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POULE


dans Lydie (1887)

 

– I –

L'histoire que vous me demandez remonte aux souvenirs les plus reculés et aussi les plus vivants de ma jeunesse. Elle m'est douloureuse autant que douce, et jamais je ne peux l'exhumer, la tirer du passé lointain où paisiblement elle repose, sans une sorte d'embarras et de pudeur enfantine que je vous prie de me pardonner.

Mon père, qui habitait Paris, m'envoya en qualité d'interne, à neuf ans, au séminaire de la Chapelle, situé à Saint-Mesmin, aux environs d'Orléans, sur les bords mêmes de la Loire. Je me rappelle ma dernière semaine à la maison, semaine de gâteries pendant laquelle ma mère ne me quittait pas, disposée d'avance à mes caprices, à toutes mes fantaisies, m'embrassant à chaque minute avec emportement : « Tu m'écriras beaucoup, mon petit ? Et puis, n'aie pas peur, dans tes lettres, de nous dire tout ce que tu fais : tu te lèves… tu t'habilles… » Elle restait silencieuse longtemps, absorbée en une tristesse ; et tout à coup riant, elle reprenait, voulant s'étourdir : « Orléans n'est pas l'Amérique… Trente lieues ! la belle affaire ! J'irai te voir, je te porterai de bonne choses… Tu ne les gâcheras pas ? »

Ensuite ce fut ma malle, la plus grande de toutes les nôtres, une malle cubique et colossale ayant autrefois appartenu à ma tante Jousselin, dans les excavations de laquelle ma mère et la cuisinière Catherinette empilèrent avec amour du linge et des vêtements bien chauds, un fameux couvre-pieds, et beaucoup de friandises dans les coins, sous les bas de laine, entre les mouchoirs.

Enfin, l'heure des adieux sonna.

Comme d'un rêve très précis, j'ai conservé la sensation de mains égarées me secouant la tête, de visages mouillés enfoncés contre mon visage, de joues brûlantes frottées à ma joue, et de baisers frénétiques laissant aux lèvres une amertume, un goût salé de larmes. Des portières se refermèrent avec fracas, une cloche fit drelindin… Un dernier cri retentit : « Mon fi… pauvre gros !… » et il s'écoula un temps assez long, d'une inappréciable durée, pendant lequel je vécus muettement, en sourdine, à la manière artificielle des somnambules, parlant, agissant, mangeant, sans avoir une notion bien exacte de l'heure et du lieu.

Tout à coup cet état magnétique cessa. Il se fit en mon être une cassure soudaine, comme un bris de rouage, et je me retrouvai moi-même, très lucide, sorti de mes limbes étranges, encore abasourdi du brusque réveil de mes facultés.

J'étais dans une salle où pénétrait à flots la lumière par de grandes baies vitrées ; une carte des canaux de France pendait sur un mur, à gauche ; une quarantaine d'enfants, pareillement vêtus, me regardaient, debout derrière des tables ; en rond des mouches noires volaient, se poursuivant. Et, dans l'extraordinaire silence qui pesait sur cette scène, une voix grave prononça : « Mes enfants, je vous amène Louis Duret, un nouveau condisciple… Monsieur Bienvenu, voici un jeune élève… j'espère qu'il va contenter ses maîtres et faire une excellente septième… » Une autre voix inconnue répondit : « Assurément, monsieur le Supérieur. » Derrière moi une porte claqua, et tout le monde, patatras ! se rassit avec une subite explosion de toux et un tapage prolongé de mouchoirs.

J'étais resté penaud près d'une estrade sur les marches de laquelle traînait un bas de soutane rapiécée et poussiéreuse ; enfin j'osai lever les yeux, et le professeur, une bonne grosse mère de prêtre à lunettes qui lui entamaient la chair, me dit, après avoir promené son regard autour de la salle : « Asseyez-vous là, au troisième banc… ce pupitre à côté de Poule… »

Aussitôt il ajouta en me montrant du doigt : « Poule, je vous le recommande… mettez-le au courant, hé ?

