Henri Lavedan
LEURS SŒURS
22 sketches
AU PETIT JOUR
FRANÇOISE DUGANTIER, 18 ans.
PAUL DUGANTIER, 23 ans.
Cinq heures du matin, en avril. Françoise Dugantier, dont les deux fenêtres, au premier d'une belle maison, donnent sur le boulevard Haussmann. En toilette de nuit, elle s'apprête à se coucher. Sa robe de bal et les jupes de soie qu'elle a quittées débordent des sièges. À ce moment, on frappe à sa porte.
Françoise. — C'est toi, Paul ?
Paul, à travers la porte. — Oui.
Françoise. — Entre. (Paul entre. Il est en habit, l'air très abattu.)
Paul. — J'ai vu de la lumière sous ta porte. Il y a longtemps que tu es de retour ?
Françoise. — Je ne fais que d'arriver. Je me suis déshabillée au galop.
Paul. — Tu t'es amusée ?
Françoise. — Chez les Ribaumont… À mourir… C'était le Père-Lachaise !
Paul. — Raconte tout de même. (Il s'asseoit.)
Françoise. — Attends que je grimpe au berceau. Ferme les yeux.
Paul. — Vas-y, je ne regarde pas.
Françoise. Elle saute au lit, légère. — Ça y est. Ah ! on est tout de même mieux que sur le plancher des vaches, comme dit la grosse mère Ribaumont.
Paul. — Cause. Qui ça y avait-il ?
Françoise. — Toujours les mêmes.
Paul. — Rien de neuf en hommes ?
Françoise. — Ni en femmes.
Paul. — Tu as dansé ?
Françoise. — J'ai passé par pas mal de mains. Je suis sûre que j'ai la marque des doigts sur la peau, tellement il y en a, parmi ces imbéciles, qui me pétrissaient la taille.
Paul. — C'est que tu leur plaisais fort.
Françoise. — Ça me laisse fraîche.
Paul. — Pourquoi danses-tu si ça t'ennuie d'être tripotée ?
Françoise. — Que veux-tu que je fasse avec tes semblables ?
Paul. — On cause. On échange de gentilles idées.
Françoise. — Tu es bon avec ton échange ! Il n'y a que moi qui fournis. Non, tant qu'à faire, j'aime mieux cirer les parquets. Au moins, pendant qu'ils dansent, ils ne parlent pas : c'est toujours ça de bénef.
Paul. — Moi je parle en dansant. Je peux.
Françoise. — Oh ! toi, toi ! Aussi, tu es extraordinaire, tu ne fais rien comme tout le monde !
Paul. — C'est vrai. Même quand je m'embête, je m'embête d'une façon spéciale, mieux que les autres. Alors, ce n'est pas encore cette nuit que tu m'as ramassé un beau frère ?
Françoise. — Non.
Paul. — Presse-toi, tu sais !
Françoise. — Je commence à tourner à la vierge douairière, je m'en rends compte. Qu'est-ce que tu veux ! Ils me dégoûtent tous.
Paul. — Evidemment. Mais ce n'est pas une raison.
Françoise. — Tu trouves ?
Paul. — Bé dame ! On se marie tout de même. Achète le moins repoussant. Avec le temps, il s'améliorera, il se fondra, et d'ici un an et demi, quand il ne sera plus pour toi qu'un père… eh bien, t'auras un petit monsieur d'époux bien comme il faut, bien convenable.
Françoise. — Tu en as de guillerettes !…
Paul. — La fille de Dugantier, ancien administrateur du Crédit congolais, tu ne peux pas rester inemployée toute ta vie, voyons ? Surtout avec la belle dot que tu as ? Faut qu'un homme profite de ça. C'est la loi humaine. Serais-tu égoïste ?
Françoise. — L'existence à deux ne me sourit pas.
Paul. — Monte à l'autel. C'est une corvée à avaler. Avale-la vite et que ça soit fini.
Françoise. — Tu vas me juger ambitieuse ? Je voudrais que ça ne fût pas une corvée. Je tiendrais à me marier avec plaisir, comprends-tu ? Je commence par instants à désespérer, mais tout de même…
Paul. — Tu demandes l'impossible !
Françoise. — Pourtant…
Paul. — L'impossible ! J'ai réfléchi, plus que je n'en ai l'air à ma figure ; eh bien, j'ai fait cette profonde observation, mon chou : que toutes les grandes choses indispensables de la vie, comme de venir au monde, ou de claquer, ou de manger, ou d'aimer… c'étaient des corvées, de sales corvées. On les enjolive, on les assaisonne, parbleu ! On met des mots et de la musique autour, mais il n'y a pas de sauces qui tiennent, il faut toujours gober l'affreux poisson ! Le mariage est un de ces poissons-là, pareil à la naissance et à la mort. Tu me diras qu'on n'est pas forcé de se marier ? Si, moralement on l'est. Il n'est pas de bon ton que l'homme soit seul. Je crois que c'est un homme qui a dit ça.
Françoise. — Je ne suis pas un homme, moi.
Paul. — Non. Et je t'en félicite ! Mais tu te dois à son bonheur, au bonheur d'Adam. Dieu t'a tirée de ma côte pour ça.
Françoise. — J'y serais bien restée !
Paul. — Tu dis des bêtises. On ne se choisit pas. Sans ça je me serais mis dans une autre peau que la mienne. Enfin, bref, ce qu'il y a de sûr, c'est que ça n'est pas cette nuit que tu as mis la main sur celui qui sera le père de tes enfants ?
Françoise. — Non. Je me suis ennuyée comme je m'ennuie à tous les bals depuis trois ans. Cette pauvre maman, je me rappelle, qui me disait toujours de son vivant : « Ah ! ma petite, pourvu que plus tard le monde ne te tourne pas la tête ? » Elle se trompait bien !
Paul. — Oui. C'était une optimiste, maman.
Françoise. — Il ne me tourne que le cœur, le monde ! Mais maman l'adorait.
Paul. — Tiens ! c'est après-demain son anniversaire ?
Françoise. — Oui. Déjà huit ans !
Paul. — Comme le temps passe ! Qui est-ce qui t'a ramenée de chez les Ribaumont ?
Françoise. — Mme de Lancourt. C'est presque toujours elle qui me ramène, chaque fois qu'elle se trouve là, et que papa ne reste pas jusqu'à la fin.
Paul. — Et il n'est pas resté, ce soir ?
Françoise. — Non.
Paul. — Il est rentré avant ?
Françoise. — Censé.
Paul. — Pauvre papa !
Françoise. — Oui. Il a bien tort de se gêner. A quoi bon tous ces mystères ?
Paul. — Il est persuadé que nous ne savons pas qu'il découche.
Françoise. — C'est enfantin.
Paul. — Comme s'il n'était pas libre, à son âge, de faire ce qu'il veut ? Enfin, nous, soyons gentils, n'ayons jamais l'air de nous en douter !… Tes père et mère honoreras.
Françoise. — N'aie pas peur. Et toi ? Je vois à ta figure que ça n'a pas marché non plus comme sur des patins ?
Paul. — Pas précisément.
Françoise. — Tu as passé la nuit au cercle ?
Paul. — Oui.
Françoise. — Et tu as encore perdu ?
Paul. — Trois cents louis.
Françoise. — Les cinq cents francs que je t'avais prêtés ?
Paul. — Nettoyés aussi.
Françoise. — Parfait.
Paul. — Mais je te rattraperai ça tantôt à Auteuil. Il y a un nommé Croquignole, à dix-sept, dont personne ne se doute… Tu verras ce que je te prédis.
Françoise. — Guère confiance. Allons, ça va bien, toi et moi !
Paul. — Ah ! le fait est que moi au jeu, toi au bal, chacun sur notre tableau, nous sommes depuis quelque temps dans une sacrée passe !
Françoise. — Toutes les nuits, vers ces heures-ci, nous nous retrouvons pour échanger nos impressions…
Paul. — Et elles sont plutôt anémiques, nos impressions ! As-tu mauvaise mine, ma pauvre petite sœur ! Tu es verte.
Françoise. — Et toi lilas.
Paul. — C'est le petit jour qui nous fait ça. (Il va à la fenêtre et regarde à travers les rideaux.)
Françoise. — Le petit jour et le reste. Nous avons sur la figure la couleur de nos âmes, voilà la vérité !
Paul. — Nos âmes ! nos âmes !
Françoise. — Tu ne crois pas à l'âme ?
Paul, avec mollesse. — Si un peu, quand je me sens malade ; autrement…
Françoise. — Quoi ?
Paul. — Rien. Je crois que nous sommes sur la terre pour faire certains gestes, toujours les mêmes, aux mêmes heures, et puis après, bonsoir, nous affaler. Tu connais les balayeurs de l'aube, tiens, ces pauvres bougres que nous voyons depuis tant de matins, quand nous revenons par les grands boulevards déserts, et qui, à la queue leu leu, balayent les trottoirs et les chaussées vides, du même geste monotone et circulaire, comme des moissonneurs las de faucher ?
Françoise. — Oh ! oui, ils sont sinistres !
Paul. — C'est nous, c'est toi, c'est moi. Nous faisons, à notre façon, la même chose qu'eux. Nous balayons cette sale vie du même air chagrin, avec les mêmes mouvements éreintés. Nous balayons, nous balayons : houp ! encore une joie ! encore une tristesse !… Tout ça, nous le poussons devant nous, avec ce bête de balai qui nous pèse aux bras et que nous avons plus d'une fois envie de laisser tomber. Ceux qui se tuent sont ceux qui le lâchent.
Françoise. — Tu exagères !
Paul. — Non. Quand tu danses, avec le même sourire de politesse, ta vingt-deuxième valse, tu balayes. Et moi, quand je répète pendant des heures : « Vos jeux sont faits, messieurs ? » je balaye aussi.
Françoise. — Mais tu ne ramasses pas ?
Paul. — Non. Tout ça est bien mélanco !
Françoise. —Raison de plus aussi pour croire un peu à l'âme, Paul, et à l'immortalité. Autrement, ça serait trop triste. Papa y croit, lui.
Paul. — Peut-être quand il sera rentré. Mais pas dans ce moment-ci. Bonsoir, petite sœur, je vais m'anéantir. (Il l'embrasse.)
Françoise. —Bonsoir, moi aussi, je n'en peux plus. Je tombe de sommeil, et pourtant ça n'est pas bon, pas agréable… c'est de l'envie de dormir triste.
Paul. — Toujours du balayage. On balaye tout, jusqu'à ses rêves. Ah ! fichu sort ! (Il s'en va.)
FRÈRE CATHERINE
CATHERINE BRESSOL, 29 ans.
ALFRED VREMOND, 40 ans.
Chez les Bressol. Un petit salon modeste, avec un harmonium, des vues de Jérusalem et des dos de fauteuils en crochet. Quartier de l'Observatoire. Sur les meubles et la cheminée, des photographies d'enfants, en quantité. Catherine et Vrémond sont seuls, une après-midi de mai. Il fait beau, et les fenêtres grandes ouvertes laissent apercevoir par une échappée les jardins du Luxembourg.
Vrémond. — Songez que voilà vingt ans que je suis un ami de votre père. Je vous ai vue toute petite.
Catherine. — Je me rappelle très bien.
Vrémond. — J'ai donc le droit de vous parler à cœur ouvert, et vous pouvez aussi m'écouter, de même, sans rougir ?
Catherine. — Mais oui.
Vrémond. — Pourquoi ne voulez-vous pas de moi ? Vous me connaissez pourtant assez, mon Dieu, depuis le temps ? Vous savez bien que je ne suis pas méchant…
Catherine. — Vous êtes un homme…
Vrémond. — Allons, quel homme suis-je ?
Catherine. — Un homme excellent, très bon…
Vrémond. — Je ne suis pas très bon. Mais je crois que je vous rendrais la vie heureuse, plus que vous ne l'avez.
Catherine. — Oui et non.
Vrémond. — Qu'entendez-vous par là ?
Catherine. — Rien. Parlons d'autre chose.
Vrémond. — Non. Je veux que nous ayons aujourd'hui une explication définitive.
Catherine. — Nous allons nous faire du chagrin à tous les deux.
Vrémond. — À moi surtout, je m'en doute. Répondez. Vous ne m'aimez pas ? Soyez franche. Ça ne me fâchera nullement.
Catherine. — Moi, mon ami ! Mais si.
Vrémond. — Vous m'aimez ?
Catherine. — De tout mon cœur.
Vrémond. — Vous m'aimez ?
Catherine. — Et je crois bien que c'est depuis toujours.
Vrémond. — Pourquoi me le dites-vous seulement aujourd'hui, quand je vous l'ai déjà demandé tant de fois ?
Catherine. — Parce que vous m'y forcez, d'abord. Et puis, surtout, parce que j'ai pris aujourd'hui mon grand parti.
Vrémond. — Vous me faites peur. Ne me donnez pas de fausses joies.
Catherine. — Des fausses joies ? Ah ! pauvre ami !
Vrémond. — Qu'allez-vous me dire ?
Catherine. — Je ne me marierai jamais.
Vrémond. — Voilà ce que j'attendais, voilà ce que je… C'est fou, c'est criminel. Pourquoi ? Tout le monde vous en prie. Votre père, votre mère, les enfants… Tous vous en conjurent.
Catherine. — Je le sais. Mais justement, ils me le disent trop, les braves gens ! S'ils ne me le disaient pas tant ! Leur désir est la meilleure preuve qu'il faut que je reste. Écoutez-moi. Vous connaissez la maison, je n'ai rien à vous apprendre, et vous savez comme elle est lourde ?
Vrémond. — Mais précisément ! Laissez-moi vous aider. Aimons-nous. Marions-nous. J'ai ma place de comptable à la Semaine catholique. C'est quelque chose. J'ai encore…
Catherine. — Ne m'interrompez pas, pour que je puisse bien vous expliquer toutes les choses. Père et mère ne rajeunissent pas, et nous sommes six enfants.
Vrémond. — Cinq, Alexis ne compte plus. Depuis qu'il est aux spahis, il se suffit à lui-même.
Catherine. — Il faut bien encore de temps en temps lui envoyer un petit mandat… Mais mettons cinq pour vous faire plaisir. Sur ces cinq, si j'avais au moins une sœur ! Mais quatre garçons ! Comment voulez-vous que je laisse là ces quatre grands bonshommes dont l'aîné a seize ans, et le dernier dix ans à peine ? Ça n'a jamais été mes frères, c'est comme mes enfants. C'est moi qui les ai élevés plus que maman. J'ai appris le grec et le latin pour leur corriger leurs devoirs. C'est toujours moi qui ai copié les pensums.
Vrémond, avec humeur. — Et qu'est-ce qu'elle faisait donc votre mère ?
Catherine. — Maman ! Oh ! la bonne femme ! Ne l'accusez pas. Elle n'avait pas le temps d'élever les petits. Elle élevait papa ! (Riant.) Je veux dire qu'elle s'occupait de lui et qu'elle était toute à lui. Sa mauvaise santé, d'ailleurs, réclamait la présence continuelle de mère. En quatre-vingt-deux, il a dû aller à Vichy. Nous étions bien tourmentées.
Vrémond. — Bah ! il s'est admirablement rétabli. En vieillissant il s'est fortifié.
Catherine. — D'apparence. Mais il n'est guère solide. Songez que voilà dix-huit ans bientôt qu'il est maître de chapelle aux Carmes et qu'il y tient les orgues ? Et il n'a pas manqué une fête, ni un office pendant ces dix-huit ans ! Avouez que c'est superbe ? Aussi, je suis bien fière de papa !
Vrémond. — Oui, mais il y a quelque chose que je trouve plus méritoire encore. C'est le métier que vous avez fait pendant toute votre jeunesse.
Catherine. — Chut ! Vous allez dire de vilaines bêtises.
Vrémond. — Vous vous êtes tuée à tout mener de front : les parents, le ménage, les petits frères et les grands !… Et aujourd'hui vous voulez continuer, sacrifier à jamais votre vie, votre avenir ? Eh bien ! non et non !
Catherine. — Si, Alfred. Il le faut. Ne me faites pas de peine ; j'en ai déjà un peu plus que vous ne pensez. Je ne peux pas, je ne dois pas me marier. Ma place est ici, à la maison, et on y aura besoin de moi longtemps encore. Je le dis sans orgueil : je leur suis indispensable à tous.
Vrémond. — Mais vous resteriez toujours là. Avec cette différence que nous serions deux pour les aider, au lieu que ce soit vous toute seule !
Catherine. — Non. En étant à vous, je cesserais forcément d'être à eux. En tout cas, je leur appartiendrais moins, et leur faiblesse me réclame tout entière. Du jour où j'aimerai en dehors d'eux, le sol leur manquera. Ils sont si peu pratiques !
Vrémond. — Et vous ? Ah ! vous ne l'êtes guère pour votre bonheur !
Catherine. — Mon bonheur est une chose si secondaire, allez !
Vrémond. — Et le mien ? Qu'en faites- vous du mien ?
Catherine. — Vous saurez bien vous passer de moi, à la longue. Les hommes s'arrangent toujours.
Vrémond.—Vous croyez ça ? C'est cruel, vraiment ! Voilà des années que je vous aime en silence et que je vous attends. Aujourd'hui, vous me repoussez à jamais, et pour toute consolation vous me dites que je finirai par m'arranger ? Non, Catherine, je ne m'arrangerai pas. Ou si je m'arrange, ça sera dans mon chagrin, pour en tomber malade et en mourir.
Catherine. — Pas davantage. On ne meurt pas de chagrin si aisément et à l'heure fixe. La tristesse et la misère font vivre et soutiennent aussi bien, quelquefois mieux que la joie et la richesse. Vous vivrez avec mélancolie, en n'étant pas tout à fait heureux. Moi, je vivrai, pensive souvent, en n'étant pas tout à fait heureuse. Mais nous vivrons, comme vivent tous les hommes, mon Dieu ! avec les trois quarts de leurs rêves sacrifiés, et le dernier quart mal réalisé.
Vrémond. — Et qu'est-ce que nous aurons pour nous distraire et nous réconforter ?
Catherine. — Nos regrets, si nous avons le temps.
Vrémond. — C'est tout le contraire de l'espoir, les regrets, ma pauvre Catherine ! Et ça fait bien du mal ! Catherine. — Non, les regrets ne font pas de mal, ils sont permis aux faibles, aux petits, aux malheureux, aux patients. Ils leur sont même salutaires. Les regrets, c'est la poésie du dévouement, le regard jeté en arrière par les résignés, le soupir qui s'échappe aux heures où le devoir pèse trop lourd. Ne nous interdisons pas les regrets, nous y avons droit ; c'est comme la monnaie de nos sacrifices.
Vrémond. — Vous dites de belles phrases, Catherine. Mais nous sommes bien malheureux. Et par un si beau temps ! Dire qu'à cette minute, par ce soleil qui fait penser à partir en voyage, il y a des gens qui s'aiment et qui se tiennent par la main, sans souci, et ne pensant qu'à leur joie !
Catherine. — Que voulez-vous ! Et puis ne soyez pas si romanesque. Le roman n'est pas pour nous autres.
Vrémond. — Je ne suis pas romanesque.
Catherine. — Un peu. On l'est souvent dans sa petite sphère, plus qu'on ne s'en doute. Pourquoi m'avez-vous aimée, moi Catherine, qui ne suis ni jeune…
Vrémond. — Oh ! oh !
Catherine. — Trente ans, l'année prochaine, Alfred.
Vrémond. — Eh bien ! et moi qui en ai quarante ?
Catherine. — Ni jeune, ni belle. Je pourrais même dire laide. J'ai une grande bouche, un gros nez. Rien de la femme. Pas de grâce, ni d'élégance pour deux liards. — « Frère Catherine ! » comme m'ont baptisée les enfants. Et voilà que vous vous étiez mis en tête d'épouser frère Catherine ? C'est du roman, mon ami, du roman feuilleton. Revenons à la réalité. Tout à l'heure, Pierre et Gaston vont rentrer ; il va falloir que je leur donne leur leçon de géométrie. La voilà, l'histoire ! Et puis après, j'aurai l'œil au dîner, parce que notre vieille Marthe n'a plus sa même sûreté de main, qu'il y a ce soir un soufflé et que, si je ne m'en mêle pas, elle nous apportera un soufflé plat comme une sole. Riez donc ?
Vrémond. — Je n'ai pas envie.
Catherine. — Mais moi non plus. Seulement je me force. Il faut se forcer. Si je me laissais aller et si je pensais comme vous aux hirondelles et au ciel bleu, adieu tout mon courage ! Aussitôt je serais à bas, et la maison aussi, père, mère, les petits, tous à bas. Soyons gais, soyons gais pour accomplir notre devoir et donner aux autres l'envie de faire le leur !
Vrémond, triste. — Soyons gais, soit. Alors, jamais ?
Catherine. — Pas maintenant, voilà tout ce que je puis vous dire.
Vrémond. — Et plus tard ?
Catherine. — Je ne sais pas… Je n'ose pas… Je ne peux guère fixer un délai… ni rien préciser. Pourtant…
Vrémond. — Pourtant… achevez.
Catherine. — Dans quelques années, dans longtemps… si cela ne vous effrayait pas trop… quand les enfants seront grands, et casés, quand père et mère… les chers braves gens… Hélas ! ils ne sont pas éternels !… Alors, oui, peut-être… une fois toute seule, si vous êtes toujours dans les mêmes idées…
Vrémond. — Je vous attendrai, Catherine, je vous attendrai !
Catherine. — Merci. Dans ce temps-là, alors, je serai votre femme. Comme je serai vieille, par exemple !
Vrémond. — Et moi qui serai tout gris ! Mais comme nous nous serons bien gagnés !
Catherine. — Oui, je crois que nous aurons le droit d'être heureux.
Vrémond. — Je le suis déjà. (Il lui prend les mains qu'il embrasse.) Je vous aime tant, frère Catherine !
Catherine, retirant ses mains. — Chut ! J'entends père et mère dans l'antichambre. Il ne faut pas qu'ils se doutent que nous nous aimons autrement que d'amitié…
Vrémond. — Leur cacher ? Pourquoi ?
Catherine. — Parce qu'ils sont tellement bons qu'ils voudraient que nous nous épousions tout de suite… et qu'il ne faut pas.
Vrémond. — C'est vrai. J'oubliais.
BONNES PETITES AMIES
JEANNE LE MARQUIS, 18 ans.
PAULINE BRESSEUIL, 20 ans.
FRANÇOISE DE CYRAN, 20 ans.
Mme CHAINON, la coiffeuse.
Chez les Bresseuil, six heures du soir. Au milieu d'un vaste cabinet de toilette où on se voit de tous côtés et dans tous les sens tant il y a de glaces, Jeanne coiffée à l'Ophélie, les cheveux épars entremêlés de fleurs, parle et gesticule avec animation. Mme Chainon achève de poudrer Pauline pour le dîner de « têtes » qui a lieu à la maison. Pauline est coiffée fin Louis XVI.
Jeanne. — Je te dis que c'est la vérité. Torigny, le petit Torigny, le beau, le seul, épouse Françoise, notre amie Françoise de Cyran.
Pauline. — Mais non.
Jeanne. — Est-ce drôle que tu ne veuilles pas me croire ?
Pauline. — Tu me fais rire.
Mme Chainon. — Si vous bougez comme ça, mademoiselle, je vais vous rater vos bouclettes.
Jeanne. — Puisque je te dis que je le sais, par mon cousin, qui est l'ami intime de Torigny. C'est un mariage fait, archifait.
Pauline. — Refait.
Jeanne. — Écoute-moi donc au lieu de chercher à être spirituelle. Il lui a même donné sa bague. Tu vois si c'est avancé ? Un rubis gros comme mon poing, ma chère !
Pauline. — Seulement ? ton poing n'est pas énorme !
Jeanne. — Non, pas comme poing ; mais comme rubis je le trouverais d'une fameuse dimension !
Pauline. — Eh bien ! que veux tu que je te réponde ? Tant pis si c'est vrai.
Jeanne. — Tant pis pour qui, à ton idée ?
Pauline. — Pour tous les deux.
Jeanne. — Juste ce que je pensais. Et c'est pour ça que je suis d'une colère !
Pauline. — Tu es bien bonne. Qu'est-ce que cela peut te faire que Torigny se marie ? Tu en avais envie ?
Jeanne. — Moi ? Ah ! grands dieux, non ! Tu es folle ? Ah çà ! où as-tu la tête ?
Pauline. — Dame ! Tout à l'heure à la façon dont tu disais : le beau Torigny !
Mme Chainon. — Et mademoiselle n'est pas la seule. Bien des dames que je coiffe ne parlent pas de lui en d'autres termes. Ah ! j'en connais de mes clientes qui vont bisquer en apprenant ce mariage.
Pauline. — Ça les regarde. Moi, je ne le trouve pas beau, ce jeune seigneur. Loin de là.
Jeanne. — Ni moi. C'est par ironie ce que j'en disais. D'abord, il est petit.
Pauline. — De taille moyenne.
Jeanne. — Enfin, ni petit ni grand. On ne sait même pas. J'ai horreur de ça. Pour moi il faut qu'on soit tout l'un ou tout l'autre.
Pauline. — Don Quichotte ou Tom Pouce ?
Jeanne. — Mais oui, et puis il a de la barbe.
Pauline. — C'est ce qu'il a de mieux. Elle est frisottée, elle est tout plein gentille, la barbe à Torigny. Du vrai astrakan de manchon.
Jeanne. — Du crin de fauteuil. Tu sais ce qu'on prétend ?
Pauline. — Non. Dis vite.
Jeanne. — Qu'il y met des bigoudis, avant de se coucher.
Pauline. — Oh ! ça doit être charmant. Le soir des noces, Françoise aura là un beau petit coup d'œil.
Mme Chainon. — Ces demoiselles sont terribles.
Pauline. — Par exemple, il danse à ravir.
Jeanne. — Pas mal. Mais il s'écoute trop valser, il s'éternise, il danse trop mou, trop rond, trop sucré. J'aime mieux quelqu'un de moins parfait, mais plus nerveux.
Pauline. — Le fait est qu'avec son auréole de conducteur de cotillon, il paraît souvent un peu ridicule.
Jeanne. — Dis qu'il est daim.
Pauline. — Jeanne !
Mme Chainon. — Oh ! mademoiselle ! Une jeune personne si bien élevée !
Jeanne. — Quoi ! C'est un vilain mot ? Ça a un sens malpropre ?
Pauline. — Non. Mais…
Mme Chainon. — Ce n'est guère comme il faut.
Jeanne. — Mon frère l'emploie tout le temps.
Mme Chainon. — Monsieur votre frère est un homme, d'abord, et puis un militaire.
Jeanne. — On leur en demande moins. Compris. Je retire daim. Cette pauvre Françoise n'en sera pas plus heureuse, allez. C'est égal, s'enchaîner pour un rubis, non, ça n'est pas payé.
Pauline. — À vrai dire, je ne les voie guère mariés.
Jeanne. — Ils n'ont rien de commun, ma chère, aucun goût, rien. Ah ! elle ne s'amusera pas tous les jours !
Pauline. — Sans compter qu'il pourrait bien la battre ?
Jeanne. — Tu m'ouvres des horizons… Il la battra. Pour sûr, il la cognera.
Pauline. — Il est très violent. Sale nature au fond. Égoïste, sournois, toujours replié sur lui-même. C'est un petit monsieur noir et lustré. Il a la nature de sa barbe, tiens.
Jeanne. — Tu as mis le mot dessus. Pauvre Françoise ! Si on la prévenait tout de même ?
Pauline. — C'est bien délicat.
Jeanne. — Oui, tu as raison. Si elle doit souffrir, il vaut mieux, même dans son intérêt, ne pas l'en empêcher.
Pauline. — Elle s'apercevra bien assez tôt qu'elle a fait une bêtise. À quoi bon lui dire avant ?
Mme Chainon. — Ces demoiselles agissent très sagement. Il ne faut jamais mettre le doigt entre le mariage et l'écorce. Là, voilà notre coiffure qui commence déjà à chanter. (Elle lui tend un miroir à main.)
Jeanne. — Veux-tu que je t'apprenne encore quelque chose sur Torigny ?
Pauline. — Oui, pendant que nous y sommes.
Jeanne. — Eh bien ! il a des fausses dents.
Pauline. — Pas toutes ?
Jeanne. — Non. Huit ou dix. Celles qui se voient. Les plus étincelantes.
Pauline. — Oh !
Jeanne. — Et il paraît qu'il porte un corset pour lui tenir la taille, parce que sans ça elle tomberait, elle s'affalerait. Tu n'as donc jamais remarqué son dos ?
Pauline. — Non. Je ne regarde pas le dos des messieurs.
Jeanne. — Tu as tort. Ils regardent bien le nôtre. Il est mamelonné, son cher petit dos. Avant deux ans, cet enfant sera bossu. Un de nos plus jolis voûtés.
Mme Chainon. — Mademoiselle Jeanne exagère. Des gens qui l'entendraient croiraient d'abord qu'elle est méchante et ensuite qu'elle dit tout ça par dépit.
Jeanne. — Dépit de quoi ?
Mme Chainon. — De voir Torigny se marier…
Jeanne. — Ah ! Elle est bonne ! Vous en avez de verdâtres, vous savez !
Mme Chainon, rectifiant. — …Ou plutôt Françoise de Cyran se marier.
Pauline, pincée. — C'est vrai que Françoise est notre cadette à toutes les deux. Elle aurait bien pu attendre que nous fussions casées.
Jeanne. — Qu'est-ce que ça prouve ? Qu'elle n'est pas difficile et qu'elle se jette à la bouche du premier venu, voilà tout. Si vous croyez que ça me fait quelque chose que Françoise se marie et qu'elle épouse tous les Torigny de la terre, vous vous mettez votre fer à friser dans l'œil, ma bonne madame Chainon ?
Pauline. — Et à moi donc ! Ce que je m'en moque !
Jeanne. — Tout ce que nous en disons, c'est uniquement par intérêt pour Françoise qui est une bonne amie à nous.
Pauline. — Elle va faire une boulette et ça nous attriste. Il ne faut pas chercher plus loin.
Jeanne. — Mais non. Et, en attendant, elle ne s'amène pas vite, Françoise.
Mme Chainon. — Elle est du dîner ?
Pauline. — Sans doute. Qui est-ce qui serait invité si elle ne l'était pas ?
Mme Chainon. — Quelle tête va-t-elle avoir ?
Jeanne. — Oh ! satisfaite et enchantée, parbleu !
Mme Chainon. — Vous n'y êtes pas. Je veux dire quelle tête arrangement ?
Pauline. — Paysanne napolitaine.
Jeanne. — Bien banal.
Pauline. — C'est ce qui lui va le mieux. (Bruit à la porte. On frappe.) Entrez.
Françoise de Cyran, faisant irruption toute joyeuse. — C'est moi. Bonjour, bonsoir. Oh ! Que vous êtes belles ! Comment ça va depuis avant-hier ?
Pauline. — Toujours pareil. Et toi ?
Françoise. — Moi ? Mais…
Jeanne. — Tu peux t'exprimer devant Mme Chainon, la première coiffeuse de Paris. Le tombeau des secrets.
Mme Chainon, aimable. — Mademoiselle… (Elle sourit à Françoise.)
Jeanne. — Dis-nous donc tes joies de fiancée. Raconte tes nouveaux bouquets, tes cadeaux ? Hein, tu es heureuse ? Tu n'en peux plus de joie ? Tant mieux pour toi, va ! Profites-en.
Pauline. — Oui, c'est ce que nous disions : « Cette chère Françoise ! Ça n'est pas trop qu'il lui arrive du bonheur, parce qu'elle le mérite ! »
Jeanne. — Nous t'aimons bien, tu sais.
Pauline. — Aussi ne te gêne pas, ma fille… Étale ton amour, rayonne sans pudeur. Torigny est un des plus chics hommes qu'il y ait sur le marché de Paris en ce moment, et tu as fichtre joliment raison d'être fière. Mme Chainon, avec malice. — Il y en a plus d'une qui vous envie, allez, mademoiselle.
Pauline. — Ce n'est pas nous. Mais Mme Chainon a raison.
Françoise. — Ah çà ! avez-vous fini de m'ahurir ? Là. Eh bien, maintenant, regardez-moi en face. Est-ce que j'ai l'air content ?
Pauline. — Plus que content. Transporté.
Jeanne. — Tu es radieuse.
Françoise. — Et savez-vous pourquoi ? C'est parce que tout est rompu.
Pauline. — Hein ?
Jeanne. — Tu dis ?
Françoise. — Tout est rompu, à l'eau.
Jeanne. — Tu n'épouses plus ?
