Henri LAVEDAN
MAM'ZELLE VERTU
I
La boutique était étroite. Elle donnait sur l'avenue des Ternes, à gauche en partant de la place.
Sur le fond noir de la devanture s'étalaient peints eu rouge ces mots : Bijouterie, Orfèvrerie, et de chaque côté en caractères plus modestes : Chotton. Horloger spécialiste, Opticien, Achats d'or et d'argent.
Au-dessus de la porte paraissait, accroché en guise d'enseigne, de façon à attirer de loin les regards du passant, un Iorgnon énorme dont un verre était jaune et l'autre bleu. Derrière les vitres du magasin, alignées par rang de taille, les montres : depuis les grosses en argent, les melons à sonnerie, jusqu'aux toutes petites, les montres-bijoux. À côté, suspendues en guirlandes, se balançaient les chaînes guillochées avec des glands et des pendeloques en filigrane, les chaînes en plaqué, les médaillons d'or portant le chiffre gravé au milieu, et puis, au-dessous, sur le rayon d'en bas, massés en ordre de bataille sur un morceau de velours passé : les boutons de manchettes en stras, les boucles d'oreilles en corail qui ont la forme de poires, les bracelets en doublé ; enfin tout en avant, dans des écrins fanés, les parures ! turquoises maigrelettes, rubis gros comme des têtes d'épingles, et microscopiques émeraudes ; vraies rognures d'or, râclures et miettes de pierres précieuses qu'on avait l'air d'avoir utilisées vaille que vaille ainsi que des restes, pour la plus grande consolation des gens qui ne peuvent point se permettre le luxe d'un bijou complet.
Une planchette de l'étalage était réservée à l'argenterie, aux timbales, rouleaux, hochets d'enfant, pinces à sucre, truelles à poisson, tire-bouchons, couverts en ruolz, sans compter, par derrière, un peloton de réveille-matin pour les petits employés, les besoigneux qui se lèvent dès l'aube, à l'heure où les personnes riches se couchent, fatiguées de s'amuser.
À l'intérieur de la boutique, le long des murs, se dressaient plusieurs grandes horloges décorées de fleurs peintes, pareilles dans leurs gaînes à des sarcophages mis debout ; et, partout, à gauche, à droite, en bas, en haut, rangées sur des planches, une quarantaine de pendules en bronze, en cuivre ou en marbre.
C'étaient des bergers offrant des nids à des bergères, Cornélie mère des Gracques, le Temps appuyé sur sa faux, Minerve avec un casque. Ou bien encore, un jeune varlet coiffé d'une toque à plumes, tenant l'étrier à une gente damoiselle prête à sauter sur sa haquenée. Il y en avait d'autres d'un style purement architectural : quatre colonnes en albâtre surmontées d'un fronton dorique, avec le cadran au milieu.
Le mobilier du magasin se composait de six chaises en chêne cannelé, d'une petite table, et du comptoir.
Les chaises étaient réservées aux clients. La table, exclusivement, servait à monsieur.
Le comptoir était occupé par madame.
Le reste de l'appartement comprenait une cuisine, une salle à manger en arrière-houtique, et à l'entresol deux chambres à coucher auxquelles on accédait par un escalier en vis, drapé de serge verte. Le loyer ne devait pas être exorbitant.
Depuis dix ans que M. et Mme Chotton s'étaient établis avenue des Ternes, ils vivotaient de la façon la plus calme en cornpagnie d'une grande fille pointue, Victoire Sauzade, qui leur servait de domestique. Ils étaient mariés pour de bon, n'avaient pas d'enfants, non plus l'espérance ni la crainte d'en avoir, Mme Chotton étant stérile.
Orphelin de très bonne heure, Théophile Chotton avait été charitablement recueilli par un parent éloigné, et mis dans un patronage. Sa jeunesse fut souffreteuse et maussade.
Tout petit il était déjà laid, excessivement laid. Cela l'aait pris en venant au monde. Depuis il continuait. D'un blond d'argent, presque albinos, des yeux toujours malades bordés de bourrelets, rouges comme des gencives, et presque toutes les dents gâtées. Il fut malheureux et c'était bien sa faute. À Paris on n'aime que les enfants mignons. Les grandes personnes se détournaient à sa vue en faisant la grimace ; les petits garçons de son âge ne voulaient pas jouer avec lui.
Vaguement, il se rendit compte qu'il avait tort, et il essaya de se rendre un peu moins hideux en se lavant plus souvent les mains et en se mettant de la pommade. Rien n'y fit. Une fatalité pesait sur lui. Il passait ses journées entières à pleurer dans les coins, ce qui ne l'embellissait guère. Il était doux, studieux, travaillait mieux que tous les autres, et ses professeurs étaient contents de lui, très contents de lui ! Seulement, ils disaient : « Mon Dieu, quel dommage que ce gamin soit si laid !… À quoi diable pensait sa mère quand … ? »
À quinze ans, Théophile perdit l'appui et la protection de son parent. Cet honnête homme, sans s'y attendre, hérita brusquement d'une fortune énorme – deux millions – ; il dut s'occuper dès lors de ses intérêts, gérer son bien, et, comme on ne peut malheureusement pas tout faire, il eut le regret de ne plus donner signe de vie à son petit protégé.
Le jeune homme gagna bientôt ses vingt et un ans. Il était timide comme un lézard, rangé comme une sœur tourière. M. l'abbé Verlaine, directeur du patronage où il avait été élevé jusqu'à ce jour, s'occupa de lui trouver un état. La chose n'était pas aisée, mais l'abbé se souvint qu'en difîérentes circonstances, l'enfant avait montré de réelles dispositions pour la mécanique. En effet, Théophile, tout gringalet, errant par les rues, n'avait qu'un plaisir, c'était de s'arrêter aux devantures des horlogers. Derrière la vitre, quand le patron, penché sur sa table, l'œil collé à sa grosse loupe, disséquait, avec une minutie chirurgicale, les entrailles des pendules éventrées, ou bien à l'aide de pinces recourbées et d'instruments fins comme des aiguilles, détachait avec précaution les rouages des montres délicatement ouvrés, pareils à de la dentelle d'or, Théophile regardait avec intérêt, pendant des heures, et les horlogers du quartier connaissaient de longue date cette tête chafouine et souffrante qui venait se coller aux carreaux.
Par l'intluence de l'abbé Verlaine, il entrait comme commis et second chez M. Crépussin, qui tenait une boutique de bijouterie, avenue des Ternes, n°32. M. Crépussin, un vieux rageur, crochu, haut comme une botte, très rouge avec des cheveux très blancs, coiffé d'une calotte de velours noir bordée d'une grecque en soie, rappelait assez exactement ces bonshommes confectionnés avec des pattes de homard.
Il était veuf avec une fille unique, Octavie, jeune personne mafflue et fière tirant sur la trentaine, qui faisait marcher la maison.
Théophile restait là cinq ans, prenant goût à l'horlogerie, sachant flatter la pratique, ayant le sentiment de la vente, mais gardant encore un vieux levain d'honnêteté, – ce qui ne vaut pas grand'chose dans le commerce –, satisfaisant malgré tout son patron, et vivant presque sur un pied d'égalité avec Mlle Octavie qui le toisait de haut en bas, tandis que lui osait à peine la regarder de bas en haut.
Un dimanche soir, en revenant de faire sa promenade accoutumée sur le talus des fortiftcations, M. Crépussin se prit de querelle avec un marchand de marrons, qui avait essayé de lui couler une pièce fausse de cinquante centimes sur un franc, et il tomba raide, frappé d'une attaque d'apoplexie.
L'enterrement fut très convenable. Toute l'horlogerie des Ternes était là, et même la présence d'un gros bijoutier de la rue Bleue fut très commentée.
Jusqu'au cimetière, à pied, Théophile suivit le convoi non loin d'Octavie suant et soufflant. La boutique resta close toute la journée ainsi que le lendemain.
Et de midi à sept heures, les voisines vinrent chacune à leur tour. histoire de manger le temps, lire l'inscription que Théophile avait écrite en belle cursive et collée sur un des auvents : « Fermé provisoirement pour cause d'obsèques, sans compter les autres jours de fêtes, et les dimanches. »
II
Une fois qu'on eut bien installé défunt Crépussin père à Montparnasse, de faàon à ce qu 'il ne manquât de rien, les choses reprirent leur ordre accoutumé.
Théophile passait au magnsin ses journées entières, de huit heures du matin à neuf heures du soir. Aussitôt arrivé, il se débarrassalt de son paletot et de son feutre, et se mettait immédiatement à sa petite table. Il y travaillait en silence sans se déranger. Il s'était entendu avec le marchand de vins d'en face, et, sur le coup de midi, un garçon, suant sous un linge mou imbibé de sauce, lui apportait avec vivacité, dans une serviette nouée, les trois portions de son repas, plus une demi-Mâcon.
À midi un quart, Mlle Octavie faisait son apparition. Sa voix était douce et grasse :
« Monsieur Théophile va bien ?…
– Très bien, et vous, mademoiselle ?
– Pas mal, répondait-elle, et… monsieur Théophile a déjeuné ?… »
Elle avait l'habitude invétérée de parler à tout le monde à la troisième personne, ce qui lui donnait aux yeux des gens qui la fréquentaient un air embarrassant de grande dame.
Elle se casait ensuite derrière son comptoir. Cette manœuvre lui prenait quelques instants. Enfin, quand elle avait triomphé des dernières difficultés, elle se renversait en suffoquant dans son fauteuil d'acajou, dont les jointures en souffrance se plaignaient, et, ses deux mains jointes sur sa poitrine gonflée qui s'avançait comme pour leur servir de reposoir, souriait, béate, en promenant ses regards tout autour d'elle.
Elle restait ainsi, éternellement, ses dix doigts entremêlés, n'ouvrant jamais un livre, ne tenant même pas une tapisserie ou un ouvrage au crochet, communiquant aux autres un immense et colossal ennui au-dessus duquel elle semblait planer, très haut.
Son inertie physique et intellectuelle était devenue peu à peu la seule occupation dont elle fût capable.
Pendant le mois qui suivit la mort de son père, elle reçut de nombreuses visites d'amies ou de voisines.
À chacune il fallut redire les derniers moments du pauvre homme, comme il était changé déjà quand on l'avait rapporté ! Combien c'était cher à Paris, pour être enterré agréablement ! Elle donnait tous les détails sans se faire tirer l'oreille, le prix total des frais à l'église, – sans orgue, bien entendu, avec orgue on ne sait pas où on va – les pourboires des croque-morts, la maison de confections où on l'avait écorchée pour son deuil.
Et à chaque personne qui venait, en passant, lui dire un petit bonjour, lui exprimer ses condoléances, elle recommençait avec un nouveau plaisir.
En dehors de ces visites, la vie de Théophile et d'Octavie n'était traversée que par les entrées et les sorties des clients qui se hasardaient, après des hésitations et des perplexités de plusieurs semaine, à tourner le bec de canne du magasin.
C'était la bouchère qui faisait enchâsser dans une broche la tête carrée de son homme ; une jeune femme malingre et fanée qui payait en pièces de cent sous toutes neuves un petit hochet d'enfant ; ou parfois des paysannes en bonnet fin et en châle à pointe, qui, très dignes et la bouche pincée, venaient essayer des alliances guillochées. Après, on avait toutes les peines du monde à retirer les bagues de leurs gros doigts rouges : Mouillez ! mesdames… mouillez !…conseillait Octavie. Alors, elles s'introduisaient la main jusqu'au fond du gosier, au risque de se faire vomir. Finalement., elles se décidaient pour un simple anneau de cornaline.
Quand sonnait sept heures, Théophile passait au fond de la salle à manger en compagnie de mademoiselie, et ils dînaient l'un en face de l'autre. Si, pendant le repas, quelqu'un entrait au magasin, c'était toujours Théophile qui, la bouche essuyée à la hâte, se dérangeait.
Le dîner durait de vingt-cinq à trente minutes, Ils parlaient peu, Octavie avait coutume de répéter qu'on se mettait à table pour manger, non pour « discourir » et Théophile était trop timide pour oser, le premier, engager la conversation.
Ils restaient donc silencieux. Il avait mille attentions pour elle, lui versait à boire, lui présentait le plat, le tenait penché pour qu'elle pût aisément prendre toute la sauce, se levait pour lui couper du pain. Elle disait avec un sourire blanc : « Monsieur Théophile est d'une amabilité… » puis se taisait.
Quand ils avaient fini, ils pliaient leur serviette, chacun différemment , et rentraient au magasin, taudis que Rose, une petite bonne de vingt-deux ans, sournoise et mal peignée, desservait en traînant ses savates.
Octavie se remettait dans son fauteuil d'acajou, les bras croisés, les yeux au plafond ; et Théophile à sa table surchargée de montres, prêtes pour l'autopsie. On n'entendait que Ie chuchotement discret et continu de la lampe à gaz, reliée au mur par un long tuyau de caoutchouc, et sous l'abat-jour vert de laquelle il s'absorbait dans la pénétration intime des trous à rubis et des cylindres à échappement.
À neuf heures, avec un terrible bruit de ferraille, Rose fermait au dehors, mettait les volets, posait les clavettes. Alors Octavie ronronnait de sa voix douce et toujours égale :
« Monsieur Théophile va se coucher… Monsieur Théophile doit être bien fatigué… il a les yeux battus. »
Lui, rangeait sa chaise le long du mur, enfilait son paletot, et, son chapeau à la main, obligé pour sortir de se baisser sous le portillon, il murmurait ployé en deux, presque à quatre pattes, dans une posture de chimpanzé : « Bonne nuit, et à demain, mademoiselle ! »
En une minute il était rendu à l'Hôtel des Quatre-Coins-Cardinaux – vingt-cinq francs par mois, on paye d'avance.
