

POUCEAU. - Vieux ! je voudrais qu'on soie libéré les deux, que t'ayes épousé ma sœur, et qu'on cultive la terre tous trois.

RÉTAFURE. - Parle point de ça. T'es saoul.

 

PREMIÈRE DÉSILLUSION

MAMAN.
JEANNOT, sept ans.
LILI, dix ans.

Maman coud. Les enfants, assis par terre, s'amusent avec une quantité de jouets épars. C'est le matin, avant déjeuner.

 

JEANNOT, soudain réfléchi. - Alors, maman, c'est encore le petit Jésus qui a apporté tout ça ?

MAMAN. - C'est encore lui.

JEANNOT. - Cette nuit ?

MAMAN. - Mais oui.

JEANNOT. - À quelle heure ?

MAMAN. - Vers les minuit.

JEANNOT. - À l'heure qu'il est né ?… Résonnez musettes !

MAMAN. - Sans doute.

JEANNOT. - Il est gentil. Surtout pour le chemin de fer mécanique.

MAMAN. - Ça t'a fait plaisir ?

JEANNOT. - Beaucoup. Je lui écrirai pour le remercier. Une petite lettre, sur mon papier à décalcomanies.

MAMAN. - C'est ça. Elle n'a pas besoin d'être longue.

JEANNOT. - À quelle boîte, il faudra que je la jette, dis, petite mère ?

MAMAN. - C'est trop loin. Tu me la donneras. Je la ferai porter par Jean.

JEANNOT. - Non. Papa dit qu'il oublie souvent les lettres. Je veux que ça soit toi.

MAMAN. - Je la jetterai.

JEANNOT. - Un timbre de combien tu mettras ? Un de cinq francs ?

MAMAN. - Juste.

JEANNOT. - Oh ! ça coûte cher d'écrire au ciel ! C'est toi qui me paieras le timbre ?

MAMAN. - Oui. Joue.

JEANNOT. - Dans combien d'années qu'elle arrivera, ma lettre ?

MAMAN. - Tout de suite.

JEANNOT. - Aussi vite qu'une prière ?

MAMAN. - Aussi vite.

JEANNOT. - Je t'aime bien, petite maman.

MAMAN. - Moi aussi, mon trésor. Seulement veux-tu ? ne parle pas tant, parce que ta petite mère a bien mal à la tête !

JEANNOT. - Alors tu souffres ?

MAMAN. - Beaucoup.

JEANNOT. - En ce cas je n'aime plus si fort le petit Jésus.

MAMAN. - Et pourquoi donc ça ?

JEANNOT. - Parce qu'il ne souffre pas, lui. C'est pas juste.

MAMAN. - Mais il a souffert, mon mignon.

JEANNOT. - Quand donc ça, s'il vous plaît ?

MAMAN. - Quand il s'est fait homme, et qu'il est venu sur la terre, et qu'il est mort sur la croix.

JEANNOT. - Tant pis. Il n'avait qu'à pas bouger de chez lui.

MAMAN. - Tu dis de vilaines bêtises.

JEANNOT. - Comment se fait-il que, sur mon chemin de fer, il y a une étiquette du magasin du Paradis des Enfants ? Ça n'est donc pas le petit Jésus ?

MAMAN. - Si, c'est lui. Mais où veux-tu qu'il se fournisse, si ça n'est pas au paradis ?

JEANNOT. - C'est vrai. Mais ma trompette était dans une boîte du Bon Marché. Le petit Jésus ne va pas au Bon Marché.

MAMAN. - Si. Parce que c'est moins cher là qu'ailleurs.

JEANNOT. - Et il en a tant à donner ! Tu as raison. Je voudrais le voir.

MAMAN. - Il est invisible.

JEANNOT. - Comment est-il fait ?

MAMAN. - Comme sur les images…

JEANNOT. - Blond ?

MAMAN. - Oui, avec des yeux bleus.

JEANNOT. - Qu'en sais-tu, puisqu'il est invisible ?

MAMAN. - Moi, rien. Mais il y a des gens qui l'ont vu.

JEANNOT. - Qui ça ?

MAMAN. - Les saints.

JEANNOT. - Où demeurent-ils ?

MAMAN. - On ne sait plus.

JEANNOT. - Ils sont déménagés ?