Je me rendis à la place que venait de m'assigner l'abbé Bienvenu, et je considérai mon petit camarade avec une attention méfiante. Après m'avoir accueilli d'un sourire vague et maladif, immédiatement éteint, il s'était replongé dans sa besogne, la tête inclinée, les doigts raides allongés sur le porte-plume, une pointe de langue entre les dents, moulant sur son cahier, avec une laborieuse lenteur, ces deux lignes que je crois revoir après trente ans, courbant dans le même sens les jambages dociles ainsi que des roseaux sous la brise : Amsterdam, 280.000 habit. Ville commerçante. Elle a vu naître Spinoza.

– II –

Poule avait des cheveux bouclés, blonds, à reflets roux, la peau très blanche criblée de petites taches café au lait, et Ies yeux noirs, d'un beau noir brun velouté, toujours humides comme ceux des bons chiens et des biches. Quoique ses parents, modestes boutiquiers à Montargis, fussent à l'aise et pleins de santé, il avait à première vue l'air malheureux et délicat de l'orphelin qui, par protection, bénéficie d'une bourse dans un établissement d'éducation religieuse.

J'étais demeuré tout d'abord écarquillé de ce nom de Poule, qui m'avait semblé bien drôle et bêta. Était-il possible, sans devenir cramoisi de confusion, de se nommer ainsi ?

Poule ! Exorbitante chose ! Surtout si l'on songeait que son père et sa mère s'appelaient M. et Mme Poule, lesquels eux-mêmes avaient eu forcément des parents, des grands-parents et des aïeux Poule ! En cinq minutes, néanmoins, nous fûmes amis, dès la première récréation, et je n'eus plus envie de rire de son nom. Il s'abandonna, se livra, me racontant tout, son âge : onze ans, sa famille, ses goûts, les leçons qu'il apprenait le plus vite par cœur, ses amusements préférés, les temps tristes qui lui faisaient de la peine.

Je lui dis à mon tour la courte histoire de ma vie et, à dater de cet instant, nous ne nous quittâmes plus.

On plaisantait notre intimité : « Voilà les inséparables, les Siamois ! Poule et son poussin ! » Nous n'y faisions même pas attention.

Orgueilleux de me former rapidement et de faire de moi « un bon élève », Poule, ayant choisi, comme leçon de début, une attrayante manœuvre, m'enseigna d'abord à disposer mon pupitre : le côté qui convient aux cahiers, celui qui est propice aux livres, l'organisation des porte-plumes et des règles. Bien mieux, il consentit à me laisser visiter le sien, qui m'émerveilla.

Oh ! quel studieux, quel attachant pupitre c'était ! Poule tout craché, au moral comme au physique, avec ses qualités et ses petits défauts, son bon cœur, son esprit timide, sa voix frêle, son amitié un peu entière, boudeuse parfois. Dans le fond, rangés selon leur taille sur l'atlas à plat, les livres de classe étonnamment conservés, recouverts d'un fort papier jaune, les titres se détachant en bâtarde à l'encre de Chine sur le dos de chacun. Très imposant. À gauche, carrément empilés dans un coin, les cahiers au net, de volumineux cahiers confinant presque à l'agenda, reliés de toile bise, avec, en noires majuscules, le nom de Poule uniformément dessiné sur leurs tranches rouges. À droite, la liasse, le linge sale des brouillons, cahiers d'un sou de toutes couleurs, portant sur leurs deux faces la table de Pythagore, le système métrique, le portrait de Parmentier, la tour de Pise. Au milieu, les copies, résumés, dictées, analyses, l'énorme tas des feuilles volantes, avec un buvard à filets dorés par-dessus. Tout proche, remplis d'estompes et de fusain, les plumiers, l'étui rond des crayons de couleurs, les règles, l'équerre, les gommes rebondissantes. Puis aussitôt, contre l'acajou de la boîte aux compas, trois fioles à bouchon de verre : encre bleue, encre verte, encre d'or, escortées d'un canif de nacre à cinq lames, d'une paire de ciseaux, d'un dé et d'un paroissien romain. Enfin la planche mobile du pupitre, se levant et s'abaissant à la façon d'un couvercle de boîte à sel, montrait sur son envers une suite d'images, collées proprement. Naïves images de piété, bordées d'une dentelle : saint Sébastien hérissé de flèches ; Jésus regagnant le bercail, au crépuscule, une brebis sur les bras ; ballottée sur une mer furibonde, une petite nacelle ventrue, avec un insensé petit mât, une voile mouchoir de poche, et au bas cette supplication : « Des tempêtes de la vie, sauvez-moi, Seigneur ! N° 2.720. Bonamy, édit. Poitiers. » Il y en avait bien d'autres encore… Depuis le temps, elles me sont parties de la mémoire,

