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Henri Lavedan

PETITES FÊTES

1896


Les noisettes
Le tuyau
Vingt-cinq mille
La princesse Darialof
Le secrétaire
L'échappé des flammes
Quia pulvis
La bonne idée
Le défi
Nuit de Noël
Le vertige
Reçu
Lits de jeunesse
Dans le temps…
Carnet d'un petit châtelain

 

LES NOISETTES

Pour échapper à la lourde chaleur de ce dimanche de juin, Gladys Harvey, l'exquise et célèbre demi-mondaine qui sait le mieux saluer en voiture, celle dont tous admirent la grâce distinguée quand elle passe vers les cinq heures, avenue du Bois, seule dans son vis-à-vis sobrement attelé, venait de se retirer au fond d'un discret boudoir de son hôtel, ce pittoresque et ridicule petit hôtel moyen âge de la rue Bougainville si bien aménagé pour le plaisir, avec ou sans amour, et par la porte secrète duquel sont entrés et sortis durant… – mettons dix ans – tant de furtifs messieurs très bien, feuillets humains détachés depuis de l'agenda, du block-notes de sa vie !
Vêtue d'une délicieuse toilette mauve, telle en beauté à peu près que la peignit un jour, de pied, Madrazo, Gladys, un éventail de marquise aux doigts, rêvait ce jour-là, parmi les coussins, déplacés et replacés si souvent selon les hasards de la conversation. Elle attendait le richissime comte Norodoff, secrétaire à l'ambassade de Russie, son maître et seigneur depuis un an bientôt. En bas, dans la salle à manger, parmi les pièces d'argenterie disposées sur les dressoirs, scintillait un samovar d'or qu'il lui avait donné. On y faisait le thé quelquefois ; et tout bouillant, au sortir de la fastueuse chaudière, il paraissait plus vermeil et plus blond, comme si l'on y eût mis infuser des louis, et véritablement ce n'était plus du thé, mais de l'or liquide et fumant qu'on buvait dans le saxe et le chantilly.
Cependant le comte ne venait pas, et Gladys demeurait calme. Elle faisait même semblant de l'attendre, car au fond elle savait bien qu'il ne viendrait pas aujourd'hui, après la petite explication très sèche qu'ils avaient eue le matin même, à propos de rien, parce qu'elle avait dit qu'elle aimait la Pologne. Il n'en fallait pas davantage pour qu'il boudât huit jours. Elle jouait même assez adroitement de cette sympathie – native chez elle – pour un peuple opprimé. Aussi, quand elle éprouvait le besoin d'être seule pendant plusieurs jours, non point pour tromper le comte, mais pour l'oublier un peu, ce qui est si agréable quand on est trop ensemble le jour et la nuit, elle savait qu'elle n'avait qu'à s'écrier avec enthousiasme : Oh ! ces Polonais !… ou encore à entamer une mazurka de Chopin pour qu'aussitôt Norodoff disparût. Il ne revenait que précédé de cadeaux princiers. Pauvre Norodoff ! Mais pauvre elle aussi ! car il n'était guère amusant. Très vide, aussi vide que le samovar, sa belle tête slave à favoris blonds ! Et puis, n'y a-t-il pas des instants, des matins, des après-midi, des soirs, où l'on se dit qu'il est pénible, même pour une Gladys Harvey, d'être fidèle à un amant qu'on tromperait à coup sûr s'il était votre mari, avec la secrète approbation du monde qui n'en interromprait pas d'une minute son estime pour vous ?
Elle s'enfonçait de plus en plus dans sa mélancolie quand la femme de chambre, entrant avec cet air grave et posé que semble leur donner à toutes le service quotidien de l'amour, dit à demi-voix :
– Madame, il y a un jeune homme qui désire voir madame.
– Un jeune homme ? qui cela ?
– Je ne sais pas, madame, c'est un collégien.
– Allons donc ? et Gladys éclata d'un petit rire doux plein d'indulgence.
– Est-ce qu'il a dit son nom, au moins ? Des collégiens ?… Mais je n'en connais plus !
– Il ne veut pas, madame, je lui ai demandé.
– Qu'est-ce qu'il veut, enfin ? fit la jeune femme dressée sur sa pile de coussins.
– Vous voir, vous parler… Oh ! il dit qu'il ne s'en ira pas sans vous avoir vue.
– Ah ! il veut… Eh bien ! faites-le donc entrer, je ne serais pas fâchée non plus… En voilà un gamin que je vais secouer !
Et Gladys aussitôt, s'étant renversée au fond du sofa, après s'être adressée à elle-même dans une des glaces un rapide sourire d'encouragement, prit pour accueillir le collégien – avec toute la naïveté de sa coquetterie professionnelle – la même pose qu'elle eût savamment choisie pour capter un archiduc.
Mais on entendit la voix de la femme de chambre qui disait : par ici, Monsieur.
Et le collégien entra.
Il était pareil à tous les collégiens, sous son air de garçon grande fille, sa tunique à boutons d'or et ses chaussettes bleues. Il portait une cravate flottante en soie noire et tenait à la main, avec son képi, une paire de gants blancs d'officier. Le visage pâlot, et encore imberbe , offrait de la finesse, les traits étaient délicats, le front jeune, et la bouche entr'ouverte, qu'ombrageait à peine un duvet blond, laissait voir une rangée de petites dents très blanches, semblables à ces premières quenottes de l'enfance que certaines femmes privilégiées conservent toute la vie piquées dans leurs gencives de corail. Il avait fait quelques pas, tandis que la femme de chambre se retirait sans bruit, et, à présent, debout au milieu du salon, il contemplait Gladys, l'enveloppant d'un regard admiratif et troublé où se lisait néanmoins une volonté déjà très ferme de petit homme. Cette dernière n'avait pas fait un geste, ne s'était pas levée pour s'avancer au-devant de lui ; énigmatique et demi-souriante, elle soutenait, sans trouble comme sans effort, l'hommage naïf et muet du potache, avec la sérénité d'une reine que l'adoration n'étonne plus. Cependant, lorsque plusieurs secondes se furent écoulées dans un silence qu'elle jugea de durée suffisante, Gladys, toujours immobile et d'apparence aussi glacée, demanda d'une voix pratique et sans inflexions :
– Qu'y a-t-il pour votre service, mon petit ami ?
Le collégien hésita un instant, mais ce fut si court, si rapide que seuls les yeux expérimentés de Gladys et qui savaient lire à l'avance sur les visages, dans les gestes, même dans la façon des silences, les pensées que la bouche allait formuler, pouvaient s'en rendre compte ; puis, il s'avança, s'inclina un peu, comme s'il réclamait l'indulgence pour son audace, et il dit simplement, sans embarras :
– Je vous aime.
Gladys n'éclata pas de rire, elle ne sourit même pas. Elle était des rares et dernières grandes dames de la galanterie que ce mot redoutable et sacré : l'amour, qu'elles passent pourtant leur vie à balbutier sans le comprendre, impressionne et rend pensives.
Elle soupira, prise de compassion :
– L'amour ? Vous savez donc ce que c'est !
– Non, madame. Mais je crois que je pourrais vous l'apprendre.
– À moi ? à moi ? m'apprendre ?… Quel âge avez-vous ?
–  Dix-sept ans et demi.
– Vraiment ? Et elle songeait : « Celui-là, au moins, il n'est pas comme les autres, il se vieillit. »
– Dix-sept ans, épela-t-elle du même ton qu'elle eut dit soixante-dix-neuf ans. Mais c'est un âge cela !… Asseyez-vous donc !
Il prit un siège, ni trop loin ni trop près d'elle. Il avait l'air très calme et très résolu, il se tenait bien, ses mains ne tremblaient pas, son trouble se manifestait seulement à la façon dont il se passait à toute minute la langue sur ses lèvres qu'il avait sèches et brûlantes.
– Alors, homme de dix-sept ans que vous êtes, vous m'aimez ? Il ne peut pas y avoir bien longtemps.
– Ne vous moquez pas de moi. Il y a trois semaines. J'étais allé chez un de mes amis dont le père vient d'acheter l'hôtel, au 12, presqu'en face.
– M. de Turinge ?
– Oui, Vous le connaissez ?
–  De vue seulement.
– Je vous dis… J'étais là. J'y avais déjeuné… Après, je suis monté dans sa chambre il m'a laissé seul, il avait une Iettre à écrire… Alors, comme je regardais à la fenêtre, je vous ai vue, vous, accoudée à la vôtre. Vous aviez une robe pareille à celle-ci, mais rose… C'était un jeudi.
– Votre jour de sortie ?
– Oui, je ne sais pas ce qui m'a pris, mais je vous ai trouvé tout de suite jolie, jolie comme une actrice, j'avais envie de descendre et de passer sous votre balcon pour vous saluer. Vous aviez des fleurs à la ceinture, près d'une grande boucle comme on en voit aux femmes, sur les anciens portraits… Je ne vous ennuie pas ?
– Non, allez, allez.
– Je suis resté très longtemps à vous regarder… Et puis, il y a un monsieur, un blond, qui est venu à son tour un instant près de vous sur le balcon. Ensuite, vous êtes rentrée en laissant la fenêtre grande ouverte, et j'ai vu qu'il vous embrassait sur… sur votre bouche.
– Petit curieux. Et c'est tout ? Depuis ce temps-là…
– Quand mon ami est revenu, – il a un an de plus que moi, il est en rhétorique, moi je ne suis qu'en seconde – je lui ai demandé comment s'appelait cette dame que je venais de voir au balcon d'en face… Il m'a répondu d'un drôle d'air : « C'est Gladys Harvey… la fameuse Gladys… tu ne sais donc rien ?… » Mais j'ai peur de vous fâcher…
– Allez, allez donc !
– C'est que… vraiment, madame… c'est si fort .
– Allez ! je vous dis… c'est la fameuse Gladys… tu ne sais donc rien…
– Non, je ne sais pas… « Eh bien ! tout le monde l'a. » Je vous… je vous jure que je ne l'ai pas cru… j'étais bouleversé, et en même temps j'étais content… Il me semblait que c'était moins difficile pour moi que si vous étiez une vraie dame… Vous me comprenez ? J'ai toujours peur… je vous parle… là… tout à fait à cœur ouvert… J'ai demandé à mon ami : « Tout à l'heure il y avait avec elle un monsieur blond : ce n'est pas son mari ?» Elle n'en a pas, m'a-t-il répondu, que veux-tu qu'elle en fasse ? C'est celui qui… l'entreprend… ou qui l'entretient… je ne me rappelle plus le mot au juste qu'il a dit… le comte Norodoff… il a une très grosse fortune… Alors…
– Alors ?
– Alors… depuis… je ne pense plus qu'à vous, je ne dors plus… je vous vois tout le temps, partout… Vous êtes dans ma chambre… en classe, dans mes dictionnaires… J'écris votre nom sur les marges de mes corrigés… Je m'embrasse le fond des mains en pensant que c'est vous… À l'instant, quand je suis entré… j'ai cru que j'allais pleurer…
– C'est joli… Enfin, qu'est-ce que vous voulez, monsieur ?… dites-le ? Nous verrons si c'est raisonnable.
Gladys s'était redressée, ses grands yeux étonnés gardaient cette expression interrogative qui lui est d'ailleurs coutumière, et qui donne à sa physionomie un cachet d'étrangeté si spéciale. À présent le collégien se taisait. Gladys insista :
– Parlez ! je l'exige.
– Eh bien ! déclara-t-il avec un effort, je voudrais d'abord… avoir un gant de vous… un grand gant…
– Un bas, tout de suite ?
Il sourit et devint rouge.
– Ah I j'aimerais bien aussi un bas.
– Bon, approuva-t-elle… Nous disons d'abord : un grand gant et un bas… Est-ce tout ?
– Non, je voudrais encore… votre photographie.
– Comment ?… assise… debout ? en robe montante… ou décolletée ? …
– Celle qui vous ressemble le plus… celle que vous donnez à vos parents.
– Gentil petit ! pensa Gladys. Et à haute voix : Gant… bas… portrait… Ensuite ?
– Ensuite… ensuite… Il se tut ; puis, s'armant de courage : Ensuite, vous embrasser… comme ce Norodoff…
– Oh ! oh ! fit Gladys.
Il croyait qu'elle allait se révolter à cette dernière prétention, il n'en fut rien, elle se contenta de hocher la tête, mais sans colère, et plutôt avec une discrète malice. Ainsi, elle voulait bien, elle consentait. Quel rêve insensé !
Elle s'était levée, elle était debout maintenant, dans sa jolie robe lilas, dans ses jupes légères au bas desquelles bougeait son pied ; une de ses mains jouait avec les dentelles qui moussaient sur sa gorge.
– Et c'est tout, ajouta-t-elle presque bas, vous ne désirez rien d'autre ?
Une grande pâleur l'envahit :
– Je ne sais pas … madame … Je crois bien que si… mais…
Il s'arrêta, saisi de terreur, car elle s'avançait sur lui tout à coup, menaçante et l'œil irrité. Elle fit ainsi deux pas, tendant vers la porte son beau bras demi-nu, et, d'une voix impérative, elle lui dit : « Sortez ».
À ces mots, le collégien quitta toute prudence, et ayant frappé le tapis du salon, il déclara en rageant :
– Rien du tout, je reste, et je reste…
Alors Gladys, dont la colère apparente n'était qu'un jeu comme chez elle tous les sentiments, Gladys, la princesse Caprice, comme on l'appelait, qu'un vague respect avait arrêtée d'abord au seuil de cette vierge adolescence, mais qui savait aussi dans quels bras stupides et honteux la plupart des jeunes gens vont un après-midi se faire inviter à l'amour, sans prendre même le chemin du plaisir, Gladys n'hésita plus.
– Votre nom ?
– Jean.
– Eh bien ! Jeannot, voilà mes lèvres.
Il n'eut pas le temps de répondre, car elles étaient déjà sur les siennes.
………………………………………………………………………………
– Quand pourrai-je revenir vous… te voir ? implorait l'enfant qui paraissait fait homme, aux genoux de Gladys, attristée.
– Je ne sais pas… je vous écrirai… adieu, partez… mon petit.
– Adieu… je ne sais plus où j'en suis… je vous aime… adieu.
Il s'éloignait déJà quand soudain Gladys poussa un charmant et frais éclat de rire.
– Qu'avez-vous ? lui dit-il en se retournant, c'est de moi que vous riez ?
– Non, fit-elle… là… là… là…
Et du doigt, elle lui montrait sur le sofa où ils se tenaient encore embrassés tout à l'heure… elle lui montrait deux noisettes, deux petites noisettes… intactes…
Il rougit.
– C'est vrai, balbutia-t-il… j'en avais dans ma tunique…
Gladys avait pris dans le creux de sa main les deux petites boules, rondes comme des billes d'agate, et dont la vue seule la troublait, lui rappelant l'âge du gamin de collège dont elle avait reçu le touchant et maladroit premier baiser. Déjà elle les portait à sa bouche pour les casser ; mais, se ravisant tout à coup, elle les regarda de près et, ayant constaté qu'aucune n'était fendue : « Non, dit-elle, je les ferai monter, ce sera un porte-bonheur. »
Aujourd'hui, le collégien est lieutenant ; dix ans de plus ont passé, rapides comme un soir, sur les belles épaules inattaquables de Gladys ; mais certains jours d'été un singulier petit bracelet danse à son poignet nu : deux noisettes, deux vraies noisettes, au bout d'un fil d'argent.

 

LE TUYAU

Ce matin-là, le baron de Volée se réveilla très maussade, contre son habitude, car c'était bien le petit gros baron qui se faisait le moins de bile de tous les barons de Paris. Sans doute il avait vécu, et il vivait même encore un peu, de temps en temps, au changement de saisons. Évidemment, il n'avait pas eu la main très heureuse autrefois en se mariant avec mademoiselle de Malaque, à coup sûr il avait gaspillé, sans beaucoup s'amuser, la moitié d'une assez ronde fortune ; mais arrivé tout proche de la quarantaine, il lui avait poussé soudain un petit ventre de sagesse, et il s'était dit : « Rangeons nos vices, il ne s'agit plus de se conduire en enfant, baron. » Et il s'était tenu parole, par intermittences. Il n'avait pas tardé d'ailleurs à reconnaître la profonde vérité d'une phrase qu'il avait coutume de répéter sans cesse et qu'il semblait avoir adoptée pour devise : « Tout se rattrape. »
En effet, à la suite de scènes diverses avec sa femme, cette dernière s'était séparée de lui et, trois ans après, il avait eu la joie d'obtenir enfin son divorce, ce divorce dont il avait rageusement fait une question personnelle. Il n'était pas sans savoir alors qu'à cette nouvelle beaucoup de gens, parmi lesquels d'honorables, lui fermeraient leur porte ; mais, Seigneur ! la sienne à lui, Volée, n'était-elle pas désormais large et grande ouverte ? C'était le principal. Et puis, tout se rattrape. Une nouvelle preuve, c'est qu'au moment où il recouvrait sa liberté il héritait – en plus des vingt qu'il avait déjà – quinze mille livres de rente d'une pauvre petite tante oubliée, égarée dans le Bordelais, une de ces parentes discrètes qui vous épargnent jusqu'au souci de les pleurer. C'est des morts si prévenants qu'ils se mettraient eux-mêmes en bière pour ne déranger personne, si la chose était possible. Depuis ces aubaines, le baron avait mené une vie nouvelle, la vie calme et honnêtement déréglée qui seule était sa fin. On le citait à l'Épatant, dont il était un des membres les plus assidus, pour sa tranquille philosophie et son bon sens vicieux. Il jouait rarement, et petit jeu. Quant aux femmes, il les aimait toujours, mais de la force grandissante de son mépris : « Elles me plaisent, déclarait-il, par leurs côtés grotesques. C'est comme les orchidées que j'adore plus elles sont hideuses et saugrenues. Il n'y a pas à dire, voyez-vous, regardez une femme un instant –sans aucune pensée d'en bas, j'entends, et avec l'œil épuré d'Abélard, et convenez qu'il est impossible de voir quelque chose d'aussi comique et d'aussi sot que ce polichinelle à bosses molles ! Une petite tête, une petite cervelle, un tout petit cœur. Des jambes trop courtes et des cheveux trop longs. Quant au reste… » On ne le laissait pas achever, et il était forcé d'interrompre ses blasphèmes.
Quelques-uns, croyant bien connaître à fond leur ami, prétendaient que ce dénigrement affecté de la femme avait pour cause unique chez lui l'état de sourde colère dans lequel l'entretenaient les écarts de la baronne. Cette hypothèse était peu vraisemblable. En effet, le baron ne manifestait jamais la moindre émotion quand le nom de sa femme, à présent remariée à sir Richard Greyman, un ancien officier de l'armée anglaise, établi à Paris depuis sa démission, était prononcé devant lui. Au contraire, il parlait volontiers et avec infiniment d'aisance de celle qui avait occupé – pour ne pas dire préoccupé – sept ans de sa vie, et même un jour qu'un camarade, encouragé par son détachement, s'était laissé aller à énumérer tout haut la liste des amants qu'on prêtait à sa femme depuis leur divorce, Volée avait secoué la tête et s'était contenté d'affirmer : « Possible, mais ça n'empêche pas que je l'ai eue avant eux ! » Et tout le monde avait trouvé le mot profondément juste, en même temps que digne d'un sage.
Donc, la semaine dernière, quand le baron, après avoir ouvert ses yeux reposés de la fatigue du monocle, reprit possession de son moi, samedi matin vers les dix heures un quart, et qu'il se sentit tout mélancolique en dépit des agaceries que lui faisaient à travers les rideaux une bande de rayons de soleil dont quelques-uns vinrent lutiner son crâne, il fit la grimace, étendit les bras en croix sur ses draps et se demanda laborieusement quelle pouvait être la cause de ce réveil manqué. Tout en considérant en face de lui, pendues à la muraille, les deux superbes épreuves en couleur gravées par Hunt, d'après J. Pollard : Quicksilver Royal mail et A view on the highgate road, qui recevaient quotidiennement son premier regard et sa première pensée, il songeait : « Non, c'est trop bête. Qu'y a-t-il ? Je suis bien portant, je n'ai pas prêté d'argent à un ami, je n'ai plus de femme, pas d'enfant, je suis mon maître absolu, la vie est gentille ! Encore une fois, qu'y a-t-il ? » Il en était là de ses recherches quand tout à coup il leva le poing vers son ciel de lit : « Ah ! parbleu, je vois ce que j'ai ! Je le vois. J'ai l'Exposition. Pas autre chose. »
Il envisagea rapidement toutes les prétendues attractions de cette foire cosmopolite : « La tour ? une infirmité. Les fontaines lumineuses ? Bonnes pour ceux qui aiment les feux d'artifices… Les restaurants mardi-gras ? odieux. Décidément j'aime mieux Paris sans galerie des machines – cette gare qu'ils ont le front d'appeler un palais – et ça n'était pas la peine de planter des poutres dans le Bois, ni de me défoncer mes Acacias ! Il n'y a qu'une chose de pas mal à l'Exposition, c'est la petite femme qui vend des bijoux dans le Chalet Suédois. Elle est laide bien entendu, toutes les femmes le sont plus ou moins, mais elle a un je ne sais quoi dans l'œil et dans le sourire… de très Stockholm… Enfin, c'est tout de même trop peu pour retenir les Parisiens. » Il se dressa sur son séant, et aussitôt son parti fut pris : « Je vais demain à Chantilly, parce qu'un homme comme moi ne peut pas rater le Derby et, lundi matin, je file en Espagne pour six semaines. J'aurai chaud, mais on a chaud partout, même à l'Exposition ! »
Sans prendre la peine de passer son vêtement de chambre, il se précipita hors du lit, s'assit en chemise à sa table, et écrivit séance tenante quatre lignes à son notaire, maître Artaud de Barrechêne, pour le prier de lui faire remettre, sous quarante-huit heures, dix mille francs dont il avait un urgent besoin, étant à la veille de s'absenter pour un voyage indispensable. Une fois l'adresse mise, et la lettre emportée par Valentin, son valet de chambre, le baron se sentit léger comme jadis le jour de son divorce et, par avance, en faisant tub avec délices, il savourait la joie qu'il aurait tout à l'heure, au cercle, en leur annonçant à déjeuner sa résolution : « Ah ! je vais bien les épater à l'Épatant ! »
Contre son attente, la plupart l'approuvèrent : « Une rude idée que tu as eue là ! Si j'étais aussi calé que toi… » et presque tous ajoutaient en lui tapant sur l'épaule : Heureux mortel ! Aucun ne pensait ce qu'il disait. Rentré chez lui dans l'aprèsmidi, le baron passa toute sa journée à terminer ses préparatifs de départ avec l'aide de Valentin qu'il se proposait d'emmener. Il se coucha vers les onze heures, ce qui ne lui était pas arrivé depuis sa Rhétorique, dormit comme une jeune fille et, le lendemain matin, les idées les plus riantes peuplaient son cerveau si parisien quand il pria Valentin de lui apporter son complet noisette, avec un gilet blanc et son chapeau gris. En s'habillant il pensait : La journée sera brillante, mais chaude.
Comme il tenait à pleines mains son gros vaporisateur, celui qu'il appelle le Krupp, qui est à musique, et qui joue le Père la Victoire dès qu'on presse sa pomme en caoutchouc, il se demanda soudain « Ah ! çà, jouerai-je, et si je joue, qui jouerai-je ? » Mais aussitôt il se cligna malicieusement de l'œil à soi-même dans la glace, en se rappelant qu'on lui avait parlé tout bas (des camarades sûrs !) d'un certain Cléodore… Ah ! mes enfants !… pas un mot de plus !… Le souvenir de toutes les belles petites sommes d'argent qu'il avait perdues au noble jeu des courses lui revint sans doute à l'esprit, par une impitoyable association d'idées, et aussi celui de tous les petits cartons de book… qu'il avait déchirés dans sa vie ; mais il éloigna vigoureusement ces anciens calices, jetant avec désinvolture sa phrase coutumière : Allons donc, tout se rattrape ! Et il se jura qu'il mettrait sur ce Cléodore vingt-cinq louis, pas un de plus, pas un de moins. Le cheval était à 9. Bénef honorable. À ce moment il se rappela tout à coup le billet qu'il avait écrit la veille à maître Artaud de Barrechêne. Comment la somme qu'il réclamait ne lui avait-elle pas encore été apportée ? Fâcheux contre-temps ! Ah ! ces notaires étaient bien tous les mêmes ! et une ombre passa sur le front de Volée. À onze heures, après avoir légèrement déjeuné, le baron, équipé de pied en cap, son billet de chemin de fer en poche, un bouton de rose-thé au revers de sa jaquette, un cigare aux lèvres, et balançant sa jumelle comme une fronde, descendait avec grâce son escalier, non sans bougonner par instants : Sacré Artaud ! je ne pourrai plus partir que mardi ! quand sous le porche il se heurta presque avec M. Firmin, le premier clerc de maître de Barrechêne. C'était une heureuse surprise ! M. Firmin pria le baron de l'excuser s'il n'avait pas pu venir plus tôt, mais dans ce moment-ci, débordés de besogne… enfin il les avait les dix mille, il les avait là… et les sortant de sa poche, il les lui tendit. Volée prit l'importante enveloppe qu'il glissa dans son portefeuille, et ayant serré la main du premier clerc, ce fut dans un parfait état de belle et saine humeur qu'il se renversa sur les coussins du louage qu'il avait au mois, en commandant au cocher : « Gare du Nord ! »
Le trajet fut ce qu'il était tous les ans : charmant et odieux. Même bousculade à la gare autour des wagons pris d'assaut, même lenteur des trains, et aussi même affluence de femmes en toilettes claires, en chapeaux suaves, à l'examen desquelles voulut bien s'intéresser le baron qui n'était pas aussi conséquent avec ses théories qu'on pourrait le croire. Après avoir fait la route en compagnie d'inconnus un peu fatigants qui semblaient sûrs de gagner, n'échangeant entre eux que de mystérieux propos, Volée trouva, entre deux portes, dans la petite gare de Chantilly, un ancien copain perdu de vue avec lequel il se fit véhiculer jusqu'au champ de courses dans la première voiture qu'ils purent trouver. Ce camarade avait disparu depuis deux ans du boulevard pour de brûlantes et majeures raisons de santé. En le revoyant fort, frais, superbe, le baron, dont l'amitié manquait parfois un peu de tact, s'était écrié : – Qu'est-ce qui m'avait donc dit que tu avais perdu tes cils ? Tu es mieux au contraire. Méfie-toi pourtant : Tout se rattrape.
Sur ces derniers mots, comme ils étaient rendus à l'entrée du pesage, l'ami, auquel cette conversation paraissait ne plaire qu'à moitié, s'éclipsa comme par enchantement à la grande surprise de Volée qui était en train de payer la voiture. Mais, dès que le baron eût commencé d'arpenter la pelouse qui s'étend devant les tribunes, il oublia tout, et il se rendit compte qu'il vivait, dans la plus large et la plus haute acception du mot. Il avait à la fois la sensation et le sentiment qu'il était unique, et que personne, dans toute cette foule brillante, ne pouvait être baron de Volée, malgré le vif désir qu'il dût en avoir. Cela était irréalisable, fou ! Il n'y en avait qu'un baron de Volée, et c'était lui, lui qui se promenait si bien, si chic, mieux que chic, avec un pantalon personnel et chaussé à miracle. L'un après l'autre, il enfonçait dans l'herbe ses pieds vernis qui lui semblaient honorés de le porter ; les petites brindilles de verdure de sa boutonnière lui chatouillaient le bas de la joue gauche ; il savait que son col de chemise ne pouvait pas faire de faute. Enfin, la seule pensée de toute sa personne si sympathiquement élégante l'attendrissait, et il constatait à part soi quand il se devinait regardé : « Voilà le bonheur, c'est ça… le seul qu'on puisse avoir. » Et cette intime jouissance devint si vive et si aiguë qu'elle se transformait, chez cet égoïste, en une sorte d'affection vague et universelle pour tous les êtres qui l'entouraient. Il aimait à cette minute toutes les femmes étagées dans les tribunes et qui semblaient de loin des massifs de fleurs animés ; il aimait les clubman au visage réputé, il aimait les princes Troubestkoy et Sagan, tous enfin, il les aimait en lui, et il éprouvait une respectueuse tendresse pour le roi de Naples, pour la reine, pour Joinville, pour Aumale, qui avait un si bel air (et si simple en même temps), avec sa tête de prince grand-papa, sa royale de neige et ses gants blancs.
Le baron, après avoir fait le tour des tribunes, promenait son chapeau gris sous les arbres qui ombragent les petits chalets du pari mutuel, il s'était même arrêté depuis quelques instants et il considérait avec une pitié infinie tous ces pauvres naïfs qui, n'ayant certainement pas comme lui un parfait tuyau… chut !… couraient d'avance à la perte, quand il entendit tout à coup derrière lui deux voix, une voix d'homme et une voix de femme qui s'exprimaient de la façon suivante :
– Je vous dis, ma chère amie, qu'il faut jouer Clover.
– Cléodore, mon ami.
– Vous êtes dans l'erreur, amie, désolé de vous le dire.
– Je suis sûre de mes renseignements, reprenait la voix de femme ; mais, après tout, si vous tenez tant à ce Clover, passez-moi vos vingt-cinq louis, je prendrai Clover, et il perdra.
La voix d'homme, à ces mots, s'adoucissant dans une inflexion satisfaite et reconnaissante, déclara :
– C'est cela ma chère, et merci de les mettre vous-même, vous savez que cela m'a toujours porté bonheur. Entendu Clover ?
– Entendu Clover ! Et l'entretien cessa.
Dès la première syllabe de ce court dialogue, le baron avait tressailli en reconnaissant, dans une des deux voix, celle qu'il n'avait jamais pu oublier malgré le temps et l'absence, celle de sa femme, et il n'avait pas eu besoin de se retourner pour être certain que c'était elle, son ex, comme il l'appelait, qui parlait avec sir Richard Greyman son mari, dont la large face immuablement rasée ne lui était point non plus étrangère, tellement de fois il s'était rencontré avec eux deux dans maints endroits publics, au théâtre, aux Acacias, chez ce farceur de Buffalo, et partout. Si blasé, si détaché des choses et spécialement de son ex que fût le baron, il avait ressenti une impression plutôt désagréable en surprenant cette fin de conversation ; il avait peur d'être ridicule à ses propres yeux, ce qu'il ne se serait jamais pardonné, et puis avait-il été vu ? Ne pouvait-on pas supposer qu'il les épiait et les écoutait à dessein ? Ah ! cela était fort désagréable et tombait mal, très mal, au milieu d'une journée si heureusement lancée. Mais, en même temps, voilà que, le doute s'insinuant dans son esprit, Cléodore cessa tout à coup, sans qu'il eût pu dire pourquoi, de lui inspirer cette solide confiance dans laquelle il s'était renfermé jusque-là.
Il avait beau se cramponner à présent, il sentait qu'il lâchait Cléodore, et que c'était d'ailleurs, bien qu'il ne l'eût jamais vu, un cheval très lourd, très ordinaire, et incapable d'arriver seulement troisième. Ses amis avaient cru le tromper et il avait feint de suivre leur astucieux conseil, mais il n'était pas un enfant, grâce à Dieu. Il connaissait les chevaux depuis l'âge de quatre ans, il avait dans sa chambre Quicksilver Royal mail et A view on the highate road, deux magnifiques épreuves sur chine. Sa femme n'y entendait rien, sir Greyman avait vu juste, et lui, Volée, prendrait Clover paisiblement, envers et contre tous. Là était le sac.
Aussitôt, sans plus tarder, il se dirigea d'un pas résolu vers le piquet de Gédéon autour duquel vociférait une foule âpre au gain. Après avoir manœuvré des coudes, il abordait enfin le précieux bookmaker, et portait déjà la main à la poche de sa jaquette quand il vit à ses côtés, presque à son bras, comme dans le mauvais temps ! sa femme qui se préparait, elle aussi, à parier. C'était jouer de malheur ! Si rapidement qu'il détournât la tête, leurs regards néanmoins se rencontrèrent et restérent accrochés l'espace de plusieurs secondes. Puis, par un singulier prodige, de féroces qu'ils étaient tout d'abord, ils devinrent insensiblement calmes, doux, et même bienveillants ; ceux de l'ex-baronne souriaient presque, et ceux du baron semblaient dire en leur langage muet, comme jadis à Fontenoy : « Après vous, madame l'Anglaise, pontez la première. » Mais celle-ci s'étant reculée d'une demi-semelle comme pour signifier nettement qu'elle n'en ferait rien, le baron, subitement refroissé, abdiqua toute courtoisie.
D'un air de bravade il saisit son portefeuille, et, comme il l'ouvrait, ses yeux tombèrent sur l'enveloppe de maître Artaud, l'enveloppe aux dix mille francs. Alors, cet homme qui était, dans le courant régulier de la vie, aussi maître de sa tête et de sa bourse que de son chétif cœur, perdit en une seconde le plus élémentaire sang-froid. Se sentant regardé, observé par sa femme, il céda sur-le-champ à la pensée mesquine et puérile de la stupéfier et aussi de l'humilier par quelque pari follement audacieux. Il perçut là une façon de vengeance très snob. Ayant donc fait sauter le cachet de cire, il tendit à Gédéon les dix billets en déclarant d'une voix nonchalante : « Clover, cinq cents louis. » Gédéon dit simplement : « C'est gros, mais je donne » et il s'empara des dix billets qui tombèrent sans peser lourd dans sa sacoche. Madame Greyman avait pâli, ses doigts s'étaient même légèrement crispés sur les cinq petits bleus de cent francs qu'elle avait préparés ; mais elle se remit aussitôt de ce coup, et, par un sentiment féminin très naturel, voulant protester à sa manière et avec éclat contre la faute de mauvais goût que venait de commettre le baron, elle ne trouva rien de plus convenable comme riposte que d'abandonner le cheval défloré à la minute par le choix de son ancien époux, et de suivre sa première idée qui ne pouvait être que la bonne.
Pourquoi, d'ailleurs, eût-elle pris les restes du baron ? Sans compter qu'autrefois il perdait continuellement aux courses. Un pauvre ignorant ! Aussi bien en chevaux… qu'en tout ! Tandis qu'elle, Dieu merci ! elle suivait déjà des chasses à six ans, on ne la trompait point et elle savait de source certaine que les derniers galops de ce Clover avaient été navrants. Ce fut donc avec un air de prodigieuse sûreté qu'elle présenta ses vingt-cinq louis à Gédéon en nommant… Cléodore. Ce mot ne fut pas plutôt prononcé que le baron passa du rose au livide, et que sa femme connut la joie sacrée des bourreaux torturant leur victime.
Volée avait ouvert la bouche, il allait parler peut-être, commettre d'irréparables sottises, quand la cloche sonna. Tout le monde, à ce signal, se précipita vers les tribunes pour suivre la course ; il eut le temps de voir disparaître dans le flot le chapeau blanc de son ex…, et, demeuré seul, il s'enfonça, l'infortuné, dans l'épais taillis du pesage où des palefreniers sifflaient, étendus sur le dos au pied des arbres…
Et il pensait : « Ah ! elle est très forte, et j'ai été bien mis dedans ! Ils ont remarqué tout à l'heure que je les écoutais, ils ont fait semblant, pour m'emballer, de partir sur Clover ; quand j'ai filé, elle m'a suivi, elle m'a laissé jouer Clover, et une fois que j'ai eu risqué toute ma pauvre galette, elle a pris Cléodore, un cheval celui-là, tout à fait rude cheval. Dieu que je suis bête ! Enfin j'ai perdu cinq cents louis ! Belle journée, mon vieux ! Tu verras l'Espagne plus tard. »
Il retournait dans ses mains le petit carton de Gédéon en soupirant : un de plus qui va me rester ! quand une puissante clameur remplit les airs, et il entendit, de toutes ses oreilles, qu'il avait excellentes, il entendit le nom de Clover lancé, hurlé comme un cri de triomphe par plusieurs milliers de voix. Clover ! Clover ! Alors il eut, le baron, une légère faiblesse dans les jarrets, accompagnée d'un petit sentiment de fraîcheur à la nuque, et il se dit tout bas : « Clover à 7. J'ai gagné soixante mille francs ! » Trois fois de suite il se répéta le chiffre Soixante mille… pas cinquante… non, soixante, soixante mille. Il était absolument calme, comme dans les grands dangers : « Ce n'est que cela !» pensa-t-il, et il se jugea très solide, capable de supporter toutes les émotions, les chocs les plus violents. Mais soudain, le souvenir de Cléodore lui revenant à l'esprit, il s'imagina la fureur froide et sauvage de sa femme qui l'avait vu mettre ses cinq cents louis sur Clover, qui savait que lui, le baron, son ancien mari, gagnait à cette heure soixante mille francs ! qui allait sans doute faire part de cette heureuse nouvelle à Richard Greyman, si la chose n'était pas déjà faite, et intérieurement il bondit d'allégresse, en trouvant la vie bien combinée.
Il se précipita dans la direction de Gédéon qui l'attendait sans entrain, et déjà dans sa tête il décidait « Pas plus tard que demain soir j'invite toute la bande des amis à dîner à l'Exposition, et sur la Tour ! Il n'y a pas à chanter, c'est renversant cette Exposition, tout de même ! Quant à l'Espagne ? Eh bien ! elle ne s'envolera pas… Et puis, tout se rattrape. »

 