MAMAN. - Non. Ils sont morts .

JEANNOT. - C'est embêtant.

MAMAN. - Allons, ne pense pas à tout ça et amuse-toi gentiment avec Lili. Elle est plus sage que toi, ta sœur ; elle ne dit rien.

JEANNOT. - C'est qu'elle n'a rien à parler (À sa sœur.) T'as reçu aussi des belles affaires dans tes souliers. Mais ça n'a pas l'air de te faire plaisir ? Tu ne joues pas avec ?

LILI. - Si.

JEANNOT. - Mais non.

MAMAN. - Jeannot a raison. Tu parais tout ennuyée ?

LILI, sérieuse. - Je suis très contente, là.

MAMAN. - Tu dis ça en faisant ton petit nez pincé, comme quand tu vas pleurer.

LILI. - Qu'on me laisse m'amuser, qu'on ne s'occupe pas de moi.

JEANNOT. - Laisse-la, petite mère. Moi, quand elle est comme ça, qu'elle fait sa lune, eh bien, je la laisse.

MAMAN. - Oui. Et sais-tu ce que tu ferais, mon petit homme, si tu étais gentil ? mais bien gentil ?

JEANNOT. - Quoi ? Quand tu me parles comme ça, poliment, je sens que ça va être quelque chose d'ennuyeux.

MAMAN. - Mais non. Si tu étais un amour, tu irais une minute dans mon cabinet de toilette tenir compagnie à cette pauvre mère Louis qui est là, toute seule, en train de raccommoder, et tu lui raconterais les belles affaires que tu as reçues pour ton Noël.

JEANNOT. - C'est bon. Tu veux que je m'en vas ? Eh bien, je m'en vas.

MAMAN. - Tu reviendras dans dix minutes.

JEANNOT. - Ah I peut-être pas. Une fois que je serai avec la mère Louis…

MAMAN. - Va, mon petit poulet. Tu feras ce que tu voudras. (L'enfant s'apprête.) C'est ça, emporte ton chemin de fer. (Il ouvre la porte.) Tu es gentil tout plein. À la bonne heure. Aussi tu auras des étrennes !… Je ne te dis que ça !

(Il referme la porte. Maman et Lili sont seules.)

LILI, qui fond en larmes. - Ohl

MAMAN. - Qu'est-ce que tu as ? Lili ! Réponds.

LILI. - Ohl

MAMAN. - Mais qu'as-tu ? Du mal ?

LILI. - Pas de bobo.

MAMAN. - Quoi ?

LILI. - Du chagrin.

MAMAN. - On t'a fait du chagrin ? Qui ça ?

LILI. - Tout le monde.

MAMAN. - Pas moi ?

LILL - Si, toi, papa, le petit Jésus tout le monde.

MAMAN. - Comment ça, Seigneur ?

LILI. - Mon Noël I Mon pauv' petit Noël !

MAMAN. - Eh bien ?

LILI. - Eh bien, je sais que c'est pas le petit Jésus. Je sais que c'est toi… Rien que toi !

MAMAN, prête à mentir. - Ah bien ! par exemple !

LILL - Je t'ai vue !

MAMAN. - C'est pas vrai. Tu dormais.

LILI. - Comment le sais-tu ? Tu vois bien que c'est toi I Je t'ai vue.

MAMAN, tendre. - Mon pauvre petit minet !

LILI. - Alors, je ne suis pas contente et mes joujoux m'ennuient, ils me font de la peine.

MAMAN. - Oh I ils ont coûté si cher !

LILI. - Tu vois ! Tu vois bien ! Moi qui croyais jusqu'ici !… Oh !… Le petit Jésus s'est fichu de moi… Je suis en colère… Je vais casser ma crèche.

MAMAN. - Veux-tu bien te taire. (La câlinant.) Voyons, mon chéri. Comment donc est-ce que je pourrais te consoler ?

LILI. - Il n'y a qu'une chose, tiens, si tu veux ?

MAMAN. - Quoi ?

LILL - C'est de donner mes joujoux de Noël à une maman de pauvres petits enfants qui croient encore aux visites du petit Jésus. Comme ça, je serai consolée. Ça y est-il ?

MAMAN. - Oui… mais qui ?