Une fois dans sa chambre, dès qu'il avait frotté une allumette, il lirait le verrou, joignait les mains devant sa glace, en se regardant, et les larmes aux yeux, tous les membres secoués par une émotion trop longtemps contenue, s'écriait :
« Dieu de Dieu ! que je l'aime ! »
III
Deux mois après, il l'épousait.
Il lui avait demandé sa main, un soir, à table, tout en mangeant des œufs à la neige, et elle avait immédiatement consenti. Puisqu'ils vivaient ensemble, toujours seuls en en tête-à-tête, il était plus convenable d'être mariés, pour le quartier.
La noce se fit sans ostentation. Rien que les témoins et quelques Crépussin collatéraux qu'il eût été cependant difficile de ne pas inviter. À l'église Théophile pleura beaucoup, et laissa choir son cierge qui se cassa en deux. Un parent pauvre vit là un mauvais présage.
Dans la journée on se promena sur les boulevards, on visita les musées, et Mme Chotton prit un vif intérêt aux tombeaux égyptiens. La table avait été dressée dans le magasin. Une gaieté tranquille et douce régna durant le dîner ; Octavie dès le début planta sa fleur d'oranger de corsage dans son verre à champagne, et, tandis qu'on enlevait les assiettes, Théophile avait des distractions, des absences, en pensant qu 'il était enfin charbonnier chez lui, qu'il ne serait plus obligé, comme autrefois, de regagner chaque soir l'Hôtel des Quatre-Coins-Cardinaux, que, tout à l'heure, dans un instant, il allait se trouver seul… seul avec une femme qu'il aimait, d'amour !
Après dîner, ils allèrent au cirque Fernando où on jouait une amusante « pantomime » et ils ne rentrèrent que vers minuit dans le quartier, déjà désert.
Leur lune de miel dura huit jours, à peine l'espace d'un quartier ! Octavie se refusait bientôt à goûter Ies joies du mariage, et Théophile se résignait, la mort dans l'âme, à ne plus les lui faire partager.
Rose s'étant permis de commettre au marché des révélations indiscrètes sur la situalion respectivement pacitique des deux époux, l'écho les redit aux oreilles de madame, et Rose fut priée de chercher une autre place.
Le soir même elle partait, le cœur gonflé de fiel à l'égard de ses anciens maîtres, et le lendemain, à neuf heures, une nouvelle bonne se présentait, recommandée par une voisine.
Elle s'appelait Victoire Sauzade, et elle était « de Pithiviers ». Une grande fille sèche avec une poitrine plate comme un dos et des mains de roulier. Le visage criblé de taches de son. Pas d'âge. Elle avait déjà servi un peu en province chez un vétérinaire et un prêtre, et montrait d'assez bons certificats. Elle était orpheline, savait coudre, et cuisiner suffisamment un petit ordinaire bourgeois. Madame lui ayant demandé ce qu'elle désirait être payée, elle répondit slmplement : « Ce qui vous agréera. – Mademoiselle Victoire a donc des économies, de l'argent placé… ? insinua madame. – Je n'ai pas d'argent et je ne tiens pas à en avoir, répliqua-t-elle, je suis domestique, parce que j'aime ça ; je suis faite pour servir… c'est ma nature. Y en a qui sont sur terre pour commander, y en a qui sont pour obéir . »
Immédiatement Octavie, qui avait la pensée de donner trente-cinq francs par mois à cette créature, lui en offrit carrément vingt-cinq.
« Va pour vingt-cinq, puisque c'est vingt-cinq ! » opina Victoire.
Sur ce, elle alla prendre possession de ses fourneaux, et madame rentra au magasin avec le regret amer de n'avoir point proposé vingt francs. Elle avait été trop bonne. On ne gagne rien à se montrer prévenante envers la valetaille. Mais elle se consola bien vite en se disant qu'avec un naturel aussi probe et aussi coulant que celui de cette fille, elle pourrait aisément se rattraper, et qu'il lui serait facile, le jour où elle la surprendrait en faute, de saisir l'occasion pour la diminuer. On augmente bien les domestiques dont on est content, pourquoi ne réduirait-on pas ceux qui laissent à désirer ?
Le soir, elle se mit à table avec l'intention arrêtée de se montrer sévère, mais, en dépit de ses préventions, elle dut convenir que le dîner était soigné. Le bouillon lui sembla même si velouté qu'elle en reprit, profitant d'un instant où la bonne était occupée à sa cuisine.
Enfin, le lendemain matin, quand Victoire, en revenant des provisions, lui dit : « Je dois avertir madame que le boucher me donne le sou pour franc ; je préviens madame parce que je sais qu'il y a des maîtres que ça contrarie… » Octavie se flatta d'avoir mis la main sur « la perle » et pensa : « Décidément elle est honnête, il faut que je la garde à tout prix, je la remplacerais difficilement.
À dater de ce jour, Victoire fit partie de la maison. Dans ces petits ménages de boutiquiers, une domestique à tout faire, qui fait tout pour vingt-cinq francs par mois, n'est pas une domestique ordinaire. Elle vit presque sur un pied, sinon d'égalité, du moins de rapprochement avec ses maîtres. Le logis est si modeste et si exigu que la cuisine touche à la salle à manger. En hiver, on laisse toutes les portes ouvertes pour que la chaleur du fourneau se répande parmi les autres pièces. Madame ne croit pas déchoir en allant tourner et virer autour des casseroles, et la bonne, sans se trouver trop déplacée, s'installe volontiers au magasin pour repriser ses torchons et faire les raccommodages.
Victoire fut rapidement connue dans le quartier, et, comme elle « ne frayait pas », en peu de temps on la délesta.
En effet, elle avait horreur des commérages, des médisances, des conciliabules venimeux où, après avoir fait valser les anses des paniers, cancanent et potinent toutes les filles d'offices, les cheveux ébouriffés, le teint rouge, les brides du bonnet flottant comme des banderoles.
Elle avait la fierté de son métier de servante, et aurait cru déroger en s'abaissant à de pareilles vilenies. Elle était probe, sans qu'il y eût rien de sa faute… comme on est brun ou blond.
Un matin qu'elle venait d'acheter une romaine, le fruitier lui ayant fait une offre galante en des termes un peu vifs, elle lui envoya la salade en pleine figure.
Justement blessé dans ses sentiments les plus respectables, pourpre de colère, mais se contenant, il ramassa la romaine, l'essuya du revers de sa manche, la remit sur le tas, et froidement : « Va donc, mam'zelle Vertu ! »
Le mot était cruel. Il fit le tour des Ternes, revint à l'endroit d'où il était parti, et il resta. Désormais, Victoire était irrémédiablement baptisée : mam'zelle Vertu.
IV
Depuis dix ans qu'elle était chez les Chotton, aucun événement marquant n'était venu interrompre sa vie monotone et toute pareille. Si pourtant… elle gagnait à présent trente francs : une gracieuseté que lui avait faite madame pour sa fête.
Depuis dix ans, chaque matin, six heures battant, elle était debout, Elle sautait du lit, ses deux pieds nus ébranlant le carreau, s'habillait dare-dare, et allait au trot à Saint-Ferdinand entendre sa messe basse. Une messe pour pauvres, une messe d'un sou, qui se disait Ià-bas dans le fond, derrière le chœur, à la chapelle Saint-Joseph, et à laquelle assistaient des sœurs de Saint-Vincent de Paul, qui communiaient toujours.
Victoire priait de toute son âme, pour monsieur, pour madame, pour la prospérité de la bijouterie Chotton… – Trois : Souvenez-vous et un : Je vous salue Marie… pour la bijouterie Chotton. – Et puis, s'il restait quelques minutes avant la fin du dernier évangile, un peu pour elle, I'égoïste ! D'ailleurs, elle ne connaissait personne autre pour qui implorer la bonté divine. Elle était seule sur terre, sans attaches, sans parents, sans amis… sans chien, ni perroquet… Victoire Sauzade… bonne… Un point c'est tout.
Après l'Ite missa est, elle se dépêchait de retourner à la maison, ouvrait la boutique, rangeait les contrevents, et montait éveiller monsieur et madame.
Sur le coup de huit heures seulement elle faisait irruption dans leur chambre, poussait les persiennes, tirait les rideaux de reps ; et la lumière envahissait la pièce brusquement, éclairant d'une flambée madame assise sur son séant, le ventre énorme saillant sous le drap, la tête enfoncée dans les oreillers, ses trois mentons débordant, croulant en fanons sur la camisole festonnée. Monsieur, lui, était invisible.
Depuis le temps qu'elle était à leur service… jamais, pas une fois, Victoire ne pouvait se vanter de l'avoir aperçu au lit. Il glissait toujours. Il était là, quelque part, au fond, sous les édredons, du côté de la boule. Madame soulevait une paupière attristée, et d'une voix Ianguissante murmurait : « Quel temps fait-il ? »
Neige ou vent, pluie, verglas ou soleil, Victoire répondait invariablement : « Très beau, madame », par routine ; après quoi elle redescendait à la boutique, frottait, cirait, essuyait les sièges, en hiver allumait le poêle, et partait au marché son panier au bras, la main dans sa poche sur son porte-monnaie, satisfaite de Dieu, de ses maîtres, des autres, d'elle-même, de tout.
Dans l'après-midi, elle faisait à fond la chambre à coucher.
Les Chotton avaient une chambre à coucher jolie, où l'on se sentait à l'aise. Victoire ne concevait rien de plus opulent, et elle avait de la considération pour le meuble.
Le lit très haut, pareil à un catafalque, touchait presque au plafond. Trois matelas, tout plume ; on y perdait pied. Un lit comme en ont les concierges,ou les somnambules extralucides dans les foires. Les chaises et les fauteuils en velours étaient recouverts de dos en crochet pour qu'on ne graissât pas l'étoffe en frottant sa tête.
Aux murs pendaient trois tableaux. D'abord deux chromo figurant, la première : une jeune fille soufflant des bulles de savon ; la seconde : le Prince Impérial sur un poney au galop, puis un alphabet en tapisserie exécuté par Octavie quand elle était petite. En outre, trois pendules – les belles pièces de la collection – attiraient le regard. Celle qui ornait la cheminée représentait Esculape (buste) ; celle qui se trouvait sur la commode, Duguay-Trouin ; et la troisième, sur le secrétaire, M. de Humboldt assis, les jambes croisées.
Au milieu se dressait un guéridon chargé d'une cave à liqueurs, d'un album de photographies et d'un dessous de lampe en laine verte jouant la mousse à s'y tromper. À terre, devant chaque siège, de petits paillassons tout ronds, pour indiquer la place où on est forcé de déposer ses pieds.
Dans la journée, Victoire cousait, réconfortait à grands coups d'aiguille les robes de madame et les chemises de monsieur, à quatre heures apprêtait son dîner, à huit mangeait à son tour les restes de ses maîtres, lavait sa vaisselle, fermait le magasin et décrochait le lorgnon bicolore qui servait d'enseigne. Autrefois on le laissait, mais depuis que des mauvais plaisants s'étaient divertis une nuit à le transporter au numéro quarante-six, pour le pendre à la fenêtre de Mme Poitrine la sage-femme… on l'enlevait chaque soir, mesure de sûreté. Après avoir demandé à Octavie la permission de se retirer, elle grimpait dans sa chambrette mansardée.
Au sixième, en plein toit, un racoin sans cheminée ayant la largeur d'une guérite. Pour tout mobilier : un lit de sangle, un miroir de deux sous, sa malle (une vieille malle très longue, poilue comme uné chine de sanglier) fermée au cadenas, avec une cuvette posée dessus. Plus un porte-manteau où se devinaient des jupes derrière une toile. En cinq minutes, Victoire trouvait le moyen de faire sa prière, de se déshabiller, de se coucher et de s'endormir.
Telle était la vie courageuse et humble que menait Mam'zelle Vertu depuis une longue série de mois. À peine changée, l'infatigable fille. Quelques cheveux gris avaient poussé sur ses tempes un peu creusées, mais elle ne paraissait pas avoir franchi la quarantaine. Ses maîtres n'avaient jamais eu pour elle aucune bonté, aucune attention, aucun de ces soins délicats et prévenants qui font presque du serviteur un ami, qui lui rendent plus doux et plus faciles son ingrate besogne, son esclavage quotidien. Non, M. Cbotton était un pauvre être inoffensif, de plus en plus laid avec l'âge, disgracieux et gauche comme un kangouroo, et qui semblait tout honteux de vivre. Il craignait sa femme et la respectait. Cette obésité immuable et tranquille lui en imposait. C'était elle qui avait toutes les clefs et qui achetait le sucre. Lui n'existait pas.
Elle le dominait et le tyrannisait à tel point que jamais elle ne lui permit, même une minute, de se tenir au comptoir. C'était sa place à elle, son domaine réservé. Elle y trônait majestueusement tout le jour, les deux coudes sur son pupitre, entre le grand Livre à coins et les balances de cuivre ; tandis que la glace penchée derrière elle renvoyait l'image de sa nuque en bourrelet et de son dos arrondi comme un traversin.
Monsieur était donc relégué au second plan, absorbé, débordé par sa considérable moitié. Rarement il parlait à Victoire, et si par hasard il lui donnait un ordre, c'était d'une voix si humble qu'on l'eût pris pour le domestique. Il était doux, poli avec elle, lui disait : merci, quand elle lui offrait du pain et trouvait toujours son service fait convenablement. Aussi Victoire ressentait pour lui une sympathie qui confinait à l'affection.
Elle s'était prise de pitié pour ce mari honoraire, si petit, si chétif, qui faisait si peu de bruit. Elle avait du respect et de la compassion pour sa laideur inquiète. Avec son Instinct de paysanne à peine dégrossie elle devinait les douleurs très terre-à-terre qui s'agitaient dans cet étroit cerveau de boutiquier. Chagrins d'amour, chagrins d'affaires, la vie sans tendresse, et le foyer sans éclats de rire d'enfant, tout cela se lisait couramment pour elle sur le visage trop tôt flétri de M. Théophile.