VINGT-CINQ-MILLE

Trois heures venaient de sonner à l'horloge du quartier, plantée ainsi qu'une large prunelle d'émail au beau milieu des bâtiments du dépôt, quand le capitaine Chandenier, adjudant-major au 29e dragons en garnison à Nantes, celui-là même qu'on avait surnommé Vingt-cinq-mille à cause de l'abus qu'il faisait de ce mot en le plaçant comme juron en tête ou en queue de toutes ses phrases, fit irruption dans le corps-de-garde.
– Mar'chal-logis, sav' vous si le conditionnel Vélin est sorti ?
– Il était sorti, mon capitaine, mais il vient de rentrer.
Chandenier tapa du pied.
– Vingt-cinq mille ! j'en étais dans le pressentiment… Appelez-le-moi.
Tandis qu'on envoyait l'homme de garde Massiottaz chercher le conditionnel au premier escadron, le capitaine, les mains plongées dans ses poches à les défoncer, se prit à marcher de long en large, en plein soleil, escorté de son ombre qui le caricaturait, ainsi qu'une grotesque ordonnance. Il avait l'air furieux, toute sa physionomie convulsée disait la colère légitime d'un supérieur, depuis ses oreilles sanguines, ses joues pareilles à deux tomates et ses sourcils hérissés, jusqu'à ses grosses moustaches poivre et sel qui lui bouchaient les narines.
Tel qu'un tuteur jaillissant d'un pot, dans sa botte était planté un bambou qui n'en sortait jamais, semblant faire partie intégrante de sa chaussure et, tout en allant et venant, il bougonnait, coupant ses apartés rageurs de petits crachotements détachés sans desserrer les lèvres, put… put… put… « T'apprendrai, put… put… espèce de fricoteur… put… put… » Un tic, ce put… put… une manie qu'il avait irrémédiablement gardée du temps, lointain déjà, qu'il était de la fanfare et qu'il portait dans le dos une belle crinière couleur de sang, car Chandenier n'était pas autre chose qu'un ancien trompette arrivé capitaine adjudant-major un pied devant l'autre, à force-à-force.
Loin de rougir de ses débuts, il aimait, au contraire, à les rappeler, le front haut. Quand il avait copieusement dîné, pinté plus sec encore que de coutume, on se faisait une bosse à la pension de lui demander ses anciennes histoires. Il n'y avait pas besoin de le prier beaucoup, le pauvre homme, pour qu'il parlât de la trompette, cette sacrée trompette qu'il avait su si bien faire chanter. Alors, il devenait lyrique, et il trouvait des accents.
– …Oui, messieurs… vous me croirez si vous voulez ?… quand je sonnais l'estinction des feux… comme ça des soirs de ciel… en été… ça retournait l'âme put… put… On pensait à des fleurs, à des dames… C'était put… put… comme un chagrin sourd ». On le plaisantait sans qu'il se fàchât.
Plus tard, à un moment où il avait été question pour lui d'un mariage (qui d'ailleurs n'aboutit point), il avait bien essayé de se corriger, mais en vain… Malgré toute sa volonté, jamais il n'avait pu se défaire de ce petit coup de lèvres professionnel, put… put…, comme s'il poussait dans l'embouchure de cuivre, et cette habitude était chez lui si forte que ses malheureuses lèvres, même pendant le sommeil, esquissaient encore le put… put… invétéré.
Cependant le conditionnel Vélin, ramené par l'homme de garde, se tenait à présent immobile et dans la position réglementaire, à trois pas environ du capitaine. C'était un garçon d'une vingtaine d'années, à l'œil espiègle et franc, avec un nez retroussé de Parisien, la taille souple et la jambe nerveuse sous le gros pantalon à basanes. Il ne bougeait pas, les talons joints, le visage empreint d'un parfait sérieux, qui laissait néanmoins percer çà et là une irrévérence profonde.
Sa vue parut ranimer la colère de Chandenier :
– Ah ! vous voilà, vous ? Vingt-cinq mille ! Vous êtes sorti tantôt ?
– Oui, mon capitaine.
– Je vous ai vu, et je vous ai suivi… Vous n'avez pas été surpris ?
– Si, mon capitaine.
– Vous avez eu tort, ving-cinq mille ! Mériteriez huit jours, avec le motif : « S'être surpris de se voir suivi par cet officier. » Écoutez-moi bien : Je vous méfie fortement d'avoir une put… put… chambre en ville, malgré la défense du colonel. Voilà trois jours que je vous rencontre dans les horizons du quartier, trois fois que je vous suis et trois fois que vous m'évadez. Faites-moi bien garde… put… put… que si je vous pince… quinze jours. Et je vous pincerai, put… put… Rompez.
Timidement, le conditionnel tenta de se disculper.
– Je vous jure, mon capitaine… permettez-moi… Mais Chandenier ne permit rien.
– Pas un mot, vingt-cinq mille, pas un point, pas une virgule ! Et inutile de jurer… Je vous connais, vous n'êtes qu'un simulateur.
Là-dessus, lui tournant le dos, il s'achemina, toujours sacrant, vers le manège où, plusieurs fois la semaine, il avait coutume de s'enfermer pour travailler son cheval d'armes, Troglodyte.
Rien au monde n'était plus fondé que les soupçons du capitaine. Au coin de la rue des Barres, à trois minutes du quartier, en face même du débit de tabac tenu par madame Prince et où plus de cinquante fois par jour entraient simples soldats, marchis et officiers, le conditionnel Vélin avait eu l'audace incroyable – d'autres diront la suprême habileté – de louer un petit entresol meublé. Du dehors on voyait les trois fenêtres ornées de rideaux clairs, mais rarement ouvertes. C'était là qu'à chaque instant de liberté il venait, rejetant bottes et basanes, quittant casque, latte et tunique, se laver à grande eau et gaspiller à pleines mains le savon, pour tomber ensuite, frais et joyeux au sortir des cuvettes, dans les bras d'une jolie fille qu'il avait arrachée à la couture un peu avant son départ de Paris, puis installée à l'entresol pris à son nom, pour plus de sûreté : « Mademoiselle Blanche Berlet, rentière. » Elle avait d'ailleurs tout de suite senti ce que la situation comportait d'épineux et de délicat. Jamais son ami n'avait eu à lui reprocher la moindre imprudence. Elle sortait peu, satisfaite de jouer chez elle à la madame et de surveiller la petite Bretonne qui venait en journée faire le ménage. De temps en temps, le dimanche, Vélin réunissait chez lui deux ou trois amis sûrs, engagés comme lui ; on mangeait de la galantine en bras de chemise, on combinait des grogs tout en tenant d'aimables propos, et ce volontariat s'écoulait sans trop d'amertume.
Le premier mois, tout alla donc bien. Par la porte de la maison, peu apparente et aussi étroite que celle d'un magasin, Vélin se faufilait, entrant et ressortant avec de grandes précautions. Tout danger semblait conjuré quand un jour, s'étant retourné par excès de prudence comme il rentrait et qu'il n'était plus qu'à dix pas de chez lui, tout à coup, à trente mètres par derrière, il aperçut le capitaine qui le reluquait avec un drôle d'air, son air put… put… celui qu'il avait quand il vous marquait huit jours avec le motif. Aussitôt le conditionnel avait tremblé dans son uniforme : « Bigre ! serais-je filé ? » Pour s'en convaincre, il n'avait eu besoin que de faire un ou deux crochets, mais comme il était leste et malin, en cinq minutes à peine, avec ses jambes de vingt ans, il avait brûlé la politesse à Chandenier tout déconfit.
Dès lors, ce fut entre lui et le capitaine une guerre incessante de tous les jours. Avec son gros flair d'ancien cavalier roublard qui avait connu, et même pratiqué, tous les bons tours, tous les fourbis et fonds de sac du métier, Chandenier sentait d'instinct la chambre en ville du conditionnel, il la reniflait, elle était là, pas loin… mais où ? Ah ? vingt-cinq mille ! sur la tête de Troglodyte il s'était juré de pincer le merle au nid, put… put…, nourrissant d'ailleurs pour le jeune homme une haine de soldat aigri, une haine à la fois violente et bon enfant. Elle avait eu pour point de départ des propos malveillants tenus par Vélin sur le compte de Troglodyte, et le capitaine n'admettait pas qu'on se permît de manquer à son cheval. Dehors comme au quartier, chacun pouvait, tant qu'il voulait, se moquer de lui, le bafouer, railler sa bêtise, sa pauvre tournure et ses façons grossières, on pouvait singer son tic, l'accabler de sobriquets, le baptiser Put… put… ou Vingt-cinq-mille ! on pouvait lui écrire des lettres anonymes, le desservir auprès du colonel… Tout cela, mon Dieu ! c'était la vie, le métier. On se déteste et malgré tout on s'aime… Et puis pour servir sous les drapeaux de France, on n'est tout de même que des hommes !… Mais dire du mal de Troglodyte, un être inoffensif, qui ne peut pas flanquer de la salle de police ! déshonorer une bête si belle, si bonne… Ah cela ! non… Et à force d'être ridicule, c'était presque touchant, la passion de cet homme à cheveux gris et qui avait la médaille militaire, aimant ce dada de toute la force de son cœur et de ses entrailles, lui parlant d'une voix qui devenait paternelle et douce, et se privant de tabac pour qu'il ne manquât jamais de sucre.
L'animal, un rouan de tombereau, massif et cagneux avec des boulets engorgés et des yeux pleins d'eau pareils à des yeux de vache, témoignait d'ailleurs une très vive tendresse à Chandenier : il le léchait sans dégoût, le couvrait d'une écume jaune et, dès qu'il le voyait apparaître, poussait des cris comme un porc qu'on saigne. Même, à la longue, à force de vivre dans la fréquentation de son maître, il avait fini par lui ressembler : il avait des mouvements de cou, des attitudes, des ports de hanches qui rappelaient ceux de Chandenier et, quand il pinçait les lèvres d'une certaine façon, vous auriez juré que lui aussi, Troglodyte, allait dire put… put… !
Deux mois s'écoulèrent, deux mois d'escarmouches à la façon des guérillas, pendant lesquels Chandenier ne découvrit rien. Tous les jours, dix fois par jour, le capitaine passait devant la maison sans se douter que le conditionnel et Blanche lui faisaient des pieds de nez à travers les rideaux. Il maigrissait ; il aurait pu placer son traité d'hippologie entre son ventre et sa tunique.
Une fois qu'il rôdait par la rue des Barres, vers les six heures, avec l'éternelle pensée en tête : la chambre en ville du conditionnel ! il demeura soudain cloué de saisissement et d'admiration. En face de lui, la fenêtre d'un entresol venait de s'ouvrir, et une ravissante jeune femme s'était accoudée au balcon. Leurs yeux s'étant rencontrés, il sourit gauchement en portant la main à la visière de son képi. Il avait le sang à la tête et les tempes lui battaient très fort. La jolie personne le regarda, puis referma tranquillement la fenêtre.
Ce soir-là, le ciel était charmant, rose et bleu ; Chandenier, rêveur, se promena très tard après son dîner sur la place Graslin et dans les allées du cours Cambronne. Rentré chez lui, il se regarda bien attentivement devant sa glace et ne se coucha qu'après avoir bu la moitié de son pot-à-l'eau.
Quarante-huit heures n'étaient pas écoulées qu'un notable changement s'opéra dans sa tenue comme dans ses manières. À présent, il avait le menton rasé de frais dès le matin, la moustache aiguisée à la pommade hongroise, et il affectait de porter des gants blancs, des gants glacés. Il ne punissait plus personne. Enfin, il découvrit avec une grande tristesse que, depuis six jours pleins, il avait oublié d'aller caresser Troglodyte. Pauvre Troglo ! Alors, il se rendit vraiment compte qu'il aimait et que toutes les puissances du monde n'y pourraient rien.
Chaque jour le ramenait sous les fenêtres de l'entresol où la jolie fille lui était radieusement apparue ; mais il avait beau stationner, avec des yeux de chanteur ambulant levés vers les vitres, passer et repasser pendant des heures, prendre des poses tour à tour martiales et chagrines, la blonde créature demeurait invisible. Et, si ardente était la passion de Chandenier qu'il en avait complètement abandonné la chambre en ville du conditionnel Vélin. – « Plus tard, pensait-il… perdra rien pour attendre, put… put… mais de ce moment-ci persévérons à l'amour, vingt-cinq mille ! » Et il se consumait rue des Barres en d'interminables factions qu'il n'abandonnait qu'à la nuit tombante. Il avait fini par savoir le nom de sa chère inconnue : Blanche Berlet, et il se le répétait tout bas, vingt fois de suite, avec une incroyable satisfaction.
Pendant ce temps l'on vivait chez Blanche du matin au soir dans les transes les plus vives, et Vélin ne parvenait qu'à force de ruses inouïes à entrer chez lui et à en sortir sans être vu de Chandenier.
Trois semaines encore se passèrent de la sorte, et puis, un dimanche matin de juillet, le capitaine, à bout de patience, comprit qu'il lui était impossible de languir davantage, et, en conséquence, il décida que le jour même il irait carrément, lui, Mathias Chandenier, se présenter chez mademoiselle Berlet. Il déjeuna donc sans appétit, s'habilla, se coiffa, se parfuma, se ganta longtemps à l'avance, et sur le coup de trois heures, par une température de 36 degrés qui le faisait ruisseler dans sa tunique numéro un, il s'achemina vers la rue des Barres, aussi solennel mais bien plus ému encore que s'il se rendait chez le ministre de la guerre.
Il longeait la ligne d'ombre qui bordait les murs ; toute cette petite banlieue était déserte, silencieuse du silence des dimanches là où il y a de l'herbe et des poules, et l'on n'entendait pas d'autre bruit que les coups de marteau d'un charron qui travaillait sous son hangar.
Arrivé devant la maison, Chandenier, d'un trait, enfila le corridor, monta longuement un étage sur la pointe de ses bottes qu'il fouetta de son mouchoir pour en chasser la poussière, et s'arrêta sur le palier de l'entresol, oppressé à ne pas pouvoir dire « Madame ». Impossible de se tromper, il n'y avait qu'une porte. C'était là. Il fit un pas, encore un autre, respira puissamment, se raffermit sur ses talons, puis ayant crachoté put… put… à droite et put….. put… à gauche, il sonna.
A ce bruit, le conditionnel Vélin qui venait de « faire tub » et qui se promenait, radicalement nu, dans sa chambre, un éventail japonais à la main, ne tressaillit même pas. Il attendait, pour trois heures bien précises, le camarade Langibout qui avait promis de venir fumer une pipe. C'était lui.
Il cria donc à Blanche à travers la porte :
– Bouge pas, mignonne ; j'y vais, c'est Langibout.
Et il alla gentiment ouvrir.
Mais aussitôt un double cri retentit sur le seuil, suivi d'un énorme silence de plusieurs secondes, puis une voix suffoquée de colère en même temps que brisée de douleur, la voix de Chandenier, jeta dans la cage de l'escalier cette phrase étonnante :
– Vous aurez quinze jours put… put… pour être en tenue de civil.

 

LA PRINCESSE DARIALOF

«  …Non. Cela n'était plus possible ! Cet homme avait une façon par trop irrespectueuse (malgré la correction de son opiniâtreté) de tout vouloir sans pourtant rien demander… Sa cour assidue me fatiguait d'ailleurs, et j'ai aussi bien fait de le décourager. Ne regrettons rien. » Sur cette pensée, qui la réhabilitait à ses propres yeux pour quelques minutes, la princesse Darialof, comme si elle s'abandonnait, à demi évanouie, à des bras empressés, se laissa couler dans le vaste siège drapé de fourrures où elle était si peu assise ! détourna la tête vers la porte par laquelle venait de sortir Marcel Debreux, abaissa, par une savante progression qui lui était habituelle, les deux blancs rideaux de ses paupières, et murmura d'une voix dont la lenteur harmonieuse était à elle seule une séduction, ces simples mots : « Bon voyage ! » Il y a un peu de l'âme de chacun dans la voix, et l'on peut souvent diagnostiquer de la première au seul timbre de la seconde. La voix de la princesse était étrange, presque terrible d'impersonnalité calme et hautaine. Tout ce qu'elle disait, cette voix, semblait receler dans son contralto quelque chose d'implacable comme le Destin, et les mots les plus simples, les phrases les plus inoffensives : « Bonjour, cher ami », ou « Quel temps fait-il ? », sortant à l'unisson de cette bouche tranquille et magnifique, avaient l'accent et presque la signification d'un arrêt. La princesse eût donné lecture à ravir d'une sentence de mort. Et si cette voix était sa force, elle était aussi sa première gardienne. Tour à tour arme et bouclier, elle lui servait pour l'attaque et la défense. A l'avoir entendue rien qu'une fois, l'on sentait qu'il était difficile de ne pas sortir quand elle avait commandé : « Sortez ! » tout comme il eût été impossible de ne pas se précipiter à deux genoux sur le tapis si elle avait chuchoté : « Viens ! »
Femme du prince Darialof, que d'assez importantes charges retenaient la plupart du temps à Pétersbourg, sa grande beauté l'avait rendue fameuse à Paris en dix minutes, depuis cinq ans qu'elle était apparue un soir chez la marquise de Bernay-Lambeau, avec une cravate de deux cent mille francs de rubis au cou, un véritable collier de caillots de sang que sa peau, d'un éternel hiver, semblait avoir instantanément figé. Le spectacle de ces bijoux royaux flambant ainsi en pleine neige avait arraché à Debreux ébloui cette exclamation : « Un coucher de soleil sur les monts Ourals ! », et le mot ayant été répété à la princesse, elle avait souhaité en connaître l'auteur, qui lui fut aussitôt présenté de la façon suivante par la comtesse de Save, fille aînée de la marquise :
– M. Marcel Debreux, un homme spirituel. Personne à Paris n'a plus d'ennemis que lui, et il sait tout en obtenir.
– Vous avez raison, monsieur, lui avait dit alors en souriant la princesse, de compter sur les ennemis que vous avez su vous faire, puisque jamais on n'oblige que pour humilier.
Leur conversation se poursuivit quelques minutes au bout desquelles le jeune homme se retira pensant « Voilà un beau danger ». Et bientôt, depuis ce soir de décembre où un buste de plus avait triomphalement surgi dans le musée de marbre animé que sont les lumineux salons du monde, véritable paradis de Canova que son âme visite à coup sûr, s'il y a récompense après la mort, et où tant d'épaules, tant de poitrines abritent, avec la trompeuse apparence de la chaleur et de la vie, des cœurs de Carrare, blocs à la fois aussi durs que glacés, depuis ce soir-là, Marcel Debreux, le désenchanté, Debreux qui avait été aimé, trompé, détrompé tant et tant, s'était mis à fréquenter régulièrement chez la princesse. Le chemin qui menait à son hôtel de la rue de Monceau lui était vite devenu familier. Ses pieds, d'eux-mêmes, et presque sans qu'il s'en aperçût, le menaient jusqu'au portail de bronze, dont le marteau figurait deux lourdes pattes d'ours croisées  l'une sur l'autre ; et presque tous les jours aux mêmes heures de causerie et de thé, il se retrouvait assis sur le même siège bas, en face de la princesse tantôt gaie d'une sorte de gaieté factice et sans joie, que le cristal même des éclats de rire ne savait pas rendre communicative, tantôt immobile, muette, les yeux fixes et absolument ternes comme si c'eût été leur envers qu'on voyait, occupés qu'ils étaient sans doute à contempler de l'autre côté, à l'intérieur, les cendres des tristes amours qu'ils avaient successivement allumées.
Le petit salon où elle se tenait le plus souvent pour recevoir ses intimes donnait, par une assez large baie, sur une serre, qu'elle nommait, non sans orgueil, sa serre-vierge, tout comme elle eût parlé d'une forêt, à tel point y poussaient, dans une confusion pourtant très étudiée, palmiers, plantes exotiques de toute sorte, et s'y enchevêtraient, dans une égale entente de mise en scène perverse, lierres et serpents de feuillage à la peau changeante. Combien d'heures inoubliables Marcel n'avait-il pas passées là, au fond de ces mystérieux bosquets, seul avec la princesse, abrités tous deux par les larges feuilles dentelées qui projetaient sur son beau visage à elle de si bizarres tatouages d'ombre ? Plus d'une fois, à ces exquis moments, il lui avait murmuré des paroles tendres, d'une lèvre que, par fausse honte, il s'efforçait de rendre sceptique, car c'est une intransgressable loi du Code de l'élégance que l'amour, si violent fût-il et vous coûtât-il des nuits d'oreiller mordu, doit néanmoins, « pour ne pas avoir l'air », s'exprimer avec enjouement et malice. Telles des modulations de petite flûte. Debreux se conformait donc à ce rite aimable, en se balançant sur son fauteuil d'osier tout harnaché de pompons, et dont les grincements, à chacun de ses soupirs et de ses madrigaux, lui semblaient de gentils rires ironiques. Mais il avait beau faire la plus magnifique dépense d'esprit, jouer les comiques de la sentimentalité, simuler, comme s'il ne les prenait pas au sérieux, des transports à la Perdican, se tourner enfin soi-même en ridicule, avec le secret espoir d'attendrir peut-être après avoir amusé, jamais la statue qu'elle était ne s'anima, jamais il ne put obtenir de cette bouche qui, cruellement, l'écoutait et le regardait parler (car les bouches, pardonnez-moi cette hardiesse, ont des oreilles et des yeux, une façon à elles d'observer comme de saisir !), autre chose qu'un sourire énigmatique, un sourire qui ne montait pas du cœur, mais qui descendait de la tête. Et ce manège odieux avait duré près de cinq ans. Cinq ans pendant lesquels Debreux ne s'était pas lassé. Il avait d'ailleurs, pour le soutenir, cette ténacité de certains oisifs qu'un grand amour, ou un désir aiguisé jusqu'à l'idée fixe transforme en redoutables temporisateurs, et dont la vie n'est qu'une longue patience. Qui n'a pas connu de ces Fabius ?
Depuis quelques semaines, cependant, Marcel avait cru surprendre, chez la princesse, des signes de faiblesse et d'abattement : ses regards et ses gestes paraissaient demander grâce, il y avait de la défaillance dans la disposition de ses lourds cheveux d'or clair, l'heure de la victoire, si persévéramment organisée, allait sans doute sonner ; il comptait déjà les minutes de cette orgueilleuse agonie quand, tout à coup, le bel échafaudage de ses calculs et de ses désirs s'écroula. L'affaire d'une minute ! Le jour même où se passe cette histoire, et qui était un mardi, la princesse, en quelques mots simples, glacés et définitifs, l'avait prié « de suspendre ses sapes ». C'était un congé net et irrévocable ; il avait senti l'inutilité d'une protestation, et lui, l'homme fort était sorti, ne trouvant pas d'autre adieu que ce défi d'une ironie assurément bien pauvre : « Au revoir ! – On ne me revoit pas comme on veut ! » avait répliqué la princesse, et, tandis que Marcel descendait la rue de Monceau d'un pas irrité, concluant : « Tant mieux, après tout ! j'en avais assez de gémir sous ce mancenillier ! » elle, de son côté, bâillant à demi avec la satisfaction que lui donnait cette idée flatteuse qu'elle avait dû plonger Marcel dans un désespoir profond, se demandait : « Que faire de la soirée qui vient ? J'aimerais bien me procurer une distraction spéciale et d'ordre plutôt vulgaire. » Ayant pris un journal, nonchalante, elle y jeta les yeux à la colonne des spectacles, vit le mot : Éden et déclara sans lire plus loin : « Éden ! Éden ! c'est cela !… j'irai à l'Éden ! » Et ce mot, pourtant si bref, ce mot bête d'établissement de plaisir, lentement prononcé par sa voix fatidique, semblait durer plusieurs secondes ; il avait, en rôdant sur ses lèvres, je ne sais quoi en même temps d'infernal et de paradisiaque. Le soir venu, elle lut un peu et joua au bilboquet jusqu'à dix heures, un bilboquet dont le manche d'argent était un ancien manche de knout qui avait appartenu à sa mère ; puis, ayant sonné sa femme de chambre, elle se fit habiller comme pour sortir à pied.
La foule affluait quand elle arriva. Sans se troubler – à supposer que la princesse pût n'être pas maîtresse d'elle-même quand elle l'exigeait – elle entra, prit un promenoir, paya, et franchit, toque haute, les portes de maroquin rouge dont la mollesse et la facilité sont comme un symbole au seuil de cet Alhambra de la galanterie. Avec un instinct merveilleux, une divination d'habituée, elle enfila les couloirs, alla droit au vestaire, où sa pelisse de quarante mille francs, en une seconde roulée et agrafée au numéro 59, ne fit même pas sensation, puis gravit lentement, majestueusement d'un pas de czarine, l'escalier de marbre blanc qui mène aux entrepôts, aux docks. aux salles de vente du premier étage. Tout d'abord, à constater comme elle passait inaperçue dans cette cohue qu'on pourrait, après Châteaubriand, appeler un désert de femmes, elle ressentit une secrète humiliation de Slave. Certes, elle se savait inconnue, ignorée à jamais de toute cette tourbe et, néanmoins, elle s'étonnait de ne pas voir, sur le visage des filles la coudoyant, cette éclaircie subite et haineuse qui, dans les salons, illuminait les traits de ses rivales dès qu'elle apparaissait, et qui était la plus douce joie de sa vie. Les hommes eux-mêmes, en très grande quantité, quelques-uns d'aspect élégant et rendu plus distingué — bénéfice des contrastes ! – par la crapulerie de l'endroit, ne prêtaient aucune attention à sa présence et elle allait fendant les groupes, coupant, ainsi qu'une embarcation à la fois tranquille et hardie, ces flots humains où elle était pourtant heureuse de se tremper. Mais, encouragée, stimulée en quelque sorte par l'isolement où on la laissait peu à peu, moitié curiosité féminine, moitié corruption native, elle ne tarda pas à descendre de ses hauteurs ; sa démarche se fit soudain plus lente, son port de tête moins arrogant, tandis qu'un je ne sais quoi de conciliant et de câlin adoucissait l'expression généralement dure et implacable de son visage. Peut-être aussi obéit-elle en pleine inconscience à un sentiment très humain de jalousie, stupéfaite qu'elle était de voir, parmi ces créatures, quelques-unes dont la beauté d'apparat lui semblait presque une bravade. Cependant, quand les glaces des murailles, ces glaces nécessaires et professionnelles des mauvais lieux, lui renvoyaient son image, elle se déclarait satisfaite et, largement rassurée, elle relevait le front, gonflée d'un immense orgueil que renforçait encore le contact impur des tristes femmes qu'elle ne valait pourtant peut-être pas. Il faudrait ici la maîtresse plume aiguë et légère d'un Bourget pour décrire toutes les impressions ressenties à cette heure par la princesse, impressions variables, fugitives et de toute nature, simples et déconcertantes, tour à tour d'une barbare et d'une civilisée, d'une grande dame et d'une petite, d'une telle complexité en un mot et d'une rapidité si foudroyante que c'est à peine si quelque micrographe perfectionné, appliqué sous ses fauves torsades à son cerveau, aurait eu le temps de les recueillir, de les classer et de les enregistrer.
Il y avait environ trois quarts d'heure qu'elle errait, sans dégoût, presque heureuse quand, tout à coup, elle tressaillit, malgré sa science acquise d'impassibilité. C'est qu'elle venait d'apercevoir, à quelques pas d'elle, debout et accoudé à une des loggias d'où l'on domine l'orchestre, Marcel Debreux, sa toute récente victime. Lui aussi, pour d'autres motifs, où n'entrait pas, comme chez la princesse, une vague soif de plaisir malsain, avait poussé après son dîner jusqu'au palais assyrien de la rue Boudreau. Il venait d'arriver seulement depuis dix minutes et, appuyé au balcon de velours, il était pour l'instant très absorbé par la mazurka : Roucoulement de colombes, dont le rythme si caressant, si amoureux et la ritournelle printanière lui semblaient d'une amertume dérisoire sous ce plafond babylonien à cariatides polychromes. Il regardait en bas le capellmeister Fahrbach au profil fin, moustache en vedette, l'œil d'un bleu doux et hardi à la fois, tel qu'il en avait conservé le souvenir pour l'avoir vu voilà huit ans à Pesth (ah ! l'aimable ville !), et il trouvait un plaisir extrême et enfantin à contempler le joli homme, debout au pupitre, marquant la mesure en fléchissant à peine sur les jarrets, avec une grâce infinie. Un peu de passé surgissait aux fraîches et faciles mélodies de cette coquette musique à brandebourgs. Hélas ! que de fois il les avait entendus et dansés, ces Roucoulements ! Que de ravissantes têtes de jeunes filles ils lui rappelaient, des chefs-d'œuvre de jeunes filles… dont il n'avait pas voulu et, parmi lesquelles, il eût pu trouver Celle qu'on cherche trop tard, quand il n'est plus temps, et que tout le mal est fait ! Avec les derniers accords son cigare s'éteignit. « Bah ! pensa t-il, à quoi bon tout ça ? Un tour encore dans ce jardin d'acclimatation et je m'en vais ! » C'est à ce moment, comme il se retournait, qu'il se trouva face à face avec la princesse. Sa première pensée fut de croire à une de ces ressemblances inquiétantes qui ne semblent faites que pour fournir des scénarios aux dramaturges d'Ambigu ; mais le doute n'était pas permis plus d'une seconde : il n'y avait pas, même en Russie, deux princesses Darialof, et la seule qu'il était payé pour connaître était là, devant lui. Il lui avait vu bien souvent ces façons de robe en drap, droites et sévères ; c'était la toque et le manchon de renard qu'elle avait dans son portrait peint par Jacques-Émile Blanche et, enfin, la broche qui agrafait le col de son corsage : quatre de ses petites dents de lait qu'elle avait gardées et fait monter sur or, il la reconnaissait bien aussi ! Son saisissement fut tel qu'il demeura sans parole et se contenta de la saluer avec une exagération de respect qui était une vraie merveille d'insolence. En même temps, mille questions se posaient à lui en tumulte : « Que fait-elle ici ? M'a-t-elle suivi et vu entrer ? Aurait-elle des remords de m'avoir si injustement malmené ? Est-elle amoureuse d'un gymnaste ? Peut-on savoir ? » Avec cette nature étrange et froidement inassouvie qu'il lui connaissait, qu'il avait eu le pénible loisir d'étudier depuis plus de quatre ans, tout était probable, même et surtout l'impossible.
Mais il reconquit aussitôt le beau sang-froid que d'ailleurs, par action réflexe, elle communiquait à la longue à tous ceux qui l'approchaient, et, s'adressant à elle avec autant de courtoisie que s'il se fût trouvé dans l'hôtel de la rue de Monceau :
– Vous voyez bien, princesse, que je n'avais pas tort de vous dire au revoir.
Elle haussa les épaules, puis, prenant son bras d'un geste plein d'autorité :
– Promenez-moi !
– Vous ne craignez plus que je vous compromette ? lui demanda-t-il.
– Non, ingénu.
– En ce cas, je suis à vos ordres, parlez ! Que désirez-vous ? Descendons-nous ou restons-nous ici ? Souhaitez-vous pousser du côté des jeux ? La toupie hollandaise et les chevaux de bois, peut-être ? à moins que la belle Fatma ne vous attire ?… Un mot et j'obéis. Nous sommes ici, tous deux, n'est-il pas vrai ? et il la fixait avec un mépris passionné pour nous amuser.
– Certes, fit la princesse, mais je ne veux rien de tout cela.
– Que désirez-vous donc ?
– Boire… là… à ces tables. Et de sa belle main long gantée, elle désignait les comptoirs très achalandés et tenus par des filles de brasserie à face peinte, costumées à la Carmen, avec des œillets du même rouge fracassant que leurs grosses lèvres.
– Ah ! une consommation ? s'écria le jeune homme.
– C'est cela même, répondit-elle, sans paraître avoir remarqué la férocité voulue avec laquelle Debreux avait souligné son horrible mot. Ce dernier, d'ailleurs, était résolu au cynisme. Tout l'indiquait sans que sa compagne pût en douter : ses propos, ses regards, ses attitudes, les façons dégagées et presque familières qu'il affectait depuis quelques minutes de prendre en lui parlant.
Dans le fond une vive colère agitait Marcel. Puisque cette femme était en quête d'impressions nouvelles et encore inéprouvées, puisqu'elle n'avait pas craint, elle, une Darialof ! de venir se pavaner aux lumières parmi les filles de Paris, dans ce caravansérail à deux francs, puisque, enfin, elle avait eu tout à l'heure l'incroyable audace de l'aborder après lui avoir le même jour interdit sa porte, eh bien, il se chargeait de lui fournir les impressions bizarres et peu ordinaires que son âme de mal réclamait, et il allait les lui procurer sur-le-champ si complètes, si intenses et si extraordinaires qu'elle en garderait, bon gré mal gré, le souvenir un bout de temps.
Ils s'assirent, et aussitôt une des gitanas de service s'approcha d'eux pour recevoir leurs ordres. Alors, Debreux, qui méditait un grand coup, s'étant tourné vers la princesse, lui demanda d'un air détaché :
– Qu'est-ce que tu prends ?
– Ce que tu voudras, lui répondit-elle, sans qu'un pli bougeât du haut en bas de son visage de marbre.
– Bon. Deux absinthes, commanda-t-il. Quand la fille se fut éloignée, il ajouta : Ça ne se boit jamais qu'avant le repas, mais je l'aime tellement, tu sais, que j'éprouve du plaisir, quelle que soit l'heure… et toi ?
– Moi aussi, je l'adore. D'ailleurs, après, si nous avons faim, qu'est-ce qui nous empêche de souper ?
– C'est juste, répondit Marcel, et, ayant sorti soudain son étui à cigares, il choisit un puro et l'alluma, disant entre ses dents, pour la forme, tandis qu'il tirait les premières bouffées : « Tu permets ? »
Elle battit des mains :
– Excellente idée, passe-moi donc une cigarette ? Il la lui tendit du bout des doigts, elle s'en empara avec un « merci » très aimable et, renversée sur le dos de sa chaise, elle se prit à souffler de sa fine bouche de longs et délicats jets de fumée qu'elle accompagnait du regard, sans parler, tandis que toujours, devant eux, près d'eux, autour d'eux, passait et repassait le flot des flâneurs débauchés et des filles débattant leurs prix, aux accents des miraculeuses valses viennoises.
Immédiatement les choses suivirent leur cours inévitable et prévu. Les absinthes furent apportées, préparées comme pour des adjudants, battues, rebattues et savourées lentement par courtes gorgées, jusqu'à la dernière goutte. Puis, quand elle eut achevé, la princesse reposa le verre épais avec un léger soupir de regret. Je ne sais quoi de suave et d'extatique la transfigurait et, un instant, Marcel, anéanti, épouvanté, craignit qu'elle n'eût la pensée de commander un second verre de l'exécrable poison. Quand il paya et se leva, de nouveau elle prit la première son bras qu'il ne lui offrait pas, avec intention, et, serrée tout à coup contre lui au point qu'il se sentit envahi par un trouble délicieux, elle lui dit tout bas, cessant de le tutoyer cette fois : « Vous m'accompagnez, Marcel ? » Ce fut murmuré, respiré, plutôt que prononcé. Il ne répondit rien. Une violente appréhension le bouleversait en cet instant : la peur d'avoir peur, l'angoisse qui vous oppresse avant les irrésistibles tentations. « Jusqu'à présent, pensait-il, j'ai tenu bon ; si je cède, je serai dévoré. » Aussi, se cramponnait-il de toute la force de sa raison au mépris que lui inspirait la princesse, quoiqu'une triste expérience lui eût appris combien sont fragiles ces planches de salut qu'on lâche souvent soi-même à la dernière minute, à trois brassées de la terre ferme.
Ils étaient maintenant dans la rue, debout tous deux devant le fiacre qu'il venait d'appeler. La lune étincelait, merveilleuse, dans un ciel criblé d'étoiles. Il fit monter la princesse la première et, s'armant d'un grand courage, referma brutalement la portière, après avoir salué, tandis qu'il donnait l'adresse au cocher : 40, rue de Monceau.
Cet homme touchait déjà quand elle cogna du doigt à la vitre. Il s'arrêta. Faisant signe alors à Debreux, toujours découvert, de s'approcher, avec un calme sinistre elle lui dit à mi-voix ces mots :
– Comme vous voudrez ! Vous perdez la seule chose rare en cette vie : l'occasion. Et maintenant, plaignez mon prochain amant, car je lui ferai payer cher tous vos affronts de ce soir. Sans rancune.
La voiture s'éloigna, et Debreux n'a jamais revu depuis la princesse Darialof.

LE SECRÉTAIRE

 

Quand le comte René de Taraloup s'éveilla par un clair soleil de juillet dans un lit à colonnes et à baldaquin de vieux velours framboyse, qu'il se vit au milieu d'une chambre à lambris sévères, meublée de bahuts basanés, entre quatre murailles où des portraits de capitaines à fraises gaufrées alternaient avec des panoplies d'arquebuses, il se crut un instant le jouet d'un songe : « Attention, se dit-il, je rêve que je suis M. le duc de Guise ; ne bougeons pas, on va m'assassiner, ça va peut-être devenir amusant ! »
Du haut du plafond où s'enchevêtraient de robustes poutres, ses yeux errèrent un instant sur les tapisseries qui figuraient des personnages en toge, au teint malade, se faisant force politesses au fond d'un parc sans perspective, et tout à coup, reprenant possession de soi-même, il se rappela tout… comment il était arrivé, de la veille, aux Trembles, une vieille gentilhommière du Gâtinais, à lui léguée par sa tante Sauvain ; comment il avait dormi douze heures dans cette chambre moyen âge où il n'était presque jamais venu auparavant, quoique sa tante l'eût arrangée et fait meubler selon son goût, et comment il avait rendez-vous dans l'après-midi avec maître Coutant, le notaire, histoire de régler un ou deux points embrouillés et de donner son indispensable signature.
C'était une excellente et sainte femme que la baronne de Sauvain, et, ainsi que l'affirmaient les gens du pays, « la Vierge Marie avait pleuré comme un veau quand elle était morte ». On ne comptait plus les bienfaits dont elle avait arrosé non seulement les Trembles, mais aussi tous les villages circonvoisins. L'hiver, elle habillait les enfants nus, tricotait elle-même de forts bas de laine pour les vieillards, donnait sa bourse aux indigents et ses soins aux infirmes. Si la pudeur ne l'eût retenue, elle aurait donné ses jupons et sa chemise. Pendant vingt-cinq ans qu'elle habita, toute seule, les Trembles et avec quelle simplicité, bien qu'elle eût plus de cent mille livres de rente ! son nom avait été le plus respecté de la région, et aucune personne aujourd'hui ne pouvait le prononcer sans faire aussitôt le signe de la croix, en ajoutant tout bas : « Dieu la bénisse ! »
Tout en revêtant à la hâte un élégant et vaporeux costume de matin signé d'un tailleur anglais fameux, René pensait à ce qu'avait dû être, loin du tapage et des intrigues, l'existence de cette digne, de cette vénérable femme, toute remplie par la prière, et sanctifiée par la charité. Que de fois, avec un touchant désespoir, elle levait les yeux au ciel quand on lui parlait de ce neveu qu'elle aimait tant, malgré sa folie et sa dissipation. Ah ! l'amer contraste entre leurs deux vies ! ou plutôt l'immense abîme ! D'un côté, de petites illusions ; de l'autre, de grandes et hautes réalités. Certes, si les morts vertueux ont, comme on le prétend, une influence aux guichets du paradis, celle de sa bonne tante ne serait pas de trop pour le faire entrer en catimini par la petite porte : « Baissez-vous, mon neveu, et ne vous montrez pas trop. »
Absorbé par ces réflexions qui lui étaient peu communes, René descendit pour aller faire un tour de parc et respirer la fraîcheur du matin ; mais auparavant il voulut, dans une pieuse pensée, revoir la chambre où sa tante était morte – loin de lui hélas ! – entre les bras du vieux curé, la chambre modeste où il se rappelait avoir joué, enfant, aux pieds de la chère femme assise à son secrétaire, un petit secrétaire Louis XV encastré dans la muraille et peint en blanc, sur lequel elle avait coutume d'inscrire la longue série de ses aumônes, dont elle tenait une comptabilité très réglée, non par avarice, mais par une extrême recherche d'ordre qu'elle apportait en toutes choses : « Sans ordre, disait-elle, on n'arrive à rien. La nature en met partout, et soyez sûr que là-haut il y a quelque part un saint chargé du Grand-Livre. »
Quand René pénétra dans cette calme pièce à la bonne odeur de fruitier, qui occupait, près d'une tour, un des angles du second étage, et où flottait encore la présence de celle qui l'avait habitée, une indéfinissable émotion l'envahit, et les larmes lui vinrent presque aux yeux. On a beau être un viveur féroce, le crâne déjà tiré au clair, l'estomac saccagé par les sauces, on a beau avoir eu la Confetti pour maîtresse, et s'être battu avec des messieurs dont les femmes ne valaient pas quatre sous, on a toujours au fond de soi le petit enfant qui sommeille. La moindre émotion franche et salutaire vient raviver, au moment où l'on s'y attend le moins, les bienheureuses plaies du souvenir que le temps ne cicatrise jamais, et il suffit d'entrer un matin, par un clair soleil de juillet, dans la chambre rangée d'une morte, d'une vieille tante de province qui n'est plus, mais que tout rappelle, pour retrouver en foule ses fraîches impressions de douze ans, les seules, les vraies, et rattraper un peu de la gentille âme qu'on avait avant d'avoir vécu, souffert et cru aimer. Tout le reste est peu de chose et ne pèse pas une once.
Avec un religieux respect, René s'était assis sur la chaise en tapisserie, devant le secrétaire dont il avait abattu la tablette. À droite et à gauche s'étageaient les quatre tiroirs superposés avec leurs petits boutons de cuivre ; ici, un rond marqué sur le bois indiquait la place où fut posé l'encrier ; là, quelques plumes rouillées traînaient près d'une enveloppe ; plus loin des gouttes de cire avaient jailli ; ce vieux meuble enfin respirait, était toujours habité, si l'on peut, sans exagération, employer ces mots pour exprimer ce je ne sais quoi de vivant qui s'attache pour longtemps aux objets inanimés en compagnie desquels nous souffrons sur la terre.
René s'apprêtait à refermer le meuble avec mélancolie quand, ayant appuyé du doigt sur un point qui lui paraissait écaillé, il sentit jouer sous sa pression un ressort qui découvrit une petite cachette étroite, plate, et longue d'environ vingt centimètres, dans laquelle était posé un mince cahier de papier à couverture de moire bleue de ciel.
Quand le premier moment de stupéfaction fut passé, le comte, s'emparant avec curiosité de sa trouvaille, reconnut, à la haute écriture carrée qui couvrait le feuillet, quelque manuscrit féminin du dix-huitième siècle. Flairant une mystérieuse confidence échappée à la plume d'une belle pécheresse poudrée d'autrefois, il s'enferma dans sa chambre où cinq minutes après, la tête en feu, transporté cent ans en arrière, il dévorait les pages que voici, textuellement reproduites.

Paris, ce 29 avril 1782.

J'aime M. de Rémy. Je me le suis dit, je le lui ai dit, je ne peux plus m'en dédire. Voilà qui est dans le puits, et je n'ignore pas que je suis en passe de me préparer bien du chagrin ! Tout cela pourquoi ? Pourquoi. Ah ! que j'ai sujet de me mettre en fureur en présence de cet éternel et mystérieux pourquoi qui pourrait, vingt fois par minute, s'appliquer aux choses de la vie, toutes plus incompréhensibles les unes que les autres !
D'abord, pourquoi, du premier jour où moi, Claire Chonchette de Taraloup, j'ai vu le chevalier, me suis-je sentie délicieusement remuée, de pointe en pointe ? Non ! Quand il m'apparut (et j'ai tant de plaisir à l'écrire que la plume me danse aux doigts !) il me sembla que c'était son cœur qu'il portait dans ses beaux yeux, tellement ceux-ci brillaient d'une flamme chaude et pénétrante qui m'arriva jusqu'à l'âme où elle fit ravage. Pourquoi son geste a-t-il un charme si singulier, sa tournure une si souple grâce qu'elle se communique aux basques de son habit ? Pourquoi l'amour lui a-t-il donné le jarret d'un prince, la main d'un abbé et un pied pareil au mien, sans compter son esprit qui vaut celui d'un Bernis ? Quand il parle, je bois ses paroles, après qu'il a parlé, je les savoure encore et, s'il sourit, c'est comme s'il remuait les lèvres pour offrir un baiser. Je les observais pas plus tard qu'hier ses lèvres (avec une secrète gourmandise, je ne crains pas de l'avouer), tandis qu'en laissant entrevoir par intervalles une pointe de langue fine et rose, elles détaillaient, chez madame de Crissac, une anecdote qui fit pâmer tout le cercle, excepté mon mari ; je les observais donc et elles avaient un manège, une façon à elles de bouger, de se taquiner, de se toucher l'une l'autre, de se bouder, de se quitter pour se reprendre aussitôt comme si elles se becquetaient, qui était le plus délicieux spectacle du monde ; leur vif et humide incarnat faisait mieux ressortir l'irritante blancheur de nacre des dents auxquelles elles semblaient heureuses de se frotter ; un peu d'ombre teintait le coin délicat de leurs commissures, et toutes deux, ces lèvres exquises, saignantes ainsi et animées dans le feu de la conversation, à la clarté des lustres, décochant l'esprit, laissant tomber les hommages sur les épaules nues des femmes, resplendissaient d'un tel éclat fascinateur que je me vis bel et bien au moment d'avancer la main pour les toucher, ou de me hausser sur le bout de mes mules – car il est grand – pour les sentir palpiter contre les miennes. Enfin, je l'aime autant que je le désire, ce qui est au-dessus de toute expression. Qu'il marche ou se tienne en place, qu'il soit debout ou assis, je le trouve charmant – et couché, je le garantis divin par avance. Nous verrons.
Et tout est prêt pour le sacrifice. Comme il sait que je l'aime, il m'a promis de m'en remercier à me faire mourir. La bonne mort que vous me donnerez là, chevalier, et qu'il me sera doux de tomber sous vos coups, semblable au guerrier antique frappé par devant.
Mais j'entends le carrosse de M. de Taraloup… Comprimons-nous et redescendons sur la terre. Dieu ! les sots maris que nos maris !

3 mai 1782.

M. de Taraloup part cet après-midi pour Versailles, d'où il ne reviendra que dans cinq jours. Que va-t-il advenir de son honneur pendant ce temps ? J'ai le frisson rien que d'y songer. Je le sens si bien perdu d'avance, le pauvre, que je ne donnerais pas deux sols de sa peau. Il est d'ailleurs fermement résolu à ne point se défendre et je sais une fine lame de chevalier qui s'apprête à lui détacher certaine botte voltée dont il ne se relèvera que fort enfoncé. Et ma foi, c'est tant pis, monsieur le comte, si l'on traite ainsi votre honneur par-dessous cuisse ; vous n'aviez qu'à ne pas promener le mien toutes les nuits chez les… maqueronnes et les filles d'opéra, comme vous le faites depuis quatre ans que nous sommes si peu mariés !
En vérité, vous ne m'aviez point promis ce régal quand vous vîntes avec humilité me demander à ma mère, et vous n'êtes pas encore bien à plaindre que je vous donne une leçon avec le chevalier. Entre vous deux la comparaison est tellement impossible que personne ne trouvera mauvais que je n'aie pas hésité. Enfin, ne vaut-il pas mieux prendre ma revanche et mon petit sucre avec un homme de la qualité de Remy que de marcher dans vos souliers et d'aller, comme Boston ma chambrière, jouer à la guerre-pampan avec le premier merlan venu ? Encore un coup, c'est votre faute, et puis, et puis… je n'en fais pas plus que madame de Lestrade, que madame de Trainou, que mesdames de Nibelle, de Vennecy et toutes les autres, dont vous ne valez pas les maris !
…À l'instant Boston me remet une lettre du chevalier qui me jette dans un grand trouble, et aussi dans une grande allégresse. Je l'ai déjà lue trois fois, et je la relirai encore…
La voici :
« Je ne saurais vous témoigner, comtesse, la parfaite impatience avec laquelle je vois approcher mon bonheur, que le départ inopiné du comte précipite encore. Les Dieux de l'Amour sont pour nous. Au moment de vous posséder – car je vais vous posséder, comtesse, et mieux que le démon ! – je ressens plus fort que jamais la précieuse faveur que vous daignez me faire, et à la hauteur de laquelle je tâcherai à me maintenir, en tous points. Croyez-le si vous le voulez, mais, moins maître de moi que nos grands capitaines, je n'ai pu dormir un seul instant de cette nuit, tellement votre chère image a délicieusement troublé mon insomnie. On dit que rien ne vaut les préliminaires de l'amour et que la réalisation des plus chers désirs demeure toujours au-dessous du rêve qu'on en avait conçu : je ne puis partager ce blasphème à la minute où vous êtes sur le point de m'en faire toucher du doigt la fausseté. Vous vous figurez malaisément, j'en suis sûr, l'état où vous m'avez réduit. Je suis à la fois le plus inquiet, le plus triomphant des hommes. Je voudrais hâter et retarder en même temps l'heure divine qui passera si vite. Je sais ce que je veux, et crois savoir ce que je peux ; mais par instants une angoisse m'étreint à la pensée d'une défaillance passagère, dont votre beauté radieuse et tout entière apparue ne saurait pourtant me rendre responsable, puisque c'est elle qui aurait fait tout le mal. Dans le cas où son insoutenable éclat déconcerterait donc mes premiers élans, c'est en elle aussi, en sa toute-puissance efficace que j'espère pour remettre le glaive au poing du guerrier et relever des étendards qui ne se seraient inclinés que par respect. Mais je ne doute pas plus de votre générosité que de ma valeur, et je voudrais être déjà tombé à vos pieds que les miens ont pressés si souvent à la dérobée. À ce soir, je serai chaussée d'Antin à dix heures, en face le Dauphin Suisse. Comtesse, que les heures sont longues pour qui vous convoite ! Faut-il vous répéter que vous êtes la plus belle et que je suis votre amant déchaîné ? »

3 mai 1782.