– Ill –

L'affection que j'avais vouée à Poule s'était rapidement accrue de respect, oui, d'un respect instinctif, se fortifiant chaque jour au fond de moi-même, très réel en dépit du tutoiement, des poignées de mains, de toutes les marques de ma familiarité. Son maintien placide, ses gestes de grande personne sérieuse, ce sourire de convalescent qu'il avait l'air de s'arracher comme une souffrance et dans lequel il mettait néanmoins toute la grâce empressée d'une aumône, d'un sou donné spontanément, me charmaient et me rendaient pensif, presque ému, en sa présence. Et comme je l'admirais s'appliquant au travail, affamé de savoir et de comprendre ! Jamais de pensums ni de piquet. Pas de semaine où il ne figurât au tableau d'honneur, le premier à tous coups (même en mathématiques ! ). Aucun de nous n'approchai de sa force : il était doué.

Pendant les récréations, en promenade, au réfectoire, à l'étude, au dortoir même, où son lit se trouvait voisin du mien, partout nous étions ensemble.

La cour des petits, la nôtre, n'avait pas ce lamentable et morose aspect des cours de collège que, plus tard, je devais connaître : des murs méchants comme ceux de Mazas, entre Iesquels agonisent de chétifs plumets d'arbres… Non, c'était un bel endroit planté de vieux marronniers et d'épais buissons de lilas, avec des plates-bandes tapissées de vrai gazon, avec des fleurs, des oiseaux qui volaient… de l'air pur tant qu'on en voulait aspirer, à pleine bouche ouverte, et puis du ciel… Ah ! dame ! du ciel immensément… jusqu'à l'horizon !

Maintenant, à l'extrémité de cette cour, figurez-vous une porte étroite pratiquée entre deux arbres, d'un tronc à l'autre, et donnant accès à une vaste étendue de terre, répartie et découpée en un nombre infini de petits lots, d'égale dimension, tous pareillement encadrés de buis nain, rangés à la file, ainsi que des descentes de lit à bordure verte. C'était nos jardins, le Parc-aux-Gosses ! comme disaient avec des airs protecteurs les grands, vaniteux de leur barbe et de leurs pince-nez.

Au printemps, chacun de nous recevait en partage une descente de lit défrichée, dont il devenait aussitôt maître absolu, libre d'y cultiver à son gré la rose ou le melon, suivant sa fantaisie. La plupart, gourmands, préféraient le potager, entrevoyant déjà des salades, résolus à courir la chance des radis.

Chacun avait sa bêche, sa pioche et son râteau avec son nom. Les plus riches balançaient des arrosoirs à pomme. Au lieu de jouer des billes d'agate à pair ou impair, on pariait entre soi des graines, les poings fermés : pois de senteur ou pétunia ?

– Pois de senteur.

– Attrape, t'as perdu, c'est pétunia !

Nos deux lots qui se touchaient, celui de Poule et le mien, disparurent en peu de temps sous une merveilleuse floraison : pensées, reines-marguerites, héliotropes, résédas, et aussi des liserons et des volubilis qui grimpaient toujours plus haut, escaladant les échalas et les tuteurs.