Françoise. — Non.
Pauline. — Mais ta bague ?
Jeanne. — Le rubis ?
Françoise. — Rendu. D'hier au soir.
Jeanne, triste. — Oh ! ma pauvre mignonne !
Pauline, abattue. — Qu'est-ce que tu nous apprends là !
Jeanne. — Au fond, ça doit te faire quelque chose au cœur.
Françoise. — Rien du tout.
Pauline. — On dit ça. Mais tu es triste intérieurement, et c'est bien naturel.
Françoise. — Mais non, encore une fois.
Jeanne. — Tu l'adorais.
Françoise. — Pas encore.
Jeanne. — Tant pis. Il le méritait.
Pauline. — Tu ne décrocheras pas de sitôt un pareil parti.
Jeanne. — Où tout se trouvait réuni.
Pauline. — Le physique.
Jeanne. — Le moral.
Pauline. — L'intelligence.
Jeanne. — Le cœur.
Pauline. — Le rang.
Jeanne. — La fortune.
Pauline. — Tout.
Françoise, éclatant. — Vous m'embêtez !
Pauline. — Tu vois, tu nous injuries. La preuve que tu es vexée.
Jeanne. — Moi, je t'excuse. À ta place, je serais archi-humiliée.
Françoise. — De quoi ? De quoi ?
Jeanne. — Mais, dame, d'être plaquée ainsi, à la veille de la signature.
Françoise. — C'est moi qui l'ai retapé, sotte. C'est moi qui l'ai envoyé balader. Ah çà ! pour qui me prenez-vous donc toutes les deux ?
Jeanne. — En ce cas, je ne comprends plus.
Pauline. — Nous donnons notre langue.
Françoise. — C'est tout simple. Il a cessé de me plaire, j'ai senti qu'il ne serait jamais obéissant et je l'ai remercié sans balancer. De telle sorte que s'il vous tente à présent…
Jeanne. — Oh ! ma chère !
Pauline. — Tu vas un peu loin.
Françoise. — Puisque vous le trouvez si parfait, si supérieur, eh bien, vous pouvez y aller, et prendre ma suite.
Pauline. — N'y compte pas.
Françoise. — À votre aise. Et je vous connais bien, allez, mes bonnes chéries. Je vous connais à fond !
Jeanne. — Vraiment, ma bonne mignonne ?
Françoise. — Ce n'est pas moi qui suis vexée, mais vous.
Pauline. — Nous ? Allons donc !
Jeanne. — Et à quel propos, Jésus ?
Françoise. — Parce que vous raffolez de Torigny.
Jeanne. — Raffolez ! Nous l'éreintions avant ton arrivée.
Françoise. — Justement. Ça vous fait rager qu'il m'ait demandée plutôt que vous, et même maintenant, vous êtes furibondes que je l'aie lâché avec autant de calme ! Est- ce vrai ? Voyons (À madame Chainon.), vous, madame, que paraissez pleine d'expérience, ai-je tort ? Vous ne dites rien ?…
Pauline. — Elle n'oserait.
Mme Chainon, à Françoise. — Votre napolitaine penche à gauche, approchez que je vous la redresse.
Jeanne. — Dites tout de suite, au contraire, que c'est nous qui sommes dans la vérité, madame Chainon, et que cette Françoise est une petite horreur.
Pauline. — Dites-le.
Françoise. — Ne le dites pas.
Mme Chainon. — Je vous répondrai quand vous serez mariées toutes les trois, et que je coifferai vos filles, là ! Mais en attendant je sais bien ce que je ferais à votre place, je voterais qu'on s'embrasse.
Françoise. — Mais oui, embrassons-nous. (Elles éclatent de rire.) Bêtes nous sommes.
AU PARLOIR
JEANNE LAUDUN, 15 ans
PIERRE LAUDIN, 17 ans.
À Paris, au couvent.
Pierre. — Te voilà ! Tu vas bien, poulette ? (Il embrasse sa sœur qui ne fait que d'arriver, et tous deux s'asseoient.)
Jeanne. — Oui. Et toi ?
Pierre. — Ça se coule, ça se mijote. Je viens encore tout seul aujourd'hui…
Jeanne. — Parce que maman ne pourra pas à cause de ses courses…
Pierre. — Oui. Tu savais ?
Jeanne. — Je connais la ritournelle. Elle me la fait presque chaque semaine, cette bonne mère !
Pierre. — C'est pas une blague, ma parole ! Elle avait une séance tantôt chez Doucet.
Jeanne. — Parfaitement. C'est son parloir à elle, Doucet. Moi, pendant ce temps- là…
Pierre. — Oh ! Mignonne ! Eh bien ! et ton frérot ? ton chérubin de frère… ça n'est donc rien ?
Jeanne. — Si. Tu pourrais avoir des courses, toi aussi, des occupations… Tu viens tout de même voir ta cloîtrée ; tu es charmant.
Pierre. — La patronne m'a prié de t'embrasser bien fort, et de te demander si tu manquais de quelque chose ?
Jeanne. — Tu lui diras : de rien, excepté d'elle.
Pierre. — J'y dirai.
Jeanne. — Et papa ?
Pierre. — Il marche, il se remorque.
Jeanne. — Il va bien ?
Pierre. — Pas mal. Il est même très en beauté, de ce moment. Tous les ans, à l'époque du Concours hippique, il a une jolie phase. Il voulait venir, lui aussi, pour te câliner un peu.
Jeanne. — Et puis il a eu des empêchements ? Comme ça se trouve !
Pierre. — Il m'a prié de t'embrasser bien fort.
Jeanne. — Ce qu'on te charge de baisers ! C'est effrayant ! Tu dois n'en plus pouvoir ?
Pierre. — Parlons de toi. D'abord, laisse-moi faire les parents. Avez-vous composé ?
Jeanne. — Oui, papa.
Pierre. — En quoi ?
Jeanne. — En histoire de France.
Pierre. — Tu as été ?
Jeanne. — Douzième.
Pierre. — Sur ?
Jeanne. — Dix-sept.
Pierre. — Ça n'est pas brillant, ma petite fille.
Jeanne. — Et puis, nous avons aussi composé en calcul ; et j'ai été seconde.
Pierre. — Bravo ! Tu seras une femme d'argent.
Jeanne. — Je veux bien.
Pierre. — Je te le souhaite. Et la bonne conduite ?
Jeanne. — Euh ! Faiblotte.
Pierre. — Auras-tu le grand cordon de sagesse à la liquidation ?
Jeanne. — À la fin du mois ? Je ne pense pas. J'avais bien commencé la semaine dernière, mais depuis j'ai sombré. Tu ne remarques donc pas qu'on m'a retiré, hier, ma croix de corsage ? La plus grave punition, mon vieux !
Pierre. — Qu'as-tu fait, Seigneur ? Un pied-de-nez à la Mère générale ?
Jeanne. — Non. je me suis emportée à la classe d'aiguille. Une colère bleue à cause du pantalon de maman.
Pierre. — Qu'est-ce que c'est que cette histoire-là ?
Jeanne. — Tu ne sais pas ? A la dernière sortie, j'avais chipé à la maison un pantalon à mère, parce qu'il y avait, dans le bas, un très joli entre-deux en guipure que je voulais apprendre à faire au crochet. Hier, à la classe d'aiguille, j'avais le pantalon dans ma poche. Ça faisait très gros. La Mère Violette s'en est aperçue. — Qu'est-ce que vous avez là, mon enfant ? — Mais rien, ma mère. — Vous mentez, mon enfant. Sortez de suite ce paquet que vous cachez. Elle est venue à moi, elle a exhibé le pantalon. Et dame ! quand elle l'a déplié et qu'elle a vu les entre-deux et les rubans roses… elle est devenue cramoisie, noire, j'ai cru qu'elle allait éclater raide, sans les secours de la religion. — Qu'est-ce que c'est ? Dites ce que c'est ! J'avais beau lui répéter : — C'est un pantalon à maman. — Vous mentez. Jamais une mère chrétienne… Alors, dame ! j'ai pris la défense de maman, moi, j'ai perdu la tête, et certainement j'ai dit des choses très vilaines. La Mère Violette m'a retiré ma croix, et elle a rédigé un rapport, mon cher, où elle a écrit que j'étais « diabolique » !
Pierre. — Et le pantalon ?
Jeanne. — Il est confisqué à l'économat, chez la Mère Antigone.
Pierre. — Eh bien ! mon pauvre petit, je crois tout de même que les ancêtres ont eu du nez de ne pas venir aujourd'hui : ils n'auraient pas été ravis d'apprendre tout ça et tu aurais reçu un de ces suifs ! Avec moi, c'est de moindre importance, et puis je vais leur raconter ça à ma manière… en palliant… Je leur présenterai la chose du côté gai.
Jeanne. — Merci.
Pierre. — En attendant, je t'ai apporté des gâteaux. (Il lui pose sur les genoux un petit paquet.)
Jeanne. — Oh ! que tu es minet ! (Elle développe et mange.) J'adore les éclairs ; c'est comme si on mangeait du velours. Du velours au café. Qu'est-ce qui te tracasse donc par là, derrière toi ?
Pierre. — Rien.
Jeanne. — Mais si, voilà plusieurs fois que tu te retournes.
Pierre. — Je regarde cette jolie blonde, qui est avec ce vieux monsieur tout satiné.
Jeanne. — C'est Alice de Vergonnes, avec son grand-père, le marquis. Elle est de la classe vermillon comme moi. Tu lui trouves une belle figure, n'est-ce pas ?
Pierre. — Bigre, oui !
Jeanne. — Et puis, bien faite de corps, tu sais ! C'est ma voisine de dortoir ; nous sommes amies à mourir, on se raconte tout, on se confesse l'une à l'autre. Tiens, tu vois ? elle me sourit. Son père est divorcé parce que sa mère a aimé en dehors un officier belge. Et celui-là, ce vieux modèle si épatant, c'est son bon papa qui lui laissera toute sa fortune, amassée dans les mines d'or. Il a soixante-dix-huit ans, il joue encore au polo, et il se teint en blanc pour être plus chic. Il dit qu'il veut mourir à la mode. C'est comme ça qu'il me faudrait un mari, à moi. Alors, mon amie te plaît ?
Pierre. — Un grain.
Jeanne. — Je lui dirai tout à l'heure, à la chapelle. Oh ! avant le Tantum ergo, elle le saura.
Pierre. — Je ne demande pas mieux.
Jeanne. — Et mercredi prochain, je te rapporterai ce qu'elle m'aura dit de son côté, sur toi.
Pierre. — C'est ça. Tu es une gentille sœur. (Il regarde toujours Alice, de loin, avec attention.) Et, ce sont ses cheveux, tu es sûre ?
Jeanne. — Ah çà ! Où as-tu la tête ?
Pierre. — Pardon. J'oubliais qu'ici… et à vos âges… En effet, ça ne peut être que ses cheveux. Eh bien ! compliments.
Jeanne. — Je les lui transmettrai. Et tu ne vois pas tout, mon petit ! Elle en a comme un rideau ! Quand elle retire son filet, au dortoir, ça s'échappe sur elle en masse… Il y aurait de quoi lui faire une sortie de bal avec. Oh ! je l'aime bien ! Mais, malgré tout ça, elle n'est pas heureuse. Non. Il y a des jours où elle n'arrête pas de pleurer. Elle dit que ça l'assomme de vivre et que plus tard, quand elle sera grande et qu'elle pourra sortir seule à pied, elle enverra tout promener. Alors, moi, je la console de mon mieux, je lui fais des petits dessins en couleur, je lui donne des images. Et puis ça se passe. (Une cloche sonne.)
Pierre. — Qu'es-ce que c'est que ça ?
Jeanne. — C'est le premier coup de cloche. Nous avons bien le temps.
Pierre. — Je vais me trotter tout de même, mon petit chat.
Jeanne. — Une seconde. Ah ! je voudrais bien avoir des cheveux comme Alice, moi. Figure-toi que l'autre jour j'ai encore pincé dix mauvais points à cause de ça… par notre sœur Arcadia. Je m'étais mis des papillotes la nuit, pour me faire mousser. J'avais dû en mettre trop : on s'en est aperçu dès le matin et j'ai été punie. J'étais pourtant tout plein gentille, je t'assure : ça me bouffait des deux côtés et toutes les petites de la première communion me disaient que je ressemblais au curé d'Ars.
Pierre, qui se lève. — Au revoir !
Jeanne. — Au revoir, alors. Et où vas- tu de ce pas, blanche tourterelle ?
Pierre. — C'est le jour des parloirs : je vais serrer la dextre à mon ami Paul Fougeray. (La cloche sonne de nouveau.)
Jeanne. — Au lycée Louis-de-Gonzague ?
Pierre. — Oui, c'est sa dernière année.
Jeanne. — Sa philosophie ?
Pierre. — Tu l'as dit. Paul est un joyeux philosophe. Tu l'as vu souvent à la maison avec moi ?
Jeanne. — Mais oui, je le connais très bien. Te lui ai parlé des quantités de fois. Il me revient beaucoup.
Pierre. — Vrai ? Je lui dirai pas plus tard que tout à l'heure.
Jeanne. — Oh ! non.
Pierre. — Dans vingt minutes à mon Bréguet, il saura que ma sœur soupire après lui.
Jeanne. — Ne fais pas de bêtises, je t'en conjure.
Pierre. — Mais n'aie donc pas peur. Tu connais pourtant bien mon tact ?
Jeanne. — C'est égal. Je te défends de rien dire à Fougeray.
Pierre. — Tu meurs d'envie que je te désobéisse.
Jeanne. — Je me fâcherai.
Pierre. — Tu vas bien raconter, toi, à ton amie Alice, que j'ai beaucoup de goût pour elle.
Jeanne. — Ça n'est pas la même chose. Et puis, si cela t'ennuie, tu n'as qu'à m'en prier et je me tairai.
Pierre. — Mais non… Jamais de la vie. Moi, je n'ai pas peur de me compromettre. Enfin, puisque ça te serait si désagréable que je parle de toi à Fougerav, il suffit, ma petite sœur, je ne lui en ouvrirai pas la bouche. Es-tu contente ?
Jeanne. — Voilà que tu exagères, à présent ! Ne lui parle pas de moi, mais…
Pierre, riant. — Laisse-lui entendre tout de même..
Jeanne, malicieuse. — Adroitement…
Pierre. — Ah ! mâtine ! que je te connais, va ! Qu'on s'amusera donc plus tard d'être ton mari !
Jeanne. — Eh bien ! et toi donc ! Si tu crois que tu m'échappes ?
Une sœur, qui passe. — Mademoiselle Laudun, le second coup de cloche est sonné. Je vous marque un point.
Jeanne, qui rage. — Voilà, ma sœur, on y va, on ne fait que ça. (Bas à son frère.) Adieu bonhomme. C'est ce crampon d'Arcadia ! (S'échappant.) Quel métier ! quel métier !
LAQUELLE DES DEUX
LOUISE, 26 ans.
ANNETTE, 17 ans.
Louise est entrée sans bruit dans la chambre d'Annette, et elle s'arrête, interdite, en voyant sa sœur toute en larmes.
Louise. — Qu'est-ce que tu as ? Pourquoi pleures-tu ?
Annette, très ennuyée d'être surprise. — Ça n'est rien. Là, c'est fini.
Louise. — Dis-moi pourquoi tu pleures, mon chéri ?
Annette. — Je ne sais pas. C'est… nerveux. C'est le temps.
Louise. — Allons donc ! Je vais te le dire, moi. C'est pour hier.
Annette. — Hier ?
Louise. — Ne cherche pas à me trom per. C'est à cause de la réponse que papa et maman ont donnée hier à…
Annette, avec précipitation. — À ce jeune homme ? Mais non… Jamais de la vie.
Louise. — Parfaitement si… à M. Paul Raynaud qui t'avait demandée.
Annette. — Je te jure…
Louise. — Ne jure donc pas. C'est bien inutile de feindre avec moi, va, avec ta grande sœur. Ai-je deviné juste ?
Annette, avec effort et bas. — Oui.
Louise. — Je l'aurais parié. (La prenant par le cou.) Embrasse vite, et plus fort que ça. C'est absolument bête et nigaud, tu sais, de te faire du chagrin pour des machines pareilles, pour un petit monsieur…
Annette. — Un mari !
Louise. — La belle histoire ! Un mari de perdu, dix de retrouvés.
Annette. — Pas tant que ça ! Tu es bonne, toi, tu en parles à ton aise ?
Louise. — Que veux-tu dire ?
Annette. — Rien. Sinon que je commence à en avoir assez… (Sa voix tremble.) Je suis humiliée. (Elle pleure.)
Louise. — Qu'est-ce qui t'humilie ?
Annette. — Ça, tiens !… D'être toujours demandée et jamais être accordée. On finit par le savoir dans le monde… partout, à Paris, et même en province… et ça me fait du tort ; on n'y comprend rien, on se dit : « Qu'est ce qu'il y a ? Quelque chose d'énorme, évidemment. » On croit peut-être que j'ai des infir… des infirmités cachées ! (Elle pleure.)
Louise, la câlinant. — Es-tu sotte, mon gros chat ! Toujours demandée… Et tu te plains ! Qu'est-ce que tu dirais donc si tu étais à ma place, moi qu'on ne demande jamais, qui passe inaperçue, comme si je n'existais pas ? Hein ? Tu ne trouves rien à répondre ?
Annette. — Je pleurerais dix fois plus si j'étais toi, voilà tout !
Louise. — Ça m'avancerait bien ! Crois-tu que c'est ça qui me ferait monter plus tôt à l'autel ? Allons, ne te tracasse pas, et essuie tes yeux. D'ici très peu de temps, — retiens ce que je prédis, — tout ça va changer.
Annette, incrédule. — Oh !
Louise. — Il n'y a pas de oh ! Ça va changer, parce que j'ai pris un grand parti. Quand je suis entrée tout à l'heure dans ta chambre, je venais justement pour te l'annoncer. Es-tu plus calme ?
Annette. — Oui, mais je ne devine pas.
Louise. — Écoute. Je t'aime de tout mon cœur, tu le sais ?
Annette. — Et moi donc !
Louise. — Tu es bien sûre que je ne suis pas jalouse de ma petite Nette ? Tout ce qui t'arrive d'heureux, même si c'est un peu à mes dépens, ah ! Seigneur ! j'en suis plus contente encore que si ça m'arrivait à moi !
Annette. — Tu es bonne.
Louise. — Je ne suis pas bonne, tu m'ennuies. Eh bien, malgré ça, j'ai remarqué, depuis quelques années, une chose qui me vexe beaucoup… Oh ! mais beaucoup… C'est qu'on te demande toujours en mariage, toi, mâtine, et jamais moi. On t'a demandée onze fois depuis deux ans et demi.
Annette. — Toi aussi, sois juste ?
Louise. — Une fois, moi, M. de Châteaublanc, qui avait soixante ans… et qui boitait.
Annette. — Mais très riche ! Aussi riche au moins, à lui tout seul, que mes onze à moi réunis !
Louise. — C'est vrai ; il faut bien avoir quelque chose. Enfin, ça n'est pas à comparer avec toi. Tous les jeunes, tous ceux qui étaient bien, qui m'auraient plu à moi, c'est toi qu'ils demandaient. Toujours
Annette. Jamais ce paquet de Louise.
Annette. — Tu me fais de la peine.
Louise. —Tais-toi, mignon. Chaque fois ça s'est passé avec père et mère de la même façon. — « Madame, monsieur, disait le jeune homme ému (ou la personne respectable qu'il avait envoyée à sa place), j'ai l'honneur de vous demander la main de vo tre fille. — Louise ? lançait maman qui a une si grande envie de me caser. — Non, Annette, répondait le jeune ému (ou la personne respectable). — Alors, n'allons pas plus loin, monsieur, déclarait papa. Vous n'êtes pas le premier qui demandiez Annette ; mais c'est une décision irrévocable chez nous de ne pas marier la cadette avant l'aînée. Quand Louise sera établie, nous verrons. D'ici là nous avons le regret… » Et le jeune homme ému (ou la personne respectable) partait navré. Dans les premiers temps, je n'y faisais pas trop attention. Je me disais : C'est un hasard. Mon tour va venir. Un de ces quatre matins, j'aurai ma série, moi aussi. Et puis, je t'en moque, les mois passaient, elle n'arrivait jamais ma série, c'était la tienne qui grossissait… Annette… Annette… Ils voulaient tous Annette. Tu comprends qu'à moins d'être bouchée, dame ! j'ai fini par rn'en apercevoir… et par comprendre…
Annette. — Et tu m'en veux ?
Louise, pince-sans-rire. — À mort !
Annette, alarmée. — Ce n'est pas de ma faute, je te le jure. Je n'ai jamais rien fait pour…
Louise, avec élan. — Oh ! mon bijou ! Mais je le sais bien ! T'en vouloir ! Ah ! là là ! Seulement, j'ai été forcée de m'avouer que je ne plaisais pas. C'est embêtant, c'est le comble du déshonneur… tout ce que tu voudras. Mais c'est comme ça. Au bal, « ils » ne m'invitent jamais.
Annette. — Ils font bien mieux que ça !
Louise. — Oui, oh ! je sais. « Ils causent » les valses avec moi au lieu de les danser. Si tu t'imagines que je suis dupe ? À notre époque, vois-tu, quand les messieurs préfèrent la conversation d'une jeune fille au plaisir de la tenir dans leurs bras, c'est pas bon signe pour elle ! Bref, voilà ce que je me suis dit : « Pourquoi père et mère s'obstinent-ils à refuser Annette à tous ceux qui la leur demandent ? » — Parce qu'ils pensent que ça me ferait du tort si Annette se mariait avant moi, et que j'aurais encore plus de mal ensuite à « trouver ». Est-ce ça ?
Annette. — Quand ce serait, ils ont bien raison. Tu es l'aînée. C'est toi qu'on doit épouser d'abord.
Louise. — Oui. Mais à une condition, c'est que je plaise. Or, je déplais.
Annette. — Peux-tu dire ?…
Louise. — Je déplais, puisqu'on me laisse pour compte, et que je suis déjà à la fin de ma vingt-septième année !
Annette. — Aux derniers les bons.
Louise. — Je ne m'illusionne pas. Aussi le seul moyen d'en sortir, ai-je pensé, c'est de ne pas me marier. Et j'y suis désormais résolue.
Annette. — Toi ?
Louise. — Mon Dieu, oui. À quoi bon m'entêter ? Je me sens l'étoffe d'une vieille fille. Tout à l'heure, après le dîner, je vais annoncer la chose à papa et à maman. Ils insisteront un peu, par affection, par politique, parce qu'ils m'aiment bien dans le fond ; mais, en eux-mêmes, ils m'approuveront, et d'ici une semaine au plus, nos amis, nos relations, tout le monde saura que Louise Durocher a renoncé à être une dame.
Annette. — Tu es folle… Je suis suffoquée !
Louise. — Alors, ma petite… après les onze jeunes gens qui dépérissent depuis deux ans qu'ils ont été si mal reçus (sans parler du douzième d'hier, de ce Paul Raynaud, qui ne t'est pas indifférent, si j'en crois mon petit doigt de grande sœur), avant quinze jours ils vont rappliquer tous à la maison pour te redemander. Tu n'auras plus que l'embarras du choix, et père et mère seront forcés de te lâcher. Voilà, mon chou. Tu vois que tu étais une petite cruche de pleurer ? Eh bien, tu n'ouvres pas la bouche ? Tu ne m'embrasses pas ? A quoi penses-tu ?
Annette, très émue. — Je pense… je pense que c'est tellement beau… tellement sublime et gentil…
Louise. — Vas-tu recommencer à faire l'oie ?
Annette. — … Que je ne le veux pas. Non, je n'accepte pas que tu te sacrifies ainsi pour moi.
Louise. — Mais je ne me sacrifie pas !
Annette. — Je serais une misérable si je te laissais…
Louise. — Zut ! Bonsoir. (Fausse sortie.)
Annette. — Ne t'en vas pas.
Louise. — Alors, cesse de dire des bêtises.
Annette. — Je ne suis pas si gamine que tu penses, va, ma Louison ? Je suis capable, moi aussi, de bien des choses !
Louise. — Mais j'en suis sûre, mon poulet. Je connais ton cœur. Si tu étais à ma place, je parie que tu agirais de même.
Annette. — Oui. Oh ! certainement.
Louise. — Tu vois bien ? C'est si naturel ! Je suis un obstacle, un empêtro. Je suis laide et tu es jolie…
Annette. — Pas vrai. Tu as des cheveux superbes, et le coiffeur t'en a offert deux cents francs.
Louise. — Je suis vieille et tu es jeune.
Annette. — Je te rattraperai bien.
Louise. — Tu as cinquante mille francs de plus que moi de notre cher oncle André… Enfin, tu as tout, et moi rien.
Annette. — Je proteste.
Louise. — Rien… ou pas grand chose. À quoi bon te barrer la route ? Ce que je fais est simple, et il n'y a même pas à me remercier. N'en parlons plus.
Annette. — Si, parlons-en. Et sais-tu la vérité ? veux-tu la savoir ? S'il y en a une de nous deux qui doit se sacrifier… eh bien, c'est moi !
Louise. — Allons, bon !
Annette, exaltée. — Oui, moi !
Louise. — Voilà une affaire à présent !
Annette. — Mais, dame ! vois : puisque c'est toujours moi qu'on demande et jamais toi, c'est donc ma présence seule qui est cause de tout mal. Je t'éclipse, je te porte ombrage…
Louise. — Tu es folle !
Annette. — Si je disais, moi, de mon côté, que je refuse de me marier, que je veux rester fille, ça remettrait tout en place, et ils seraient bien forcés, eux, là, les douze qui soupirent, de se rabattre alors sur toi.
Louise. — Ou sur une autre. Ah ! ma pauvre petite naïve !
Annette. — Naïve ou non, je n'en démords plus. C'est moi qui tiens à ne pas me marier. Est-ce clair ?
Louise. — Non, c'est moi, l'aînée.
Annette. — Moi, la cadette.
Louise. — Écoute, veux-tu ? Nous allons tirer à pile ou face ?
Annette. — Oh ! non ! Ce n'est pas le sort et le hasard qui doivent régler des choses aussi graves.
Louise. — Le sort et le hasard, c'est le bon Dieu ! La Providence peut aussi bien nous éclairer avec un petit sou. (Elle a sorti un sou de sa poche.)
Annette. — Tu as raison. Pile, c'est moi qui dois rester fille.
Louise. — Par conséquent, moi, c'est face. (Elle s'apprête à lancer le sou.)
Annette. — Attends. (Elle fait un signe de croix.) Va ! (Le sou est lancé.)
Louise, qui a vu la première. — Face ! J'ai gagné. Je ne me marierai jamais !
Annette, triste. — Oh ! ma pauvre petite. (Elle a les larmes aux yeux.)
Louise, fébrile, l'embrassant avec un peu trop de nervosité. — Mais ris donc, Nette ; c'est la première fois que j'ai de la chance !
LE BON CONSEIL
JACQUES, 26 ans.
FRANÇOISE, sœur de Jacques, 17 ans.
Chez Jacques.
Jacques. — C'est à moi que tu viens présenter tes devoirs ?
Françoise — Oui, mon frère.
Jacques. — Et à ma femme aussi, sans doute ?
Françoise. — Non, puisqu'elle n'est pas ici.
Jacques. — Comment le sais-tu ?
Françoise. — Elle sort de chez nous.
Jacques. — Elle a été chez nos parents ?
Françoise. — Tout à l'heure. Je parierais même qu'elle y est encore.
Jacques, ennuyé. — Ah ! Et… elle t'a parlé ?
Françoise. — Elle a parlé et elle a pleuré.
Jacques — C'est bien ça : elle t'a mise au courant ?
Françoise. — Mon Dieu, oui. Voilà pourquoi je suis accourue ; et j'ai besoin d'avoir avec toi une conversation de quelques minutes.
Jacques. — Je t'écoute.
Françoise. — Est-il vrai que vous voulez divorcer ?
Jacques. — La vérité pure. J'en ai par dessus mon chapeau.
Françoise. — C'est de la comédie.
Jacques. — Du drame, du bon drame.
Françoise. — Après deux ans de mariage, seulement !
Jacques. — Mais deux ans qui comptent !
Françoise. — Elle se plaint de toi, et beaucoup. Si ce qu'elle m'a dit est exact…
Jacques. — Que t'a-t-elle dit ?
Françoise. — Tout.
Jacques. — Marthe est folle.
Françoise. — De chagrin.
Jacques. — Non. Folle de folie, de jalousie. Elle va chercher des choses impossibles. Elle me soupçonne pour des bêtises.
Françoise. — Elle a surpris une lettre. Tu appelles ça une bêtise ?
Jacques. — Comment ! Elle a osé te raconter l'histoire de la lettre ?
Françoise. — Oui. Qu'est-ce qui t'étonne ?
Jacques. — C'est inconvenant de te mêler, toi qui n'es pas mariée, qui ne sais rien de la vie, à toutes ces manivelles intimes.
Françoise. — Si tu crois qu'elle m'a appris quelque chose, et qu'elle m'a enlevé des illusions avec son histoire de lettre, tu te trompes bien ! Mes illusions, elles se sont déjà envolées ! il y a même un bout de temps !
Jacques. — En tout cas, tu ne devrais pas le crier si haut !
Françoise. — Marthe a eu tort de prendre la chose au tragique. À sa place, j'en aurais ri. Mais dame ! elle est excusable ! Elle trouve une lettre de femme, une lettre d'amour à toi adressée…
Jacques. — Et ou la trouve-t-elle, s'il te plaÎt ?
Françoise. — Dans un tiroir.
Jacques. — Quel tiroir ? Le tiroir de mon bureau, d'où j'avais oublié de retirer la clef. Elle fouille dans mes papiers. Je n'admets pas ça.
Françoise. — Elle cherchait…
Jacques. — Quoi ? Que cherchait-elle ? À me pincer ? Pas autre chose.
Françoise. — C'est bien possible. À qui la faute ? À toi.
Jacques. — Mais non. Cette lettre… cette lettre… puisqu'il faut que je m'en explique avec toi, ma sœur…
Françoise. — Oh ! vas-y sans gazer, je t'en prie.
Jacques. — Eh bien, ça n'est pas de maintenant… Comprends-tu ? C'est d'autrefois.
Françoise. — D'une ancienne ?
Jacques. — Oui. Juste. Je l'avais gardée… comme souvenir.
Françoise. — Avec sa photographie. Marthe m'a dit qu'il y avait dans la lettre une photographie.
Jacques. — Ah ! elle t'a dit ça aussi ?
Françoise. — Une très jolie oersonne, paraît-il !
Jacques. — Pas mal, en effet. Alors, tu comprends, quand je suis rentré, j'ai vu Marthe avec une figure à tuer ; j'ai senti qu'il y avait un cheveu.
Françoise. — Tu peux dire une natte.
Jacques. — Je l'ai pressée de questions. Elle a éclaté. Je me suis mis dans une juste colère. On s'est lancé des mots…
Françoise. — Désagréables.
Jacques. — Plutôt ; et de fil en ai guille…
Françoise. — On en est arrivé à vouloir se séparer.
Jacques. — Ah ! ma foi, oui. Je t'avouerai que ces scènes-là se représentent trop souvent. J'en suis fatigué, moulu.
Françoise. — Elle me disait la même chose il y a une demi-heure à peine. Je ne trouve pourtant pas que ce soit bien grave.
Jacques. — Qu'est-ce qu'il te faut ?
Françoise. — Marthe a été une bête d'aller barbotter dans tes affaires en ton absence. Mais toi, tu es un imbécile — si ce que tu prétends est vrai – de garder des lettres et des portraits de tes anciennes, une fois que tu es marié.
Jacques. — Mes anciennes ! Dirait-on pas que j'en ai eu trente mille ? Tout ça se réduit à une ! Une malheureuse fille dont j'ai gardé un pauvre billet de quatre lignes !
Françoise. — Oserais-tu jurer que tu n'as aimé qu'une femme avant la tienne ? L'oserais-tu ?
Jacques. — Non.
Françoise. — À la bonne heure. Tu es moins menteur que je ne croyais. Et puis, avec moi, tu sais bien que ça ne prendrait pas.
Jacques. — Quelle drôle de conversation nous avons !
Françoise. — Rappelle-toi ta saison de jeune homme à partir de ta rhétorique… les enveloppes cachetées à la cire, les gants, les mouchoirs, que tu me donnais à garder dans mon armoire à glace, sous mes chemises de nuit, pour que père et mère ne mettent pas la main dessus.
Jacques. — Comment ! je faisais ça ? J'ai fait ça ?