C'est fait ! et depuis hier j'ai un amant. L'étrange chose et l'étrange mot auxquels, je ne sais pourquoi, je trouve une tristesse cachée ! Ainsi, depuis hier, il y a un homme au monde, tout prêt, s'il faut l'en croire, à se tuer sur un signe de moi. Nous voilà deux et je me sens plus seule que jamais ! Il me jure qu'il m'adorera jusqu'à son dernier soupir, il m'accable de protestations et de baisers… Tout cela pourquoi ? Parce que je lui ai donné quelques secondes de plaisir, d'un plaisir que je n'ai même pas, à ses yeux, le mérite de lui avoir révélé, puisqu'il l'a déjà goûté – mieux peut-être ? – avec une foule d'autres sur la poitrine desquelles il a versé les mêmes larmes reconnaissantes. Que les serments d'amour, de protection, d'éternelle fidélité sont donc peu sérieux, puisqu'il suffit d'une aussi petite et aussi misérable chose qu'une rapide excitation des sens pour les faire prêter de bonne foi à un homme tout à son ardeur ! Et c'est à cet éphémère délire d'une minute que viennent se rattacher toutes les joies et toutes les mélancolies de notre existence ; il en est à la fois la source et le but. Quelle folie ! Pourquoi avons-nous des cœurs, ou plutôt pourquoi nos âmes ont-elles des corps ? Avant de me donner au chevalier, je ne songeais qu'à l'ivresse dont serait suivi et récompensé mon sacrifice, je me promettais pour après des transports d'une joie sans mélange, monts et merveilles de félicités, et voici qu'au lieu d'emboucher la trompette du triomphe et d'entonner un hymne de gratitude à l'amant, je me sens, au contraire, une âme de saule, tout élégiaque, avec un vague abattement de mon être qui me ferait croire à du regret, si je n'aimais le chevalier de toutes mes forces et si je n'étais prête à lui abandonner de nouveau l'honneur de M. de Taraloup.
Je ne me rappelle pas sans un secret chatouillement la façon dont il sut, avant-hier soir, remporter une victoire que ma propre sollicitude à guider ses coups ne lui rendit pas difficile. Nous étions dans une délicieuse petite chambre en rotonde, tendue de cette brocatelle à nuances éteintes qu'on met dans les boudoirs ; il y avait dans de grands vases bleus des fleurs qui embaumaient et faisaient à la fois perdre le peu de raison qu'on gardait encore ; sur une console, deux lampes allumées répandaient la plus douce et la plus mystérieuse des lueurs, juste ce qu'il était nécessaire pour se bien apprécier sans trop rougir, et de moelleux sofas faisaient le tour de la pièce, chargés de coussins et d'oreillers de soie pour amortir les chutes ou parer aux horions. Un secrétaire en vernis de Martin et deux bergères complétaient l'ameublement de ce nid clos et voluptueux, assurément bien fait pour le plaisir libre et sans angoisse.
Je me vois encore, telle que j'étais, assise sur le sofa tellement rebondi que mes jambes pendaient et effleuraient à peine le sol, quand le chevalier vint se blottir au-dessous de moi, sur le tapis. Il fut d'abord tendre et implorateur, mais respectueux toujours quoiqu'enflammé, jusqu'au moment où ses mains eurent l'idée de se mettre de la partie. En dépit des coups d'éventail dont je les frappai pour les châtier de leur audace, elles renouvelèrent leurs explorations avec une fougue impétueuse qui me fit bien préjuger que, malgré tous mes efforts, je ne les repousserais pas sans pertes, et je ne me sentais jamais aussi vaincue et aussi prisonnière de ces jolies mains scélérates qu'au moment où, par une hypocrite retraite, elles feignaient de se replier en bon ordre, non sans laisser toutefois meurtris et en assez piteux état les plis de terrain où elles avaient fourragé.
Au risque de passer pour une femme sans pudeur, j'avouerai que ce manège ne me déplaisait pas, et que les hardiesses du chevalier n'étaient pour moi que le témoignage d'une grande courtoisie amoureuse. D'ailleurs, que vient faire la pudeur ici ? J'en ai bien entendu parler un peu du temps que j'étais au couvent une petite fille ; aujourd'hui nous ne savons plus ce que c'est, et si par hasard il m'en était resté malgré moi, elle a dû subir une rude entorse depuis que je l'ai menée dans cette galère.
Tout en manœuvrant à hue et à dia, le chevalier me chuchotait les plus tendres et les plus exquises choses du monde, que je ne saurais confier, même à ce journal qui en dit déjà trop long ; ce n'était qu'interrogations et exclamations, des « M'aimez-vous ? hola ! je veux que vous le disiez ! » ou bien des « Que vous êtes désirable et belle ! » ou des « Méchante, pourquoi ne voulez-vous pas me le montrer ? » qui me glaçaient et m'embrasaient tour à tour ; car il était alors, le monstre, plus séduisant et plus passionné que jamais ; la pesante douceur de ses regards faisait accepter toutes les extravagances de ses propos, comme la câlinerie de sa voix désarmait, malgré l'inattendu de ses caresses. De mon côté, je lui répondais de mon mieux, avec cette unique préoccupation de lui donner le plus possible, en ayant l'air de ne lui en laisser prendre que le moins. Il me comprenait, nous nous comprenions, il voyait clair dans ma pensée, j'entrevoyais déjà le fond de la sienne, et cette parfaite entente où nous étions l'un de l'autre se fortifiait encore du charmant concert de nos soupirs et de nos baisers. Ah ! les amants sont heureux ! À quoi bon écrire le reste ? N'étions-nous pas à cette limite extrême où les combats les plus acharnés doivent finir ? L'hallali sonné, tout s'apprêtait pour une belle curée chaude, et j'étais à peine rendue que mon ami était déjà presque arrivé. Trop courtes joies ! Extases d'une seconde ! Défaillante d'un bonheur inconnu que je n'avais jamais goûté qu'en rêve, perdant mes paniers, mes jupons et mes mules, je fus enlevée dans les bras de mon vainqueur qui poussa une petite porte cachée dans la muraille. Si vite que je fermai les yeux en me recommandant à l'amour, j'avais eu le temps d'apercevoir, au fond de la chambre où me ravissait mon bouillant chevalier, le grand lit à plumets blancs qui nous attendait, et sur lequel nous allâmes tomber, unis dans une suprême étreinte, oubliant le reste du monde…

4 mai 1782.

Suis-je heureuse ? Oui et non. Beaucoup plus non que oui. En toute chose ici-bas il n'y a que la veille. On ne peut pas s'immoler à l'amour plus complètement que nous ne l'avons fait, Remy et moi, et c'est comme si nous n'avions rien fait. Depuis que nous nous sommes si intimement pénétrés, nous sentons qu'un désert nous sépare. Est-ce donc là le résultat et le châtiment de nos chères folies ? Amour ! Amour ! n'es-tu qu'un mot ? Existes-tu comme le vent qu'on ne peut ni voir ni toucher, mais dont la forte caresse nous enveloppe ? Où le trouve-t-on, sí tu n'étais pas l'autre jour au fond de nos yeux brillants, entre nos pâles lèvres si hermétiquement jointes, sous sa poitrine oppressée, sous ma gorge en feu, dans mes flancs que tu ranimais à ton gré ? Et puis, pourquoi suis-je anéantie avant d'être rassasiée, pourquoi ce désenchantement dès que nos fleurs sont cueillies et nos coupes vides ? Nous ne le saurons jamais, et de nouveaux plaisirs ne me l'apprendront pas.

5 mai 1782.

Hier j'étais morose. Aujourd'hui le soleil a reparu sur mes vitres : il a suffi de plusieurs heures passées avec mon ami pour faire envoler tous mes hiboux. Mais voici qui est du dernier galant. Il s'agit du petit secrétaire de notre boudoir que le chevalier m'a donné tantôt, et à la vue duquel j'ai failli tomber toute plate, n'y ayant jusque là prêté aucune attention. « À vrai dire, mon cœur, lui ai-je déclaré, c'est un étrange cadeau que tu me fais là, qui ne manque pas d'impertinence, car je ne crois pas qu'il y ait au monde, même chez les Turcs, un petit meuble plus malhonnête et plus à faire baisser les yeux que celuici ! » Il s'est contenté de rire et nous l'avons longuement regardé tous les deux. Pour parler franc, c'est bien la plus bouffonne, la plus étonnante et la plus délicieuse horreur qui se puisse imaginer, et quiconque a risqué seulement un œil sur les peintures qui le couvrent des pieds à la tête est sali et damné tout net ; il lui faudra pour le moins l'absolution du pape pour le laver. Qu'on se figure d'abord, au centre… Mais non, je n'entreprendrai point de décrire les scènes amoureuses de mon secrétaire ; elles me rappelleraient trop vivement sous la plume, au fur et à mesure, les incidents et les phases d'une nuit à laquelle je ne cesse de penser à toute heure du jour.
………………………………………………

29 novembre 1782. Six mois après.

Nous étions convenus, le chevalier et moi, que le jour où il cesserait de m'aimer, il me renverrait simplement et bonnement le petit secrétaire après l'avoir fait badigeonner et repeindre en blanc. Je l'ai reçu ce matin et j'ai donné pour leur peine deux pièces d'or aux porteurs. Qui vais-je adorer pour la vie jusqu'à nouvel ordre ? Qui me promettra maintenant de se passer pour moi son épée au travers du corps, et de m'aller ensuite chercher les étoiles ? Quel boudoir nous entendra mentir ? Dans quel beau lit à plumets croirai-je aimer, mourir de bonheur, et me réveillerai-je en pleurant ? Mes mauvais anges le savent ; car, s'il y en a, j'ai assez de vices pour en occuper au moins un peloton. Et puis, j'en ai fini avec ce petit journal auquel l'ingratitude du chevalier ne m'aura pas permis de donner le format de l'Encyclopédie. Je viens de le relire, il n'est pas ennuyeux ; je le place dans une cachette de mon affreux secrétaire où de longtemps on n'ira pas le découvrir, et voilà un amour enterré à perpétuité. Triste amour ! Comme hier, j'étais assez simple pour regretter en présence de madame de Trainou qu'il n'eût duré que six mois : « Consolez-vous, ma belle, m'a-t-elle dit, c'est comme les glands ! on me mande du Poitou qu'ils sont tombés de très bonne heure cette année. »

Là s'arrêtaient les confidences de Chonchette de Taraloup qui fut la grand'mère de René, et qui mourut sur l'échafaud comme surent mourir toutes les ci-devant à particule de ces temps-là. Nous vivons dans d'autres.
Et le comte demeurait tout rêveur, tenant à la main le petit cahier couleur de ciel, songeant au secrétaire blanc de Chonchette, aux polissonneries surannées qui dormaient sous leur couche de peinture, aux extravagantes frivolités du vieux siècle qu'il eût racontées aussi gaiement qu'elle, si nos meubles pouvaient dire tout ce qu'ils savent ! Mais surtout il songeait à l'autre secrétaire, quoique ce fût le même, à celui des Trembles où la tante Sauvain, près de ses livres d'heures et de prières, cachait l'argent sacré de ses aumônes, et sur la tablette obscène duquel elle avait, sans le savoir, pendant vingt ans, courbé, la naïve et sainte femme, ses cheveux si tôt blanchis.

 

L'ÉCHAPPÉ DES FLAMMES

– M. Louis Bertin est-il chez lui ?
À cette question par moi posée dans le bureau de l'hôtel du Palatinat (14, rue Jacob), la dame qui feuilletait un grand livre à coins de cuivre ouvert sur un pupitre d'acajou, ayant levé vivement la tête et posé à plat une main dodue sur sa poitrine où, parmi les camées, bruissaient des chaînes d'or à coulants, me répondit avec tendresse :
– Non, monsieur, il vient de sortir à la minute. En même temps, elle me contemplait largement, avec de doux et longs regards surchargés de bienveillance, la lèvre mouillée par un heureux sourire, et, soudain, je perçus clair comme le jour, dans sa bizarre attitude, une sympathie secrète pour moi, je ne sais quel élan… J'éprouvais un vague malaise.
– Sans doute, je parle à un ami de M. Bertin ? minauda t-elle.
– Oui, madame, vous lui parlez.
– Ah ! c'est un chairmantchairmant jeune homme !
Elle redit encore une fois le mot : charmant, je le répétai après elle, puis l'ayant saluée d'une légère inclinaison, je partis en balbutiant :
– Adieu, madame… Dites à mon ami que… je reviendrai…
Mais, en hâte, elle déménagea du haut et incommode tabouret sans dossier, où pivotait sa ronde personne, pour m'accompagner jusqu'à la porte cochère avec un empressement dont il me fallut avoir l'air confondu ; et tandis que, sans me retourner, je m'éloignais d'un pas rapide, je devinais encore dans mon dos, braqués sur ma nuque à grande distance, ses yeux humides et veloutés.
– Étrange aventure ! pensais-je en moi-même… ce ton… ces regards… Et cependant il est inadmissible qu'une femme de cet âge, épouse et mère de famille à coup sûr… Mais sur-le-champ deux mains tendues me barrèrent la route, deux mains qui parlaient et qui disaient : « Je parie que tu viens de chez moi ? »
Avec effusion j'embrassai Bertin, dont un inexplicable concours de circonstances m'avait séparé depuis près de trois ans, puis bras-dessus, bras-dessous nous arpentâmes doucement le trottoir silencieux et désert, car la demie de neuf heures venait de sonner à Saint-Germain-des-Prés, et par les soirs de novembre, la rue Jacob n'est point tumultueuse.
– La propriétaire de ton hôtel me semble une créature singulière, lui déclarai-je aussitôt. Brusquement il m'interrompit :
– N'achève pas ? Je devine… elle a eu pour toi des sourires ? Elle est ainsi avec toutes les personnes qui viennent me demander.
– Existerait-il entre vous… ?
– Pas du tout, je vais t'expliquer les choses. Ah ! c'est une étonnante histoire !
Et voici comme il me la conta :
Tu sais qu'il y a deux ans et demi, époque à laquelle tu as été nommé conseiller de préfecture de la Drôme, j'étais, moi, petit employé à cent cinquante francs par mois à la Compagnie d'assurances le Neptune. Je n'ai pas besoin de te dire que je ne roulais pas sur le métal. Pendant sept à huit mois j'ai vraiment connu la gêne qui est le commencement de la misère, et quelquefois pire qu'elle. Heureusement, je n'ai pas sombré. Je suis toujours au Neptune, je touche deux cents francs. C'est te révéler que ma position est devenue tout à fait belle, presque enviable. J'en sais beaucoup qui se réjouiraient d'être à ma place. Au temps d'opprobre dont je te parlais tout à l'heure, j'habitais rue Guénégaud un petit meublé qui s'intitulait – nul au monde ne saura jamais pourquoi – Hôtel du Maroc. J'ai filé sous ce toit, que n'égayait la présence d'aucun Marocain, des heures d'angoisse inoubliables. Dans ma chambrette – sens-tu bien, pour quelqu'un qui mange de la vache enragée, toute la férocité de ce mot pimpant chambrette ? – située au cinquième étage, le front collé aux vitres, je contemplais en face les bâtiments pompeux, les vastes cours, les frontons à statues mythologiques de la Monnaie, ce palais de Tantale où, du matin au soir, se frappaient pour d'autres que pour moi les étincelantes pièces d'or qui procurent tout, tout, tout ! Non, je t'assure, vivre sans le sou en face de la Monnaie, c'est bien une des situations les plus fertiles qui soient en rêveries mélancoliques. On voit de ces choses-là dans les romans anglais à couverture écrevisse, et le fait est que je me prenais souvent pour un personnage sympathique de Dickens. Si j'avais plus de temps, je te raconterais un tas de souvenirs que j'ai précieusement gardés de mon passage à cet hôtel du Maroc sis en face de la Monnaie de France, et tu ne t'embêterais pas plus à les entendre que moi à te les dire, car c'est curieux la joie sans mélange et l'ineffable douceur qui s'attachent à l'évocation de nos chagrins passés, tandis qu'au contraire, je ne sais rien de plus âpre et de plus douloureux que le simple rappel d'un bonheur perdu. Mais je philosophe au lieu d'aboutir à l'histoire promise. J'abrège et m'y voici :
Un jour, la vue de cette Monnaie me devint intolérable et je résolus de quitter le Maroc où tout d'ailleurs, le service, la nourriture, le linge laissaient par trop à désirer, principalement durant la période des grandes chaleurs. Après une semaine de recherches à travers le quartier, je me décidai pour l'hôtel du Palatinat, un hôtel paisible, avec du lierre, où ne descendaient que des provinciaux très effarés, très timides, et des vieux professeurs, des géographes. Et puis, tu n'ignores pas comme certaines natures subissent la magie des mots ? Plus d'un employé dans une compagnie d'assurances a dans son cœur un être de rêve et de poésie qui sommeille. Palatinat me plut tout de suite, je songeais aux électeurs palatins… à ces fameux ducs de Bavière… Palatinat ! Palati… Enfin, tu sais ce que fait de nous l'imagination… ? Je m'installai au Palatinat. Je n'y étais pas depuis quarante-huit heures, mon ami, que déjà je commençais à le déplorer.
D'abord, la chambre que j'occupais donnait, au fond, sur la cour, une cour triste comme celle d'un établissement de bains, au milieu de laquelle grésillait un petit jet d'eau malade et dont la vue seule suggérait des idées de suicide. À peine entré, la porte close, j'avais senti que les meubles n'étaient pas fous de moi. Et même, l'hostilité du divan plus dur qu'un granit, de la cheminée qui fumait exprès, du lit disjoint et en pente auquel manquait une roulette, avait été si manifeste qu'un insurmontable découragement me terrassa. De plus, la patronne, celle-là même qui t'a reçu tout à l'heure, me prit en grippe aussitôt après avoir écrit mon nom sur son livre. Et je fus très malheureux pendant six mois. J'étais obligé de refaire mon lit en entier, d'aller moi-même déverser sur le plomb mes eaux que la bonne négligeait de vider. Jamais on ne me recousait mes boutons de bottine, j'ai cru même et je crois encore qu'on me les arrachait. À la table d'hôte où je mangeais seulement le soir, c'était aussi mille souffrances. Toujours servi le dernier… j'ai savouré plus d'une fois le cou du poulet et les têtes des merlans… Tous les cheveux libres de la maison semblaient se convoquer d'eux-mêmes dans mon potage… Passons ! Or, un jour de l'année dernière, au mois d'avril, en sortant de mon bureau, j'allai prendre un bain… Ne souris pas, tu vas voir que ces détails sont indispensables à mon récit… À un certain moment je voulus me réchauffer et je sortis à moitié du bain pour tourner le robinet d'eau chaude qui était très dur.
Je ne sais comment je m'y pris ; toujours est-il que je calculai mal mon effort, et que cette canaille de tête de cygne, éclatant à l'improviste, m'ébouillanta cruellement le flanc droit. Je poussai des cris, je sonnai… On accourut à temps, comme je désespérais de museler ce robinet dont les aboiements, joints à mon tapage, avaient ameuté tout le personnel. Tant bien que mal, je me rhabillai et me rendis en hâte chez mon vieux camarade Roger que tu as eu plusieurs fois l'occasion de rencontrer avec moi, et dont la mère m'avait justement invité à dîner ce soir-là, tout à fait sans cérémonie. Ce sont des gens très simples, très bons, qui vivent enfermés chez eux, ne sachant rien du dehors. Au début du repas, tout alla bien, mais voilà qu'au gigot je fus pris de douleurs telles à la partie échaudée que je devins tout pâle, et que, devant l'inquiétude de mon ami et de sa mère, je dus confesser mon ridicule accident thermal. Roger me gronda :
– Tu es très bête de ne nous avoir rien dit ; la chambre de mon frère communique avec la mienne ; en son absence, tu vas me faire le plaisir de l'occuper ce soir et de coucher à la maison. On va te préparer à la cuisine un bon cataplasme de fécule que je te mettrai moi-même avec légèreté. Nous fumerons une pipe en nous parlant chacun de notre lit. Ça va être tout à fait gentil !
J'eus beau résister, il fallut en passer par son désir. Je couchai donc près de mon ami, je fus cajolé, dorloté, et le lendemain matin, quoique encore un peu à vif et les traits tirés, je m'acheminai sans trop de grimaces vers la rue Jacob. Dix minutes de chemin au plus. En route, je songeais tout en tirant la jambe : « Ça n'est pas au Palatinat que j'aurais été aussi bien soigné ! »
Quand je pénétrai sous le porche… non, je vivrais jusqu'aux âges de M. Chevreul que je n'oublierai jamais, jamais le coup de théâtre que je produisis en pénétrant sous le porche ! La patronne, le garçon de nuit, les deux bonnes, le chef et quatre pensionnaires de la table d'hôte se trouvaient réunis, tous ayant un journal à la main et parlant à haute voix. Dès qu'ils me virent, un même cri s'échappa de leur poitrine : Le voilà ! et, se précipitant au devant de moi : « Ainsi, vous y étiez ? me demandèrent-ils, vous y étiez ? » Si comminatoire et si pressante était cette interrogation que machinalement je répondis : « Mais oui, j'y étais. – Malheureux ! » Et aussitôt, je sentis qu'on me palpait, que des mains cherchaient mes mains… Un des pensionnaires appliqua même son nez sur mes habits et déclara : « Oui, oui. Il sent le brûlé ! » Des exclamations se croisaient. « Comment a-t-il fait pour se sauver ? – C'est horrible ! – Moi j'y serais restée ! » J'étais ahuri.
– En vérité, balbutiai-je, c'est trop… tant de marques d'intérêt… Mais comment savez-vous ?… Madame leva les bras au ciel : « Mais tout le monde… tout Paris le sait… la France entière ! » La France entière qui savait que je m'étais brûlé au bain !… Je sentais mes idées s'obscurcir. « Ou ils sont fous, pensais-je, ou c'est moi qui suis en train de le devenir. » J'allais enfin m'écrier : « Ah ça ! de quoi parlez-vous ! Soyez clairs, sapristi ! » quand madame, me tendant le Gil Blas qu'elle avait à la main, me dit : « Avez-vous lu au moins les journaux ? Voyez vite ?… Dites-nous si c'est exact ? » Je jetai les yeux, et quelle ne fut pas ma stupeur quand je lus au haut de la page, en grandes majuscules : INCENDIE COMPLET DE L'OPÉRA-COMIQUE. En une seconde, la lumière se fit dans mon cerveau. On ne m'avait pas vu rentrer la veille au soir, ni la nuit, je reparaissais seulement le matin (moi qui ne découchais jamais), pâle et l'air malade… Plus de doute… l'Opéra-Comique en cendres… ils s'imaginaient que j'en revenais !… Leur sympathie toute spontanée s'expliquait.
J'ai toujours eu, hélas ! tu le sais, un secret penchant à la farce, à la farce énorme et tranquille, telle que nos mœurs ne nous permettent plus guère aujourd'hui de la pratiquer ; je ne sus donc pas résister à la facile tentation qui s'offrait, et, rendant le journal : « Plus tard… plus tard, murmurai-je, en ce moment je ne pourrais pas… » Et, tandis que le garçon de nuit me soutenait à droite, une des bonnes à gauche, je me laissai porter à demi évanoui jusqu'à ma chambre, où madame vint elle-même me border quand je fus au lit, et s'assurer que je ne manquais de rien. Ce jour-là, on ne me vit point au Neptune… Mais, patience !… tu ne sais pas encore le plus joli. Je t'ai dit que j'occupais une triste petite pièce au fond de la cour. Le lendemain, sans plus attendre, on me faisait déménager pour m'installer au rez-de-chaussée, sur la rue, dans une coquette chambre rouge avec un tapis et une alcôve à rideaux. Pendant les quarante-huit heures que je gardai le lit, pour justifier le coup que m'avait porté l'effroyable sinistre, on me servit avec un zèle touchant. Vieux bordeaux, ailes de poulet, pommes soufflées, confitures de Bar. Successivement, tous les pensionnaires, les femmes âgées, les géographes, vinrent me voir et m'apporter des oranges. À toutes leurs questions je me bornais à répondre d'un air stupide en branlant la tête et en regardant mes pieds : « Plus tard… je vous raconterai… plus tard… »
– Vous avez dû sauver quelques personnes ? Je parierais que vous en avez sauvé ? me demandait madame. Laissez là toute modestie ?
– C'est bien possible, disais-je. Dans ces moments-là… Je ne me rappelle plus…
Ils citaient alors entre eux des exemples de gens tellement frappés à la suite de catastrophes qu'ils en avaient perdu la mémoire durant des années, ou bien qu'ils étaient devenus tout hébétés et comme idiots. Finalement, on me tapait sur l'épaule : « Oui, ne vous impressionnez pas… nous comprenons quelle secousse !… » Je les congédiais d'un pâle « merci », et ils s'éclipsaient sur la pointe du pied, en tirant la porte bien doucement. Quand nous n'étions rien qu'entre hommes, je consentais à montrer les traces encore visibles de ma brûlure au flanc. Ces plaques rouges me valurent bien des marques d'estime à travers lesquelles on eût pu démêler un peu d'envie. L'homme est ainsi fait !
Dans le quartier, le bruit s'était vite répandu qu'il y avait un charmant jeune homme, à l'hôtel du Palatinat, qui se trouvait à l'Opéra-Comique, le soir fatal – avec un billet donné ! – et qui n'avait échappé à la mort que par miracle. Au Neptune aussi on le savait, et le directeur de la Compagnie, flatté au fond, contait mon histoire dans ses dîners en ville, en ajoutant : « Un intelligent petit garçon que ce Bertin ! Il fera quelque chose. » Dès que je retournai au bureau, l'excellent homme m'appela dans son cabinet, et, après m'avoir félicité en quelques phrases administratives, il m'apprit qu'il me portait de cent cinquante à deux cents francs ! Puis il m'offrit un gros cigare qui était entouré de papier de plomb.
Un jour vint pourtant où, rétabli tout à fait, je dus narrer le récit des dangers personnels que j'avais courus dans cette fameuse et horrible soirée. Ce fut au salon de lecture de l'hôtel, après dîner. Je m'en tirai assez à mon honneur et je sus donner la chair de poule à mon bienveillant auditoire. À force de recommencer ce récit, je le sus bientôt par cœur. À ma connaissance, je l'ai bien dit déjà cent fois, au bas mot.
Depuis ces incidents, deux mois s'étaient écoulés sans affaiblir la considération, l'espèce de popularité dont je jouissais à l'hôtel, chez les fournisseurs, dans toutes les rues d'alentour où les commerçants, sur les seuils, me regardaient passer comme le Dante, quand une après-midi, madame se trouvant seule un instant avec moi dans le bureau, ferma la porte vitrée avec un air de mystère.
Puis, me regardant bien au fond des yeux :
– Voyons vous pouvez bien me l'avouer… Combien avez-vous reçu ?
Je ne comprenais pas.
– Que voulez-vous dire, madame ?
Elle haussa les épaules :
– Mais si, vous comprenez. Toutes ces souscriptions… tout cet argent… À cause de votre blessure vous avez dû, comme victime…, toucher quelque chose ?
À ces mots, malgré ma forte envie d'éclater, je sus garder le sang-froid dont je ne m'étais jamais départi.
– Mon Dieu ! madame, lui répondis-je, quoique j'aie juré de ne révéler aucun chiffre, sachez seulement que j'ai reçu en effet… non pas une grosse somme… mais tout de même une somme qui me permet jusqu'à la fin de ma vie… une somme enfin.
– Ah ! fit-elle, tant mieux, cela nous était bien dû !
Et depuis, mon ami, depuis, je suis l'Échappé des flammes, la coqueluche de la maison… à tel point que madame contraint les voyageurs à s'assurer au Neptune. Oui, elle en fait une question personnelle. De gré ou de force, tout homme, toute femme qui descend au Palatinat doit s'assurer au Neptune, sans cela on leur rend la vie tellement impossible qu'ils en sont réduits à quitter l'hôtel. Et voilà ! Mais, j'y songe, il y a un nouveau voyageur, un ecclésiastique débarqué tantôt… Viens donc ce soir, tu verras madame l'assurer. Seulement, toi, ne manque pas de dire que tu l'es déjà, sans quoi, je te préviens, il t'arriverait des ennuis.

 

QUIA PULVIS

Il y a trois mois, j'étais arrivé de la veille au soir à Milan. Après une de ces nuits d'étrange sommeil, telles qu'en a le voyageur dans un lit sans intimité, la tête pleine encore du ronflement rythmique des wagons, j'achevais de m'habiller devant la fenêtre grande ouverte. En face de moi, sur le ciel d'un azur incomparable, un azur de fête chrétienne, resplendissait la vertigineuse dentelle de marbre du Dôme, et mes yeux ravis ne pouvaient point quitter la statue d'or du saint ou du dieu debout là-haut, debout là-bas, sur le plus svelte et le plus fervent des clochetons, les bras écartés comme si c'était lui, le munificent stylite, qui voulait bien, de ses paumes généreuses, verser tout le soleil sur la ville, quand j'entendis qu'on grattait à la porte de ma chambre.
Aussitôt redescendu sur terre, je criai : « Entrez ». C'était le garçon d'hôtel. Avec infiniment d'humilité il s'inclina et, comme s'il s'excusait d'avance : « Je prends la liberté de prévenir le signor qu'il y a ce matin, à dix heures et demie, oune cremacione. Si… Oune personne qui a préféré cremacione à sépoultoure ! » Il s'arrêta, déclara toujours aussi humble, avec un gros soupir : « Povre humanité ! » Puis, me voyant surpris, ébranlé, il ajouta d'une voix qui se faisait – que l'on me permette pour une fois cet adverbe – velouteusement tentatrice : « Piazza del Duomo, signor, oun petit tram, per deci centesimi, mènera signor allegro… Oune cremacione, signor ! » Et il disparut.
*
Après avoir un instant balancé, je me décidai à profiter de cette occasion. Je sortis ; place du Dôme, je pris, per deci centesimi, le petit tramway jaune citron qui stationnait, et un quart d'heure après, je me trouvais devant la grille du cimetière derrière laquelle, au milieu de grands espaces sablés, s'étendaient non point des tombes, comme je le pensais, mais de longues galeries et des colonnades de marbre occupant une très vaste superficie.
L'ensemble de ces constructions avait un caractère antique et je ne me figure pas autrement le pourtour ou le promenoir de quelque immense palais, à Thèbe aux cent portes.
J'avais à peine franchi la grille que je fus imploré par un interprète qui sollicita, comme s'il me demandait du pain, la permission de me faire visiter le champ des morts. La crémation ne devant pas avoir lieu avant une heure, et le cortège n'étant même pas encore arrivé, j'acceptai ses services et nous nous mîmes en route.
Aux premiers mots qu'il prononça, je constatai tout d'abord qu'il ne parlait pas français, ou si peu, si à tâtons que, sans mentir, il y avait fatigue cérébrale à traduire ses paroles et que je l'eusse peut-être mieux compris s'il s'était carrément exprimé dans la langue de son pays que j'ignorais.
Néanmoins, je pris le parti de le subir ; et puis une chose en lui m'avait frappé : la sympathie, qui semblait le trait distinctif de sa personne. Rien qui ne fût sympathique chez mon compagnon : les regards, la voix, le geste, les vêtements eux-mêmes. Il n'y avait pas jusqu'aux lunettes posées sur son nez sympathique, dans le double verre desquelles on ne vît briller je ne sais quoi de communicatif et d'amical qui appelait aussitôt l'idée de sympathie. Et non seulement il attirait la sympathie, mais il la renvoyait également. C'était une pile de sympathie et, dès qu'on se trouvait en contact avec lui, on se sentait aussi devenir peu à peu sympathique, malgré soi, sous l'influence du merveilleux courant.
Bref, tout cela s'éprouvait, bien mieux que je ne saurais le dire, et je l'éprouvai irrésistiblement, dès que nous eûmes gravi quelques marches du perron palatial qui conduisait aux galeries dont j'ai fait mention plus haut. Là me guettaient de réelles surprises.
*
D'un premier coup d'œil jeté en profondeur, j'embrassai d'abord l'enfilade solennelle des monuments funéraires élevés de distance en distance, les uns encastrés dans la muraille, les autres isolés et placés au milieu du passage pour permettre de les admirer sous toutes leurs faces.
Mais mon interprète jaloux ne laissa pas longtemps s'amuser mes regards parmi ce peuple de bustes et de statues et, m'ayant sympathiquement saisi par le bras, il entreprit de commenter avec méthode les uns après les autres les tombeaux qui le faisaient vivre.
Uniforme était sa façon de procéder. Il me plaçait à la distance voulue du mausolée, souriait, étendait la main et nommait d'abord la famille : « Famiglia Gaspiati », spécifiait la classe à laquelle elle appartenait : « Grrrrand commerçant de soie ! » disait le chiffre et la qualité des défunts en indiquant ceux qui leur survivaient : « Père, mère, grrrrand-père, cadavres ! la petite-fille et le garçon il vive encore », puis le nom de l'artiste qui avait exécuté le tombeau : « Sculptore Tandorini. Le Roi, il lui a donné, comme il était counntent, quatre mille francs ! » enfin les quelques recommandations ayant trait à l'œuvre ellemême : « Rémarquez, signor, je vous prie, la espressione de dolor. La lârme… voyez la lârme, signor, elle coule ! »
Après qu'il avait terminé pour la famiglia Gaspiati, aussitôt il recommençait per la famiglia Sissogno. Et, de nouveau : « Grrrrand commerçant de riz… les deux frères péris du typhous, cadavres… père et mère il vive encore… Sculptore Sopressi… Le Roi, il lui a donné, comme il était counntent, cinque mille francs… Remarquez, signor, je vous prie, la desolacione della madre ! »
À la dixième famille – que l'on me pardonne ma franchise – je me sentis gagné par une insurmontable gaieté nerveuse, et plus d'un me comprendra sans que j'aie besoin de me justifier. Qui ne la connaît, en effet, pour l'avoir éprouvée soi-même, en se la reprochant comme un sacrilège, cette gaieté spéciale, oppressante et terrible, cette gaieté d'en-dedans qui ne fait pas rire, et qui nous prend par accès soudains devant les grands côtés comiques de la mort ?
Mais cette hilarité intempestive était encore décuplée chez moi dans le cas présent par l'incroyable et le somptueux mauvais goût des monuments en question. Je n'étais pas familiarisé avec les cimetières italiens à cette époque, et je reçus une commotion assez violente. Si j'excepte les superbes tombeaux de Butti, d'une emphase pourtant trop théâtrale à mon gré, je suis vraiment embarrassé pour qualifier les autres.
Qu'on se figure – je parle, bien entendu, pour ceux qui les ignorent des groupes éplorés d'hommes et de femmes, de grandeur naturelle au moins, vêtus d'habits bourgeois, taillés et ciselés des pieds à la tête dans le plus éblouissant et le plus pur marbre, et peut-être arrivera-t-on, bien que j'en doute, à se faire une idée approximative des étonnantes scènes de famille ainsi représentées. Je me rappelle encore ma stupéfaction mêlée d'effroi la première fois que je vis ces redingotes de marbre avec leurs cols en velours et leurs revers de soie à fines raies, ces jaquettes, ces smokings de marbre, ces pantalons et ces bottines à élastique de marbre, travaillés, grattés, polis, traités avec une conscience de ciseau prodigieuse, presque touchante.
Il y avait là plus d'un veuf pensif, assis à perpétuité sur une chaise de salle à manger de marbre, tenant à la main une huître ouverte qui voulait bien figurer un médaillon, mais qui était, en dépit de tout, une coquille si frappante que la pensée même du médaillon, si elle se présentait, était aussitôt repoussée comme inacceptable. Et j'ai souvenir également des nombreuses épouses en grands falbalas, jetées de côté sur les marches d'un escalier interrompu, tandis que toujours, avec une insinuante sympathie, mon guide poursuivait son boniment : « Lui cadavre, son jeune femme il vive encore. »
Malgré ce mot de cadavre incessamment répété, peu à peu pourtant j'oubliais le cimetière, la crémation à laquelle j'avais dessein d'assister, mon sympathique interprète lui-même, et je m'imaginais errer dans quelque étrange musée du Mauvais Goût, ou quelque palais de commerçant retiré, un père de famille millionnaire aimant le marbre, comme d'autres les bronzes.
*
Mais bientôt nous eûmes terminé la visite des galeries, et descendant alors de nouveaux escaliers, nous entrâmes dans les spacieux jardins du cimetière catholique, montrant des centaines et des centaines de croix de marbre plantées en files régulières dans le tapis de leurs gazons couleur d'espérance. Quel merveilleux temps il faisait ce matin-là ! Des oiseaux se posaient sur les rosiers, tout à l'extrémité de longues tiges que leur corps léger forçait à saluer bien poliment ; là ils chantaient, risquaient deux ou trois de leurs plus gentilles notes, puis s'envolaient, et avec quelle espièglerie charmante ! Et je pensais, moi, que le plus commun d'entre eux, par l'intelligente vivacité de son œil noir, la grâce palpitante de son duvet et de ses plumes, et le chef-d'œuvre de ses deux ailes guère plus grandes que le creux de ma main, dépassait tous les tombeaux de trois cent mille francs signés des noms les plus fameux !
Le soleil de l'Italie versait sur les morts sa lumière, sa chaleur et aussi son beau silence, le ciel était bleu comme sur les images de première communion, et à cent mètres environ je crois les voir encore ! deux jardiniers, avec un geste noble et large, balançaient au bout de leur bras nu, sur quelques plates-bandes funéraires, de larges arrosoirs d'où tombait une pluie de diamants. Cette courte minute m'est restée toujours présente et, chaque fois que je l'évoque, je pense que je n'ai peut-être jamais ressenti avec plus de reconnaissance qu'à cette heure, dans la paix du Campo-Santo milanais, la douce allégresse de vivre. Mais un cortège, composé d'une douzaine de personnes derrière un cercueil que poussaient sur un petit chariot quatre employés des pompes funèbres, venait à l'instant de déboucher d'une allée. Mon interprète, me voyant sorti enfin des réflexions où il m'avait laissé avec respect plongé depuis un moment, étendit la main vers le modeste convoi et, conservant le sourire sympathique auquel étaient abonnées ses lèvres : « Voici la cremacione. Souivons, signor ». Ayant hâté le pas, je me trouvai aussitôt mêlé au groupe clairsemé des parents et des amis du défunt, car, selon l'information que je reçus de mon guide, c'était le corps d'un homme qui allait être incinéré.
*
Autant qu'il me sembla d'après un rapide examen des assistants, le mort devait être d'humble condition, et l'urne que rempliraient ses cendres refroidies aurait à coup sûr une très faible valeur marchande. Ceux qui l'accompagnaient (je ne puis pas dire jusqu'à sa dernière demeure, mais jusqu'au lieu de sa combustion) ne donnaient aucune marque de tristesse : ils paraissaient plutôt accomplir quelque formalité longue, ennuyeuse et morne ; aussi éprouvai-je instantanément une secrète pitié pour ce pauvre corps inanimé auquel il ne restait plus que deux heures à peine d'existence, et qui allait, avant la fin de cette radieuse matinée, s'échapper, mince fumée bleue (pour aller où ?), par la haute cheminée de brique du temple, dont nous n'étions plus, d'ailleurs, qu'à quelques pas.
Tandis que le funèbre chariot se détachait alors de notre petite troupe, s'engageant, pour arriver au bâtiment situé sur une éminence, dans un chemin circulaire d'une pente plus douce, nous montions directement un escalier de sept à huit marches et, après avoir enfilé un corridor court et assez étroit, nous entrions dans la salle d'attente où allait se tenir la famille pendant la cérémonie. Avec son dallage noir et blanc, ses murailles nues, ses banquettes circulaires de chêne, les draperies de deuil de ses portes que le moindre souffle agitait, son plafond vitré que voilaient de grands stores de toile, et par-dessus tout l'atmosphère étouffante qui déjà y régnait, cette salle me donna l'impression du Hammam des Morts, et elle fut si vive et si hallucinante cette impression que, pendant une ou deux minutes, sans y croire pourtant, je me représentai les défunts, errant pieds nus, l'air ennuyé, dans ce tepidarium d'outre-tombe, drapés de leur linceul pour peignoir, ou bien, étendus sur la dalle, aux mains de terribles masseurs qui les étiraient, faisant craquer impitoyablement tous leurs os.
Soudain une porte fut ouverte avec un joyeux fracas de serrure et de gonds et le cercueil entra, toujours poussé sur le même chariot qui l'avait amené jusque-là. On le roula dans un coin de la salle qui figurait une sorte d'alcôve, et des rideaux, d'une vulgaire lustrine noire, se déroulant aussitôt du plafond, le cachèrent momentanément à nos regards. Mais ces rideaux flottants n'étaient pas assez longs pour tomber jusqu'à terre, de sorte qu'ils laissaient voir les jambes des quatre porteurs, ainsi que fait au théâtre la toile au moment où on la baisse et où elle n'est plus qu'à cinquante centimètres du sol. En même temps que ces jambes sans corps allaient et venaient, on entendait un bruit de voix chuchotant derrière les rideaux, et ces murmures accompagnant le manège indécis, les hésitations des pantalons noirs, contribuaient encore à donner à cette scène un caractère tout spécial d'horreur comique.
J'allais probablement me retirer, quand je me sentis pris par le bras et conduit avec autorité devant une des parois du four crématoire. L'individu qui se comportait si familièrement vis-à-vis de moi n'était autre que le gardien du temple, ainsi qu'en témoignaient sa livrée verte à boutons de métal et la casquette où se détachait en lettres d'argent l'inscription : Custode del templo. Sous sa tunique il avait un tablier de toile serré à la taille, ainsi qu'un valet de chambre, et l'image de l'inévitable plumeau s'étant présentée à mon esprit, je m'imaginai ce domestique mortuaire époussetant et tenant en propreté le four, le mobilier et les annexes du four, selon les exigences de sa profession. Cette paroi du four, devant laquelle je me trouvais, figurait une muraille de brique percée de portes en tôle de la grandeur d'une trappe de cheminée moyenne, et glissant sur des roulettes ainsi que les panneaux des wagons de marchandise, çà et là des armatures de fer détachaient leurs barres noires sur le rouge des briques, enfin la chaleur, à cette place, était beaucoup plus forte qu'au milieu de la pièce où pourtant elle se faisait déjà sentir. Ayant poussé une des portes qui se trouvait à hauteur de ceinture, le gardien, casquette sur la tête, commença, sans se presser, à me fournir en français, d'une voix doctorale de notaire, diverses explications sur son poêle humain et la manière de s'en servir.
Il paraissait ne se soucier nullement de la famille, debout à quelques pas de moi, pas plus que du mort, à qui les pantalons noirs continuaient de tenir compagnie derrière les rideaux de lustrine. Tandis qu'il parlait, je l'écoutais, gêné de tant de frais oratoires et de la respectueuse considération qu'il me témoignait. En effet, n'interrompais-je pas le cours de la cérémonie ? N'étais-je pas de la part de tous les assistants l'objet d'une trop flatteuse attention ? Le gardien, noble et pacifique au début de son boniment, ne s'animait-il pas à mesure qu'il dépeignait à l'avance les péripéties et les phases de l'opération ? Ses yeux brillaient d'un plus vif éclat, sa casquette avait chaviré sur son oreille gauche, il crispait à présent ses dix doigts comme pour mieux me rendre la dévorante agitation des flammes, et tour à tour me frappait sur l'épaule ou m'attirait à lui par un des boutons de mon paletot…
*
De son côté, la famille s'était insensiblement rapprochée, malgré tout captivée par la mimique expressive de l'orateur ; chacun était attentif, déférent. Je sentais qu'on savait gré à ce fonctionnaire du cordial entrain avec lequel il voulait bien mettre au courant un étranger ; enfin peut-être y avait-il aussi, chez tous ces fervents adeptes de la crémation, l'espoir tremblant, la joie muette, mais si naturelle, d'avoir alléché un hésitant et persuadé un réfractaire ? Et je me faisais l'effet d'un grand personnage de marque, d'une Altesse en voyage, à qui l'on ne saurait compter les distractions, et pour le bon plaisir de laquelle on aurait fait mourir exprès un homme, à heure fixe, et sur commande.
L'enthousiaste démonstrateur, sans me faire grâce des moindres détails, n'avait cessé d'ailleurs de réciter sa leçon : « La combustion dure, au bas mot, une heure et demie, déclarait-il à présent. Rapidité, propreté. Deux bonnes choses. Odeur nulle. Si le mort est trépassé de contagieuse maladie, on le brûle avec le cercueil… Si pas contagieuse, visage découvert. Ainsi celui-ci – et de son grand bras tendu il couchait en joue le défunt à travers les rideaux – celui-ci, pas contagieuse… vous pourrez donc le voir visage découvert. » À vrai dire, cette perspective ne me souriait qu'à moitié, je me serais passé de tout ce zèle et je commençais à trouver qu'on me gâtait trop. Si je n'en fis pas l'observation au gardien, c'est uniquement, je l'affirme, pour la double raison suivante : d'abord je ne voulais pas avoir l'air de mésapprécier le délicat intérêt qui m'était témoigné, ensuite il m'eût été pénible de me faire répondre : « Vous vous plaignez de ce que la mariée est trop belle ! » et je sentais qu'on me l'eût répondu infailliblement. J'endurai donc le sinistre verbiage sans sourciller.
« La crémation, poursuivait-il, coûte cinquante francs. Mais pour ceux qui ne peuvent pas, pour les PAUVRES, nous la faisons gratis. » En articulant avec lenteur cette dernière phrase, il lança à la famille un sévère coup d'œil qui signifiait clairement : « C'est pour vous que je parle, hé ! là-bas ? ne l'oubliez pas ? » Quelques-uns baissèrent la tête. Je m'expliquai seulement à cette minute le sans-gène avec lequel s'opérait la cérémonie. Sans nul doute, ce digne homme n'en eût pas pris si à son aise avec le cercueil d'un riche. Il ajouta, plein d'orgueil, en se tournant de nouveau vers moi : « Voyez-moi le feu maintenant ! » Et du bout du doigt il découvrit une petite ouverture circulaire placée au centre d'une plaque de fer carrée. J'y appliquai mon œil et je vis en effet le feu, le feu terrible et impatient que vomissaient quatre tuyaux noirs. Ces gargouilles crachaient des flammes rondes comme des bûches, des bâtons de flamme, si je puis me permettre cette expression, qui s'élançaient en droite ligne vers le milieu du four, et, arrivées seulement au bout de leur effort, cessaient de présenter cet aspect de bâtons de feu pour s'épanouir en gerbes d'or et de pourpre d'une incandescence presque surnaturelle. Rien qu'à voir l'appétit qui faisait bondir ces flammes, on comprenait tout ce qu'elles étaient capables de dévorer. Quand je me fus arraché au spectacle fascinateur du brasier réglé aussi savamment qu'une machine, le gardien m'ayant fait signe de le suivre, je le suivis. J'étais sans force, dans un demi-état d'obéissance magnétique, et je me rendais compte qu'il aurait pu me mener où il eût voulu.
La pièce où il me conduisit était petite et n'avait pour tout mobilier que deux vitrines de bois noir appliquées au mur. Dans l'une étaient rangés plusieurs bocaux pareils à ceux où les distillateurs enferment les cerises à l'eau-de-vie, et pleins de menus morceaux de pierre ponce.
L'homme prit trois de ces bocaux dont il retira aussitôt les larges bouchons plats. Plongeant sa main dans le premier, il en sortit un caillou qu'il me mit sous le nez en me disant : « Homme de quarante ans ! » Faisant de même pour le second, il dit : « Dame de qualité ! » et pour le troisième il dit : « Bambino ! » après quoi, il replaça gravement les trois flacons sur leur planche. Quant à la seconde vitrine, elle contenait les instruments, c'est-à-dire plusieurs truelles de différents modèles, et deux petits balais de crin blanc pour recueillir les cendres, et puis les pinces pour les fragments d'os, abolument pareilles à des pinces à asperges.
Certes, je serais fâché que l'on crût ici à une plaisanterie voulue, non, ces pinces étaient de véritables pinces à asperges, il m'est impossible de ne pas le confesser, et vous les eussiez vues, dans la salle à manger d'un ami, sur la table de la famille, que vous vous seriez immédiatement écrié : « Tiens ! nous allons avoir des asperges ! »
*
La visite de cette pièce une fois achevée, nous rentrâmes dans la salle commune où la famille continuait d'observer le même calme et la même indifférence. Le gardien, cependant, s'était éclipsé derrière les rideaux, on l'entendit donner des ordres brefs, puis il ressortit, et dit en s'essuyant les mains à son tablier : « Cette fois-ci, c'est pour de bon ». Tout le monde se leva. Le cœur me battait très fort et il me sembla que mon col de chemise m'étranglait.
Derrière les rideaux, qu'un petit vent venu on ne sait d'où écartait légèrement, je distinguais les porteurs penchés sur la bière ouverte et d'où ils se disposaient à retirer le cadavre, le cadavre que j'allais voir passer visage découvert, comme on m'en avait fait la promesse. Il y eut des bruits de bois heurté, des frottements de semelle sur les dalles, une voix qui recommandait : « Piano, piano… » enfin, les rideaux, violemment tirés, remontèrent, prirent d'un coup leur vol noir vers le plafond, et tout du long couché sur la plaque de tôle d'un wagonnet que poussaient les aides, le mort, glissant vers nous, apparut au grand jour.
Je ne me rappelle plus bien s'il était vêtu de ses habits ou enveloppé d'un linceul. Je ne vis que son profil pâle et son nez de cire bleuâtre. Il n'avait pas plus de quarante ans, et je fus frappé de la résignation avec laquelle il se laissait faire, car cette scène manquait à un tel point des égards et du respect qu'on a coutume d'accorder aux défunts les plus ordinaires que j'avais peine à me persuader que ce fût autre chose qu'un essai, une répétition pour voir. Il me semblait que tout cela « n'était pas sérieux », que le cadavre allait se lever et s'asseoir sur le wagonnet en s'écriant : « Cette plaisanterie a trop duré, mes bons enfants, cessons-la. » Mais non, il n'en fit rien, le triste et pauvre petit homme. Il fut amené, charrié, toujours piano, devant la trappe et j'attendais avec fièvre, comme on souhaite la fin d'un cauchemar, le moment où il allait enfin disparaître et s'engouffrer dans les flammes qui le réclamaient, quand le gardien, suspendant tout d'un geste, mit le comble à mon angoisse en croyant devoir me fournir encore un dernier renseignement : « Ce qu'il y a de plus curieux (et cette fois il s'exprimait avec une certaine gravité admirative), c'est l'instant où le corps est accueilli par le feu… Alors… les bras, les jambes, les pieds, les mains… tout marche à la fois, il vit ! Il vit, monsieur, je vous dis qu'il vit ! » Je lui coupai brutalement la parole, j'étouffais : « C'est bien, ne me parlez plus ! » Il me regarda d'un air surpris, et se tourna vers les quatre employés qui déjà rassemblaient leurs forces ; puis il leva la main et comme il faisait jouer la trappe, les aides, laissant tomber tout bas un petit hop d'adieu, lancèrent le mort au milieu du brasier dont les lueurs brusquement éclairèrent une seconde toute la pièce. Mais la trappe n'était pas plutôt retombée que le gardien m'avait jeté contre la muraille, m'avait, pour ainsi dire, appliqué de force l'œil à la petite lucarne, tandis qu'il s'écriait en poussant des cris de triomphe : « Ai-je menti, monsieur ? me suis-je vanté ? » Il ne s'était pas vanté, non, le mort vivait… mais de quelle vie ! Certainement, c'est la plus poignante impression d'horreur que j'aie jamais éprouvée, telle que je ne tenterai même pas de vouloir la rendre. Au seul souvenir de ce corps se tordant, de ces bras battant l'air, demandant grâce, de ces doigts crispés et s'enroulant comme des copeaux, de ces jambes noires qui donnaient de grands coups de pied, ayant pris feu ainsi que des torches (un instant je crus l'entendre hurler), il me court des frissons, j'ai la sueur froide aux tempes et rétrospectivement je compatis au supplice de ce mort inconnu dont j'ai entendu la chair crier et protester !
*
Je m'enfuis sans attendre la fin, après avoir jeté au gardien (j'allais écrire au bourreau) la pièce d'argent qu'il avait si bien gagnée. À la porte du temple, je retrouvai mon interprète qui faisait les cent pas au soleil en m'attendant.
Il accourut avec sympathie et me dit : « Triste spectacle, signor, n'est-ce pas ? Vous catholique ? ajouta-t-il comme je l'approuvais avec indignation, à la bonne heure ! Le repos là, le bon, le grrrand repos ! » et il me montrait à perte de vue les gazons tapissés de fleurs. Sans doute il exagérait, il y mettait un accent de satisfaction trop marquée, le repos dans cette terre n'était pas pour moi le parfait bonheur que l'excellent homme, pensant me faire plaisir, avait l'air de savourer à l'avance ; mais néanmoins le spectacle de ces tombes était très doux et même rassurant après l'épouvantable « cérémonie » de tout à l'heure, à laquelle mes yeux se refusaient encore de croire. Nous prîmes le chemin de la sortie. Mon guide parlait, mais je ne l'écoutais plus. Je méditais sur la phrase du mercredi des Cendres, le grave Memento quia pulvis de l'Écriture, et je devinais le sens vrai, la profonde portée de ce glas : « Oui, homme, primitive poussière, poussière vivante d'un jour, tu seras ensuite poussière d'éternité, mais sans passer par les bûchers et les fourneaux. Tu dois redevenir poussière par toi-même, tout seul, sans qu'on t'aide, ni qu'on accélère par d'ingénieux et artificiels procédés le mystérieux retour de ta forme humaine au néant. C'est la loi que tu fasses le voyage en t'arrêtant à toutes les stations. » Et puis, laissons accomplir à la nature, qui sait s'y prendre, son lent et respectueux travail de bénédictin. Elle arrive au même résultat que les plus savants becs de gaz, et malgré tout elle est pleine d'égards pour les résignés qui sont ses clients.
*
Quand on a ouvert, il n'y a pas bien longtemps, à la vieille Chartreuse de Pavie, le tombeau dans lequel on pensait retrouver les restes de Galeaz Visconti et d'Isabelle de Valois, c'est avec une admiration stupéfaite qu'on a vu apparaître les cadavres royaux, tous deux couchés côte à côte ainsi qu'au jour de leur ensevelissement, lui toujours botté, ganté d'or, sa grande épée lombarde au flanc, elle avec son livre d'Heures au bout des phalanges, drapée dans le même velours qui fut fabriqué pour elle en France à la fin du treizième siècle. Ils sont là depuis six cents ans, squelettes aujourd'hui, mais squelettes paisibles et sans révolte, squelettes immobilisés dans la pose vivante qu'ils ont eux-mêmes choisie pour rendre leur âme à Qui de droit. Et il en est ainsi dans tous les cercueils du monde, ceux des humbles comme ceux des grands. N'est-ce pas une leçon pour les innovateurs d'outre-tombe ?
Quant à moi, je n'ai jamais cessé de croire que c'était un crime, presque un viol, de vouloir perfectionner la destruction de nos si fragiles dépouilles et renchérir avec la nature. Ne touchons pas à la Mort, on ne touche pas à la Reine ou du moins à cette reine-là.