C'est là, quand j'y réfléchis, tout en jardinant, en arrachant les mauvaises herbes avec mes menottes d'écolier tachées de terre, ou bien assis à l'écart sur un banc vermoulu qui se trouvait à l'ombre d'un syringa, c'est là que j'ai peut-être goûté, près de mon ami, les plus délicates, les plus attendrissantes, les plus exquises heures de ma vie, ces heures d'enfant, si légères, si vaporeuses, si rapides qu'on s'obstine à redemander plus tard au passé, avec des larmes dans les yeux, des cris dans la voix, des reproches dans le cœur, bien qu'on les sache disparues à jamais, irrémédiablement.

Que de longues, de douces causeries ! Poule adorait les animaux, sans distinction, et tous les insectes, les scarabées d'un vert de métal qu'on trouve asphyxiés dans le cœur des roses, les faucheux, les persévérantes fourmis, toutes les bestioles fragiles qui bruissent et multiplient au ras du sol, dans le mystère des gazons. Il aimait aussi tout ce qui a des ailes, tous les oiseaux, bruyants ou muets, et puis les hannetons chocolat, les bourdons de velours, les papillons faits avec des fleurs, les moucherons, les chauves-souris en taffetas noir du crépuscule.

Quand il découvrait une bête à bon Dieu, il la regardait avec apitoiement monter et redescendre le long de son doigt, la baisait – oh ! d'un souffle – puis s'en allait l'installer sur une feuille qu'il choisissait fraîche, avenante et jolie. Il me dit une fois :

– Quelle petite âme il faut qu'elles aient, ces bêtes si mignonnes ! Non… Dieu est trop bon !

Nous parlions aussi de l'avenir, nous communiquant nos projets, nos rêves, les espoirs qui tressaillaient sous nos fronts d'enfant.

– Moi, je veux être voyageur, lui déclarais-je, voir toutes les villes et aller jusqu'au bout de la terre, là où on ne passe plus… où il fait la nuit ! »

Quant à Poule, jamais il ne s'était décidé à m'avouer son désir. Il souriait seulement, mystérieux, le regard fébrile, et prononçait à voix basse : « Oh ! moi !… » Un soupir, aussitôt échappé de sa poitrine, achevait sa pensée, et j'avais beau l'enlacer alors de questions, toujours il se déliait, cramponné à son mutisme. Ou bien c'était de vagues promesses, sur un ton de lassitude : « Je te dirai… plus tard… bientôt… ma parole ! » Joignez à cela chez lui une piété ardente et calme, réfléchie et naïve, qui l'envahissalt de plus en plus, à ce point que, parfois, j'en concevais de la jalousie. Il était pour tous un exemple d'édification, et les sœurs de l'infirmerie en raffolaient. Chaque matin il servait la messe de M. le Supérieur. À la chapelle, il demeurait prosterné à genoux pendant toute la durée des offices, même après que le claquoir avait donné le signal de se lever. Fréquemment il allait à confesse et communiait aux fêtes. Il portait sur la peau un scapulaire de Notre-Dame-du-Carmel avec un trousseau de médailles et, à tout instant, s'entretenait avec son ange gardien comme avec une personne naturelle. Son grand secret n'était donc pas bien difllcile à pénétrer, et un jour je le lui dis avec méchanceté, les yeux dans les yeux :

– Je sais ce que tu me caches.

Il secoua la tête :

– Tu ne sais rien du tout.

Je lui jetai avec force :

– Tu veux être prêtre… Ah ! tu vois bien ?

À ces mots il se redressa, la face vibrante :

– Non ! pas prêtre… Missionnaire, oui !

Et, comme je demeurais confondu de la distinction qu'il semblait faire si violemment, il ajouta plus bas : « Ça n'est pas la même chose. »

Un silence d'une minute régna, puis Poule éclata soudain, avec des larmes qui coulaient mal, retenues au coin des paupières.