La face bouffie de madame respirait, tout au contraire, un égoïsme énorme et lourd comme elle, un égoïsme engraissé avec le temps, et qui prend chaque jour de la ceinture. Dans les rapports qu'elle avait avec la bonne, Octavie était froide, d'une froideur doucereuse et calme cent fois plus pénible à supporter que les fureurs d'un naturel violent. Néanmoins Victoire l'aimait en dépit de son exécrable caractère. N'était-elle pas la femme de monsieur ?
Et puis cette fille bizarre avait des idées à elle sur le dévouement. Elle s'était gravé dans la tête un catéchisme des devoirs des serviteurs envers leurs maîtres. La domesticité, à ses yeux, était une fonction sacrée, dont elle s'enorgueillissait bien loin d'en rougir, presque un sacerdoce. Elle se considérait comme préposée à la maison Chotton par la Providence, et elle eût cru faillir à sa mission, se dégrader vis-à-vis d'elle-même, voler Indignement l'argent qu'elle gagnait, en ne se mettant point en quatre, jour et nuit, pour satisfaire scrupuleusement aux moindres exigences de ses maîtres. Et cela, non pas pour eux personnellement, plus que pour d'autres ! Si au lieu d'être en place chez le bijoutier Chotton, elle eût été au service du quincaillier Méquignard ou du boulanger Croustamolles, elle eût pensé et agi de même.
L'honnêteté, l'attachement, étaient des vertus qu'elle avait dans le sang. Il eût donc été ridicule de lui en savoir aucun gré.
V
Sa vie avait beau couler bêtement, plate et uniforme, mam'zelle Vertu ne connaissait pas l'ennui.
Hiver, printemps, été, son humeur était aussi égale. Depuis la minute où elle ouvrait l'œil jusqu'à l'heure où Octavie s'écriait, avant qu'on fermât le magasin : « Victoire a-t-elle décroché le binoque ? » toujours même ardeur et même zèle.
En ces dix ans de travaux forcés pas une défaillance, pas une lassitude, pas une seconde de découragement. Que de choses s'étaient passées dans le quartier ! On avait démoli de vieilles maisons pour en construire à la place des neuves, à cinq étages, qu'on ne pouvait pas arriver à louer ; on avait créé un nouveau service de tramways. La sage-femme avait marié ses deux filles. L'aînée avait mal tourné ; la seconde traînait déjà deux garçons à cette heure. Le fruitier était devenu fou… celui-là même qui lui avait proposé… vous vous rappelez ? Les arbres de l'avenue s'étaient bien développés. Il y avait des dos qui s'étaient cerclés et des cheveux qui avaient déteint en blanc. Quelques-uns étaient partis à droite, à gauche, qui avaient fait le fameux déménagement pour le pays où il n'y a point de terme !… Et puis de la politique, où personne ne comprend rien ; des affiches, la Marseillaise, les uns qui disent oui, les autres qui disent non, le commerce qui cloche, les Frères de la Doctrine et nos Sœurs de Saint-Vincent qu'on avait mis à la porte… un tas d'affaires pas très belles enfin ! Eh bien, au milieu de tous ces tracas, la maison Chotton – c'était vraiment de la chance – avait navigué tout doucettement sans trop souffrir.
Au point de vue de la santé d'abord, on n'avait pas à se plaindre ; monsieur et madame, à part une ou deux petites misères, s'étaient portés suffisamment. Quant à elle… une vraie barre de fer, sans compter un appétit superbe, un appétit de campagnarde. Octavie le lui avait déjà reproché souvent le soir, en faisant le compte… « Elle mange comme une ogresse… elle se fera du mal… et puis, elle ne réfléchit pas qu'elle augmente la dépense… La maison est déjà très lourde ! Elle y fera attention… n'est-ce pas ?…
– Oui, madame », répondait Victoire. Cependant, elle avait beau s'observer, elle avait faim tout de même, et dévorait comme par le passé, sans qu'elle profitât d'un centimètre, toujours sèche, et maigre comme une arête.
Octavie, plaisantant à ce propos, disait du bout des lèvres : « Elle devrait me voler un peu de ma graisse, elle s'en trouverait bien, et moi aussi… »
Inutile souhait ! Vœu superflu ! À force de rester au magasin sans bouger, éternellement assise, économe de gestes et de paroles, elle s'épaississait de jour en jour, dans sa paresse.
Monsieur, lui, prenait de l'exercice. Il avait une clientèle de rentiers aisés chez lesquels il allait environ une fois par semaine remonter les pendules. Il appelait cela : faire son cœur de Paris. C'était son dessert, sa distraction, cette sortie, le seul moment de liberté qui égayât sa vie d'un brin de rose.
En été surtout, rien de plus charmant.
Il partait les mains dans ses poches, son chapeau de paille en arrière, humant avec délices le petit vent chatouilleur qui soulevait les basques de sa veste de toile, et mettait un léger frou-frou parmi les feuilles des marronniers déjà verts. De préférence, il marchait du côté soleil, ébloui, clignotant ses paupières sanguinolentes sous les rayons de feu qui l'aveuglaient, pénétré pourtant par cette chaleur saine, bombant le dos et se laissant cuire un extase. Il flânait en chemin, musait, bricolait aux bagatelles de la porte ; mais en regardant derrière lui de temps à autre, avec des attitudes effarouchées et comme un homme qui aurait la crainte d'être suivi.
Il rentrait d'ordinaire vers les quatre heures , ayant dans ses poches un tas de cadrans qui lui faisaient des bosses partout, et qui breloquaient à chacun de ses mouvements.
Depuis son mariage, ses sentiments pour sa femme s'étaient bien modifiés. D'amour il n'était plus question. Malgré sa froideur et ses refus, il l'avait adorée au fond de lui-même pendant les quatre à cinq premiers mois de leur union. Il avait supplié, pleuré. Octavie avait souri, et le fixant d'un air de reine de Saba outragée : « Ah çà ! il se moque de me demander des choses pareilles !… il finira par me lasser… Il m'offense… et il offense Dieu… j'espère qu'il ne me reparlera plus jamais de ces indécences ! »
Alors, après avoir essuyé ses yeux, la réflexion aidant, il avait pris peu à peu son parti de s'être trompé, et d'être marié à côté. Dans sa simple et vulgaire philosophie, il s'était dit qu'on était bien forcé de vivre, même après avoir raté sa vie ; et se repliant, se faisant une existence d'horlogerie égale el vide comme ces montres et ces pendules dont il régularisait le perpétuel tic-tac, il s'était résigné. La résignation est plus facile aux petits esprits, aux âmes bourgeoises, qu'aux intelligences ailées et aux grands cœurs.
C'est une vertu de peuple, d'ouvrier, point de grand seigneur. On ne peut faire un pas dans la rue sans la rencontrer.
VI
« Elle désirait me parler, je l'écoute. »
Victoire, debout, restait sans répondre, les yeux baissés.
Pour la seconde fois, choquée de ce silence, Mme Chatton répéta :
« Elle désirait me parler, je l'écoute… »
Alors, relevant la tête, Victoire balbutia : « Je voudrais, si toutefois… madame veut bien le permettre… je… »
Octavie impatientée lui coupa aigrement la parole : « Qu'elle accouche. Que voudrait-elle ? »
La bonne pâlit, et tout bas, semblant paralysée de honte :
« Me marier. »
Madame ouvrit de grands yeux :
« Se ma-ri-er… prononça-t-elle lentement, et avec qui ? » Puis elle ajouta, la lèvre plissée par une moue, comme si une pensée obscène l'assaillait : « À son âge ! »
Victoire s'arma de courage, et lui conta son projet, avec simplicité : « C'est Cadence, Paul Cadence le sergent de ville. Sans doute madame m 'a vue parler plusieurs fois à un brun, un grand brun qui grisonne ? C'est lui, Cadence. ll m'a demandé honnêtement si je consentirais à devenir sa femme ! »
– Et qu'a-t-elle répondu ? interrogea Octavie dont les narines déjà se pinçaient.
– Je n'ai rien voulu décider avant d'obtenir l'autorisation de mes maîtres. »
– Encore heureux ! » pensa tout haut Mme Chotton.
Victoire continuait de sa voix douce et un peu sourde que l'émotion faisait chevroter :
« Il est veuf ; un digne garçon, pas coureur, il a une petite fille de onze ans, très mignonne mais pas bien forte. Il ne peut s'en occuper comme il le voudrait. Sans cette raison il ne se serait jamais remarié, car il a eu un très gros chagrin à la mort de sa première. J'élèverais donc l'enfant. Il a quelques économies, pour commencer on les entamerait… Ça n'est pas un mariage d'amour, mais ça y ressemble tout de même un peu, et jr sens que je ne serais vraiment pas à plaindre. Il n'a pas l'air d'un homme à battre les gens, ni à boire. Et puis la petite est toujours là qui me ferait une récompense !
– J'entends, opina Octavie immobile dans son fauteuil, elle se lance… elle nous lâche enfin…
Victoire se redressa, la rougeur au front.
– Madame n'est pas juste, je n'oublierai jamais ses bontés et il n'est pas question de m'en aller. La preuve c'est que rien n'est encore arrangé. Je lui ai dit : « Cadence, j'accepte, mais à cette condition seulement que monsieur et madame voudront bien me laisser partir, et de bon cœur. Avant d'être à vous je suis à mes maîtres. » J'attends ! Que madame commande, elle sera obéie.
Octavie se croisa les bras et sifflota.
– Je n'ai rien à lui ordonner, prononça-t-elle enfin. Elle est libre, libre comme l'air et les petits oiseaux. Reste à savoir si elle ne se rend pas coupable d'ingratitude après tout ce qu'on a fait pour elle… On l'a augmentée de cinq francs il y a trois uns. Et je ne parle pas de mes chapeaux, de mes vieilles robes usées, qui sont encore toutes neuves quand je les lui abandonne… Mais elle veut se marier, elle veut tâter de l'homme ? Qu'elle tâte, elle s'en repentira, et ce n'est pas moi qui m'apitoierai ; ah ! dame non ! »
Sans répliquer, Victoire l'avait laissée parler. Elle tira son mouchoir à carreaux, s'essuya fortement les yeux, et la gorge étranglée : « Madame a raison, je ne me marierai pas, je suis trop vieille. »
Octavie, le regard au plafond, conclut : « Où sera-t-elle mieux qu'ici ? Où ?…
– Nulle part, je sais bien. »
De la même voix abattue, elle ajouta : « Faut-il pour ce soir garder froid le restant du veau ? j'avais pensé à une petite sauce… »
– Qu'elle fasse plutôt une sauce, répondit Octavie.
– Bien, madame ! » Et Victoire sortit. Dès qu'elle eût fermé la porte, Octavie étendit les bras, puis éclata d'un rire poussif, trop longtemps comprimé, d'un rire de vachère qui ébranlait son ventre massif. Et entre chaque secousse, elle répétait, se tordant : « Mme Cadence !… Mme Cadence ! »
VII
Ce coup fut terrible pour Victoire. Elle resterait fille, c'était désormais irrévocable.
Son premier regret fut pour la petite qu'elle avait déjà commis l'imprudence de chérir, anticipant sa maternité. Elle se disposait à la dorloter, poussée par une tendresse toute neuve qu'elle s'étonnait elle-même de ressentir. Et brusquement voilà que son affection, préparée avec un soin jaloux, restait sans emploi… Sur qui allait-elle la reporter ?
Ayant imploré le prêtre qui la dirigeait, elle apprit qu'on était consolé « en mettant tout au pied de la Croix. »
Elle y mit donc tout ; mais sans entrain.
Le souvenir de Cadence fut long à la quitter. Cet homme à grosses moustaches lui semblait plus imposant et plus noble que les autres. Il avait un uniforme. Dès qu'elle l'avait connu, il lui était apparu comme une force protectrice, et sans savoir, elle l'avait aimé avec respect et crainte. Assassinat, incendie, inondation, rixe, accident de toute nature… qui allait-on chercher en cas de péril ? C'était lui, toujours lui, le sergent de ville, agitant en pleine bagarre sa silhouette d'ombre chinoise ! Aussi les devoirs sacrés quïl avait à remplir, joints aux dangers incessants qui le menaçaient, lui fuisalent une sorte de piédestal. Elle le voyait à toute minute jouant sa vie, guetté la nuit au tournant des rues par les souples rôdeurs, en chaussons, exposé aux coups de couteau plantés dans le dos !…
Enfin, n'était-il pas l'Ange de la sécurité publique, la Providence du trottoir et du pavé, empoignant les malfaiteurs au collet, arrêtant les chevaux emportés, relevant les pochards anéantis, reconduisant par la main chez leurs parents les petits gamins égarés, ralentissant la marche des voitures, aidant à traverser les aveugles et les personnes âgées !… Ah oui ! elle eût été joyeuse d'être sa femme, joyeuse et fière de lui donner le bras à gauche, du côté où il portait sa médaille militaire.
Les dimanches ils auraient été tous les trois au Jardin des Plantes… On dit qu'il y a des lions, des serpents ? La petite aurait couru devant eux… jetant du pain aux bêtes…
Mais à quoi bon repenser à toutes ces choses qui n'arriveraient plus ?… À quoi bon ?
VIII
Six mois se passèrent. Cadence changea de quartier, puis se remaria avec une autre femme. Madame grossissait toujours.
Un matin, tandis que Victoire nettoyait, seule dans le magnsin, Chotton parut, l'air embarrassé, la mine anxieuse.