 

LA BONNE IDÉE

– Arrêtez, Manteau, arrêtez-vous là !
– Bien, monsieur, fit le cocher.
Et aussitôt le coupé- – un bon louage, laid, mais pratique, attelé d'une grande girafe de demi-sang, encore verte – stoppa au ras du trottoir, à l'entrée de l'avenue Kléber. Puis Manteau, ayant croisé sur ses genoux ses deux mains gantées de peau de chien, se renversa sur son siège en poussant un léger soupir, tandis que la bête abaissait son long col vers le ruisseau, comme pour se désaltérer. Tout, dans cette voiture hypocrite bien décemment arrêtée là, à six heures et demie du soir, dans laquelle un bourgeois candide et superficiel aurait laissé monter son épouse sans confession, tout criait pourtant le rendez-vous : depuis l'immobilité discrète avec laquelle, sans impatience, elle attendait, et son bon petit air de polissonnerie mystérieuse, et le frémissement des stores (tels des guidons avant la bataille !), jusqu'à la mine correcte mais si troublée du marquis de Pont-l'Étoile, blotti, tassé sur les coussins, et regardant sans discontinuer dans la même direction, avec des yeux d'agent de la Sûreté.
Pont-l'Étoile, en effet, était très ému, ému à ce point de tirer avec application sur son cigare, sans s'apercevoir qu'il était éteint depuis dix minutes. Au moment de parvenir à dame, il ressentait le trac du joueur qui hasarde ses derniers coups. Avait-il eu assez de mal à faire chanceler la vertu de la baronne des Mauves rencontrée voilà quatre mois dans un garden-party ? Que de fadeurs débitées, de rebuffades subies et de marmots croqués à belles dents, pour en arriver enfin à cette heure exquise… Non… pas exquise du tout, mais douloureuse, car rien n'est plus pénible que l'attente dans le doute quand on a trente-cinq ans, quatre mois de cour obstinée et tendue dans le corps qui ne demandent qu'à sortir, et que le thermomètre Chevalier marque 23 degrés à l'ombre. Certes non, pour l'instant la situation n'était pas si gaie qu'on eût pu le croire, et Pont-l'Étoile, tout en comptant que la soirée ne s'achèverait pas sans lui fournir de sérieux dédommagements, souhaitait de tout son cœur qu'ils ne se fissent pas trop tirer l'oreille… ces dédommagements. Cependant, nulle crainte à avoir à ce sujet. Quand une femme honnête, une femme du monde, une femme mariée (car le baron l'était), consent, daigne, se décide, enfin, à venir (en tout bien tout honneur, ah çà ! pour qui me prenez-vous ?) partager le coupé d'un galant homme qui tient à lui parler de près, c'est qu'elle est déjà résignée à bien des petites choses, et dans son for intérieur, la pauvrette, fermement résolue à choir. Donc, il allait être tout à fait heureux.
Néanmoins, le marquis était songeur en réfléchissant qu'il y a souvent loin de la bouche aux lèvres, et qu'on a vu plus d'une belle, ainsi qu'un conscrit, prendre peur et détaler au premier coup de feu des batteries ennemies. Et puis, il était un peu honteux de se sentir presque pincé, lui qui, chaque fois, se jurait de ne plus reprendre l'amour au sérieux. Ah ! il les connaissait bien ces symptômes éternels de la maladie : l'agitation intérieure et fébrile, alors qu'on s'efforce de demeurer calme et maître de soi ; l'idée fixe du nom prononcé à voix basse : Berthe, et constamment pensé à telle enseigne que le mot magique prend peu à peu une taille, une poitrine, des hanches, un visage et des cheveux et le moulin du cœur, qui par à-coups tourne éperdument, et l'aspect spécial d'intrigue amoureuse que revêtent autour de vous les objets inanimés, les maisons qui ont l'air de savoir, le paysage et le décor traversés comme dans une vie magnétique. Ces mystérieuses impressions-là, elles sont communes à tous, aux journées de joie ardente aussi bien qu'aux après-midi de grands deuils, et, s'en voyant une fois de plus la victime, Pont-l'Étoile avait raison de s'inquiéter dans son égoïsme de Parisien frivole, qui trouve déjà bien gentil de donner sa tête à l'amour, et rien que sa tête.
Sans entendre les ronflements du retour du Bois, éternels et continus comme ceux d'un flot, indifférent aux allées et venues des passants, aux aboiements de phoque des tramways, aux cris des enfants courant avec leurs jolis mollets semblables à des bras nus de femme, il se rappelait aussi toutes les intrigues – passions ou passionnettes – qui avaient fleuri depuis quinze ans le calendrier de son cœur. Il y en avait bien beaucoup : depuis les drôles de petites filles à qui on donne une ombrelle et qui vous remercient au centuple, jusqu'aux petites dames pour rire à qui on paye un hôtel et qui vous traitent en voyageur de passage.
Et ça n'était pas certes la première fois… oh ! non ! qu'il lui arrivait de se trouver ainsi, en voiture, au coin d'une rue, habillé avec une grande recherche, et l'estomac barré à croire que tout à l'heure il ne pourrait pas avaler une bouchée de pain. Peu importe, il se rattraperait en la regardant manger, pâle d'une pâleur si intéressante, et des yeux effarés, des : « Qu'est ce que vous me faites faire là, cher ami ? » et puis un petit doigt blanc en l'air quand elle boira du vin pur.
Il en était là de ses pensées et, par anticipation, il avançait les lèvres dans le vide, répétant des baisers, tâchant de combiner des phrases heureuses, voire une éloquente gesticulation, quand une forme encapuchonnée – fin juillet ! – surgit à quelques pas, ouvrit la portière avant que lui-même eût eu le temps de le faire, et se précipita dans la voiture en déclarant d'une petite voix furieuse, à dents serrées :
– C'est moi ! Êtes-vous satisfait ?
– Berthe ! Berthe !
Manteau toucha, la girafe partit, et Pont-l'Étoile haletait très fort, en riant d'un petit rire d'extase comme s'il prenait une glace au citron, ne trouvant pas autre chose à dire que : « C'est vous ! C'est bien vous ! »
Alors la baronne, ayant tiré de sa ceinture, avec beaucoup de calme, le petit oignon Louis XVI qui ne la quittait jamais, dit posément :
– Sept heures moins le quart ; mon cher, je me rappellerai que c'est à cette heure-là, aujourd'hui 28 juillet 1887, que j'ai fait la bêtise de vous écouter.
Il voulut protester, elle l'interrompit.
– Et maintenant que notre petit vin est tiré, monstre, soyons sérieux, si vous pouvez ; ne vous mettez pas à genoux dans la voiture, et dites-moi dans quelles horreurs d'endroits vous m'emmenez dîner !
Il répondit :
– À la Maison d'Or. Je vous adore !
– Ça rime, fit-elle.
Il y eut un silence très spécial, un silence de voiture, qui n'est pas du tout pareil aux autres silences, au bout duquel elle laissa tomber en manière d'avertissement :
– Il faut absolument que je sois à minuit chez moi ! Il revient de la campagne par le train d'une heure trente.
– Minuit, minuit un quart, chère amie, fit le marquis.
Du bout de son éventail fermé, elle lui frappa sur les doigts en appuyant :
– J'ai dit minuit. C'est bien suffisant pour me désenchanter, allez, et m'enlever à jamais l'envie de recommencer.
Il se rapprocha d'elle, s'efforçant d'avoir l'air très triste.
– Berthe ! comme vous me parlez ! On dirait que vous regrettez le bonheur dont vous m'avez fait désespérer si longtemps !
– Non, mon ami, avant demain, je ne regretterai rien.
– Méchante petite chérie… oh ! la laide… qu'on aime tant ! pas joli, ça, entendez-vous ?
Elle éclata de rire, puis, insolemment grave :
– Ne faites pas le petit espiègle, ni le bébé. Dans ces moments-là, vous êtes presque ridicule, je vous en avertis. Quittez donc le langage des enfants, dans votre intérêt. Et maintenant, vous allez peut-être encore trouver que je suis très désagréable…
– Non, au contraire, vous êtes charmante !
– Tant mieux. Eh bien ! j'ai idée, je ne sais pas, que la soirée va très mal se passer.
– Pour qui ?
– Pour nous deux. Oui… enfin… j'ai un petit sentiment…
– Pas de peur, toujours ? Je ne veux pas que vous ayez peur quand vous êtes avec moi.
– Ne vous mettez pas en peine. Je n'ai jamais peur, surtout quand vous n'êtes pas là. Non, je n'ai pas peur, mais je flaire un… comment dites-vous, les hommes ?… un grabuge… c'est ça…
– Et vous êtes venue malgré tout ? Vous m'aimez donc ?
– Apparemment.
– Voilà la première bonne parole que vous me dites. Merci. Oh ! merci !
Et Pont-l'Étoile, ayant porté à ses lèvres la main de la baronne, une petite main de Suède étroite, longue, et morte pour l'instant, y déposa un baiser très compliqué, très fouillé, un de ces baisers. de midi à quatorze heures auxquels on a recours, aux relais d'une passion, pour exprimer à la fois mille choses très disparates : la tendresse, le respect, la volupté, le dévouement, un peu de polissonnerie, une affection profonde, enfin, que la Mort sera seule de force à éteindre !
Mais le coupé s'arrêta soudain, et la casquette d'un chasseur apparut à la portière.
– Nous sommes arrivés ! s'écria le marquis.
– Pas encore, fit la baronne, moqueuse, avec un sous-entendu dans le rire, votre montre avance, mon cher.
Et ayant sauté à terre sur les pointes de ses mignons souliers dont le vernis brilla comme un œil noir, elle franchit le seuil, monta la première l'étroit escalier un peu raide qui mène aux cabinets. À chaque marche, ses fines chevilles, découvertes une seconde, laissaient voir le coin brodé de ses bas mauves. Et Pont-l'Étoile, accueilli par les déférents et approbateurs saluts des garçons rangés en haie, pensait à part soi :
– Ça va bien, ça va très bien ! je sens que j'aurai de l'appétit… beaucoup d'appétit !
Et il avait de l'estime pour le personnel.
Dans le petit entresol banal et délicieux, au plafond bas, dès qu'ils furent installés l'un près de l'autre, penchés sur la carte, dominés par le maître d'hôtel si bienveillant, qui les enveloppait d'un regard paternel et grivois, il parut à Pont-l'Étoile que le Paradis commençait, et un tel trouble le paralysait, que le maître d'hôtel dut, ainsi qu'un confesseur, plusieurs fois l'aider, le diriger dans la mobilisation du menu. Enfin, ils furent seuls. La petite porte aussitôt claquée, le marquis attira la baronne sur son cœur, et, comme une glace tout le long de laquelle avaient patiné des centaines de bagues les reflétait, ainsi enlacés, il s'attendrit, se sentant au coin de la paupière une larme de joie, tandis que Berthe, impressionnée malgré tout par les muettes pressions de son ami, recommandait :
– Voyons, Robert, ne vous faites pas de mal, un peu de patience !
Mais, se dégageant au bruit des pas qui se rapprochaient :
– De la tenue, mon cher, on apporte la petite marmite.
Elle entra en effet, la petite marmite, portée comme un ciboire par les mains prévenantes du digne monsieur qui condescendait à servir. Très doucement on la posa sur la table, la bonne petite marmite, on leva son couvercle, des nuages de fumée qui embaumaient la carotte et le bouillon gras voltigèrent par la pièce, et en même temps le maître d'hôtel, plongeant la louche dans ses profondeurs écumantes, avertit posément :
– Il y a là le cocher de monsieur qui désirerait dire à monsieur rien qu'un mot.
Pont-L'Étoile eut un frisson.
– À moi, un mot ?
– Oui, monsieur, il dit que c'est pressé !
– Et il est là, sur le palier ?
– Sur le palier, oui, monsieur… Monsieur prend un peu de bœuf dans son assiette ?
Oui… non… tout à l'heure… J'y vais… Vous m'excuserez, chère amie.
Et Pont-L'Étoile sortit, sentant à peine ses jambes, pressentant « des catastrophes ». Pour que Manteau, un homme si tranquille, si sûr et si intelligent, vînt sans crainte le déranger en un pareil moment, il fallait… Ah ! il fallait que ce fût gros, bien gros !
Manteau se tenait sur le palier, debout, dans sa redingote olive à boutons de métal, son chapeau à la main, sa large face rasée, impénétrable. Dès qu'il vit son maître, il lui fit un petit signe qui voulait dire chut ! et l'attira dans un coin.
– Qu'y a-t-il, Manteau ?
– Monsieur le marquis, rien… C'est le mari de cette dame…
– Le…
– …qui est en bas, oui, monsieur le marquis ; il a l'air d'attendre, il est dans une voiture de cercle.
– Sacr… Et que fait-il ? quelle figure a-t-il ?
– Il ne fait rien, monsieur le marquis. À part qu'il est pâle, il a sa figure de tous les jours… Alors quand je l'ai vu, j'ai pensé qu'il était peut-être préférable…
– Et vous avez bien fait, Manteau… Mais êtes-vous sûr de ne pas vous tromper ? Quelquefois… une ressemblance…
Manteau hocha négativement la tête, avec une énergie respectueuse.
– Jamais je ne me trompe, monsieur le marquis. C'est bien M. le baron des Mauves… le mari de cette dame à laquelle monsieur fait ses offres depuis si longtemps.
– Oui, Manteau, vous êtes au courant.
– Il faut ça, monsieur le marquis.
Pont-L'Étoile était atterré. La félicité qu'il s'était promise et à laquelle il touchait déjà se brisait entre ses mains. Que faire ? rester était dangereux, téméraire, impossible. Il fallait partir, renverser la petite marmite refroidie, quitter la bonne petite table, partir enfin, aller ailleurs… Mais comment ? puisque l'autre, le gardien était là, en bas, qui faisait le guet comme un serin. Et cependant, le plus serin de tous était-ce bien lui, des Mauves ? Sans vouloir approfondir cette épineuse question, Pont-L'Étoile conçut rapidement un plan d'Apache qu'il exposa l'œil dans l'œil…
– Monsieur, madame s'impatiente et demande si monsieur en a pour longtemps.
– Une minute, répondez que j'y vais.
… au cocher fidèle, l'écoutant les bras croisés, dans une gravité napoléonienne. Et les garçons passaient au trot, faisant pirouetter les tournedos Rossini sur la pointe de leurs doigts agiles.
– Comprenez-moi bien, Manteau. Madame et moi nous allons nous apprêter d'ici cinq minutes. Nous descendons l'escalier des cabinets, mais là, au lieu de sortir par la rue, nous enfilons les salons d'en bas et nous sortons par la porte du boulevard. Vous, quand vous nous voyez dans le haut de l'escalier, vous allez au pas, bien doucement, bien gentiment, comme si vouliez dérouiller les jambes de votre cheval, jusqu'au coin du boulevard où vous nous cueillez… et fouette ! fouette ! L'autre, ébahi de la manœuvre, n'a pas le temps de nous rattraper, et vous allez grand trot, 120, rue de la Pompe.
Manceau eut un geste d'étonnement.
– Chez lui ?
– Sans doute. Nous y déposons madame. Et quand il rentrera, une… deux heures après…
– Très bien, monsieur le marquis.
– Je compte sur votre œil, Manteau, hé ?
– On en aura.
Quand Pont-L'Étoile rentra dans le cabinet, il pensait trouver la baronne inquiète, nerveuse, exaspérée. Pas du tout, il fut en face d'une petite femme Raison, qui avait remis son manteau, ses gants, et qui lui dit avec un calme parfait :
– Nous nous en allons, n'est-ce pas ?… pour de bon.
– Comment ! balbutia-t-il, vous savez ?…
– Je ne sais rien du tout… J'ai deviné que nous ne restions pas ici…
– En effet… nous ne dînons pas… pour l'instant du moins.
– Vous voyez bien… Et où allons-nous ?
– Je ne sais pas… droit devant nous… Je vais vous expliquer…
– Quoi… qu'y a-t-il ?… Pas mon mari ?
– Si.
– Paul !… qu'est-ce que je vous disais ? Le grabuge !
– Oui… il est en bas, dans un coupé de cercle… il est pâle… il a l'air d'attendre…
– Quel est votre plan ? Confiez-moi ça ?
– Il est parfait… Que voulez-vous ? c'est une partie manquée… ratée…
– Ça m'en a l'air.
– Mais il faut que vous soyez chez vous d'ici une demi-heure, et vous y serez. Je réponds que vous y serez.
– Je l'espère bien… Et voilà ce que vous appelez l'amour en dehors du mariage ? – Elle montra son assiette vide – une assiette de potage mangé froid. Êtes-vous maladroit tout de même, mon pauvre ami, de vous laisser pincer comme un collégien !
Il se rebiffa :
– Il n'a gagné que la première manche après tout, votre mari.
– Vous avez raison, répliqua-t-elle, tout le restant de la veste sera pour vous.
– Berthe, vous êtes dure… embrassez-moi ?
– Maintenant que Paul est en bas !… Ah çà, pour qui me prenez-vous ? Partons. Je veux partir.
Le maître d'hôtel était entré, apportant sur une assiette pleine de monnaie la note déjà payée du potage. Il constata le pourboire distingué laissé par le marquis, s'inclina en esquissant un vague : « Au revoir » et accompagna jusqu'à l'escalier le couple amoureux qui descendait lentement, donnant l'ironique illusion de mondains repus à la suite d'une longue et fatigante partie fine, arrosée de vins, assaisonnée de baisers tour à tour plantureux et délicats.
Les choses se passèrent tout d'abord comme l'avait prévu Pont-L'Étoile. Après la dernière marche, ils traversèrent en hâte les salons d'en bas, la tournure de cette jeune femme voilée intriguant une minute l'attention des dîneurs, puis, débouchant tous deux sur le boulevard, ils sautaient dans le coupé qui avait opéré sa petite manœuvre avec la plus sournoise des roublardises. Et de rouler, à tour de roues !
Dès que la portière fut claquée, Pont-L'Etoile exhala un soupir immense.
– Ma chère amie, tout est réparé… Vous serez chez vous dans une demi-heure.
– J'aurais aussi bien fait d'y rester.
Il allait lui reprocher sa vilaine réponse quand il entendit ces mots terribles jetés de côté par Manteau, d'une voix placide :
– Il nous a vus, et il nous suit.
– Oh ! le lâche ! le lâche ! déclara Pont-L'Étoile. Ayant regardé par le petit œil de bœuf, il s'efforça en vain, parmi l'enchevêtrement des voitures, de distinguer le coupé marital, mais l'assertion de Manteau suffisait : Manteau ne se trompait jamais, surtout la nuit. Alors, ma foi, le marquis ne put s'empêcher de déclarer rageusement : « Non ! non ! non ! c'est trop de déveine », et la baronne, avec un bel éclat de rire comme en ont les femmes dans le danger qui les électrise, affirma en caressant de la main ses frisons :
– Moi, je commence seulement à m'amuser de tout mon cœur… et nous allons voir, bel ami, si vous saurez me tirer de ce petit pas.
Il eut envie de dire : « Je le jure, quand je devrais y perdre la vie ! » tellement il était vexé, mais il songea aussitôt combien c'eût été mélo et il ne souffla pas une syllabe.
Ils roulaient. Cinq minutes silencieuses passèrent. Puis cinq autres.
– Ah çà où sommes-nous ? demanda la baronne.
– Au rond-point, Berthe… au rond-point… C'est là que nous sommes…
Pont-l'Étoile, ayant abaissé une des glaces de devant, engagea un dialogue avec Manteau, à mots hachés :
– Toujours là ?
– Toujours !
– Est-ce qu'il cherche à rattraper ?
– Non, garde sa distance… environ cent mètres… Quand je ralentis… ralentit… quand je chauffe… chauffe…
Eh bien, Manteau, il faut le semer à tout prix !
– J'y songe… mais ne pourrai jamais.
– Faut !
– N'y aurait qu'un moyen.
– Quel ?
– Quartier populeux… collerai dans un embarras… cours après…
– Allez !
Et la glace se referma. – Ils roulaient.
Dès qu'il eut mis Berthe au courant, la gaieté de la jeune femme ne connut plus de bornes.
– Charmant ! charmant ! Alors c'est rue Mouffetard… place Maubert… aux Abattoirs que nous allons ? Mon Dieu ! que j'ai donc de la chance de vous connaître !
Une animation de fillette la transfigurait. Pont-L'Étoile, lui, avait envie de briser une vitre à coups de poing pour se détendre les nerfs.
– Ne plaisantez pas… vous me faites de la peine… mais une peine…
– Ah ! vous n'allez pas exiger que je pleure !
Ils se turent. Manteau avait rebroussé chemin pour suivre un nouvel itinéraire. Après avoir redescendu les Champs-Élysées, ruisselants de gaz et d'électricité, qui lançaient des pétards de lumière blanche sous les feuilles, joyeux là-bas, d'une allégresse avachie de cafés-concerts, ils avaient passé place de la Concorde (oh ! l'obélisque !), pris la rue Royale, les boulevards (déjà quelques vieux membres aux fenêtres de l'Union), la place de l'Opéra (voir son escalier et mourir !), le phare de la New-York avec son cadran… 10 h.24… et puis des rues… des rues… des rues… Et toujours le coupé marital… la Justice poursuivant le crime… observait son éternelle et exaspérante distance. A l'œil nu, Manteau devenait fébrile, la rassurante physionomie de son dos se modifiait, ses épaules avaient des fluctuations faites pour troubler, le fouet vacillait dans une main qui n'avait déjà plus sa tête, si cette image n'est point trop audacieuse ; enfin la girafe elle-même, la bonne girafe de demi-sang qui avait donné la complicité de ses jambes et de son train à une tentative d'adultère, la girafe bien parisienne commençait de souffler et de fléchir sur ses boulets découragés. Tout semblait présager un désastre prochain, immédiat ! Dix fois, Manteau avait cru – profitant, le machiavélique automédon, des moindres embarras, tirant son épingle des plus passagers encombrements – perdre le coupé de Nessus attaché à sa poursuite. Vains efforts !… il était là, toujours là !
Alors, jouant son va-tout, pensant au tableau des Dernières Cartouches, à Paul Déroulède… au chevalier d'Assas… à tous les paladins de la dernière extrémité, Manteau tourna, revint sur ses pas, s'engagea dans les ruelles, enfila des avenues, s'engouffra sous des passages, côtoya des squares, et toujours en perte plus pure, ne gagnant pas un pouce de territoire sur l'odieuse voiture du mari, embusquée avec ses deux lanternes à la même distance, depuis près de deux heures, montre en main au cadran du petit oignon Louis XVI qui ne quitte jamais la baronne Berthe des Mauves !
Mais ils étaient ainsi arrivés sur le boulevard des Italiens, après maints détours, retours et contours, à hauteur du magasin des pianos Mulet, devant lequel se presse chaque soir, de neuf heures à onze heures, une foule passionnée d'harmonie, quand soudain Manteau fut traversé d'une lueur géniale, d'un de ces éclairs qui jaillissent à propos dans les situations désespérées. Il prit la rue Favart, la place Boïeldieu, la rue de Marivaux, regagna le boulevard, reprit la rue Favart… et une, deux, trois, quatre, cinq, six fois de suite, il décrivit ce même cercle, attendant un incident, guettant un accroc providentiel. Tout à coup, il vit enfin le coupé du mari forcé de s'arrêter pour laisser passer un camion de bières françaises que flanquait un omnibus Clichy-Odéon. C'était le cas ou jamais. Réconfortant sa girafe anéantie d'un dernier et suprême coup de fouet, il enfila de nouveau, mais comme une flèche, la rue Favart, tourna raide à gauche dans la rue d'Amboise et là, stoppa net à la troisième porte, devant une haute et calme maison de raisonnable apparence, munie de ses magnifiques volets, une maison que connaissait bien Pont-L'Étoile, une de ces maisons écossaises où l'on ne monte qu'en relevant le col de son paletot… Hé oui, c'était là que Manteau les arrêtait !…. Puis en une seconde, soufflant les deux lanternes, la couverture vite jetée sur le cheval, Manteau posait son chapeau derrière lui sur la plate-forme de la voiture, se renversait les bras en croix, et ronflait comme un bon cocher, brisé de fatigue, qui serait arrêté là depuis des heures devant l'immeuble hospitalier… tandis que, débouchant ventre à terre, le véhicule du mari passait aveuglément à côté, lancé à toute bride, pour aller perdre son temps et sa peine rue de Richelieu…

Et quelques minutes après, comme ils cinglaient, rassurés enfin, vers la rue de la Pompe, avec la presque certitude d'arriver maintenant à bon port avant la rentrée du jaloux que sa femme saurait bien calmer et détromper, la gentille baronne, que le stratagème inattendu de Manteau avait rendue toute songeuse, se hasarda timidement à demander :
– Dites-moi, mon ami, vous savez comment c'est ? Vous n'avez pas été jusqu'à présent sans…
Il bafouilla, très embarrassé :
– Moi ? oh ! voilà bien des années… une fois que j'étais un peu parti….. des amis vous grisent… et puis après, on regrette.
Mais elle voulait savoir à tout prix.
– Si, dites-moi ? Comment les appelle-t-on… ces… personnes ?… madame ? ou bien, est-ce qu'on tutoie ?…
– En vérité, ma chère amie… je ne sais plus… vous me demandez là… Et il se débattait comme un beau diable.
Alors, elle soupira tristement, sur un ton de profond regret :
– Ah ! quelle chance vous avez, vous autres ! Si j'avais été homme, moi…
Et le Dieu des baronnes permit qu'elle arrivât chez elle quelques minutes avant son mari.

 