LILL - La mère Louis I cette pauv' mère Louis qui vient faire les ourlets à la journée ! Elle a deux petites filles qui doivent encore avoir confiance dans les souliers… On va y donner mes Noëls. C'est entendu.

MAMAN, attendrie. - Viens lui dire ça toi-même. Tu es un vrai trésor. (Confidentiellement.) Mais pas un mot à ton frère. Il faut encore le laisser croire.

LILI. - N'aie pas peur. Oh I mon Dieu ! Et puis qui sait ? Ça ne lui fera peut-être rien le jour où il découvrira la chose… Les garçons, c'est pas comme nous. Ils ne sentent pas ces petites choses du cœur.

MAMAN. - Allons voir la mère Louis.

 

LECTURE

UN VIEUX AUTEUR, soixante-seize ans.
UN HUISSIER, quarante ans.

À Paris, de nos jours, un dimanche dans l'après-midi, en été. L'antichambre du directeur, au théâtre X…

 

LE VIEUX AUTEUR. - C'est encore moi !

L'HUISSIER, qui se réveille d'une douce torpeur. - Ah ! oui.

LE VIEUX AUTEUR. - Je viens encore, en passant, vous faire une petite visite… essayer d'être plus heureux…

L'HUISSIER, dubitatif. - Oh ! oh !

LE VIEUX AUTEUR, inquiet. - Le directeur n'est pas là ?

L'HUISSIER. - Si, si.

LE VIEUX AUTEUR. - Ah I j'ai eu peur.

L'HUISSIER, - Mais, vous savez bien… quand même…

LE VIEUX AUTEUR. - Hélas !

L'HUISSIER. - Il ne veut pas voud recevoir.

LE VIEUX AUTEUR. - Il a tort.

L'HUISSIER. - Il m'a défendu…

LE VIEUX AUTEUR, très modeste. - Ma carte ?

L'HUISSIER. - Même de lui passer votre carte… Il me jetterait à la porte. Il me l'a dit.

LE VIEUX AUTEUR. - Il a tort.

L'HUISSIER. - Pourquoi vous entêtez-vous ?

LE VIEUX AUTEUR. - Pourquoi ?

L'HUISSIER, - Oui. Il y a tant d'autres théâtres !

LE VIEUX AUTEUR, avec un soupir. - Je sais bien. Je les connais.

L'HUISSIER. - Allez-y.

LE VIEUX AUTEUR. - On ne me laisse plus monter. Il n'y a qu'ici où je monte encore. Je suis là, bien contrarié, allez, mon pauvre ami, bien affecté… mais je vous parle au moins, vous me répondez, vous êtes poli. Vous me dites que le directeur est à côté, dans son cabinet…

L'HUISSIER. - …Et qu'il ne veut pas vous recevoir…

LE VIEUX AUTEUR. - C'est vrai, hélas !… mais enfin, ça ne fait rien… je le sens si près, à deux pas, le directeur !… Comprenez-vous ? Il n'a qu'à sortir, qu'à passer… je peux l'aborder…

L'HUISSIER. - Il vous enverra promener.

LE VIEUX AUTEUR, - C'est probable. Il aura tort. Mais que sait-on ? Et puis, il me verra. Malgré lui, il me verra… comme j'ai l'air malheureux et intéressant ! Ça lui fera tout de même penser à ma pièce, à mes pièces, car – ça n'est pas pour me plaindre – mais je lui en ai apporté des quantités…

L'HUISSER. - En effet. Voilà longtemps que je connais monsieur. Voilà bien… dix ans ?

LE VIEUX AUTEUR. - Plus, mon ami. Douze. Et dans toutes ces pièces, il y en avait peut-être de plus ou moins bonnes… il ne m'appartient pas de juger… Mais il y en avait sûrement de très curieuses… Seulement, que voulez-vous ! je les déposais, on me les égarait, je ne pouvais jamais les ravoir… Il les emportait peut-être chez lui ?

L'HUISSIER. - Non. Il n'emporte que celles qu'il lit.

LE VIEUX AUTEUR. - Et il n'a jamais lu les miennes ? Aucune ?

L'HUISSIER. - J'en ai peur.

LE VIEUX AUTEUR. - Je m'en doutais. Il a eu tort. Il faut toujours lire. C'est le moins. Sans compter qu'on peut très bien avoir des surprises… mettre la main sur une œuvr … au moment où on ne s'y attend pas !… Tout ça, voyez-vous, au fond, mon ami…

L'HUISSIER. - Quoi, monsieur ?