Elle s'arrêta d'épousseter : « Monsieur cherche quelque chose ? »
Secouant sa petite tête inquiète, il lui fit signe que non ; puis, mystérieusement, commanda : « Montez avec moi ! »
Quand ils eurent gravi l'escalier branlant qui menait à la chambre, Chotton poussa la porte, et se laissa tomber dans un fauteuil avec un soupir. Il paraissait au comble de I'émotion, et ses menottes décharnées dansaient au bout de ses manches agitées d'un fort tremblement.
Victoire, debout, le considérait avec la sollicitude d'une mère.
« Je vois ce que c'est, demanda-t-elle, monsieur souffre ? Je vas y faire un petit tilleul bien bouillant ?… »
Il la retint : « Non, restez, je n'ai besoin de rien. »
Un silence d'une minute régna. Il se moucha, tira sa montre, regarda l'heure, toussa, puis d'une voix resserrée comme si quelqu'un l'eût saisi à la cravate, il commença :
« Ma fille, je vous aime beaucoup… Vous nous êtes très attachée… je vous aime beaucoup… Ma femme n'est pas toujours avec vous très… comment dirais-je ? Enfin, vous me comprenez. Malgré cela jamais en défaut, douce comme un mouton, aimant les vieux qu'elle sert. Eh bien, ça, c'est beau…, ne m'interrompez pas, c'est beau ! Aussi, je vous le répète…, je vous aime beaucoup… Et tenez ! voulez-vous me donner la main ? »
Elle hésitait, confondue d'un tel honneur. Mais comme il avançait le bras, elle n'osa point le faire attendre et déposa sa main, crevassée par quinze ans d'eau de vaisselle, dans la main blanche et froide de Chotton. Sans la lâcher, l'horloger parlait :
« Voilà ce que c'est, je ne vais pas sur des roulettes… Il y a des jours où je me trouve faible et l'appétit s'en va… C'est le bout de la fin, j'en ai peur !
– Vous, monsieur ? plaisanta Victoire, vous m'enterrerez.
Il déclara, comme s'il était sûr de son affaire :
– Oh que non ! c'est vous et ma femme, vous deux qui me verrez dans ce lit - il l'indiqua du regard - allongé entre deux chandelles, et avant peu… J'arrive à la chose qui me coûte tant à avouer. Je n'ai jamais été très heureux en ménage. Pas malheureux…, mais pas heureux non plus ; et j'ai commis dans le temps une faute. Une faute si l'on veut. J'ai aimé quelqu'un en dehors, et puis… et puis… un enfant irrégulier… Ah ! la triste anecdote ! »
Mam'zelle Vertu, les yeux dilatés, écoutait.
EIle se ressouvint de Cadence et sur-le-champ s'écria :
« Une petite fille, parions ?
– Oui une petite fille, répéta-t-il perdu très loin, jolie, jolie… qui ne me ressemble pas, heureusement. C'est elle que je vais embrasser, chaque fois que je fais mon cœur de Paris. lJn prétexte mon cœur de Paris, pas autre chose… » Et ses paupières laissèrent échapper avec parcimonie deux ou trois larmes de pauvre homme, de piteuses gouttelettes qu'on sentait distillées par un cœur souffreteux et recroquevillé. Il continua : « La mère est morte l'an passé, du foie. J'ai donc placé Mathilde - c'est son nom - chez une amie, une voisine qui me la garde par complaisance, car elle n'est pas riche, et que j'aide autant que je peux, en me cachant de ma femme… » Il s'interrompit pour dire, saisi de terreur : « Si Octavie savait…, si jamais !… »
Puis il reprit, avec plus d'émotion et de chaleur : « J'adore cette petite ; elle a onze ans. Ça n'est pas d'hier, comme vous voyez. Je peux partir au premier jour, demain peut-être. Quand je n'y serai plus que deviendra-t-elle ? Je n'ai confiance qu'en vous…, voulez-vous la prendre pour enfant ? je vous la donne. Je ne connais personne… vous êtes la seule à qui j'ose sans inquiétude demander un pareil… un pareil. » Il redit encore une fois : un pareil… sans pouvoir trouver le mot qu'il cherchait ; et des larmes pénibles coulèrent à nouveau sur ses joues. On les voyait s'arrêter une seconde à la pointe de son menton, puis une à une tomber sur le drap noir de son pantalon qui les buvait.
Mam'zelle Vertu, qu'une violente envie de pleurer travaillait aussi depuis quelques instants, agita sa main à laquelle Chotton n'avait cessé de rester accroché, et prête à éclater : « Je vous le promets… Victoire Sauzade n'est qu'une bonne mais elle est à vous jusqu'au dernier soup… soupir ! »
Tout bas il chuchota : « Merci ! » Puis, malgré les efforts de Victoire qui se débattait, protestant : « Monsieur, cessez donc…, finissez ! » il s'abattit sur les deux genoux, à ses pieds, secoué d'un attendrissement sénile. Et par reconnaissance il lui baisait avec frénésie les doigts, les poignets, le bas des manches, coup sur coup, et encore et toujours. Enfin il se leva, il prononça : « Partons, car elle peut rentrer d'un moment à l'autre. »
Et il sortit, doux et enfantin, titubant légèrement, comme après les grandes crises.
IX
Cette nuit-là et les suivantes Victoire dormit mal.
La pensée de cette mioche de dix ans qui lui était née soudain ne la quittait pas. Son rêve se réaliserait donc un jour. Elle serait maman, quoique vieille fille et vierge. Une créature mignonne et frêle lui appartiendrait, qu'elle pourrait aimer à son aise et sans limites, et câliner longtemps en lui donnant des baisers à toute heure.
Justement c'était l'époque de la première communion. Pendant une semaine entière le magasin ne désemplit pas de fillettes, enjuponnées de mousseline blanche, que les parents radieux amenaient pour qu'on leur perçât les oreilles.
Mme Chotton s'acquittait avec succès de cette besogne. Elle avait la manière, le truc.
La patiente laissait échapper un faible cri de douleur au moment où le poinçon crevait la chair. Mais Octavie aussitôt s'écriait : « C'est fini. » Et avec un indulgent sourire : « Elle pourra maintenant porter de belles boucles comme les dames ! » Puis elle disparaissait dans l'arrière-boutique, les bras loin du corps, écartant ses dix doigts le long desquels descendaient de minces filets de sang tout rose, du sang pur et nouveau de première communiante, d'agneau sans tache.
Victoire ne pouvait sans attendrissement voir flotter par les rues les vaporeux voiles de neige des petites femmes déjà graves. Elle se représentait Mathilde allant plus tard, les yeux baissés, s'agenouiller à la Sainte Table, tandis qu'isolée dans la foule derrière un pilier, elle la suivrait de toute son âme ; et elle se promettait d'ici là de faire sa petite bourse pour lui acheter un chapelet de nacre, avec un paroissien en velours blanc. Rien ne serait trop beau.
Elle avait hâte d'entrer en fonctions el de jouer son rôle de mère adoptive. L'horloger lui fit connaître l'enfant qui aussitôt se prit à l'adorer. Mademoiselle Vertu ne pouvant, à cause de son service, se consacrer tout entière à la petite, il fut décidé que cette dernière continuerait, comme par le passé, d'habiter chez la femme qui avait bien voulu s'en charger jusqu'ici. Mais Victoire avait le droit de la venir voir aussi souvent qu'il lui plaisait, et de la promener à son gré. Enfin, après la mort de M. Chotton, la garde de l'enfant lui appartenait sans réserve.
Les mois d'été : juin, juillet, furent pour mam'zelle Vertu toute une saison de parfait bonheur. Son cœur débordait.
Dans sa cuisine, à travers I'appartement, partout, elle allait et venait d'une humeur allègre, fredonnant des chansons naïves du pays, se riant à elle-même dans le cuivre de ses casseroles, et plus d'une fois des besoins de danser lui couraient du haut en bas des jambes.
Tout le monde dans le quartier remarqua le changement subit qui s'était opéré en elle, et l'on en conclut qu'elle avait un galant. Un tout jeune homme à coup sûr qu'elle devait entretenir. Elle volait ses maîtres pour lui payer des bagues et des cravates à ressort. Au marché l'on chuchotait sur son passage.
Madame, assoupie dans la même oisiveté, ne soupçonnait absolument rien. Monsieur vieillissait, souffrait de l'estomac, se parcheminait à vue d'œil.
X
Il ne sortait plus autant qu'autrefois et, devenu trop faible, chargeait souvent Victoire de faire il sa place « son cœur de Paris. »
La bonne partait à midi, et ne rentrait que vers les six heures, le teint animé, les yeux humides encore des larmes de bonheur qu'elle avait répandues près de Mathilde.
Après le dîner, régulièrement, Chotton simulant une humeur tyrannique, et prenant, pour ne pas éveiller les soupçons d'Octavie, un ton grincheux de malade criait : « Victoire ! Venez avec moi, je m'appuierai sur votre bras. »
À pas traînants, ils cheminaient, descendant l'avenue, tandis que, sur le seuil, Octavie, carrée dans son plantureux embonpoint, semblait, par une moue dédaigneuse, railler ces deux ruines - son mari et sa bonne - toutes deux presque aussi chancelantes.
Dès que Chotton, soutenu par Victoire, commençait sa promenade, il procédait avec affectation à un interrogatoire sévère infligé à haute voix : « Tantôt vous avez visité la pendule des Secache ?… Bien. Comment ! M. Merlin avance toujours ? Vous ne m'avez pas rapporté les aiguilles de Mme Legentil ? A-t-on remis un verre à l'abbé Chanteur ? Etc. »
Comprimant dans une grimace la violente envie de rire qui la torturait, elle balbutiait : « Oui monsieur, non mon… ieur. » Et soudain, dès qu'ils avaient fait une vingtaine de pas, hors de portée d'Octavie, certains que nul ne les épiait :
« La petite va bien ?
– Si elle va bien ? »
Alors, dans son impatience de tout savoir à la fois, il l'empêchait de parler : « Vous êtes restée longtemps ? Comment était-elle ? Est-ce qu'elle a toujours mal à cette dent du bas ? Sa robe à carreaux n'est pas trop étroite du cou, au moins ? On devait lui tailler les cheveux… Racontez-moi tout ! Dites-moi ! » Et le pauvre homme, gonflé d'une joie débordante, sautillait sur ses jambes guère solides, poussait de petits cris inarticulés ; et la paternité transfigurait son visage fané d'où s'enfuyait la laideur.
C'était un moment exquis, très doux, une des précieuses et discrètes heures de la vie. Les fenêtres commençaient partout à s'éclairer, les boutiquiers respiraient l'air du soir, assis en rond sur des chaises de grandeur inégale.
L'allumeur de réverbères passait, sa lance sur l'épaule ; et les fillettes en bas blancs jouaient à chat-perché dans la pénombre.
Et Chotton, qu'attendrissaient encore cette joie bruyante, ces éclats de rire d'enfants, redisait à Victoire les dispositions secrètes prises en vue de sa fin prochaine.
« Je me sens baisser… Quand il sera temps, je vous remettrai, de la main à la main, quelques économies amassées en cachette. Oh ! ça n'est pas énorme, mais enfin, ça vous aidera toujours un peu. »
Elle l'interrompit : « Ne parlez donc pas de votre fin… vous êtes jeune… vous marierez la petite à un bon garçon… » Il secoua la tête et répéta par deux fois : « Malheureusement non ! Malheureusement non ! » Puis ce regret disparaissant en lui pour faire place peu à peu à l'envahissante pensée de la mort, de cette inévitable mort, il se tut, dégringolé en de lugubres idées qu'il n'exprimait pas, mais qui plaquaient de la stupeur et de l'effroi sur sa figure déjà terreuse.
Comme le vent s'élevait, bruissant dans les arbres qu'on ne voyait plus que comme de gigantesques et informes plantations noires, faisant tache, il frissonna :
« Rentrons, je n'ai pas chaud. »
Ces promenades du soir pendant lesquelles il s'entretenait longuement de Mathilde se terminaient presque toujours ainsi pour lui, dans un abattement épouvanté, dans une poignante appréhension du cercueil.
XI
Victoire ouvrit la lucarne de sa chambrette mansardée, et debout sur sa malle, s'accouda, la tête lourde d'avoir trop vécu dans cette journée.
La nuit se déroulait superbe, et dans les ténèbres bleuâtres du ciel imposant comme un plafond de cathédrale, les étoiles clignaient, et semblaient des diamants qui respirent.
Et aussitôt, envahie par le calme rassérénant qui se dégageait de la tranquillité des choses assoupies, sa pensée se reporta vers son enfance ; elle rétrograda aux premiers instants de sa vie, quand elle était haute comme un sabot.
Tout d'abord elle se sentit petite fille, pieds nus, ramenant par la corde la vache rousse qui meuglait au soleil couchant. Les lieux familiers où sa jeunesse comme un brin d'avoine avait poussé en pleine terre lui réapparurent distinctement : la maison, l'enclos, l'allée de châtaigniers, la rivière jaseuse où s'agenouillaient au bord de l'eau comme de vieux sacristains les saules bossus, à l'air grognon. La prairie verte et jaune l'été sous le soleil ; blanche et noire l'hiver sous la neige. Les chiens bons amis qui aboyaient, après vous avoir léché.
Et puis, un par un, défilant comme à la lanterne magique, se détachèrent d'abord vaguement estompés, ensuite plus nets et plus saisissants : le père, un vieux tanné à peau rêche, dur et vaillant comme sa charrue ; une grosse figure réjouie sous un étroit bonnet, la mère… quelques têtes de voisins dont elle aurait été bien en peine de dire les noms… Et, s'accoutumant peu à peu aux images flottantes de ce passé si reculé, voilà qu'elle retrouva des attitudes particulières, des gestes jadis observés, certaines intonations de voix, mille détails, des riens très vulgaires qui jaillissant, surgissant devant elle sans aucun lien apparent, venaient en foule la surprendre, l'assaillir, la heurter, l'envelopper tout entière de la nuque aux talons ; et elle restait immobile, penchée à son trou, les yeux perdus sur les toits enchevêtrés à I'inflni, ne voyant rien que sa vision, l'oreille ouverte aux voix mystérieuses d'antan, murmurant tout bas à chaque trouvaille de sa mémoire : « Oh oui !… c'est pourtant vrai ! On était heureux plus qu'aujourd'hui ! »
Les années mortes renaissaient. Dans son hallucination rétrospective, elle renifla la senteur violente et chaude des étables, tandis qu'éclatait pour elle seule la triomphale fanfare des coqs sonnant la diane.