LE DÉFI

Ce n'était un secret pour personne que Roger d'Étreilles – selon cette sotte locution qu'on a coutume d'employer dès qu'il s'agit d'un conflit entre deux sexes – faisait la cour à madame de Bersague. S'il faut dire la vérité, Roger ne faisait, à proprement parler, aucune cour à la comtesse, par l'excellente raison qu'il l'aimait, sans en être, hélas ! aimé ! Seules, ses assiduités chez les Bersague avaient pu donner le change à ceux qui, ne le connaissant pas, supposaient le jeune homme capable de soupirer à la façon non pas du premier amoureux, mais du premier désireux venu. Depuis plus de six mois, en effet, le comte et sa femme ne paraissaient en public, aux Courses comme à l'Opéra, qu'accompagnés de Roger. Pas d'après-midi, pas de soir où on ne les vît ensemble, elle entre eux deux, d'Etreilles à gauche. L'Exposition – qui exerce une si remarquable influence immorale sur les mœurs – leur avait même fourni, dès son ouverture, de spéciales et charmantes occasions de se réunir plus fréquemment encore, et ils en profitaient, sans lassitude. À force de les rencontrer tous les trois aux Roumains, sur la Tour, au Kampong javanais ou chez les Hongrois, plus d'un en devisait ; on en médisait, et tout le monde s'en amusait, mais en arrière, bien entendu, car nul ne se serait permis la plus légère allusion, opaque ou transparente, à portée (oh ! pas du mari), mais de Roger, qu'une réputation bien établie d'intrépidité presque sauvage avait toujours fait respecter avec platitude. L'exquise, la parfaite politesse ne s'obtient vraiment qu'avec un peu de peur, et toujours l'on préférera saluer le premier l'ami qu'on sait disposé à vous décoiffer d'un revers de main si vous oubliez de lui tirer votre chapeau.
Ayant donné, très jeune encore, sa démission de capitaine aux spahis, d'Étreilles était resté, sous la redingote et le frac, l'homme de courage froid et résolu, le terrible officier que ses chefs mêmes redoutaient. Sa vie civile était pleine de folies héroïques. Entre autres faits, on citait de lui le suivant qui l'avait rendu célèbre. À Paris, peu de temps après son retour de Constantine, passant un soir d'été, vers les cinq heures, sur le pont Solférino, il avait été – non pas heurté, c'eût été la mort pour l'autre – mais simplement frôlé par un individu qui, au lieu de s'excuser, avait cru bien faire de hausser les épaules en ricanant. Idée malencontreuse s'il en fût ! Roger, sans ouvrir la bouche, saisissant son homme par la peau du ventre, l'avait balancé une petite minute et jeté par-dessus le parapet dans la Seine. Probablement il s'en serait tenu là, car, dans le fond, il avait la mansuétude des cœurs bouillants, et il eût continué de fumer en paix son cigare dont il n'avait pas omis une bouffée, si le présomptueux goujat, une fois à flot, n'avait poussé la témérité à ce point incroyable de faire la planche en invectivant Roger à pleine voix. Toujours avec le même calme, ce dernier avait enjambé à son tour la balustrade, plongé, rattrapé le nageur ahuri d'épouvante, et il n'avait daigné lui permettre de regagner la berge qu'après une demi-douzaine de vigoureuses passades, aux applaudissements de la galerie. On peut juger par là du caractère impétueux et vaillant de Roger d'Étreilles. Ses pareils sont très rares par le temps qui ne court plus, mais il s'en trouve cependant quelques-uns.
C'est des natures de paladin, qui refont de nos jours les Croisades sur le boulevard, très froidement et à l'anglaise par exemple, quand ils ne vont pas dans le Dakota s'occuper d'élevage à coups de revolver, ou planter des étoffes tricolores sur les bords de l'Ogowé.
D'Étreilles connaissait de longue date la comtesse de Bersague. Il avait dansé avec elle plus d'une valse à l'époque pas encore très lointaine (dix ans auparavant) où elle était encore jeune fille, et lui frais-sortant de l'école. Ses amies alors l'appelaient couramment Dianette, petite Diane. Le mariage ne l'avait pas changée : elle était restée la svelte beauté pâle, dont il se plaisait tant autrefois à serrer la taille souple et comme brisée, qu'on sentait, sous la mousseline et le tulle, libre de tout corset, une taille bien en main, s'observant si peu dans ses frissonnements et ses abandons qu'elle avait presque l'air de rendre et qu'on subissait par instants l'hallucinante sensation d'en presser la peau fraîche. Il y a des femmes qui portent leur cœur en haut, à la tête, d'autres en bas ; certainement la comtesse avait le sien à la taille, et il ne devait pas être bien gros, non, un cœur petit modèle, un cœur six et quart, à en juger par la ridicule minceur de son tour de corsage. Dès que Roger, après avoir perdu de vue Dianette tout le temps de son séjour passé hors de France, l'eut retrouvée au bras de Bersague, un vieux camarade de son active jeunesse, aussitôt il se prit à l'aimer irrésistiblement, se jurant, avec cette ténacité féroce qu'il ne rengaînait jamais, qu'elle lui appartiendrait et sans tarder. Les serments qu'il se faisait à soi-même étaient toujours bien tenus. Cette résolution arrêtée, huit jours ne s'étaient pas écoulés qu'il avait livré bataille et déclaré son amour à la comtesse, un après-midi, en quelques phrases passionnées et menaçantes, comme s'il lui dictait des ordres. C'était dans un salon étroit tout tendu de draperies japonaises à fond cerise où des guerriers à écailles d'or, à moustaches d'argent, brandissaient des harpons et des sabres de jade. Elle l'avait écouté souriante, jouant une petite gamme enfantine du bout de ses doigts fins sur le bois du siège où elle savourait le délicieux manque de respect dont il se rendait coupable. Et quand il s'était tu, elle lui avait dit, en lui tendant la main sur un ton de pitié tout à fait impertinent :
– Êtes-vous assez spahi, mon pauvre monsieur ? Je pourrais, je devrais me fâcher et vous mettre aux arrêts de rigueur. Non. Je préfère être indulgente envers un homme qui, sans doute, est sujet aux fièvres.
Il l'avait interrompue :
– Vous voulez dire à la fièvre.
Elle ne releva pas l'interruption, et comme il avait saisi sa main dans les deux siennes :
– Répétez tout haut mes paroles, fit-elle : « Moi, Roger d'Étreilles, capitaine de spahis en permission, qui tiens en ce moment la main de la comtesse de Bersague, je n'aurai jamais rien d'elle que cette main, pas un pouce de plus, sans calembour. De temps à autre, quand je le mériterai, je pourrai la baiser avec ou sans gant, mais ce sera tout. Et maintenant, je vais commencer par la lâcher, parce que je suis trop grossièrement brutal, que je la serre trop fort et que je lui fais mal. »
Il avait cessé son étreinte à ces derniers mots prononcés avec beaucoup de calme, et se levant :
– Avant deux mois, madame, je vous aurai fait mentir.
Ayant hoché la tête avec une ravissante petite moue, elle s'était écriée :
– Deux mois ! Il vous faut du temps. Allons ! vous êtes tout de même moins présomptueux que je ne croyais. Sans doute, vous avez un plan ? Au revoir… Trochu…
Et elle l'avait quitté. Dans la semaine Roger donnait sa démission.
C'est depuis lors qu'il commença de se montrer chez les Bersague et de les accompagner sans cesse, bravant, comme il convient de le faire quand on a un but noble et sérieux dans la vie, les quand dira-t-on du monde. Bersague acceptait son intimité avec la plus complète des indifférences amicales. Ce vieux sage, qu'on ne pouvait suspecter ni de bêtise, ni de complaisance, était un de ces maris impénétrables et déconcertants d'apparente nullité, qui marchent les yeux recouverts d'un bandeau n'ayant rien de commun avec celui de l'Amour. Ces époux de coulisse et de cantonade, qui laissent dire et qui laissent faire, sont rarement trompés. L'espèce de neutralité qu'ils observent semble les sauvegarder. Et, comme pour en fournir la preuve, d'Étreilles, un mois après sa déclaration d'amour qui avait été aussi une déclaration de guerre, n'était pas plus avancé que le premier jour. Il avait beau voir la comtesse fréquemment et seule, jamais il ne pouvait arracher de sa bouche autre chose que des sourires, qui n'étaient pas des sourires de consentement. Bien souvent il avait eu la tentation toute théorique dans ces tête-à-tête, où il n'y avait plus de danger que pour lui, de la prendre et de « se l'assimiler », comme disait Flaneuil, un de ses camarades, grand enfonceur de vertus ouvertes ; mais Roger savait trop la vie pour ignorer qu'on n'obtient rien par la force quand on est déjà naturellement fort, et que toute femme, même prise dans ces déplorables conditions, n'est jamais possédée. Il attendait donc. Il attendait l'occasion, l'heure, la minute où il recueillerait enfin, ne fût ce que par un battement de paupières, le oui qu'on ne se fait pas dire deux fois. Mais cette Diane résistait avec une fermeté ironique et douce qui était la plus terrible des défenses, et par instants, elle paraissait avoir en soi une si belle confiance que Roger sentait s'ébranler un peu la sienne.
Un soir de la semaine dernière qu'ils achevaient tous les trois, comme de coutume, de dîner en plein air, au Kampong javanais, on décida, sur la proposition de la comtesse, d'aller finir la soirée, tout à côté, au café algérien, où justement les Aïssaouas donnaient une de leurs représentations hebdomadaires. Ils s'y rendirent aussitôt. Roger avait offert, au sortir du Kampong, son bras à Diane, et il le pressait très légèrement, avec la sourde colère de ne pas le sentir ému et vibrant près du sien. Bersague fumait, soufflant de nonchalantes bouffées. Ils allaient ainsi par les allées que l'heure tardive avait rendues désertes, marchant à pas lents, à pas de digestion, sur les cailloux qui craquaient ; tantôt un homme en burnous les croisait, tantôt c'était, assis en rond, de muets Annamites que leur chignon faisait ressembler dans l'ombre à de vieilles femmes. La nuit était tendre, amoureuse, très exotique, avec ces minarets, ces dômes de plâtre, ces pagodes qui montaient baignés de lune vers le ciel, et Roger, peu sentimental à coup sûr, éprouvait pourtant très fort la mystérieuse et communicative saveur de cette calme soirée. Il crut y voir, avec la superstition des amoureux les moins candides, je ne sais quel bienveillant présage qui s'imposait, qui se respirait comme la fraîcheur versée par les arbres sous lesquels ils s'avançaient à présent, et il eut, à cette minute, le vague et certain pressentiment qu'il brûlait. C'est dans ces dispositions confiantes qu'il entra au café algérien avec Bersague et la comtesse. Le spectacle touchait à sa fin quand ils prirent place dans un des coins de la salle où se tassaient environ deux cents spectateurs très animés, l'œil un peu fou, presque toutes les femmes montées sur les tabourets, comme aux Courses. Debout entre lui et son mari, Diane s'était adossée à une colonne peinte en vert, elle avait la tête renversée un peu en arrière contre le bois, de telle sorte que son menton pointait avec un petit air de bravade encore accentué par l'impertinence mélancolique du regard tombant à travers le face-à-main sur l'estrade étincelante de lumières et de glaces. Et elle était miraculeusement jolie et désirable. Des joueurs de bendir venaient à l'instant d'attaquer une sorte de charge guerrière dont le rythme enragé les emballait ; la face luisante de sueur, les négresses du Soudan, accroupies sur les coussins, gloussaient à toute gorge, tandis que, se roulant à terre avec des hurlements de fauve à l'heure de la viande, un Aïssaoua brandissait une lardoire aiguë terminée par une grosse boule de plomb. C'était je ne sais quoi de terrible, de sauvage, de féroce comme la guerre ou l'amour qui éclatait, se répandait et rugissait là. Quoique le délire des hurleurs fût incapable de transporter un homme tel que lui, Roger s'était pourtant serré plus près de Diane impassible ; de la main gauche il lui avait pris le coude qu'il pétrissait en silence et sans qu'elle parût même le sentir. En même temps, il lui jetait à l'oreille les incohérentes et sublimes paroles si bêtes qu'on dit à ces moments d'ivresse, où l'on a la conscience de n'être plus son maître et de s'échapper à soi-même. Tout le monde a eu le mors au cœur, au moins une fois en sa vie. Elle ne lui répondait même pas, continuant d'observer avec le plus parfait sang-froid les contorsions épileptiques de l'Aïssaoua. Un instant seulement elle lui dit :
– Ne gaspillez donc pas tant votre amour en phrases !
– Je l'augmente en en parlant, lui répliqua-t-il, et tout bas il reprenait : Je vous aime… vous m'entendez ? Je vous aime…
Il était dans un incroyable état de tension nerveuse, prêt à tout, capable de tout… ou de rien. Alors, comme il la talonnait de nouveau, la bouche près de ce cou flexible et attirant qu'il se promettait de baiser avant peu des centaines et des centaines de fois, elle dit à mi-voix, sans se détourner, indiquant l'estrade du bout de son face-à-main d'écaille :
– Vous ne feriez pas ça pour moi ?
À ces mots prononcés avec une calme gentillesse, d'Etreilles qui ne s'occupait pas du spectacle, ayant regardé, vit que l'Aïssaoua s'était transpercé la joue de part en part de sa longue aiguille ; on l'applaudissait et il poussait de courts grognements de satisfaction, avec de l'orgueil oriental plein les yeux. Alors, dans une seconde de résolution froide et surhumaine comme on n'en prend pas deux fois en quarante ans, Roger accepta le défi. Rien n'était plus pratique, il avait l'arme sous la main, elle était là qui, tout à coup, venait d'arrêter providentiellement son regard, et c'était la longue épingle à tête d'or plantée dans le chapeau de Diane. Doucement donc il la saisit, comme un voleur, la retira petit à petit, et il se l'enfonça, et il se l'enfonça furieusement dans la joue droite, toute tiède encore des cheveux blonds d'où elle sortait. Puis il fut stupéfait de ne point souffrir et de n'avoir rien senti. Personne n'avait remarqué son manège. Il demeura ainsi plusieurs secondes, anxieux, ne quittant pas Diane du regard, guettant l'expression de son visage quand elle se retournerait. Mais elle ne se retournait pas. Cependant à un mouvement de tête qu'elle fit, son chapeau à larges bords se déplaça et bascula ; machinalement elle porta sa main gantée à sa nuque pour y repousser son épingle qu'elle supposait avoir glissé… Alors cédant à son désir fou de l'étonner et de la vaincre, il lui dit tout bas : « Ne cherchez pas, c'est moi qui l'ai. »
En le voyant tout pâle, avec sa joue percée où coulait un petit filet de sang, mince comme un cordon de monocle, Diane, la froide Diane resta plusieurs secondes pétrifiée ; elle voulut parler, dire le oui que Roger lisait enfin dans ses yeux pleins d'épouvante et d'amour, mais elle n'en trouva pas la force. Il y eut un grand cri, une femme évanouie que deux messieurs emportaient, et le spectacle fut interrompu pendant un bon quart d'heure.
Enfin, le barnum qui avait été voir, revint bientôt, racontant tout haut des détails dans les groupes :
– Voilà, imaginez-vous que c'est un monsieur qui a voulu imiter l'Aïssaoua, et qui s'est entré une épingle à chapeau dans la joue ! Ma parole, il saigne comme un bœuf. Il était avec un ami et sa dame. En voyant ça, la dame s'est trouvée mal. A-t-on idée d'une pareille bêtise !
Tout le monde approuva, et un vieillard couperosé, officier d'académie, déclara même : « Tout ça, voyez-vous, c'est des gens qui ne savent pas quoi inventer. »

 

NUIT DE NOËL

C'était la nuit de Noël, aux environs de minuit, dans un misérable et lointain quartier de ce beau Paris.
La neige tombait, descendait avec fierté, silencieuse, persistante, et les toits, le sol, à perte de vue, apparaissaient blancs, d'une blancheur d'hôpital, paisible et morte. Autour des jaunes réverbères, les flocons, gros et lourds, papillonnaient comme s'ils hésitaient à se poser, se heurtaient, puis s'amoncelaient sans bruit sur la terre ; et il faisait un froid si âpre, un froid pneumatique et d'une telle immobilité qu'on ne le sentait plus.
Certainement, à pareille heure, il devait neiger partout, dans toute la France, et aussi dans toute l'Angleterre, et peut-être même… pourquoi pas ?… en Italie… Oui, sans nul doute, il y avait dans des centaines, dans des milliers de maisons, derrière des centaines et des milliers de fenêtres, des centaines et des milliers de petits enfants, à peine éveillés, tout trébuchants dans la longue chemise de nuit, la chair tiède de leur premier rêve, des enfants qui n'étaient pas à plaindre, et que d'heureuses jeunes femmes, encore agréables, enlevaient dans leurs bras pour leur montrer à travers les carreaux la belle neige, la neige de Noël, la neige des joujoux et des Christmas, cette merveilleuse manne de nos crédules premières années qui ne tombe jamais pour nous qu'une fois.
Et à pareille heure, également, partout, bien des rires dans de très petites chambres I bien des rasades, bien des copieux repas sous de nobles plafonds ! Et que de sapins – vrais ou artificiels – autour desquels valsaient éperduement des rondes ! que de nattes de fillettes nouées d'un ruban bleu ! que de grands cols amidonnés de petits garçons ! que de bonnets de grand'mères !… Lueur des bougies roses, parfum du pain grillé, grosse gaieté des bûches, allégresse des âmes naïves… ah ! comme on devait cette nuit-là vous savourer au centuple, tandis que dehors pleuvait à profusion la poétique et calme neige, blanche comme le duvet du cygne, blanche comme un linceul, blanche comme les bas de soie du Pape…
Mais pourtant, les murs étaient bien épais, bien épaisses aussi les portes et les fenêtres closes des maisons, dans la rue du quartier misérable et lointain où la neige tombait et multipliait si à son aise, car nul écho des joies de Noël n'y résonnait. Les demeures semblaient inhabitées ; pas une lumière n'étincelait aux vitres, pas une fumée ne s'échappait des tuyaux noirs, comme si dans cette rue-là on n'était pas assez riche pour réveillonner devant du feu. Et dans cette rue, tout du long déserte, il n'y avait pour l'instant que deux personnes, deux personnes arrêtées, debout, deux femmes.
La première de ces deux femmes, immobile et roide ainsi qu'une statue du Froid, se tenait adossée au coin d'une haute porte cochère peinte en rouge. La face pâle et les traits fixes, nu-tête, vêtue de peu comme une pauvresse qu'elle était, elle serrait avec précaution contre sa poitrine un inerte petit amas de chiffons qu'on devinait être un enfant engourdi, et les pieds dans la neige, le front sous la neige, avec ses bêtes de mains nues, elle attendait. Quoi ?… l'obole des derniers passants, un sou par-ci, un sou par-là, ces dérisoires aumônes qui ne sont même pas des privations pour ceux qui les jettent à regret, en courant.
Mais personne, ce soir-là, ne passait, ou du moins ceux qui passaient ne mettaient point la main à leur poche. C'étaient des mauvais cœurs ou bien des gens qui n'avaient pas de monnaie. La plupart, d'ailleurs, de ces rares retardataires la frôlaient sans même la remarquer, tellement elle se rencoignait dans l'ombre, comme si elle avait honte. Ils filaient droit devant eux, sans rien voir, prenant déjà en pensée leurs pantoufles, allumant leur lampe… « Pourvu qu'elle ne charbonne pas, mon Dieu ! » Et la malheureuse demeurait toujours à la même place, fière, et gelée.
La seconde femme, elle, était sur le trottoir opposé, où elle vaguait sans relâche. Loin de se cacher, celle-ci semblait, au contraire, fort désireuse d'être vue. Sa capricieuse promenade n'était point sans une certaine suffisance. D'un coup de hanche, à chacune de ses allées et venues, elle lançait sa jupe, qui balayait et soulevait la neige autour d'elle en tourbillons, et bien qu'elle eût la face pâle, les traits fixes, et qu'elle fût vêtue de peu, comme une pauvresse qu'elle était aussi, néanmoins il y avait je ne sais quelle provocation dans ses allures et jusque dans la façon cavalière dont elle manœuvrait un vieux parapluie crevé.
Mais, surtout, rien de plus singulier que ses manières d'agir. Dès qu'elle apercevait quelqu'un, elle se postait au milieu du trottoir, juste à l'endroit précis où la personne devait inévitablement passer, et quand cette dernière se trouvait près d'elle, mais tout près…, alors seulement, se penchant avec une certaine affabilité, elle lui chuchotait à l'oreille… oh ! presque rien… deux ou trois petits mots, très bas. Ces deux ou trois petits mots étaient, à coup sûr, bien étonnants, bien extraordinaires, car ils produisaient sur les passants – ai-je dit, chose bizarre, que la femme ne s'adressait qu'aux messieurs ? – les impressions les plus inattendues et les plus disparates. Les uns répondaient : non, avec tranquillité, tels des magistrats qui seraient sûrs d'eux-mêmes. Les autres souriaient dans leur cache-nez, sans une syllabe. Ceux-ci prenaient la chose en bon enfant : « Pas ce soir… Une autre fois… » Ceux-là, au contraire, s'indignaient, outrés au delà de toutes limites. Quelques-uns, tragiques et muets, se contentaient d'étendre leur main chaudement gantée comme pour écarter un scorpion ou tel autre objet d'horreur. En somme, aucun ne s'arrêtait, même après avoir entendu les deux ou trois petits mots confidentiels. C'étaient tous, je le répète, ou des mauvais cœurs ou bien des gens qui n'avaient pas de monnaie. Et la malheureuse demeurait toujours sur son trottoir, infatigable et solitaire.
Les heures sonnaient aux horloges des églises. Un prêtre passa, – un vieux qui disparaissait sous son grand tricorne praliné – mais il venait de dire ses trois messes de minuit, il priait encore tout seul en marchant, il ne remarqua ni la pauvresse au coin du portail peint en rouge, ni la pécheresse au milieu du trottoir, sous son parapluie crevé. Un énorme silence terrifiait maintenant la longue rue.
Alors, la fille au parapluie ayant traversé la chaussée, à pas lents, s'avança vers la mendiante, et là, pendant plusieurs secondes, elles furent l'une devant l'autre, sans se parler. Leur détresse respective les écrasait, et elles se regardaient lamentablement envahies d'une obscure et mutuelle commisération. Enfin, la première dit :
– Vous n'allez pas rester là, madame ?
Et comme l'autre ne répondait rien, elle ajouta :  « Ça n'a pas de bon sens de se morfondre ainsi… surtout avec un enfant. »
La mendiante, à ces mots, baissa les yeux sur l'inerte petit amas de chiffons qu'elle tenait à pleins bras, et d'une voix très douce :
– « Il a l'habitude. Et puis, ces petits êtres-là, ils ont tant de chaleur !… C'est pas comme nous.
– Êtes-vous de ce quartier ?
– Non, je ne suis de nulle part.
– Venez ! commanda la fille.
– Pas encore.
– Ça vous amuse donc de rester ?
– Oui.
– Mais il ne passera plus personne à présent… Je vous le dis !… Je connais bien ma rue… Ils sont tous au pieu à c't'heure.
La mendiante pourtant ne voulait pas entendre raison : « Est-ce qu'on sait jamais ? Quelquefois, c'est au dernier moment… Ah ! tout de même, la vie c'est la vie, madame.…»
– Pour sûr, madame, approuva la fille, c'est du chagrin que nos pères nous font.
Alors elles se mirent à parler du passé. Elles échangèrent des impressions de leur enfance qui se trouvaient exactement les mêmes, elles se contèrent une histoire très vieille… des femmes rossées par des hommes ivres dans de petits logements où il sèche du linge, l'école, l'attendrissante première communion, plus tard quelques joies… pas des masses… mais bien douces néanmoins… souvenirs de printemps, là-haut, sur la butte à Montmartre…, les chevaux de bois qui les emportaient au temps où elles avaient vingt ans, du rire aux lèvres et une fleur au corsage. « Et puis… et puis… vous en êtes là ?… J'en suis là. » Et leur triste causette allait son train dans la rue déserte où elles parlaient à présent tout haut.
Mais soudain la fille s'interrompit et, prêtant l'oreille, tandis que ses yeux perçaient l'aveuglant rideau de neige :
– Écoutez ? on dirait quelqu'un…
À peine avait-elle achevé ces mots qu'une forme déboucha sur le trottoir d'en face.
Autant qu'on en pouvait juger d'après sa démarche tremblante, la forme était celle d'un monsieur âgé, porteur d'un solide paletot de fourrure, le col entouré d'un double foulard de soie blanche. Mais déjà la femme au parapluie avait abordé le providentiel vieillard, et elle lui parlait. Toujours les deux ou trois petlts mots mystérieux ! Sans doute elle les commentait et les développait, car la forme les écoutait sans marquer aucun signe d'impatience, mais plutôt avec un air de vif intérêt, si bien que la femme passa son bras sous le sien, et qu'ils disparurent au tournant de la rue.
Restée seule sous le porche, la pauvresse, au bout d'un grand quart d'heure, écarta les maigres châles qui couvraient le bébé. Il apparut avec sa face blanche et rouge, ouvrit les yeux, piqué par le froid plus vif, et s'éveilla tout à fait, en lançant de petits cris joyeux. Il battait des mains, il riait, il était drôle. Il voulait attraper la neige avec ses menottes.
Alors la mère, l'ayant embrassé fort, lui dit, comme s'il pouvait déjà comprendre :
– Faut filer, chéri !
Secouant sa grosse petite tête, l'enfant parut être de cet avis. Ils partirent donc à leur tour.
Les réverbères continuaient de briller dans la nuit. Une demie sonna aux mêmes horloges des mêmes églises.
Et brusquement, voilà qu'une femme déboucha du fond de la rue, une femme qui courait, hors d'haleine. La pécheresse – car c'était elle – ne s'arrêta qu'à quelques pas du portail peint en rouge. Mais dès qu'elle vit la place abandonnée, la petite place que la neige n'avait pas encore eu le temps de recouvrir, dès qu'elle eut compris que la mendiante et son petit n'étaient plus là, qu'ils étaient partis, qu'elle était sans espoir de les retrouver, tandis qu'elle venait de travailler pour eux, et que cette joie suprême de faire la charité en se privant ne lui était pas accordée… Ah I du coup, un grand frisson la secoua, de tristesse elle lâcha son parapluie qui tomba sans bruit dans la neige, et, ouvrant sa main où brillait un louis de vingt francs, cette belle pièce d'or qui ne lui faisait plus plaisir, elle se sentit le cœur si gros, mais si gros… qu'elle ne put se retenir et qu'elle pleura.

 

LE VERTIGE

Ce n'était certes pas la première fois que le ballon captif du Trocadéro attirait et retenait les regards de la gentille madame du Challay. Bien souvent, depuis le jour qu'avec des airs de pacha il était apparu dans le ciel où il faisait un énorme et débonnaire point d'exclamation, elle l'avait longuement contemplé pendant des heures, sa petite tête de linotte blonde renversée, le dévorant d'une prunelle enfantine, avec cette expression de peur et d'envie spéciale aux bébés qui convoitent d'impossibles et lointains objets, hors de portée de leur menotte : l'hirondelle des clochers, la lune d'argent, pareille à la lanterne magique, les étoiles d'or qui brillent comme des décorations.
Des fenêtres de sa chambre qui donnait sur l'avenue Marceau, elle voyait presque tous les jours le géant de baudruche et s'était accoutumée peu à peu à le considérer comme faisant partie de « la vue » que l'on embrassait du troisième étage où elle demeurait avec M. du Challay, son mari. Elle ne pouvait soulever son rideau ni s'accouder au balcon sans apercevoir aussitôt la boule grise et miroitante aux rayons du soleil, qui montait, descendait, remontait tous les quarts d'heure avec une ponctualité lente, sage, infatigable. Et ce perpétuel manège, ce régulier va-et-vient du ballon lui avait progressivement donné l'envie d'y monter, elle aussi, et d'aller voir là, dans le bleu, ce qu'on y voyait vingt-cinq fois plus haut que son balcon. Elle s'en était ouverte à son mari qui avait promis : « Mais comment donc, mignonne ! Demain si vous le souhaitez. » Et il s'était écoulé beaucoup de demains sans qu'il fût de nouveau question de cette partie. Madame du Challay, sans doute, aurait pu renouveler sa demande ; mais c'était une femme qui avait pour principe de ne jamais insister, de ne jamais répéter deux fois la même chose. Dès que son mari ne faisait pas du premier coup ce qu'elle voulait, elle en était quitte pour le faire elle-même du second. Elle ne manquait pas d'ailleurs de prêcher en personne d'exemple. Quand M. du Challay, qu'elle aimait sincèrement quoique sans grande profondeur, sollicitait d'elle un court entretien pour parler de choses attachantes qui ne voulaient être dites que derrière des portes fermés, rarement elle se faisait prier, écoutant jusqu'à son dernier mot, avec une tendre soumission, son mari qui se retirait toujours enchanté. En un mot c'était une femme honnête, sachant bien qu'elle ne voulait jamais rien que de très permis, et qui s'autorisait de cette certitude pour se passer tous ses caprices. Aussi, se dit-elle peu de temps après la vaine promesse de M. du Challay : « Parfaitement. Un de ces jours, j'irai seule dans ce ballon. » Et, cette résolution une fois prise, puis soulignée d'un petit coup de tête volontaire, la jeune femme s'était déjà sentie presque aussi satisfaite que si la chose eût été accomplie, étant en effet de ces natures d'une curiosité tout électrique, si avides de nouveau, d'impressions si vite usées qu'elles devancent tout, et qu'à peine conçu le simple projet pour elles est déjà la moitié de l'exécution.
Mais pourtant, si vif et si caressé qu'il eût été à plusieurs reprises, jamais peut-être ce maladif désir d'aller dans le ballon captif n'avait aussi fortement pressé madame du Challay que ce soir-là, qui était un dimanche et où elle rentrait chez elle, sur les six heures, ayant passé la journée à déchiffrer du Parsifal chez une amie voisine. Tout à coup, comme elle s'engageait dans l'avenue Kléber, elle avait aperçu le monstre aérien qui s'élevait au bout de son fil à quelques pas et qui semblait lui faire signe : « Allons, monte donc, c'est le cas où jamais ». Aussitôt, oubliant Titurel et les chevaliers du Graal, son parti fut pris. Elle traversa l'avenue, paya d'abord le franc d'entrée obligatoire, puis s'engagea dans une étroite et ombreuse allée où régnait une agréable fraîcheur et qui aboutissait à une spacieuse enceinte circulaire. C'était là. Sans tarder, elle se munit d'un billet pour le prochain voyage et, après avoir remis dans sa poche sa petite bourse à mailles qu'on eût dite en or tricoté, elle s'assit, à l'exemple des autres personnes déjà présentes, sur un des sièges du jardin rangés à cet effet. Elle s'assit posément, mais bravement, comme s'assoit une femme seule en train de faire acte d'indépendance dans un endroit public. Quelques-uns de ceux qui l'entouraient la regardèrent et elle n'en fut pas froissée, donnant plutôt la valeur d'une approbation à cette curiosité dont elle était l'objet. Peu de monde d'ailleurs. Une douzaine de curieux attablés à la terrasse d'un café presque vide et dont les garçons inoccupés bâillaient le nez en l'air ; à droite plusieurs baraques de bois où des buralistes en cheveux, vêtues de robes de soie voyantes, vendaient de petits bibelots aérostatiques – l'homme met de la cameloterie jusque dans le souvenir – au fond la machine à vapeur avalant et recrachant du matin au soir les quatre cent quatre-vingts mètres de câble enroulés sur ses tambours ; enfin, sous une tente, à quelques pas du café désert, un orchestre ennuyé qui jouait sans conviction cette fameuse Marche Indienne, grâce à laquelle le nom de Sellenik ne peut plus périr.
Le ballon opérait sa descente ; il se rapprocha, grossit, et accosta bientôt, saisi au vol par les gaffes des hommes d'équipe qui l'amarrèrent à ses crochets. Les voyageurs, titubants, s'en échappèrent avec une sorte de hâte mal dissimulée par leur amour-propre, et le monstre, hydropique et léger, se balançait maintenant de droite à gauche avec des grâces éléphantesques, impatient déjà de repartir et mal à l'aise au ras du sol.
S'étant levée alors madame du Challay s'engagea résolument sur la tremblante passerelle, et ce ne fut pas sans une émotion assez vive quoique puissamment agréable, qu'elle sentit craquer sous ses petits pieds le mince osier de la nacelle. Malgré le tapis qu'on y avait étendu, impossible de ne pas avoir l'immédiate sensation d'être sur un plancher bien fragile. Tout l'édifice aérien bougeait, oscillait, et ces mouvements lents et moelleux semblaient à la jeune femme la respiration même de cette volumineuse bête à panse d'hippopotame qui s'apprêtait à la ravir dans les airs, comme un Pégase dont elle n'avait pourtant pas, hélas ! la crinière inspirée ni la belle encolure mythologique, ni les bruissantes ailes d'or. Cinq personnes l'avaient suivie : un ménage espagnol, le père, la mère et l'enfant, une petite fille de six ans, puis un Anglais, et un sous-officier d'infanterie de marine.
Les deux aéronautes, un jeune et un vieux, venaient à leur tour de prendre place dans la nacelle, et le signal du départ allait être donné quand un monsieur, à la dernière minute, se présenta, son ticket à la main. Vite, il fut embarqué comme on retirait déjà la passerelle, et madame du Challay, ayant par hasard jeté les yeux sur ce nouveau venu, ne put retenir une légère exclamation de surprise et de contrariété en reconnaissant le baron Paul Mantoux. À l'ennui, très relatif à vrai dire, d'être vue seule ici par un ami de son mari, s'en joignait un autre plus grave et plus fondé. Mantoux lui avait fait pendant près de huit mois (et il n'y avait pas encore si longtemps) une cour dangereuse et pressante à laquelle, de guerre lasse, bien résolue à ne pas céder, elle avait dû mettre fin par un congé très net. D'assez dures paroles avaient été prononcées à ce moment, si dures même que, plus d'une fois en se les rappelant, madame du Challay, qui n'avait pas mauvais cœur, quoique honnête femme, les avait presque regrettées ; aussi éprouva-t-elle une véritable gêne en se retrouvant face à face avec cet ancien ennemi qu'elle ne pouvait cependant pas accueillir en ami, étant surtout donnés le lieu et les circonstances. Elle détournait la tête, espérant n'avoir pas été reconnue et comptant sur l'intérêt de l'ascension pour absorber le jeune homme ; mais ce dernier, qui n'était qu'à trois pas d'elle, sut au bout de plusieurs secondes rencontrer son regard et ce fut avec une irréprochable grâce qu'il la salua. Le mal était fait. Madame du Challay lui rendit son salut, un signe de tête convenable et poli sans être pourtant trop gracieux, et jugeant les choses heureusement terminées ainsi, elle ne s'occupa plus que du prodigieux spectacle qui se déroulait à ses pieds.
Le ballon, en effet, depuis son départ avait déjà fourni un commencement de joli parcours, et quoiqu'il ne fût encore qu'à cent dix mètres, il semblait pourtant à madame du Challay planer à d'incalculables hauteurs. Cramponnée à un des câbles en fil de fer, elle plongeait dans le gouffre lumineux, étincelant, au fond duquel se reculait de plus en plus Paris, un Paris-joujou, avec des milliers de maisonnettes en carton, un peu de persil çà et là pour figurer le bois de Boulogne ou les Tuileries, et un étroit ruban de papier de plomb qui était la Seine. De toutes parts l'œil effaré s'élançait sans rencontrer d'obstacles jusqu'aux horizons lointains et inaccoutumés que des brumes éclatantes, des brouillards de soleil couchant noyaient et submergeaient. En face, la tour Eiffel descendait et rentrait lentement sous terre, au fur et à mesure que montait le ballon. Bientôt sa troisième plate-forme dont elle est si fière fut dépassée, ainsi que son phare, et, après qu'on eut doublé ce Cap de fer, en se jouant, on la vit de haut en bas, la vaniteuse tour, en raccourci, telle qu'un gros chenet trapu. Oui, pour regarder la tour Eiffel, il fallait baisser les yeux. Une très légère brise, plutôt un souffle qu'une brise, passait de temps à autre à présent, caressant les visages, faisant rouler le vaisseau des espaces qui tirait au collier sur sa corde, cette corde troublante, que le regard, non sans une secrète inquiétude, accompagnait du centre de la nacelle jusqu'au sol, si loin dans le bas.
Madame du Challay ne disait rien, ne songeait à rien ; elle avait la sensation d'un arrêt universel de tout ; arrêt des battements de son cœur et de sa pensée, arrêt du temps ; une angoisse épouvantable et d'un étrange caractère, inéprouvée jusque-là, l'oppressait à la faire défaillir, et elle demeurait pourtant debout, raide quoique sans force devant ce merveilleux et sublime spectacle, possédée tout entière par l'admiration dans l'effroi. À côté d'elle, on parlait ainsi qu'en un rêve ; les aéronautes fournissaient aux voyageurs des explications, toujours concises et d'une voix importante, comme s'ils jetaient du lest :
– À combien sommes-nous ? demanda quelqu'un.
– À quatre cent soixante-quinze, fut-il répondu.
Madame du Challay, peu à peu, sentait la tête lui tourner. Ce n'était pas à proprement parler le vertige des balcons ; non, c'était le vertige de l'isolement, de l'immensité, du loin de tout, presque un vertige moral enfin, et elle souhaitait impatiemment être redescendue quand elle s'aperçut que le baron était venu s'accouder près d'elle et qu'il lui parlait. Si grande était sa détresse qu'elle ne fit pas un geste d'écart, et que son visage ne sut même pas exprimer le désagrément qu'elle éprouvait. Elle se rendit compte qu'elle courait un danger de plus, mais en même temps, à la pensée de la bienfaisante diversion qu'allait certainement amener ce nouveau danger, elle n'eut pas le courage de s'y soustraire :
– Vous êtes pâle, madame, disait Mantoux. Seriez-vous indisposée ?
Elle répondait gentiment non de la tête, et elle sentait que ce non et la façon de ce non ne pouvaient manquer de donner bon espoir au jeune homme, l'engager à poursuivre. Il poursuivait en effet, et, sans perdre une minute, il rappelait le moment où elle avait été si sévère pour lui, « le bon temps » comme il disait, et le chagrin où elle l'avait plongé. Deux voyages, coup sur coup, un en Italie, l'autre en Suède, chaud et froid, n'avaient pu le consoler. Heureusement que le hasard, qui est la Providence in partibus des amoureux, avait permis qu'à cette même heure, cette même nacelle… – Vous m'écoutez ?
Elle l'écoutait désespérément. À cet instant, une voix avait déclaré derrière elle :
– Nous descendons, sapristi ! comme nous descendons !
Elle remarqua seulement alors que le baron avait posé la main sur son poignet et elle pensa : « Oui, je crois bien qu'on descend ! » Elle était même très pénible, cette impression de descente. Il y avait au moins quelque noblesse tout à l'heure, même à se sentir étouffé en s'élevant, tandis que l'oppression en s'enfonçant… Le baron parlait tout bas avec énergie et passion, il semblait très sûr de lui et presque d'elle ; les mots : « Se revoir… quand ?.. ne pas se quitter ainsi… » étaient fréquemment répétés, commentés sans relâche, tandis que la grande main tenait la petite main qui se laissait tenir.
– Nous sommes à moitié chemin, disait un des aéronautes. Plus que quatre minutes.
– Plus que quatre minutes ! répétait mentalement le jeune homme. Alors il n'hésita plus, il brûla ses ballons. Ce qu'il dépensa, dans ces quatre minutes qui lui restaient, d'éloquence et de persuasion chaleureuse pour arracher à sa jolie victime la promesse d'un rendez-vous, ceux-là seuls, s'il en existe, qui ont pu se trouver en pareille circonstance aux prises avec une femme désirée à plusieurs centaines de mètres au-dessus de l'avenue Kléber, sont capables de le concevoir. Les derniers instants de cette lutte, où le baron seul combattait, ne furent d'ailleurs rehaussés par aucune tentative de résistance de la part de madame du Challay. Elle descendit de la nacelle, impudemment douce, ayant sur les lèvres un sourire brisé plein de promesses, et quand le baron, après l'avoir accompagnée à petits pas jusqu'à la porte de sortie, lui dit : « À demain » en la regardant bien en face, elle lui répondit très paisiblement : « J'y serai ».
Rentrée chez elle, la jeune femme ferma la porte de sa chambre à clef, comme si elle avait eu déjà besoin de se cacher, et là, accoudée sur le marbre blanc de sa cheminée, près d'une charmante pendule Louis XVI dite « aux Dauphins » qui venait de tinter une grêle demie, elle se regarda jusqu'à l'âme, dans la glace où se dressait sa svelte et fraîche image, comme on se regarde aux heures de grande joie ou de grande douleur, car il est mystérieux et bizarre ce besoin, selon les fatalités de la vie, que nous éprouvons, de nous voir rire et pleurer face à face. Elle se voyait donc et tout entière, au physique aussi bien qu'au moral : vingt-sept ans, blonde de ce blond d'argent qu'on appelle clair de lune, avec ses yeux de miss, gris-bleu très tendre, son cou long et fier, ses épaules un peu tombantes, sa taille ronde, hardie, qui démentait la jeune mère qu'elle était pourtant ; elle passait également en revue les qualités dont elle se savait douée par privilège, et, à se contempler ainsi, non sans un orgueil permis, l'orgueil d'une chaste beauté qui n'a jamais péché, qui ne s'est point dégradée malgré les tentations, une révolte subite, un coup de fouet de race la remit sur pied. Ainsi elle venait de jouer et de perdre tout cela qui était elle-même, qui se nommait madame du Challay, et qu'elle regardait comme déjà un peu déchu dans ce miroir accusateur. Non, il était encore, toujours temps de se reprendre. Comment avait-elle pu écouter jusqu'au bout le baron ? et accorder le rendez-vous qu'il lui demandait ? Car elle l'avait accordé : « Demain lundi, deux heures et demie, au Louvre, musée Assyrien, devant les bas-reliefs du palais de Korsabad. » La promesse était formelle. Alors elle irait à l'heure indiquée, elle suivrait le baron là où il lui plairait de la mener aimer ; cette clandestine ivresse se répéterait plusieurs fois, jusqu'au jour où on ne se conviendrait plus, et où elle réclamerait des lettres qu'elle ne se consolerait jamais d'avoir écrites. Mais cela ne pouvait pas être, et pour tromper son mari, son René qu'elle aimait, ce n'était tout de même pas une assez bonne raison que d'avoir eu le vertige.
Un timbre venait de sonner à la minute ; elle entendit un pas d'homme qui se rapprochait, et courant ouvrir la porte, elle se précipita au cou de M. du Challay avec une violence qui sans être, heureusement pour lui, inaccoutumée, le surprit pourtant bien un peu. Il allait demander la raison de cet expansif accueil, elle ne lui en laissa pas le temps, et en quelques mots d'une belle franchise repentante, elle le mit au courant de tout.
Il sourit, ne gronda point, il fut très habile et très bon.
La jeune femme s'inquiétait pourtant, après son aveu : « J'ai promis d'aller à Korsabad, mon ami, je devrais m'y rendre ? Soyons honnêtes ! – C'est trop loin, affirmait M. du Challay en lui fermant la bouche d'un baiser. – Vous me pardonnez. Vraiment ? – Pas encore, dans quelques heures. » Ils dînèrent assez rapidement, et se retirèrent chez eux peu de temps après.
Le lendemain matin madame du Challay était en train de parcourir, au lit, son courrier, quand elle rencontra une lettre d'une écriture inconnue qui la fit involontairement tressaillir. Son mari, ayant surpris le mouvement, la pria de lui donner cette lettre ; et elle, bien qu'agitée d'une certaine appréhension, la lui tendit aussitôt de la meilleure grâce. Il rompit le cachet et lut ce qui suit, tandis que sa femme épiait avidement son visage :
« Madame, Trop galant homme d'abord pour vouloir abuser d'un consentement que je dois plus encore au vertige qu'à moi-même, et me rappelant trop cruellement d'autre part vos rigueurs d'autrefois, je préfère vous dégager de votre parole et vous faire savoir que je ne me rendrai pas aujourd'hui au rendez-vous que vous aviez accepté. Ce sera, si vous me le permettez, ma seule vengeance que d'avoir, même en trichant, obtenu de vous les promesses d'un bonheur que j'ai le rare courage de refuser. Veuillez agréer, madame, l'hommage de mon respect. Mantoux. »
Du Challay plia la lettre sans pouvoir dissimuler une grimace, et comme sa femme, penchée sur lui, demandait « Que dit-il ? Rien de grave ? » il refléchit aussitôt que les femmes, les plus gentilles comme les mieux intentionnées, sont d'étranges petits êtres qu'on ne défendra jamais assez contre elles-mêmes, et ce fut donc du ton le plus naturel qu'il lui répondit, en mettant de côté le papier :
– Rien du tout, ma chère, il dit qu'il t'adore et qu'il sera là, très exactement.
– Eh bien, il posera ! déclara la jeune femme. Un féroce et joyeux rire éclata parmi ses dents de neige, et, s'étant jetée avec fureur aux bras de son mari : « Tiens, c'est de toi que j'ai le vertige. Sois mon mari… captif ! »

 