Depuis longtemps déjà cette idée le possédait. Elle lui était venue un soir de mai, l'année dernière, un beau soir où les hirondelles du mois de Marie décrivaient des nimbes dans le ciel. Comme il feuilletait les Annales de la Propagation de la Foi, il avait lu le poignant récit des supplices endurés par un Père mariste, en Cochinchine, et son cœur avait bondi d'admiration et d'envie. Il s'était senti tout à coup fort comme un lion, courageux comme un marin, capable d'accepter les tortures sans crier : Assez ! en récitant les prières exprès pour empêcher le corps de trop souflrir.

Il me serrait les mains, parlant avec précipitation : Si tu savais, Louis… tu ne peux pas t'imaginer ! On lui entrait des pointes… on le brûlait, on lui faisait un mal ! – Crie tout de suite : « À bas le bon Dieu ! et nous te laissons ! » Et lui, sans avoir peur, il disait les litanies de la Vierge : « Étoile du matin… » – Tu nous braves ? un clou !… « Porte du ciel… »  –  Tiens, un autre !… « Tour d'ivoire… » – Les tenailles rougies !… Tout le temps comme ça… il priait… il ne sentait pas… il était martyr. Être martyr… quelle grâce ! Il n'y a rien, rien au-dessus, rien.

Tandis qu'il délirait, plusieurs mèches de cheveux collées à son front blanc et moite, je l'écoutais avec effroi, n'osant l'interrompre.

Et soudain, par un prodige de la pensée, j'eus la vision anticipée, nette et terrible de Poule missionnaire, tel qu'il serait dans trente ans, maigre sous une soutane en loques, chaussé de gros souliers, pas de linge et la barbe longue. Près d'un cactus épineux, il était debout sur un tertre, par un jour de grand soleil, brandissant un petit crucifix de bois, au milieu d'une foule circonspecte d'hommes et de femmes tatoués, demi-nus. Le ciel était partout bleu, d'un bleu africain, et de minces fumées s'échappaient des huttes coniques.

– IV –

Quinze jours s'écoulèrent. Depuis qu'il m'avait fait cette confidence, Poule n'était plus le même. Lui d'ordinaire si grave, d'une sérénité si communicative, avait maintenant des gestes brusques, des regards saccadés, d'inquiètes attitudes. Il n'écoutait pas mes questions, ou hâtivement me jetait d'étranges réponses. Il me fuyait.

Cette semaine-là, deux fois il resta court au beau milieu de sa grammaire latine, obligé parmi les chuchotements de se rasseoir avec un 4, la note : médiocre. Nous composâmes en histoire sainte : il fut le septième. Les professeurs étaient consternés. M. le Supérieur, m'ayant fait appeler à la bibliothèque, me demanda avec un visage sévère de lui avouer ce que j'avais fait à mon condisciple pour le mettre en ce déplorable état.

Cependant on allait atteindre le 3 juin, qui était le jour de grande sortie trlmestrielle, attendu de tous avec une exubérante impatience. Poule, à l'opposé des autres, paraissait plus tranquille et plus réfléchi à mesure qu'on approchait de la date bienheureuse. Il avait complètement recouvré son application d'élève modèle ; nulle trace en lui ne subsistait du trouble qui l'avait agité un instant.

La veille, à la récréation du soir, nous causions de choses insignifiantes, quand il me dit avec élan :

– C'est fini, tu sais ? Je ne serai jamais  missionnaire… Jamais.

Je demeurai saisi :

– Comment ! Tu ne veux plus ? toi ? toi ?