Françoise. — Pendant des années.
Jacques. — Je t'en demande pardon. Quelle inconscience !
Françoise. — Mais non, ne prends pas cet air d'enterrement. C'était très drôle. Et puis, ça m'a appris la vie sans me l'apprendre. Ça m'a débrouillée de la façon la plus convenable encore qu'on puisse souhaiter. J'ai été déniaisée… Fraternellement. Les frères aînés, c'est la vraie école des filles cadettes.
Jacques. — Tais-toi. Ne parle pas ainsi.
Françoise. — Oui. Revenons à Marthe. Il n'y a qu'une chose à faire. C'est de vous embrasser.
Jacques. — Jamais. Je la mordrais.
Françoise. — Mordez-vous. Mais en vous embrassant. Du moment que vous vous êtes mariés, il faut vous y tenir, coûte que coûte. Je suis conservatrice. Chaque fois que l'un a un grief contre l'autre, il doit se dire : « Voilà une occasion de prouver ma supériorité en me montrant gentil. » Sans compter que rien n'est plus malin, car on acquiert ainsi une sorte de droit à l'indépendance et à la satisfaction de ses caprices. La plupart du temps, celui qui pardonne songe surtout à lui et se prépare une sûre revanche. Auguste était plus roublard que Cinna, mais ne valait guère mieux.
Jacques. — Tu es effrayante.
Françoise. — Je suis dépouillée d'artifice.
Jacques. — Tu n'as pas d'idéal.
Françoise. — Pour toi l'idéal, c'est l'hypocrisie. Moi pas. Je dis ce qui est. Rabibochez-vous, toi et ta femme. Vous aurez encore beaucoup de scènes, beaucoup de cris, beaucoup de larmes, et puis quelques frais moments, par-ci, par-là, malgré tout. Vous ne marquerez sur votre calepin que les frais moments. La vie est un triste poisson, fade et blanc, avec des arêtes. Il n'y a qu'un moyen de s'en tirer à peu près, c'est de varier les sauces. Mais il faut commencer par accepter le poisson, sans révolte et humblement.
Jacques. — Est-ce que tu te marieras, toi ?
Françoise. — Je n'y incline guère. Mais, dame ! si je me marie, ça sera comme d'être mort, ça sera pour longtemps. Mon mari pourra me faire tout ce qu'il voudra, tout, je ne lâcherai jamais. Je me cramponnerai jusqu'à la dernière minute. Ah ! il ne se défera pas de moi aisément. Je lui rendrai tout ce qu'il me fera, mais sans le quitter.
Jacques. — Il s'amusera bien !
Françoise. — Ça le regarde, il n'a qu'à ne pas commencer. Alors, entendu ? Je peux aller chercher Marthe et la ramener pantelante dans tes bras ?
Jacques. — Tu as une si singulière façon de nous raccommoder que, pour la beauté du fait, je ne sais pas te résister. Va donc chercher Marthe.
Françoise. — All right ! Et ne blague pas ma façon d'opérer. Elle m'a déjà servi pour d'autres avant toi, va.
Jacques. — Quels autres ?
Françoise. — Père et mère, donc ! Je les ai replâtrés plus d'une fois ! (Elle tire sa montre.) Fume une hongroise en paix ; je te rapporte ma belle-sœur à la demie. (Elle sort.)
VOCATION
BARON DARGENT, 50 ans.
BARONNE DARGENT, 39 ans.
BLANCHE, leur fille, 19 ans.
Après le déjeuner, dans un petit salon plein de tableaux et de richesses d'art.
Blanche. — Pendant que je vous tiens, papa et maman, je voudrais vous reparler une dernière fois.
La baronne. — Ah ! mon Dieu !
Le baron. — Toujours ta marotte ?
Blanche. — Oui. Je désire me faire religieuse.
La baronne. — Je pensais que ça t'avait passé, et que depuis l'an dernier tu t'étais rendue à nos raisons ?
Blanche. — Il faut croire que je ne les ai pas trouvées bonnes.
Le baron. — Blanche, n'oublie pas à qui tu parles. Brise-nous, mais en nous respectant.
Blanche. — Du moins, bonnes pour moi. Je désire me consacrer à Dieu et, si vous avez un instant, j'aimerais bien, pour vous comme pour moi, que cette question fût définitivement réglée. Après, vous pourriez, tous deux, retourner à vos affaires et chacun aurait l'esprit en repos.
Le baron. — Toi surtout, n'est-ce pas, ma pauvre enfant ?
Blanche. — Oh ! oui.
La baronne. — C'est inconcevable comme tu es pressée de nous quitter !
Le baron. — Nous te pesons donc bien ?
Blanche. — Nous ne sommes jamais ensemble. Nous vivons séparés, quoique sous le même toit, séparés de toutes les façons ; en fait, parce que vos distractions et le genre de vie que vous menez ne me per mettent guère de vous accompagner.
Le baron. — C'est ta faute : tu as des scrupules… des bégueuleries pour tout dire, qui te tiennent à l'écart du commun des mortels.
Blanche. — Vous avez peut-être raison. Mais c'est justement parce que je suis à l'écart du commun des mortels que je suis résolue de m'y mettre tout à fait une bonne fois.
La baronne. — Le couvent ! ton satané couvent !
Blanche. — Oui. J'ajoute que même quand je suis avec vous, c'est comme si je n'y étais pas, car, sauf mon corps, tout est ailleurs : mon esprit, mon cœur, mes désirs et mes rêves.
La baronne. — C'est poli pour ton père et pour moi !
Blanche. — Je fais passer Dieu avant vous ; il n'y a rien là qui doive vous froisser.
Le baron. — Peut-être bien que si.
Blanche. — Après lui, vous venez en première ligne.
Le baron. — C'est heureux. Et puis, Dieu… Je ne voudrais pas, ma pauvre enfant, t'enlever de gentilles illusions de bébé… mais enfin…
Blanche. — Quoi ?
Le baron. — Rien. Tu en parles, de Dieu, comme si tu savais ce que c'est…
Blanche. — Mais, certainement.
Le baron. — Tu crois, tu t'imagines… tu supposes… Nous supposons tous, parbleu ! Mais enfin personne ne le sait, et ne l'a jamais su.
Blanche. — Oh !
La baronne. — Puisque ton père ne le sait pas, lui !
Le baron. — Enfin, laissons ces grandes questions qui sont au-dessus de ta portée. Tu penses bien que je ne suis pas arrivé à mon âge, moi un des premiers financiers de ce temps, sans avoir beaucoup réfléchi à la religion et à ce qu'il pouvait y avoir d'acceptable à en pressurer… Crois donc ce qu'on te dit, et laisse là tes idées de salut éternel.
La baronne. — Pense à ton salut terrestre, à ton salut parisien, ça vaudra mieux.
Blanche. — Et qu'est-ce que c'est que mon salut terrestre ?
La baronne. — C'est de te marier.
Blanche. — Je ne le veux pas.
La baronne. — Alors, reste fille, vieille fille. C'est un genre comme un autre. Nous avons une fortune qui t'en donne les moyens, et tu peux te créer tout de même dans le monde un type, une petite physionomie.
Le baron. — Oui. Demi-femme et demi garçon. L'amie des hommes.
Blanche. — Merci. J'aime mieux suivre ma vocation.
Le baron. — À ton aise, donc, mais tu nous fais une peine énorme.
Blanche. — Ça se passera bien vite.
Le baron. — Et tu es une ingrate.
Blanche. — Oh ! papa !
La baronne. — En même temps qu'une sotte.
Blanche. — Oh ! maman !
Le baron. — Ça n'est vraiment pas la peine d'être la fille de Dargent, du baron Dargent, l'homme qui a lancé les mines de saphir, les tabacs du Cambodge, et un tas d'autres affaires de premier numéro, pour finir au fond d'un cloître. Et tu pourrais aussi être un peu plus fière de ta mère.
La baronne. — Née Kahn.
Blanche. — Mais je vous aime bien, je suis fière de vous, de votre travail et de votre intelligence !…
Le baron. — Tu as une drôle de façon de nous le prouver.
La baronne. — En nous reniant.
Le baron. — Comme si tu rougissais de nous, de mes tabacs et de mes saphirs.
Blanche. — Ce n'est pas de vous que je rougis.
Le baron. — De qui ?
Blanche. — De moi. De tout ce que je vois de vilain, de bas et de mauvais dans le monde.
Le baron. — Ah ! les grandes machines ! Tu ne le réformeras pas, le monde, va !
Blanche. — Je le sais. Aussi je ne cherche pas à le réformer, je ne tiens qu'à le quitter.
Le baron. — Raisonne un peu, sacrelotte ! Calcule. Compare. Se consacrer à Dieu ! C'est très joli sur le papier, mais après ? Quels sont les gens à qui tu vois faire ça ? Des pauvres diables, des malins au fond, qui n'ont pas le sou, pas de situation. On ne renonce à tout que quand on n'a rien. Dieu, en somme, c'est le plus honorable des pis-aller !
Blanche. — Oh ! papa ! tais-toi !
La baronne. — Ton père a cent fois raison ; tu as tout à perdre et rien à gagner.
Blanche. — Le ciel.
Le baron. — Le ciel ! le ciel ! Tiens, je me tais, parce que je me mettrais en colère.
La baronne. — Et qui est-ce qui peut lui avoir fourré ces idées-là dans la tête ? Non ; mais je cherche !
Blanche. — Vous.
Le baron. — Nous ?
Blanche. — Vous deux.
Le baron. — Ah ! bien celle-là par exemple !…
Blanche. — Est-ce que vous ne m'avez pas donné une éducation chrétienne ?
La baronne. — Ton père a tenu à ce que tu fusses élevée dans sa religion, c'est vrai.
Blanche. — Ne m'avez-vous pas mise au couvent ?
La baronne. — Oui, parce que c'est encore là que les jeunes filles sont le mieux, sous tous les rapports. Mais…
Blanche. — A.u moment de ma première communion, est-ce que vous n'avez pas manifesté une grande joie de me voir soudain devenir si sage, première à tous coups, entièrement transformée ?
Le baron. — Sans doute.
Blanche. — Que de fois vous m'avez vous-même recommandé la piété !…
La baronne. — Bien entendu. On dit toujours ça aux enfants.
Le baron. — Ça ne peut pas leur faire de mal.
Blanche. — Moi, je vous ai pris au mot. J'ai cru à tout ce que vous m'avez donné à croire, et plus je vais, plus j'y crois. Aujourd'hui, vous avez beau venir me dire : Dieu, la Vierge, les vertus chrétiennes, la prière, l'espoir d'une vie future… tout ça, mon petit chou, c'était bon seulement pour t'amorcer quand tu étais haute comme ça, pour te faire avoir des bons points et que tu sois souvent sur le tableau d'honneur. Mais à présent que te voilà grande, et femme, nous aimons mieux ne plus te le cacher, c'est de la frime et ça ne signifie rien.
Le baron. — Nous n'allons pas jusque-là !
Blanche. — Oh ! à peu près…
La baronne. — Enfin, tu exagères et même tu n'es pas de bonne foi en ce moment quand tu nous reproches de t'avoir donné une éducation trop étroitement religieuse.
Blanche. — Mais je ne vous le reproche pas ! Au contraire. Je vous en remercierais plutôt ! Et jamais assez.
La baronne. — Certes ! nous t'avons fait élever convenablement, décemment, comme Mlle Dargent méritait d'être élevée… avec juste assez de religion… une grande teinture… Mais tu peux, tu dois nous rendre cette justice que rien, à la maison, ni dans nos propos, ni dans notre genre de vie très libre, ni dans les exemples que nous n'avons cessé de te mettre sous les yeux, ne te poussait à la dévotion et à la bigoterie ?
Blanche, avec un pâle sourire. — Oh ! oui, mes pauvres parents, je vous rends bien volontiers cette justice.
La baronne. — …Et que si, à dix-neuf ans, tu veux te cloîtrer malgré tout… ça n'est pas notre faute ?
Blanche. — Non. C'est la mienne, rien que la mienne.
Le baron. — Nous n'avons rien fait pour ça.
Blanche. — Je le reconnais.
La baronne. — À la bonne heure !
Blanche. — Mais c'est la vraie raison justement pour laquelle ma résolution est aussi forte. D'abord elle ne vient que de moi-même ; et puis, les obstacles apparents, les divergences d'idées au milieu desquelles j'ai vécu n'ont fait que la rendre plus inébranlable. Je sens bien que c'est surtout à ces contrastes que je dois ma vocation. Ma piété s'est accrue de votre indifférence. Ayant grandi sans le sou, dans une famille croyante, j'eusse peut-être été une sceptique. Pour avoir eu, dès le berceau, la vie trop belle, j'y ai tenu de moins en moins en avançant en âge. La pauvreté me sera facile parce que la richesse a eu le temps déjà de me rassasier ; rien ne me tente parce que je peux tout avoir. Je suis lasse à l'avance de l'avenir, et dégoûtée des joies futures que je ne connais pas, pour les avoir vues autour de moi goûtées par certains autres. Te suis jeune, jolie, paraît-il, et millionnaire… Eh bien, je ne désire que vieillir, modestement, loin du bruit et des foules, derrière des murs élevés. Je veux être Sœur de charité pour ne vivre qu'avec des malades ou des enfants. Cela ne m'empêche pas de vous aimer et de vous remercier de ce que vous avez fait pour moi. Je vous renouvelle, mon père et ma mère, mon désir formel d'entrer en religion. Si vous n'y consentez pas, j'attendrai respectueusement ma majorité pour vous faire mes sommations. Vous ne me répondez ni l'un ni l'autre ?
La baronne, en colère. — Je suis… suffoquée… irritée !…
Le baron. — Moi qui t'ai encore mis de côté, ce matin, deux cents tabacs au pair !
Blanche. — Mes pauvres parents ! (Elle les embrasse.) Je vous en cause, hein ! du tourment ? Vous seriez si heureux sans moi !
La baronne. — Ah ! dame ! le fait est que…
Blanche. — Patientez… Je mourrai peut-être.
Le baron. — Blanche !
La baronne. — Ne dis donc pas de bêtises.
Blanche. — Oh ! c'est encore ce qu'il y aurait de mieux. Moi, j'aurais le couvent tout de suite, et vous la paix, les plaisirs du monde.
La baronne. — Pas avant un an. Nous serions en deuil. Va mettre ta robe rose pendant qu'on attelle.
COTILLON
GERMAINE MAUDUIT, 17 ans.
RAOUL D'ESTAING, 27 ans.
Au bal, pendant le cotillon. Germaine et Raoul causent assis dans un coin. Ils viennent de danser.
Raoul. — C'est la troisième fois déjà, mademoiselle, que j'ai la bonne fortune de danser le cotillon avec vous cet hiver, et j'y trouve toujours le même plaisir.
Germaine. — Dites au moins un plaisir grandissant, ça sera plus joli.
Raoul. — Pour cette fois-ci, mais pas pour les précédentes.
Germaine. — En effet. J'ai lâché une bêtise. Ça m'arrive le soir. Dans le jour, je suis beaucoup mieux. Est-ce que vous vous amusez ?
Raoul. — En ce moment ? Je crois bien !
Germaine. — Et en dehors d'ici ?
Raoul. — Comment l'entendez-vous ?
Germaine. — Je veux dire dans la vie.
Raoul. — Ça dépend du temps qu'il fait. Je suis gai quand il fait beau, triste quand il pleut.
Germaine. — Moi, tout le contraire. Je n'aime pas le beau temps. Le soleil me fait penser à la mort.
Raoul. — Oh !
Germaine. — Oui. Le ciel bleu, les grandes prairies, les papillons blancs qui volent pendant l'été, tout ça me cloue au mur. Je ne respire bien que par les jours gris, les jours de Hollande, où le vent arrange des gros nuages comme dans les tableaux qui sont chez papa.
Raoul. — Vous êtes une littéraire ?
Germaine. — Pas pour dix sous.
Raoul. — Cependant… ce que vous venez de me dire…
Germaine. — Pas de littérature… c'est autre chose… c'est de la sensation à moi, des impressions d'un certain ordre qui me sont familières… et que je retrouve à tout bout de champ…
Raoul. — Oui. Vous ne voyez pas comme tout le monde ?
Germaine. — Je m'en vante. C'est ça la veine ! Et vous, est-ce que vous voyez comme tout le monde ?
Raoul. — Je n'en sais trop rien. Il faudrait avant que j'interroge les autres.
Germaine. — À quoi bon ! Chacun sent bien soi-même et d'instinct s'il est banal ou non. Êtes-vous banal ? Répondez franchement. Il n'y a pas de honte et vous ne serez pas le seul sous ces lambris.
Raoul. — J'ai peur que oui.
Germaine. — Au moins, vous en convenez. Un bon point. Qu'est-ce que vous fabriquez donc déjà comme métier ? On me l'a dit, ça m'a fui.
Raoul. — Rien. Je fais zéro.
Germaine. — Rentier des salons. C'est bien ça.
Raoul. — Quelquefois, j'attelle à quatre.
Germaine. — Oui. Mais ça n'est pas un travail qui vous use le cervelet que d'atteler.
Raoul. — Pourtant, j'ai fait mon droit. Ç'a été dur, mais je l'ai fait.
Germaine. — Aïe donc ! Cristi ! Et pour ce que ça vous sert aujourd'hui, hein ? Je connais. J'ai un frère qui potasse sa seconde année. Oh ! mes enfants ! S'il fallait que j'apprenne ces machines-là, j'aimerais mieux qu'on me coupe la tête tout de suite.
Raoul, bien aimable. — Vous ne trouveriez pas de bourreau, mademoiselle.
Germaine. — Joli tout plein !
Raoul. — Vous vous moquez de moi ?
Germaine. — Oui.
Raoul. — Voulez-vous que nous dansions cette valse ?
Germaine. — Il y a trop de monde. Je préfère causer.
Raoul. — Merci.
Germaine. — Non, car vous valsez mieux que vous ne parlez.
Raoul. — Alors je me tais et je vous écoute.
Germaine. — Je vous fais enrager, mais n'y faites pas attention. C'est mon air qui est comme ça. Le fond est excellent. Mes confesseurs me l'ont toujours dit.
Raoul. — Vous vous confessez ?
Germaine. — Plus maintenant. Mais autrefois quand j'étais petite… j'en ai usé beaucoup.
Raoul. — Et pourquoi avez-vous cessé ? Le manque de foi ?… la tiédeur bien naturelle…
Germaine. — Rien du tout. En voilà une bêtise !… Au contraire, j'ai peut-être plus de foi que quand j'étais gamine… ou du moins c'est autre chose… Sans doute, je trouve les miracles plus durs à avaler qu'autrefois, mais je comprends mieux l'Évangile et l'Imitation que je récitais dans le temps comme une bêtasse et sans savoir ce que ça signifiait. Et, à part que je pratique mal, je suis restée tout de même une croyante ; et pour rien, vous m'entendez, je ne lâcherais mes petites médailles !
Raoul. — Pourtant, ce soir…
Germaine. — Oh ! Excepté les jours d'Opéra, et de grande peau. Et vous, bien sûr aussi, vous ne vous confessez plus ? Ils seraient trop.
Raoul. — Qui donc ?
Germaine. — Les péchés !
Raoul. — Quelle drôle de conversation, mademoiselle !
Germaine. — Eh bien, quoi ! Si on nous entendait, on serait très édifié ! Il n'y a qu'un directeur de conscience potable pour une femme, voyez-vous ?
Raoul. — Qui ça ?
Germaine. — Son mari.
Raoul. — Et si elle n'est pas mariée ?
Germaine. — Elle attend.
Raoul. — Est-ce que vous avez grande envie de vous marier, mademoiselle ?
Germaine. — Couci-couça. Je vois venir le grain, sans peur ni désir. Je ne suis pas comme la plupart de mes amies qui sont ici, tenez, et qui sèchent sur place qu'on ne leur dise pas encore : « Madame est servie ! »
Raoul. — Vous avez le droit d'être très difficile.
Germaine. — Pourquoi donc ça ?
Raoul. — Plus difficile qu'une autre, en tout cas !
Germaine. — Encore, pour quelle rai son ?
Raoul. — Parce que vous êtes supérieure.
Germaine. — C'est pas vrai.
Raoul. — Oh ! si. Et en tout.
Germaine. — Qu'en savez-vous ? Est-ce que vous vous y connaissez en supériorité ? Dieu m'en garde. Je n'en veux chez personne, ni chez moi, ni chez le voisin. Et si jamais je me marie, je vous réponds que ça ne sera pas avec Chateaubriand ou M. Guizot, mais avec un monsieur très inférieur, bien nul et bien bon.
Raoul. — Prenez garde, voilà que vous allez me donner de l'espoir !
Germaine. — Oh ! mon Dieu, si je vous connaissais dans votre tréfonds, vous ne me déplairiez peut-être pas outre mesure. Mais ne prenez tout de même pas ça pour une avance.
Raoul. — N'ayez pas peur, mademoiselle.
Germaine. — Quel homme êtes-vous, voyons ? Si je vous posais un fort interrogatoire ?
Raoul. — Je vous répondrais.
Germaine. — Et sans mentir ?
Raoul. — Le moins possible.
Germaine. — Êtes-vous bon ?
Raoul. — Oui.
Germaine. — Par exemple ? Une preuve ?
Raoul. — J'ai cinq chiens.
Germaine. — Beaux ?
Raoul. — Affreux. Dont trois ramassés dans la rue.
Germaine. — Bien, ça. Etes-vous économe ?
Raoul. — Prodigue.
Germaine. — Joueur ?
Raoul. — Seulement au loto.
Germaine. — Êtes-vous nerveux ?
Raoul. — Pas du tout. Je resterais des heures sans sourciller devant de la pierre qu'on gratte.
Germaine. — Votre santé ?
Raoul. — De fer.
Germaine. — Votre caractère ?
Raoul. — D'or. C'est tout un questionnaire d'album, dites donc, que vous m'infligez là. Vous allez me demander aussi, bien sûr, la couleur que je préfère, et mes héros favoris dans l'histoire ?
Germaine. — Non. Aimez-vous le monde ?
Raoul. — Un peu, parce que je suis seul, et que je me rase avec moi-même. Mais je sens bien que si j'étais deux…
Germaine. — Ça suffit. Êtes-vous, en somme, un monsieur de foyer ou de plein air ?
Raoul. — Les deux, mais avec celle qui…, celle que…
Germaine. — Celle dont… J'ai compris. Vous êtes de ceux qui feraient la fête avec leur femme ?
Raoul. — Voilà ! Juste ! La robe de chambre ou la cravate blanche, mais avec ma femme. Rien sans elle.
Germaine. — Et les voyages ?
Raoul. — Si elle veut, où elle veut, quand elle veut, Bougival ou les Indes, à son gré. Je suis toujours prêt à partir.
Germaine. — Et votre fortune ? Excusez-moi. Personnellement, pensez si ça m'est égal ! Mais j'ai des papa-maman qui prennent très au sérieux ce léger détail.
Raoul. — On a cinquante mille livres de rente. On en aura cent un jour. Vous n'avez plus rien à me demander ? Vous ne cherchez pas à savoir si j'ai eu un parricide dans ma famille ?
Germaine. — Non.
Raoul. — Merci !
Germaine. — Maintenant, dites le confiteor ; je m'en vais vous donner l'absolution.
Raoul. — Je le voudrais bien. Et si je vous confessais à mon tour ?
Germaine. — Ça ne serait pas long. Il n'y a même pas besoin de me questionner. Je vais vous égrener le chapelet d'un seul coup. J'ai dix-sept ans. Germaine-Claire-Louise Mauduit, fille de Mauduit, le grand filateur. J'ai en dot, d'abord, quatre cent mille francs, et puis presque tous les défauts. Je ne suis pas belle…
Raoul. — Assez… vous mentez !
Germaine. — Je vous défends de m'interrompre.
Raoul. — Vous êtes jolie, très jolie… Demandez-le-moi ?
Germaine. — C'est ce que je vous dis, je suis jolie, mais je ne suis pas belle.
Raoul. — Ah ! Et puis, personne n'est beau ! Il n'y a que les statues.
Germaine. — Je continue. J'ai donc presque tous les défauts, tous même, en y réfléchissant, mais je crois que je ne suis pas méchante.
Raoul. — Très bonne, très archibonne !
Germaine. — Je pardonnerais à tout le monde, et je suis contre la peine de mort, même pour les anarchistes.
Raoul. — Eh bien, pas moi ! Des vilains pierrots qui…
Germaine. — Chut ! ça n'est plus votre tour de penser. Je suis rangée, un peu avare, je ne suis pas folle du monde et des bals ; mais je sens que j'aimerais le théâtre et les soirées. Je goûte la promenade en voiture et en bateau. J'aime les arbres, le soir ; et les oiseaux, le matin. J'adore la mer quand elle n'est pas au bord des casinos ; je déteste la bicyclette et les véhicules à vapeur. La poésie m'émeut et j'ai horreur des journaux. Ma santé est suffisante et mon caractère égal. Je ne suis pas coquette, ni élégante, mais j'ai la coquetterie de la simplicité, c'est peut-être pire. Je tiens à aller à la messe le dimanche, et à faire maigre le vendredi-saint. J'adore à l'avance les enfants. J'aimerai bien qui m'aimera autant. J'apporte un esprit qui ne sait rien, et qui a peur de trop deviner, un cœur timide et loyal qui voudrait bien ne pas souffrir ou du moins tout de suite ; bref, je suis une jeune fille de bonne volonté qui demande à Dieu une simple chose : la paix sur la terre. Mais voilà, il ne l'a promise qu'aux hommes, pas aux femmes !
Raoul. — C'est sans doute afin qu'ils aient le mérite et la joie de vous la donner à leur tour. Vous me voyez très ému, mademoiselle. Voulez-vous m'accorder le prochain cotilion, jeudi, chez les Mallarmant ?
Germaine. — Te le veux bien.
Raoul. — Et… samedi, chez les Rumières ?
Germaine. — Aussi. Vous serez fatigué de moi ?
Raoul. — Oh non ! je vous suis reconnaissant au delà de tout. Nous causerons, voulez-vous ?… et très sérieusement, très gravement, n'est-ce pas ?
Germaine. — Nous causerons.
Raoul. — Vous verrez. Je vaux mieux que je ne suis.
Germaine. — Excusez moi. Ma mère me fait signe de partir.
Raoul. — À jeudi, mademoiselle. Je crois que ma vie est changée.
(Il la salue avec beaucoup de grâce ; et elle s'éloigne avec une sorte d'hésitation mélancolique sur le visage. On sent qu'elle pense : Faut-il ?)
LE PETIT MAÎTRE
FINETTE BEAUVU, 15 ans.
EMMA DUPLANTIN, 16 ans.
À la campagne, au fond des bois. Elles sont assises toutes deux au bord d'un petit ruisseau, en pleine forêt.
Finette, couchée sur le dos. — Ah ! je voudrais rester comme ça toujours, tiens, sur le dos, et à regarder du bleu de ciel à travers les feuilles, avec un joli ruisseau qui mijote à mes pieds. Pas toi ?
Emma. — Si. Mais…
Finette. — Mais quoi ?
Emma. — Mais cependant, à la longue, ça me lasserait. Je ne suis pas, comme toi, une sentimentale.
Finette. — Pire encore que sentimentale, va. Je suis romanesque… Je suis… tout. Ça ne peut pas se dire jusqu'où je vais.
Emma. — Tu parles sérieusement ?
Finette. — Je crois bien ! Je suis effrayante.
Emma. — En quoi ?
Finette. — En ce que j'ai dans la tête, en ce que je pense.
Emma. — À des choses vilaines ?
Finette. — Non, mais défendues.
Emma, sur un ton de reproche. — Finette !
Finette. — Ah ! dame ! tant pire. C'est mon mauvais ange. C'est le diavolo !
Emma. — Eh bien, ne l'écoute pas, et parlons d'autre chose. (Un silence.) À quoi c'est que tu penses, dis ?
Finette. — Je pense à bien des systèmes… à bien des affaires. Je pense que je m'ennuie, pour mon âge… comme une dame de quarante ans ! qu'il me manque je ne saispas quoi… et puis que je regrette de n'être pas mon frère.
Emma. — Pourquoi ? Moi pas.
Finette. — Moi, si. Parce que les garçons, à notre âge, ils ont leur indépendance, ils peuvent sortir seuls, fumer, avoir une clef de l'appartement, et faire tout ce qu'ils veulent en dehors de la maison.
Emma. — Tu tiens à fumer ?
Finette. — Non. Mais le reste.
Emma. — Quoi ? Quel reste ?
Finette. — Ne fais donc pas le bêtot. Tu devines bien ce que je veux dire !
Emma. — L'a…
Finette. — …mour. Juste ! Les garçons, ils aiment, tout petits, de très bonne heure, ils sont au courant de l'amour dès le collège, tandis que nous…
Emma. — Ah ! dame ! oui, on nous le fait attendre… Mais nous n'y perdrons peut-être pas ?
Finette. — C'est pas sûr. Enfin à défaut d'être garçon, je trouve que l'éducation des filles est bizarrement négligée dans cette branche-là. On permet tout à nos frères et rien à nous.
Emma. — Qu'est-ce qu'on leur permet donc tant que ça, voyons ?
Finette. — Tout. Pourvu que ça ne se sache pas trop. On ne leur permet pas, si tu veux, mais on le tolère ; ça revient au même. Eh bien on devrait nous traiter pareil ; c'est pas de jeu !
Emma. — Finette, écoute donc !
Finette. — Quoi ?
Emma. — Dis un peu tout bas ce que tu voudrais, si on nous permettait d'avoir le même genre de vie que nos frères ?
Finette, gênée. — Ah ! je ne sais pas si je peux…
Emma. — Je t'en prie… pour que je voie si c'est la même chose que ce que je pense ?…
Finette. — Tu y as donc pensé aussi, cachottière ?
Emma. — Quelquefois, le soir.
Finette. — Moi, tout le temps. Eh bien, je voudrais… Tu ne vas pas te moquer de moi ?
Emma. — Mais non.
Finette. — Ni répéter jamais à personne ?…
Emma. — Tu es folle. C'est sacré. Tu voudrais ?…
Finette. — Avoir un maître.
Emma. — Hein ? comment dis-tu ?
Finette. — Avoir un maître. Je voudrais pouvoir me choisir un maître, un petit maître.
Emma. — Quel drôle de mot ! Qu'est-ce que tu vas inventer ?
Finette. — Sans doute, puisque nos frères ont des maîtresses… Alors je dis que nous, ça ne serait que tout naturel si nous avions des maîtres. Moi, je le prendrais blond.
Emma. — Oui. Et tu es sûre que ça s'appelle comme ça ?
Finette. — Absolument. J'ai entendu le mot, jeudi dernier, dans la bouche de père.
Emma. — Raconte.
Finette. — Il était au billard avec maman ; moi je cueillais des feuilles de lierre pour les compotiers, sur la terrasse, et j'entendais tout. Ils parlaient de Jacques.
Emma. — Ton frère ?
Finette. — Bien entendu. Quel Jacques veux-tu que ce soit ? J'ai compris qu'ils avaient subtilisé une de ses lettres… Maman se faisait du tracas et papa la consolait en se fâchant. « Tu es ridicule, ma bonne… Tout ça parce qu'il a une petite maîtresse… mon Dieu, la belle affaire ! Mais à son âge, moi, j'en avais deux ! »
Emma, avec admiration. — Deux ! Crois-tu… ton père !
Finette, fière. — Oui ; ah ! il a toujours été au-dessus des autres, papa ! C'était sous l'empire.
Emma. — Et ta mère, qu'a-t-elle répondu ?
Finette. — Rien. Ça l'a vissée.
Emma. — Je n'en reviens pas. Une petite maîtresse !
Finette. — Oui. Et tu ne peux pas t'imaginer, dans le ton, dans la nuance avec laquelle papa disait ça, comme il y avait de l'indulgence et même je ne sais quoi de pas fâché. On sentait que ça l'amusait et qu'il en était un petit peu guilleret de fierté.
Emma. — Oh !
Finette. — C'est ce qui fait que la vie me paraît fade et sans sel. Pourquoi n'avons- nous pas de petit maître, nous aussi ?
Emma. — Je ne peux pas m'habituer à ce mot. Tu dois te tromper ?…
Finette. — Non.
Emma. — Si. Je vais te le dire comment ça s'appelle. Mais tu ne répéteras pas que c'est par moi que tu le sais ? Ça s'appelle un amant.
Finette. — Mais non, bête. Un amant, c'est quand on est mariée.
Emma. — Ah !
Finette. — Crois donc ta Finette. Je suis très renseignée, va.
Emma. — Alors, tu le prendrais blond, toi ?