LE VIEUX AUTEUR. - Eh bien, tout ça… oh I ce n'est pas bien gai… Il n'y a pas à se le dissimuler. Le théâtre est devenu très épineux pour les vieillards d'un certain âge… qui ne sont plus dans un certain… mouvement… un certain train, comme on dit.

L'HUISSIER. - Le public veut du neuf.

LE VIEUX AUTEUR. - Il a tort. Et puis je lui en apporte peut-être… sans m'en douter moi-même… pourquoi pas ?

L'HUISSIER. - C'est égal. A votre place, je serais déjà découragé.

LE VIEUX AUTEUR. - Vous auriez tort.

L'HUISSIER. - À quoi bon vous obstiner ?

LE VIEUX AUTEUR. - À quoi bon ? Mais je m'obstine exprès, mon cher ami. Je m'obstine parce que c'est ça, le théâtre I C'est de s'obstiner. Jamais je ne perdrai patience… Vous m'entendez ? Jamais. Il faudra bien qu'on en arrive à me rendre justice… Et si je meurs à la peine…

L'HUISSIER. - Ahl vous serez bien avancé !

LE VIEUX AUTEUR. - Justement ! Plus sans doute que vous ne croyez ! Il faut peut-être que je meure incompris pour qu'on me comprenne ; il faut peut-être que je ne sois jamais joué de mon vivant pour avoir des chances de l'être, une fois mort.

L'HUISSIER. - Ça vous fera un beau gras-de-jambe.

LE VIEUX AUTEUR. - Ne plaisantez pas sur ce sujet. Vous avez tort. Ainsi, le directeur est là ?

L'HUISSIER. - Oui.

LE VIEUX AUTEUR. - Seul ?

L'HUISSIER. - Non.

LE VIEUX AUTEUR. - Avec qui ?

L'HUISSIER. - Une de ces dames. Mademoiselle de Clairvaux.

LE VIEUX AUTEUR. - Je la connais.

L'HUISSIER. - Elle est très jolie !

LE VIEUX AUTEUR. - Et elle a du talent. Elle jouerait dans la perfection mon premier rôle de femme. Pensez-vous qu'ils en aient pour longtemps ?

L'HUISSIER. - Ça dépend. Je ne peux pas savoir.

LE VIEUX AUTEUR. - C'est bon. Je vais attendre.

L'HUISSIER. - Mais quoi ?

LE VIEUX AUTEUR. - Rien. Un événement imprévu… un hasard. Je ne compte plus que là-dessus.

L'HUISSIER. - Oui. Mais le directeur peut très bien s'en aller de l'autre côté, je vous en préviens, par la petite porte ! Il a une autre sortie.

LE VIEUX AUTEUR. - Ah ! vous croyez qu'il pourrait ?…

L'HUISSIER. - Je suppose. Quand il est en affaires avec une de ces dames… ça lui arrive souvent de sortir avec elle par la petite porte. (Il rit.)

LE VIEUX AUTEUR. - Je vous entends. Il a tort. (Un temps.) Il ferait mieux de lire les manuscrits des pauvres auteurs… les miens surtout.

L'HUISSIER. - Oh I vous oubliez que c'est aujourd'hui dimanche ?

LE VIEUX AUTEUR. - Eh bien I et moi ? Est-ce que je ne travaille pas le dimanche ? Est-ce que je ne suis pas, aujourd'hui, par ce beau soleil, ici, dans ce vestibule, à le guetter patiemment ?

L'HUISSIER. - Et qu'avec tout ça – nous sommes-là à bavarder – il a peut-être déjà déguerpi !

LE VIEUX AUTEUR. - Oh ! non ! Ne me dites pas ça !

L'HUISSIER. - C'est bien possible. De ce temps-là ! Si je n'étais pas forcé par mon service, allez, monsieur, je serais de ce moment à Chatou, moi, chez ma belle-mère, dans le jardin, à boire glacé ! en bras de chemise ! ah ! mais oui !

LE VIEUX AUTEUR. - Vous auriez tort. C'est détestable de boire glacé. En été, il faut boire bouillant, du thé ou de l'eucalyptus.