Elle recommençait sa vie, non plus toute seule, mais avec Mathilde et Cadence cette fois, et machinalement, elle essuyait ses yeux avec son tablier, sans même s'apercevoir qu'elle pleurait.
Alors tout à côté d'elle, sur le pas de sa porte qu'elle avait laissée entr'ouverte, une forme parut et dit :
« Elle regardera la lune demain… qu'elle aille vite chercher le médecin… Théophile est mal… »
Brusquement tout s'évanouit. Elle répondit : « J'y vais. »
Et s'étant laissée couler du haut de sa malle jusqu'à terre, elle sortit.
XII
Quand elle revint, une demi-heure après, avec le médecin du poste de police M. Lombague, un petit homme chauve exhalant une âcre senteur de benzine, Octavie attendait sur le seuil, en peignoir de nuit. Elle se précipita au-devant d'eux et, saisissant le bras du docteur :
« Il sauvera mon mari… n'est-ce pas ? »
Celui-ci, ne comprenant pas, encore à moitié endormi, car Victoire avait interrompu son premier sommeil, affirma par habitude, tout en bâillant : « Ça ne sera rien. »
Ils montèrent. Un flambeau allumé, posé sur la cheminée, éclairait seul la chambre noyée dans une demi-obscurité ; de courtes plaintes s'échappaient du lit enveloppé de ses guipures rabattues.
Le médecin marcha droit vers les rideaux qu'il écarta et souleva comme une portière, d'un geste aisé, puis fouillant du regard l'immensité du lit désert, il demanda surpris : « Où est le malade ? »
Sous l'amas des couvertures et l'empilement des châles, Chotton, maigre et fluet, réduit à rien, était il peine visible.
M. Lombague rejeta les draps dans la ruelle, et penché sur lui tandis que Victoire tenait la bougie, il le toucha partout, le mania, promenant ses doigts sur son estomac, sur ses côtes, dans le dos, lui adressant mille questions : « Souffrez-vous ?… Ou souffrez-vous ? Y a-t-il longternps ?… Quelle est la nature de la douleur que vous éprouvez ? Êtes-vous sujet d'ordinaire à ces sortes de crises ? Ah !… la garde-robe ? »
Chotton, los yeux hagards, la respiration tronquée, ne répondait que ces seuls mots hachés en deux temps : « J'ai… du mal, J'ai… du mal. »
Octavie s'exaspérait : « Qu'il dise au moins où il a du mal… Monsieur est là qui le soulagerait… Quelquefois une simple potion… »
Mais il répétait sans discontinuer : « J'ai… du mal… »
Le docteur, la face impénétrable, la bouche et les yeux cadenassés, venait de s'asseoir, et sans hésitation, au courant d'une plume exercée, rédigeait une petite ordonnance. Une insupportable odeur de benzine remplissait la pièce.
Les mains jointes, Victoire considérait avec pitié son maître haletant, si changé depuis le dîner, si faible. Comme elle se courbait pour le border ainsi qu'un enfant, elle entendit ces mots chuchotés à son oreille dans un grand effort : « Sous Esculape… l'argent. » En même temps le regard fiévreux de Théophile indiquait la pendule de la cheminée.
Horriblement pâle, elle lui fit, de la tête, signe qu'elle avait compris ; et à partir de cet instant Chotton cessa de se lamenter.
Le médecin se leva, s'empara de son chapeau dont il avait coiffé une patère du lit, et demanda la permission de se retirer. Il repasserait le lendemain matin à la première heure, ne pouvant d'ici là rien pronostiquer.
Il fallait laisser à la potion le temps d'agir.
Victoire qui se rendait en hâte chez le pharmacien, fermé à celte heure tardive, fit un bout de chemin avec M. Lombague ; et ne pouvant résister à l'impétueuse envie qui la harcelait, elle demanda sur un ton faussement dégagé, avec une bonne humeur contrainte :
« Ça n'est pas dangereux ?
– Très.
– Si dangereux que cela ! » murmura-t-elle épouvantée…
Le docteur tapait avec sa canne sur les colonnes de fonte des réverbères : « Très. Je me tue à vous le dire… »
Elle insista : « Mais qu'est-ce qu'il a ? le nom de sa maladie ? »
Pour toute réponse, il se toucha le creux de l'estomac, décrivit avec sa main plusieurs cercles sur sa poitrine comme pour indiquer de vagues bouleversements, de mystérieux embarras, d'irrémédiables complications. Et il la quitta.
Un quart d'heure après, elle était de retour à la maison. Madame aussitôt l'interrogea.
« Elle a vu le pharmacien ?
– Oui, j'ai la drogue. » Et elle tendit la petite fiole étiquetée, cachetée avec coquetterie, ainsi qu'une mignonne bouteille pour une dînette de poupées.
Sans tarder on fit prendre au malade deux cuillerèes du médicament. Mais presque aussitôt il les rendit, démantibulé par des vomissements qui le suffoquaient, la face mauve.
Alors les deux femmes, avec les précautions d'usage, le recouchèrent sur ses oreillers ; et, s'étant assises devant son lit, commencèrent à le regarder souffrir.
Il poussait des gémissements qui s'attardaient longtemps entre ses lèvres minces, traînaient : « Oh… oh… oh ! Ah… ah… ah ! » puis sodain cessaient, comme si des rouages s'étaient brisés en lui. La nuit coulait dans un silence particulièrement solennel, ce silence obsédant, continu, que versent seules les ténèbres.
Et rien ne s'entendait que le tic-tac régulier d'une grosse horloge, montant de la boutique, ainsi qu'un battement d'artère ; ou bien par instants le pas botté d'un couple d'agents faisant leur ronde sur le trottoir.
Comprenant tout à coup que monsieur était perdu, Victoire pencha la tête, et se prit à sangloter, le front dans ses mains, bégayant au milieu de ses larmes : « Mon pauvre ma^tre ! » tandis qu'Octavie demeurait les yeux secs, un flacon de sels au niveau des narines, commandait d'une voix sourde, sur un ton de colère : « Ah ! pas de drame, pour l'amour de Dieu ! » S'étant approchée de son mari, elle appliqua la paume de sa main dodue sur son front ruisselant de sueur froide. À ce contact, le moribond s'agita, murmurant : « C'est toi… c'est toi… »
Puis, brusquement, ses paupières se baissèrent, son visage se détendit, tout son corps s'enfonça, glissa au pied du lit, et il s'abîma dans une sorte de prostration léthargique, respirant à peine, les pommettes saillantes, insensible aux bourdonnements comme aux allées et venues d'une mouche infatigable qui voletait au-dessus de sa face, puis se posait sur son nez pincé qu'elle explorait en tous sens. Victoire, en vain s'appliquait à la chasser. Sans cesse elle revenait, au désespoir de la bonne résolue à ne pas céder. Ce manège finit par impatienter Octavie qui la pria de se tenir en repos.
Alors Victoire, ayant tiré de sa poche un chapelet brisé en plusieurs endroits, se mit à l'égrener mélancoliquement. Ses doigts faisaient rouler les grains de bois, ses lèvres marmottaient les prières, mais ses yeux ne quittaient point le visage verdâtre de Chotton que la mouche, la cruelle mouche d'agonie parcourait maintenant, à son loisir, en paix.
Trois heures passèrent ainsi, mornes, funèbrement longues, pendant lesquelles madame s'était assoupie dans un fauteuil. Victoire elle-même, accablée par la fatigue, sentait par moments le sommeil peser sur elle de tout son poids. Chotton paraissait engourdi ; quelques moineaux piaillaient déjà dans les arbres de l'avenue.
Et soudain le malade, comme galvanisé, se dressa sur son séant, toutes les couvertures lancées au milieu de la chambre. Ses lèvres blêmes relevées aux commissures découvraient un peu ses dents, et il semblait rire d'avance du rire vieillot et crispé des morts.
L'une contre l'autre il frappa ses mains, deux ou trois fois, et fit un violent effort comme s'il voulait parler.
Debout, Octavie et Victoire le contemplaient terrifiées.
Puis il envoya un grand baiser dans le vide, prononça distlnctement : « Bonne nuit, mon chou… bonsoir, petite Mathilde. »
Et s'affaissant, il rendit le dernier soupir comme Esculape, Duguay-Trouin, et M. de Humboldt sonnaient une demie, tous trois ensemble.
XIII
Victoire le veilla jusqu'au jour, assise à son chevet, lisant dans son paroissien l'office des morts. Octavie ne tenait pas en place dans I'appartement, fermant avec fracas des tiroirs, agitant des clefs qui grinçaient à tout instant dans des serrures. Tranquille, elle traversait parfois la pièce, frôlant du coude le bois du lit, son ample robe de chambre à queue effleurant le parquet et faisant du vent, courbant la flamme des deux bougies consumées à égale hauteur sur la table de nuit.
Mam'zelle Vertu, oubliant ses oraisons, restait stupide, anéantie près du cadavre de son maître.
C'était donc ça la mort ? C'était cette chose-là, cette immobilité, ce faux sommeil pétrifié, cet allongement rigide d'un être étendu tout d'un bloc sur le dos, la tête renversée, le menton en l'air, les poings serrés, pouce en dedans. Quelqu'un qui vit le matin, qui prend son café au lait, lit le journal, marche dans la rue, et puis le soir qui ne bouge pas, ne cause pas, ne répond pa, qui se tient coi dans son lit, sans broncher , comme pour faire une farce, et dont la seule présence, en une seconde, vous épouvante , vous force à parler tout bas , tandis que la veille vous seriez avec lui sans avoir peur, alors qu'il remuait et qu'il respirait… C'était ça qu'on appelait la mort.
Ainsi, monsieur ne se lèverait jamais plus de ce grand lit où il avait dormi pendant des années, il ne s'habillerait plus, on ne le verrait plus jamais sur le pas de la boutique avec sa jaquette d'orléans et ses pantoufles de chagrin. Il ne raccommoderait plus de montres, lui qui s'y connaissait !… Finis, les cœurs de Paris… Oh non ! Ça n'est pas possible.
Et elle ? dire qu'un jour elle sera pareille à Chotton, dans un lit moins beau, bien sûr, mais sur le dos aussi, toute refroidie, le cœur arrêté comme si on avait soufflé dessus, pas plus fière que lui en ce moment.
À cette pensée une angoisse l'étreint, non pas pour elle, mais pour Mathilde qui resterait seule, sans appui dans ce vaste monde. Cette petiote si bonne, si jolie, avec ses cheveux qui frisent, et ses yeux naïfs, pareils à des fleurettes bleues, elle est devenue pour de bon sa fille à présent ! Aussi, comme on va la choyer, la couver, l'envelopper de tendresse. Victoire, d'instinct, la cherche pour l'embrasser.
Dès demain elle ira la voir, et elle lui portera une poupée qu'elle a déjà remarquée au bazar, à gauche en entrant, une poupée en chemise et en bottines mordorées, blonde comme elle, avec un beau regard fixe. Rapidement Mathilde grandit. C'est une demoiselle en robe longue, un médaillon au cou passé dans un velours. Elle se marie honorablement – un jeune homme dans le commerce, orphelin, très rangé. – À l'église ils sont bénis par un prêtre âgé qui tremble. Et puis le bébé arrive, miniature fragile et laide qu'on adore ; espérons que ça n'est pas le dernier. La voilà grand'mère ; on mange des dragées du baptême achetées chez un épicier fameux… Tout l'avenir, par étapes successives, s'étend et se déroule, un avenir paisible et monotone, sans larmes ni déboires. Allons ! la vie n'est pas encore si détestable qu'on se plaît à le…
Et, brutalement culbutée à bas de ses rêves, elle se retrouve devant la dépouille inerte de Chotton, positif et inquiétant, dont les traits paraissent figés, suspendus dans une anxiété surhumaine, Hélas non ! Mathilde n'est pas encore jeune femme ; nul poupon n'est espéré ; ces joies sont éloignées, insaisissables ; il faut être simple et folle comme elle, vieille comme elle, pour échafauder de beaux projets dans la chambre d'un mort.
Pourtant, malgré sa tristesse, elle se console un peu. L'enfant est à l'abri du besoin, puisque le pauvre père y a pourvu dans sa tendresse prévoyante.
Et les paroles de Chotton lui reviennent à l'esprit avec une singulière netteté : « Je me sens baisser… quelques économies… ça vous aidera toujours un peu. » Encore cette nuit, ces trois mots si bas prononcés, cette recommandation suprême : « Sous Esculape… I'argent. »
Combien a-t-il pu mettre ainsi de côté, sou à sou ? Une forte somme ? Deux cents francs, qui sait ? Peut-être seulement la moitié… Dans tous les cas, c'est de la monnaie sacrée à laquelle on ne touchera qu'avec beaucoup de prudence : une poire gardée pour la urande soif et les jours nécessiteux.
Et ses yeux étant tombés sur la pendule carrée que surmontait le buste nu d'Esculape, coupé net en plein bronze à hauteur des épaules, une idée violente l'envahit : prendre sans tarder ce précieux, cet indispensable argent, l'enfouir dans sa poche en attendant qu'elle le couse la nuit prochaine au milieu de sa paillasse. Elle vivrait ensuite plus rassurée. Chotton lui-même l'approuvait. Oui, Chotton qu'elle regarda semblait la presser, l'engager à ne pas perdre de temps, à faire vite… « Allez-y donc ! »
Elle se leva frissonnante, prise de vertige comme si elle se préparait à commettre un vol. Ses jambes fléchissaient ; elle avait peur, peur de ne pouvoir réussir, par suite d'un empêchement… d'une brusque catastrophe.