Finette. — Blond, thé léger.
Emma. — Es-tu déjà fixée ?
Finette. — J'en ai deux ou trois en vue.
Emma. — Que je connais ?
Finette. — Oui.
Emma. — Dis-les.
Finette. — Oh ! non. C'est mon petit secret. Et toi, est-ce que t'as aussi des dévolus ?
Emma. — Non, j'en ai pas des dévolus. Mais je sens que si je cherchais bien…
Finette. — Tu trouverais ?
Emma. — Peut-être. C'est brun qu'il serait, le mien.
Finette. — Thé chargé. Il y en a de toutes les couleurs. Quel dommage d'être des filles !
Emma. — Oui et non.
Finette. — Ça serait amusant, mais à la condition d'avoir aussi la liberté de l'amour. Faudrait que nous ayons le droit comme ces messieurs de recevoir des lettres cachetées à la cire avec une fleur séchée dedans ; tiens, pourquoi donc pas ? Et puis, que si on la pinçait notre lettre, eh bien ! que ça ne fasse pas plus de chambard que pour Jacquot, et que maman dise la même chose que papa : « Finette a un petit maître… La belle affaire ! Mais, à son âge, moi, j'en avais deux ! »
Emma. — Oh ! écoute, c'est pas du tout pareil. Il y a une différence. Moi je sens que je ne trouverais ça guère joli dans la bouche de maman, tandis que dans celle de père, ça passe encore.
Finette. — Je suis logique ; toi pas.
Emma. — T'es une révoltée, surtout.
Finette. — Non. Mais je suis pour les droits de la femme.
Emma. — Et de la jeune fille ?
Finette. — Bien entendu. Je n'ai jamais quitté la maison, j'ai eu des professeurs, des hommes laïques, eh bien ! je les ai tous assommés par ma logique, la logique de ma morale.
Emma. — C'est vrai. Et tu les as même tellement assommés qu'ils changeaient constamment.
Finette. — On ne les renvoyait pourtant pas.
Emma. — Ils fichaient le camp tout seuls.
Finette. — Et puis, quoi ! j'ai l'air de réclamer des machines grosses comme des montagnes. Au fond de tout ça, il n'y a pas de quoi fouetter un chat. Mon frère, quand il est avec sa petite maîtresse, à Paris, et qu'il passe avec elle le temps de ses répétitions en ville… quel mal fait-il ? Aucun.
Emma. — Il rate ses répétitions.
Finette. — Ça. Je l'en loue. Des répétitions de math… si ça n'était pas fait pour être raté !… Alors ! Non, je veux dire qu'ils ne font rien ensemble de bien répréhensible.
Emma, mollement. — Sans doute.
Finette. — Tu n'as pas l'air d'en être convaincue ? Ils se promènent dans les quartiers déserts, à pied…
Emma. — Ou en voiture.
Finette. — Dame, si c'est très loin qu'ils vont ? Ils se causent, ils se racontent leurs petites histoires, ils doivent se donner des images, ou échanger des timbres, se dire qu'ils s'aiment bien… Et puis ils se payent des gâteaux chez le pâtissier, ou un verre de coco à une vieille bonne femme… Ils prennent des sapins à l'heure… ils entrent dans les squares s'asseoir à l'ombre sur un banc… C'est donc bien féroce, tout ça ?
Emma. — Non. Mais… il y a autre chose.
Finette, qui devient rouge. — Oh ! je vois ce que tu veux dire ! Tu veux dire… (Elle hésite.) qu'ils s'embrassent ?
Emma. – Elle n'ose pas dire oui et fait seulement le signe de la tête.
Finette. — D'abord, nous n'en savons rien… c'est pas sûr… Nous les accusons peut- être ?
Emma. — Non. Je sens… mon petit doigt… tout me dit que, dans ces cas-là, on doit s'embrasser !
Finette, résolument. — Je le crois aussi, là !
Emma. — Et s'embrasser même très fort.
Finette. — Je te l'accorde. Après ?
Emma. — C'est mal.
Finette. — Évidemment. Mais, enfin, cependant… pourquoi est ce mal ?
Emma. — Parce que… je ne sais pas. Il y a du péché là-dedans.
Finette. — Ça ne doit pas être désagréable.
Emma. — Ça, c'est une autre question. Mais il y a du péché ! Et la preuve, tiens, dans un même ordre d'idées, c'est qu'il y a des soirs, en été, des soirs où les étoiles filent… Mais non. Tu te moquerais de moi.
Finette. — Chérie ! sois gentille.
Emma. — … C'est qu'il y a des soirs où, quand je suis couchée et que j'ai la tête posée sur mon bras nu, là, en haut, la joue à l'endroit du gras, eh bien… je serais très en peine de te dire pourquoi .. mais, je m'embrasse moi-même, tout doucement, comme si c'était un oiseau, ou quelqu'un… et ça me fait un plaisir… à moi d'abord… et puis aussi à l'autre…
Finette. — Qui ? Quel autre ?
Emma. — Est ce que je sais, moi ? Tu es bonne ! C'est des idées… quand on ne peut pas dormir… (Très solennelle soudain.) Mais je sens bien en faisant ça, tu entends, Finette ? je sens très bien que c'est abominable et horrible. Ma conscience ne me trompe pas, va ! Elle est logique, elle aussi.
Finette. — Tu déraisonnes !
Emma. — Non. Et c'est tellement mal, que nous n'aurions qu'à aborder le premier prêtre venu, le curé d'ici, mieux que ça, tiens, Monseigneur qui vient dîner demain en tournée au château, il nous dirait (j'en suis sûre comme je te vois dans l'herbe) il nous dirait que c'est tout ce qu'il y a de plus mortel comme péché que de s'embrasser soi-même dans ces conditions-là ! Alors, juge de ce que ça doit être d'embrasser les autres ?
Finette. — Pour sûr que le bon évêque il ferait une fameuse poire si on lui parlait de ça à la table de famille au moment du fromage. Mais, dans le fond, il ne nous blâmerait pas.
Emma. — Oh ! mais alors, c'est un mauvais évêque ?
Finette. — Non. Parce qu'il en a vu bien d'autres, va. Sois certaine, Emma, qu'il n'est pas arrivé à avoir son bâton de maréchal d'évêque sans être blasé sur bien des péchés. Et puis, tout ça ne le regarde pas, d'ailleurs c'est pas de son domaine, mais du nôtre, du domaine des petites filles qui s'aiment bien. N'est-ce pas, tu m'aimes bien, clochette ?
Emma. — Oh ! mon loup !
Finette. — Et pis qu'on se dira toujours, comme ça, tout ce qu'on pense ?
Emma. — Tout, tout, tout.
Finette. — Même mariées ?
Emma. — Même.
Finette. — Et c'est alors, dame ! qu'il s'en passera !
Emma. — Oh qu'oui !
À PROPOS DE POUPÉES
LOUISE, 12 ans.
JULIE, 11 ans.
I
Elles sont assises par terre, sur le tapis, devant un grand feu, en hiver. Julie a une poupée couchée dans un petit lit, à côté d'elle.
Julie. — Ça ne t'amuse donc plus les poupées, que dans le temps tu en avais toujours le double de moi et puis qu'à présent il n'y a que moi pour y jouer ?
Louise. — Si… mais plus ces poupées-là…
Julie. — Quelles ?
Louise. — D'autres. J'en voudrais d'autres. Et comme y a pas moyen, je m'en passe.
Julie. — Quelles donc tu voudrais des poupées ?
Louise. — Des mâles. Des hommes. Des poupées qui représenteraient des hommes enfants, comprends-tu ?
Julie. — Ah ! oui. Des bébés Enfant Jésus ?
Louise. — Non. Pas Enfant Jésus, enfant tout le monde. Des poupées comme les messieurs, quand ils sont en pantalon court.
Julie. — C'est drôle. Moi j'aimerais pas ça. C'est pas des vraies poupées.
Louise. — Pourquoi donc ça ?
Julie. — Parce que. On ne peut pas les déshabiller, leur faire des chemises…
Louise. — Mais si. La même chose.
Julie. — À des messieurs ? Ça n'est guère convenable.
Louise. — Allons donc ! Quand nous serons dames, et que nous aurons des enfants tous les mois, est-ce qu'il ne nous tombera que des filles ?
Julie. — Tu as raison. Maman m'a dit qu'on ne choisissait pas.
Louise. — Il nous tombera bien aussi des garçons. Et nous ne saurons pas les élever ; nous n'aurons eu, jusque-là, que des demoiselles. Nous serons de mauvaises mères de fils.
Julie. — C'est bien possible. Et, pour la peine, ils nous feront les cent dix-neuf coups, ils iront au café.
Louise. — Nous serons bien malheureuses.
Julie. — Mais il n'y en a donc pas, des poupées garçons ? Il me semble que j'en ai vu, moi, et souvent, dans les magasins de passages.
Louise. — Oui. Mais c'est raté, c'est pas ça. On vend des petits officiers de marine, des petits cochers… mais c'est pas des vrais garçons… Et puis, veux-tu que je te dise ? Eh bien ! j'ai découvert le truc, c'est tout bonnement, madame, des poupées ordinaires, comme la tienne, à qui le marchand a collé des moustaches. C'est des garçons postiches.
Julie. — Oh !
Louise. — Oui, madame. Et on nous sert ça pour des fils. Tu comprends que moi, je n'en veux pas. Qu'ils les gardent !
Julie. D'ailleurs, tu es grande, tu peux bien te passer à présent de poupées, tu viens de faire ta première communion…
Louise. — C'est pas une raison. Au contraire, j'ai jamais eu tant envie de poupées qu'à cette heure. Mais je te répète, de poupées garçons… Qu'est-ce que tu veux ? je déteste les filles, moi. J'espère bien que, plus tard, le ciel ne me donnera que des fils, et puis qu'ils entreront tous à Polytechnique… ou armateurs. Voilà.
Julie. — Tu es un homme manqué. Tu n'as pas des goûts de demoiselle.
Louise. — Je n'ai jamais aimé que les joujoux de mon frère.
Julie. — Et lui les tiens.
Louise. — Oui. Nous avons passé notre vie à échanger nos étrennes. Je ne m'amusais qu'avec ses fouets et ses soldats de plomb.
Julie. — Et lui, son plaisir, c'était de faire de la tapisserie ou des fleurs artificielles.
Louise, — Ne m'en parle pas. Au fond, mon frère c'est une sœur pour moi, et c'est moi sa sœur qui suis son vrai frère. C'est les rôles renversés.
Julie. — Oh ! mon Dieu, c'est comme ta mère à qui tout le monde dit que c'est elle qui porte les culottes.
Louise. — Oui, papa est une femme.
Julie. — Moi, je ne te ressemble pas. Je suis fille de la tête aux pieds. J'aime mes poupées de tout mon cœur.
Louise, montrant la poupée bordée dans son petit lit. — Qui c'est-il celle-là qu'est couchée ?
Julie. — C'est Pochette.
Louise. — Pourquoi est-elle couchée à cette heure-ci ?
Julie. — Parce qu'elle a du chagrin.
Louise. — Quel ?
Julie. — On vient de la divorcer.
Louise. — Bah !
Julie. — Oui.
Louise. — Et qui que c'est qui a eu tous les torts ?
Julie. — Elle.
Louise. — Hou ! la laide ! Jamais j'aurais cru ça de Pochette.
Julie. — Ni moi. C'était la plus sage, la plus sucrée. Mais voilà. Depuis le mois d'avril qu'on lui a remis une tête, cette enfant n'est plus du tout la même.
Louise. — La faute aussi aux temps que nous traversons, madame !
Julie. — Eh oui, madame, cette décadence de fin de siècle !
Louise. — Si j'avais une petite péronnelle qui m'ait fait cet affront-là, tu sais, moi, je ne la garderais pas. J'admire ta faiblesse pour Pochette.
Julie. — C'est tout de même ma fille, même si elle s'est mal conduite.
Louise. — Avec qui a-t-elle oublié ses devoirs ?
Julie. — Avec une personne… avec un républicain.
Louise. — Pouah ! L'enfer l'attend.
Julie. — Non. Parce qu'elle se repentira d'ici là. N'est-ce pas, Pochette ? Elle a bien promis d'aller à Lourdes.
Louise. — Il y a un livre là-dessus,
Julie. — Sur Lourdes ?
Louise. — Oui, un livre jaune que maman trouve épatant et papa ignoble.
Julie. — À la maison, c'est le contraire. Je me rappelle. Il y a écrit dessus quatre-vingt-douzième mille.
Louise. — C'est le chiffre des miracles.
Julie. — Ah bon ! (Un silence.)
Louise. — Lili !
Julie. — Quoi donc ?
Louise. — Je voudrais avoir des petits garçons.
Julie. — Faut que tu sois mariée, ma Lolotte. Ils ne viennent pas avant.
Louise. — Si. Quelquefois.
Julie. — Allons donc !
Louise. — Je l'ai entendu dire. Seulement, pour ça c'est embêtant… il faut… oh ! non, je ne pourrais pas m'y résoudre.
Julie. — Dis.
Louise. — Il faut être domestique. Sans ça, bernique !
Julie. — Ah ! comment sais-tu ?
Louise. — C'est arrivé dernièrement à Dosa, la femme de chambre… Elle a eu un fils et elle n'est pas mariée ; et j'ai entendu maman qui disait en visite : « Vous savez, ces gens-là, ils ont toujours leurs enfants avant le mariage ! » Ainsi, tu vois ?
Julie. — Je ne savais pas ça. C'est drôle. Pourquoi ?
Louise. — Je l'ai cherché dans ma tête.
Julie. — Et tu ne l'as pas trouvé ?
Louise. — Non. Pas encore.
Julie. — Tu me le diras, si ça te vient ?
Louise. — Comptes-y. Ça me ferait tant de plaisir, tout de même, d'avoir un petit garçon vivant, et à moi,, que je crois bien que, pour ça, j'accepterais d'être femme de chambre ; mais ici, avec maman, pas dans une autre maison. Si tu avais un petit garçon, comment l'appellerais-tu ?
Julie. — Je ne sais pas. Je n'ai jamais pensé qu'à des filles.
Louise. — Moi, je l'appellerais Raoul.
Julie. — Tu aimes ce nom-là ?
Louise. — Beaucoup. Mon prochain garçon, je l'appellerai comme ça. Quand je suis toute seule, tiens, j'écris des phrases sur des morceaux de papier… où je lui dis ce qui me passe par la caboche.
Julie. — À qui ?
Louise. — À Raoul. « Mon cher petit Raoul, je t'aime… Mon cher petit Raoul, je t'attends ! Viens vite. »
Julie. — Tu es folle, Mimi. Tu n'as pas la tête comme tout le monde. Arrive dans la salle à manger, il va être l'heure de notre goûter.
Louise. — Goûte sans moi, j'ai pas faim.
II
Le soir de ce même jour, le père et la mère de Louise sont dans leur chambre, avec un visage bouleversé.
Le père dit : C'est impossible, ma bonne, à douze ans ! six mois après sa première communion !
Et la mère répond : Lis ce papier que j'ai trouvé sous son traversin. C'est pourtant clair : « Mon cher petit Raoul, je t'aime. Mon cher petit Raoul, je t'attends. Viens vite ! » Louise a déjà des rendez-vous. Ça promet ! C'est un monstre que cette petite ! Je l'ai interrogée, grondée… elle a pleuré, mais elle n'a rien voulu dire.
AVANT LES VACANCES
ADRIENNE REMI, 19 ans.
JEANNE SAINT-AUBRAY, 18 ans.
Jeanne. — Tu pars bientôt ?
Adrienne. — À la fin du mois.
Jeanne. — Tu vas aux Pleureurs ?
Adrienne. — Comme tous les ans. Viens nous y voir.
Jeanne. — Je ne peux pas, mes parents me mènent à l'eau salée. Ils sont toqués de la mer.
Adrienne. — Tant pis. Les Pleureurs t'iraient assez. Tu sais pourquoi ça s'appelle de ce nom ?
Jeanne. — Tu me l'as dit : à cause des saules qui bordent les douves…
Adrienne. — Oui, des saules étonnants, des saules de décors pour « l'acte d'Ophélie ».
Jeanne. — Ça doit être charmant ?
Adrienne. — Mieux. C'est triste. La rivière est au moins aussi vieille que le donjon. Elle fait sa couleuvre tout autour du château, et puis elle s'en va au diable. Et verte, profonde, avec un air de passé perfide et lointain dont tu ne peux pas avoir idée. Il y a eu des gens noyés dedans, autrefois, je te le garantis, des gens en petit maillot et en toquets à plume qu'on jetait le matin, pouf ! par la fenêtre de la grosse tour, à l'heure où l'alouette chante.
Jeanne. — Ça me ferait peur.
Adrienne. — Moi pas. Je rêve. Il me semble que c'est moi qui ai donné l'ordre, la veille, à un intendant qui a des gants noirs brodés, un homme qui obéit et ne parle pas.
Jeanne. — Tu aurais aimé vivre à ces époques-là ?
Adrienne. — Je crois bien. J'étais faite pour le Seizième. Je devais venir au monde vers 1560. C'était convenu, réglé. Et puis… j'ai été oubliée, j'ai raté mon tour…, je ne sais pas bien ce qui est arrivé… Bref, je n'ai été mise en circulation que quatre cents ans trop tard. C'est bien ma veine. Tu ris ? Tiens, ce que je te dis est tellement vrai qu'il y a aux Pleureurs des portraits de ce temps-là… des portraits de femme…
Jeanne. — Eh bien ?
Adrienne. — Je leur ressemble.
Jeanne. — Toi ?
Adrienne. — Mais oui, moi. Il y en a surtout un, dans la salle à manger, le portrait d'une princesse de Lorraine, coiffée en racine droite, qui sourit d'un sourire mortuaire, avec un grand front, des yeux bleu pâle qui regardent de côté, un peu inquiets, comme si on ouvrait tout à coup une porte qu'il ne faut pas, et puis, au cou, trois rangées de perles… à reflets de plomb… des perles gâtées. Tu jurerais que c'est moi. C'est pour cela que papa l'a acheté. Il dit que ça lui donne la chair de poule.
Jeanne. — Vous devez vous amuser, dites donc, aux Pleureurs ?
Adrienne. — On ne s'y ennuie pas. Moi, du moins. D'abord, j'ai l'adoration des bois frais, des feuillages mouillés, des paysages humides et sombres… Notre terre est ainsi. Même par des semaines de soleil, il a toujours l'air d'y avoir plu… Et puis, ce qui fait surtout, pour moi, le charme des Pleureurs… c'est que j'y oublie les hommes.
Jeanne. — Quels hommes ?
Adrienne. — Ceux que nous voyons à Lutèce. Il n'y en a pas d'autres, malheureusement.
Jeanne. — Il n'en vient pas à la campagne ?
Adrienne. — Non. Défendu.
Jeanne. — Mais tes frères ? tes cousins ? Vous êtes très nombreux.
Adrienne. — Mes frères, mes cousins, ce sont des parents d'un autre sexe. Mais c'est pas des hommes. Quand arrive la fin de mai, tu sais, j'en ai déjà la nausée de ces messieurs, surtout des jeunes gens ; je ne peux plus les voir. Dans la journée, comme à minuit, ils me dégoûtent. Leurs habits noirs, leurs cravates, leurs grosses fleurs bêtes à la boutonnière, leurs pieds satisfaits, leurs mains qui s'écoutent faire des gestes, tout, jusqu'à leurs accessoires, m'irrite, m'exaspère : cannes, gants, lorgnettes de courses. Et leur conversation ! leurs idées, leurs aperçus ! Parlons d'autre chose, tiens ! Parlons du Jardin des Plantes !
Jeanne. — En effet, tu n'aimes pas les hommes ?
Adrienne. — Je les déteste. Et je frémis en pensant que si j'aime un jour, celui que j'aimerai ressemblera forcément un peu à ceux que je hais. Il y a une marque de fabrique.
Jeanne. — Mais une fois que tu es aux Pleureurs, tu te calmes, et quand tu reviens, en décembre, après un long séjour là-bas, et qu'il fait bien froid… je suis sûre que tu es plus indulgente à nos futurs maîtres ?
Adrienne. — Pas du tout. Mon été ne leur profite pas. Je fais des provisions de mépris. Ah ! si je tombe mal en me mariant, ça ne sera pas drôlet.
Jeanne. — Pour toi ?
Adrienne. — Non, pour lui. S'il ne marche pas droit, je serai terrible.
Jeanne. — Tu ne le feras pas jeter dans la douve ?
Adrienne. — Ce n'est plus reçu. Sans ça… Et toi, aimes-tu les hommes ?
Jeanne. — Oui et non.
Adrienne. — Explique-toi.
Jeanne. — Je ne les aime ni ne les déteste.
Adrienne. — Petit centre-gauche ! Lâche !
Jeanne. — Je ne les connais pas.
Adrienne. — Cette bêtise ! tu les connais autant que moi.
Jeanne. — Justement. Tu ne les connais pas non plus.
Adrienne. — Que si.
Jeanne. —- Mais non. Et je vais te le prouver. Les jeunes gens ne sont pas les hommes, pas plus que nous, les jeunes femmes, nous ne sommes les femmes. Deux races à part. Les jeunes gens c'est les hommes pas formés, pas aboutis.
Adrienne. — Les têtards ?
Jeanne. — Parfaitement. Et nous, les…
Adrienne. — Oh ! une autre comparaison pour nous, hé ?
Jeanne. — Nous… les… veux-tu les chenilles ?
Adrienne. — Pas davantage.
Jeanne. — Si… En attendant d'être les papillons, une fois femmes et mariées. Or, pourquoi tiens-tu à juger les hommes d'après les jeunes gens ? Ces petits de seize à vingt-cinq feront peut-être des trentaines et des quarantaines très suffisantes.
Adrienne. — J'avais peur que tu ne dises : honorables.
Jeanne. — Pourquoi pas ? Donne-leur le temps de se calmer, de se tasser un peu. Ils ne sont pas encore achevés, je te dis !
Adrienne. — Oh ! si. J'en vois de complètement finis. Et ce n'est pas fameux ce que ça donne au total !
Jeanne. —Tu parles d'exceptions.
Adrienne. — Qui s'étendent tous les jours.
Jeanne. — Tu n'es dans le vrai. Inspectons-nous froidement, nous autres. Est-ce que nous sommes des femmes, voyons ?
Adrienne. — Mais, dame !… il me semble !
Jeanne. — Jamais de la vie. Nous ne sommes rien… Nous sommes des enfants à robes blanches, qu'on embrasse sur le front, auquel on permet ceci, on défend cela… Des joujoux animés, des êtres indécis, bizarres, à caprices… à vapeurs, à nerfs… Il y a des moments où nous ne comprenons rien à nous-mêmes. Avoue-le ? Nous avons des cervelles de petit-lait, nous ne réfléchissons pas plus qu'une bête à bon Dieu. Moi je me fais l'effet de ne peser rien, d'être un duvet, moins qu'une chandelle !… tu sais, cette fleur des champs sur laquelle on souffle, et puis qui est envolée ? Sommes-nous en vie seulement ? J'en suis pas sûre.
Adrienne. — Moi, je ne m'en vante pas, mais j'en suis sûre.
Jeanne. — Et je te parie une chose, tiens, c'est que les jeunes gens quand ils parlent de nous…
Adrienne. — …disent exactement les mêmes horreurs – sinon pire – que nous, quand nous parlons d'eux ?
Jeanne. — Eh bien, oui. Mais c'est pour ça qu'ils ont tort, aussi tort que nous. Personne n'est dans le bon sens. Ils ne peuvent pas plus nous juger et nous connaître que nous les apprécier. Quelle opinion veux-tu que nous nous donnions mutuellement les uns des autres, à nos âges, et dans les conditions où nous nous approchons ? Nous n'échangeons que nos défauts mal déguisés, grossis encore par la prétention que nous mettons à les cacher, quand nous ne les étalons pas par orgueil. Nous ne nous abordons que pour nous duper et nous rouler. Ils sont poseurs, bêtas, suffisants ; nous sommes poseuses, bêtas, suffisantes.
Adrienne. — Bien moins.
Jeanne. — Allons donc ! Nous sommes aussi insupportables qu'eux, tu sais ! Je vais me fâcher à la fin. Tu dis que tout t'agace chez eux. Eh bien, et nous ? nos mines, nos becs pincés, nos éventails, nos petits dédains, nos doigts en l'air ? Nous sommes à tuer, tout bonnement. Nos ridicules peuvent rivaliser avec les leurs. Sais-tu par hasard que si, tout à l'heure, on t'avait entendu parler de tes regrets de ne pas vivre au seizième siècle, du temps qu'on jetait les personnes dans l'eau… Crois-tu qu'on n'aurait pas raison de se moquer de toi dans les grands prix ? Eh bien, nous, c'est la même chose que les jeunes messieurs, nous donnons de nous une très mauvaise opinion que tout semble justifier et qui est cependant radicalement fausse. Dans le fond, tu es une belle mignonne, tu te bats l'œil de la princesse de Lorraine et de son regard fatal, et tu ne ferais pas de mal à une tourterelle… Et eux, tous ces crétins qui nous agacent si fort, je parierais que si on pouvait les ouvrir, on trouverait qu'ils sont à l'intérieur des garçons pas méchants, avec un bon gros petit cœur bien simple et bien gai. Voilà. Seulement, personne ne se connaît et ne se fait voir sous son heureux jour. Ah ! si on pouvait se déshabiller l'âme aussi facilement que le reste, tout irait bien mieux.
Adrienne. — Tu auras beau dire… Moi…
Jeanne. — Tais-toi et songe à tout ça, aux Pleureurs, ces vacances ; tu finiras par reconnaître que j'ai raison. Il ne faut détester personne, bijou.
Adrienne. — Même les hommes ?
Jeanne. — Surtout. Pense donc ? Ils n'auraient qu'à nous le rendre.
MAUVAISE FRÉQUENTATION
BERTHE CHAMPIER, 16 ans.
MADELEINE SAULIEU, 17 ans. I
Chez les Champier. Deux heures de l'après-midi. Berthe et Madeleine sont seules dans un petit salon.
Berthe. — Moi, de toute la famille, je ne crains pas de le dire, c'est mon frère que je préfère.
Madeleine. — Plus que tes parents ?
Berthe. — Plus. C'est pas dans la règle, je le sais bien. Mais tant pis.
Madeleine. — Il est gentil avec toi ?
Berthe. — Je te crois, qu'il l'est ! Et depuis toujours ! Quand j'étais petite et qu'il n'était pas grand, il était tout le temps mon esclave. Il me peignait, il me faisait ma natte, il me portait mes paquets, il raccommodait mes poupées ; et, quand on jouait aux guides, c'était toujours lui le cheval.
Madeleine. — Est-ce qu'il t'a battue quelquefois ?
Berthe. -— Jamais, c'est moi qui lui fiche des coups.
Madeleine. — Et il se laisse faire ?
Berthe. — Il en redemande. Mais c'est des coups pour rire.
Madeleine. — Je t'envie. J'aurais bien aimé, moi, d'avoir un frater comme le tien, parce que, par minutes, c'est doucement rasoir d'être fille unique.
Berthe. — Dis-le à tes auteurs. Il paraît que ça dépend d'eux.
Madeleine. — D'eux et de la Providence.
Berthe. — Surtout d'eux. La Providence n'arrive qu'en serre-file.
Madeleine. — Oui. Mais voilà, il y a quinze jours, maman parlait de ce sujet avec Mme Dupressis, et elle disait : « Je n'espère plus d'enfants ; à mon âge, il est beaucoup trop tard ! »
Berthe. — Ah ! Elle disait ça ta mère ? Eh bien ! alors que veux-tu ? Faut en faire ton deuil.
Madeleine. — Revenons à ton frère.
Berthe. — Oui. Par instants, tu sais, je me demande si je n'en suis pas amoureuse ?
Madeleine. — Oh !
Berthe. — Pour le bon motif.
Madeleine. — Oh ! Berthe !
Berthe. — Quoi ? Tu me comprends bien. Pourquoi n'épouserait-on pas son frère, en somme ? On le connaît. Ça irait tout seul. Moi, je ne conçois pas de mari, parmi tous les jeunes gens que j'ai vus, qui me plairait mieux que Gustave.
Madeleine. — Tout ce que tu voudras. Ça ne se fait pas.
Berthe. — Je le sais. Mais c'est ridicule, et je tiens à le crier bien haut.
Madeleine. — Enfin, ça ne se fait pas. Sans quoi, moi, à ce compte-là, j'épouserais papa dans la demi-heure.
Berthe. — Ton père ?
Madeleine. — Oui, parce que je le trouve excessivement chic, et dix fois plus flatteur avec ses jolis cheveux gris et son gilet blanc que tous les petits navets…
Berthe. — J'espère que ça n'est pas pour Gustave que tu dis navet ?
Madeleine. — Non. Ça n'est pas pour Gustave.
Berthe. — À la bonne heure. Continue. Et puis d'abord, même si c'était admis que les filles épousent leur père, tu ne pourrais pas te marier avec le tien, puisqu'il y a déjà ta mère qui occupe la place.
Madeleine. — C'est vrai. J'avais oublié maman.
Berthe. — Enfin, laissons ça. Et comment va-t-elle pour l'instant, ta maman ?
Madeleine. — Elle se porte comme l'obélisque.
Berthe. — C'est pas comme la mienne. Elle est toujours malade, la pauvre mienne.
Madeleine. — Malade pas grave ?
Berthe. — Non. Mais malade embêtant. Obligée de rester au lit, avec des migraines à crier !
Madeleine. — Et qu'est-ce qu'on lui fait pour ça ?
Berthe. — On la laisse seule.
Madeleine. — Ça la guérit ?
Berthe. — Non. Mais le temps passe.
Madeleine. — Alors, qui est-ce qui te promène ? Ton père ?
Berthe. — Il est trop occupé.
Madeleine. — C'est Gustave ?
Berthe. — Juste ! Et si tu savais comme c'est amusant ! Figure-toi : nous arborons chacun nos plus chics vêtements, ainsi que pour une messe de mariage, et puis nous partons, tout seuls, comme des personnes naturelles.
Madeleine. — Où allez-vous ?
Berthe. — Tout droit, où ça nous chante. On nous recommande bien d'aller de préférence dans les jardins, aux Tuileries, aux Champs-Elysées, mais nous n'y mettons pas la semelle ! Les jardins c'est bon pour les bébés. Nous allons dans les rues, sur les boulevards. Oh ! les boulevards !
Madeleine. — Tu les aimes ?
Berthe. — À la folie. À cause des magasins. Nous nous arrêtons à tous, surtout aux bijoutiers. C'est inouï tout ce que je m'offre, en pensée, de colliers, de bagues et d'histoires en diamants. Et Gustave me paye tout ce que je veux.
Madeleine. — En pensée aussi ?
Berthe. — Bien entendu. Père lui lâche cinquante francs par mois. Tu t'imagines que ça n'est pas avec une pièce de cinquante francs qu'on donne corps aux rêves d'une jeune fille ?
Madeleine. — Je m'en doutais.
Berthe. — Nous allons à l'hôtel Drouot ; dans les salles de dépêches des journaux où on voit les actualités, et puis dans les passages où il y a des magasins de photographies d'actrices. Crois-tu qu'elles se font faire en chemise, ma chère ?
Madeleine. — Ah !
Berthe. — Et en jolie chemise ! Nos mères n'ont pas de linge approchant.
Madeleine. — Et encore ? Qu'est-ce que vous faites dehors, Gustave et toi ?
Berthe. — Eh bien ! je te dis. Nous musons, nous baguenaudons. Pour traverser, il me donne le bras. Quand nous allons loin, nous prenons un sapin découvert, parce que, des jours, nous cinglons vers les quartiers excentriques, du côté du Temple ou de Montmartre. L'autre semaine, sur le boulevard des Batignolles, nous avons vu de près des souteneurs.
Madeleine. — Qu'est-ce que c'est ? Des vilains hommes ?
Berthe. — Non. Ils étaient deux qui causaient, en pantoufles, avec une cravate cerise et des belles petites moustaches d'ébène. C'est moi qui les avais vus la première. J'ai demandé, par intuition, à Gustave, si c'étaient ces gens-là qu'on appelait des souteneurs.
Madeleine. — Qu'est-ce qu'il t'a répondu ?
Berthe. — Il a ri ! Et puis il m'a dit : Oui. Seulement, il ne faut jamais prononcer ce mot-là dans le salon de famille. Ça ferait un froid au-dessous de zéro.
Madeleine. — Mais, en somme, qu'est- ce que c'est ?
Berthe. — Une corporation. Des types qui se soutiennent entre eux. Le mot le dit.