L'HUISSIER. - Bast !

LE VIEUX AUTEUR. - Écoutez, voulez-vous être tout à fait gentil ?

L'HUISSIER. - S'il y a moyen, je ne demande pas mieux.

LE VIEUX AUTEUR. - C'est d'aller voir chez le directeur… d'écouter à la porte… pour savoir s'il est parti ?

L'HUISSIER. - Vous y tenez beaucoup ? Qu'est-ce que ça vous fait qu'il y soit ou non ? Pour vous c'est le même prix.

LE VIEUX AUTEUR. - Je vous en conjure.

L'HUISSIER. - Je suis bon enfant. J'y vais.

LE VIEUX AUTEUR. - Merci. (L'huissier se lève et sort.) Ça n'est pas pour me plaindre ! Mais ce métier d'auteur dramatique est vraiment, certains jours, bien dur, bien usant. (L'huissier reparaît.) Eh bien ?

L'HUISSIER. - Il s'est cavalé. Je m'en méfiais.

LE VIEUX AUTEUR. - Quel ennui ! Voilà bien ma veine ! C'est à recommencer. Moi qui me disais ce matin en me levant : « Allons ! c'est peut-être pour aujourd'hui ! Il fait soleil… ciel bleu !… Le directeur sera peut-être bien disposé… » Non, vraiment ! Ah I je n'ai pas de… Enfin… tant pis ! (Il sort de sa poche un rouleau.) Alors, que voulez-vous !… je vous confie ce manuscrit… je vous le recommande bien, hé ?… surtout… comme la prunelle…

L'HUISSIER. - Craignez pas !… Tout ce qui a été perdu ici, monsieur… jamais ça n'a été par moi.

LE VIEUX AUTEUR. - Oui… Oh I je vous en prie… Pensez que je n'ai pas de double ! Ça serait effrayant. C'est le travail de quatre ans qu'il y a là dedans ! Tout simplement I C'est un drame… un bien beau drame…

L'HUISSIER. - En vers ?

LE VIEUX AUTEUR. - Bien entendu.

L'HUISSIER. - Quel titre ?

LE VIEUX AUTEUR. - Néron.

L'HUISSIER. - C'est un sujet ça. Nom d'une pipe ! Où ça se passe-t-il ?

LE VIEUX AUTEUR. - Mais… à Rome !

L'HUISSIER. - Tiens ! tiens ! Combien d'actes ?

LE VIEUX AUTEUR. - Mais… cinq.

L'HUISSIER. - Crelotte !

LE VIEUX AUTEUR. - On dirait que ça vous intéresse ?

L'HUISSIER. - Dame ! à force de vous entendre parler de vos pièces… tout de même !

LE VIEUX AUTEUR, soudain joyeux. - Ah bah ! Eh bien, si vous connaissiez… si j'osais même… si ça ne vous ennuyait pas ?

L'HUISSIER. - Quoi donc ?

LE VIEUX AUTEUR. - Que je vous lise… un ou deux passages seulement… ? oh ! pas longs ?

L'HUISSIER. - Moi ? mais ça n'est pas de refus…

LE VIEUX AUTEUR, qui tremble d'émotion. - Vraiment ! Vous voulez bien ? (Il déplie le rouleau.)

L'HUISSIER. - Mais pourquoi donc pas ? Je n'ai rien à faire… je m'embête, en somme…

LE VIEUX AUTEUR. - Vous ne le regretterez pas ! Je vous en réponds ! Enfin I je vais donc pouvoir lire à quelqu'un… à quelqu'un qui voit le directeur.

L'HUISSIER. -Tous les jours…

LE VIEUX AUTEUR. - Oui… Vous ne me croirez pas ? C'est ma première joie de théâtre, ce qui m'arrive, mon ami. C'est vous qui me la donnez, ma première joie de théâtre.

L'HUISSIER, qui s'est renversé dans son fauteuil. - Marchez.

LE VIEUX AUTEUR. - Je commence. Premier acte. Scène première. (Il tousse.) D'abord, il faut vous dire que c'est un Néron tout spécial, vu sous un jour tout nouveau.

L'HUISSIER. - Oh !

LE VIEUX AUTEUR. - Oui… C'est un Néron… chrétien !  Qu'est-ce que vous dites de ça, hein ?