Et soudain, le parquet ayant craqué tout près derrière elle, Victoire épouvantée se retourna. Madame venait d'entrer ; elle était là, dans la chambre.
D'abord elle alla près de la fenêtre, vers un secrétaire dont elle abattit la tablette, puis ayant cueilli quelques papiers à droite et à gauche, elle se dirigea… elle se dirigea vers la cheminée, allongea la main, souleva le buste emboîté dans le cube de marhre, et prestement retira, pliés dans une enveloppe, des billets de banque, des billets de cent francs. Ily en avait huit qu'elle feuilleta : Un… deux… trois… quatre… cinq… six… sept. Et un font huit.
Et comme Victoire, qui se sentait mourir, balbutiait la mine décomposée : « Madame… madame », Octavie, sérieuse, daigna lui fournir une explication : « Hein ? Était-il assez bon ! C'est là qu'il cachait ses économies pour me faire un jour une surprise. Je le savais. »
L'enterrement eut lieu le lendemain.
XIV
Quinze jours plus tard, par une tiède et caressante après-midi de septembre, Victoire, tenant Mathilde par la main, attendait l'Hirondelle sur un des pontons amarrés au quai de Billy. C'était grande fête à Saint-Cloud. Mam'zelle Vertu, par exception, ayant obtenu le matin congé jusqu'au dîner, avait été en courant chercher la petite qui sautait de joie, l'accablant de questions.
Elle ignorait la mort de son père ; on lui avait dit seulement qu'il était parti très loin, en Amérique, pour lui acheter des joujoux.
Victoire, d'abord anéantie par la perte de cet argent qu'Octavie lui avait soufflé, à son nez, s'était tout à coup redressée, forte et courageuse à l'épreuve. Tant pis, ma foi ! Faute de huit cents francs, Mathilde ne mourrait pas. Son parti fut bientôt pris : elle la laisserait comme par le passé chez la Thibaut, une brave femme, blanchisseuse, mère vaillante de quatre enfants déjà. Pour lui payer son temps et ses services elle lui abandonnerait vingt-cinq francs par mois – presque tout ce qu'elle gagnait chez Mme Chotton. Plus tard on aviserait. Et tout avait été réglé ainsi.
Le bateau s'avançait. Sans bruit, avec une lenteur calculée, il accosta. Des familles sortirent, d'autres embarquèrent. Et il se remit en route, péniblement, son hélice barbottant, harassé. Le pont était chargé de monde endimanché.
À l'arrière, des jeunes apprentis, loustics imberbes, chantaient en chœur des refrains de café-concert qui se perdaient au loin sur l'eau, dans l'écume du sillage :
L'aut' soir, comm' je r'venais d'Chatou… ou… ou…
J'rencontr' une brune qui m'dit : « Jène homme… »
Ou bien encore, gargouillés par des voix en loques, des couplets titubants dans lesquels il n'était question que de pompon, de plumet, de p'tit bleu, de p'tit rouge et de p'tit blanc ; toute la rubiconde poésie des cuites :
C'est l' Suresnes
Qui chass' mes peines !
C'est l' Mâcon
Qui m' donne du ton !
Mais c'est l' Chablis
Qui m' rend… tout chose, au lit !…
Et les femmes riaient, très amusées, le teint pivoine, tandis que les bourgeois, d'une gravité décente sous le chapeau manille, indiquaient de l'index, debout contre le bastingage, les points de vue dont ils croyaient savoir les noms,
Enfin une cloche sonna. « Saint-Cloud ! » jetèrent les mariniers. On était rendu.
Bien avant de quitter le bateau, il semblait qu'on fût sur le champ de foire, tellement le vacarme des chevaux de bois, des tirs et des orgues déchirait l'air.
Mathilde entraînait Victoire dont les vieilles jambes, quoique toujuurs agiles, avaient peine à suivre.
Et, parmi la cohue, elles commencèrent à piétiner de baraque en baraque, dans des nuages de poussière. Les bateleurs à paillettes, crûment costumés, se démenaient et hurlaient, rebondissant sur les tréteaux comme du caoutchouc ; les balançoires, continuellement, allaient et venaient , avec des jupons envolés et des cris d'effroi. Les culs-de-jatte et les estropiés rampaient, nasillards, offrant leurs moignons.
Mathilde, ayant tourné une manivelle surchargée de bibelots, gagna un coquetier pour un sou ; et elle voulut à tout prix le donner à Victoire qui en eut les larmes aux yeux.
Elle ne quittait pas la flllette d'une semelle, la retenant par sa petite jupe ; et des histoires anciennes lui revenaient soudain d'enfants volés, puis roués de coups par des saltimbanques. Elle eut aussitôt la vision de Mathilde en maillot rose, très grandie, cravachant des bêtes féroces dans une cage ; et, bouleversée, elle ne songea plus qu'à partir.
Au trouble qui l'envahit, elle sentit, comme jamais peut-être elle ne l'avait éprouvée jusqu'à ce jour, la violence de son affection. Ah certes ! elle l'aimait sa mignonne ! Avec elle, chaque heure de cette vie désolante avait sa joie ; sans elle, il ne restait plus rien, que de se laisser exister à la complaisance du bon Dieu. Une tendresse fanatique la gonflait, lui montait du cœur aux lèvres, se répandait partout en elle ; et ses entrailles même, ses ignorantes entrailles, que jamais n'avait transformées le mystère de la fécondation, frémissaient pourtant, palpitaient, comme au récent souvenir d'une maternité bienheureuse, à peine cicatrisée.
Elles reprirent toutes deux l'Hirondelle ; Victoire exaltée, transportée dans un septième ciel, faisant des vœux, promettant des cierges ; la petite se passionnant, quoiqu'un peu lasse, aux branches de bois mort et aux bouchons de paille pourrie qui flottaient à la dérive. À mesure que le soleil baissait et descendait à l'horizon chamarré d'or, la jovialité des passagers tombait. Plus de cris, de chansons, ni de rires ; des mots brefs, échangés à voix basse, des soupirs légers.
Et seul, le glissement clapoteux du bateau sur le fleuve noirâtre rompait le silence du crépuscule prêt à se dérouler sur la terre.
Alors, Mathilde, préoccupée depuis un instant, interrogea tout à coup Victoire :
« Il y a une chose que je voudrais savoir. J'ai trois mamans. Une, dans le temps, qui s'appelait Lucie et qui est morte ; une qui est à la maison, maman Thibaut, et puis une autre, qui est toi… Laquelle est la vraie… le plus ma maman ? »
Victoire hésita une seconde, très émue. Puis, cédant à une vague jalousie, elle répondit effrontément :
« C'est moi. »
Elle pensait, en disant cela, faire un mensonge permis. L'enfant se tut. Déjà, sur les ponts et le long des quais, les premiers réverbères entr'ouvraient leur petit œil blafard.
XV
L'hiver fut très rude. Depuis la disparition de monsieur, la bijouterie n'allait guère. Le magasin restait vide, les passants eux-mêmes ne s'arrêtaient plus comme autrefois à la devanture, indécis, avec des regards de convoitise. On ne se gênait pas dans le quartier pour affirmer tout haut : « Une maison qui s'en va… »
La semaine qui suivit la mort de Chotton, un homme osseux et maigre, la peau basanée, avec des moustaches flottantes de sergent-major, était descendu d'un fiacre à galerie chargé de deux malles, et, sans mot dire, avait baisé Octavie sur les deux joues.
C'était Barnabé Crépussin, l'oncle de madame, vieux garçon jusque-là végétant à Rambouillet, où il tenait une papeterie déserte. Sa nièce lui ayant offert de prendre avec elle la succession de Théophile, courrier par courrier il avait accepté. Quarante-huit heures après il débarquait.
On I'installa dans une pièce du fond, contiguë à la grande chambre que madame habitait ainsi qu'auparavant, sans avoir rien modifié, chaque meuble laissé à la même place. Au bout de trois nuits elle avait réintégré le lit conjugal, Ie lit mortuaire ; et tout aussi paisible était son sornmeil, aussi grasses ses matinées.
Du reste, à part les pendules arrêtées aujourd'hui, ou marquant les heures les plus déconcertantes, rien de changé dans l'engrenage des choses ; il n'y avait qu'un horloger de moins.
« Je ne suis pas très versé dans tous tes coucous, avait déclaré Barbabé à sa nièce… mais je m'y mettrai. »
C'était un taciturne, la mine sombre et inquiète. Dès le matin, il errait, en manches de chemise, suçant avec énergie le tuyau d'une forte pipe encrassée. Il avait l'air de ne songer à rien. Ses crachats seuls, et les différentes manières de disposer de sa salive semblaient lui être à cœur. Successivement il contemplait le ciel, les arbres, les passants, tirait une bouffée, lançait un filet d'eau brune, et recommençait.
De sa main sèche et dure comme du bois il flattait les chiens qui l'approchaient, puis soudain les congédiait d'un terrible coup de pied. À ceux qui lui reprochaient sa cruauté, il répondait simplement : « C'est pour qu'ils attachent plus de prix à mes caresses. » Il ne parlait que le moins possible ; jamais on ne le voyait rire.
Pendant les repas même, il demeurait renfermé, en face d'Octavie, mais buvant sec et avalant les morceaux doubles. Un peu avant le dessert, il sortait sa pipe, la bourrait, et ses lèvres, avec un bruit affreux, reprenaient leur dégoûtante occupation une minute interrompue. Après le dîner, il lampait, au petit café d'en face, un bock trouble à mousse visqueuse, feuilletait le Charivari, et rentrait se coucher sur les neuf heures.
Aussitôt, une voix de fausset enrouée, une voix stupéfiante éclatait dans les ténèbres. C'était lui, qui, sa bougie éteinte, entonnait par une étrange habitude des chansons patriotiques, comme s'il avait éprouvé entre ses draps, lassé de son mutisme diurne, l'irrésistible besoin de se rattraper.
Tout reposait dans la maison, et Octavie ronflait avec régularité pour ne plus s'éveiller que le lendemain, qu'on entendait encore l'appel belliqueux de Barnabé se prolongeant jusqu'au milieu de la nuit. Et telle était quotidiennement la façon d'être de cette brute morose, fumeur végétatif.
Les premières montres qu'on voulut bien lui confier, sondées au petit bonheur, subirent d'étranges manipulations. Ayant commis l'imprudence d'en démonter plusieurs, Barnabé se vit contraint de les rendre aux clients à l'état de miettes, versées dans un cornet de papier.
Tout cela donna lieu à des scènes fâcheuses.
Barnabé laissait crier, haussait les épaules, écartait ses bras et les balançait comme pour dire : « Que voulez-vous que j'y fasse ! » Et la fumée s'échappait en spirales capricieuses de sa bouche noire.
Un matin, dans les premiers jours du printemps, Octavie prit Victoire à part et lui dit avec une grande douceur inaccoutumée :
« Je serai franche avec elle, je lui confesserai tout, je ne lui cacherai rien, elle saura ce qu'il en est : la maison ne va pas… je mange mon fonds… et M. Barnabé me coûte. Qu'elle soit donc raisonnable… qu'elle comprenne… Enfin, je ne peux plus lui donner que quinze francs, Ià… Et encore je me saigne… jusqu'aux moelles. »
Victoire, songeuse, partie déjà en sa pensée chez la mère Thibaut, demeurait béante, les yeux fixés sur le pied d'une chaise.
« Bref, consent-elle ? »
– Il faut bien. »
Et une colère sourde faisait trembler sa voix, éclairait un instant d'une courte flamme de révolte ses prunelles mornes de vieille. Quinze francs ! quinze francs l quinze francs !
Par la fenêtre large ouverte, on voyait resplendir le joyeux ciel pur de mai que sillonnaient tout là-haut les hirondelles vertigineuses.
XVI
A la fin du mois, en pleine table, Octavie fut chavirée par un étourdissement qui la renversa, le front sonnant sur le parquet avec un bruit de poutre.
Aidé de Victoire, Barnabé, sans lâcher des dents sa pipe, transporta sur le lit sa nièce inanimée ; on lui jeta de l'eau froide au visage. Deux heures plus tard une terrible fièvre se déclarait ; et le Dr Lombague, amené par mam'zelle Vertu, affirmait à la malade : « Pas grave, mais vous en avez pour cinq semaines avant de vous lever. »
Il prononça également les mots : d'attaque… enflure aux jambes… avec une grimace signiflcative.
Toul comme autrefois il empestait la benzine, et cette odeur opiniâtre indisposa Vïctoire troublée subitement, assaillie par le souvenir de monsieur, et de cette nuit où elle l'avait veillé, dans cette même chambre.
Gagnant juste de quoi ne pas mourir, travaillant sans relâche, elle ne pouvait plus tenir les engagements contractés avec la mère Thibaut, à laquelle déjà elle devait dix-huit francs. Que devenir ! Comment faire ! Ah ! si elle pouvait prendre Mathilde avec elle, la garder là-haut sous les combles, dans sa mansarde, plus de soucis d'argent !… la petite coucherait dans son lit qu'elle lui abandonnerait même en entier, et elle !… eh bien… elle dormirait sur sa malle, enfin elle s'arrangerait toujours… Quant à la nourriture, à quoi bon s'inquiéter ? Du moment qu'il y a de la panade pour un… Et lentement s'insinua en son cœur l'irrésistible besoin de vivre en compagnie de l'enfant. Bientôt elle en rêva, s'attendrissant d'avance aux câlineries de cette affectueuse communauté.