Madeleine. — Ah bien, j'y suis ! C'est ce qu'on appelle les francs-maçons !
Berthe. — Tu dois avoir raison.
Madeleine. — Mais oui. Et souteneurs, ça veut dire la même chose en argot. Allons ! Je vois qu'en effet vous ne vous ennuyez pas dans vos promenades.
Berthe. — Quand nous sommes fatigués, nous entrons dans un petit café, et nous nous rafraîchissons. Moi, je prends toujours une menthe à l'eau, une verte, à cause de la couleur. Gustave, lui, il ne sort pas de la bière, il boirait des bocks sans s'arrêter pendant des heures. Et puis nous demandons les journaux illustrés, qui sont attachés à des grands bâtons. Gustave regarde le premier la Vie Parisienne, et, si elle n'est pas trop assaisonnée, il me la passe.
Madeleine. — Vous ne racontez pas tout ça à la maison ?
Berthe. — Si. Mais en gros ; on saute les détails. Là. Il faut que je te quitte pour aller m'apprêter, parce que tantôt, nous sortons, justement, Gustave et moi.
Madeleine. — Avez-vous un projet spécial ?
Berthe. — Oui. Le Moulin de la Galette. Il paraît qu'il y a un bal épatant.
Madeleine. — Et si, par hasard, des gens de connaissance vous rencontraient dans le quartier ?
Berthe. — On dirait qu'on monte au Sacré-Cœur, tiens ! C'est porte à porte. Adieu, mignonne.
Madeleine. — Au revoir, chérie. (Elle embrasse Berthe et sort.)
II
Trois jours plus tard, dans la chambre de Mme Champier. M. Champier montre à sa femme, qui est au lit, une lettre qu'il déplie gravement.
Mme Champier. — Tu as un visage bouleversé !
M. Champier. — Écoute ça. Tu vas être juge. Voici ce que m'écrit M. Châtaignier, le répétiteur de droit de Gustave : « Monsieur, Vous m'excuserez de venir troubler votre quiétude, mais, père moi-même, c'est à un père que j'écris. Jeudi dernier, j'avais accompagné Mme Châtaignier au Sacré-Cœur, qu'elle désirait visiter depuis bien longtemps, et je redescendais, encore tout ému par le spectacle de ce grandiose édifice, quand j'aperçus à l'entrée d'un bal mal famé, trop tristement célèbre, M. Gustave lui-même, et qui n'était pas seul. Il donnait le bras à une de ces nombreuses fillettes dont le quartier pullule, et il n'y avait pas d'équivoque possible. Bien qu'il faille avoir une grande indulgence pour les écarts de la jeunesse, j'ai pensé qu'il était néanmoins de mon devoir de vous avertir, surtout si vous réfléchissez que voilà deux fois déjà que M. Gustave est refusé à son premier examen, ce qui n'arrive jamais aux étudiants que je prépare. Je vous prie de croire, monsieur, à mes sentiments d'infini respect. Raoul Châtaignier, Docteur en droit romain et en droit canon. »
Mme Champier. — Je n'y comprends rien. Voyons ! qu'est-ce que c'est que cette femme ?
M. Champier. — Mais c'est sa sœur, ma bonne !
Mme Champier. — Berthe !
M. Champier. — Mais oui ! C'est le jour où ils sont sortis ensemble, soi-disant pour aller au Sacré-Cœur. Mme Champier. — Et c'est sa sœur que Gustave a emmenée ?…
M. Champier. — Au Moulin de la Galette ! Parfaitement. C'est sa sœur, notre fille Berthe, que Châtaignier a prise pour une petite du quartier !
Mme Champier. — Oh ! j'en suis confondue… j'en suis… Si on ne peut plus laisser à présent un frère et sa sœur…
M. Champier. — Eh ! non ! Ma pauvre femme, on ne peut plus. Voilà le moment venu où il faut les séparer, parce que tu vois ?… ils se compromettent et ils se font du tort l'un à l'autre… Gustave, pour les gens qui ne connaissent que lui, a l'air d'être avec une petite…
Mme Champier. — Oh ! tais-toi !… Tu me contraries.
M. Champier. — … Et Berthe, pour les personnes qui ne connaissent pas Gustave, à l'air de se balader avec un tout autre que son frère… Ah ! c'est gentil, le genre et les façons de la jeunesse, par le temps qui court ! Moi, jadis, on aurait pu me rencontrer avec ma sœur, oh ! il n'y avait pas d'erreur, on ne s'y serait pas trompé… Tandis qu'aujourd'hui… Allons… ça va bien !
LA LECTURE
JEANNE DE MAUZE, 16 ans.
BLANCHE BELLAY, 17 ans.
JOSEPHINE D'EPERVAN, 18 ans.
LUCIENNE CERIZE, 19 ans.
Chez Joséphine d'Épervan. Dans sa chambre, son jour de réception ; car les jeunes filles, à présent, ont « un jour ».
Jeanne, à Joséphine. — Et que lis-tu en cette fin de siècle ?
Joséphine. — Ce qu'on me donne. Ce n'est pas à se rouler.
Jeanne. — Toujours Walter Scott ?
Joséphine. — Toujours ce bon Scott.
Blanche. — Par Défauconpret ?
Joséphine. Hélas ! oui.
Lucienne. — J'ai dévoré tout ça, dans le temps, quand j'étais petite et que je tétais ! (À Joséphine.) Ça ne te plaît pas ?
Joséphine. —Je préférerais du Maupassant : Boule-de-Suif. Il paraît que c'est supérieur ?
Lucienne. — C'est très curieux.
Joséphine. — Tu l'as lu ?
Lucienne. — Non. Mais on l'a lu tout haut, devant moi, à la campagne, pendant un goûter sur l'herbe.
Joséphine. — Eh bien ?
Lucienne. — C'était M. Duroule qui lisait. Il lisait en mangeant : avec ça, on parlait ; j'en ai perdu la moitié.
Blanche. — Mais l'autre moitié ? Ton avis ?
Lucienne. — Ça ne peut pas se raconter. Il faut voir soi même. (À Joséphine.) Tu as tort, cependant, de ne pas aimer ce vieux Scott. Tu y reviendras plus tard et tu sentiras comme c'est charmant.
Joséphine. — En quoi ?
Lucienne. — C'est un poète. Un poète historique. Avant d'avoir lu l'Abbé, je ne me faisais pas une idée de Marie Stuart. Maintenant, je la connais comme si nous avions été ensemble en classe.
Blanche. — Moi, j'ai lu Atala, de Chateaubriand. Vous gobez Chateaubriand ?
Lucienne. — Assez. Il déclame bien.
Joséphine. — C'est un drôle de style. C'est écrit en pendule de ministère.
Jeanne. — Moi, je me contenterais d'écrire comme ça… Je sens que je ferais bien les lettres aux parents si je tenais la plume de cette façon. Je leur y mettrais des couchers de soleil, des grandes voix… du silence… enfin un tas de belles choses longues… horizontales… Ah ! oui… il est très chic, Chateaubriand !
Joséphine. — Mais il est noblement rasoir. C'est beau si tu veux. Mais c'est beau, assommant, comme une grand'messe sonore qui n'en finit pas. On piétine, on a l'air d'en rester tout le temps à l'évangile, on ouvre le bec pour se pâmer d'admiration… et puis rien ne sort parce qu'on bâille.
Blanche. — Tout ça ne vaut pas Lamartine. Les Lectures pour tous ! À la bonne heure ! voilà qui est gentil !
Lucienne. — Mais les Lectures pour tous, ça n'est pas Lamartine.
Blanche. — Je te demande bien pardon. Je suis justement dedans ces jours-ci !
Lucienne. — Tu ne me comprends pas. C'est de Lamartine, mais ça n'est pas Lamartine, ça ne donne pas la moindre idée de lui, parce que c'est fait de pièces et de morceaux, pour les enfants, les dames quêteuses et les séminaires.
Jeanne. — Oh ! Lamartine est donc inconvenant qu'on le purge ?
Lucienne. — Non. Mais il est passionné.
Blanche. — Chrétien.
Lucienne. — Ce sont les pires passionnés, mon chéri. Tout se décuple aux pieds de la croix.
Jeanne. — Moi, je voudrais lire Graziella. Maman me dit d'attendre encore un peu.
Blanche. — Enfin, tel qu'il est, j'adore Lamartine. Nous demeurons boulevard Henri-Martin, à deux pas du square où il y a sa statue. Aussi, je vais souvent m'y installer avec mes Lectures pour tous. Et alors, quand il y a quelque chose de bien, une phrase qui me traverse, je n'ai qu'à lever les yeux pour le voir assis, un peu triste, avec son lévrier entre les jambes. Tout de suite, je rêve à des vers… je me sens emportée… je m'imagine que je fais de la bicyclette dans du bleu… et si haut !
Joséphine. — Oui. Moi, les vers, qu'est-ce que vous voulez, ça me fait l'effet de l'orgue de Barbarie !
Blanche. — Oh ! tu n'aimes donc pas l'orgue de Barbarie ?
Joséphine. — Ah ! non.
Blanche. — S'il est permis ! Le seul instrument qui ait l'air d'avoir du chagrin et me fasse pleurer… Ah ! le son particulier de ça ! Que c'est donc déchirant et poitrinaire ! Il ne faut pas avoir de cœur pour s'en moquer.
Joséphine. — Il suffit d'avoir des oreilles.
Blanche. — Tais-toi. Et les romans anglais ? Qu'est-ce que vous en dites ?
Lucienne. — Les couvertures tomates… Euh !
Joséphine. — Aïe !
Blanche. — Je ne déteste pas. Je viens de lire Copperfield !
Joséphine. — Bien oui ! l'éternel David ! archiconnu ! Tu dis ça parce que tu as seize ans, et que tu es encore un bébé… Tant qu'on n'en est qu'à Copperfield, d'ailleurs, il n'y a pas trop de mal. Mais après ! ah ! Mylord !
Lucienne. — J'ai horreur de la sentimentalité anglaise, pleurnicharde et pincée, fausse comme une dent creuse, et sèche comme un cordage. Ils ont toujours des petits enfants souffre-douleur, des gros chiens qui lèchent tout le monde, des vieilles dames qui boivent, et qui sont excellentes comme le pudding… Enfin, on sent que c'est voulu et pas naturel. Et puis ils abusent de la neige et des paysages d'hiver. C'est de la littérature de Christmas… et de l'art de calendrier ! Et avec ça d'un exclusif ! Ils voudraient nous faire avaler qu'il n'y a de la neige que chez eux, et que c'est seulement pour eux que le petit Jésus est venu au monde à Piccadilly, afin de racheter l'An gleterre… Eh bien, zut !
Joséphine. — Ah ! que Lucienne a raison ! Tout ça ne vaut pas les Trois Mous quetaires, allez. Vous les avez lus ?
Jeanne. — Je crois bien !
Lucienne. — Deux fois, moi.
Joséphine. — Cinq, moi ! Chaque fois que j'ai été malade… Une infusion de d'Artagnan. Et ça m'a guérie.
Blanche. — Moi, j'ai lu tout Dumas père.
Jeanne. — Moi, j'en ai lu quelques-uns. Il n'y a que la Reine Margot, pour laquelle maman m'a priée d'attendre un peu.
Blanche. — Elle te prie toujours d'attendre, ta mère ?
Jeanne. — Souvent, oui.
Joséphine. — Tu finiras par être en retard.
Jeanne. — Non. Je mettrai les bouchées doubles, et je vous rattraperai.
Lucienne. — Je la connais. Avec sa nature, elle nous dépassera !
Jeanne. — C'est bien possible. Et c'est pas le père que je me payerai, moi, c'est le fils.
Blanche. — Quel fils ?
Jeanne. — Dumas donc ! Celui qui a fait la Dame aux Camélias. Oh ! que j'ai donc envie de lire ça ! Je sens à l'avance que je serai folle !
Blanche — On dit qu'il l'a composée à quatorze ans, ma chère ! au collège.
Lucienne. — Non… Tu exagères ! Plus tard.
Jeanne. — Et puis ses pièces ! Voilà ce que je m'offrirai tous les soirs, quand je ne serai plus jeune fille. D'ailleurs, c'est bien simple, moi, je ne crains pas de le dire, je ne me marierai que pour aller au théâtre tous les jours.
Joséphine. — Et ton mari ? qu'est-ce que tu en feras ?
Jeanne. — Je l'inviterai.
Joséphine. — Mais il les connaîtra depuis belle heure les pièces de ton Dumas !
Jeanne. — Il les reverra. Il ne sera pas bien à plaindre.
Lucienne. — Non, vous n'y êtes ni l'une ni l'autre. Il t'accompagnera poliment jusqu'à ta loge, et puis il fichera le camp dans les coulisses.
Jeanne. — Tu m'ouvres des horizons ! Enfin, n'ayez crainte, je le tiendrai le jeune homme qui sera mon tyran.
Joséphine. — Je m'en rapporte à toi. Et Bourget, mes petits loups, vous n'en avez pas envie ?
Blanche. — Moi, si. J'ai lu des vers de lui, des vers onduleux, un peu tristets, pas trop, tout à fait à mon goût. Je sens que j'aimerais aller avec cet homme-là dans les musées.
Jeanne. — Et en connaissez-vous un qui s'appelle Jules Lemaître ?
Joséphine. — Je crois bien : on vient de le coupoler cette semaine, au bout du grand pont. Oh ! en voilà un taquin que je savoure, moi ! J'ai lu ses Billets du matin. C'est caressant, chat en diable, avec une malice tendre au bout ; du miel à la vinaigrette. Oh ! fichtre oui, j'aimerais bien que mon cousin Gustave m'écrive des petits machins comme ça, tous les jours à mon réveil. Ça me ferait de rudes albums à montrer, pour faire rager les amies.
Jeanne. — Enfin, nous n'avons pas encore trop à nous plaindre au sujet des lectures. On est bien plus large aujourd'hui qu'il y a trente ans. Maman me contait qu'à notre âge, grand'mère ne lui permettait que Zénaïde Fleuriot et Raoul de Navery.
Joséphine. — Ne dites pas de mal de Raoul de Navery, l'auteur du Capitaine aux mains rouges, le premier bouquin que j'ai lu. J'en ai été malade, tellement ça m'avait secouée.
Lucienne. — Moi, mon premier, c'est les Faucheurs de la mort, de l'abbé de Lamothe.
Jeanne. — Eh bien, et les livres inconvenants dans tout ça, quand est-ce que nous les ingurgiterons ?
Blanche. — Quand nous serons d'honnêtes femmes. Pas avant.
Jeanne. — Oh ! les Nuits, de Musset. Et puis Monsieur de Camors, Monsieur, Madame et Bébé ! Manon Lescaut, Daphnis et Chloé, la Pucelle de Voltaire, Paul et Virginie. C'est après tout ça que j'aspire !
Blanche. — Mais Paul et Virginie, ça n'a rien de vif ; c'est de la blanche pommade !
Joséphine. — Mais oui, nous l'avons toutes lu ! Et bien avant notre première communion !
Jeanne. — Moi pas. Maman m'a priée d'attendre encore un peu. À cause d'un chapitre, paraît-il…
Joséphine. — Le chapitre du bain.
Jeanne. — Oui. Je crois bien me rappeler.
Blanche. — « …Cependant, depuis quelque temps, Virginie se sentait agitée d'un mal inconnu. Ses beaux yeux se marbraient de noir, etc. » Je l'ai su en entier par cœur.
Jeanne. — Oh ! achève-le. Je t'en prie.
Blanche. — Ça serait trop long. Et puis c'est beaucoup moins sauce piquante que tu ne crois. A propos, une nouvelle ! | Vous avez vu qu'on s'occupe de nous ? On ! vient de fonder une Revue pour les jeunes filles.
Joséphine. — Oh ! Ne m'en parlez pas. Je l'ai eue sous les yeux. Irréprochable, mes enfants ! Pire que tout. De la guimauve et du navet ! Et puis, cette bêtise de croire que les jeunes filles vont aller s'abonner à une Revue qui s'intitule : Revue des jeunes filles ! Plus souvent ! Il fallait faire exactement la même chose, mais avec un autre titre ; appeler ça la Revue des jeunes femmes, et nous nous serions rué dessus. Pas psychologues, les organisateurs de ça ! Et à présent, mes petits cœurs, quittons ces sommets, voilà qu'il est l'heure de goûter.
LE BAL MARIN
CATHERINE TOURNEUVE, 17 ans.
SUZANNE SAINT-APRIT, 16 ans.
LOUISE DE FRUGES, 18 ans.
Au bord de la mer, le matin, vers les 10 heures 1/2. Un Cabourg ou un Houlgate quelconque. Les trois petites sont assises par terre, sur la plage, et regardent le monde se baigner.
Suzanne, à Catherine. — Tu ne te déshabilles pas encore ?
Catherine. — Dans une heure seulement.
Suzanne. — Moi aussi. On dit que l'eau est délicieuse, chaude comme du potage.
Catherine. — Elle peut bien faire ça pour nous aujourd'hui ; elle était assez désagréable hier, mâtin ! (À
Louise.) Toi, tu n'en uses pas ?
Louise. — Mon médecin me l'a défendu.
Catherine. — C'est un apprenti, ton médecin. La mer n'a jamais fait de mal à personne.
Louise. — Demande aux veuves de pêcheurs.
Catherine. — C'est différent. Si les pauvres pêcheurs trouvent la mort dans cette flaque, tu m'avoueras qu'ils la cherchent bien ?
Louise. — Je ne suis pas de ton avis. Et puis, quand même, ça ne me plairait guère.
Suzanne. — De te baigner ? Pourquoi ?
Louise. — À tous les points de vue.
Catherine. — Ah ! oui. Tu es une de nos dernières collet-monté. La ligue contre la licence des plages.
Louise. — Mais non. Seulement, j'ai mes idées. Vous avez bien les vôtres.
Suzanne. — Elles sont coco, les tiennes d'idées.
Louise. — Ça vaut mieux que des idées de cocottes.
Catherine. — C'est pas fort pour toi, ce mot-là. Tu trouves mieux à Paris. (À Suzanne.) Laissons-la. Nous ne la changerons pas. À qui as-tu accordé ton bain, ce matin ?
Suzanne. — Je ne m'en souviens plus. Je vais te dire ça. (Elle tire de sa poche un petit calepin en cuir de Russie, qu'elle feuillette.) Voyons ?… Mardi ?… Baron de Cambo.
Catherine. — Moi, je l'ai demain. Aujourd'hui, j'ai Paul Chasselat. C'est la première fois que tu as Cambo ?
Suzanne. — Oui.
Catherine. — Tu en seras contente. Il fait la coupe épatamment. Et puis, si on a une crampe, une paille dans le jarret, on peut être tranquille : il a une poigne d'acier.
Suzanne. — Il vous tient ?
Catherine. — Et roide ! La semaine dernière, il m'a tenue dans le dos par ma ceinture pendant deux minutes. Ah ! je te jure qu'il était fier et qu'il n'avait pas envie de lâcher sa danseuse.
Louise. — C'est du propre !
Catherine. — L'autre là, la terrestre, qui fait des manières !
Suzanne, à Louise. — Qu'est-ce que tu trouves à redire ? Dans un salon, les messieurs nous écrasent bien contre leur cœur, avec le bras enroulé en cache-nez autour de la taille. En quoi est-ce plus inconvenant dans l'eau ?
Louise. — Dans l'eau, vous êtes toutes nues !
Catherine. — Au bal aussi.
Louise. — Moins.
Suzanne. — Allons donc ? Pas de partout, mais davantage. (À Catherine.) As-tu beaucoup de bains retenus ?
Catherine. — Dix-sept.
Suzanne. — Moi, je suis louée jusqu'à la fin de la saison. Plus un jour de libre.
Catherine. — Parce que tu nages mieux que moi, et puis que tu es mieux faite. On te préfère.
Suzanne. — Tu es très bien faite aussi.
Catherine. — D'en haut, pas d'en bas. J'ai des jambes comme des petits pains sans mie.
Suzanne. — Elles sont très jolies, tes jambettes, elles ont de la race, elles ne sont pas courantes. Louise voudrait bien en avoir de pareilles, tiens !
Catherine. — Oh ! Louise est une dinde pudibonde ; mais ne la blague pas, parce quelle est encore plus chic que nous, qu'elle a un corps de statue, et que si elle folâtrait dans l'onde, avec un costume à peu près convenable et qui ne l'habille pas trop, elle aurait un succès écarlate, à en faire rougir toutes les jumelles Flammarion du rivage.
Louise. — Dieu m'en préserve !
Catherine. — C'est drôle que tu ne trouves pas ça gentil mon idée de se faire demander des bains par ces messieurs, comme si c'étaient des polkas et des valses ? Je suis très gonflée d'avoir eu ce trait de génie au début des vacances. J'appelle ça le bal marin.
Suzanne. — Tout de suite ça s'est imposé partout. Jusqu'à dix lieues sur la côte, les jeunes gens et les jeunes filles ne comprennent plus la mer que de cette façon.
Catherine. — Et puis, il y a un tas de raffinements. Ainsi, les jours de grande marée sont les plus recherchés, et j'ai déjà été obligée de les tirer à la courte paille.
Louise. — Pourquoi sont-ils plus recherchés ?
Catherine. — Parce que la mer s'en va plus loin, et alors c'est amusant, ça amène de l'imprévu, des rochers découverts qu'on ne connaît pas, des trous, des coquillages… C'est comme qui dirait le cotillon du bal, comprends-tu ?
Suzanne. — Et les fois où la mer est un peu forte, et où on ne peut pas quitter pied ? Moi, ces jours-là, le commerce va, je vous en réponds, ils prennent tous des numéros, mes danseurs ; c'est à qui me tiendra sur la vague.
Louise. — En voilà un plaisir !
Suzanne. — Mais je t'écoute ! On fait des arcs-boutants, on tombe, on roule ensemble dans le bouillon, on se repêche les uns les autres. Oh ! il n'y a rien qui plaise autant aux grands garçons que ces barbotages !
Catherine. — Les forts nageurs, quand le temps est serein, on leur accorde une jolie promenade de cinq ou de dix minutes, côte à côte, à belles brasses tranquilles.
Louise. — Et ceux qui ne savent pas nager, qu'est-ce que vous leur donnez ?
Suzanne. — On les inscrit pour une trempette.
Louise. — C'est fade.
Suzanne. — Pas du tout. Il y a un tas de trempettes ; la trempette bonne-femme, pure et simple ; la trempette avec la tête ; la trempette-Cronstadt, les jambes en l'air… Voilà de quoi rire et s'amuser.
Louise. — Eh bien, et vos mères, pendant la trempette-Cronstadt ?
Suzanne. — Elles font du crochet sous les tentes rayées.
Louise. — La mienne ne me laisserait pas aller comme vous, avec le premier maillot venu.
Catherine. — Oh ! mais la tienne, c'est une mère à part. Une mère baigne-sans-rire. C'est Mme de Maintenon.
Suzanne. — Tu es élevée très sévèrement. tu sais !
Louise. — En quoi ? Je ne trouve pas.
Suzanne. — Mais si. Et plus tard, tu seras, à ton tour, une maman à principes et à corset de toile. Ah ! tes fillettes, si t'en as, ne s'amuseront pas comme des bengalis !
Louise, pincée. — C'est possible. Elles feront d'honnêtes petites femmes.
Catherine. — Ah çà ! Eh bien, et nous alors ? Qu'est-ce que tu crois donc que nous comptons faire ?
Suzanne. — Sinon aussi d'honnêtes petites femmes ?
Louise. — J'espère que oui. Mais par instants…
Suzanne. — Quoi… par instants ?
Catherine. — Achève.
Louise. — Par instants, j'ai peur.
Catherine. — Ah ! ah ! rassure-toi, ma bonne fille !
Suzanne. — Nous tournerons pour le moins aussi bien que toi, tu entends. Et si jamais nous devions êtres des femmes qu'on se montre au doigt, tu en serais une avant nous. Et d'abord, si tu as des idées aussi arrêtées, aussi « clergyman », si tu ne te trempes seulement pas le gros orteil dans la mer, pourquoi viens-tu ici ? Va-t'en à Cahors, à Dijon… n'importe où. Mais tourne le dos aux océans.
Louise. — L'air de la mer fait beaucoup de bien à maman.
Suzanne. — Ah ! voilà. Eh bien, elle ne le mérite pas !
Louise. — Et puis, moi, j'ai beau ne pas pratiquer le bal marin, je me plais tout de même ici, et je comprends la mer. Je la vois autrement que vous, mais peut-être mieux. Du moins, il me semble. Après dîner, pendant que vous jouez aux petits chevaux dans le salon du Casino, je viens m'installer ici sur un pliant.
Suzanne. — Toute seule ?
Catherine. — Sans ta mère ?
Louise. — Oui.
Catherine. — Ça n'est pas prudent ! Une jeune fille si parfaitement hermine ?
Louise. — Maman me connaît. Elle sait qu'avec moi il n'y a pas de danger.
Catherine. — Et alors ? Te voilà sur ton pliant…
Suzanne. — Oui. L'immensité et toi, l'une en face de l'autre, à neuf heures du soir. Que se passe-t-il ?
Louise. — Oh ! rien. Ou peu de chose. J'entends les vagues tomber et se prosterner avec un bruit qui n'est jamais le même, tantôt doux, tantôt menaçant. Et ce bruit c'est à la fois une caresse, une chanson, un avertissement et un sanglot. Les étoiles ont l'air d'être attendries et d'écouter, d'admirer. Un mystère énorme et merveilleux plane avec respect sur cette mer profonde qui s'étend partout si loin. Je pense aux côtes reculées qu'elle baigne avec ce même grondement sournois, aux plages où je ne débarquerai jamais, où il y a peut-être à l'heure présente une jeune fille aussi simple et aussi émue que moi, et assise dans la même crainte recueillie. Je pense à tout ce qui arrive sur ces flots, à tout ce qui s'y passe et qui s'y est passé, aux navires qu'ils ont portés, il y a des centaines et des milliers d'années, depuis les barques primitives et rudes des premiers hommes, jusqu'aux steamers d'aujourd'hui avec leur mince bande de fumée si poétique au ras de l'horizon. Je pense aux oiseaux largement ailés de la mer, aux grands poissons qu'on ne saura jamais, aux naufrages et aux épaves. Je pense au vent, au déluge, à la fin du monde, aux mousses pris par une lame, et aux phares qui sont les clochers du matelot. Et je suis très heureuse, heureuse et triste à la fois.
Catherine. — Pourquoi triste ?
Louise. — D'abord, parce que ces pensées sont plutôt d'un ordre mélancolique et grave, et puis parce que je voudrais n'être pas seule à les avoir. C'est à ces heures-là que j'aimerais me fiancer…
Suzanne. — Comment dis-tu ?
Louise. — Je dis bien. Me fiancer à celui que j'attends, que j'espère, et qui ne ressemblera pas à tous les jeunes hommes que je vois.
Catherine. — Pauvre petite romanesque !
Suzanne. — Tu ferais mieux de suivre notre exemple. Nos baignades sont moins dangereuses que tes rêves. Tu t'y noieras.
Catherine. — Et voilà longtemps que tu le cherches, ce mari charmant, cet oiseau bleu, cette mouette de ta vie ?
Louise. — Je ne le cherche pas. Il se trouvera. Tout se trouve.
Suzanne. — Et se perd.
Louise. — Non. Lui et moi, nous serons de ceux qui se gardent.
LES DEUX ORPHELINES
THERESE MALTOUR, 14 ans.
JACQUELINE BERNIER, 13 ans.
Dans un couvent de province, en belle campagne de Touraine. Pendant une récréation du soir, en été, les deux enfants, assises sur un banc de pierre d'un cloître, parlent à voix basse en se tenant les mains avec tendresse. Thérèse, c'est la blonde, et Jacqueline, c'est la brune. Elles sont bien mignonnes toutes les deux.
Jacqueline. — Voilà déjà la moitié des vacances écoulée.
Thérèse. — Oui. J'attends la rentrée avec impatience. Et toi ?
Jacqueline. — Non. Parce que je vais aller passer le mois qui reste chez ma tante, à Pithiviers. Je pars après-demain.
Thérèse. — Oh ! alors, je vais rester toute seule ?
Jacqueline. — Mon pauvre minet !
Thérèse. — C'était déjà pas bien drôle d'être ici, avec les bonnes sœurs dans ce grand couvent vide, pendant que toutes les autres s'amusent dans leur famille… mais enfin je t'avais, on s'entendait bien ensemble… À présent que tu ne seras plus là, comme ça va être triste !
Jacqueline. — Si je pouvais t'emmener !
Thérèse. — Il n'y a donc pas moyen ?
Jacqueline. — Non.
Thérèse. — Plains-moi, en ce cas. Pense donc que je n'ai personne ?
Jacqueline. — Oui. Tu m'as raconté.
Thérèse. — Je t'ai raconté, mais mal.
Jacqueline. — Non. Je me rappelle très bien. Tu es orpheline. Tu as perdu ton père à deux ans. Il ne te restait plus que ta mère et elle est morte…
Thérèse. — Il y a trois ans. L'année de ma première communion. J'étais en plein deuil d'elle, et ça m'a fait un effet de me voir tout en blanc ce jour-là, tu ne peux pas t'imaginer ? Ça m'a fait comme un sacrilège. Aussi, j'ai souffert, je t'assure. Toutes les autres qui avaient leurs mamans, leurs grands-parents, des frères, des sœurs, et qui étaient bourrées de cadeaux !… tandis que moi je n'avais que des images. Ah ! je me retenais de pleurer après la cérémonie dans le jardin, quand Monseigneur, qui devait donner la confirmation le soir, m'a bénie à part.
Jacqueline. — Quel Monseigneur ?
Thérèse. — Un archevêque d'Afrique. J'ai oublié son nom. J'étais dans un coin à songer. La Mère supérieure est venue me prendre par la main et m'a menée à lui : « Tenez, Monseigneur, voilà notre petite orpheline en personne ; nous avons bien du mal à l'égayer ! — Vraiment ! Eh bien, il faut pourtant rire. Un jour comme celui-ci, Dieu commande la joie. » Alors, quand il a parlé de rire, ma foi, ça a tout fait déborder et je suis partie à pleurer. « Des larmes ! Une si belle petite Thérèse — c'est bien Thérèse qu'elle s'appelle, n'est-ce pas, ma Mère ? — Oui, Monseigneur. — Voyons, voyons… » Il avait la voix sonore, la barbe noire et les yeux bleu pâle. Il s'était penché sur moi et m'avait pris la tête entre ses deux grandes mains. « Pourquoi pleurez-vous, petit ange, dites-le-moi… pourquoi ? »
Jacqueline. — Tu ne lui as pas dit ?
Thérèse. — Si. « Je pleure parce que je n'ai personne à embrasser. » Alors, il a poussé un cri. « C'est pour ça ! Mais embrassez-moi, ma chère enfant, embrassez- moi tout de suite, tant que vous voudrez ! Et notre Mère Evangélina aussi ! Tout le couvent ! »
Jacqueline. — Et tu l'as embrassé ?
Thérèse. — Je crois bien. D'ailleurs, avant que j'aie eu le temps de respirer, il m'avait prise et enlevée dans ses bras comme l'ostensoir !
Jacqueline. — Il fallait qu'il ait de la force.
Thérèse. — Autant que de bonté. Il m'a donné une médaille de la Vierge et, me montrant l'inscription : « Tenez, la voilà, votre maman : Ecce Mater. » J'ai embrassé ensuite la Mère Evangélina. Elle, l'évêque, ça m'avait déjà fait quatre joues ; aussi j'étais un peu moins chagrine ; et quand j'ai été retrouver les autres, j'ai bien vu que je leur faisais envie. Elles m'entouraient comme des folles, Clara Charvès, Lucienne Gauby, Blanche Monteux, toutes enfin : « Mâtin, ma chère ! Tu en as de la chance, toi ! L'archevêque t'embrasse ! Nous autres, nous n'avons que des baisers de parents ; toi, il te faut Monseigneur. » Je les écoutais, je ne disais rien, mais je pensais au fond de moi-même que j'aurais bien changé avec elles !
Jacqueline. — Je te comprends.
Thérèse. — C'est surtout de ne plus avoir de maman, vois-tu, qui est triste à ne pas se consoler. Un papa qui n'est plus là, mon Dieu, c'est affreux ce que je vais dire, mais ça va encore. À la longue, on peut s'y habituer… Les messieurs, d'ailleurs, même quand ils sont vivants, ils sont sortis. Toujours pressés… une course à faire.
Jacqueline. — Tu dis ça parce que tu n'as pas connu le tien. Mais il y a des papas qui valent deux mamans, je t'assure.