L'HUISSIER. - C'est très rigolo. Mais comment arrangez-vous ça avec les supplices des martyrs ? le Cirque ?

LE VIEUX AUTEUR. - Justement I C'est un Néron chrétien… Mais qui ne veut pas avoir l'air… comprenez-vous ?

L'HUISSIER. - Oui. J'y suis !

LE VIEUX AUTEUR. - Comprenez-vous bien ? Il a été converti, par sa vieille nourrice… que j'appelle dans mon drame : Camilla… Mais pour rien au monde il ne veut qu'on s'en doute… il est bien forcé de continuer à persécuter C'est là qu'est le drame !

L'HUISSIER. - Oui, oui…

LE VIEUX AUTEUR. - Vous allez voir ! Vous allez voir ! Je commence. Acte premier, scène première… Personnages.

(Ici, la porte s'ouvre violemment, et le directeur, qui n'avait fait qu'une courte absence, paraît. Il a des lettres à la main.)

LE DIRECTEUR, à l'huissier. - Denis, vous allez me porter tout de suite ces deux lettres. (Apercevant le vieux monsieur qui se fait humble, mais humble…) Et puis, vous, monsieur, une fois pour toutes, c'est inutile de revenir… Je vous l'ai déjà dit. Ce que vous faites ne convient pas à mon théâtre, et je ne peux pas vous jouer.

LE VIEUX AUTEUR. - Vous avez tort, mon cher directeur ! (Le directeur rentre dans son cabinet.) (À Denis qui s'apprête à partir.) Allons ! je reviendrai. Tout n'est peut-être pas encore perdu.

 

"LE PÈRE EXTRÊME-ONCTION"

M. CAMPAGNE, soixante-dix ans.
SON NEVEU, vingt ans.

À Paris, chez M. Campagne, un dimanche de printemps, sur la rive gauche. On finit de déjeuner, un petit de jeuner de curé qui a été servi par une vieille bonne en coiffe bretonne et en fichu à pointe.

 

M. CAMPAGNE. - Eh bien I mon gros, le voilà terminé, ce déjeuner, que tu es assez gentil pour m'accorder une fois par mois ! Ça t'embête, je le sais ?

LE NEVEU. - Mais non, mon oncle.

M. CAMPAGNE. - Si. Mais tant pis. A moi, ça me fait tant de plaisir !

LE NEVEU. - À moi aussi, je vous assure.

M. CAMPAGNE. - Enfin, tu aimes mieux quand c'est passé ?

LE NEVEU. - Pas du tout. Je me plais infiniment en votre compagnie. Vous ne me grondez jamais, vous ne me faites pas de morale…

M. CAMPAGNE, malicieux. - C'est vrai. D'autant que ça ne servirait à rien.

LE NEVEU. - Mon oncle, vous devenez taquin !

M. CAMPAGNE. - Non. Je te rends ta liberté, mon gros. Va t'amuser. Je ne te retiens pas. Où vas-tu aller de ce pas ? conte-moi ça.

LE NEVEU. - Retrouver des amis, à la Paix.

M. CAMPAGNE. - La Paix ?…

LE NEVEU. - Oui… Je café de la Paix… place de l'Opéra.

M. CAMPAGNE. - Ah ! je n'y étais pas. Et ensuite ?

LE NEVEU. - Nous allons probablement fréter un locati et aller aux courses…

M. CAMPAGNE, effrayé. - Tu joues ?

LE NEVEU. - Non. Ou si peu !

M. CAMPAGNE. - Prends garde. On a vite fait – j'ai entendu dire – de perdre quarante à cinquante francs !

LE NEVEU. - N'ayez pas peur !

M. CAMPAGNE. - Oh ! fais bien attention. Il y a tant de pauvres… tant de malheureux qui manquent d'argent !

LE NEVEU. - Et vous, mon oncle, sans indiscrétion… qu'allez-vous pratiquer tantôt ? Encore une bonne œuvre ? Une bonne action ? Vous n'arrêtez pas de faire le bien !

M. CAMPAGNE. - Je voudrais que tu dises vrai ! Moi, mais… je vais… aller, venir…

LE NEVEU. - Précisez donc, cachottier.

M. CAMPAGNE. - …Faire mes petites visites ordinaires…

LE NEVEU. - Quelles visites ?