REÇU

Mon père m'avait dit : « C'est convenu, je t'attendrai à la Bourse. – Et moi, tu me trouveras à la maison », avait ajouté ma mère. Puis tous deux m'ayant embrassé avec force : « Va, mon petit, ne te trouble pas et tout ira bien ! »
Je partis.
C'était le matin du 5 août 1870. Depuis une vingtaine de jours que la guerre était déclarée, une grande fièvre surexcitait Paris ; tout prenait un air d'inquiétude effarée, on vivait dans une sorte d'attente de chaque instant, aiguë et douloureuse. Je me souviens très bien. Mais, jusqu'au jour de ma mort – et même après ma mort, si, comme le pensent quelques-uns, l'âme garde la mémoire des choses de la terre – je me rappellerai surtout cette date du 5 août. Je marchais d'un pas heureux. La veille, j'avais passé la première partie de mon baccalauréat, l'écrit, comme nous disions dans notre jargon d'écolier et, à part le thème allemand que je craignais d'avoir manqué (au collège on nous apprend si mal et si peu les langues vivantes !) je n'étais pas mécontent du reste. Ma version latine n'avait même pas un faux-sens, et mon discours (Scipion remerçiant Massinissa, roi des Numides, de l'alliance qu'il veut bien lui prêter) se terminait par une péroraison assez hardie. Certainement, je serais admissible. Quant à l'oral, il ne me faisait pas peur, pourvu, toutefois, que ces maudites mathématiques, sur lesquelles j'avais toujours été peu ferré, n'allassent pas me jouer un mauvais tour. Et j'allais, le pied léger, m'arrêtant parfois une seconde aux kiosques des marchandes de journaux, où étaient épinglées des caricatures de Prussiens terrassés par des zouaves et des portraits du prince impérial, à cheval près de son père.
Il faisait un temps admirable, un de ces merveilleux temps qui font éclater la joie d'une capitale, rayonner ses monuments, sourire ses jardins, ses fleurs, ses femmes, resplendir toutes ses beautés. Les terrasses des cafés regorgeaient de causeurs bruyants, assis à l'ombre des tentes, qui buvaient des boissons fraîches avec des pailles. Aucun promeneur n'avait de paletot ; tout le monde en taille ; et les arroseurs au milieu de la chaussée, debout parmi les voitures se croisant en tous sens, envoyaient des gerbes d'arc-en-ciel dans les jambes des chevaux. Aussi je pensais en moi-même : « Non l non I Il fait trop beau pour que je ne sois pas reçu ! » tellement cette espèce d'allégresse confiante qui flottait dans l'atmosphère ce matin-là me semblait la joie anticipée de Paris pressentant mon succès, le célébrant déjà.
Le dernier coup d'onze heures sonnait quand j'arrivai à la Sorbonne. Les camarades, au nombre d'une douzaine, en compagnie desquels j'avais passé la veille mon examen écrit, étaient déjà tous rassemblés, aussi impatients que moi de connaître le résultat dela première épreuve. C'était à l'entresol, dans une pièce triste et sans meubles, aux murailles nues, garnie uniquement de bancs de bois, une pièce qui sentait fade, quelque chose comme une odeur de vieux dictionnaires. Seul, assis dans un coin à une petite table, se tenait immobile avec son dos tassé, le garçon de salle, le père Soleil, ainsi qu'on n'a cessé de l'appeler pendant dix ans, à cause de ses longs cheveux qui partaient en rayons autour de sa tête comme ceux du vénérable M. Chevreul.
Appuyé contre la fenêtre, je regardais à travers les carreaux la vaste cour de cette Sorbonne austère. Du fronton de son église où se lisait en capitales d'or noirci la fameuse inscription : ARMANDUS IOANNES. CARD. DUX RICHELIUS, mes yeux, après s'être arrêtés sur le médaillon de Victor Cousin, étaient invinciblement attirés à gauche par l'opulent cadran solaire Louis XIV où galopait sur fond d'azur le quadrige de Phaéton ; puis, mes pensées m'absorbant peu à peu au point de me rendre étranger à tout spectacle, je ne songeai plus qu'à cette fatale séance dont chaque minute me rapprochait. Je me représentais la table à tapis vert derrière laquelle allaient m'interroger froidement ces messieurs. Déjà je croyais entendre un flot de questions : – Parlez des Habsbourg ? – Que savez-vous de Lacédémone ? – Où est né M. de Humboldt ?… Quand tout à coup la porte fut ouverte avec violence, et M. Mansard, un des examinateurs qui était de l'Académie française, fit irruption parmi nous.
Il était pâle comme un linge, et les papiers qu'il avait à la main bruissaient sous ses doigts tremblants. À sa vue, le père Soleil s'était dressé, d'un bond, s'apprêtant à nous commander : « Silence, messieurs ! » mais il n'en eut même pas la peine, car aussitôt chacun s'était tu, saisi par l'étrange et soudaine apparition de M. Mansard.
Il porta enfin une de ses mains à son front, lea yeux clos un instant, comme un homme qui craint de n'avoir pas la force de parler, puis d'une drôle de voix, d'une voix de vieillard qui lui restait dans fa gorge et qui n'était pas sa voix naturelle :
– Messieurs… vous êtes tous admissibles… tous reçus… Pas d'oral. Grande… grande victoire !… une armée prisonnière… le prince Frédéric-Charles tué… Mac-Mahon superbe… héros !… Crions : Vive la France !… mes enfants.
Tous à la fois, dans un même élan, M. Mansard, le père Soleil, nous poussâmes avec force le grand vivat, que les pierres de l'antique Sorbonne semblaient pousser avec nous, puis, dégringolant quatre à quatre les escaliers, nous partîmes en courant dans les rues.
Une allégresse extraordinaire, inouïe les affolait. Des clameurs et des hurrahs retentissaient, mêlés aux éclats de rire des femmes qui paraissaient en état d'ivresse. Partout des bras tendus, des chapeaux agités, des cannes brandies. On se serrait les mains, on s'embrassait en se prenant la tête comme au retour d'un long voyage ; des gens qui ne se connaissaient pas se tutoyaient en s'appelant par des petits noms qui n'étaient pas les leurs. Des rondes de gamins tournaient éperdûment au milieu de la chaussée, empêchant la circulation des voitures ; et c'était des rugissements de joie, des couplets de Marseillaise lancés à pleine poitrine, des pétards, des sifflets, des trompettes, des gaietés de peuples, des : « À Berlin ! » des : « Vive l'Empereur ! » qui se confondaient et montaient vers le ciel comme la voix de la mer, par un jour de grande houle. Tout le monde était heureux ; les pauvres oubliaient de mendier. Je revois encore un sergent de ville, à l'œil dément, rue Vivienne, qui faisait tourner son bicorne au bout de son épée, ainsi que font les jongleurs avec une assiette. Et de toutes parts, en haut, en bas, à tous les étages et jusque sur les toits, jusqu'aux tuyaux des cheminées flottaient, claquaient, flambaient des centaines, des milliers de drapeaux tricolores apparus, hissés et déployés en moins d'un quart d'heure sur Paris qui n'était plus maître de son exaltation.
Lorsque j'arrivai devant la Bourse, la place était noire de monde. Le cadran marquait une heure de l'après-midi. Et toute cette foule, tassée en plein air, poussait de telles vociférations qu'on eût dit le tapage de la Corbeille aux abois grossi au centuple et répercuté par tous les échos. Je fendis les groupes de mon mieux et je trouvai enfin mon père adossé à une des colonnes du péristyle.
– Reçu ! m'écriai-je en lui sautant au cou ; reçu, papa ! Et je lui contai la chose en quelques phrases entrecoupées : « Admissible d'abord… puis l'arrivée de M. Mansard… pas d'oral… et tous bacheliers ! »
Quand j'eus terminé : « Bravo ! fit-il, deux victoires à la fois… mais c'est surtout l'autre, la grande qu'il faut fêter I Tiens… petit… prends, c'est à toi ! » Et d'une main que l'émotion rendait maladroite et touchante, il décrocha de son gilet sa montre qu'il me tendit, oui son chronomètre d'or.
Je m'en emparai, stupéfait, n'osant croire à mon bonheur, et comme je voulais le remercier : « C'est bon. Va dire la nouvelle à ta mère, et cours après dans les rues jusqu'au dîner. Il faut que tu voies ça… Pour plus tard, ça te fera des souvenirs ! » Il ajouta encore : « Ah I ce Mac-Mahon I ce Mac-Mahon ! quel homme ! Il a marché au canon, il a recommencé le coup de Magenta ! »
Nous demeurions à cette époque place des Petits-Pères. Quelques minutes après j'étais dans les bras de maman qui n'en revenait pas, la pauvre femme, de toutes ces bonnes nouvelles éclatant à la fois. La grande bataille gagnée par le maréchal… les quatre cent mille prisonniers… M. Mansard, le prince Frédéric-Charles… mon bachot, tout cela lui donnait le vertige… Elle pleurait et riait à la fois. Et puis aussi elle pensait aux mutilés, aux morts, aux familles qui avaient dû payer cette belle gloire de la perte d'un des leurs : mari, frère ou enfant, ceux-là qui ne seraient pas de la rentrée triomphale quand les femmes de Paris, du haut du balcon, jetteraient à poignées des fleurs… Et elle concluait, avec un gros soupir : « Ça n'est pas juste, mon petit Jacques… À côté des blessés, en tête, on devrait faire marcher les veuves, les mères, les orphelins… qu'ils aient au moins leur part d'un honneur qui leur a coûté si cher ! »
Cependant je la quittai bientôt. Les boulevards m'attiraient. À mon tour, j'avais hâte de me mêler à cette bruyante joie du dehors qui commençait à me monter au cerveau, joie de rue et de carrefour où je retrouvais, écolier que j'étais encore, quelque chose du délire des ardentes récréations où se fatigue la jeunesse.
Pendant une heure, pendant deux heures je marchai, je courus au hasard, tout droit devant moi. Je ne pensais à rien, je me sentais très fier d'être Français plutôt qu'Anglais, Russe ou Espagnol ; les mots : « Allons ! enfants de la patrie ! » que j'entendais sortir de la bouche des hommes du peuple, me semblaient animés d'un souffle presque religieux. C'est ce jour-là certainement que, pour la première fois, l'amour du pays me fut révélé, dans ce qu'il a de plus intime et de plus troublant.
Mais, chose étrange, à mesure que se prolongeait ma course, les manifestations de l'allégresse publique paraissaient devenir plus rares, la foule s'éclaircissait, les chants ne résonnaient plus… Et tout à coup, je vis à une fenêtre des gens qui retiraient les drapeaux… les drapeaux de fête arborés tout à l'heure ! Comme si c'eût été là un signal attendu en cinq minutes ils disparurent tous, les petits qui avaient des plumes au bout de leur hampe, les grands surmontés d'aigles d'or, ceux en calicot, ceux en soie, ceux en papier… tous. Les fenêtres se fermèrent, le soleil se voila de nuages couleur de gros sang, et un silence de mort accabla les rues où les passants marchaient vite et tête basse. Alors, m'étant approché d'un commissionnaire, assis sur ses crochets, qui tenait à la main une pipe éteinte, je lui demandai :
– Qu'y a-t-il donc, monsieur, qu'on enlève ?…
Il ne me laissa pas achever.
– Y a que la nouvelle de la victoire était fausse… Paraît que Mac-Mahon a été brossé. Toujours nous sommes trahis, nom de Dieu ! » et de ses gros doigts il cassa, comme une allumette, sa pipe en plusieurs morceaux.
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Je me rappelle notre dîner ce soir-là. Maman disait de sa voix douce :
– Il faut manger tout de même, papa, vous serez malade… » Lui, sans répondre, faisait non de la main, et restait immobile, penché sur son assiette, où les larmes tombaient goutte à goutte. Notre vieille bonne Eulalie elle-même avait les yeux rouges. Ah I que c'était triste !
Après le repas, maman avait coutume, tous les jours, d'aller dire son chapelet à Notre-Dame-des-Victoires. Je l'accompagnai, n'osant pas rester près de mon père dont la douleur muette m'étonnait et m'effrayait à la fois.
Quand nous entrâmes, l'église entière était plongée dans les ténèbres, à l'exception de la chapelle de la Vierge qui resplendissait tout au fond de l'éclat des cierges plantés par centaines sur les chevalets de fer. Leurs longues flammes pieuses éclairaient les plaques de marbre, les cœurs de vermeil, et aussi les panoplies d'épaulettes, les croix d'honneur, les sabres, les épées, les haussecols, tous les ex-voto de Crimée, d'Italie, du Mexique.
Une foule de femmes, des femmes pauvres en cheveux ou en bonnet, des femmes riches ayant un valet de pied debout derrière leur chaise, et des hommes aussi, des hommes décorés, des hommes en blouse, des petits bourgeois priaient, disaient des chapelets, imploraient.
Pas de cierge consumé qui ne fût remplacé à l'instant. Et la grande Vierge, avec sa couronne d'or fermée qui la coiffait comme un casque, et son triomphant sourire de bonté, semblait dire malgré tout : « Ayez confiance en moi, hommes, filles, femmes, enfants de France, vous tous qui pleurez des batailles et qui souffrez de la guerre, je suis la Dame des Victoires ! »
Et voilà dix-neuf ans que ces choses-là se sont passées.

 

LITS DE JEUNESSE

Onze heures viennent de sonner. Je range aussitôt mes papiers épars sur mon bureau, je remonte ma lampe qui charbonnait, et je m'apprête à me coucher quand, tout à coup, mon lit, sur lequel plus longuement que de coutume s'arrêtent mes regards, m'apparaît étrange, mystérieux, méditatif et plein de pensées, tel qu'il est là ce soir, avec sa couverture faite, ses draps entr'ouverts, et cet oreiller qui veut ma tête. Je m'asseois, je songe une heure, une heure encore, ma lampe s'éteint, la nuit marche sans s'occuper de moi, et voici les lits qui passent tour à tour en mon esprit comme dans un rêve.

PREMIER LIT.
J'ai trois ans. Je dors dans une petite couchette toute blanche, plus grande que la valise en cuir de papa, moins grande que le piano de maman, une couchette drapée de rideaux frais qui se referment sur moi chaque soir et s'attachent avec une épingle « pour que ça me fasse comme une chambre ». Quand je lève la tête, je vois se balancer au-dessus de moi une croix d'ivoire au bout d'un ruban rose attaché à la flèche ; à droite et à gauche, il y a un filet blanc, tout du long tendu, afin que je ne tombe pas. Mais je glisse toujours, je me découvre, et on me retrouve sans cesse une jambe ou un bras pris au travers, et pendant hors des mailles.
Le dodo que j'habite et que je réchauffe de la chaleur de mon petit corps d'enfant, où je prends ma soupe le matin, et où il fait si bon d'être malade, est situé tout contre le pied du lit de papa et de maman, de façon que j'ai bien grande confiance à me sentir si près d'eux qui n'ont peur de rien. Je ne sais comment cela se fait, mais je ne les vois jamais se coucher : je dors toujours à ce moment-là, car ils se couchent, eux, beaucoup plus tard… peut-être bien une heure après moi ! Dès que j'ai fini de dîner avec Pie, la gouvernante, qui est une grande fille brusque et bonne, et qui me fait parler au bon Dieu en allemand, vite je suis déposé dans un petit lit dont mes pieds ne voient pas la fin. (Quand serai-je aussi grand que mes chemises de nuit ? Malgré tous mes efforts je ne peux jamais les rattraper !) Dès que je suis allongé sur mes matelas et que Pie m'a vigoureusement bordé, je crie de toutes mes forces, comme un animal battu : « Maman chérie !… maman chérie !… » On accourt. Un bruit de pas dans le couloir. C'est papa et maman. Papa dit : « Veux-tu bien ne pas crier ainsi, ça s'entend dans toute la maison ! » Il se tourne ensuite vers la gouvernante et il demande : « Pie, dites-moi tout ? Est-ce que cet enfant a grinché ?
– Nein, il a été tré sâche, répond l'excellente Pie.
– En ce cas, il aura un gros bonbon, et papa est content.
Je m'écrie :  « Un rouge ?
– Oui un rouge ! » Et papa me met lui-même dans la bouche la grosse boule de sucre d'orge à la cerise dont je reconnais la couleur rien qu'au goût. Le sucre d'orge, sous mes petites quenottes, vole en éclats. On dit : « Suce donc bêta ! » ou bien « Tu vas te casser les dents ».
Et puis maman se penche. Alors, je sors mes deux bras tout grands de dessous le drap pour la prendre par le cou, je sens bien que je la fatigue ainsi courbée, mais ça me fait plaisir. Et pourtant je l'aime beaucoup. Elle m'embrasse deux fois, trois fois, ensuite avec son pouce qui est si joli elle trace en hâte une croix sur mon front (avant moi il y a deux petits frères qui sont partis dans le ciel) et elle abaisse tendrement les rideaux, sans cesser de me regarder par l'ouverture qui se fait de plus en plus petite… petite… Enfin, les rideaux se rejoignent, je ne la vois plus.
Mais je l'entends.
Papa est déjà retourné dans son cabinet où il doit fumer un cigare. Maman, elle, est toujours là. Elle parle avec Pie, presque à voix basse… Un tas de choses où il est question de moi. Et puis, la bougie voyage… Elle est promenée, changée de place et définitivement mise à un certain coin de la cheminée, toujours le même, d'où sa lueur ne peut m'atteindre. Le bruit du garde-feu qu'on bouge… une chaise rangée… une voiture dans la rue… Je suis un homme enfin… j'ai des bretelles comme mon oncle Édouard !…
Mais souvent je me réveille en sursaut, la nuit ; la grande peur des ténèbres me prend alors, j'allonge le bras et je fais toc-toc au grand lit pour qu'il me protège, toc-toc… plusieurs fois. Bientôt il gémit confusément le grand lit. Papa commande, à moitié éveillé, sur un drôle de ton : « Chut ! on dort… tout le monde dort… » Maman ne dit rien, pas un mot, mais elle se lève. Elle se lève – et tenez ? – même après quarante ans de cela, j'ai encore dans le cœur le bruit léger de ses pieds nus sur le tapis, et le son de cette voix pour ainsi dire invisible qui murmurait tout près de mon visage : « Qu'as-tu, Bébé ? » tandis que sans hésitation, son baiser me trouvait du premier coup, dans la nuit.

DEUXIÈME LIT.
J'ai douze ans. Le grand dortoir paisible n'est éclairé que par une petite lampe qui brûle, pendue tout au fond, si faible et si chétive qu'elle a l'air d'être en punition. Les lits sont rangés dans le même ordre scolaire qu'en bas les pupitres, et parfois un gémissement s'élève, aussitôt étouffé par le silence qui reprend. Je ne dors pas et je pense. Je pense qu'hier encore c'était les vacances, les chères vacances de deux mois qui si vite passent, et qu'en voilà donc pour une année avant de retrouver ma charrette d'acajou, mon poney François, le terre-neuve Moricaud, et les chênes, les peupliers, les saules, les bancs-de-Hollande, les sapins de notre campagne qui sont vraiment tous si beaux à voir s'agiter, et à entendre bruire les jours de grand vent.
C'est qu'elle est bien jolie notre campagne avec ses prairies, ses bouquets d'arbres grands seigneurs, sa futaie où on a l'impression d'être dans une immense église sans chaises, et ses oiseaux bavards, et sa pièce d'eau plate et unie comme une grande armoire à glace que coupe en tous sens la blanche flottille des cygnes, blancs comme pour une première communion ! L'eau qui rejaillit n'a pas de prise sur leur corps pareil à des morceaux de nuages, et les gouttes roulent tout du long de leurs flancs neigeux ainsi que des petites boules de cristal. Que font-ils à cette heure, les beaux ? Sans doute ils sont tout à fait rentrés dans leur cabane sur pilotis, telle que j'en voulais avoir une autrefois, à quatre ans, et l'étang résigné, plein de feuilles mortes, attend l'hiver. Oh ! ma maman ! que je suis triste, ici, dans ce lit qui n'est pas à moi, et que je me sens couché loin, bien loin de tout ce qui m'aime ! Chaque nuit – écoute-moi ? – ma pensée franchit les lieues qui nous séparent, me mène droit à la rue que je sais, celle où l'on marche à pas plus lents quand on rentre, et me voici dans la chambre à fleurs, comme on dit chez nous, la chambre des enfants, où c'était si doux de s'endormir, si doux de s'éveiller, où les ténèbres, les bruits, le silence n'étaient pas les mêmes qu'ici, où j'ai eu des sommeils abrités que je n'aurai plus ! Pourquoi n'y suis-je pas resté, dans la chambre des enfants ? Ici, on se couche sans plaisir, on ne peut pas pousser de petits cris en entrant dans ses draps, comme je faisais, et le sommeil est presque un pensum. Ici les nuits sont courtes, les journées longues, l'eau des lavabos froide et dure ; ici les pieds ont peine à se tiédir, et nos maîtres ne viennent point nous écouter respirer pour voir si nous respirons bien… tandis que toi, là-bas… Et tout cela, pour un peu de grec et de latin que papa ne sait déjà plus… lui qui a remporté tous les prix au collège !
Mais voici le petit jour. Le garçon souffle la lampe, et le pion, qui a des chemises de flanelle, tape sa clef sur le fer de nos lits en disant : « Benedicamus Domino ». Je réponds : « Deo gratias… » et, debout sur mon lit, je m'habille en continuant de dormir.

TROISIÈME LIT.
Je suis soldat pour un an qui est assez long, et je rentre la nuit d'une permission de quinze jours, avec plusieurs heures de seconde classe dans le corps. C'est à Nantes, au quartier qui est tout là-bas, derrière le cimetière. Aux premiers pas que je fais dans la chambre, – après avoir monté le large escalier plongé dans les demi-ténèbres et où je n'ai rencontré personne – je manque de tomber à la renverse, à demi suffoqué par la rude et belliqueuse odeur qui me prend aux narines, aux yeux, à la gorge, aux entrailles, odeur unique et inoubliable où il y a de tout de l'homme, du cheval, du cuir, du tabac, de la graisse et du vin. Cependant, les six hautes fenêtres sont larges ouvertes sur le ciel pur où scintillent les lointaines étoiles, aussi petites, aussi menues que celles qui brillent aux manches de drap des généraux ; et partout, à droite et à gauche, les soixante-et-dix dragons dévêtus, débottés, décasqués, sont plongés dans un pesant sommeil – tels, ces guerriers qu'on voit dormir sur des remparts au théâtre. Sous les pâles rayons, habilement distribués, de la lune, apparaissent çà et là, une tête aux cheveux ras, bouche ouverte comme une bouche d'homme tombé sur le champ de bataille, le cimier de cuivre d'un casque au repos, un bras nu et tatoué qui pend hors des couvertures ainsi que hors d'une civière. À partir de la dernière fenêtre, je compte : un… deux… trois… quatre… Voici mon lit, c'est le cinquième. En quelques secondes, j'ai quitté mes vêtements et je m'y glisse… Horreur ! mes pieds nus ont senti quelque chose de froid, je ne sais quelle compote visqueuse, et terrifiante au toucher. Je flaire une odieuse farce, une très fine plaisanterie militaire… Je frotte une allumette, je regarde… Ce n'est rien, une gamelle entière qu'on a simplement vidée et consciencieusement étalée dans mes draps. Il y a là pour boire et pour manger à la fois : du pain, du bœuf, des carottes, des haricots, un os à moelle, des choux nageant dans une sauce noirâtre qui n'est plus de la sauce, mais le plus abominable des cambouis… Ah ! les misérables ! Moi qui rentrais si fatigué, si impatient de me glisser… « Nous n'aurons donc pas une bonne guerre ! » Telle est la féroce pensée que la colère m'arrache ; et puis, l'abrutissante philosophie du métier reprenant aussitôt le dessus, je me dis : « Dormons tout de même, dormons sur le bœuf, dormons sur les choux, sur l'os à la moelle, sur tout ce qu'on voudra, mais dormons. » Je rabats les couvertures sur l'immonde pâtée, je m'étends tout habillé, et, comme je rage encore sourdement, une voix du bout de la chambre, me crie dans les ténèbres :
– Eh ben, le conditionnel, Paris est-i toujours en place ?

QUATRIÈME LIT.
Celui-là est très grand, très large, très bas, drapé de soies merveilleuses, et recouvert d'un dessus en vieux point de Venise, aux tons roux et chauds comme les petits cheveux qui frisent au parcours de ma maîtresse. De plus, il est éclairé ce trône, cet autel de lit, par une lampe ancienne du quinzième siècle, cristal et différents ors, telle qu'on en voit pendues au plafond des temples que peint l'étrange et mystique Moreau (Gustave), bien entendu. – Les draps sont très doux, doux comme elle, et il n'y a qu'un seul oreiller pour nos deux têtes qui ne sont jamais bien loin l'une de l'autre, quoi qu'il arrive. Quand nous entrons tous deux, elle et moi, dans cette chambre dont les tentures de satin noisette, relevées comme des draperies et non fixées au mur, bougent mollement à propos de rien, il est presque toujours minuit et demi, à une minute près. En effet, la chère petite qui joue au Palais-Royal dans Deux et Deux, le gros succès de Pierre Decourcelle, est prise jusqu'à la fin de la représentation. Tous les soirs, je vais donc, sans aucune modestie, l'attendre rue Montpensier. Les affiches disent : demain 69e de Deux et Deux, ce qui signifie que j'ai vu la pièce soixante-huit fois. Mais, puisque ma maîtresse est jolie, et que j'en suis amoureux au moins jusqu'à la 200e, la pièce m'amuse toujours. Je serais tout à fait heureux si Galipaux ne lui embrassait pas tant la gorge au premier acte… Enfin il paraît que l'auteur l'a voulu ainsi ! De la rue Montpensier à la rue des Mathurins où demeure Gabrielle, il n'y a pas un long trajet, et les deux petits chevaux attelés à son coupé l'ont vite parcouru. Nous montons. Au troisième, la porte est déjà ouverte par la femme de chambre qui nous attendait. Elle débarrasse madame, prend ensuite mon chapeau, ma canne et mon paletot qu'elle dépose avec sollicitude dans le bas d'une armoire normande de l'antichambre, car j'ai beau être aimé, je ne suis qu'un extra dans la vie de ma maîtresse. Si je monte dans le coupé (à vingt ans qui n'a eu de ces faiblesses naïves ?), ce n'est pas moi qui paye le cocher. On cache donc tout ce qui pourrait révéler ma présence dans le cas où l'Homme indispensable, l'amant officiel, actuellement en voyage, aurait la mauvaise pensée de revenir à l'improviste. Cela fait, quand nous avons flânoché à travers l'appartement une dizaine de minutes, en nous embrassant au vol, nous entrons dans la chambre en question. Tout se fait chez nous, avec passion sans doute, mais aussi avec méthode, et j'ai même remarqué, au cours de nos mutuels épanchements, combien la méthode, loin de contrarier la passion, l'endigue au contraire, la canalise, la renforce en soumettant sa fougue à la stricte observance de certaines règles. C'est d'ailleurs une loi universelle et nécessaire ; le génie ne s'exerce que sur un plan, pas de merveilleux festin sans menu savamment ordonné ; en toutes choses, et surtout en amour, il faut un programme, une marche. Voici quelle est notre marche à nous. Gabrielle, après m'avoir fait un beau salut, se retire dans son cabinet de toilette où elle s'enferme à clef, et pour très longtemps. Jamais, pas une fois, depuis six mois que nous sommes « en liaison », je n'ai pu obtenir la permission d'entrer dans ces coulisses, dans ce vestiaire ou plutôt dans ce dévestiaire du plaisir. Mais je sais ce que j'ai à faire : je dois me mettre au lit le premier, et attendre. Mon rôle consiste à précéder. Je suis un précédeur. Je me mets donc au lit, bien sagement, et j'attends. J'attends d'une certaine façon, avec science. J'évite de trop me monter l'imagination, mais je prends garde aussi à ne pas laisser mes idées s'échapper. Tout est là, dans ce juste milieu. D'un œil distrait je regarde le plafond brodé où volent de grands oiseaux, d'une main nonchalante je caresse la place qui, tout à l'heure, près de moi, ne sera pas vide. Je pense à des vers, je me dis que je ne suis vraiment pas trop mal bâti, que j'ai de l'esprit amusant, qu'au fond je m'explique très bien le béguin de Gabrielle pour moi, enfin je me trouve un garçon étonnant. Telles sont mes heureuses dispositions quand la porte du cabinet de toilette tourne sans bruit pour donner passage à Gabrielle transformée, Gabrielle plus la même. Ceci est un moment spécial et tout à fait délicieux, le plus délicieux peut-être, quelque chose comme l'avant-goût du goût. Gabrielle est enveloppée de peignoirs, – tulles, mousselines, soies, velours, satin ou fourrures ? Je n'en sais rien ; – mais l'ensemble est blanc, d'une blancheur voluptueuse, molle, et nocturne, et il est doux aussi, d'une douceur qui réjouit les doigts et fait parler à voix basse. Les choses s'accomplissent chaque fois de la même façon (toujours le programme). D'abord, la chère petite apparition reste un instant debout devant la porte qu'elle a refermée, elle reste ainsi, muette, immobile, emmitouflée de telle sorte qu'on ne voit pas ses bras ; elle me regarde profondément, en faisant semblant d'avoir une figure sévère. À cet instant, j'ai l'habitude de me dresser sur mon séant (comme si on allait m'apporter du café au lait), et puis, du plat de mes deux mains, je tape très fort sur les draps, en m'écriant : « Viens, Gabrielle, viens ! » Je ne trouve jamais autre chose à dire. Et naturellement, elle ne vient pas. J'insiste, je menace de me lever, je prédis du scandale. Alors, elle s'avance lentement, très lentement. Il n'y a que six pas de la porte au lit, et pourtant elle les fait durer un temps incalculable. Enfin la voilà tout près de moi, je la tiens, c'est elle, et top… tu m'aimes ? top… je t'aime… j'entends les deux petites mules qui fichent le camp de ses pieds nus…
Et nous aussi, nous fichons le camp, loin, très loin, si loin… Ah ! ces vertigineux voyages qu'on ne fait qu'à vingt ans ! alors on brûle les étapes, on est des fous… à peine çà et là, cinq minutes d'arrêt. Oui, mais plus tard, avec l'âge… finis, ma petite, les rapides ! Plus que des omnibus.

Et puis, d'autres lits encore défilent, tous les lits de ma vie, que je ne me sens plus le courage d'énumérer, jusqu'à celui-là qui est devant moi ; des lits tristes, des lits gais, des lits sérieux, des lits pas drôles. Des lits d'hôtel à l'étranger, des lits étrangers à l'hôtel. Des lits de joie et de souffrance, des lits de dèche et des lits calés ; ceux où l'on dîne, puisque : qui dort… et ceux où l'on ne dort même pas. Ils passent tous, les uns après les autres, comme un long convoi de bateaux mélancoliques. Et je me couche, à la fin, pauvre harassé d'ici-bas, dans ce dernier de tous, en songeant à la mystérieuse loi de nos destinées qui a voulu que nos plus vives joies et nos plus poignantes douleurs, physiques et morales, eussent pour théâtre ce même lit irresponsable où nous faisons les morts une grande moitié de la vie.
Et, malgré moi, me revient à la pensée cette parole de Blanche d'Amboise, une de mes anciennes couchées : « On ne badine pas avec le lit. »
Bonsoir.

 

DANS LE TEMPS

– Quel nom ? dit le maître d'hôtel qui montait une garde importante devant les tables réservées, sur la terrasse du restaurant de France, au Trocadéro.
– Baron Juillan, répondit le monsieur. Il fit signe à la femme qui l'accompagnait de prendre place vis-à-vis de lui, et, après avoir abandonné au garçon, ainsi que des objets de rebut, sa canne et son chapeau, il s'assit à son tour, tandis que son visage reflétait aussitôt cette satisfaction illusoire, habituelle à tout homme qui s'imagine qu'il va bien dîner. La femme retira l'un après l'autre, avec une complaisante lenteur, ses gants de Suède, et mit au jour deux exquises mains comme il faut, deux loyales mains très honnête-homme, qui tout de suite la nommaient baronne Juillan, épouse irréprochable. Je prétends que les mains disent toujours la vérité. Rien qu'à voir celles-là, un observateur sagace, et un peu moraliste, eût acquis la certitude qu'elles étaient bonnes autant que belles, et qu'elles n'avaient jamais péché, ni par pensée, ni par action. Blanches, longues, plutôt maigres, elles n'étalaient point de bijoux effrontés, et sur l'une, la gauche, seule une perle éclose entre deux saphirs brillait d'un doux éclat à côté de l'alliance. Enfin, à leur mélancolique paresse, à ce je ne sais quoi d'inoccupé qui les rendait presque tristes, il eût deviné, mon observateur, qu'elles n'avaient jamais eu d'enfants. Et de fait, il n'y a rien de tel que des boucles de petites têtes (peu importe la couleur) à peigner et à lisser pour donner de l'allégresse aux doigts des mères. Cependant, la baronne Juillan n'avait pas été malheureuse, et si on l'avait interrogée directement à ce sujet, elle n'aurait pas commis l'injustice de se plaindre, quoiqu'au fond de sa résignation se dressât un sérieux grief contre la vie. Un grief discret et réservé comme elle à coup sûr. Elle n'allait pas, ainsi que le héros d'une des plus délicates fantaisies de Tourguenew, jusqu'à se croire une femme de trop, non, mais peut-être eût-elle formulé ses doléances intimes dans ces deux mots : pas assez. Oui, c'était cela. Elle avait eu de la joie sans doute (les plus misérables créatures n'en ramassent-elles pas des miettes ?) du bonheur même, si l'on est convenu de désigner ainsi le chômage des infirmités, l'arrêt temporaire des catastrophes et la relâche du mauvais sort, mais véritablement pas assez pour se sentir l'obligation d'en être reconnaissante. Ce qu'il y a d'à-peu près bon ici-bas la santé, la fortune, etc., les pauvres petits biens nommés périssables, elle en avait joui, mais tout juste, sans excès, autant le redire : pas assez. À deux reprises, elle s'était mariée, sans tomber trop mal chaque fois, mais sans trouver ce qu'on s'obstine en vain à chercher dans cette souricière. M. d'Arçay, son premier, l'avait aimée en la trompant, durant une période de neuf années, et elle n'était pas encore bien sûre d'avoir été aimée tout de bon aux instants précipités où il avait paru le lui prouver. Il était devenu souffrant à un âge où il manifestait la sérieuse intention de « se ranger » et la mort l'avait pris au mot.
Le baron Juillan, son second, un ami de son premier qu'elle avait épousé par bonté d'âme, parce qu'il l'en avait suppliée, et aussi par estime, parce qu'il ne lui avait jamais fait la cour pendant la maladie de son ami, ne lui avait pas apporté ce fameux bonheur dont on parle tant. Avec ce second comme avec le premier elle se rappelait bien quelques gentils quarts d'heure, par-ci par-là ; mais, somme toute, dans les deux cas, ce n'avait jamais été que de la tendresse ric-à-rac. De là cette vague et rêveuse gravité qui donnait à ses trente-six ans un charme troublant, qui rendait la jeune femme en apparence insensible aux menues distractions quotidiennes de la vie, telle qu'elle était enfin ce soir-là sur cette terrasse, immobile et les mains croisées, promenant autour d'elle un regard d'automne qui ne se fixait sur rien, tandis que le baron étudiait attentivement la carte, en laissant tomber de ses lèvres des mots tels que ceux-ci :
– Merlan… non… tournedos Rossi… non… losanges de veau… ah ! losanges n'a pas l'air mal ?
Soit que l'on se marie par l'entremise de personnes zélées qui prétendent savoir « ce qu'il vous faut » sous prétexte qu'elles vous ont vu naître, soit que l'on s'occupe soi-même de la chose, sans mêler aucun tiers à ses préparatifs, toujours il semble, une fois le malheur arrivé, qu'on ait fait exprès d'associer pour la vie commune les natures les plus contraires. L'exemple de Juillan confirmait cette loi universelle, et rien n'était moins pareil à la baronne que le baron. Après une jeunesse très secouée, Juillan, revenu de l'active et même de la territoriale, s'était décidé à s'asseoir vers sa quarante-deuxième année, et il avait offert à madame veuve d'Arçay, qui les avait acceptés, des restes très présentables sans avoir besoin d'être accommodés. Il avait l'aimable philosophie poivre et sel des gens qui ont goûté à tout, la sobriété du dîneur qui a derrière lui un passé d'indigestions. Il trouvait la vie bonne, non point comme elle était, mais comme on arrivait à se la rendre à force de tirer dessus et de la déformer ; rien ne lui paraissait plus pratique et plus digne que de goûter, comme il le faisait depuis trois ans, dans les beaux bras d'une Minerve parisienne, un repos égoïstement voluptueux, repos dont il ne craignait pas de sortir assez souvent. Loin de se plaindre en secret, ainsi que la baronne, de la parcimonie avec laquelle nous sont mesurés les biens terrestres, il se déclarait sinon content du moins satisfait, s'estimant encore un veinard d'avoir avec son estomac éprouvé un peu de bonheur en demi-bouteille. Et il vivait ainsi, le baron, dans une saine et réconfortante oisiveté, passant six mois à Paris et six mois à la campagne où il faisait beaucoup de bien dans le pays. Les braves gens le saluaient tellement dans la campagne qu'il avait même fini par se persuader qu'il s'intéressait à la terre, au trèfle et à la luzerne. En somme, un excellent marí, qui ne causait à sa femme que les ennuis dont il retirait un peu de bien-être. Aussi faisaient-ils bon ménage, malgré la disssemblance de leur caractère et de leurs goûts, étant tous deux arrivés à cette seconde période qu'on pourrait appeler la période du renoncement et où chacun ne se donne plus la peine de vouloir dominer l'autre. L'âge, et un peu aussi les désillusions, amènent souvent chez les époux cette sorte d'armistice de raison qui ne tarde pas à tourner en paix durable. On s'estime alors mutuellement d'observer une philosophie qui n'a pas été toujours facile à acquérir, la résignation devient douceur, condescendance, et l'on vit dans une atmosphère de réciproque pitié, indulgente et calme, en se félicitant à part soi d'être malheureux d'une façon aussi supportable. Depuis dix-huit mois, la situation morale des Juillan était précisément celle-là. Ils s'acceptaient.
Après avoir passé plusieurs heures au Champ de Mars, et avoir promené leur curiosité en même temps que leur lassitude de la section anglaise à la galerie des machines, en revenant par la pittoresque mais inévitable rue du Caire, ils avaient donc décidé de dîner à l'Exposition et d'y rester la soirée. L'endroit qu'ils avaient choisi, et que d'ailleurs ils connaissaient pour y avoir déjà pris plusieurs repas, leur plaisait à cause de sa bonne tenue ; mais surtout le merveilleux coup d'œil que l'on avait de ses terrasses les enchantait. À proprement parler, on dînait plus peut-être du panorama que des plats eux-mêmes ; et certes, c'était des chefs de génie, des sublimes Vatel ceux-là qui avaient combiné, dessiné, dressé, cuisiné, pour la grande joie du monde entier, toutes ces belles pièces montées d'architecture, ces dômes, ces fontaines de sauces lumineuses, et enfin ce surnaturel croquenbouche de fer : la tour Eiffel !
La nuit approchait, et justement la tour, du haut en bas, se piquait sur le fond du ciel sombre de mille pointes de feu, à la façon de ces palais de notre enfance – vous vous rappelez ? – que des petits trous d'épingle faisaient étinceler sur les abat-jour de famille. Vers la droite, les pavillons de la République Argentine s'allumaient de phosphorescences rouges et vertes, espèces de cabochons éclatants qui donnaient aux constructions des semblants de demeures carthaginoises en fête, telles qu'en imagine notre fantaisie à la lecture de Salambô. Partout des lumières jaillissaient parmi les feuillages, de tous côtés se croisaient au firmament, ainsi que des épées d'archange, de grands jets de lumière électrique, longs de plusieurs kilomètres, tandis qu'aux bassins du Trocadéro les gerbes et les artichauts faisaient éruption avec un perpétuel bruit d'eau bondissante, mystérieux et redoutable comme la rumeur des foules. Pour bien jouir de certains beaux spectacles, il faut savoir subir le mutisme qu'ils vous imposent, et se taire du moment qu'ils parlent. Soit par souci d'observer cette règle, soit par un simple effet de la fatigue, le baron et la baronne, depuis le commencement du repas, étaient restés silencieux, échangeant seulement de brèves paroles, de ces phrases insignifiantes qui ne sont guère que du balbutiement, à peine de pauvres essais de pensées, mais qui, presque toujours, accompagnent et, pour ainsi dire, ponctuent nos plus précieuses et nos plus intenses rêveries. Se touchant presque du genou, face à face à cette petite table aussi petite et aussi étroite que celle de Manon Lescaut, ils mangeaient, ils buvaient, ils regardaient. Parfois l'un souriait à l'autre en lui versant de l'eau de Saint-Galmier. Et c'était tout. Que de ménages où il n'y a pas de plus intime manière d'être ensemble !
La terrasse où dînaient les Juillan était occupée par une cinquantaine de tables environ, retenues à l'avance et prises dès six heures, et au fond, installées sur une estrade du haut de laquelle, assises en rond, elles paraissaient présider à ces repas divers, une troupe de dames hongroises jouait des valses et des polkas d'un si désagréable entraînement qu'elles vous forçaient presque d'avaler en mesure. On les voyait, coiffées de kolbaks d'astrakan, leurs menus chignons filasse tordus au niveau de la nuque, le dolman à brandebourgs accroché à l'épaule avec un petit air casseur d'assiettes comme sur les affiches capiteuses de Chéret. Leurs archets, qu'on eût dit faits avec leurs pâles cheveux de Viennoises, montaient et descendaient en cadence, et elles décrochaient nerveusement des morceaux d'une enivrante et banale sentimentalité : Danses d'amour, Chanteurs des bois, La Vie d'artiste. On les entendait avec un certain plaisir, mais sans paraître les écouter ; c'était quelque chose comme ces compotiers bien agencés qu'on met quelquefois sur la table pour orner, auxquels on ne touche pas, mais qu'on regarde néanmoins sans ennui. Depuis plus de trois quarts d'heure qu'elles opéraient, elles avaient à peu près épuisé la moitié de leur vif et fougueux répertoire, quand, par opposition sans doute, elles commencèrent avec une lenteur très caressante, la Chanson de Fortunio.
Dès les premières notes, le baron et sa femme avaient hoché tous deux la tête, prononçant chacun : « Ah ! oui !… la chanson… » Le baron, qui achevait ses dernières fraises, avait posé sans bruit sa cuiller, repoussé son assiette et, renversé sur le dossier de son siège, immobile, l'œil à la fois vague et fixe, il regardait là-bas, quelque part, entre la deuxième et la troisième plate-forme de la tour.
Et voici ce qu'il voyait :

« Si vous… croyez… C'était il y a quinze ans, un soir d'été, ah ! le joli soir d'été cette année-là !… dans une grande chambre tout à fait agréable, mauve et argent, où il y avait beaucoup de sièges de toutes formes, très commodes pour parler, se taire, chanter, rire ou pleurer, car on pleurait quelquefois dans cette belle chambre mauve… et lui-même, l'imbécile, en cherchant bien… que je vais dire… Devant lui, dans une longue robe molle de crêpe de Chine rose tout plissé, tout plissé comme du papier de soie, Lucette Iris, sa maîtresse, la petite étoile des Ivresses-Parisiennes, chantait à mi-voix en le fixant, les lèvres à peine ouvertes… qui j'ose aimer… Pour s'amuser, elle s'était coiffée à la girafe comme du temps de Deveria, sachant combien cette coiffure lui allait, et elle portait à ses bras nus (mon Dieu, les ai-je caressés en m'endormant !) des mitaines de soie noire transparente qui donnaient envie d'embrasser à travers, encore et encore… je ne saurais… Tandis qu'elle chantait si doucement, si câlinement, de sa voix mince et tendre, il l'avait prise tout à coup et serrée si fort que c'est à peine, la frêle, si elle avait trouvé la force de continuer ; oh mais presque un souffle… pour un empire… Bientôt, il avait senti qu'elle s'abandonnait… et… non, je ne ferais plus ça aujourd'hui… la chanson avait duré six mois… vous la nommer. Six mois de folie… Hélas ! que c'était de l'hier cette histoire-là ! Il n'était pas marié alors… il avait… mais parfaitement il avait trente et un ans. Dire que c'est une affaire réglée… et que jamais plus ça ne recommencera. Et Lucette ? Où à présent ? Qui est-ce qui sait ? Qui peut dire ?… Cristi ! qu'on est tout de même peu de chose ! Pourtant, c'est bon malgré tout, les souvenirs… Oui, le soir où elle m'a chanté sa jolie petite manivelle… c'est peut-être la seule fois de ma vie que j'ai vraiment aimé… Pauvre Lucette ! je dois avoir sa photographie quelque part à la maison… faudra que je la recherche en rentrant. »
Et les dames de Hongrie reprenaient à l'unisson, que Juillan rêvait toujours… Et qu'elle est blonde, comme les blés.

De son côté, la baronne, au début de la chanson, était devenue très songeuse. Elle avait détaché de ses lèvres le verre où elle buvait sans soif, et ses yeux tout à coup s'étaient portés làbas, vers les toits lumineux de la République Argentine.
Et voici ce qu'elle voyait :

« Du mal qu'une amour ignorée… C'était il y a quinze ans, un soir d'hiver… oh ! le joli soir d'hiver cette année-là ! au théâtre des Ivresses-Parisiennes, elle et d'Arçay, son premier… tous deux blottis au fond d'une baignoire, après six semaines de mariage… nous fait souffrir… Lucette Iris, la petite diva fameuse, était en scène, charmante, rose des pieds à la tête, et soudain elle avait chanté, la bouche à peine ouverte, la Chanson de Fortunio, qu'elle intercalait dans son rôle, sachant comme elle la chantait bien… j'en porte l'âme… Elle se rappelait son émotion… déchirée… en entendant ce soir-là, près de Jacques, la douce romance, et quel trouble inconnu, sans précédent, l'avait envahie, faible et délicieusement brisée tout à coup, jusqu'à mourir… Ils n'avaient pas attendu la fin pour partir, et dans la voiture qui les ramenait, si lentement au grand trot, ils étaient restés tous deux suffoqués et graves, tenant pressées leurs mains qui se comprenaient. Mais j'aime trop… Bien lointains ces souvenirs !… unique, cette soirée de sa vie… En y réfléchissant, c'est la seule fois qu'elle ait vraiment connu le secret délire tant rêvé….. oui… ce soir-là, aux Ivresses… avec son premier… pour que je die… Pauvre Jacques pauvre premier ! ce n'était pas une méchante nature… je crois bien que j'ai une ancienne photographie de lui à l'époque de notre mariage… mourir pour ma mie… un de ces jours, il faudra que je la recherche… sans la nommer. »

Mais les violons éplorés se turent parmi de rares applaudissements, et le baron et la baronne, arrivés chacun presque en même temps au terme de sa rêverie rétrospective, se retrouvèrent soudain, se reconnurent. Plusieurs instants, ils se contemplèrent en silence, lui se reprochant vis-à-vis d'elle ce profane et inutile rappel d'anciennes amours, elle s'accusant, comme d'une injure grave faite à son second mari, de sa trop complaisante mémoire à l'égard du premier ; tous deux en somme pas gais, avec un mutuel regard un peu honteux qui demandait pardon, ne se doutant pas, les naïfs, qu'ils n'avaient rien à se reprocher et qu'ils étaient bien quittes.
Ils demeurèrent cinq minutes encore à table, se parlant bas avec des prévenances qui n'avaient plus rien de conjugal, brusquement électrisés, comme si le souvenir des chères folies qu'ils venaient de revivre leur eût laissé au passage un peu d'amour dans le regard, dans la voix et au cœur. Leurs yeux brillaient, et ils se surprirent à se tutoyer. Enfin, le baron demanda l'addition, qu'il paya sans la lire, et, s'étant levés rapidement, ils disparurent.
S'aimèrent-ils ce soir-là ? Je ne sais, mais à coup sûr ils aimèrent, et beaucoup… Pour une simple chanson ! Ce qui prouve que, bien combinés, deux regrets et même deux remords peuvent faire à l'occasion – oh ! pour pas longtemps – de l'amour et du petit bonheur.