Thérèse. — Des mauvaises mamans, alors ?
Jacqueline. — …
Thérèse. — Tu ne réponds pas. Tout ça te fait de la peine, et repenser aussi à ta mère qui est morte ?
Jacqueline. (Elle reste songeuse et muette ; sa petite figure soudain grave et crispée.)
Thérèse. — Parle. Qu'as-tu ?
Jacqueline, résolument. — Elle n'est pas morte. Là !
Thérèse. — Ta mère n'est pas morte ? Pourtant, tu m'avais dit depuis que je te connais…
Jacqueline. — Je mentais. Elle vit. Je l'ai toujours.
Thérèse. — Mais pourquoi ?…
Jacqueline. — Ah ! pourquoi ! Pour quoi !… Parce que.
Thérèse. — Parce que quoi ?
Jacqueline. — Rien.
Thérèse. — Dis-moi tes secrets, tes peines. Tu sais bien que je t'aime pour la vie ?
Jacqueline. — Et moi aussi, va.
Thérèse. — Nous avons juré, pendant le mois de Marie, de ne jamais nous marier ni l'une ni l'autre, pour rester ensemble plus tard. On demeurera dans une jolie maisonnette en acajou, aux bords de la Loire, avec du chèvrefeuille et un petit mouton blanc apprivoisé qui aura un grelot au cou. N'est-ce pas ? (Elle l'embrasse.) Et puis, on sera bien heureuses, toi et moi ! Nous boirons du lait sucré à la vanille comme à l'infirmerie.
Jacqueline. — Oui. Tu es ma mignonne.
Thérèse. — Alors, dis, raconte. Avec moi, c'est le secret des secrets. Tu peux être tranquille. Va, parle.
Jacqueline. — Non… je n'ose pas. Qu'est-ce que tu vas penser, après ?
Thérèse. — Mais rien. Je ne penserai rien de plus ni de moins qu'avant. Je penserai que tu es ma meilleure et ma seule amie, celle que j'adore de tout mon cœur.
Jacqueline. — Eh bien, ma mère est une personne pas bien. Elle a fait beaucoup de chagrin à papa dans le temps, et c'est de ça qu'il est mort, à Paris, il y a déjà huit ans.
Thérèse. — Ah !
Jacqueline. — La loi les avait séparés. Ils ne se voyaient plus. Ils ne demeuraient plus dans le même appartement.
Thérèse. — Et quand ils se rencontraient dans les rues, en omnibus ?
Jacqueline. — Ils ne se rencontraient pas.
Thérèse. — Mais s'ils s'étaient rencontrés, ils ne se seraient pas dit bonjour ?
Jacqueline. — Tu es folle !
Thérèse. — Pas un petit signe ? Rien ? Un coup de chapeau ?
Jacqueline. — Rien de rien. Des étrangers, des gens qui ne se connaissent pas.
Thérèse. — Des ennemis, alors ?
Jacqueline. — Oui, à peu près.
Thérèse. — Oh ! Mais à l'époque où on avait tranché ton père et ta mère, qu'est- ce qu'on avait fait de toi ?
Jacqueline. — Les juges m'avaient donnée à papa. J'avais deux ans.
Thérèse. — Ça voulait dire que c'était lui qui avait raison ?
Jacqueline. — Oui. Ça a marché comme ça jusqu'à mes cinq ans.
Thérèse. — Tu voyais ta mère ?
Jacqueline. — Presque jamais.
Thérèse. — Tu n'en souffrais pas ?
Jacqueline. — Oh ! Pas du tout. Je ne l'ai jamais vue d'ailleurs que pendant les vacances où elle a le droit de m'avoir un mois. Et ça continue tous les ans.
Thérèse. — C'est long ça, trente jours !
Jacqueline. — Oui. Long pour elle et pour moi aussi.
Thérèse. — Mais puisque les juges avaient trouvé que ça n'était pas une bonne maman et qu'il ne fallait pas te laisser avec elle, comment se fait-il après ça qu'ils vont tout de même te jeter dans ses bras pendant un mois ?
Jacqueline. — C'est la sentence. Elle est comme ça : « L'enfant sera conduite chez sa mère du 1er août au 1er septembre de chaque année. » Eh bien, l'enfant est conduite. Voilà.
Thérèse. — Je la trouve un peu drôle la sentence. Alors… après-demain… quand tu vas partir… je devine… ça n'est pas chez ta tante ?
Jacqueline. — Pas du tout. C'est chez la dame.
Thérèse. — Comment est-elle avec toi ?
Jacqueline. — Quelconque.
Thérèse. — Elle t'aime ?
Jacqueline. — Je ne crois pas. Ça m'est égal.
Thérèse. — Tu l'aimes, toi ?
Jacqueline. — Non.
Thérèse. — Tu la détestes ?
Jacqueline. — Ça ne va pas jusque-là : mais pourtant, elle a fait du chagrin à petit père, qui en est mort. Elle est méchante, au fond. Elle a ça dans son œil.
Thérèse. — Quel chagrin lui a-t-elle fait ?
Jacqueline. — Je ne sais pas.
Thérèse. — Fallait le demander.
Jacqueline. — Je l'ai demandé à ma vieille bonne, une ; à la Mère supérieure, deux ; à M. Planteau, un magistrat qui est mon tuteur, trois.
Thérèse. — Qu'est-ce qu'ils t'ont dit ?
Jacqueline. — Que je saurais ça quand je serai grande. Mais je m'en doute déjà… par des mots… des indiscrétions…
Thérèse. — Oh ! Et qu'est-ce que tu crois ?
Jacqueline. — Je crois qu'elle a été dans le temps en voyage avec une personne défendue.
Thérèse. — Alors, ça ne t'amuse pas d'aller chez ta mère ?
Jacqueline. — Chez la dame ? Dis que ça m'assomme ! Quelle corvée ! Elle m'embrasse à peine du petit bout des lèvres, parce qu'elle dit que ça lui ôte son rouge.
Thérèse. — Et qu'est-ce que tu fais chez elle ?
Jacqueline. — Tout ce que je veux. Elle ne s'occupe pas de moi. Je passe mon temps à la cuisine, avec une femme qui s'appelle Gertrude, la vieille Trude, et qui me regarde avec des gros yeux bons qui ont l'air de comprendre tout ça…
Thérèse. — Mais tu as un frère, m'as-tu dit ?
Jacqueline. — Oui. Il se prépare pour être amiral. Il est chez les jésuites, en Angleterre. La dame n'y va pas. C'est trop loin et puis le bateau lui donne mal au cœur. C'est moi qu'il faut plaindre, mignonnette. Je ne te le disais pas, mais j'aimerais joliment mieux, s'il n'y avait pas de sentence, rester avec toi jusqu'au bout plutôt que d'aller m'embêter du matin au soir.
Thérèse. — Et où est-ce que tu vas ? Où demeure-t elle ?
Jacqueline. — De ce moment, c'est à Villecresne, près de Paris, une maison de campagne.
Thérèse. — Jolie ?
Jacqueline. — Oui, mais déplaisante, où, même sous les arbres, ça sent perpétuellement une odeur de gare. (Elle la prend dans ses bras.) Donne-moi ta figure à aimer, chou chéri. Tu es encore la plus heureuse de nous deux, mon petit cierge, parce que tu as beau avoir perdu ta maman dans le ciel, tu as son souvenir, tu as sa bonne pensée, elle n'est qu'à moitié morte, comprends-tu ? Tandis que moi, la mienne, elle est vivante sur la terre, mais elle est cent fois plus morte que la tienne. Pour tout dire, tu n'as plus ta maman, mais c'est comme si tu l'avais.
Thérèse. — Oui. Et toi, tu en as une, mais c'est comme si tu n'en avais pas.
Jacqueline. — Juste.
Thérèse. — On est deux orphelines. C'est bien simple.
LA DETTE ET LA DOT
LE GENERAL DUJARROY, 62 ans.
MADELEINE, sa fille, 25 ans.
Dans le jardin du vieil hôtel de la division, en province, très loin de Paris. Madeleine est en train de cueillir des roses, le matin, quand son père la rejoint, en petite tenue, botté, dolman et képi.
Madeleine. — Tu arrives juste à temps pour que je te fleurisse.
Le général. — Oui.
Madeleine. — Tu as fait une bonne promenade ?
Le général. — Oui.
Madeleine. — Mirabelle n'a pas eu de lubies en passant le pont du chemin de fer ?
Le général. — Non.
Madeleine. — Oui… non… En voilà des façons de répondre ! Qu'est-ce que tu as ? Encore ton ministre civil qui t'embête ?
Le général. — Ce n'est pas mon ministre, c'est ton frère.
Madeleine, avec élan. — Il a joué.
Le général. — C'est un gredin. Rien sous la tunique… Pas un sou de cœur.
Madeleine. — Oh ! parle. Mets-moi au courant.
Le général. — Lis. Voilà ce qu'on vient de me remettre à l'instant. (Il lui tend une lettre.)
Madeleine, qui prend le papier. — Ah ! mon Dieu ! on ne sera donc jamais tranquille !
Le général. — Jamais ! Oh ! il aura ma peau ! Il l'aura !
Madeleine. — Ne dis pas cela.
Le général. — Lis.
Madeleine (Elle lit.) — « Vesoul, 17 juin. Mon pauvre cher père… »
Le général, qui rage en dedans. — Je t'en foutrai moi, du pauvre cher père !…
Madeleine. — Prends garde. Si on t'entendait par-dessus le mur du jardin.
Le général. — Ça m'est égal.
Madeleine. — On croirait que c'est après moi que tu te fâches.
Le général. — Tu as raison. Embrasse. (Il l'embrasse.) Tu es gentille, toi. Si je ne t'avais pas… Ah ! nom de…
Madeleine. — Ne jure pas.
Le général. — En effet, ça n'avance à rien. Mais ça soulage.
Madeleine, qui lit. — « Mon pauvre cher père, vous allez me maudire, et vous aurez raison. Je suis encore tombé, mais je vous jure bien sur l'honneur… »
Le général. — Veux-tu te taire.
Madeleine. — Pourquoi ?
Le général. — Mais non. Ce n'est pas à toi. C'est à lui que je m'adresse. Il ose me parler d'honneur… Ah bien ! mon bonhomme !
Madeleine, qui continue. — « …que c'est la dernière fois… »
Le général. — Nous la connaissons !
Madeleine. — « …et que je ne toucherai plus jamais une carte. »
Le général. — Avant huit jours, oui !
Madeleine. — « …Ce ne sera pas trop de ma vie entière pour racheter mes fautes. »
Le général. — Des phrases… des sales phrases toutes faites… Rien de tout ça n'est seulement sincère…
Madeleine, à son père. — Si tu m'interromps à chaque mot…
Le général. — C'est vrai. Je te de mande pardon… Mais c'est la colère. Je me tais. Va.
Madeleine, qui reprend. — « …Voilà, j'ai eu la faiblesse de retourner, hier, au Cercle des Chasseurs. J'ai joué ! d'abord j'ai commencé par gagner une dizaine de mille francs… »
Le général. — Naturellement, tiens !
Madeleine. — « …Puis je les ai reperdus. J'ai continué pour me rattraper… j'ai perdu encore et toujours. Bref, je dois à cette heure vingt mille francs… » (Elle s'interrompt.) Oh ! (Il se fait un grand silence pendant lequel un oiseau chante à plein gosier dans un arbre.)
Le général. — Hein ? hein ? Qu'est-ce que tu dis de ça, ma pauvre fillette ?
Madeleine. — Comme il est coupable !
Le général. — Ah ! tu as un joli frère ! Continue. Je tiens à ce que tu lises jusqu'au bout.
Madeleine, émue. — Je… je ne peux pas…
Le général. — Tu pleures ?
Madeleine. — Oui… c'est plus fort que moi…
Le général. — Je te le défends. Tu ne vas pas te rendre malade pour cette petite clique ?… Je ne pleure pas, moi, je t'en réponds… J'ai l'œil sec — et le cœur aussi !
Madeleine. — Ce n'est pas la même J chose : tu es son père, toi.
Le général. — Pour mon malheur. Voilà que tu t'attendris sur lui, à présent ?
Madeleine. — Non. Pas seulement sur lui. Sur toi, sur nous.
Le général. — Sèche tes yeux va. Je suis furieux ; mais, dans le fond, je ne me fais pas de bile, et mon parti est pris.
Madeleine. — Quel parti ?
Le général. — Achève d'abord. Je te dirai ça après.
Madeleine, qui reprend sa lecture. — « …Je sais que vous n'avez pas cette somme, mon pauvre père, et pourtant je viens vous demander à genoux de vous la procurer, coûte que coûte… »
Le général. — Hein ? C'est bien simple.
Madeleine. — « …Il y va de mon honneur ! du vôtre !… »
Le général. — Jamais de la vie. Quel toupet ! Je suis au-dessus de ça, grâce à Dieu ! Ah bien ! je serais frais et reluisant si mon honneur, à une vieille moustache comme moi, qui a fait toutes ses preuves, était solidaire des sottises de ce garnement… Non ! ma parole, si ça n'était pas navrant, ce serait presque drôle !
Madeleine, qui poursuit. — « … Si vous ne trouvez pas cet argent… c'est ma carrière brisée, mon épaulette perdue. Vous ne le voudrez pas, et vous ferez l'impossible. J'espère et j'attends. Les deux personnes à qui je dois ces vingt mille francs, treize mille à l'une, un magistrat, sept mille à l'autre, un négociant, ont bien voulu me promettre de patienter jusqu'à mardi prochain au soir. Nous sommes aujourd'hui vendredi. Je vous supplie encore, en vous demandant pardon. Il n'y a pas une minute à perdre. Votre fils, repentant et désolé, guéri à jamais. Paul. »
Le général. — Qu'en penses-tu ?
Madeleine. — Je suis écrasée. Comment va-t-on faire ? Vingt mille francs ! Mais vous ne les avez pas ?
Le général. — Dieu non ! Mais je les aurais que ça reviendrait au même, parce que je ne lui ficherais pas dix centimes.
Madeleine. — Vous dites ça !
Le général. — Ma parole sacrée ! Ah bien ! ce serait trop commode. Si au moins c'était la première fois que ça lui arrivait, on pourrait essayer… s'adresser à des amis… tâcher… Et encore, non ! Je ne trouverais pas… je ne connais personne… et toi non plus. Vingt mille francs !
Madeleine. — Cherchons.
Le général. — Car nous n'avons jamais eu le sou. C'est encore ma veine ! Ta mère n'avait rien, moi non plus.
Madeleine. — Vous aviez mieux.
Le général. — Quoi ?
Madeleine. — Une grande et solide affection.
Le général. — Oh ! C'est pas avec ça qu'on vit à l'aise !
Madeleine. — C'est avec ça qu'on est heureux.
Le général. — Pas longtemps en tout cas puisque je l'ai perdue, la pauvre femme ! Que je la regrette donc !
Madeleine. — Moi aussi.
Le général. — Mais au moins elle ne voit pas ces saletés. Elle en serait trop malheureuse, crois-tu ? Son petit Paulet !
Madeleine. — Oh oui !
Le général. — Elle est bien où elle est, la pauvre bonne, dans le cimetière de Mostaganem où nous l'avons menée il y a huit ans… tu te rappelles, quand j'étais là-bas ?… Un matin d'hiver…
Madeleine. — Oui… oui… je vois sa place, à gauche en entrant.
Le général. — Près d'un petit palmier. Canaille d'enfant !
Madeleine. — Attendez, je crois que j'ai trouvé !
Le général. — Qu'est-ce que tu as trouvé ?
Madeleine. — Pour l'argent… le moyen.
Le général. — Ne cherche pas. Je te disais tout à l'heure que mon parti, cette fois, était bien pris. C'est tout simple : il se débrouillera tout seul, le petit misérable, et je ne veux m'occuper de rien.
Madeleine. — Pourtant…
Le général. — De rien.
Madeleine. — Mais sa carrière, son épaulette…
Le général. — Je m'en moque !
Madeleine. — Réfléchis, petit père.
Le général. — Tais-toi. Je suis le maître, n'est-ce pas ?
Madeleine. — Oui. Tu es le maître, mais en ce moment tu n'es pas maître de toi. La colère te fait dire des choses que tu ne penses pas et que tu regretterais, si tu les mettais à exécution.
Le général. — Pas de danger !
Madeleine. — Si. Je te connais. Rappelle-toi tous les sacrifices que tu as faits pour Paul, comme tu l'as aimé, et comme tu l'aimes encore, malgré tout ?
Le général. — C'est fini. Je ne l'aime plus. Un étranger.
Madeleine. — Allons donc !
Le général. — Il peut mourir. Il n'est plus mon fils.
Madeleine. — Oh ! ne dis pas ça. C'est mal.
Le général. — Nous serions en campagne et il servirait sous mes ordres, que je l'enverrais sans hésitation se faire crever la peau à un poste que je saurais le plus dangereux, et je le ferais exprès, en souhaitant qu'il n'en réchappe pas.
Madeleine. — Ça parfait ! Nous sommes d'accord. Tu vois bien que tu l'aimes toujours ! Quel est le soldat irrité contre son fils qui n'en dirait pas autant ? Tu l'aimes et tu lui pardonneras.
Le général. — Non. Il m'en a trop fait !
Madeleine. — Tu lui pardonneras… plus tard… un jour.
Le général. — Non.
Madeleine. — Puisque j'ai trouvé un moyen.
Le général. — Inutile. Tu sais ma décision.
Madeleine. — Laisse-moi…
Le général. — Non.
Madeleine. — T'exposer…
Le général. — À quoi bon ?
Madeleine. — Mon moyen.
Le général. — Je ne veux pas le connaître…
Madeleine. — Tu as l'air d'en avoir peur ?
Le général. — De ton moyen ?
Madeleine. — Oui… comme si tu le devinais ?
Le général. — Mais nullement ! Comment veux-tu que je devine où tu penses te procurer vingt mille francs ! Nous, vingt mille francs !
Madeleine. — Nous les avons, cependant !
Le général, vivement. — Mais je ne peux pas en disposer.
Madeleine. — Moi, je le peux.
Le général. — Ne va pas plus loin.
Madeleine. — C'est ma dot.
Le général. — Assez. Voilà ce dont je ne veux pas entendre parler. À aucun prix. Ces vingt mille francs sont ta dot. Ils te viennent, moitié de ta mère, moitié de ta grand'mère ; c'est à toi, rien qu'à toi, pour toi seule. Et tu en as besoin plus que toute autre. Ainsi, là-dessus… silence.
Madeleine. — Pourquoi en ai je besoin ?
Le général. — Pour te marier.
Madeleine. — Ça ne m'a pas aidée jusqu'à présent, puisque me voilà à la fin de ma vingt-sixième année. Déjà une petite vieille fille ! Tant que tu vivras, d'ailleurs, je ne tiens pas à me marier.
Le général. — Et après ?
Madeleine. — Oh ! encore moins ! Il y a des sœurs de la Charité à Mostaganem, justement tout près du cimetière… C'est là que j'irai, je le crois bien, le jour où je ne t'aurai plus.
Le général. — Des bêtises. Tu garderas ton argent. C'est dit, n'est-ce pas ? Ton frère est un polisson, et je n'accepterai pas que tu t'immoles pour lui. D'ailleurs, ça se saurait. Que penserait-on de moi, tout le monde ?
Madeleine. — Moi, je le veux, et je le ferai malgré toi. Ton fils ! ton gredin de fils, mais tu l'adores, et moi aussi, en le plaignant et en le blâmant, même en le maudissant. Et puis, je dois être bonne pour lui, jusqu'à la faiblesse et l'indulgence, jusqu'aux extrêmes. Je dois l'excuser toujours, plaider sa cause quand même. Il n'a plus maman, c'est moi qui la remplace. Elle te dirait tout ça, si elle était là, maman. Elle te rappellerait sa naissance, vos joies quand il a parlé tout enfant d'être soldat, car elle n'avait pas peur des guerres, elle avait l'âme tendre, mais militaire… Et toi plus tard, tes larmes quand tu as vu ton Paul pour la première fois en tenue de Saint-Cyr ; pardonne… pardonne, et débarrasse-moi de cet argent qui m'ennuie… Je n'aurais plus aucun plaisir à le garder maintenant, je te jure. Envoie-Iui… ou porte-lui plutôt… Pars ce soir… C'est entendu, n'est-ce pas ? Dis- moi que c'est fait.
Le général, avec une mollesse émue. — Non… Tu as tort…
Madeleine. — Seulement, à une condition : c'est qu'il ne saura pas d'où ça vient. Tu lui diras que c'est un de tes amis…
Le général. — Oh ! ça, non ! Si je m'y résignais… je voudrais qu'il sût la vérité ! Je lui dirais : « Je t'apporte tes vingt mille francs. Ta sœur n'a plus de dot. » Ça le guérirait peut-être.
Madeleine. — Alors, dis-lui, si tu crois que ça doive le changer et l'empêcher de jouer à l'avenir. Dis-lui.
Le général, qui n'en peut plus. — Nous verrons… Nous recauserons de tout ça tantôt. (Lui prenant la tête dans ses mains.) Que tu es belle et bonne, et parfaite, ma chérie ! Tu es ma consolation. Si les morts nous voient… Elle est bien fière… Cueille tes roses… (Il s'éloigne à grands pas.)
Madeleine, seule. — Paul déshonoré, ou obligé de démissionner ? Père en mourrait.
UNE LACUNE
BLANCHETTE, 14 ans.
SUZON, 15 ans.
SOPHIE, 16 ans.
PIERRE, frère de Blanchette, 19 ans.
Pierre. — Mesdemoiselles, je serais tout heureux et tout aise de savoir pourquoi vous m'avez fait venir. Blanchette me dit que vous avez à me parler…
Sophie. — Et sérieusement.
Pierre. — Toutes les trois ?
Suzon. — Pas ensemble, mais séparément.
Pierre. — Allez. Je vous ouïs. De vous voir là, derrière cette table, comme un tribunal, ça me rappelle mon bachot… Avec cette différence que vous êtes bigrement plus gentilles que les vieilles têtes de Faculté qui m'ont fait souffrir…
Blanchette. — Ça n'est pas pour te pousser des colles qu'on t'a dérangé… C'est pour que tu nous renseignes, si tu peux…
Suzon. — Mais seulement après que nous lui aurons bien dit de quoi il s'agit !
Blanchette. — Oui, faut qu'avant il nous laisse dévider toute notre affaire.
Pierre. — Dévidez, mes bons rats, dévidez.
Blanchette. — Voilà. D'abord, qui est-ce qui commence ? Moi, puisque c'est moi qui tiens la parole.
Sophie. — Non. Moi, puisque c'est moi qui ai eu l'idée-mère de la chose.
Pierre. — Oh ! arrangez ça entre vous, mais faites vite, sans quoi je retourne à ma bicyclette que j'étais en train d'astiquer.
Sophie, à Blanchette. — Eh bien, parle.
Blanchette. — Figure-toi, mon cher monsieur, que nous avons été toutes les trois, Sophie, Suzon et ta jeune sœur, frappées de la même pensée…
Pierre. — Laquelle, Seigneur !
Blanchette. — C'est qu'il y avait dans notre éducation, telle qu'on la donne actuellement aux jeunes filles comme il faut, une lacune… énorme.
Suzon. — Regrettable.
Sophie. — Insensée !
Blanchette. — Et qu'il faudrait combler.
Pierre. — Comme toutes les lacunes. Et c'est ?
Blanchette. — Ne sois pas impatient. Elle est très difficile à combler, cette lacune.
Pierre. — Ah ! ah !
Blanchette. — Mais pas impossible, du moins pas tout à fait, il nous semble ; n'est-ce pas, mes chéries ?
Sophie. — Oui. Oh ! on doit pouvoir biaiser… trouver un truc…
Pierre. — Saperlipopette ! Vous me mettez sur le gril ! Qu'est-ce que ça peut bien être ?
Blanchette. — C'est l'amour.
Suzon. — Oui.
Sophie. — Voilà.
Pierre. — Hé ? Comment dites-vous ?
Blanchette. — Nous disons bien : l'amour. On ne nous en parle jamais, il n'en est jamais question dans notre programme. Pourquoi ?
Suzon. — Jusqu'au mariage, c'est lettre close ; et après le mariage, au contraire, on ne s'occupe plus que de ça… L'amour est le fond de la vie : amour honnête, amour coupable… amour léger, amour violent… tout à l'amour ! Puisque ce mot tient une si large place dans l'existence, on devrait bien nous le définir dès le jeune âge, nous préparer un peu à la chose… aménager le terrain…
Pierre. — Vous êtes gaies, mesdemoiselles !
Sophie. — Nous ne sommes pas gaies, nous sommes très embêtées.
Pierre. — En tout cas, vous êtes des petites linottes, archi-effrontées, et ce que vous demandez là est scandaleux. Vous tenez des propos à faire rougir des pelles.
Blanchette. — On ne peut pas nous renseigner sur l'amour ? Nous donner un simple tuyau ?
Pierre. — J'en doute.
Suzon. — Quel mal y aurait-il ?
Blanchette, à Pierre. — Tu le pourrais, toi, si tu le voulais.
Pierre. — Moi ?
Blanchette. — Mais oui.
Pierre. — Mais je te jure…
Blanchette. — Ne jure pas. Tu sais ce que c'est que l'amour ; je t'ai vu pleurer.
Suzon. — Ça fait donc pleurer ?
Sophie. — Rire aussi.
Blanchette. — Pas aux mêmes moments. (À Pierre.) Dis-nous-le.
Pierre. — Jamais, jamais.
Blanchette. — Tu n'es pas chic.
Sophie. — Moi, je trouve que Blanchette a tout à fait raison, et quelle expose très bien nos griefs et notre état d'âme.
Pierre. — Il me paraît un peu effrayant, votre état d'âme… il me donne à réfléchir…
Blanchette. — Justement, tu en avais perdu l'habitude. Ça ne te fera pas de mal. Continue, Sophie.
Sophie. — Je m'explique. Je suis une personne très sérieuse, moi. Mon nom l'indique : Sophia, sagesse. Je ne demande pas le Pérou. Je me rends compte, comme ça, d'instinct, qu'il est délicat et bien difficultueux de nous faire un cours d'amour préparatoire, surtout dans les maisons d'éducation religieuses où nos bons parents nous ont mises à l'abri.
Suzon. — Allons donc !
Blanchette. — Pourquoi, pas ?
Sophie. — Mais… d'autre part, je sens, avec une grande force, qu'il y a cependant une innovation qui s'impose, et que s'en tenir à ce sujet au silence, à l'abstention pure et simple, n'est pas suffisant.
Suzon. — Bravo !
Sophie. — Il faut faire un pas en avant.
Blanchette. —- Une enjambée.
Sophie. — Non.
Pierre. — Dites votre pas.
Sophie. — Eh bien… On devrait nous réunir au grand parloir, nous, toutes les jeunes filles, un jour de notre jeunesse, un jour de semaine sainte ou un autre, et là il y aurait un évêque ou un académicien… une personne de marque enfin, pour nous dire à peu près ceci : « Mesdemoiselles, vous aimez vos parents, vos grands-parents, c'est l'amour filial, un amour très important. Ça n'est pas l'amour. Vous aimez vos frères et vos sœurs, un autre genre d'amour. Ça n'est pas l'amour. Vous aimez votre prochain, vous êtes bonnes et charitables, ça n'est pas non plus l'amour. Vous aimez les chiens, les oiseaux, les fleurs, les chevaux et les étoiles. Ça n'est pas l'amour. Vous aimez Dieu, la Vierge et les saints, c'est le plus grand, le plus pur, le plus sacré des amours, celui-là, mais ça n'est pas l'amour, ce qu'on appelle couramment, ici bas, l'Amour, le seul, le vrai, avec un grand A. Car, en dehors de tous ces amours que je viens de vous énumérer, il y en a un autre qui n'a rien à voir avec eux, un amour que vous ne connaissez pas et que vous connaîtrez, qu'il faut connaître, et c'est de celui-là que je viens avec vous m'entretenir un peu. »
Blanchette. — Oh ! Et qu'est-ce qu'il dirait ?
Sophie. — Ça je ne sais pas, puisque je ne suis qu'une de ses futures petites auditrices, mais je sens vaguement qu'il aurait à nous conter des choses très intéressantes, et très belles, qu'il pourrait, sinon tout nous dévoiler de ce grand secret, du moins nous en lâcher quelques bribes, entrouvrir la porte. Il n'est pas possible que l'amour soit une chose si profane, si honteuse et si épouvantable qu'on ne puisse rien nous en dire, pas la plus petite syllabe, et qu'on nous laisse arriver le nez dessus le jour du mariage, neuves comme l'enfant qui vient de naître. On ne doit pas éviter de nous parler de l'amour, ni rougir, ni sourire avec des airs entendus et scandalisés, quand nous en parlons, ni nous fermer la bouche dès que nous insistons avec trop de complaisance. C'est un sujet reconnu par l'État, partout ; c'est dans le domaine public. Chaque fois que nous prononçons ces cinq lettres : amour, on nous regarde comme si nous lâchions un gros mot. Alors, il ne fallait pas nous l'apprendre, ni le dire à tout bout de champ devant nous ! Enfin l'amour, j'y pense, doit comporter des obligations, des devoirs, des sacrifices, des dévouements et de la peine, un tas de choses, pas drôles ? Qu'on nous parle de ça au moins, si on ne peut nous en dire tout de suite les côtés croustillants et défendus, les joies malsaines et dangereuses, paraît-il, pour nos jeunes âmes qu'il vaut mieux laisser…
Suzon. — …Dans la sainte ignorance.
Sophie. — Pas du tout… Dans le doute encore plus pernicieux, dans l'impatience et la curiosité, cent fois plus nuisibles !
Blanchette. — Elle a raison.
Suzon. — Comme elle parle bien !
Blanchette. — Sainte Sophie, tout ce que tu dis est de l'or !
Sophie. — Eh bien ! vous verrez qu'on n'en fera rien, et que les choses continueront pour nous d'aller éternellement aussi mal. Tant qu'il y aura des jeunes filles, on les élèvera dans les placards, avec la même obstination étroite et mesquine, loin de tout.
Blanchette. — Loin de l'amour !
Pierre. — J'en ai peur.
Suzon. — Et personne n'aura pitié de nous.
Blanchette. — Même pas nos frères, qui refusent de nous mettre sur la voie.
Pierre. — Ce n'est pas mon métier.
Blanchette. — Mais toi, si on t'avait dit la même chose, quand tu étais petit… la première fois que tu as voulu te renseigner sur l'amour… ?
Pierre. — Oh ! moi ! c'est différent. J'ai jamais rien demandé à personne, d'abord.
Blanchette. — Voilà ! Les hommes, ça apprend tout seul.
Suzon. — Quel malheur d'être filles !
Sophie. — Pourquoi mes parents ne m'ont-ils pas choisie garçon ?
Blanchette. — Enfin, plus tard, on se rattrapera, n'est-ce pas ?
LE PIANO
ROSE CROISY, 19 ans.
MARQUIS DE KERFAUT, 20 ans.
En mars, chez les Kerfaut. Un grand appartement sombre, au premier, rue de Lille. Rose Croisy est seule au salon, où un domestique, en cheveux blancs, vient de l'introduire. Elle s'est assise près du piano, sur lequel elle a déposé un rouleau de musique et plusieurs petits paquets ; elle retire ses gants de fil noir et elle attend, l'œil errant sur les portraits de famille accrochés aux murs. Et il y en a un surtout qui attire chaque fois ses regards, celui du marquis Gustave Agénor de Kerfaut, demi-grandeur nature, en bottes et tricorne, et à cheval, orné de cette inscription peinte sur le cadre en lettres cérémonieuses : « Il monte l'andalou Florido, qui lui a été donné par Sa Majesté Louis XV… » Aussitôt, le petit marquis de Kerfaut entre avec jeunesse, blond, gai, tête haute et humant la vie, l'air un peu écureuil.
Le marquis. — Pardon, mademoiselle. C'est moi. Je suis chargé de vous dire qu'aujourd'hui ma sœur ne pourra pas prendre sa leçon.
Rose. — Mademoiselle est malade ?
Le marquis. — Non. C'est une tante à nous, du côté de ma mère, ma tante Vergonnes, qui habite en Poitou. Elle est sérieusement touchée. Alors ma sœur a dû filer ce matin avec ma mère. S'il y a un malheur, je les rejoindrai. Voilà.
Rose. — C'est très bien, monsieur.
Le marquis. — On aurait voulu vous prévenir, vous envoyer un bleu pour vous éviter la course et le pataugis par ce vilain temps, d'autant que vous demeurez loin, je crois ?