La nuit, dans son hallucination, elle appelait la fillette et lui parlait à tâtons, comme si elle n'avait eu qu'à étendre le bras pour toucher ses petites joues brûlantes de santé.
Et puis, un matin, elle fut tout abasourdie elle-même de son propre bonheur, et de l'énergique hâte avec laquelle elle avait réalisé son rêve maternel. Une audacieuse résolution prise en un instant ; un vrai coup de tête du cœur. Elle s'était précipitée chez la Thibaut qui avait un peu pleuré à la nouvelle de cette brusque séparation. Vite on avait jeté les petits vêtements dans une serviette aussi tôt nouée . « Au revoir ! nous reviendrons par-ci par-là… ne vous faites pas de chagrin, allons ! » et, les derniers baisers bien fort appuyés, une heure après, toutes les deux se trouvaient sous les toits, les six étages grimpés d'une haleine, dans les bras l'une de l'autre, la vieille laissant déborder ses larmes sur son humble visage rayonnant, tandis que, saisie, l'enfant la contemplait.
Et dès lors, une nouvelle vie commençait pour l'aimante et dévouée créature. Elle couchait par terre, sa maigre paillasse étendue sur le sol carrelé, tout à côté du lit de sangle où se blottissait la petite, enfouie dans une longue chemise de nuit à Victoire, qui la faisait trébucher, pieds nus, avec des éclats de rire, au moment de se glisser « dans la chapelle blanche ». Elle ne tardait pas à s'endormir, et mam'zelle Vertu l'admirait longtemps, si jolie dans son confiant abandon, les bras mollement jetés à droite et à gauche, la bouche en fleur comme une belle petite rose du mois de Marie. Son corps frêle était, au repos, d'une délicatesse si menue qu'on le devinait à peine sous les minces couvertures élimées.
Quand elle s'en allait à six heures ouvrir le magasin, elle enfermait à clef l'enfant assoupie. Plus tard, au retour du marché, elle montait l'embrasser et la débarbouiller, en deux temps trois mouvements. Avec mille précautions elle lui apportait ses repas – de bonnes choses mijotées qu'elle dissimulait sous son tablier bleu. Enfin, dans le milieu de la journée, elle trouvait encore le moyen de s'éclipser quelques minutes hors de sa cuisine.
Le soir seulement, sa vaisselle lavée, elle allait avec l'enfant se promener le long de l'avenue Wagram, ou bien dans le haut du faubourg Saint-Honoré qu'égayaient de riches boutiques flambantes de gaz .
Victoire comprenait bien qu'il lui serait impossible de cacher toujours à madame I'existence de Mathilde. Octavie, aussitôt sur pied, la rencontrerait, s'informerait, lui demanderait une explication… Et alors quel orage ! Mais elle ne voulait même pas s'arrêter à cette douloureuse éventualité. La pensée du devoir accompli la rendait vaillante pour l'avenir, et depuis qu'elle avait pris au sérieux son rôle de maman, elle puisait dans I'exercice quotidien de sa bonté une paix absolue, je ne sais quelle insouciance héroïque du lendemain.
Madame se rétablissait lentement. Sa maladie ne l'avait ni engraissée ni maigrie ; elle était toujours la même, les yeux un peu plus bouffis, disparaissant presque sous des coussinets de chair lourde, et grenue comme une peau de citron.
Elle s'avançait maintenant en chaussons de Strasbourg à travers sa chambre encombrée, louvoyant de la porte à la cheminée, du fauteuil au guéridon, heurtant sans cesse dans un coin une très antique chaise percée qui figurait une pile de vieux in-folios à tranches jaspées.
Victoire ne lui avait certes pas épargné les soins et les prévenances pendant ces cinq mois passés au lit, dans la plume chaude des oreillers. Il lui semblait même, obéissant à un remords secret, inavoué, qu'elle rachetait ainsi sa dissimulation vis-à-vis de sa maîtresse ; et elle trouvait équitable, naturellement chrétien, d'expier au chevet de madame les courts instants donnés par contrebande à Mathilde.
Barnabé ne cessait « d'en griller », les lèvres collées, hermétiquement rejointes sur le bout d'ambre de son meuble portatif : ne pensant qu'au tabac et ne vivant que pour lui, les poches gonflées de blagues et de vessies – des brindilles de caporal dans les plis de ses manches, dans les poils raides de la moustache, au creux des oreilles, jusque sous les ongles.
Et, dans l'étroit magasin sentant dur le culot, l'émail laiteux des cadrans jaunissait, s'enfumait peu à peu.
XVII
La catastrophe qu'avait prévue Victoire éclata.
Octavie depuis quelques jours avait obtenu du médecin la permission de descendre, quand elle appela sa bonne, du bout de l'appartement, une après-midi.
Celle-ci parut, s'essuyant les doigts à ses jupes, par déférence, implorant le ciel dans un élan de l'âme.
Tandis qu'elle se dandinait décontenancée, déjà tremblante, Octavie la regardait fixement, assise, les poings sur le ventre.
Et soudain elle commença : presque à voix basse d'abord, détacbant les mots syllabe par syllabe, ensuite plus rapidement, accélérant ses reproches, précipitant sa colère, la bave au menton, emballée dans une indignation furieuse qui mettait en branle le flasque entassement de ses chairs. à la débandade sous le peignoir :
« Je sais tout… la honte au complet ! Ainsi elle a un enfant, un fruit naturel… voyez-vous ça ! Quand on me l'a dit je n'ai pas voulu le croire… mais j'ai bien été forcée d'y venir comme les autres. Les voisins, les fournisseurs, tout le quartier est au courant… la police aussi, qui la surveille ! La voilà classée ! Propre ! propre et joli ! Et ça fait ses Pâques tous les huit jours ! sans compter maigre et Quatre-Temps ! Ça tire sa révérence aux messieurs prêtres… Allons donc ! Est-ce qu'elle leur a seulement avoué ses farces à confesse ? Pas si bête. Ils n'auraient eu qu'à lui refuser la bénédiction, les absolutions, toutes les simagrées… Si ! Elle leur a dit ; elle leur a conté son petit conte ; elle a pleurniché dans leur soutane ? Compliments… Ainsi soit-il ! Propre et joli ! »
Blême, Victoire tenta de s'expliquer : « Si madame me permettait… »
Mais elle poursuivit, de plus en plus exaspérée : « C'est pour le coup qu'on va l'appeler mam'zelle Vertu ! un sobriquet bien trouvé pour elle ! Ah ! c'est trop fort ! »
Et soudain, revenant à l'enfant, elle accabla Victoire entremêlant questions et injures dans un flux impétueux :
« Cette petite, parlons-en, ça me démange ? Elle l'a eue autrefois avant d'être à mon service… Où ? Quand ? Comment ? Accouchée la nuit, dans les latrines… en s'appliquant la main sur la bouche pour ne pas chanter ? Ou bien dans des draps d'hospice comme les filles à soldats ? Et puis quoi ? Un père ? deux, trois, combien ? qu'elle le dise ! Des passants peut-être, qu'elle raccrochait sous les becs de gaz, et dont elle n'a jamais su que les petits noms, pendant dix minutes ?… Et elle a osé, en cachette, introduire ça sous mon toit ; dans ma maison, pendant que j'étais, autant dire : à l'article de la mort… Et elle a cru qu'il lui suffirait de dégrafer des petits à la douzaine pour les nourrir ensuite à mes crochets, en faisant sauter l'anse. Eh bien, non ! Je ne suis pas de cette fête-là ! Je… n'en… suis… pas. »
Pour recouvrer des forces, elle souffla une minute, le visage cramoisi, les veines saillant à se rompre. Puis debout, les bras tendus vers la porte :
« Elle a deux heures pour débarrasser le plancher, elle et sa petite ordure. Et voilà. »
Victoire sortit blanche comme une cire, et madame retomba sur son fauteuil, respirant avec difficulté, agitée encore de soubresauts.
Barnabé paraissant à ce moment, attiré par les éclats de voix, elle lui apprit en deux mots les nouvelles, et comme elle avait, sans languir, balayé toute celle racaille. Il l'écoutait la face bête, traînant ses pantoufles à travers la pièce, rangeant des objets épars sur les meubles, rétablissant sur les meubles la symétrie de plusieurs tasses, quelque peu rompue. Il finit par déclarer philosophiquement : « En fait d'avis, voilà la mienne : T'as eu tort. »
Octavie alors poussa de petits cris aigus, mordillant son mouchoir avec rage, tapant des pieds : « Je vais avoir une rechute ; pour sûr je vais en avoir une. »
Et tout à coup, comme Barnabé, redoutant une crise de nerfs, se retirait discrètement, sans se retourner…, la porte s'étant ouverte toute grande, Victoire habillée, en bonnet des dimanches, se dressa, tenant Mathilde par la main. À leur vue, Octavie ne put réprimer un geste de saisissement ; mais mam'zelle Vertu, d'une voix calme quoique très altérée, la rassura aussitôt :
« Oh ! que madame n'aie pas peur, nous ne sommes pas pour l'ennuyer longtemps. Deux minutes, et nous partons. Seulement je n'ai pas voulu quitter d'ici sans dire adieu à madame. Et maintenant que c'est chose faite… eh bien, adieu donc… bonne santé toujours… et puis dame !… bien du… bien du bonheur !… »
Et ses larmes, jaillissant comme une pluie, en une seconde l'inondèrent, dégoulinant sur sa vieille peau brune, tombant de ses joues baignées sur sa poitrine creuse qui se soulevait à chaque sanglot. Mathilde effrayée se cramponnait à ses robes, la suppliant : « Tais-toi, petite mère, ne pleure pas tant que ça ! »
Alors un indéfinissable et mystérieux sourire flotta sur les lèvres d'Octavie, qui n'avait pas détaché ses regards de l'enfant déjà forte pour douze ans. Elle se leva, la mine réjouie, comme quelqu'un qui vient de concevoir un heureux projet ; et d'une voix très douce, I'index ramené à hauteur du visage ainsi que pour une tendre menace ou une gronderie affectueuse :
« Elles ont été toutes deux bien coupables… bien coupables !… pourtant je leur pardonne. Elles resteront ici, et la gamine aidera sa maman. Bien entendu, je ne leur donne pas un liard ; d'ailleurs je le voudrais que je ne le pourrais pas ! »
Presque évanouie de joie, Victoire s'était affaissée sur une chaise, n'ayant que la force de balbutier : « Non… vraiment ! Seigneur ! Seigneur ! » Puis Mathilde, sur l'ordre de sa mère, vint tendre son front pur à madame, qui le mouilla d'un baiser quelconque ; et elles remontèrent, chancelantes, les six étages qui menaient à leur mansarde.
Une fois seuls l'oncle et la nièce, s'étant pénétrés d'un coup d'œil, se regardèrent malicieusement, dans une entente muette. Et Barnabé conclut, sortant sa bouffarde : « Une bobonne indiquée pour l'avenir que cette guenon !… quand la vieille aura sauté le pas. Aussi, en fait d'avis, voilà la mienne : « T'as eu raison. »
XVIII
Les premiers jours qui suivirent furent pour Victoire les plus beaux de sa vie. Elle se sentait toute nouvelle, comme rajeunie de vingt ans. Devant le fourneau, dans les escaliers, au marché, partout, Mathilde était dans ses jambes, ne la quittant pas plus qu'un poussin effaré sa mère poule. Au fond I'enfant redoutait Octavie, dont la corpulence et la voix fausse I'intimidaient,
Mam'zelle Vertu croyait rêver. Son étroite mansarde, sa cuisine, l'église Saint-Ferdinand où chaque matin monotone elle entendait la messe, l'interminable avenue des Ternes, Paris même qu'elle se flgurait pourtant immense, occupant des centaines ei des centaines de lieues sur la boule du monde, Paris lui semblait trop petit pour contenir sa joie folle. Et si violent était son bonheur qu'il l'étouffa.
En deux mois elle devint tout à coup une vieille femme. Ses cheveux passèrent du gris au blanc, sauf une mèche sur la tête qui restait toute noire et plantée drue comme un épi tenace. Mille petites rides compliquées s'entrelacèrent sur son visage, pareilles à une toile tissée implacablement. Son épine dorsale se décrocha, et entre ses épaules remontées sa pauvre caboche incertaine roulait sans cesse. Ses doigts noués tenaient mal les objets ; pas de jour où elle ne cassât quelques assiettes. Elle parlait toute seule avec des gestes, marmottant des litanies, disant des choses…
Madame, ayant peur la nuit, exigea que Mathilde couchât près d'elle dans un cabinet noir attenant à sa chambre. « Je sais qu'elle est incapable de me défendre, affirmait-elle. C'est égal, je la sens là. Je peux la réveiller à chaque minute. » Il fallut bien obéir.
Mais quand mam'zelle Vertu se vit seule entre ses quatre murs, désolés comme ceux d'une prison, maintenant que la petiote ne les animait plus de son babillage et de sa gaité, son cœur se fondit malgré elle.
Dormait-elle en ce moment la pauvre chatte ? Elle pleurait peut-être ? Et, dans sa bêtise touchante, comme elle prêtait l'oreille, oubliant que six étages la séparaient de Mathilde, elle n'entendit que la voix très lointaine de Barnabé hurlant :
C'est ma mère !… Je la… défends !
Mourir… pour la … patri…ie…
Quoiqu'elle perdît ses forces de jour en jour, Victoire était cependant la première levée comme la dernière au lit, ne se plaignant jamais, n'accordant pas, au milieu de son travail, une seule minute de repos à ses membres harassés par vingt ans de dure besogne.
Semblable à une machine, elle ne se mouvait plus qu'avec une activité fébrile, toute mécanique.