CARNET D'UN PETIT CHÂTELAIN

Je suis depuis quarante-huit heures à la campagne, chez moi. À Paris, on n'est jamais complètement chez soi, eût-on un hôtel, ou fût-on M. Carnot. Mon voyage s'est très bien effectué. J'étais seul en wagon. Par la portière, j'ai vu passer au loin beaucoup de petites carrioles dont les chevaux blancs trottaient sur de longs rubans de route, et puis des semeurs qui enjambaient largement les sillons. Et cela m'a rappelé le La Fontaine du lointain collège : Voyez-vous cette main qui par les airs chemine ? J'ai d'ailleurs remarqué souvent comme la nature est évocatrice de l'enfance. En effet, elle se trouve mêlée aux premiers et aux plus nets de nos souvenirs, aux plus intenses de nos jeunes sensations. Qui de nous n'a, dans un coin mystérieux de sa mémoire de gamin, un arbre, un vieux puits, un certain étang, sur les bords frissonnants duquel il a laissé rêver sa petite tête ? Et puis, la terre, qui nous prendra le jour où… sait si bien nous amuser ! Nulle ne se prête aussi complaisamment qu'elle à nos jeux de bébés. C'est le temps des pelles, des râteaux, des arrosoirs peints en vert. Dès cet âge, aux heures accroupies, elle nous jette un sort et c'est pourquoi nous ne la retrouvons jamais, la terre, avec indifférence. À mesure qu'il grandit, l'enfant aime les prairies, l'eau, la fleur, et plus tard, même après qu'il a été contaminé par les villes, il garde encore une reconnaissance émue envers ces vieux amis qui lui parlaient tout bas le vague et beau langage qu'on n'entend pas ailleurs, fût-ce au pré Catalan ou aux Acacias.
Deux jours sont à peine écoulés depuis mon arrivée, et il me semble que je ne suis plus moi. Je ne me reconnais plus. Au fond, un des plus puissants charmes de la campagne, c'est le radical changement qu'elle opère en nous, les Parisiens de Paris. La stupeur joyeuse que nous cause ce changement constituerait, à elle seule déjà, une incroyable distraction. Pensez donc à la transformation générale qui s'accomplit du jour au lendemain. Le repos succède à l'agitation, la solitude à la foule, le silence au bruit. Plus d'Exposition ; il n'y a d'Eiffel que les peupliers. D'autres hommes, tannés, courbés, dont les mains sont d'un brun de terre et les joues d'un rouge de pomme ; et avec cela des visages si ridés, si plissés qu'ils ont l'air d'avoir été des quinze et des vingt fois recousus. La langue plus la même ; ne me surprends-je pas fréquemment à parler paysan ? Je ne m'asseois pas comme à Paris, j'ai d'autres gestes, une autre façon de boire, de manger, de marcher, de respirer, de dormir. Mes cannes sont des bâtons avec lesquels, si je me montrais à l'Opéra, je me coulerais. Je m'habille, je me coiffe, je me gante et me chausse différemment. J'ai envie de laisser pousser ma barbe. Je serre la main à des gens en blouse que j'aurais bêtement honte de reconnaître sur le boulevard. J'oublie un peu Edison pour m'intéresser aux questions locales. Je lis les vieilles affiches des candidats au Conseil d'arrondissement. Je veux qu'on me dise si le blé est beau et l'avoine satisfaisante. Je me lève à l'heure où je me couchais, et je me couche à l'heure où… je levais.
Quand je me promène dans les champs, je me baisse pour cueillir une petite fleur, jaune ou violette, très commune, mais que j'aime pourtant mettre à ma boutonnière et qui ne me coûte pas deux francs : la terre m'en fait cadeau ; enfin j'éprouve un grand plaisir, vif et doux, à me sentir en contact avec un tas de bonnes créatures qui ont leurs défauts sans doute, mais voilés, atténués par ce petit rien de placide et de débonnaire qui distingue une charrue d'un fiacre, un gendarme d'un sergent de ville.

* * *

Pendant les deux ou trois jours (pas davantage) qui suivent mon arrivée, j'éprouve chaque année une série de sentiments et de sensations d'une acuité de charme extraordinaire. D'abord, à deux kilomètres, le jaillissement subit des toits du château qu'on n'aperçoit de la voiture qu'à un certain tournant de la route, le bonjour du premier paysan de connaissance, l'espèce de bienvenue affable et mystérieuse de toutes choses qui sont restées en place, la première bouffée d'une brise que l'odorat et les poumons retrouvent soudain, l'aboiement joyeux du gros chien de garde à la chaîne, quand je franchis le portail, que la grille grince, que le sable crie sous les roues et que Jean le jardinier, tenant par la main sa petite fille en bas rouges, me demande si j'ai fait bon voyage.
Ensuite, c'est l'entrée dans ma vaste chambre du troisième au plafond caissonné, l'ivresse du panorama de verdure que l'œil embrasse par la haute fenêtre Renaissance, la fraîcheur de plâtre de mon cabinet de toilette tout rond qui occupe une des tours, et le baiser de la bonne eau de puits, froide et rude, longtemps pompée, qui dépose un peu de fer au fond des brocs et des cuvettes. Et c'est aussi le petit frémissement que me causent à toute minute les bruits inaccoutumés de ce pays du silence : le vol d'un oiseau qui part d'une haie, la chute d'une feuille, le passage d'une charrette qu'on ne voit pas, le clac d'un robuste fouet, le grondement éloigné d'une machine à battre.
On ne mène pas « le grand train » chez moi. Loin de là. Ce n'est pas Bonnétable. Mais ce n'est pas non plus la maison du percepteur. Si l'on n'y dîne pas en frac et en robe basse, on y dîne bien agréablement, très à son aise, et les jeunes femmes, quand il y en a de passage, ont de charmantes toilettes claires, un peu ouvertes, un peu échancrées autour du cou, qui valent souvent mieux que le grand dégagement jusqu'aux reins.
La domesticité y est restreinte, mais très honnête. Presque tous les valets, quand ils étaient petits, ont été tutoyés par mes parents, et les deux lingères ont été élevées chez les Sœurs. C'est des domestiques un peu simples, qui vont à la messe, très régulièrement, comme ceux de Paris vont chez le marchand de vins. Il faut leur pardonner. Ils sont aussi restés paysans, même les plus dégourdis ; ils disent « le maréchal » pour le « serrurier. » Forts comme des Turcs, mais guère débrouillards. Pourtant, ils me plaisent tels quels, et ils ne marquent pas mal sous la livrée qu'ils portent avec reconnaissance et gravité. S'ils ont la main lourde et s'ils cassent volontiers, on en est quitte pour ne pas leur confier les saxes des vitrines. En revanche, ils ne maltraitent ni les chiens ni les chevaux, ils pansent ces derniers très consciencieusement, ainsi que des chevaux de colonels. Dociles, probes et rangés, c'est une race de domestiques à part, quelque chose comme des brosseurs civils.

* * *

Une de mes vraies joies a été de retrouver Figaro, mon cheval de chasse qui ne chasse plus. C'est une grande bête qui a été magnifique – un vieux beau de cheval – et dont les restes sont encore de premier ordre. J'ai commencé de l'estimer le jour qu'il a failli me tuer en me jetant sur un banc-de-hollande parce que je le tracassais de l'éperon sans motif, pour le plaisir. L'œil bon et fier, les naseaux ouverts et sympathiques, l'encolure souple, hardie, l'épaule large et les membres forts, Figaro, malgré ses seize ans, fait, s'il le faut, et très brillamment, ses six lieues par jour. Même à présent il ne passerait pas inaperçu aux Pannés. Et puis d'ailleurs, ce n'est pas un cheval de Bois, c'est un cheval de forêt. Je le monte généralement vers les quatre heures. Pendant que Bertholaud le selle en lui disant des sottises d'amitié, de ma chambre, où j'achève de me botter, je l'entends qui gronde et hennit doucement de plaisir. Dès que je parais en bas, sur le seuil, il pointe vers moi ses deux oreilles, et la peau de ses lèvres frémit, car il sait que je vais lui donner son morceau de sucre. Je le lui donne en effet, et, pour me marquer son contentement, il allonge la jambe et fait semblant de me marcher sur les pieds. Je saute en selle. Bertholaud, qui a resserré mes sangles d'un cran, donne à l'animal une grande claque sur le poitrail en disant : « Va bonhomme », et nous partons, au pas, au très petit pas, car il est ridiculement froid des épaules, ce pauvre diable, et il lui faut une bonne demi-heure pour se dégeler. Après, ça va tout seul, et au retour on ne peut plus le tenir, il entrerait dans les maisons. Mais cette première demi-heure est terrible. Malgré les pressions de jambes, les encouragements, il va son lent petit train, il s'arrête, envoyant de fameux coups de sabot. Il a la peau d'une femme, et est très sensible aux mouches qui le harcèlent sans pitié. J'ai beau chercher pour lui les endroits ombreux et faire la guerre aux taons du bout de mon stick, toujours je le ramène en sang. Et cela me cause une vraie peine ; c'est une personne que ce cheval, et je l'adore. Je lui dois des heures. inoubliables. Dès qu'il a franchi la lisière de la forêt et que sa sole s'enfonce parmi les bruyères roses, il retrouve la belle vigueur de sa jeunesse, et ses jambes tarées, marquées de feu, deviennent souples et d'acier comme autrefois. Il trotte d'un ample trot anglais, noble, sage, régulier ; des lapins plongent dans le bois à droite et à gauche, et c'est à peine si on a le temps d'entrevoir leur petit derrière effaré ; son sabot perspicace et sûr se pose au bon endroit sans jamais broncher, il secoue par instants sa tête intelligente en me transmettant de sa bouche à mes doigts, par les rênes, comme un amical signe de vie ; j'ai conscience qu'il pense à moi, que son grand œil à fleur de tête me devine en arrière, qu'il se fait en quelque sorte fauteuil pour moi.
Au fur et à mesure qu'il s'échauffe, mais sans à-coups, graduellement, une étrange et secrète harmonie s'établit entre nous deux, communication toute magnétique, nous unissant, nous rivant l'un à l'autre ainsi qu'un même être ; il passe du cheval en moi et de l'homme en lui. Mon assiette est absolue, mes genoux adhèrent exactement à la selle, ma main perçoit à travers le gant les plus délicates nuances de la rêne, l'étrier devient moins un secours qu'une parure, je fais corps avec le quadrupède, et nous ne sommes bientôt plus qu'un seul et même animal, un centaure moderne aux sueurs communes, à la même expansion haletante, respirant à pleine bouche, à pleins naseaux, l'âpre et grisant parfum des immenses bois solitaires. À peine conçue, ma pensée est saisie par lui, et sur-le-champ l'ordre mental est exécuté.
Ah ! l'unique, la trop passagère joie de ces heures végétatives où l'on galope sa vie, sans songer à rien, dans une large quiétude en même temps qu'elle confine au plus délicieux, au plus nourrissant des rêves. Les soucis et les chagrins n'existent plus, on les franchit comme les troncs d'arbre. On jouit alors de tous les biens d'ici-bas, ou, ce qui revient au même, on en a les illusions : illusion d'une jeunesse éternelle, illusion de la santé, de la force, de la richesse et aussi de l'amour, car il y a dans ces ivresses équestres, goûtées en pleine nature, je ne sais quoi d'héroïquement voluptueux, de conquérant et de charnel, qui gonfle le cœur et les sens comme à la veille d'une passion trop longtemps appelée.
Et puis, je reviens tard, au pas, à l'heure où le soleil allume là-bas son bûcher du soir, dans la forêt aux mille branches recueillies. Je reviens, laissant flotter sur le cou de mon ami les rênes inutiles et lasses. La fraîcheur du crépuscule descend et me caresse les épaules en même temps qu'un léger brouillard mauve monte du sol et flotte au ras des bruyères. Puis je reprends le trot et je rentre, mélancolique et brisé, comme on sort d'un rêve trop beau pour ne pas finir, avec une vague envie de remercier et de pleurer. Mais, malgré tout, j'ai du réconfort plein l'âme quand, du haut de la selle, je retombe sur terre, et le baiser que j'applique parfois au bord des fins naseaux de mon cheval vient droit du cœur. Cette bête sans pensée me regarde, secoue tristement ses étriers vides, pousse un gros soupir, et rien ne m'ôtera de l'idée qu'elle me comprend.

* * *

J'étais sorti ce matin, à pied, droit devant moi, au hasard. À deux lieues d'ici, je longeais une grande allée d'ormes, tout proche de la forêt, quand je vis, de loin, un groupe de paysans arrêtés en cercle au milieu d'un champ et faisant des gestes désespérés. Je coupai à travers les sillons, et je les atteignis bientôt ; et alors je vis qu'ils se lamentaient autour d'une vache morte. Ils étaient bien une douzaine, des hommes, des femmes, des enfants, un ou deux gars de ferme armés de fourches. Je demandai : « Comment cela est-il arrivé ? » « Je sais-ti m'sieu l'baron. Alle était ben aise, a fesait son brouté, a n'avait rin de rin, et pi tout d'un coup a s'est mise à balancer, alle a faibli, alle a enflé, mais enflé comme si qu'il eût venté dedans, et alle est tombée crevée. » Tandis qu'il parlait, tous l'avaient écouté, respectueux et stupides, regardant l'animal énorme, au ventre ballonné, aux pis gonflés, qui écrasait le sol de sa pesante masse. Ses jambes tortues étaient croisées l'une sur l'autre avec résignation, sa queue traînait, et sa large langue rose, qui ne tondrait plus l'herbe des prés, pendait inerte. Quand l'homme eut fini, s'étant baissé, il palpa l'animal, lui souleva de son pouce calleux la paupière, comme fait aux cadavres le médecin des morts, et le gros œil saillit, rond, vitreux, sans regard. Alors il se releva en donnant un grand coup d'épaules, tapa dans ses mains, et tournant le dos à la bête, il dit, la mâchoire crispée : « Deuil en est fait. A ne chahutera pus », puis il s'éloigna. Je marchais à ses côtés. Après quelques instants de silence, il déclara : « La bourgeoise va être bin chagrine. C'était sa meilleure. Alle s'admirait dans c'te vache ! » Et, comme j'essayais sottement de le consoler : « Vous êtes bin honnête, m'sieu l'baron, mais c'est que d'ce moment-ci, voyez-vous, on n'est point argenteux. Dame non ! On n'sait plus où qu'alle est, on n'la voit pas. »
Il y a des gens forts que cette douleur (encore assez digne) peut faire rire. Moi je l'ai trouvée non seulement touchante, mais raisonnable et légitime. Une perte est une perte ; et je n'ai, pour m'en convaincre, qu'à me rappeler tout bonnement certains retours de cercle, au petit matin, – de bien blafards petits matins, où moi non plus, je n'étais point « argenteux ». Tant s'en fallait ! »

* * *

On m'annonce pour demain l'arrivée au château d'une de nos amies, madame de Brannes. J'en suis bien aise. C'est une charmante et jeune veuve qui a pris son veuvage par le bon côté. Elle n'est pas plus honnête que de raison, mais, à coup sûr, elle joue les impudiques, et avec beaucoup de montant. Quinze mois après la mort de son mari, que j'ai l'excuse de n'avoir pas connu, je lui ai fait carrément la cour, un peu en public et beaucoup dans les petits coins. Elle m'a vu venir, elle m'a rendu de la corde, et puis elle a fini par me déclarer que je lui plaisais et que, si jamais elle commettait une sottise, ça serait moi le sot. Et comme je la pressais d'avaler tout de suite cette pilule, elle m'a répondu : « Jamais à Paris, à la campagne peut-être. » J'ai insisté vainement. — « Non, mon cher, il faut me prendre comme je suis. – Mais justement, c'est tout ce que je demande ! » et je me précipitais déjà. Elle a ri, en me répétant sa phrase : « À la campagne, je n'aime qu'aux champs. – Eh bien, moi, lui ai-je répliqué, je vous veux à Paris et pas autre part, je suis un boulevardier du cœur. – Alors, adieu. » Nous nous sommes quittés bons amis et nous en sommes là. Je suis très entêté, je ne céderai pas.
J'ai la perspective de mille coquetteries, d'une foule de manèges très peu innocents à cette fin de me séduire, et je me propose de jouir en pur dilettante de ces aimables manœuvres, tout en restant froid comme une épée. Je sens très bien, dans le fond, que madame de Brannes est une petite femme à qui la verdure donne tellement d'idées qu'elle a pris son parti d'une chute, pourvu que ce soit dans de la belle herbe, oui, cela ne fait pas pour moi l'ombre d'un doute (et je n'y mets aucune fatuité), qu'elle me glisserait ici dans les bras au premier geste un peu villageois que je me permettrais. Mais après ? Le beau mérite et la glorieuse conquête ! Non, non, madame… à Paris, sur mon petit cheval gris. Quoi qu'il en soit, je la vois plutôt venir avec satisfaction. Elle a l'œil bleu, la lèvre humide, le menton savoureux, la beauté mutine et un peu dodue des portraits de Nattier, et j'attends d'être plus familier avec elle pour lui poser moi-même des mouches aux bonnes places. Elle a, en outre, de l'esprit naturel, primesautier et, ce qui est plus rare, de l'esprit d'autrefois, d'un tour particulier ; ses mots sont en vernis Martin et l'on devait plaisanter ainsi vers dix-sept cent soixante-quinze, dans les goûters à costumes. Enfin, il y a dans toute sa provocante personne une perpétuelle fièvre d'espièglerie, une activité frivole et infatigable, un besoin presque maladif d'agitation qui en font la plus exquise des linottes inassouvies. Et, je ne peux la regarder sans songer à cette fille du Régent, emportée trop jeune, qui s'écriait sur son lit d'agonie : « Je veux partir au galop ! au galop ! » excitant la Mort comme un postillon.

* * *

Madame de Brannes est arrivée. Elle a toujours son petit museau vif, candide et frivole. Le temps qu'elle a mis à sauter de l'omnibus à terre, j'ai pu très à mon aise voir sa cheville et son mollet emprisonnés dans un bas de soie gros bleu si bien tiré, si collant qu'il avait l'air d'être peint sur sa jambe. C'est une façon jésuite de faire du pied sans y toucher, comme on fait de l'œil. Elle avait trois grandes caisses avec elle : on a monté ces précieux colis dans la chambre vert d'eau, celle qui est au-dessous de la mienne. Elle a retiré son gant et j'ai aussitôt reconnu sa main, sa main d'époque, rondelette, au pouce renversé, un peu gras, comme Watteau en a tant crayonné à la sanguine. On voit aussi de ces mains-là dans les galeries de Versailles, tenant toute droite une rose de gala, ou bien câlinant la tête d'un épagneul feu ; mains d'ancien régime, mains de pensionnaires tôt déniaisées, mains accortes, toujours fraîches, sachant les petites claques, les jolis passe-temps, le clavecin du cœur, les pichenettes, les chatouilles et le bon vinaigre, capables de tout et propres à rien, rompues aux jeux les moins innocents, mains de bergères de boudoir trouvant douce la laine, et connaissant bien la houlette ! C'est pourtant ces petites pattes d'amour-là qui se sont si gaillardement dégourdies pendant les guerres vendéennes et dans l'émigration, bataillant, priant et ravaudant, maniant le pistolet de fonte, la gourde au rhum, l'aiguille, les ciseaux et le chapelet avec le même bel entrain joyeux. Ah non ! nos arrière-grand'mères n'étaient pas manchottes !
Quand j'ai eu accompagné madame de Brannes jusqu'à la porte de sa chambre, je lui ai bien recommandé de marcher pieds nus, ou du moins sur les pointes, parce qu'il y avait un malade au-dessus d'elle.
– Qui ça ? m'a-t-elle demandé en me fixant de son œil bleu qui se fonce dans l'anxiété.
– Moi, lui ai-je répondu.
Elle est partie d'un frais éclat de rire :
– Ah ! c'est vous le malade ? eh bien, vous ne risquez pas d'avoir un beau tintamarre !
Et elle m'a congédié sur une demi-révérence pleine d'ironie qui voulait dire : « Dès que j'aurai poussé le verrou, mon petit monsieur, je vais retirer mon corsage, mes jolis chiffons de dessous, mes jupes, tout le tralala extérieur ; une fois que je serai bras nus, et en cotillon court, ainsi qu'une jeune mariée d'estampe avant le coucher, je soulèverai de toutes mes forces l'immense pot à l'eau à fleurs que je viderai en entier dans diverses cuvettes profondes. Et pendant plus d'un quart d'heure, sans interruption, il y aura de grands bruits d'eau, qui ne seront pas les mêmes, je vous en préviens, pluie, ruissellements, cascades, flots bruyants, gouttelettes égrenées, le tout sans que vous puissiez, comme les indiscrets de Lavreince, passer la tête au-dessus du paravent chinois, et risquer un seul œil du côté de ma jolie petite poire tapée en vieux rouen. » Oui, plus j'y songe, plus je suis persuadé que la révérence de la jeune femme ne signifiait pas autre chose, et ça n'est déjà pas banal une révérence qui en dit si long !

* * *

Vous êtes-vous quelquefois, par un jour de chaleur lourde et assoupissante, arrêté dans un parc devant un buisson, ou un arbuste qui semblait mort, tant il y avait d'inertie, d'accablement définitif dans son immobilité, et n'avez-vous pas été saisi d'apercevoir tout à coup une feuille – grande ou petite, peu importe – mais une seule feuille qui s'agitait follement, ridiculement, sans arrêt ? J'en voyais une hier, une feuille de lilas, prise ainsi d'épilepsie, tandis que toutes ses voisines demeuraient sans broncher, presque attristées de ce spectacle. Elle sautait, sautait de haut en bas, comme un écureuil en cage. Elle était pourtant pareille à toutes les feuilles et ne présentait rien d'anormal dans sa délicate structure. Je l'ai regardée de tout près, mais sans oser y porter la main. La curiosité m'ayant retenu, je suis resté trois quarts d'heure à la contempler sans qu'elle cessât, fût-ce une seconde, son vif et horripilant manège. Et j'en étais arrivé à éprouver un vague sentiment de gêne, d'effroi même, à ce point que je me posais mille questions, peut-être moins saugrenues qu'elles n'en ont l'air : « D'où vient le souffle mystérieux qui secoue et enfle cette petite voile végétale ? Pourquoi ce mouvement fou, désordonné ? A-t-il une une signification ? Veut-il dire la joie d'être verte et de pousser ? Exprime-t-il l'angoisse, la terreur, la colère, la haine, l'amour ? Ou bien assisté-je à un drame de la flore ignorée ? à quelque profond désespoir ? Si elle appelait au secours, cette petite feuille ? Et puis, ce n'est peut-être qu'une hystérique, atteinte de la danse de Saint-Guy des lilas ? Tout est possible. »
Et c'est ainsi qu'on arrive, avec un brin d'imagination, à s'occuper pendant une heure, en attendant que la cloche carillonne pour le dîner.

* * *

Je songe aux cinq ou six personnes qui sont en ce moment de passage à la Grive (c'est le nom du château) et je vais tâcher de les décrire, en commençant par Henri de Boisseron.
Henri de Boisseron est un vicomte de quarante ans qui en paraît de trente-trois à trente-cinq, d'une bonne famille du Beaujolais. D'abord son portrait physique. Il est très grand, très raide, très tenu, mais d'une correction gourmée totalement dénuée de souplesse et de laisser-aller souriant. C'est un empalé. Il ne porte jamais que des redingotes longues, longues, criblées de boutons, trop croisées, lui serrant trop les hanches qu'il a mal faites, empâtées et s'échappant tout de suite après les aisselles. Ses vêtements, ses paletots, trop propres, trop nets, trop rigides, qu'on devine brossés à la minute même, donnent l'impression d'une bottine neuve en bois, et qui n'a pas eu le temps de se faire. Pour tout dire, Henri de Boisseron manque de plis. Son visage offre ce même aspect tendu et non cassé que je signalais à l'instant. Il est empreint d'une telle froideur qu'avec une moustache encore assez fournie, néanmoins, il paraît à première vue tout à fait rasé comme un quaker. Il tient son cou à la façon d'un pasteur, et d'un pasteur qui aurait le torticolis. Une fleur de lys d'or pique sa cravate de satin noir, sous son col aux pointes disgracieuses Ses pensées, ses opinions, d'une force très moyenne d'orléaniste, offrent cette même roideur ingrate qu'il a dans toute sa personne ; il s'exprime et raisonne guindé.
Je n'ai jamais vu de gens être aussi économes de gestes que lui ; il n'en dépense pas une demi-douzaine par jour, et quand il parle, il remue peut-être moins encore que quand il se tait. On regrette à le fréquenter les anciens télégraphes qui gesticulaient sur les éminences. Il a toujours été ainsi, paraît-il. Il est né pieu, il me le confessait lui-même un jour avec une franchise presque touchante « Je n'ai pas souvenir, une fois dans ma vie, d'avoir couru. Il y a une quantité de gestes usuels, de mouvements larges et vigoureux que je n'ai jamais faits, que je ne ferai jamais. Je mourrai sans les avoir accomplis. » Doué de pareilles qualités natives, il était tout indiqué, n'est-ce pas ? pour la diplomatie, et c'eût été dommage qu'il n'embrassât pas la carrière. Il l'a embrassée. Le nom de son père, ancien ambassadeur, l'a d'ailleurs puissamment servi. L'origine de leur célébrité remonte à la Restauration. Vers 1815, M. le duc de Richelieu reçut la visite de son notaire qui lui fit, au moment de prendre congé, la question suivante : « J'aurais une faveur et une grosse faveur à solliciter de Votre Excellence.
– Laquelle ?
– Il s'agit de mon fils ; c'est un garçon très intelligent, très capable, très modeste.
– Eh bien, mais si l'on peut quelque chose pour lui, ce sera de grand cœur. Que souhaiteriez-vous ?
Le brave notaire hésitait.
– Parlez, fit le duc, parlez ! Voilà trente ans que vous vous occupez très sérieusement de mes affaires, je n'ai rien à vous refuser.
Alors le bonhomme dit :
– Eh bien, Excellence, la diplomatie…
Le duc sourit, toussa, puis, avec indulgence et embarras :
– Mon cher notaire, y songez-vous bien ? Je croyais que votre fils était très modeste ?
– Et très capable, Monseigneur.
– J'entends. Mais vous savez ce qu'il faut pour faire un diplomate ?
– Une grosse fortune ? je l'ai.
– Et aussi un nom, et vous vous appelez Bidet… or, Bidet, même pour la reine d'Angleterre, ça n'est pas suffisant…
Le pauvre père se lamentait déjà, quand il se souvint à propos qu'il avait une de ses fermes qui s'appelait Boisseron, d'où le duc tira pour lui B. de Boisseron. Le titre de comte est venu ensuite, tout seul, en queue. Henri est l'arrière-petit-fils du notaire Me Bidet. Comment ce jeune paralytique en redingote a-t-il pu, voilà dix ans, faire une cour, se marier, être époux, puis père de famille ? Je me le suis souvent demandé. Madame de Boisseron est une jeune Suédoise très bien née, qu'il a connue à Stockholm, où il a été attaché un moment. Depuis il a couru (pardon pour ce mot impropre) un peu à droite et à gauche, et il a fini par démissionner pour se consacrer aux salons et aux dîners en ville. On ne voit jamais sa femme, qu'il montre peu, quoiqu'on la dise charmante et enjouée, la malheureuse ! En revanche, lui, on le voit partout ; que dis-je, à la même heure en plusieurs endroits, et cette ubiquité ne laisse pas que d'être assez inquiétante. Je ne répondrais pas qu'au moment où j'écris ces lignes, Boisseron, hôte de la Grive, ne fût en même temps à cinquante lieues d'ici chez tel ou tel de nos amis communs. Soutenu par des reins de fer, et muni d'un estomac d'acier, se prodiguant sans s'user, il est un des rares hommes capables de s'asseoir trois cent soixante fois par an aux tables les plus diverses. Sans le 1er janvier, Pâques et le vendredi saint, qui sont des jours où l'on n'a pas l'habitude d'inviter, Boisseron est un père que ses enfants n'auraient jamais vu dîner. Je serais très embarrassé de dire où et quand je l'ai connu. Je sais que je l'ai rencontré depuis longtemps, partout où il y avait derrière lui une cheminée. Ne me demandez pas autre chose. La première fois qu'il a dîné chez ma mère à Paris, il m'a semblé, et à lui aussi, qu'il était un vieil intime de la famille. Voilà quatre ans ou cinq ans, je ne me rappelle pas, qu'il nous « fait le plaisir » de passer en septembre une quinzaine à la Grive, toujours en garçon, car sa femme n'aura pas besoin de se donner la peine de mourir pour en faire un veuf. Je crois que ce pauvre homme n'est point un malhonnête homme, mais à coup sûr tout le monde pense comme moi qu'il est intolérable, fade et prétentieux à glace. Comme il y a des idées reçues, sans qu'on puisse dire pourquoi, il y a des gens reçus, et il est de ceux-là. On les invite par la même raison qu'on se fait servir périodiquement des plats qu'on n'aime pourtant pas, mais parce qu'il faut bien changer, qu'on ne peut pas toujours manger la même chose, qu'après tout, ça n'est peut-être pas si détestable qu'on se l'imagine, etc. Un de mes amis, devant lequel dernièrement je m'étonnais moi-même d'inviter Boisseron qui n'apporte rien que sa personne, m'a, je crois, trouvé la raison de l'indulgence générale avec laquelle on le tolère après l'avoir accueilli : « Voilà. Il est tellement, tellement répandu que chacun ne peut le voir sans se rappeler indirectement, par une sorte de choc en retour, les endroits où il a été – même avec lui et malgré lui – heureux de se trouver. » C'est une explication qui en vaut une autre. En dehors de cela, Boisseron est décoré, il produit de temps à autres des variétés au Monde ou au Moniteur, quelquefois au Soleil. Il a eu deux ou trois fois dans sa vie, une fois pendant dix-huit minutes, l'occasion de causer seul à seul avec M. le duc de Chartres : « … Je me suis permis de dire nettement au prince ma pensée… Monseigneur, lui ai-je dit… » Il a déjeuné à Eu, avant l'exil, avec les membres d'une délégation dont il faisait partie, il croit au retour – proche ou lointain – de la monarchie, il tient de son père un petit tiroir d'anecdotes vraiment piquantes, et toute sa vie se passe ainsi à sortir, à mettre une cravate blanche et à dire des banalités, même en politique. Il a voulu être du monde et il en est, à force d'y aller. Si son notaire d'aïeul le voit, il doit être content, plus encore que fier.

Après Boisseron, voici le comte Coutureau, le parasite de bon ton, très effacé, pauvre, doux comme une coccinelle, obligeant et serviable à la façon d'un nègre qui espèrerait l'affranchissement. Il a cinquante-deux ans, c'est un vieux garçon poivre et sel, plus sel que poivre, seul et sans famille. Il n'a pas d'autre domicile que celui de ses amis qui l'invitent, et depuis vingt et un ans que je le connais, il va chaque année, tenant sa petite valise de chagrin noir à la main, passer successivement un mois ou deux dans les mêmes cinq ou six châteaux. Les quatre trimestres s'écoulent ainsi, et il recommence. Il ne met jamais les pieds à Paris. Rien de plus étrange et de plus sage à la fois, de plus philosophe, que la vie de ce Coutureau qui n'a pas un sou vaillant, à peine de quoi se vêtir, quinze à dix-huit cents franc de rente, et qui expirera dans un lit de « chambre d'ami ». Son courage tranquille, sa patience et son dévouement sont à la hauteur de toutes les exigences. Il va quérir les médecins la nuit, tient compagnie aux malades, et veille les morts. Il abattrait les chiens enragés avant même qu'on lui en ait parlé. Malgré son titre, qui n'est point usurpé, il a cet air modeste et un peu effacé d'un vieux précepteur qu'on n'aurait point eu le courage de remercier.
Ce n'est pas un sot, il a beaucoup vu et pas mal retenu. S'il a peu lu, ce n'est pas sa faute, les commissions l'en empêchent. Aussi pourquoi les fait-il si excellemment ? Il a le génie des commissions, et je ne pense pas qu'il y ait de domestique modèle capable de les réussir et de les parachever comme lui.
Une fois la semaine, on l'envoie dans le breack à Tours, ayant à remplir une série de missions plus délicates les unes que les autres. – « Coutureau, premièrement, allez chez Rocher pour lui dire de la part de Guérin (c'est le chef) qu'il attend toujours ce fameux moule pour la timbale de cailles Skobelef et qu'il ne l'a pas reçu. – Coutureau, vous m'achèterez Fort comme la mort, et puis prenez ce plaid et changez-le-moi : j'ai demandé des carreaux verts et on m'a envoyé des rouges. – Vous me jetterez ces trois dépêches. N'oubliez pas ma bride. Pendant que vous y serez, entrez donc chez Benjamin pour la parfumerie. Rapportez-moi le Gil Blas. – Moi la Semaine religieuse. – Moi les Débats, à cause du Lemaître. Voyez le vétérinaire, et pensez aux langoustes pour vendredi. » Il écoute tout, il promet tout, et le comte Coutureau réapparaît le soir, dans le breack, meurtri par les paquets. Jamais il ne se trompe ; tout est bien fait, bien choisi, et quand les femmes lui disent de ce ton qui leur est spécial : « Coutureau, vous êtes un ange ! » il n'a pas l'air de le croire, oh ! non, mais il paraît moins malheureux. Il doit y avoir un secret au fond de cette vie, quelque mystère mélancolique et que personne jamais ne saura. Et puis, d'ailleurs, qui s'en préoccupe ?

Après Boisseron et Coutureau, le troisième hôte de la Grive, Alfred Hermann, mérite de n'être point passé sous silence. Il est Alsacien, comme son nom semble l'indiquer. Ses parents, de très riche bourgeoisie, ont, sans hésitation, opté après la guerre – à laquelle ils ont d'ailleurs peu survécu tous deux. La paix qui clôt ces grandes hécatombes a, elle aussi, ses champs de bataille, et la campagne militaire est terminée depuis longtemps que tous les morts sont loin d'avoir été ramassés. On peut affirmer qu'il faut un quart de siècle au moins pour liquider l'arriéré de ce qui s'appelle une bonne guerre.
Mon ami Alfred, qui avait à peine treize ans quand il se trouva orphelin, a été élevé – et assez mal – par une tante prodigue, à la Balzac, une vieille fille généreuse et un peu timbrée dont le plus gros désespoir fut de mourir dans une alcôve et non sur l'échafaud, comme elle s'en faisait, depuis l'âge de raison, un bonheur héroïque. Pendant le cours de ses études, où il se montra élève très médiocre, Alfred, qui était interne à Sainte-Barbe, et dans la même classe que moi, m'emmena bien souvent, les jours de sortie, chez cette tante à grand bonnet qui prisait dans une tabatière de la Révolution, dite la consolation dans le chagrin, qui jurait comme un sans-culotte, et traînait toujours après ses jupes, à peine retenu aux coudes, quelque châle tombant, mauve ou pistache tendre, à longs effilés de soie. Elle habitait au premier, rue Vaneau, un ancien et bel appartement aux nobles boiseries, qui m'inspirait à la fois le respect et la terreur, quoique sa bruyante jovialité l'emplît d'une tempête d'éclats de voix et d'éclats de rire. Elle prenait, en effet, les choses d'un ton si brusque et si haut perché qu'elle avait toujours l'air d'éternuer ce qu'elle disait. Avec cela, elle savait d'étonnantes recettes de plats fins, des histoires cocasses à pouffer ; elle s'asseyait comme un chasseur, en croisant ses jambes, et fumait parfois la cigarette, dont elle rendait la fumée par le nez. Sur sa table à ouvrage, où n'accéda jamais le moindre ouvrage, se trouvaient en permanence plusieurs volumes de chansons, – depuis les Chansons badines de Collé, jusqu'à Momus à la caserne. Enfin, c'était un vrai bon diable qui s'était trompé de sexe, à telles enseignes que je l'ai rarement entendu appeler par son neveu autrement que « mon oncle » ; cette locution, passée par l'habitude dans le langage courant, ne laissait même pas que d'intriguer fort les étrangers dont elle frappait les oreilles pour la première fois, et de les confirmer bientôt dans cette impression qu'ils avaient devant eux un maniaque déguisé en femme. Soit prédisposition naturelle à l'originalité, soit que son oncle en jupes l'ait marqué à son empreinte, mon ami Alfred Hermann se trouve être aujourd'hui, à vingt-neuf ans, dans un tout autre genre, un assez étrange garçon. D'une fortune considérable, confisquée à moitié en 1792, et dont les bribes ont été très entamées par la bonne luronne de la rue Vaneau, il lui reste cependant encore vingt-cinq mille livres de rente.
C'est quelque chose pour un jeune homme, mais c'est bien peu si l'on songe qu'Alfred devrait avoir huit fois plus. Je ne l'ai jamais entendu récriminer contre sa situation pécuniaire et, s'il n'a pas l'hypocrisie de feindre le mépris de l'argent, il a la dignité de ne pas paraître en avoir la considération. Il ne fait rien, mais il travaille plus que s'il avait une occupation, n'importe laquelle ; il lit tout, il sait tout et est au courant de tout ; ce qui ne l'empêche pas de s'amuser tant qu'il peut, et je crois qu'il le pourra longtemps, car c'est un gaillard sain, à solide carêne. Mais ce qui est très singulier et ce qui lui constitue déjà en partie une réelle personnalité, c'est qu'il n'a rien d'alsacien, cet Alsacien, depuis la pointe de ses bottines jusqu'au sommet de ses irréprochables chapeaux anglais. Il n'est ni blond ni sentimental, et la vue d'un bock de bière lui lève le cœur. Les petites fleurs bleues qu'on écrase dans les livres, pour tacher un passage qui vous a plu, le laissent tout froid, et son estomac méconnaît avec persistance les joies de la choucroute. Comme je m'étonnais un jour de lui voir si bien posséder une espèce de science universelle de la vie, à faire croire qu'il avait vécu dans plusieurs milieux sociaux, il me révéla son secret :
« Je suis curieux de tout, j'ai la passion du changement et des disparates. Voici donc le programme qu'après l'avoir imaginé j'exécute depuis six ans déjà. Il peut se résumer ainsi : déménager tous les trimestres, en ayant soin chaque fois de se rendre la transition aussi brutale que possible. Par exemple, passer de la rue Royale à la rue Cuvier, qui est derrière le Jardin des Plantes, du boulevard Haussmann à l'avenue des Gobelins, des Champs-Élysées à la rue Soufflot. Rien ne m'a jamais fouetté autant que ces contrastes. Mes sensations à ce régime s'accroissent et se décuplent. Comme on perd forcément le goût du chez soi, on est toujours dehors, on subit le magnétisme ambiant du quartier, on devient à chaque nouveau domicile un nouveau genre d'homme, amélioré ou détérioré ; on a cette exquise et délicate volupté de se sentir, au cours de ces divers genres d'une existence qu'on a le bon esprit de plier et d'approprier soi-même au lieu choisi, de se sentir, dis-je, des pensées, des appétits, des rêves spéciaux, car l'âme n'est pas la même si l'on habite Montmartre ou la rue Barbet-de-Jouy. D'ailleurs, il me faut si peu de chose pour me changer l'âme, à moi, qu'une simple modification de costume la bouleverse de fond en comble, et qu'avec des souliers de bains de mer j'ai aussitôt une âme salée, oui, une tout autre âme que pieds nus ou en escarpins. Je me suis, à ce sujet, souvent observé non sans inquiétude, me demandant si je n'aurais pas ce qu'on appelle de l'imagination ; mais je me suis souvenu que je n'avais jamais fait un vers de ma vie, ni jamais aimé autrement que le courage à la poche, et j'ai été rassuré. »
Ainsi s'exprima mon ami Alfred. Et comme je lui demandais si ces pérégrinations ne le fatiguaient pas à la longue, il me répondit : « Jamais, et puis je n'attends pas que le dégoût ou même l'ennui me surprennent et, dès que je pressens la moindre baisse à mon petit baromètre sensationnel, je quitte tout pour aller me retremper un mois en plein paradis.
– Où prends-tu le paradis ?
– Au Grand-Hôtel. Tu n'as pas idée de cet amusement… Tout ce qu'on voit, quand on a des yeux qui savent regarder de côté. C'est là qu'il y aurait de quoi prendre des notes pour un romancier… Et encore non, il voudrait arranger, il gâcherait tout ! »
Avec une pareille bizarrerie d'esprit, Hermann est loin d'être un compagnon banal, et quand on peut mettre la main sur lui, entre deux trimestres, car il est assez difficile à saisir étant donné son genre de vie essentiellement nomade, on passe d'assez agréables instants en sa société. Il a bien voulu, cette année, me sacrifier trois semaines de Levallois-Perret, et il est ici depuis six jours. Il nous amuse beaucoup quand il ne nous scandalise pas. Il a, en effet, sur le patriotisme, des idées tout à fait à part. La Ligue des patriotes l'agace et le nom de M. Paul Déroulède, le croirait-on, amène sur ses lèvres un sourire presque irrespectueux. Il ose dire que la statue de Strasbourg n'a nul besoin de couronnes moisies qui la cachent aux yeux du promeneur, et qu'au point de vue revanche trompetter la Casquette en chemise de flanelle ne garantit rien.
– Enfin, déclare-t-il quand on essaye de protester, tant que le prince de Bismarck n'aura pas été assassiné, et à plusieurs reprises, je soutiendrai que cette Ligue est dérisoire. Le premier et le meilleur des patriotismes, ajoute-t-il encore, c'est de jouir de tous les biens de la patrie, de l'air et du soleil de la patrie, des femmes de la patrie, des bons vins de la patrie, etc. Le jour où il faut pour de bon se faire tuer, mon Dieu ! on n'est pas tout seul ; les nerfs sont surexcités, tout le monde fait du tapage. On s'y résout vaille que vaille, et c'est précisément le regret de quitter toutes ces bonnes choses dont je parlais tout à l'heure qui fait qu'on tape alors de fameux coups et qu'on se bat comme un lion. Mais jusque-là, je demande que, moi et mon Alsace, on ne nous embête pas. Je suis plus fort en gymnastique que tous ces messieurs et je sonne toutes les marches et sonneries sans lâcher de couac. Il n'y a pas un ligueur capable d'en faire autant. »
Je vous ai dit qu'Hermann était un excentrique.
Depuis qu'Hermann est à la Grive, on ne sait plus avoir une minute d'ennui. Quand les distractions font défaut, il en invente, il en fait jaillir. Il est l'auteur d'un tas de jeux de société qui suffiraient à enrichir le besoigneux qui les aurait imaginés. C'est l'organisateur, le Carnot des passe-temps. Sa dernière création : l'abat-jour en fleurs, un délice qu'on jurerait signé par Madeleine ou Suzanne Lemaire, lui a valu des compliments peu communs de la part de ces dames. L'autre soir, au piano, il nous a déchiffré très tranquillement, sur le Breitkof, tout le troisième de Tristan, et pour le déjeuner de demain, il doit apprendre à Guérin un plat de « son oncle », l'aspic de canepetières au raisin. Il paraît, quand c'est réussi, qu'on en rêve pendant trois nuits. Notez que mon ami Hermann est réfractaire au mariage, et que bien des mères de ma connaissance en ont été pour leur courte honte et leurs grappins. À part la toquade de déménager tous les trois mois, il serait pourtant le modèle des maris.