Rose. — Oh ! ça ne fait rien, monsieur.
Le marquis. — Mais, vous savez, on a été bousculé…
Rose. — Oui. Je me rends compte. Alors, à quand ? à jeudi prochain ? Faut-il que j'attende un mot de vous ?
Le marquis. — Pas la peine. À jeudi. D'autant que, d'ici là, il y aura fatalement une solution, dans un sens ou dans un autre. Et dans les deux cas, jeudi prochain, Jeanne et ma mère seront de retour.
Rose, avec un petit salut de tête. — Monsieur. (Elle va pour sortir.)
Le marquis. — Attendez une seconde. Il pleut à seaux. (Soulevant un rideau.) Et que ça déferle bien encore ! D'ailleurs, j'ai remarqué, quand il tombe de l'eau à Paris, c'est toujours dans notre rue que ça mouille le plus… Oui, c'est épatant ce qu'il pleut rue de Lille ! Asseyez-vous.
Rose. — Je n'ai pas beaucoup de temps.
Le marquis. — Allons donc ! Si ma sœur avait été ici, vous ne seriez pas partie avant une heure ?
Rose. — Ce n'est pas la même chose. Je vous assure que je suis très pressée, monsieur.
Le marquis. — Restez jusqu'à la fin de l'averse. Je le veux. (Avisant les paquets enveloppés qui sont sur le piano.) C'est à vous ?
Rose. — Oui. J'allais l'oublier… Voudrez-vous avoir l'obligeance de remettre ceci à mademoiselle votre sœur ? Ce sont des achats dont elle m'a chargée…
Le marquis. — Quoi c'est ? sans indiscrétion ? Je suis très curieux.
Rose. — Oh ! on peut regarder. (Elle défait le paquet.) C'est une pelote et un cadre en vieille soie…
Le marquis. — Comment ! Jeanne achète de ces affaires-là ? C'est très laid… vous ne trouvez pas… voyons ?
Rose, interdite. — Peut-être… Je ne sais pas…
Le marquis. — Où diable avez-vous déniché ça ?… Dans les prisons ?
Rose. — Je ne l'ai pas déniché… C'est maman et puis mon frère qui font des petits objets… avec des morceaux de soie ancienne… Alors, comme mademoiselle votre sœur le savait, et qu'elle est très bonne… elle m'avait priée de lui choisir…
Le marquis. — Oh ! je suis une brute… Je vous demande tout à fait pardon. Je vous ai blessée ?…
Rose. — Pas du tout, monsieur… Si je devais me blesser pour si peu !
Le marquis. — Ou fait de la peine ?
Rose. — Non plus.
Le marquis. — J'en serais désolé. D'autant que je les avais mal regardés… Ils sont très jolis, au contraire… ces petits machins… Le cadre surtout… là… avec ces fleurettes bleues… charmant !
Rose. — N'essayez pas de réparer, allez. Que ces pauvres choses soient laides ou jolies, ça n'a aucune importance, au fond. C'est pour nous une façon de gagner un peu plus de pain. Je ne suis pas assez bête pour croire qu'on les achète par admiration. Non, c'est afin de nous obliger, tout simplement. Au revoir, monsieur, voilà le temps qui s'éclaircit.
Le marquis. — Ne partez pas encore. Alors, vous êtes donc malheureuse ?
Rose. — Je ne me plains pas.
Le marquis. — Vous dites que votre frère travaille avec madame votre mère à ces ouvrages… Il ne peut donc pas…
Rose. — Faire autre chose ? Non. Il est paralysé… Pris de la moelle épinière depuis l'âge de cinq ans. Il est éternellement étendu sur le dos, dans une de ces grandes voitures de malades, vous savez… longues, longues !
Le marquis. — Oui… oui… je sais. Et quel âge a-t-il ?
Rose. — Seize ans. Maman découpe les cartonnages des objets, et lui… il colle les soies… Ça l'amuse ce petit.
Le marquis. — Ça ne le fatigue pas ?
Rose. — Si. En somme, c'est maman qui fait tout. Il n'y a qu'elle qui travaille. Sans elle !…
Le marquis. — Et sans vous.
Rose. — Oh ! moi !
Le marquis. — Ne dites pas ça. Je vous trouve joliment du mérite, surtout depuis tout ce que vous venez de m'apprendre. Jugez ! Je n'aime déjà pas le piano, moi !
Rose. — C'est vrai ?
Le marquis. — Je ne peux pas le souffrir. Tout le temps, j'attrape ma sœur : « Comment peux-tu apprendre de ce fichu instrument ? Lâche donc ta maîtresse ! » À présent, je ne lui dirai plus ça, vous pensez bien ? Mais c'est égal ; qu'on se donne comme vous tout entière au piano, pour son plaisir, ça me passe !
Rose. — Pas toujours pour son plaisir.
Le marquis. — Vous me comprenez ? Ah çà ! je n'ai que des mots malheureux aujourd'hui ! Mais, quand vous avez commencé, quand vous vous y êtes mise toute petite, il fallait bien tout de même que ça vous plaise un peu ?
Rose. — Beaucoup.
Le marquis. — Ah ! vous voyez !
Rose. — C'est un dur maître que le piano, sans doute, mais je lui dois cependant le meilleur de ma vie. Les heures, les journées, les semaines, les mois de travail qu'il m'a coûtés sont les heures, les journées, les semaines et les mois pendant lesquels je n'ai pas souffert. Tant qu'on joue, on oublie, et les gammes tuent le chagrin. Il n'y a plus que les notes qui pleurent. Il semble alors, à ces instants-là, que les misères s'échappent et s'en vont par le bout des doigts, qu'on répand ses soucis et ses idées noires en arpèges, en trilles, en accords, et qu'il n'en reste plus rien en vous. Quand on quitte le tabouret, après cinq ou six heures d'exercices de vélocité… ah ! on est léger, on a tout secoué. C'est comme quand on vient d'aller à confesse.
Le marquis. — Possible. Pourtant, moi, je sens que si j'avais des embêtements à l'esprit ou au cœur, c'est pas le Pleyel à queue qui me les enlèverait. Ah ! Dieu, non ! Le cheval, oui, à la bonne heure l Sans compter que ça doit être d'un difficile, ce meuble… avant d'en arriver à votre force !
Rose. — Il faut travailler. J'ai commencé à six ans. J'en ai dix-neuf.
Le marquis. — Treize ans de clavier !
Rose. — Oui. Et je n'ai obtenu qu'un premier accessit au Conservatoire.
Le marquis. — Pas un prix ! Et jouant comme vous jouez. Il était donc sourd, votre jury ? car j'ai beau détester la musique, je m'y connais assez pour savoir que vous avez un grand talent !
Rose. — Oh ! je tapote.
Le marquis. — Pas de fausse modestie. Jeanne et ma mère l'ont dit bien souvent devant moi : « Quel dommage que cette petite qui a tant de talent soit obligée de donner des leçons pour vivre ! C'est un meurtre ! »
Rose. — Oui. Il y en a beaucoup de meurtres comme ça.
Le marquis. — Ah bien ! écoutez, mademoiselle, je n'ai pas été adroit avec vous… mais, tout de même, cette après-midi m'aura servi. Moi qui m'imaginais, jusqu'à présent, sur le piano et sur vous un tas de choses fausses et stupides… Vrai ! j'en suis revenu !
Rose. — Qu'est-ce que vous vous imaginiez ?
Le marquis. — Rien. Ça vous fâcherait. J'ai déjà commis assez de gaffes.
Rose. — Dites, je vous en prie ; au contraire, ça m'amusera…
Le marquis. — Vous le voulez ? Eh bien, mais je m'en repens, vous savez, j'ai changé tout à fait d'opinion, je vous prenais, vous autres, les maîtresses de piano, même les jeunes et les jolies comme vous…
Rose. — Oh !
Le marquis. — Ne faites pas de geste, mademoiselle, vous êtes très jolie et mieux que jolie, et je vous le dis, sans la moindre intention de galanterie, croyez-le, car j'ai pour vous un respect profond.
Rose. — Il suffit. Dites pour quoi vous nous preniez, les pauvres maîtresses de piano ?
Le marquis. — Pour des poseuses et des pimbêches. J'étais fou, je vous le dis, ridicule et méchant. Je me faisais de vous, en général, l'idée d'insupportables virtuoses, âpres à l'argent et au succès, coquettes si vous étiez jeunes et agréables, aigries et mauvaises quand vous étiez d'âge déjà mûr…
Rose. — Quels portraits !
Le marquis. — Et bien peu ressemblants, surtout pour vous ! Car vous avez l'air bon tout plein avec ça, bon comme une religieuse.
Rose. — Je tâche.
Le marquis. — À partir d'à présent, je ne vous blaguerai plus, mademoiselle, je vous le jure. Il faut m'excuser. Je ne vous connaissais pas. Je vous avais à peine vue, entre deux portes.
Rose, malicieuse. — Mais, vous m'aviez entendue. Et ça vous avait suffi !
Le marquis, protestant. — Entendue dans de mauvaises conditions !… Sans quoi, j'aurais bien deviné, allez, rien qu'à vous écouter… à la façon de votre jeu… quelle personne spéciale et parfaite vous étiez ! Ça doit pouvoir se sentir, n'est-ce pas ?
Rose. — Certes. On met de soi dans le piano, et souvent plus qu'il ne faudrait. Et, puisque vous êtes dans de si excellentes dispositions, vous allez me faire une promesse.
Le marquis. — C'est promis.
Rose. — Vous ne savez pas encore quoi ! C'est d'aimer la musique. Un gentilhomme se doit cela ! Ça vaut Florido, croyez-moi.
Le marquis. — Mademoiselle, j'aimerai la musique, je l'aime déjà.
Rose. — Il n'y a pas longtemps.
Le marquis. — Depuis ce matin.
Rose. — Il faut l'aimer pour elle-même. Elle vous rendra souvent service, vous verrez, dans les mauvaises passes.
Le marquis. — Mais… c'est qu'il y a des gens qui disent que le piano, ça n'est pas la musique ?
Rose. — Ce sont des gens qui ne sont pas musiciens. Si la musique est en nous, et chante en nous, elle chantera sur n'importe quoi, sur une flûte de berger, sur un violon de village, sur un instrument primitif de peuplade nègre ! C'est notre âme qui donne le son. Ceux qui jouent sans elle et rien qu'avec leurs doigts ne font que du bruit.
Le marquis. — Vous m'intéressez. Continuez…
Rose. — Maintenant, adieu, monsieur.
Le marquis. — Une minute encore. Voulez-vous me faire un plaisir, avant de vous en aller ?… Mais un grand ?
Rose. — Ça dépend. Je ne suis pas comme vous. Je ne promets jamais sans savoir quoi.
Le marquis. — Jouez-moi quelque chose. Rien que pour moi.
Rose, qui hésite. — Mais…
Le marquis. — Ne me refusez. Ce que vous voudrez ! Oh ! Je ne vous demande pas votre grand air, parbleu ! votre numéro un, le feu d'artifice et la pluie de perles. Non, d'ailleurs, je n'y comprendrais rien. Ça serait du beau gâché. Jouez-moi plutôt ce que vous aimez le mieux, le morceau pour lequel vous avez une préférence secrète, comme de l'amitié intime, celui que vous jouez quand vous avez du chagrin. C'est celui-là que je veux, et pas d'autre.
Rose, très simplement. — Je vais vous jouer mon Nocturne de Chopin. (Elle se met au piano et commence.)
Le petit marquis s'est assis au fond d'une grande bergère. Il écoute, il comprend, il sent, il rêve. Il est très heureux et un peu ému. Ses yeux ont peine à se détacher du profil pensif et dévoué de la jeune fille aux paupières maternelles, à l'expression souffrante et pure. Il songe, en tremblant d'une émotion toute nouvelle : « C'est cette créature charmante que tu devrais épouser, vois-tu, quand tu te marieras, au lieu d'une Ceci ou Cela qui ne te plaira qu'à moitié. Mieux que personne, elle saurait te donner le bonheur et te garder l'honneur. Et toi, quelle brave et belle action tu ferais ! On n'aurait plus besoin de coudre des morceaux de vieille soie dans le triste logis ! Mais, voilà… (et il embrasse d'un regard circulaire les portraits des ancêtres) je ne suis pas seul. Maman encore, à la longue… ça s'arrangerait ! Mais il y a les autres… les poudrés ! Pauvre petite mignonne ! C'est dommage. »
LES CROIX
PAUL DUFREY, 26 ans, ministre de l'Instruction publique.
ERNESTINE DUFREY, 39 ans, des cheveux déjà gris.
Chez Ernestine, en juin. Une maison blanche, dans un bourg de Touraine. Ernestine est en train de lire un journal. Paul Dufrey écrit. Par la fenêtre grande ouverte, on aperçoit la Loire et le paysage de France, vert et blond.
Paul Dufrey, suspendant son travail. — Qu'est-ce qui te fait rire ?
Ernestine. — Tes journaux de Paris ! Ah ! ils t'en donnent de l'encens, mon pauvre petit, et de « l'éminent homme d'État » en pleine figure. J'espère que tu ne prends pas tout ça trop au sérieux, hé ?
Paul. — Quelquefois. Mais tu ne vois pas non plus ceux qui m'empoignent. Quand on m'injurie, on s'y met bien aussi, je t'assure.
Ernestine. — Je ne peux pas me faire à l'idée que tu es ministre, toi, mon petit frère, le dernier des six enfants qu'a eus papa !
Paul. — C'est pourtant la vérité.
Ernestine. — Qu'est-ce que tu as fait pour ça ?
Paul. — De la politique.
Ernestine. — Oui. Ça ne doit pas toujours être très ragoûtant.
Paul. — Bah ! C'est comme la cuisine. Faut pas la voir faire. Mais ça n'empêche pas le dîner d'être bon.
Ernestine. — Pour ceux qui le mangent. Mais les autres ?
Paul. — Ah dame ! Les autres !… Que veux-tu ! Enfin, je regrette tout de même que ce pauvre bonhomme de père ne soit plus des nôtres ! S'il me voyait à Paris, quand je suis assis derrière mon bureau de vingt mille francs, dans mon grave cabinet tendu de gobelins, et qu'il y a tous les matins trois cents personnes qui font patiemment le vestibule pendant des heures pour me demander quelque chose… Eh bien ! il serait un peu déraciné, ce cher papa, et il penserait : « Dire que c'est mon fieu ! »
Ernestine. — Il n'en serait peut-être pas plus fier !
Paul. — Allons donc ! Je l'aurais déjà bombardé officier d'Académie, et il serait dans le ravissement.
Ernestine. — Tu crois que ça lui aurait fait plaisir, à un ancien soldat qui avait deux médailles : la Crimée et l'Italie ?
Paul. — Ça lui en aurait toujours fait une de plus, d'une autre couleur.
Ernestine. — Eh bien ! moi, comme je le connais, je suis sûre qu'il n'en aurait jamais voulu de ta palme académique. À propos, tu as vu ses croix encadrées ? Je les ai mises dans le fond de mon lit.
Paul, distrait. — Oui. C'est gentil, ça orne. Ah ! ces sacrées croix !
Ernestine. — Qu'est-ce que tu veux dire ?
Paul. — Eh ! je veux dire qu'à cause d'elles, à cause de la prochaine promotion du 14 juillet, je vais être forcé de partir plus tôt que je ne pensais.
Ernestine. — Tu vas t'en aller déjà ?
Paul. — Il faut.
Ernestine. — Tu n'es ici que depuis trois jours ! Je ne te vois jamais. Tu t'ennuies donc avec ta vieille sœur aînée ?…
Paul. — Ah ! crelotte ! Ma pauvre enfant, c'est le paradis, au contraire. Si je pouvais gouverner d'ici, au lieu d'être là-bas, au milieu de tout ce sale monde et de la clique, ah ! là là ! je ne me ferais pas prier, va. Mais malheureusement…
Ernestine. — Quand veux-tu partir ?
Paul. — Après-demain ! Nous avons conseil jeudi chez le patron à Fontainebleau.
Ernestine. — Oh ! Si tôt !
Paul. — Les croix ma bonne ! Ces fichues croix ! Si tu savais ce que nous autres, ministres, on nous embête avec ça, tu ne peux pas t'en faire idée !
Ernestine. — Tu ne l'as pas, toi. J'espère que ça ne va pas tarder ?
Paul. — Non, ma vieille, tu dérailles. Je la donne aux autres, à n'importe qui, au premier venu. Mais je ne peux pas me l'octroyer à moi-même, ça serait mal vu : ça ne se fait pas. Je le regrette. Si je pouvais me cravater tout de suite commandeur, crois que ça y serait déjà.
Ernestine. — Allons, soit. Va-t'en donc après-demain à tes petites occupations. Mais j'en ai du chagrin. La politique a beau t'avoir changé un peu et plutôt pas en bien…
Paul. — Hé ! là-bas, dites donc, mademoiselle ? Pesez vos paroles !
Ernestine. — Je t'aime tout de même ; je suis, par instants, fière de toi.
Paul, gai. — Sœur de ministre, va !
Ernestine. — Fière surtout quand tu fais des choses belles et bonnes.
Paul. — Euh ! on n'a pas souvent l'occasion, dans la partie.
Ernestine. — Allons donc !
Paul. — Crois en ma vieille expérience.
Ernestine. — Mais ça ne manque pourtant pas, les héroïsmes et les dévouements à récompenser ! Vous n'avez que l'embarras du choix ?
Paul. — Mâtin ! Comme tu y vas ! On voit bien que tu es une excellente demoiselle qui n'est jamais sortie de son toit de chaume. On ne donne pas toujours les croix à ceux qui les méritent, ma pauvre amie. Ça serait trop beau. Neuf fois sur dix, hélas ! ça n'est pas les gens les plus recommandables que nous décorons.
Ernestine. — Qui donc, alors ?
Paul. — Les plus recommandés.
Ernestine. — Qui vas-tu décorer, cette fois ?
Paul. — Peu importe. Ça ne t'intéresse pas.
Ernestine. — Si. Je voudrais savoir.
Paul. — Des gens que tu ne connais pas ! Je ne les connais pas moi-même.
Ernestine. — Dis-moi quelques noms.
Paul, un peu agacé. — Raoul Berlindeaux, là. Et puis, M. Roupaillon. Te voilà bien avancée.
Ernestine. — Qu'est-ce que c'est que ces hommes-là ? Qu'est-ce qu'ils ont fait ?
Paul. — Un peu de tout. M. Berlindeaux est un écrivain.
Ernestine. — Connu ?
Paul. — Il se vend. Il fait de la critique et des romans. Il a été aussi à la Bourse pendant trois ans.
Ernestine. — Un honnête homme ?
Paul. — Non. Une canaille. Mais beaucoup de talent. Nature abjecte et puissante.
Ernestine. — Oh ! Ne le décore pas.
Paul. — Il est pistonné par la presse, appuyé par les plus gros noms de la littérature ! Il le sera. C'est fait. J'ai donné ma pa role.
Ernestine. — Et l'autre ? Pou… Rou… Comment donc déjà ?
Paul. — Roupaillon ? C'est un peintre.
Ernestine. — Quel genre ?
Paul. — La nature morte. Et spécialement les fromages. Il ne peint que des fromages, nus ou bien sous cloche. Quelquefois, il s'emballe et il met à côté un couteau, une pomme, ou une noix. Mais c'est bien rare. Par exemple, il les réussit, tu sais ! Il les tient, quoi ! Pour avoir un beau gruyère ou un roquefort de Roupaillon, faut encore mettre de cinq à six mille.
Ernestine. — Et ça s'achète ?
Paul. — Comme du pain. Ue grand public aime ça, pour accrocher dans la salle à manger.
Ernestine. — Est-ce un honnête homme ?
Paul. — Roupaillon ? oh ! il doit l'être !
Ernestine. — Ah ! Enfin ! En voilà un !
Paul. — Maintenant, il y a une sale his toire qui court sur lui, de femme lâchée avec trois enfants.
Ernestine. — Et tu vas le décorer ?
Paul. — C'est fait. Et puis, il le mérite. L'art l'exige. Et il y a encore un tas d'autres qui passent cette fois-ci. Chose, l'architecte, un ancien failli…
Ernestine. — Je croyais qu'on ne pouvait pas…
Paul. — Mais réhabilité ! Jantin, un historien très en faveur auprès du gouvernement.
Ernestine. — Qu'est-ce qu'il a encore pondu, celui là ?
Paul. — Il a pondu une Histoire de la Terreur, en cinq volumes, où il détruit morceau par morceau la légende de la guillotine et des massacres que les réactionnaires avaient fini par implanter chez nous. Il démontre, clair comme de l'eau de roche, que la Terreur a été un régime de force et de sécurité un peu austère, mais non sans grandeur et mansuétude.
Ernestine, triste. — Mon pauvre petit ! Parles-tu sérieusement ?
Paul. — Comme à la tribune. Et puis une femme qu'on décore aussi, tiens ! Ça va t'étonner ?
Ernestine. — Non. Une religieuse, bien sûr ?
Paul. — Non, ma bonne, pas du tout. Une laïque, une femme éminente. Mme Gommier, la directrice du lycée Labordère. Ce collège est une espèce de prytanée féminin pour les orphelines de soldats morts sous les drapeaux. Le gouvernement s'honore en met tant le signe de l'honneur sur la poitrine… (S'interrompant.) Allons, bon ! voilà que je fais un discours.
Ernestine. — Tout ça ne m'a pas l'air bien sérieux.
Paul. — Qu'est-ce qu'il te faut ?
Ernestine. — Je vais te le dire. Si je te demandais des croix, moi aussi ?
Paul. — Non. Voilà que tu vas t'y mettre à ton tour ? Jusque dans ma famille, à la campagne… je vais être tourmenté ! Je pars ce soir.
Ernestine. — Écoute-moi.
Paul. — Je pars avant dîner.
Ernestine. — Deux minutes.
Paul. — Je pars dans une demi-heure.
Ernestine. — Eh bien ! pars si tu veux, mais tu n'y échapperas pas. Connais-tu le père Levasseur ?
Paul. —- Pas pour un sou. Et je ne veux pas le connaître.
Ernestine. — Mais si, rappelle-toi… le père Levasseur qui reste à Château-Blanche, de l'autre côté du viaduc… l'ancien chef de station ?.
Paul. — Oui, j'ai vaguement entendu parler de ça quand j'étais petit…
Ernestine. — Ah ! ça te revient ?
Paul. — Tu ne vas pas me proposer de décorer le père Levasseur, j'imagine ?
Ernestine. — Mais si. Tu as deviné.
Paul. — Allons, ma chérie, ne perdons pas notre temps. J'ai un courrier de deux jours sur les bras. Assez dit de bêtises.
Ernestine. — Sais-tu ce qu'il a fait, le père Levasseur, pendant la guerre ?
Paul. — Là ! Je m'y attendais que ça devait être pendant la guerre. Ils ont tous fait quelque chose en 70. Ils auraient bien dû sauver ce malheureux pays que nous autres nous avons eu à relever et à remettre sur pattes au premier rang en Europe… ce pays égorgé par l'Empire… Ah ! je me souviens !…
Ernestine. — Tais-toi donc. Tu avais un an en 70.
Paul. — Laisse-moi. Tu m'ennuies.
Ernestine. — Le père Levasseur a fait sauter le viaduc et un train de Prussiens qui était dessus. Il a sauté avec, et il a bien manqué d'y rester.
Paul. — Le maladroit !
Ernestine. — On l'a proposé dix fois pour la croix.
Paul. — Et il ne fa jamais eue ?
Ernestine. — C'est une honte.
Paul. — Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ! Il y a vingt-six ans de ça, d'ailleurs, c'est trop loin, il y a prescription ! Et puis, ça ne me regarde pas. Je le voudrais que je ne le pourrais pas… Je ne m'occupe pas des héros, moi. Ça n'est pas ma branche. Instruction publique… Le mot te le dit ? Je ne récompense que le talent et le grand art. La classe militaire, les blessures, les accidents de la gloire, c'est le guichet d'à côté, ma bonne fille… Ainsi, mille regrets.
Ernestine. — C'est pas vrai. Tu m'as très bien raconté qu'entre vous, les ministres, en déjeunant au café…
Paul. — Au café ! Seigneur ! Nous !
Ernestine. — …Vous faites des petits échanges, vous vous cédez des croix…
Paul. — Moi, je t'ai dit ça ?
Ernestine. — Tout au long, mercredi, devant la mairie.
Paul, vexe. — Eh bien, j'ai eu tort.
Ernestine. — Quel ministre ça regarde- t il pour décorer le père Levasseur… (Un petit temps…) et la Mère Sulpicia.
Paul, éclatant. — Ah ! ah ! Il faut aussi !… la mère Sulpicia ! Tu deviens folle à enfermer, mon trésor de sœur… Tu tombes dans le grand comique ! Et qu'est-ce qu'elle a encore fait, la Mère Sulpicia ? Elle s'est aussi payé un petit viaduc pendant la guerre ?
Ernestine. — Ne ris pas. L'année der nière, elle a protégé de son corps, sous son manteau, sous ses jupes, deux petites filles de l'ouvroir contre un gros chien de boucher enragé. Pour que les petites n'aient rien, elle a tendu exprès ses bras au chien qui l'a mordue en dix-sept endroits. Quand on l'a retirée, inanimée, elle saignait comme un porc, les enfants n'avaient pas une éraflure.
Paul. — Eh bien, et Pasteur, est-ce qu'il est là pour des prunes ?
Ernestine. — On l'y a envoyée aussitôt, et elle a guéri.
Paul. — Alors, tout va bien !
Ernestine. — Mais après des mois, et au prix de souffrances atroces ! Elle a été pour ainsi dire presque enragée, et aujourd'hui elle a les bras tout massacrés, elle peut à peine s'en servir. Est-ce que ça n'est pas superbe ?
Paul. — Si. Mais guichet d'à côté. Je ne sors pas de là.
Ernestine, s'échauffant. — Guichet d'à côté ! Tu m'embêtes. Je suis ta sœur aînée. Je t'ai tenu lieu de mère, je t'ai presque élevé. Tu ne m'intimides pas, quoique ministre. Ah ! mais pas du tout. Je ne t'ai jamais rien demandé. Il me faut ces deux croix-là. Tu peux bien faire ça pour moi. Et aie la conscience en repos, tu n'en donneras pas souvent à des gens qui le méritent davantage.
Paul, ennuyé. — Mais, puisque je me tue à t'expliquer… que tout ça n'est pas de mon ressort… Ça regarde l'Intérieur, ça regarde la Guerre…
Ernestine. — Arrange-toi avec ces messieurs tes camarades… Lâche-leur deux de tes talents… là… celui des fromages qui gagne tant d'argent… Voyons ? Il peut bien attendre ?
Paul. — Roupaillon ! C'est que voilà déjà un an qu'il attend !
Ernestine. — Et le père Levasseur ? Vingt-six ans !
Paul, furieux. — Oui !… ah !… Sacré nom de…
Ernestine. — Je t'en prie. Je t'aimerai tant.
Paul. — Il ne pouvait donc pas se faire décorer avant, cet animal-là !
Ernestine, qui insiste. — Fais-le pour la mémoire de papa… S'il te le demandait lui ?…
Paul, maussade. — Oui, enfin, c'est bon. Tu me roules. Une gentille idée que j'ai eue de venir à la campagne !
Ernestine. — Ne le regrette pas. Tu me promets pour le père Levasseur et pour la Mère Sulpicia ?
Paul. — Je te promets… que je vais essayer.
Ernestine, soulagée. — Ah !
Paul. — Je tâcherai. Et pour Levasseur seulement ! Parce que, la Mère Sulpicia… je ne te cache pas que c'est presque impossible… Une religieuse… en ce moment… Tout le monde va me tomber dessus ! Si, au moins, c'était une institutrice laïque, ta femme au chien enragé, ça irait tout seul. Mais une Mère Sulpicia !… On va gueuler au cléricalisme !
Ernestine, en colère. — Et bien, on gueulera ! Es-tu le ministre, oui ou non ? Tu n'as donc plus d'énergie et de conscience depuis que tu écris sur un bureau de vingt mille francs ? Mais j'ai été élevée chez les sœurs, moi ; et toi, mon bonhomme, tu as été élevé chez les frères, et après au séminaire, jusqu'à quatorze ans… Tu l'oublies, ma parole ?
Paul, qui a peur. — Non. Mais… chut ! je t'en prie.. assez ! Pas si haut… Oui, là… je vais le faire, je ferai ce que tu veux. Mais ne crie pas. Es-tu contente ?
Ernestine. — Oui. Je te pardonne tout le reste. Et je t'aime bien. (Elle l'embrasse.)
Paul, adouci et malin. — Moi aussi, je t'aime bien. (Parlant tout bas.) Dans le fond je pense comme toi… imbécile !
Ernestine. — Vrai ? Ah ! que tu me fais plaisir !
Paul. — Mais la politique ! mon pauvre petit ! Mon portefeuille ! Je suis forcé de faire le sauvage et l'athée ! Mets-toi à ma place.
Ernestine. — Oh non ! Restes-y. Enfin, convenu ? J'aurai mes deux croix ?
Paul. — Oui. Je vais lâcher Berlindeaux et Roupaillon. Mais ce que je vais être enlevé dans la presse !
Ernestine. — Tu auras toujours les journaux conservateurs pour toi ! Une fois en passant.
Paul, effrayé. — Ça sera le comble ! Enfin, n'en parlons plus, et saute-moi au cou, vieille Nestine ; c'est mon cadeau de ministre.
Ernestine. — Merci, Excellence.
CIEL PLEIN D'ÉTOILES
SUZANNE, 20 ans.
HELENE, 20 ans.
En terre de Bretagne, par un soir d'août étincelant, les deux jeunes filles, bras dessus bras dessous, enveloppées d'un petit châle léger, se promènent lentement le long de la terrasse du château, les yeux fixés sur l'immensité qui les attire. On entend le cri plaintif d'un oiseau de nuit.
Suzanne. — Est-ce beau !
Hélène. — Sublime. Il n'y a pas de spectacle plus magnifique.
Suzanne. — On est écrasé. Il semble que, pour une minute, on ait tous ces mondes-là dans la tête, à tel point on est envahi de pensées confuses et profondes.
Hélène. — Oui, on est heureux et on souffre.
Suzanne. — On souffre de ne pas savoir.
Hélène. — Nous ne saurons jamais.
Suzanne. — Je comprends qu'il y ait des gens, comme mon vieil oncle, que l'astronomie passionne, à les rendre un peu fous !
Hélène. — Il pousse ça très loin, ton oncle. Tu te rappelles que l'autre jour, à table, il a dit : « L'astronomie vaut une religion. Les astres, voilà mon Dieu. »
Suzanne. — Oui. Et ce que maman l'a enlevé ! « Veux-tu bien te taire ! Tu oses… devant ces enfants ! » Pauvre oncle Edgard ! Quand il enfourche ses planètes, il en a pour longtemps.
Hélène. — Ah ! le fait est qu'il n'y a rien de plus effarant… Tout ça ! Regarde donc… Essaie donc de compter… de pénétrer le mystère…
Suzanne. — Moi, ça me paraît un jeu redoutable et bien inutile, puisqu'on se heurte toujours à des murs d'airain, et qu'on ne découvrira seulement jamais une miette de vérité.
Hélène. — Tout de même. Ton oncle nous disait qu'on sait déjà la composition chimique de certains mondes, leur diamètre, leur poids…
Suzanne. — Et puis après ? Sait-on s'ils sont habités ? Et par quels êtres ?
Hélène. — Ah ! la belle malice !
Suzanne. — Peut-on communiquer avec une étoile ?
Hélène. — On le saura. On le pourra.
Suzanne. — Mais dans les siècles, à supposer que ce soit un jour. Toutes les deux, mon chéri, nous ne serons même plus de la poussière dans ce temps-là. Alors, qu'est-ce que ça peut nous faire ?
Hélène. — Ça m'intéresse malgré tout. Quand je regarde la lune, tiens… ce vieux chaudron d'argent, toujours tout pareil depuis que je le connais, et que je pense que c'est une immensité morte, éteinte… et qu'il y a eu, dans cette sphère glacée, des peuples, des animaux, des forêts, des montagnes et des mers, des passions, des mœurs, des sciences, des arts, de la littérature…
Suzanne. — De la mode et des chiffons !
Hélène. — Mais oui… Et que chacun de ces points lumineux, jetés par milliers là-haut, est peut-être une autre terre semblable à la nôtre, ou différente, une autre vallée de larmes, un autre ici-bas où d'autres êtres, frères inconnus, regardent un autre ciel avec les mêmes pensées ardentes et inassouvies… alors, tu sais… je demeure confondue, assommée sur place, et je n'ai plus de goût à rien. Dans ces moments-là, je ne tiens pas à me marier, et j'entrerais tout droit au couvent.