– Ce n'est pas moi, continua-t-il, c'est papa. Tu te souviens qu'il y a trois semaines, mon père, de passage à Orléans, est venu me chercher en voiture et qu'il a demandé à m'emmener pour la journée ? M. le Supérieur a accordé la permission. J'ai mis une chemise blanche et je suis parti. Depuis longtemps je pensais : « Il faudra pourtant que je le lui dise… j'ai même trop tardé ; mais je n'osais pas ; je voulais choislr le moment ; et aussi la peur qu'il me refuse du premier coup. L'autre jour, en moi-même je me jurai : ça sera pour aujourd'hui. J'attendis qu'on eût déjeuné ; après, nous allâmes nous promener au delà du pont, du côté d'Olivet. Il faisait bien beau, papa riait, personne ne passait… Alors, tout bas, je comptai : un, deux, trois ; je prononçai : Jésus, Marie, Joseph… et je lui dis : « Papa, il y a une chose que je ne peux plus te cacher. Je veux être missionnaire. » Il me regarda, puis il se mit à pouffer : « Ah ! le gros gamin !… » Je lui répétai ma volonté, cette fois avec plus d'assurance, expliquant mes raisons, pourquoi j'y tenais tant ! Il m'écouta, d'abord sérieux, puis, les traits changés, le front rouge, avec ses veines qui se gonflaient partout… Enfin, enfin… ça serait trop long à te raconter. Il s'est mis dans une colère ! Il bavait… Quelle colère ! « Jamais, entends-tu ? C'est encore tes … (ici un gros mot, Louis) … d'abbés qui t'ont fichu ça en tête… Jamais ! J'aimerais mieux te voir mort ! oui, mort ! Et tu n'en feras pas de vieux os dans ton séminaire, je t'en réponds ! J'ai payé l'année, tu resteras jusqu'aux vacances… Mais pour après… fie-toi à moi ! » À ce moment, j'étais très brave. J'ai répliqué… Quoi ? je ne sais plus. Il s'est arrêté, et il m'a donné une gifle… sur la route. Un homme qui passait en cabriolet l'a vu… J'ai pleuré, je n'avais pas de mouchoir… j'étais très malheureux… Depuis j'ai bien pensé. C'est mon père, après tout : je dois lui obéir. Je lui obéirai. Et maintenant je suis consolé. Ça ne me fait plus de chagrin. Plus du tout, je t'assure. »

Il semblait, en effet, très résigné, le visage doux, regardant les premières étoiles instantanément écloses.

– V –

Le lendemain matin, ce fut dès l'aube une allégresse vive et tapageuse par tous les dortoirs, depuis celui des « philosophes » jusqu'au nôtre, dont les fenêtres ouvraient sur les champs baignés de lumière, à perte de vue. Les portes vitrées claquaient, les ruisselants lavabos étaient assiégés, leurs robinets tout ouverts. Sur les lits tumultueux se prélassaient, bras ballants, les beaux habits des dimanches, brossés, raccommodés, munis de leurs boutons, et les planchers résonnaient sous les coups de talons rageurs des petits pieds aux prises avec les dures bottines neuves.

Quand nous fûmes prêts, les cheveux une dernière fois mouillés, le ceinturon bien agrafé sur le ventre et la casquette inclinée sur l'oreille droite, nous descendîmes en rang, deux par deux, au réfectoire où nous attendaient de vastes bols de café au Iait fumant. Puis, toujours en ordre, nous partîmes – la petite division seulement – pour la gare de Saint-Mesmin, une maisonnette isolée à une lieue, dans la campagne.

C'était ainsi les jours de sortie trimestrielle ; nous allions les premiers prendre à la station le train omnibus de 8 heures 40 qui nous mettait en dix minutes à la gare d'Orléans, où se trouvaient réunis, pour nous recevoir, parents, correspondants et amis, agitant des mouchoirs, faisant signe avec des cannes et des ombrelles.