M. CAMPAGNE. - Mes visites du dimanche.

LE NEVEU. - Où ça ? Oh I que vous avez donc la charité modeste et l'aumône cachée… mon bon oncle I On ne peut pas vous arracher vos misères. Bien entendu, je ne vous demande pas le nom de vos pauvres.

M. CAMPAGNE. - Tu me le demanderais que je ne te le dirais pas, à moins que tu ne m'en pries avec la pensée d'aller les secourir toi-même. D'ailleurs, le dimanche… ça n'est pas mon jour de pauvres… non. C'est autre chose. Le dimanche, je ne dépense presque rien. Au contraire, ce jour-là, je fais plutôt des économies.

LE NEVEU. - Vous m'intriguez !

M. CAMPAGNE, mystérieux. - Ah I voilà ! (ll se frotte les mains.)

LE NEVEU. - Que diable pouvez-vous bien faire les dimanches ?

M. CAMPAGNE. - Ça ne te regarde pas. Va au café… (Se reprenant.) Pardon… va à la Paix, mon petit.

LE NEVEU. - Mon oncle, je veux savoir le secret de cette conduite… qui n'est pas claire.

M. CAMPAGNE. - Ah I si tu pouvais te douter ?

LE NEVEU. - Je pressens que vous avez des liaisons coupables.

M. CAMPAGNE, changeant de ton. - Soyons sérieux. Tu veux que je te le dise ? Eh bien, le dimanche, c'est mon jour d'hospice.

LE NEVEU. - Je ne comprends pas.

M. CAMPAGNE. - Je vais t'expliquer.

LE NEVEU. - Pas la peine. J'y suis I Quand, parmi les malheureux que vous secourez, il y en a qui tombent gravement malades et sont contraints de se faire soigner à l'hospice, vous allez encore les y voir… les…

M. CAMPAGNE. - Pas du tout. Tu bats la breloque. Ceux que je vais aller voir, aujourd'hui, tiens, à la Charité… ils sont trois… un homme et deux femmes, eh bien, je ne les connais pas, je ne les ai jamais approchés… je vais leur parler tantôt pour la première fois…

LE NEVEU. - Alors ?…

M. CAMPAGNE. - Attends que j'achève de te mettre au courant. Tu bavarderas après. Depuis plus de dix ans – jusqu'au commencement de l'année dernière – j'avais remarqué, en allant dans les hôpitaux, qu'il y avait souvent certains malades qui restaient seuls les jours de visite, tristes, dans leur lit, à qui personne ne s'intéressait, des délaissés, sans famille, sans amis, sans relation aucune… Et leur attitude était si navrante, si pitoyable… surtout les jours de parloir… que j'en avais le cœur serré !

LE NEVEU. - Comme vous êtes bon, mon oncle !

M. CAMPAGNE. - Je ne suis pas bon, je suis égoïste. C'est par égoïsme que ça me faisait de la peine. Je pensais : si j'étais à leur place, comme j'aurais du chagrin de voir les autres que leurs parents, leur femme, leurs enfants viennent embrasser, dorloter. – « Comment vas-tu ? Es-tu bien soigné ? As-tu besoin de quelque chose ? etc., etc. » Et puis moi, rien, pas un mot. On me laisse seul, dans mon coin. Je me disais : « Le plus grand soulagement qu'on pourrait apporter à ces infortunés, ce serait d'aller leur faire une visite, une toute petite visite, à laquelle ils ne s'attendraient pas, et de leur parler de ce qui peut seulement les intéresser, d'eux, de leur passé, de leur avenir… Oui. Mais comment ? Pas facile. Alors, à force de me casser la cervelle, voilà ce que j'ai imaginé. Tu vas voir que, pour un vieux bonhomme, ça n'est pas encore trop bête. On ne connaît que moi dans les hospices, etje suis au mieux avec tout le monde, avec les bonnes sœurs, les infirmières, les médecins, les internes… Ils sont tous parfaits, ils me gâtent. Je les ai mis au courant de mes projets, et ils ont bien voulu s'associer à ma petite supercherie. Dès qu'il y a un pauvre homme ou une pauvre femme daus le cas que je le disais tout à l'heure, ils me renseignent, ils me disent chacun tout ce qu'ils savent sur son compte, ce qu'ils ont appris par les voisins de dortoir, les tenants et les aboutissants… Je m'arrange avec ça, je l'inscris pour ne pas l'oublier, ou confondre, et je fais de mon mieux. Par exemple, je te prends mon après-midi d'aujourd'hui. Je t'ai dit que j'avais trois malades à voir à la Charité.