Suzanne. — Je sens comme toi. Aussi, c'est pour ça que je n'aime guère m'appliquer à ces réflexions. De fil en aiguille, on y laisse un peu de sa raison, de ses illusions, de son courage et de sa foi.
Hélène. — Au contraire, moi ça me fait croire davantage, ça me rend plus pieuse. Je me vois si chétive, si peu importante, moins qu'une puce ! Alors, je me réfugie en Dieu, je me blottis dans la sainte Vierge.
Suzanne. — Moi pas ; ça me ferait plutôt lever le nez et entrer en révolte. Car, ce qui m'exaspère, vois-tu, ça n'est pas qu'on nous tienne ces domaines fermés. Non. C'est que Dieu nous ait juste assez donné de curiosité, d'intelligence et de pénétration anxieuse pour que nous ayons l'idée de vouloir toujours et à tout prix rechercher ce que nous savons pourtant bien n'arriver jamais à découvrir. Alors, ça n'est pas gentil. À quoi bon ? C'est de la taquinerie ?
Hélène. — Mais non. C'est pour nous allécher et nous faire comprendre que nous saurons tout plus tard, si nous le méritons. Ce sera la récompense, et ces étoiles scintillantes sont là pour nous la faire miroiter sans cesse, comme des feux encourageants, des phares d'espérance.
Suzanne. — Je ne demande pas mieux. Crois-tu qu'après la mort nous irons dans ces étoiles ?
Hélène. — Je crois que nous irons où nous voudrons, que nous pourrons circuler partout, partout.
Suzanne. — Moi, quand j'étais petite et que je pensais à ma mort – j'y pense encore souvent – j'avais idée que les âmes des jeunes filles doivent toutes s'en aller dans la même étoile, une plus blanche et plus diamantée que les autres.
Hélène. — Les âmes vont partout. Les âmes savent tout.
Suzanne. — Les âmes pures et qui ont mérité le paradis ?
Hélène. — Toutes les âmes, les bonnes comme les mauvaises. Elles savent tout dès qu'elles ont quitté le corps. C'est ma conviction. Tout savoir et profiter du secret, c'est pour elles la récompense ; et tout savoir sans pouvoir profiter du secret, c'est pour elles le châtiment le plus terrible.
Suzanne. — Peut-être as-tu raison. Oh ! mon Dieu ! Nous ne serons donc jamais mises sur la voie, ici-bas, par un petit signe, un indice…
Hélène. — Jamais.
Suzanne. — Dire qu'il suffirait, depuis que les hommes meurent, qu'un seul des milliards de milliards qui sont disparus, le plus obscur et le plus humble, un vieux mendiant breton… revînt du tombeau pour qu'on sût tout, du même coup, tout le passé, le présent, l'avenir, les mondes, l'infini, nous, Dieu, tout. Le secret, quoi !
Hélène. — Oui. Mais ton mendiant ne reviendra pas. Et le secret est bien gardé !
Suzanne. — Pourtant… Tiens, si je mourais jamais la première, moi… Suzanne…
Hélène. — Veux-tu bien te taire.
Suzanne. — Laisse-moi finir… je suis sûre que je trouverais un moyen de vous avertir, vous autres… je ne sais pas comment… mais, à un moment donné, il y aurait une marque révélatrice qui vous frapperait, qui vous ferait dire tout à coup entre vous, à table ou au beau milieu d'une conversa tion : « Avez-vous vu ? avez-vous entendu ? C'est elle, c'est Suzon qui vient de passer… qui nous a fait psst ! »
Hélène. — Oh ! que j'aurais peur, ma mignonne, si cela arrivait ! Parlons d'autre chose.
Suzanne. — Il ne faut jamais avoir peur des morts. Pour nous faire du mal, il n'y a que les vivants.
Hélène. — Disons-nous assez de vaines paroles ? Si on nous entendait !
Suzanne. — J'aime beaucoup parler de ces sujets qui vous rendent grave et pleine d'humilité mélancolique. Je ne m'en lasserais pas pendant des heures. Écoute-moi encore. Crois-tu à la métempsychose ?… Penses-tu que nous puissions, après notre existence, habiter le corps des bêtes ?
Hélène. — Je ne crois pas.
Suzanne. — Moi non plus. Et, par instants, j'en ai du regret. Si on me laissait combiner cette seconde vie, selon ma guise, j'aimerais assez être hirondelle, une hirondelle préservée à l'avance de la tempête et des oiseaux de proie. Avoir l'hiver un nid historique dans le chapiteau d'une colonne corinthienne, passer les mers au printemps pour venir en France résider sous l'auvent d'un clocher de village, et voler ainsi ma vie de petite bête heureuse, à travers l'espace et la lumière, dans l'ivresse des larges azurs et du vent… Ah ! quelle béatitude !
Hélène. — Moi, bête pour bête, je préférerais être Follette, ma petite chienne. Avec moi Hélène pour maîtresse, bien entendu ! Parce que, sans ça…
Suzanne. — Et les étoiles filantes ? Les aimes-tu ?
Hélène. — Oh ! oui. Ça me donne envie de pleurer. Ça me semble un dernier soupir.
Suzanne. — Fais-tu des vœux quand tu en vois couler une ?
Hélène. — Je n'ai jamais le temps. C'est si vite fait ! Comme une chandelle romaine qui glisse et meurt. Je veux en faire des quantités de vœux : que maman vive très âgée… que père soit renommé au Conseil général… que mon frère André finisse par entrer à Saint-Maixent… Et puis moi… un tas d'affaires enfin… Baste ! Avant que j'aie pu penser à une seule de toutes ces choses… mon étoile est déjà dans le lac !
Suzanne. — Parce que tu ne sais pas t'y prendre. Moi j'ai trouvé un bon moyen. Je ne dis qu'un mot, dès que je vois dégringoler une de ces belles lumières : « Bonheur ! Le bonheur ! » Ça englobe tout, tu comprends, la santé, l'argent, les réussites dans tous les genres. Le bonheur, je ne demande que ça.
Hélène. — Tu n'es pas difficile. Espérons que nous l'aurons, toi et moi, dans les limites du possible, même si les étoiles ne nous le promettent pas !
Suzanne. — Dans quoi l'aurons-nous, notre bonheur ? Dans le mariage ?
Hélène. — Pourquoi pas ? Bien sûr.
Suzanne. — Dans nos enfants ?
Hélène. — Aussi. Dans tout. Je sens que je serai heureuse… Il y a quelque chose qui me le crie. Pas toi ?
Suzanne. — Si, mais j'ai peur.
Hélène. — De quoi ?
Suzanne. — Du passé, de l'avenir, du présent, de ce que je vois, de ce qu'on dit autour de moi, de ce que je devine. J'ai le pressentiment de la douleur.
Hélène. — Es tu bête ! C'est la nuit et les étoiles qui te font de l'impression. Rentrons, tiens. Demain matin, au soleil, tu n'y penseras plus.
Suzanne. — J'y pense aussi quelquefois le matin, et dans la journée…
Hélène. — À quoi, encore ? Tu m'ennuies.
Suzanne. — À ça qui ne sera peut-être pas gai : vivre. Vois maman, elle pleure tout le temps, sans raison, la pauvre femme !
Hélène. — Pourtant elle a été toute sa vie parfaitement heureuse ?
Suzanne. — Justement ! Elle sent que ça va finir. Alors, elle en a de la tristesse. On pleure toujours, je te dis, même d'avoir été heureux.
Hélène. — Eh bien ! tu pleureras quand tu en seras là et que tu auras des cheveux blancs. Je n'en mènerai pas large non plus, moi, va, à cette même époque. Nous nous essuierons les yeux mutuellement. Et ça ne nous empêchera pas de revenir en chancelant, le soir, sur cette terrasse, regarder la nuit étoilée, le Chariot, et le chemin de Saint-Jacques. Tiens !… Une qui file !
Hélène et Suzanne, ensemble. — Le bonheur !
Suzanne. — Si, après ça, nous ne le décrochons pas !
La voix d'un domestique dans l'ombre. — Madame la comtesse demande ces demoiselles pour le thé, dans le salon violet.
L'AMOUR DES BÊTES
LE PERE.
LA MERE.
JEANNETTE, 20 ans.
Jeannette est en train de rêver dans sa chambre, avec un petit griffon sur les genoux et un petit chat blanc perché sur l'épaule, quand son père et sa mère entrent à la suite l'un de l'autre, graves et pas du tout à la plaisanterie.
Jeannette. — C'est vous ?
Le père. — C'est nous !
La mère, qui tient une lettre à la main. — Sais-tu ce que nous écrit Mme de Saint-Honneur ?
Jeannette. — Ma prochaine belle-mère ?
La mère. — Oui. Eh bien ! d'abord, elle ne l'est plus, ta prochaine belle-mère. Elle nous écrit que ton mariage est rompu, qu'à la suite d'une conversation que vous avez eue hier, son fils et toi, il est inutile de donner suite à des projets qui nous étaient chers à tous… Bref, c'est cassé ! Ton père et moi, nous tenions beaucoup à ce mariage.
Le père. — Moi surtout.
La mère. — Nous sommes très vexés, et nous avons bien peur que ce qui arrive ne soit de ta faute. Aussi venons-nous te demander ce que tout ça signifie.
Le père. — Nous voulons des éclaircissements, des explications.
Jeannette. — Mme de Saint-Honneur ne vous en donne donc pas dans sa lettre ?
La mère. — Oui et non. Des phrases vagues, auxquelles nous n'avons rien compris : « Incompatibilité d'humeur manifeste entre les deux jeunes gens… » Qu'est-ce que cela veut dire ?
Le père. — Vous paraissiez vous plaire beaucoup, au contraire ?
Jeannette. — J'y suis !
Le père. — Ah ! Ça n'est pas dommage.
La mère. — Dis nous vite.
Jeannette. — C'est à cause des bêtes.
Le père. — Hé ?
La mère. — Quelles bêtes ?
Jeannette. — Les bêtes, mes bêtes… Toutes les bêtes en général et en particulier.
La mère. — Qu'est-ce qu'elles ont à voir dans ton mariage ?
Jeannette. — Oh ! énormément. Laissez-moi vous raconter.
La mère. — Je flaire encore quelque sottise de toi, ma pauvre petite enfant. Ton amour immodéré des animaux nous a déjà fait avoir bien des ennuis.
Le père, à sa fille. — Va. (À sa femme.) — Ne l'interromps pas.
Jeannette. — C'était hier, la première fois que M. de Saint-Honneur était autorisé à me faire régulièrement la cour, et vous avez été assez gentils pour nous laisser un peu seuls, aller et venir dans l'appartement. Comme vous me connaissez, vous pensez bien que je n'ai rien eu de plus pressé que de lui parler des bêtes et de lui demander s'il les aimait ?
La mère. — Oui, pour un fiancé ! Es-tu maladroite, ma chère enfant !
Le père, à sa fille. — Qu'est-ce qu'il t'a répondu ?
Jeannette. — Il m'a dit qu'il ne les détestait pas.
Le père. — Eh bien ! c'est très gentil, c'est tout ce qu'il faut.
Jeannette. — Moi, j'ai trouvé ça mou. Je lui ai proposé de lui montrer les miennes.
La mère. — Tes quoi ?
Jeannette. — Mes bêtes, donc !
La mère. — Quelle idée lui as-tu donnée de toi !
Jeannette. — Il a accepté très poliment. Je lui ai tout montré, je lui ai fait faire la connaissance de mon petit monde. Il a vu Bellotte, le chat Patapon, ma caille, ma tourterelle, mes trente oiseaux des îles, mes poissons rouges et la tortue Olympe. Il a même pris Olympe dans sa main et lui a dit deux ou trois mots aimables qui ont été perdus parce qu'Olympe était tout drôle hier… J'avais remarqué ça dès le matin, elle penchait sa petite tête à gauche… elle a quelque chose de pas naturel…
Le père. — Abrège, abrège, laisse là Olympe.
La mère. — Il me semble qu'il a été charmant, ce jeune homme ! Bien d'autres, à sa place, n'auraient pas eu tant de complaisance.
Jeannette. — Attends, maman. Après cette visite, je lui ai parié très nettement de mon amour des bêtes.
Le père. — Pour changer.
Jeannette. — Et je me suis montrée à lui sous mon vrai jour, ridicule, ennuyeuse, vieille fille, mère aux chiens, bête moi-même à la folie ! Enfin ! j'ai été très franche, et je lui ai avoué que telle j'étais, telle il fallait me prendre… ou me laisser, parce que j'étais incurable et que tous ceux qui avaient essayé de me guérir y avaient perdu leur français.
Le père. — Qu'est-ce qu'il disait, pendant ce temps-là ?
Jeannette. — Il m'écoutait en pâlissant.
La mère. — Pauvre garçon. Il t'aimait peut-être beaucoup, et alors il devait bien souffrir.
Jeannette. — Il guérira, console-toi. Quand je suis arrivée à la fin de ma confession, je lui ai donc déclaré en deux points : « Ainsi, monsieur, je ne vous prends pas en traître, et je vous pose mes conditions. Si vous m'aimez et si vous tenez vraiment à ce que je sois Mme de Saint Honneur, il faut me laisser adorer les bêtes grotesquement, sans limites, puisque c'est ma maladie, et, en plus de ça, il faut que vous les aimiez vous-même et ne jamais me contrarier ni me faire de peine sur ce chapitre-là. Un dernier mot : j'emporte avec moi ma petite ménagerie, cela va de soi. Pour rien au monde, je ne laisserai à la maison tous ces pauvres piots… » C'est ici – je dois dire – c'est à ce moment-là que j'ai senti qu'il faiblissait et que le calice lui devenait amer : « Vous voulez que nous ayons tout ça chez nous ? — Tout ça, oui, monsieur. Réfléchissez donc bien. » Il a souri et m'a répondu d'un air très aimable : « Oh !c'est tout réfléchi, mademoiselle », comme si ça voulait dire qu'il consentait. Mais moi, je me doutais bien déjà que son parti était pris et qu'il ne voulait plus ni de moi, ni de mes insectes. Et vous voyez que je ne me trompais pas, puisque, ce matin, sa bonne mère nous donne nos huit jours.
Le père. — C'est tout ?
Jeannette. — C'est tout.
Le père. — Alors, ça n'est pas bien grave. Et tout peut se rarranger.
Jeannette. — Comment ça ?
Le père. — Tu renonceras à tes bêtes, voilà tout.
Jeannette. — Moi ? renoncer… les abandonner… Jamais.
Le père. — Écoute-moi.
Jeannette. — Pour qu'elles meurent toutes : Oh !
Le père. — Veux-tu m'écouter, soupe au lait ! Tu les laisseras ici, on en aura grand soin.
Jeannette. — Qui ça ? C'est peut-être toi qui donneras à manger à genoux à Olympe ? et qui prendras la tourterelle dans ton lit ?
Le père. — Non. Bien sûr, ce ne sera pas moi. Mais…
Jeannette. — Qui, alors ?
Le père. — Les domestiques.
Jeannette. — C'est ça ! Jamais. Je ne me marierai pas ! Je ne veux pas me marier ! Qu'on me laisse tranquille.
La mère. — Tu oublies que ce mariage était très avancé ?
Jeannette. — Il reculera. Il a déjà reculé.
Le père. — Que tu as reçu ta bague ?
La mère. — Une perle admirable !
Jeannette. — Je la renverrai.
La mère. — Enfin, tu nous contraries énormément. On est jeune fille ou on ne l'est pas. C'est très gentil d'aimer les animaux, mais il ne faut pas non plus que ça dépasse les bornes pour tomber dans la folie !
Jeannette. — Grondez-moi, vous avez raison. Mais si c'est une manie, elle est bien innocente, et ça ne fait de mal à personne.
Le père. — Si, ça te fait du mal à toi, que ça empêche de trouver un mari
Jeannette. — Je n'en chercherai même plus.
La mère. — Mais nous en chercherons, pour toi.
Jeannette. — Alors, trouvez-en un qui ait mes goûts, mes mauvais goûts, mes faiblesses, si vous voulez, mais trouvez-le. Sans cela, je coifferai sainte Catherine jusqu'aux épaules, et je resterai seule avec ma ménagerie.
La mère. — Tu n'es qu'une méchante enfant gâtée ! On a pourtant cédé à tous tes caprices, voyons ? Tu as d'abord désiré un chien, on te l'a donné. Après tu as rêvé d'un angora.
Le père. — On te l'a donné. Trente francs je l'ai payé à l'exposition des chats. Et il déchire tous les rideaux !
Jeannette. — Aussi je vous aime bien !
Le père. — Successivement, tu as eu des oiseaux… des petits, des gros, et de toutes les couleurs… une tortue, tout ce que tu as voulu, enfin !
Jeannette. — Je suis si heureuse ! Et puis, non, pas tout ce que j'ai voulu… Rappelez-vous le grand danois ?
Le père. — Oh ! ne remets pas cette histoire-là sur le tapis.
Jeannette. — Mon grand César que mon oncle m'avait donné pour mes étrennes, et que vous m'avez forcé à vendre au bout de huit jours ! Il était si beau, si doux…
La mère. — Si doux ! Tu sais bien pourquoi on t'en a privée ? Il a failli dévorer dans l'escalier la grand-mère du propriétaire.
Jeannette. — C'est elle qui a eu peur, qui s'est laissée glisser comme une imbécile, et qui a dégringolé dix-huit marches.
Le père. — Oui. Et quand on est accouru au bruit, on a trouvé ton César qui s'apprêtait à mettre en lambeaux la pauvre bonne femme évanouie…
Jeannette. — C'est faux ! Il la retenait ! Sans lui, elle déboulinait tout l'escalier, et elle n'a pas eu une égratignure. Oh ! je ne me consolerai jamais de César.
Le père. — Laissons César.
Jeannette. — C'est comme pour le singe.
La mère. — Oh ! ça jamais. Tant que tu seras à la maison, tu n'auras pas de singe.
Le père. — C'est un animal ignoble.
Jeannette. — Pas les tout petits, les ouistitis.
Le père. — Tous.
Jeannette. — On dirait des enfants.
Le père. — Des grands enfants. Parlons d'autre chose. Et puis regarde autour de toi, dans la société, les jeunes filles n'ont pas de singe.
La mère. — Tu en auras un quand tu seras mariée.
Jeannette. — Mais non. J'en ai justement parlé, hier, à M. de Saint-Honneur…
Le père. — Tu lui as parlé d'un singe ?
Jeannette. — Oui. Et il a fait une tête !
Le père. — Comment lui as-tu dit la chose ? Je tremble.
Jeannette. — « Monsieur, je dois vous faire un aveu : j'ai toujours ardemment désiré avoir un singe, mes parents n'ont jamais voulu y consentir, et ils m'ont toujours dit : Attends d'avoir un mari, tu en auras un. »
Le père, qui pouffe. — Tu… tu lui as dit dans ces termes-là ?
Jeannette. — Oui.
La mère, suffoquée. — Mais c'était d'une grossièreté ! Ah bien ! je ne m'étonne plus si ton mariage est dans l'eau !
Le père, qui éclate. — Non. C'est trop drôle. Embrasse-moi, tiens, je t'adore. Et puis, chéris tes bêtes, et le plus que tu pourras, ma fille. Tu es parfaite pour le reste. Il y a encore de pires défauts. Par exemple, tu m'aimeras plus que la tortue ?
Jeannette. — Autant.
La mère, avec un soupir. — Ah ! que ton père est faible ! Si c'était moi qui aimais les bêtes !
Le père, à sa fille. — Et puis, ne te tracasse pas. Nous te trouverons un mari, en nous promenant, au Jardin d'Acclimatation. Un beau jeune homme, avec un pain de seigle. Nous te trouverons ça.
L'OPINION DES FRÈRES
PAUL FANOIS, 20 ans.
JULES DE BAUGIS, 25 ans.
PIERRE ALLEREY, 30 ans.
OCTAVE JUSSEUIL, 35 ans.
RENÉ COUTERRE, 39 ans.
Dans un fumoir. Tout ça parle à tort et à travers, en buvant de la fine de 1830 et en jetant de la fumée par la bouche et le nez.
Baugis. — Mon opinion sur les jeunes filles, sur la belle jeune fille des salons !… ah ! elle est faite ! et je vais vous l'envoyer.
Fanois. — On ne te la demande pas.
Baugis. — Ça m'est égal, je m'impose. Eh bien, moi, la jeune fille, elle m'embête, voilà.
Fanois. — Et allez donc ! Tu as des aperçus tout neufs, mon vieux Baugis.
Baugis — Elle m'embête parce qu'elle m'embête. Et puis elle a beau s'habiller de frais, arborer du blanc, lever son œil vers la bonne sainte Vierge, avoir un petit cou et des petits bras nus bien mignons, bien cocos, et faire sa colombe, elle m'embête ! Est-ce clair ?
Allerey. — Tu te répètes. Prends garde.
Baugis. — Ceux qui veulent que nous la respections nous prennent pour des autres ! Elle n'est pas respectable pour un louis, la petite enfant du jour ! Elle est pire que la femme mariée !
Jusseuil. — Tu oublies que j'ai une sœur ?
Baugis. — Moi aussi !
Allerey. — Nous en avons tous.
Fanois. — Elles sont charmantes. Il va de soi que Baugis les excepte !
Allerey. — Parbleu nous sommes élevés.
Baugis. — Nous ne sommes pas des pieds-de-mufles. Je laisse nos sœurs en dehors. Beaux bijoux d'amour, gentilles biquettes, les sœurs à nous, les filles à maman. Non, je parle des autres, du tas. Sérieusement, qu'est-ce que vous pouvez trouver d'amusant à ces faux mammifères ? C'est gauche et laid.
Fanois. — Il y en a de ravissantes !
Baugis. — Non, c'est pas formé, ça court encore après sa gorge et ses hanches, et, au moral, de deux choses l'une : c'est bête comme un lapin de choux ou effronté comme une guenon. Quand ça ne fait pas la petite fille, ça fait la fille. Pas de milieu.
Couterre. — Je te demande pardon. Ça fait aussi la jeune fille. Et, alors, c'est un fameux chef-d'œuvre.
Fanois. — Oh ! assez !
Baugis. — Conspuez-le !
Allerey. — Couterre va trop loin. Mais toi, Baugis, pas assez !
Jusseuil. — Vous exagérez tous les deux.
Fanois. — Moi, je vais vous dire à quoi je trouve que ça sert, la jeune fille !
Couterre. — À se marier, pour faire des bonnes femmes et des bonnes mères.
Fanois. — Pas du tout. Stupide ! Ça sert à du bien plus chic.
Couterre. — À quoi ?
Fanois. — Les jeunes filles nous servent d'éprouvette. On s'apprend à flirter et à aimer avec elles, pour de rire, à blanc, en attendant qu'on s'attaque plus tard, sérieusement, aux vraies femmes, aux femmes mariées. Comprenez-vous ? Les jeunes filles, pour moi, c'est comme le volontariat de l'amour. Une première étape avant les grandes manœuvres que nous faisons ensuite avec les grues, et la guerre sanglante avec les dames du monde.
Baugis. — Ingénieux. Drôlet. Poudre sans fumée.
Fanois. — Voilà, pour ma chétive seigneurie, la seule et réelle importance de la rose donzelle à notre époque. Elle est notre premier pont vers les aventures, un pont convenable, un très gentil pont…
Allerey. — Le pont aux ânes.
Fanois. — À part ça, espèce inutile, qui coûte cher aux parents, et leur donne un tracas du diable ! Moi, si jamais je me marie, et que j'aie idée de me reproduire, il faudra que je m'arrange pour n'amener que des mâles, parce que si c'est des filles que je gagne…
Allerey. — Qu'est-ce que tu en feras ?
Fanois. — Je ne sais pas. Je les vends, je les perds, je les abandonne en wagon, dans le filet. Pas de filles, mon Dieu !
Allerey, à Fanois. — Enfin, toi, tu n'en veux pas. Baugis, elles l'embêtent. Moi, c'est autre chose : elles me font peur. Je trouve qu'il n'y a rien de plus effrayant que ce petit être, si bizarre, si complexe, à la fois simple et monstrueux, cynique et candide, féroce et bon, chaste et sensuel, charitable et moqueur, franc et sournois, capable de tout et de rien, frivole et sérieux, égoïste et dévoué, ange et démon…
Baugis. — Assez ! Balançoire ! Scie mécanique !
Jusseuil. — As-tu fini ?
Allerey. — Je vous décris la jeune fille.
Baugis. — Tu t'étales, tu te vautres. Ça suffit.
Allerey. — Pas du tout. Je développais.
Fanois. — Renveloppe. (À Jusseuil.) Et toi, mon vieux Jusseuil, je vois ta vive prunelle qui pétille ; ça veut dire qu'une pensée vient d'éclore dans ta petite boîte à cigares. Allons, tâche de nous la mettre sur ses pieds.
Jusseuil. — Oh ! moi, vous la connaissez et depuis longtemps, ma pensée-maîtresse, ma pensée-mère.
Allerey. — Sois convenable dans tes associations de mots.
Jusseuil. — Et il n'y a pas besoin qu'à propos des jeunes filles je vous la resserve.
Fanois. — Ressers-la tout de même. C'est un plat fin dont nous ne nous lassons pas.
Jusseuil. — Blaguez, vous ne me changerez point. Je ne comprends qu'une chose en cette planète : le célibat. La jeune fille ne m'offre donc qu'un médiocre intérêt. Je suis contre la femme et contre les enfants, contre le mariage et la maternité. C'est un crime d'épouser, un crime d'engendrer. Donner la vie est la plus mauvaise, la plus détestable action que je connaisse. Donner la vie, c'est pire que de la retirer.
Couterre. — Tu estimes davantage l'assassin qui vous coupe le cornet ?
Jusseuil. — Oui. Parce qu'il a une raison puissante et personnelle pour en venir là… tandis que l'autre… Enfin, laissons ça, je sens que je me mettrais en colère et je ne le veux pas. Je tiens à rester calme avec mes bons petits camarades.
Fanois. — Excellent Jusseuil ! Cher espiègle paradoxal, nous te vénérons ! Et maintenant, à ton tour, Couterre. Vas-y d'un discours familier, tâche d'être éloquent comme un abbé de carême et pénètre-nous d'onction, mon bonhomme.
Baugis. — Tu nous vois tous pendus à tes lèvres d'or.
Couterre.— Je vais donc essayer de vous catéchiser, idiotes brebis. Vous ne comprenez rien, mais rien de rien à la jeune fille. C'est ce qu'il y a de plus beau sur la terre, et peut-être dans le ciel, car les anges lui ressemblent diablement ! Elle mérite ici- bas des autels, des litanies, une adoration spéciale. C'est la fleur humaine par excellence. Et c'est aussi la perle, l'étoile et le papillon, et c'est aussi toutes les pierres précieuses, le plus rare bijou de la Couronne. Et c'est aussi tous les arts réunis, fondus : le plus exquis tableau, la plus svelte statue, le plus velouté des pastels. Et c'est encore la musique animée, réalisée, personnifiée, la mélodie et l'harmonie, l'éternelle et divine romance.
Baugis. — En voilà un gâchis !
Couterre. — Tais-toi, brute ! La jeune fille est la permanente représentation de la vingtième année ; elle est le rêve de nos vingt ans quand nous ne les avons pas encore et que nous sommes impatients de les atteindre ; elle est la joie de nos vingt ans quand, enfin, nous les avons ; elle est le regret de nos vingt ans quand, hélas ! nous ne les avons plus. La jeune fille, c'est le portrait de notre bonheur, un portrait qui ne passe pas, tandis que nous passons. Si un gai rayon de soleil ou un clair de lune sentimental nous ont émus, ne fût ce qu'une fois, c'est que la jeune fille, à ce moment-là, n'était pas loin dans le bosquet ou au bord du lac. Elle a notre premier battement de cœur, notre première larme ; elle sera le bluet de nos vieillesses, je vous le prédis, et nous arrachera notre dernier sourire.
Jusseuil. — Pardon. Une syllabe. En as-tu encore pour bien longtemps ?
Couterre. — Dix à douze minutes.
Baugis. — Pas plus ? Tu n'es pas brisé ?
Couterre. — Non.
Jusseuil. — Tu es en acier. Poursuis, petit père. Tu détiens le record de la jeune fille.
Couterre. — Vous ne l'avez jamais bien regardée, sans ça vous auriez senti, rien qu'à la voir, quelle est l'espoir vivant et incessant de ce qui peut nous arriver d'heureux, la garantie, la promesse presque certaine de l'amour, la seule raison qu'on ait, en somme, d'augurer bien de la vie et de croire à la femme avant de la mépriser, et même après l'avoir maudite. Car la jeune fille guérit les malades et panse les blessures qu'ont faites ses aînées. Aimez-la donc, mes chers frères, même en vous moquant un peu de sa touchante et provinciale tendresse ; elle est le délicieux opéra-comique de cette sale existence, la dame blanche qui revient toujours errer sur nos ruines…
Fanois. — Et qui nous regarde.
Baugis. — Brrr ! Prenons garde !
Couterre. — Et savez-vous ce qui me plaît en elle ?
Jusseuil. — Non. Nous ne nous en doutons pas.
Baugis. — Nous ne pensons plus. Nous sommes aplatis.
Couterre. — C'est leur mystère, le charme énigmatique et silencieux qui se dégage de ces petits sphinx tranquilles et redoutables. Avec la jeune fille, on n'est jamais sûr, on ne sait à quoi se fier, sur quel pied danser, ni que dire ou faire. Et voilà ce qui m'enchante ! Et c'est aussi, en même temps, l'explication de ces êtres si simples et qui paraissent si profonds, l'excuse de leur apparente rouerie. Les jeunes filles ne sont pas terminées, pas finies. Êtres charmants, mais incomplets, dans un état intermédiaire et transitoire, elles traversent une ravissante situation fausse, elles sont des sortes de bâtardes, mi-enfants, mi-amoureuses, mi-femmes ; et le mariage d'abord, puis la maternité, pourront seulement les achever, les former.
Baugis. — Les déformer.
Couterre. — Dites des sottises. Moi, rien ne m'attendrit plus que cette fatalité qui pèse sur elles et qui fait qu'on leur demande l'impossible, surtout avec nos mœurs actuelles : d'être à la fois des chastes et des renseignées, des niaises déniaisées. Ni le diable ni les saints ne s'en tireraient. Ah ! les jolies malheureuses ! Quand je les vois placées ainsi entre leur enfance à peine écoulée et leur jeunesse qui ne fait que d'éclore, au seuil de ces grands salons de la vie, avec tout ce qu'elles ont déjà de gentil derrière elle et d'effrayant devant, je pense malgré moi aux misères, aux déboires de toute sorte, argent, santé, mari, enfants, situation, toutes les catastrophes physiques et morales qui les guettent, qui n'attendent que l'occasion de fondre sur ces innocences, blondes et roses ; je pense aux devoirs, aux sacrifices, aux dévouements qui seront leur lot probable, aux larmes et aux rides, aux maladies, aux grossesses, aux morts d'enfants, agonies lentes avant le dernier sou alors… alors, je me sens pris de douleur et de compassion pour ces mignonnes, ces frêles statuettes, et je me dis : « Quoi ! tout ça qui rit aujourd'hui, et qui saute, ce sont des "veilles" de maman, des "avant-veilles" de grand-mères, de très prochaines chairs à souffrance, d'imminentes victimes. Pauvres petites ! Il me semble que je les vois monter dans le train qui va dérailler tout à l'heure, au tournant ! Et elles sont moqueuses, coquettes, elles jouent de l'œil et de l'éventail, belles à miracle, à croire que ça durera. Pauvres petites ! Elles aimeront. Qui sait ! elles aiment déjà, peut-être, en s'imaginant que c'est pour toujours, pour ce monde-ci, et pour l'autre ! et qu'on le leur rendra au centuple… Pauvres, pauvres petites ! Je voudrais pouvoir arrêter les pendules, retourner les sabliers, immobiliser le temps pour que ces petits moments de leur joie actuelle durent des siècles !
Jusseuil. — Mais tu ne peux pas ?
Couterre. — Non. Je vous embête, misérables ?
Baugis. — Tu nous endors doucement. Tu nous berces.
Allerey. — Et on est bien.
Jusseuil. — Mais en voilà assez. Ferme ton calorifère. Et que le Seigneur tout-puissant nous préserve de tes jeunes filles !
Couterre. — Tu te trompes. Qu'il les préserve de vous.