Je donnais le bras à Poule qui, ce matin-là, me semblait très heureux. Quoiqu'il ne me parlât que par intervalles, il avait sur les lèvres et dans le regard quelque chose de souriant et de pur qui signifiait l'intime joie d'être au monde quand on est petit, quand on est sage, et que le soleil flamboie magnifiquement. Je ne lui disais presque rien non plus, et nous allions, aspirant la saine odeur des champs de luzerne qui bordaient la route. Des alouettes s'envolaient des blés, par couples, montaient en gazouillant l'une près de l'autre, se dépassant et se rattrapant dans l'air bleu. Nous les suivions des yeux, s'élevant à de telles hauteurs qu'on ne les entendait plus et qu'elles semblaient ne devoir jamais redescendre. Les derniers de la file, nous nous attardions, à la queue, à côté de l'abbé Bienvenu qui, nu-tête, le chapeau à la main, lisait en chuchotant son bréviaire de drap noir.

Nous arrivâmes. Après avoir traversé l'unique salle d'attente où picorait une poule pattue qui s'enfuit à notre approche, effarée, nous allâmes de suite nous ranger sur le quai, au bord de la voie.

Dévorée de soleil, avec ses volets clos et son écrasant silence, la station paraissait inhabitée. Personne. Dans l'étroit jardinet, que coupaient les fils du télégraphe, oscillaient à peine, au milieu d'une corbeille de géraniums, ces flexibles panaches neigeux qu'on appelle des balais. Installé sur la brouette aux colis, un chat dormait et, toute plate, déserte à gauche, déserte à droite, déguerpissait la voie jaune, solennelle, interminable.

Soulevant sa casquette brodée d'or, le chef de gare parut. Il inspecta le cadran, puis à haute voix :

– Dans quatre minutes, les enfants, vous allez voir passer le grand express.

Le grand express ! Celui qui ne s'arrête jamais ! Quel bonheur !

– Et de quel côté vient-il ? monsieur !

Il étendit la main à droite :

– Par là.

J'entraînai Poule dans un coin, un peu à l'écart :

– Mettons-nous ici, nous verrons mieux.

Cependant on n'apercevait rien dans la direction indiquée… rien… et nul bruit, même imperceptible, ne troublait le lourd sommeil des plaines, des bois. Mais bientôt un point noir, un point gros comme une mouche troua le ciel mauve, au ras de l'horizon. Et ce point semblait immobile, n'avançant ni ne reculant, mais de minute en minute grandissant sur place avec une rapidité lente et sûre, une rapidité insaisissable, prodigieuse, surnaturelle. En même temps un ronflement, très doux d'abord, puis sourd et déjà menaçant, puis plus écrasé, puis d'une insistance féroce, continue, remplissait l'espace. De seconde en seconde, le grondement se précipitait, sauvage. Et soudain, comme à quarante mètres, crachant de la suie, jetant des excréments de braise, la locomotive surgissait, bête trapue, avec son grand cou noir, Poule bondit et se mit à courir au devant d'elle, sur la voie, le visage dans ses mains… Il courait de toutes ses forces, comme s'il voulait l'arrêter… Quels cris nous poussions !… Le chef de gare avait pris à terre une cloche qu'il agitait, sans savoir, livide… Puis la terre trembla, se souleva sous nos semelles, une grosse bouffée chaude souffleta nos visages, un papier blanc vola…

Et dans un fracas de tonnerre le train parut, disparut, déjà loin, loin, bien loin dans la poussière, à des lieues… tout au fond de la campagne retombée en une paix souriante.

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Sur le sable de la voie aucun débris ni lambeau de chair ne traînait parmi les cailloux… Pas une gouttelette de sang sur la lame polie des rails. Nous nous regardions tous, chancelants, en sueur ; et l'on n'entendait que les timbres obstinés d'une sonnerie électrique, carillonnant sans discontinuer dans le bureau.

………………………………………………………………………………………

…J'ai su que, plus tard, on avait ramassé, tout hachés, épars sur les talus à de grandes distances, les membres de mon petit ami, déchiquetés et saignants comme ceux du missionnaire dont il avait rêvé le martyre… Et sa tête… sa pauvre tête… l'homme d'équipe la retrouva dans la lampisterie où, crevant une vitre, elle était venue, comme un boulet, éclater sur la planche aux fanaux, parmi les bidons d'huile et les lanternes éparpillées…


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