LE NEVEU. - Oui, un homme et deux femmes ?

M. CAMPAGNE. - Justement. (Il tire de sa poche son portefeuille, parcourt des feuilles écrites au crayon.) L'homme. Louis Couteau, ancien charron, sans famille aucune… a été soldat aux chasseurs d'Afrique, a fait la guerre de 70, a été blessé dans Orléans… a passé ensuite par un tas de places que je ne t'énumère pas, parce que ce serait trop long, mais dont j'ai à peu près la série complète… Eh bien, avec ça, j'ai à peu près mon affaire. Tu souris ?

LE NEVEU. - Oh non I Je vous admire ! Continuez.

M. CAMPAGNE. - C'est comme la première de mes femmes, Adélaïde Volu… qui sera certainement morte après-demain… Ses os se cassent, comme du verre. Elle est Normande, née à Rouen… elle a été longtemps blanchisseuse du côté de la barrière d'Enfer, son mari était conducteur d'omnibus… elle a perdu ses quatre enfants… Autant de sujets de conversation… Quand on peut causer ! Car, neuf fois sur dix, il n'y a guère que moi qui parle, et pas longtemps I Il semble que ce soit un fait exprès. Ces pauvres abandonnés, que personne ne vient jamais voir, sont presque toujours des incurables, des condamnés, qui n'en ont plus que pour peu de jours à souffrir. Aussi, ce n'est pas bien sorcier de les tromper… Ah non ! ils ne demandent que ça… Chaque fois, c'est la même chose. J'arrive près du petit lit de fer avec la sœur, l'infirmière ou l'interne, qui dit en se penchant : « C'est une visite. » Ah mon petit, mon cher petit… si tu voyais, si tu pouvais voir à ce mot de visite… les grands yeux s'ouvrir lentement dans les faces blanches, les regards pleins d'eau se tourner vers vous, et les pâles sourires qui, pendant une seconde, viennent flotter sur les bouches déjà mortes ? Quel remerciement ! Comme ils sont heureux ! On vient les voir ! Mais qui donc ça ? qui donc ça ? Ils regardent ce vieux monsieur qui leur est inconnu, leur expression change, ils ne comprennent pas… je vois qu'ils pensent déjà avec effroi : « On se trompe de lit… ça n'est pas pour moi. » C'est alors que je commence à jouer mon rôle et à mentir… Ah dame I je mens I Il n'y a pas moyen de l'éviter ! Je prends un air de bonne humeur… je tends la main à l'homme que je n'ai jamais vu, que je ne reverrai peut-être jamais, et je dis : « Bonjour, Couteau I Vous ne me reconnaissez donc pas… vieux Couteau ? Mon père vous a fait souvent travailler quand vous étiez charron… Je me suis promené une fois avec vous le long de la rivière ; plus tard, j'ai connu votre colonel aux chass' d' Aff, rappelez-vous, à Bône ? et patati… patata. Je lui en dis… je lui en dis… Il est content, par instants il fait oui de la tête sur son oreiller. Ça dure ce que ça dure. Quand je m'aperçois qu'il est fatigué, je m'en vais en disant : Au revoir ! je laisse sur les draps une orange ou un peu de tabac si c'est un homme, un bouquet de violettes si c'est une femme. Et puis, à la grâce de Dieu ! Voilà le secret de mes dimanches, bonhomme. Ah ! ce que j'en ai déjà fait, de ces visites-là… c'est incalculable ! Ce que j'ai laissé de pauvres moribonds persuadés qu'ils m'avaient connu toute leur vie… non, tu ne peux pas te le figurer ! On me plaisante un peu dans les salles… Les carabins m'ont baptisé « le Père Extrême-Onction ». Bah ! je crois tout de même que j'ai fait du bien aux créatures. Mais qu'est-ce que tu as ? Es-tu malade ?

LE NEVEU. - Non. Emmenez-moi aujourd'hui avec vous.


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