Un soir, elle baisa Mathilde plus fort que de coutume, avec une sorte de tendresse sauvage, puis, prenant à part madame : « Si quelquefois il m'arrivait malheur, la petite n'aurait plus que vous en ce bas monde, jurez-moi de l'aimer… comme si c'était l'enfant de monsieur. »
Octavie, que cette conversation ennuyait, lui faisait : oui de la tête, sans même l'écouter. Enfin, comme Victoire insistait, suppliant : « il faut me le jurer, il faut… » sèchement elle la rembarra : « Nous verrons ça quand nous y serons. »
S'appuyant aux meubles, mam'zelle Vertu sortit, regagna sa mansarde… Et le lendernain matin, on la trouva morte au lit, serrant dans sa main refroidie un petit coquetier – celui que Mathilde lui avait donné à la fête de Saint-Cloud.
Ce fut un événement dans la maison. Barnabé monta la voir.
Il était redescendu depuis quelques instants, se promenant de long en large dans le magasin, quand un monsieur entra, frisant la cinquantaine, avec une figure de bon gendarme, et le ruban jaune à la boutonnière de sa longue redingote.
Ayant soulevé son chapeau melon, il demanda poliment : « M. Chotton, c'est ici ? »
– Décédé depuis sept mois, répondit Barnabé. Je suis son successeur, l'oncle de sa veuve… qui est ma nièce.
Le monsieur parut interloqué : « C'est regrettable qu'il soit mort. Un si brave homme ! Mais je ne venais pas pour lui… je voulais dire un petit bonjour en passant à Mlle Victoire Sauzade. Dites-lui donc que c'est Cadence… »
Barnabé l'interrompit net : « Eh bien, vous tombez à pic. Elle a passé… cette nuit… en dormant. »
Cloué sur place, hébété, Cadence tournait son chapeau, ne répétant que ces mots : « Qu'est-ce que vous me dites-là ! Qu'est-ce que vous me dites-là ! »
Barnabé qui avait repris sa promenade silencieuse lui proposa soudain : « Ça vous ferait peut-être plaisir de la regarder une minute… si vous avez eu de l'attachement pour elle ? Vous pouvez ; elle n'est pas effrayante. Et puis il y a toujours quelqu'un là… on ne la quitte pas. Dans ce moment c'est Mme Gouverneur, notre concierge. »
Mais Cadence, avec empressement, refusa : « Non, non, merci ! Je craindrais d'être impressionné… Vous savez !… une personne qu'on a connue, avec laquelle on a dû se marier… c'est pénible. J'aime mieux m'en aller. »
Barnabé s'apprêtait à sortir.
« Je n'insiste pas, grogna-t-il, le cœur ne vous en dit pas ; faut pas vous forcer. »
Puis, brusquement lui tapant sur l'épaule : « Mais j'y songe… médaille militaire… vous avez servi ?
– Parbleu !
– Moi aussi. Ah c'est charmant ! Me ferez-vous la politesse de m'accompagner au café d'en face ? Ils ont une petite bière qui se laisse boire… »
– Tout de même », accepta l'ancien sergent de ville.
Et, s'étant donné le bras, lentement, ils traversèrent l'avenue, ainsi que deux rentiers désœuvrés, faisant fuir les moineaux sous leurs pas.
XIX
Mam'zelle Vertu partit le lendemain, par une de ces pluies fines et pénétrantes comme souvent il en ruisselle sur les pauvres petites gens qu'on transporte en terre avec impatience. L'averse dura jusqu'au soir.
Après le dîner, madame appela Mathilde dans sa chambre, et très sérieusement, très longuement elle lui parla, tout en déroulant ses faux cheveux :
« La voilà donc à présent ma petite bonne ! Si elle ne m'avait pas, elle serait dans la rue… Je consens à la garder, mais que, de son côté, elle m'aide ? Il ne tient qu'à elle d'être parfaitement heureuse. Avec de l'obéissance, de la ponctualité, du zèle, et un peu de cuisine, elle aura de moi ce qu'elle voudra. Surtout ne pas répondre, nous nous fâcherions… S'ingénier, être à son affaire… se mettre aux petits plats. Enfin bien s'entrer dans la tête ceci : C'est que jamais elle ne m'aura trop de reconnaissance… et que si elle me manque seulement une fois… la porte… »
Et tandis que, bras nus, devant sa glace, à la demi-lueur jaune d'une bougie qui découpait son ombre gigantesque sur le mur, elle tordait entre ses doigts un bout de natte ficelée, pareille à une queue de rat… l'enfant demeurait immobile, blottie en un coin, les yeux fixés sur Mme Chotton sans l'écouter, suivant par la pensée, toujours, cette affreuse voiture faite exprès, sur laquelle des commissionnaires en chapeau de cuir avaient chargé maman Victoire, sa troisième maman, la vraie…
XX
« … Et il est un enseignement, messieurs, qui ressort du concours de cette année avec non moins d'éclat que des concours précédents ; c'est l'évidente, I'indiscutable supériorité de l'autre sexe – de celui qu'avec une galanterie un peu protectrice on appelle le faible – sur le nôtre, dans tout ce qui touche au service des pauvres, au soulagement des pires infortunes. Ubi non est mulier, ingemiscit egenus. Là où la femme est absente, le malheureux n'a plus qu'à gémir, affirmait il y a trente siècles le Sage par excellence, et en effet, la proportion de plus en plus forte des récompenses décernées aux dévouements féminins, vient chaque fois corroborer ce consolant aveu… »
Suspendant une minute la lecture de son discours, l'orateur but quelques gorgées du verre d'eau placé près de lui, tandis qu'un murmure sympathique montait jusqu'à la coupole, toutes les mains gantées battant avec une ferveur discrète.
Puis s'étant incliné, l'académicien, président le bureau, reprit son manuscrit d'une main tremblante. À sa droite s'agitait le secrétaire perpétuel, aimable petit homme, au menton frais et à la pommette rose, vif comme une jeune souris ; à sa gauche était assis, l'air morne, un grand savant au crâne oblong, très célèbre à l'étranger, connu seulement chez nous de quelques habitants de la rue Mazarine.
Et tous trois à cette tribune, pareillement engoncés dans le même uniforme raide, à palmes trop vertes, semblaient des parents, trois vieux frères, tous trois veufs, n'aimant pas les enfants.
Les membres des cinq académies qui avaient daigné rehausser de leur présence cette corvée annuelle des Prix de Vertu, occupaient dans une étrange promiscuité leurs bancs circulaires, pareils dans leur attitude sacerdotale à des chanoines cérémonieux et blasés.
Les uns, avec de présomptueux sourires, cherchaient les femmes du regard, les autres somnolaient dans leurs cravates surannées, tous portant sur le visage un masque d'ennui, cette expression lasse et résignée, particulière dans une assemblée à ceux qui sont contraints de subir le discours d'un confrère.
Le public, varié dans sa composition ; jeune et passionné, dans les tribunes, égoïste et bourgeois à l'amphithéâtre, officiel et mondain dans le centre, prêtait à I'Immortel aux cheveux rares une attention héroïque, à laquelle ne se mêlait aucune arrière-pensée moqueuse. Au passage des citations latines, les ecclésiastiques, nombreux à cette réunion, se regardaient entre eux d'un air de connivence, le visage épanoui. Et, dans le silence profond bercé par la palpitation étouffée des éventails, en de majestueuses phrases très savamment établies, défilaient avec une lenteur pleine de noblesse, les martyres humbles, les actions méritoires, les sauvetages désintéressés, opérés sans témoins, la nuit…
« …Vous venez de pleurer, messieurs, en écoutant la touchante histoire d'Alexandrine Clocher, permettez-moi maintenant de réclamer une place dans votre admiration reconnaissante pour Mme Octavie, veuve Chotton, un nom que nous sommes heureux autant que fiers d'avoir à inscrire sur notre Livre d'Or.
Nous avons reçu un long mémoire revêtu d'innombrables signatures, qui nous permet de donner à la charité de cette femme de bien un hommage public et solennel. »
À ces mots, un mouvement se produisit dans un coin de I'amphithéâtre du Nord ; des têtes se tournèrent vers l'endroit d'on partaient des chuchotements rapides ; quelques personnes se soulevèrent à demi. Et aussitôt chacun avec obligeance désignait à son voisin une grosse dame très rouge, impassible entre une fillette de quatorze uns, et un monsieur à longues moustaches qui bâillait. On se la montrait mutuellement du doigt : « C'est elle… la voilà ! – Où donc ? – Seconde rangée… elle se frotte l'œil ; à présent elle se gratte. – Ah ! oui ! je la tiens… » Et on ajoutait : « Elle a vraiment une bonne figure. »
Octavie supportait le front haut cette curiosité bienveillante braquée sur elle, et demeurait à l'aise, les mains jointes, le regard fixé sur la statue de Bossuet.
Un oiseau des Îles, monté sur tige de laiton, ailes éployées, tremblait sur sa tête, sans discontinuer.
« …Pendant quatorze années, déclamait le président, les époux Chotton, commerçants modestes, ont gardé chez eux, nourri, choyé comme un membre de la famille une cuisinière, sournoise, acariâtre et malpropre, dont je tairai le nom, ne voulant pas qu'il figure en ces glorieuses annales de la Vertu à côté des noms respectables qui restent pour nous un exemple. Cette fille ingrate, rétribuée largement, traitée ainsi qu'une parente, avait peu à peu réduit à un esclavage quotidien les excellentes gens trop cruellement punis de leur tolérance. Plus elle faisait la loi et parlalt en maîtresse, plus ses deux vlctimes s'attachaient à elle, excusant son humeur, rendant le bien pour le mal, offrant l'autre joue comme dans l'Évangile, opposant à cette tyrannie une douceur inaltérable…
À pratiquer ainsi le bien, sans ménagements, avec témérité, les plus robustes organisations s'usent en peu de temps. M. Chotton mourut. Et sur son lit de douleur, terrassé par l'agonie, il trouvait encore la force de recommander une dernière fois sa domestique aux soins et à l'affection de sa femme en pleurs.
Ah certes ! messieurs, Mme Chotton a dignement tenu la sainte promesse faite au chevet de son époux ! Non seulement, elle garda cette femme près d'elle, mais – jusqu'où peut s'élever la charité dans une âme chrétienne ! – elle prit aussi à sa charge sa fille, une enfant naturelle âgée de douze ans, que la mère avait impudemment installée dans sa chambre, et qui vivait là, ne manquant de rien grâce aux fraudes journalières.
Mme Chotton s'attacha à cette petite, pauvre être conçu dans le désordre, sans l'ombre de culture intellectuelle et morale, et la recueillit tout à fait après la mort de sa mère. A force de zèle et de patience, avec une adresse et une opiniâtreté toutes féminines, elle parvint à s'en faire aimer, lui apprit à lire, lui enseigna le catéchisme, refusant même de l'envoyer à l'école afin de l'avoir plus souvent à ses côtés.
La maison devenait lourde ; et ces petites bouches inutiles coûtent cher. Par un travail assidu Mme Chotton gagnait à grand-peine de quoi se donner le luxe de cette maternité volontaire. Peu à peu tout son petit patrimoine a passé dans cette tâche bienfaisante, et n'a pas suffi. Elle s'est endettée, d'autant plus, hélas ! qu'elle a trouvé partout un inépuisable crédit, car Bonté, Sollicitude et Dévouement sont des valeurs sur lesquelles on prête volontiers.
Elle fut sur le point, un instant, de vendre tout ce qu'elle possédait, et il ne fallut rien moins que l'intervention de ses amies alarmées pour l'arrêter à temps, et empêcher ce dernier sacrifice.
Je le sais, messieurs, ce ne serait point abuser de votre complaisance que de pénétrer plus intimement dans tous les détails d'une si belle vie, pourtant souffrez que je termine en peu de mots, car aussi bien, j'ai hâte comme vous de décerner à Mme Chotton la récompense à laquelle, dans sa modestie, elle voudrait encore se dérober.
On ne peut pas rétribuer à leur juste prix de pareilles abnégations, mais du moins, on sait les reconnaitre, et on s'applique à les honorer. Si modestes qu'elles soient, ces couronnes offertes au courage, à l'infatigable charité ont un parfum moral plus suave, plus pénétrant et plus durable surtout que les parfums délicieux de nos fleurs éphémères ! C'est par elles que nous assurons aux nobles actions une place dans la mémoire des hommes.
Aussi, profondément émue, pénétrée d'une estime qui n'a d'égale que son admiration, spontanément et unanimement, I'Académie… accorde à Mme veuve Octavie Chotton une première médaille avec un prix de mille francs. »
Les applaudissements éclatèrent, chaleureux, enthousiastes, se prolongeant pendant une minute comme un bruit de fusillade, puis cessèrent aussitôt. De la même voix larmoyante et contrite le vieillard poursuivait, ouvrant et fermant tour à tour sa bouche rasée de prédicateur…
Et deux heures après, bruyamment, la foule délivrée s'écoulait par toutes les portes, se répandait le long des quais, aspirant à pleins poumons la brise savoureuse qui balayait la Seine, plissée comme une étoffe, courbant les arbustes chétifs de la berge, rebroussant les pages des vieux bouquins alignés sur les parapets.
Escortée d'un peloton de voisines qu'elle avait amenées pour les écraser de son triomphe, Octavie s'en retournait à petits pas, pendue au bras de Barnabé qui, n'y tenant plus, presque malade, avait allumé sa pipe à la sortie, sur les marches de l'Institut, en présence de M. Pingard stupéfait.
Mathilde suivait, pâlotte, comprenant mal ce qu'elle venait d'entendre dans ce grand palais plein de monde, très triste en son petit cœur gonflé, sans savoir même pourquoi.
Et, comme toutes les bonnes amies, avec une insistance haineuse, félicitaient de nouveau Mme Chotton « bien sincèrement », elle se défendit, les arrêtant d'un geste sévère :
« Pas de compliments, elle n'en veut pas. Elle a fait son devoir… voilà tout. »