* * *

Il y a eu hier soir, dans la salle de bal du café Marteau, une réunion électorale, faite sur invitation, à laquelle assistaient près de deux cent cinquante blouses et une douzaine de complets, dont j'étais. Un quart d'heure avant l'ouverture des portes, des groupes stationnaient déjà sur la route, discutant le candidat conservateur qu'ils allaient entendre, et cela à voix très basse, visages rapprochés, la main en cornet devant la bouche, avec cette mystérieuse gravité sans laquelle on ne saurait conclure la vente d'un veau.
Et puis peu à peu on a franchi le seuil, et sur les bancs de bois pareils à ceux de l'école, lentement les gens de la terre se sont assis et tassés : les vieux, déjetés, anguleux, avec des cous de poules et des noix de chair aux doigts, les mûrs, cuits et recuits par le soleil, et les gars coiffés de hautes casquettes de soie, étalant des grâces robustes de jeune garçon boucher, le visage piqué de taches de son, et de petites cravates noires, pas plus larges qu'une ganse, correctement nouées en croix de saint André sous la pomme d'Adam. La salle, aux murs blanchis à la chaux, avait été décorée de festons compliqués, de banderoles et de guirlandes de papier bleues, blanches, rouges, une sorte de Mois de Marie tricolore dont rien ne saurait rendre la naïve prétention, et l'estrade, où les soirs d'assemblée se marient les sons du trombone, de la clarinette et du cornet, attendait, vide et muette, la venue du candidat. Il parut enfin, avec une solennité de prestidigitateur, à la suite du président, et après que ce dernier, un des plus gros propriétaires du pays, ancien capitaine de frégate, eut ouvert la séance par quelques paroles bien nettes et bien plantées, le candidat s'étant levé, sourit, ouvrit les bras dans un geste d'infinie mansuétude, et commença :
– Messieurs… (il a bien dit : messieurs), je ne viens pas ici pour vous tromper…
Il était parti.
Pendant qu'il parlait, qu'il annonçait les réformes, la fin du gaspillage et des abus, réprouvant le libre-échange, la loi de trois ans, votant à l'avance la cessation des traités de commerce, je regardais tous ces paysans. Ils l'écoutaient en apparence dans une attitude très humble et très penaude, où perçait surtout leur considération pour le bourgeois qui cause bien ; mais, à les étudier de très près, à scruter leurs traits immobiles, leurs fronts murés, crépis, leurs bouches fermées, cadenassées comme des huches, on sentait la grande défiance qui chez eux ne s'endort jamais. Habitué à ruser, à louvoyer, à finasser toute sa vie avec la peur perpétuelle de se compromettre sur un oui ou sur un non, l'homme du village, anticrédule, se dérobe et recule dès qu'on affirme. Que de pièges, d'appeaux et de gluaux pour s'emparer de ce gros gibier si bête et si fin à la fois ! Même après qu'on l'a pris, le paysan, qu'on l'a conquis et mâté, par la force ou par une longue douceur, et qu'on a fait son bien malgré lui, toujours il garde au fond de son être vaguement rancunier je ne sais quelle ingratitude d'instinct entretenue par la sottise et l'ignorance, et dont il ne peut ni ne veut se désarmer.
Je me rappelle à ce propos l'anecdote significative que racontait un jour devant moi, peu de temps avant sa mort, le prince de Chalais, dernier de ce grand nom. (Il n'avait qu'une fille qui a épousé un Choiseul.) Il avait fait construire à sa terre de Saint-Aignan de superbes écoles qui lui coûtèrent près de trois cent mille francs, et au-dessus de deux portes, celle des garçons et celle des filles, il avait très chrétiennement commandé qu'on gravât ces mots : Initium sapientiæ timor Domini. Aussi les paysans, après s'être fait traduire la sentence latine, ne se cachaient pas pour s'écrier tout haut, en branlant le chef et en montrant le poing au château :
– Voyez-vous ça !… la crainte du seigneur !… toujou le seigneur !… comme dans le temps du moyen âge !
Décidément la reconnaissance est aussi rare aux champs qu'à la ville. Elle n'existe un peu que chez le bienfaiteur.

* * *

Du fond d'un massif où je me suis jeté en entendant un bruit de pas, je vois venir dans l'allée déserte mademoiselle de Vaujours. C'est la fille de la baronne de Vaujours ; depuis hier soir toutes deux sont des nôtres. La petite a seize ans et s'appelle Claire, un nom fait pour elle, tant elle a la peau blanche, transparente, lumineuse, la chevelure blonde avec clarté. Elle porte ce matin une toilette camélia, virginale et espiègle à la fois, qui répand comme de doux rayons, et elle s'avance dans le parc avec cette jolie effronterie que donne la solitude, heureuse de se sentir maîtresse de ses gestes, de ses ports de tête, de ses petites mines, de pouvoir poser un peu, gentiment, pour les abres, pour les fleurs, pour l'oiseau qui passe, dit cuic et disparaît. Je l'observe, et c'est un charmant spectacle que celui de cet être souple et gracieux en liberté qui tient de l'enfant, de la biche et de la femme. La voici à deux mètres de moi seulement. Elle s'arrête, et regarde avec une lente et profonde fixité un rosier couvert de fleurs, de ses dernières fleurs. Son œil bleu, limpide, que le mien ne quitte pas, va d'une rose à l'autre, rapidement, et se laisse captiver par une plus belle, plus épanouie, irrésistible de splendeur fraîche. Bientôt elle se rapproche, timide et fascinée, n'avançant le pied qu'avec crainte, comme si les fleurs s'envolaient au moindre bruit. Puis elle allonge le bras et sa respectueuse petite main, d'abord suspendue, les doigts écartés au-dessus de la fleur, descend à la tige qu'elle écarte et isole, tandis que son délicat visage s'abaisse avec un recueillement, plein de convoitise. Et, les yeux fermés, elle donne à la rose un confidentiel et lent baiser. Elle part ensuite, satisfaite et légère, et moi je ne sais pas résister à l'envie d'aller respirer sur la rose le baiser de la jolie enfant. Ce n'est pas madame de Brannes, la petite comtesse aux yeux verts, qui embrasserait ainsi les fleurs du jardin. Beaucoup plus pratique, elle réserve ses lèvres… pour qui ? Sera-ce pour moi ?

* * *

J'ai parmi mes anciens camarades de collège, un manchot, et un manchot pauvre, qui m'a écrit ce matin de sa bonne et unique main. Il ne mendie pas, mais il le pourrait, car il lui manque tout ce qu'il faut pour cela. Jacques – c'est son petit nom – a perdu, sans marchander, son bras gauche au Tonkin. Ce bras lui a été pris aux trois quarts, presque jusqu'à l'épaule, et, en échange, il a reçu la médaille militaire dont il a le faible de se montrer assez fier. Il la porte toujours à sa boutonnière gauche, du côté précisément où son bras est vacant. La manche et le ruban, tout s'explique ainsi.
Il demeure dans un quartier qui n'est pas central, en haut d'un escalier de six étages dont, par malheur, il ne peut tenir la rampe qu'en montant ; et là, vivent près de lui, sa mère et une triste grande sœur qui ne trouve pas à se marier. Il les soutient non sans peine, en faisant des traductions de romans anglais, et lui-même, avec son air doux, vaillant et résigné, sa bonne humeur calme, son sourire opiniâtre, enfin ce je ne sais quoi de raide et de gauche dans les vêtements qu'a tout pauvre homme incapable de s'habiller seul, lui-même semble sortir d'un de ces romans à couverture rouge comme les voitures d'Old England, un de ces romans exubérants et tendres, pleins de victimes de la vie, et où, à chaque ligne, la compassion côtoie la férocité !
Je le vois très rarement, ce Jacques, deux ou trois fois par an, guère plus. L'autre mois, je le rencontrai place Saint-Augustin, et je demeurai saisi en constatant qu'il avait DEUX BRAS. Ce nouveau gauche pendait à son flanc, remuait, terminé par une main gantée de chevreau marron. Dès que je l'eus abordé, il devina l'interrogation de mon regard, et il s'exprima dans ces termes :
« Je vais t'expliquer. J'ai été forcé, à cause de mon pain…, tu sais, mes traductions. Dès que j'arrivais dans le cabinet des grands éditeurs, des directeurs de Revues, avec ma manche militaire, cassée et attachée à ma jaquette par une épingle anglaise, comme tu m'as vu autrefois, eh bien, cela faisait un effet déplorable. Je l'ai su depuis. On disait en arrière : « Soit ! Il a un bras de moins : mais il en joue trop ! » J'avais l'air – tu comprends ? – de vouloir prévenir en ma faveur, de chercher à apitoyer. Je sentais très bien que mon interlocuteur pensait : « Ce garçon n'est peut-être pas sans mérite, et d'un autre côté, la Revue Lilas n'est pas un bureau de bienfaisance ! » Bref, il y a de ces mutilations qu'il faut avoir le tact de ne pas porter en écharpe. Sans compter que ma manche vide s'aggravait de cette malheureuse médaille militaire ! Allez donc refuser un article à un héros quand même, à un homme qui a l'air de vous crier : « Voilà ce que j'ai fait, moi ! » Lorsqu'on me prenait ma copie, je me rendais. compte que c'était la carte forcée. On se croyait obligé, par politesse, de me parler du sergent Bobillot ou de Courbet. Dans le fond, j'humiliais, je bravais tous ceux qui n'ont perdu aucun membre. Ils sont encore assez nombreux. Je te dirai même qu'il y a des visites importantes, des visites d'intérêt pour lesquelles j'ai pris le parti de retirer mon ruban avant d'entrer. De cette façon, tout est sauvé. Ça peut être une voiture…, une explosion de gaz…, ou encore à la chasse. On ne me plaint pas plus, mais on ne m'en veut moins.
Oui. Et sais-tu comment ça s'est fait ? D'une assez drôle de façon. Il y a six mois, j'étais déjà très ébranlé ; beaucoup de personnes me poussaient : « Prenez donc un bras mécanique… Cette manche qui flotte, vous savez, c'est pénible à voir. Ça suffit pour qu'on hésite à vous inviter à dîner. » Tant et si bien que j'ai fini par me dire : « Ils n'ont peut-être pas tort. Faisons comme tout le monde. » Alors j'ai été trouver notre excellent camarade Banchon, qui est interne à Sainte-Périne, et je lui ai demandé s'il pouvait m'avoir ça, dans les prix modestes, parce que, dame… Huit jours après, mon cher, il me l'apportait. C'est lui-même qui est venu me le mettre, il a montré à maman la façon… A-t-elle pleuré la pauvre bonne femme ! Elle n'y voyait pas… ses doigts tâtonnaient… Oh ! ça n'est pas un neuf. Non, il est d'occasion. Plus tard on verra. Je peux faire deux ou trois mouvements principaux, avec un effort énorme ; mais ça ne m'intéresse pas, je sais que ce n'est pas des mouvements de moi. Pourtant, c'est curieux à étudier de près ; il y a des ressorts… Veux-tu, un de ces jours, que je le fasse porter chez toi, à la première heure ? Tu me le renverrais dans la matinée. »
Je déclinai cette offre, et il poursuivit : « Tiens, sais-tu ? Toi qui écris des nouvelles… Je pensais à toi, avant-hier, en regardant ma main de bois. Elle est en poirier. Je me disais : « Il y aurait peut-être une jolie chose à faire, avec ce sujet. Un manchot comme moi, acquéreur d'un bras ayant déjà servi, d'un bras de passage. Car il a déjà servi, ce bras ! Avant d'être à moi, il a été à d'autres. Il a déjà obéi tant bien que mal à des pensées autres que la mienne, très différentes de la mienne ! Il a peut-être fait partie d'un athée, puis de quelqu'un qui joignait ses mains à la messe ? Qui sait ? Tout arrive. Je m'imagine même, par instants, que cette mécanique de cuir et d'acier a gardé un peu en elle de l'âme de ses maîtres successifs ; par instants, je crois sentir une paresse ou une rébellion dans les rouages de ce membre rapporté.
« Oh ! ils se trompent rudement ceux qui pensent qu'un bras de moins c'est comme d'avoir une mauvaise oreille ! Tiens, je connais le gouverneur des Invalides, le général Stumpf ; il a eu les deux bras coupés en 70. Il disait un jour devant moi : « Je suis général, j'ai eu la vie belle et glorieuse, je ne regrette pas d'avoir été abîmé pour mon pays… Mais si on m'offrait aujourd'hui de changer et de me trouver la nuit, seul, sans famille, sans personne, sans un centime, tout nu au milieu d'un champ, loin… oh ! mais avec mes bras, mes deux bras, tous les deux ! à l'instant j'accepterais ! » Et il a raison ! Un boulet qui vous a fait ça (il regardait sa manche gauche), il ne vous coupe pas que le bras, va ! Il vous rend manchot de partout, du cœur, de l'esprit… Équilibre physique, équilibre moral… tout se tient. Comme on ne peut plus enlacer que d'un bras, on n'aime plus, on ne pense plus que d'un bras aussi. Voilà la tristesse. Oui… Jusqu'au temps qui se couvre. Veux-tu m'ouvrir mon parapluie, s'il te plaît ? »
Il me l'a tendu, je le lui ai ouvert, et nous nous sommes dit adieu.

* * *

« Arriverai ce soir te demander pour une quinzaine place au feu et à la chandelle. Bernières. » Je ne fus pas peu surpris, avant-hier matin, quand je reçus cette dépêche. Je savais que, sans détester la campagne, Bernières était loin d'en être fanatique ; pour qu'il vînt, à cette époque déjà un peu grave d'automne, me demander l'hospitalité, il fallait qu'il eût de puissantes raisons auxquelles le cœur et tout ce qui en approche ne devait pas être étranger. Je ne me trompais point. Une heure après sa descente à La Grive, assis ou plutôt échoué dans un des fauteuils de ma chambre, il me contait son aventure devant un excellent flacon de vieille fine 1848 que j'avais, non sans perfidie, placé à portée de sa main pour que son récit en fût plus confidentiel et plus chaud.
– Tu as bien deviné, me dit-il. Il y en a une. À n'importe quel moment de notre vie qu'on nous prenne, il y en a toujours une. Celle qui nous occupe, et qui ne m'occupera plus, était une petite femme de vingt-sept à trente ans dont j'avais fait la connaissance à l'Hippodrome, il y a six mois, dans des circonstances très banales. Je te passe sous silence les débuts de la liaison, si on peut donner ce nom au contact intermittent et silencieux d'un monsieur et d'une dame dans des hôtels qui ne sont jamais les mêmes. La jeune personne n'était pas une femme galante, proprement dite, non, loin de là. Mariée et séparée, elle vivait seule avec son père, un très vieux bonhomme, et un bébé de cinq ans dans un modeste petit appartement, un quatrième, avec terrasse, où elle attendait l'heureux divorce qui lui rendrait la liberté de pouvoir contracter de nouveau mariage et de nouveau divorcer. Du moins, c'est ce qu'elle me dit et je voulus la croire. Son mari, qu'elle ne voyait plus, était employé au ministère des Beaux-Arts. Tu as lu certainement, n'est-ce pas, ces admirables nouvelles de Maupassant dont l'héroïne amoureuse est presque toujours une petite bourgeoise avide de sentimentalité, de mouvement et de demi-luxe, neuf fois sur dix mariée à quelque employé de grande administration qui la trompe, et qu'elle trompe avec un amant trompé aussi. Ma jeune amie se rapprochait assez de ce type ; elle n'était pas précisément jolie, mais elle avait de beaux cheveux dont le blond pâle caressait l'œil, des épaules d'une rondeur satisfaisante et des bras qui serraient fort : il n'en faut pas davantage pour constituer une maîtresse ordinaire. Avec cela un petit air doux, simple et tranquille, qui sentait volontiers son honnête femme un peu pot-au-feu. Au bout de deux mois, comme elle était très docile, d'une obéissance tendre et muette, je ne te dirai pas que je m'attachai, mais je m'habituai. C'est par là qu'on commence. Je m'accoutumai à lui donner un peu d'argent, oh ! très peu, hélas ! et j'ai honte de le rappeler ! Mais l'intention avec laquelle je le donnais valait beaucoup mieux et plus que le chiffre en lui-même. Je me prenais souvent à regretter de ne pouvoir, comme on dit, faire davantage ; et envisageant l'avenir – j'entends un avenir de deux ou trois ans au plus – je ne m'effrayais pas à l'idée d'une liaison un peu durable, d'un collage assis. Je rêvais des économies personnelles, je la meublais en espérance ; je ne lui promettais rien sans doute, mais intérieurement je tenais déjà, et, me croyant toujours le cœur intact et libre, je ne me sentais pas glisser sur cette pente dangereuse où, sans amour, on se prend pourtant à aimer un être de toute la violence des sacrifices qu'on est prêt à faire pour lui. Les gens qui écrivent ont psychologué làdessus ; il paraît que ce cas-là court les rues, et qu'il n'y a rien de plus naturel et de plus humain que cette généreuse et assez sotte duperie. Toujours est-il que peu à peu j'entre-bâillai la porte, ah ! bien vermoulue, de mon petit cœur, et il faut croire que je la refermais mal, quand je la refermais, car mes amis me disaient : « Qu'est-ce qu'il y a donc ? Hé ! tu me fais l'effet d'un sondeur ! » Je ne répondais pas, et je pensais que, même en sondant, j'aurais peut-être pu tomber plus mal. Bientôt j'avais pris l'habitude de la voir souvent, mes visites moins espacées étaient plus longues, plus affectueuses, j'y apportais plus de vivacité, plus de flamme, un bel entrain de jeunesse, et si, par instants, tout cela tombait un peu, je ne tardais pas à reprendre le dessus. Elle, de son côté, me suivait, m'accompagnait dans ma transformation ; chaque fois je lui trouvais une tendresse plus confiante, plus blottie ; avec une stupide et secrète vanité je la regardais m'apprécier, me coter, m'admirer, m'aimer : je m'avouais tout bas, plein de pitié mélancolique : « Voilà une pauvre petite qui se ménage bien des tristesses pour le jour où je la lâcherai. Comment fera-t-elle pour se consoler et m'oublier ? Elle ne rencontrera jamais mon équivalent. »
Je pensais encore : « Le vrai système, je l'ai enfin trouvé ! Le vrai système : c'est de ne pas les aimer ; alors elles se mettent à vous chérir avec extase, elles passeraient dans le feu pour vous. Elles s'aperçoivent très bien qu'on ne les aime pas et, comme elles sont l'entêtement fait femme, elles n'ont pas d'autre idée, pas d'autre but que de faire jaillir chez l'homme un amour qui ne jaillit jamais ; et plus il est bon, amical, attentionné, cet homme, plus elles l'aiment, plus elles lui savent gré de ses frais, lui qui n'aime pas ! » Mais je poursuis, parce que je vois que je deviens subtil et que je m'égare. Ma petite amie, je te racontais donc, semblait folle de moi. C'était une charmante compagne de draps. Qu'elle parlât ou se tût, elle avait toujours quelque chose à dire ; elle savait assez bien se déshabiller, se rhabiller, se coucher, se lever, s'asseoir, le tout sans jamais se départir d'un air d'amour qui lui était très spécial ; elle se déchaussait avec convoitise, et à la façon dont elle retirait ses jarretières je devinais qu'elle me trouvait un homme supérieur. Et te dire toutes les gentillesses qu'elle me prodiguait dès qu'il y avait un ciel de lit au-dessus de sa tête. C'est inimaginable. Elle avait des familiarités, des brusqueries, des prises de possession qui se répétaient assez souvent pour qu'une grande fatigue succédât au charme qu'elles me causaient tout d'abord ; mais le repos, avec son pacifique agrément, venait alors me bercer et je ne sais pas, en y réfléchissant, si la chère petite n'avait pas le calme encore plus passionné que la tempête. Tout homme, adoré au point où je l'étais, devrait se méfier, pourvu qu'il ait un grain de bon sens : cependant nous commettons tous la même faute ; nous avons l'oreiller crédule, et c'est ce qui nous perd. J'arrive au fait. À la fin d'août, je dus partir pour Donnery, chez mon père. Nos adieux furent muets et violents, et je ne quittai mon amie qu'en lui laissant la formelle promesse de revenir vers les derniers jours de septembre passer quelques instants avec elle, promesse que je tins, pas plus tard que la semaine dernière. L'obligation de voter fut aux yeux des miens, à Donnery, le plus plausible et le plus honorable des prétextes, et je partis en même temps que mon père qui, pour donner son bulletin à Denys Cochin, aurait fait six cents lieues s'il l'avait fallu.
Prévenue de mon arrivée, ma veuve accourait le soir même dans mes bras, et cette nuit-là eût pu être marquée, si nous avions été des anciens au lieu de n'être que des modernes, de plusieurs cailloux blancs. La pauvre petite éprouvait une joie si touchante à me revoir qu'elle me serrait dans ses bras, sans mot dire, en soupirant, et qu'à plusieurs reprises ses bons yeux se noyèrent de larmes. Pour la première fois peut-être elle me livra un peu de son cœur qu'elle avait craintif et timide ; elle me confessa ses tristesses, sa solitude, ses jalousies ridicules, et, comme elle s'était attachée à moi au point que la seule pensée d'une séparation possible, inévitable, hélas ! un jour, la faisait presque défaillir ! Je la calmai, je la rassurai, je la réconfortai, je fus parfait. Quand je la déposai chez elle, bien après minuit, nous étions convenus déjà de nous revoir avant mon départ, car je devais retourner sous quarante-huit heures à Donnery, où, comme tu le sais, nous avons coutume de rester jusqu'au delà de la Toussaint. Après un dernier baiser à la porte du fiacre, je rentrai chez moi ému, pensif, brisé, forcé de m'avouer que le petit dieu malin, le gosse au carquois, me guettait, et que mon vrai système, dont je te parlais tout à l'heure, n'allait plus pouvoir me servir. Je rêvai de Lucie – c'était son nom – bonne partie de la nuit, et le lendemain matin je me réveillai pincé. Je devais ce jour-là déjeuner avec mon père chez Foyot. À midi nous arrivâmes au restaurant, où nous prîmes une des petites tables qui sont dans le coin à gauche en entrant, côté de la rue de Tournon. Nous mangions depuis dix minutes à peine, mon père avait ouvert un journal qu'il parcourait, quand la porte s'ouvre, et Lucie, ma Lucie apparaît, mon cher, épanouie, souriante, au bras d'un petit monsieur brun qui semblait tout fier. Tu te rends compte ! D'instinct, Je me rejetai dans le fond de la banquette en détournant les yeux, et lorsqu'au bout de plusieurs secondes, la première amertume passée, je les relevai, je pus apercevoir de trois quarts ma fidèle amie qui ne souriait plus cette fois, qui sans doute venait d'avoir, elle aussi, l'assez désagréable surprise de me rencontrer, et dont le visage était littéralement vert, de cette couleur à part qu'on pourrait appeler le vert-trac. Elle se réfugia, toujours en me tournant le dos, derrière une des cloisons capitonnées, où elle put espérer que je ne l'avais pas vue et qu'elle en serait quitte pour l'avoir échappé belle. Je mentirais si je te disais que j'ai dévoré ce matin-là. Non, je mangeai peu, je parlai peu.
De temps à autre mon regard tombait sur la figure du petit monsieur qui avait une barbe vaniteuse et l'air assez vulgaire. Tu croiras peut-être que c'est le dépit qui me rend mauvais, tu auras tort ; je te jure qu'il était vulgaire, ce petit monsieur, on ne peut pas lui retirer ce qui lui appartient… et vraiment de moi à lui… ah non ! non ! non ! Enfin, ce qui est fini est fini, et aujourd'hui tout cela m'est bien égal. Bref, le repas – j'entends le nôtre – se termina, et je sortis derrière mon père, sans broncher, sans jeter les yeux du côté de la pauvre abandonnée, si bien qu'elle dut, j'imagine, pousser un profond soupir d'allègement en se croyant sauvée. En réalité, c'est moi qui l'étais, sauvé. Pas tout à fait guéri encore par exemple. Il me fallut quelques heures de plus pour me cautériser à fond. Ces trois heures qui suivirent ne furent perdues pour personne, ni pour moi, ni pour elle, ni pour le petit monsieur. Si je me suis moins amusé qu'eux d'eux pendant le reste de la journée, je me suis intéressé davantage. Après avoir pris congé de mon excellent père qui avait traversé, sans s'en douter, ce terre-à-terre petit drame, je guettai aux environs, sans me montrer ; je guettai avec patience, longtemps ; mais je fus bien récompensé de ma peine, j'eus la satisfaction, vers les deux heures et demie, de voir l'ami de mon amie sortir enfin. Il lui offrit son bras, dont elle se munit aussitôt avec empressement, après avoir arboré au-dessus de leurs deux têtes – tels Paul et Virginie sous la feuille de palmier – une ombrelle de soie gris-perle que j'avais donnée. L'aspect de ce tendre parasol me rendit philosophe, je méditai le sic vos non vobis en me l'appliquant, et tandis qu'il se balançait mollement au-dessus du chapeau melon marron et du chapeau à fleurs, je sentais peu à peu la gaieté m'envahir et me tonifier. Et sur-le-champ je me fis le serment « que je n'en mourrais pas ». Tu vois que je me suis tenu parole puisque me voilà. Le couple, cependant, avait tourné, à pas lents, du côté de l'Odéon, je le suivis ; il longea une des petites rues qui le bordent, franchit la place, descendit jusqu'au boulevard Saint-Germain, revint sur ses pas pour remonter la rue Monsieur-le-Prince… Enfin, sache que je le suivis avec le plus beau des sangs-froids, sans le lâcher d'une seconde, avec des arrêts de pieu, comme un setter, et, que le soir de cette bienheureuse journée, j'étais édifié, aussi édifié que possible : je connaissais le nom du petit monsieur, son adresse, et beaucoup d'autres détails, mais beaucoup, qui seraient pour toi sans intérêt.
– C'est très bien, déclarai-je à Bernières, après qu'il eut achevé son long récit ; mais qui t'a donné l'idée, la bonne idée, de venir te rasseoir un peu les esprits à la Grive ?
– Parbleu, qui veux-tu que ce soit si ce n'est pas Saint-Merry ?
– Connais pas.
Il me fixa avec de grands yeux étonnés : « Saint-Merry ! Saint-Merry, l'Animiste… tu ne le connais pas ? Ah çà ! d'où viens-tu ? Je te ferai dîner avec lui cet hiver. Mais c'est le premier médecin de Paris, j'entends le médecin moral, le médecin de l'esprit, du cœur et de l'âme, l'Animiste enfin, comme il s'est dénommé lui-même. On l'appelle aussi : l'Ami des hommes. Il a toujours refusé de s'occuper des femmes. C'est un prêtre, un prêtre en habit, avec des chaussettes au lieu de bas ; il n'a ni tonsure, ni soutane, mais pour confesser !… pas son pareil ; je te dis qu'il est prodigieux ! Quand on s'en est servi une fois, on ne peut plus s'en passer. Après une secousse dramatique, un gros chagrin, une rupture, une perte d'argent, un deuil, une trahison d'amitié, est-ce que je sais ? on va le trouver, si on sent qu'on n'est pas capable de se traiter soi-même, on y va avec des lettres de recommandation bien entendu, parce qu'il ne consent pas à soigner tout le monde ; il faut que les maladies lui aient été présentées dans les formes pour qu'il daigne essayer de les supprimer, ou de les atténuer. Il ne guérit pas à tous coups, mais il panse presque toujours. Je ne crains pas de paraître exagéré en affirmant que c'est un bienfaiteur qui mériterait d'être placé (s'il était plus connu et apprécié à son génie) entre Parmentier et Pasteur. Il vous reçoit donc, il vous écoute en silence, après quoi il vous pose quelques questions sur votre tempérament, votre éducation, votre culture intellectuelle, vos goûts artistiques, vos défauts, vos vices, vos qualités si vous en avez, etc. Cela fait, il vous mène devant une bibliothèque immense, où il y a sept à huit cents volumes et il vous demande : « Nommez-moi les titres des ouvrages que vous préférez parmi tous ceux qui sont là. » Vous obéissez.
Ensuite c'est un carton rempli d'estampes de tout genre, depuis des Albert Dürer jusqu'à des Rops, en passant par les Taunay et les Boilly : « Dites-moi les épreuves qui vous plaisent le plus. » Ensuite une petite lecture à haute voix de deux à trois minutes, le parfum, le plat, le vin préférés, le nom de votre tailleur, votre situation de fortune et votre type de femme favori. Tout cela est très lestement, très discrètement mené. On n'a pas le temps de s'en apercevoir. Alors, quand il a ce qu'il lui faut, il se promène cinq minutes de long en large en vous regardant, silencieux et réfléchi, et il vous dit des choses comme celles-ci : « Vous allez dîner ce soir chez Verdier, très bien, très copieusement pas moins de deux louis, tout seul ; à neuf heures et demie vous irez à pied aux Français, vous entendrez le second acte d'Hamlet, vous ressortirez, vous vous rendrez telle rue, tel numéro, vous monterez, vous y mettrez du vôtre le plus que vous pourrez, vous redescendrez assez tard, vous irez au cercle un instant, vous souperez légèrement, et vous dormirez dix heures. » Ou bien : « Vous allez prendre demain matin le train de sept heures quatorze et vous irez jusqu'à Bâle sans mettre le nez à la portière. Une fois là, vous me prenez, aux Trois-Rois, une belle chambre sur le Rhin, vous fumez un peu, vous vous promenez, et pendant huit jours vous allez tous les matins passer une heure avec les Holbein. Ne restez pas plus, ce serait trop. » Ou bien : « Vous allez vous procurer d'ici à ce soir une maîtresse, grande, blonde, avec une gorge magnifique et des petites mains, etje veux que d'ici trente-six heures vous soyez tous les deux à tel endroit du Tyrol que je vais vous indiquer ; dans un mois vous reviendrez me voir. » Ou bien : « Vous cesserez à partir d'aujourd'hui de lire tel auteur, et tous les soirs avant de vous mettre au lit vous parcourrez les oraisons funèbres de Bossuet. » Enfin je ne saurais te dire l'étrangeté apparente et la merveilleuse variété de ses ordonnances ; on lui obéit sans y rien comprendre, et on est tout étonné du miraculeux bien-être des résultats. C'est lui, Saint-Merry, l'Animiste, qui a dit à un de mes camarades atteint d'une trahison volante d'ami : « Achetez un chien. »
J'interrompis Bernières : « Je comprends, tu as été le voir ? à cause de ton petit malheur ?
– Non pas, me répondit-il, il n'y avait pas de quoi. Mais je l'ai rencontré ; alors ma foi, je lui ai sorti tout de même mon bobo. Il a souri, comme sourit le chirurgien Guyon quand on lui montre une coupure, et il m'a dit :
– Ça n'est pas grave en effet, cependant il faut faire attention, la sortie de ces petites machines-là est quelquefois dangereuse – comme celle du Hammam ! Il y a là un moment de transition pendant lequel on court le risque d'attraper un rhume, voire une belle bronchite. Voyons ? Vous avez bien, dans le tas, un de vos amis qui soit châtelain près d'une forêt ?
– Oui, lui ai-je répondu, le baron Manchecourt, à la Grive, proche de la forêt d'Orléans.
– Eh bien, allez donc le voir, il vous fera chasser, et vous reviendrez avec des joues doubles. »
Je ne me le suis pas fait répéter, j'ai enterré Lucie dans la fosse commune de mes souvenirs, et me voilà. J'ai apporté mon fusil, et j'attends que tu me fasses voir des sangliers pour tâcher de les calotter. »
Il était très tard. Minuit sonnait quand il a eu achevé son histoire. Nous avons été nous coucher.

* * *

Je me suis éveillé, la nuit dernière, vers une heure de matin. J'ai été à ma fenêtre et, et à travers les carreaux, j'ai longtemps regardé la lune qui éclairait les champs et les bois, la lune qui a quelquefois l'air si modeste, comme l'a dit Byron ; et tout en la contemplant, je songeais que cette vieille Phœbé n'est jamais la même. Des pages ne suffiraient pas à énumérer ses aspects divers.
Il y a des lunes de lacs, voilées de diaphanes écharpes, et rêveuses comme un vers d'Alphonse de Lamartine.
Il y a des lunes de prairies et de landes, toutes rondes, un peu bas dans le ciel, nimbant de leur disque en platine la tête encapuchonnée d'un berger debout, qui baigne jusqu'aux jarrets dans la floconneuse houle de son troupeau.
Il y a, messeigneurs, des lunes de Pré-auxClercs, des croissants de cape et d'épée, à fourbe profil de Jarnac.
Et il y a des lunes de balcons et de mandolines, mantillées d'un nuage de dentelle noire.
Il y a des lunes vierges, inexprimablement pures, au front candide emperlé de roses blanches, des lunes de martyres chrétiennes.
Il y a des lunes de joie, des lunes toutes nues, des lunes à poil, avec la gorge roide et des étoiles de diamant plein les cheveux.
Il y a des lunes de magistrature, des lunes inamovibles, tantôt à côtelettes plus implacables qu'un réquisitoire, tantôt glabres comme le froid postérieur d'un président d'assises.
Et il y a des lunes de crime et de Courrier de Lyon, faites pour se mirer aux carreaux des malles-poste.
Il y a des lunes d'affûts qui font rêver de canards sauvages et de marais glacés.
Des lunes d'Océan, jetées en plein lapis comme une bouée d'argent… Des lunes d'archipels.
Il y a des lunes de Bastille et de cachots.
Il y a des lunes de montagnes où défilent des ombres chinoises de pics et de sapins. Il y a des lunes de grandes routes.
Il y a des lunes monarchiques, tout en poudre. Et il y a des lunes de Thermidor, bleues et cou-pantes comme le rasoir de Samson.
Il y a d'invraisemblables lunes de théâtre, de vraies cabotines d'Opéra fardées comme pour affronter la rampe, d'électriques lunes de ballet, avec des jupes de tulle.
Il y a des lunes de cimetière, des lunes mortes, des lunes de ruines, des lunes de champ de bataille.
Il y a des lunes musicales, des lunes en mineur, des lunes de Schuman et de Chopin.
Il y a des lunes littéraires, surtout des romantiques. Il y en a à la Vigny, à la Edgard Poë, à la Musset, etc.
Il y a des lunes politiques, cerclées de sournois halos, des lunes de barricades et de fossés de Vincennes, des lunes qui sont comme la lanterne sourde des coups d'État.

* * *

C'était à prévoir. Hermann fait la cour à ma maîtresse, je veux dire à madame de Brannes qui ne l'est pas encore, mais qui le sera, aussi vrai que ses cheveux sont teints. Il n'y a que moi qui perds pour attendre. Non seulement, elle sait les intentions d'Hermann, mais c'est elle qui m'a mis au courant avec beaucoup de loyauté, car, pauvre bête que je suis, je ne m'étais aperçu de rien. D'abord, depuis que Bernières est venu ici pour se secouer le cœur, je n'ai plus une minute à moi. Il est insupportable, il veut chasser du matin au soir, il m'éreinte mes chiens, il boit et il mange comme quatre, et la nuit, ses voisins affirment qu'il ronfle, si fort même qu'on a cru, la première fois, qu'il roulait sa commode pour la changer de place. J'aime beaucoup Bernières (dans le temps, un soir de culotte, il m'a rendu un gros service) ; mais franchement, il devrait mettre plus de délicatesse à ne pas me faire sentir que je reste son obligé moral pour la vie. Et tout ça n'est pas une raison pour essayer de me prendre une femme qui est déjà à la veille de m'appartenir, une femme sur laquelle je pourrais presque faire inscrire : Retenue. Heureusement que j'ai été mis en garde à temps par Gabrielle, c'est le petit nom de madame de Brannes, et que je vais manœuvrer en conséquence. Hier, samedi, nous nous sommes trouvés seuls tous deux dans la serre, vers les trois heures :
– Vous me cherchiez ? m'a-t-elle dit malicieusement dès qu'elle m'eût aperçu.
– Non, mais je suis ravi de vous rencontrer ; et que faites-vous ici, sans indiscrétion ?
– J'attends, ou plutôt, je n'attends plus votre ami Hermann qui m'a donné une façon de rendez-vous, en face de ces coleus.
Il faut croire que j'ai paru vraiment saisi à cette révélation, malgré mes efforts pour ne rien laisser voir, car elle s'est écriée :
– Ne vous tracassez pas, allez. Ce n'est pas encore celui-là qui me fera faire des dépenses de lingerie. Piètre amoureux d'ailleurs ! Je suis venue exprès une heure trop tôt, et il n'est même pas là !
– Hermann n'a jamais su vivre, ai-je déclaré avec feu.
Je lui ai ensuite demandé des détails sur la manière dont mon ami s'y était pris pour poser sa candidature ; contre la crainte que j'en avais, elle ne s'est nullement fait prier et elle m'a tout appris : les femmes vous confessent très volontiers ce qui va vous être désagréable. À présent, je suis aussi averti qu'on peut l'être. Hermann n'a pas manqué de faire de point en point ce que j'aurais fait à sa place. Il se conduit là envers moi bien ingratement ! Je frémis à la pensée qu'il pouvait, qu'il devait réussir ! Pour dissiper la fâcheuse impression que cette découverte venait de me causer, madame de Brannes, avec une gentillesse toute spontanée, me pria de la mener à travers champs, dans la direction d'un moulin qu'on voit, d'une terrasse du château, tourner à un kilomètre ainsi qu'un gros joujou. J'acceptai avec ardeur, et nous partîmes rapidement, tant j'avais peur d'être rejoint par Boisseron ou par quelque autre empêcheur, sans compter Hermann qui pouvait nous surprendre d'une minute à l'autre. Par bonheur pour nous, je veux surtout dire pour moi, à cette heure où presque tous mes hôtes étaient retenus dans leur chambre par les exigences du courrier, il nous fut assez facile, en prenant les allées détournées du parc, de gagner la grande route, après avoir ouvert et refermé derrière nous une vieille petite barrière, à lourd verrou, comme il y en a dans les décors champêtres, au théâtre. Je lui avais offert mon bras, et nous avions l'air d'une sentimentale gravure de la maison Bousson et Valadod ; quelque chose pour faire le pendant de Enfin seuls ! Tout le temps que dura le trajet, nous parlâmes peu. Je songeais à la perfidie de cet Hermann, n'hésitant pas, sous notre toit patriarcal de la Grive, à suivre les instincts de sa nature cynique et dépravée ; elle, de son côté, devinait bien quels démons rageurs m'agitaient, et sans doute elle avait à cœur de respecter cette irritation qui était son œuvre, car elles sont toutes les mêmes ; quelles qu'elles soient, elles éprouvent un âcre plaisir à contempler les incendies qu'elles ont allumés et, quand elles ont l'air d'éteindre, soyez sûr qu'il y a toujours un peu d'huile dans leurs seaux d'eau. Mais à vrai dire, il ne s'agissait pour moi, cette fois, que d'un petit feu de cheminée, tout au plus, et bientôt, sous la caresse du grand air, j'avais oublié Hermann qui, en somme, n'était guère coupable, et même, tout bas, avec la magnanimité d'un prochain vainqueur, je lui pardonnais son braconnage, en me répétant que c'était moi qui mangerais la perdrix, guilleri !
En ce moment, les bois sont de merveilleuses gouaches ; à travers la lumière blonde et câline des couchers de soleil qui préparent leur fulgurante palette du soir longtemps à l'avance, ils transparaissent avec des roux vénitiens, des sépia, des terres cuites, des cuivres si chauds et cuits à point que leur seul aspect trompeur emplit de joie les poumons des poitrinaires, qui aspirent la mort en croyant boire à longs traits la vie. Silencieux, goûtant donc le charme plein de langueur de cette saison qui a la beauté mélancolique des femmes de trente-huit ans, nous arrivâmes ainsi en vue du moulin dont les quatre ailes de bois tournaient avec sagesse, un peu au-dessus d'un vigneau dépouillé déjà de ses grappes. Là, nous nous sommes arrêtés ensemble, d'un commun accord tacite, et nous avons regardé le moulin planté sur sa maçonnerie en cône, avec son échelle de bois à rampe unique, sa petite porte branlante, ses œils-de-bœuf, son toit pointu de tourelle, et sa gigantesque croix de Malte tournant, tournant toujours, exerçant à une assez grande distance à la ronde (sur les êtres comme sur les objets inanimés) une sorte de fascination, à laquelle nous-mêmes, nous n'essayions pas de nous arracher. Ce moulin nous faisait penser.
À moi, il disait confusément : la campagne vaste, plate, sans fin, où se déroulent des mers de blé, dont les flots font le pain, la campagne vermeille que voient pour la première fois nos yeux de petit enfant de la fenêtre du wagon, la campagne plantée à l'infini de ces hautes maisonnettes carrées, de ces moulins pareils aux petits jouets de nos berceaux dont nos menottes inhabiles ont tiré si souvent la ficelle !
À elle, il devait dire – confusément aussi, mais avec une égale force – tout ce que comporte de poésie latente et de pittoresque mignard, pour une âme féminine, ce joli mot de moulin : la grâce douce et champêtre de la vie qu'on mènerait derrière ses murs et sous sa calotte, en simples et coquets accoutrements, ainsi qu'à Trianon, avec un beau petit âne aussi charmant que celui de la Fuite en Égypte, et des pigeons aux pattes si roses que leur bec rose en est jaloux. Un moulin et un cœur.
Enfin, elle a rompu la première le silence, et m'a proposé :
– Entrons dedans, je n'ai jamais visité ces boutiques-là. Et vous ?
– Moi non plus, elles sont si rares sur le boulevard.
Justement le meunier, à cette minute, s'est montré en haut de son échelle ; je me suis donc approché, je lui ai demandé, avec cette politesse exagérée qu'on emploie envers les paysans quand on est de la ville, la permission de me présenter chez lui, et il nous l'a aussitôt accordée avec un indulgent sourire qui signifiait : « Ce n'est pourtant pas bien curieux… Ces Parisiens, tout de même ! » Bravement, nous avons grimpé le roide escalier de bois à jour, presque vertical. J'avais prié Gabrielle (chaque fois que je pense à elle, je l'appelle ainsi mentalement, il me semble que c'est déjà quelque chose de gagné) de passer devant, et c'était un gentil, un agréable spectacle que celui de ses deux pieds aux chevilles bien dessinées, à la cambrure élégante et sèche, se posant sur les marches qui rebondissaient un peu, à la façon d'un tremplin. Pour être franc, j'espérais mieux que des chevilles, j'avais compté au moins sur des mollets, peut-être davantage, mais je n'avais pas le vent pour moi, je fus volé encore de ce côté. Une fois dans le moulin, elle se mit à fureter, inspectant tout, s'étonnant, promenant autour d'elle sur les murailles, sur les sacs en tas, sur les poutres de la toiture, sur les roues et les engrenages de bois polis par le temps, des yeux écarquillés de fillette. Je ne sais pas si la délicieuse sensation que j'éprouvais alors fut partagée par elle, mais je préfère le penser. Toute la charpente solide et mobile à la fois du moulin craquait, geignait et vibrait sous nos semelles ; on se serait presque cru en bateau ; l'énorme poutre ronde au-dessus de nos têtes, ainsi qu'un robuste essieu, tournait sans relâche, et la farine volait, flottait, blanche et impalpable ; elle avait déjà poudré la tête de ma jolie compagne qui se passait la langue sur les lèvres, et dont les narines frémissaient : « Éternuerons-nous ? N'éternuerons-nous pas ? » Par les lucarnes, si étroites que sa tête mignonne aurait suffi à les boucher, s'étendaient à perte de vue les champs dévastés, fauchés ras jusqu'à la forêt, tandis que, devant une plus large ouverture ménagée entre les planches, filait brusquement, l'une après l'autre, au dehors, comme un gros oiseau noir, chacune des quatre ailes gigantesques revenant sans cesse de bas en haut.
Et comme elle déclarait à mi-voix : « Ce n'est pas ennuyeux… j'habiterais bien ici, moi ! » le meunier, qui nous considérait, à quelques pas, comme des enfants que nous lui semblions, prit la parole, avec un certain accablement : « Ah ! Dieu non ! ma belle madame ! dit-il, ça vous distrait, vous trouvez ça gentil, le moulin ? Eh bien, c'est fini le moulin, il a vécu son temps ! On n'en veut plus, quoi ! Un moulin comme celui-ci a coûté des dix, des douze, des fois même des treize mille. francs… si je voulais le vendre, j'en tirerions pas dix-huit cents. Tout ça par rapport au vent qu'est passé de mode… Paraît que les savants ont inventé mieux ! Le moulin à vent, i disent comme ça que c'est les vieux systèmes, la manière des temps passés, bons à fiche à bas. Posséder un moulin à vent ou rien, c'est être pauvre de même. Oui. Celui-là est à moi. »
Après qu'il eut fini de parler, il sortit, la tête enfoncée entre les épaules. Nous restions seuls. Je pensai que c'était peut-être le moment de risquer une pointe d'avant-garde ; pourtant je me rappelais les serments que je m'étais faits : « À Paris, oui, à la campagne, jamais ! » et aussitôt je l'aperçus si pensive, si rêveuse, si grave, si peu la femme-linotte, la rieuse insouciante qu'elle était d'ordinaire que j'hésitai vraiment, par la crainte de commettre quelque irréparable impair. Non, jamais je ne l'avais encore vue sous cet aspect taciturne, presque tendre ; et je ne me sentais capable que de l'observer.
– Si nous rentrions ? fit-elle, s'échappant tout à coup de ses pensées.
– Vous le voulez ? On n'est pourtant pas mal. Et je la regardais en chargeant mon regard de trouble et de prière. Mais elle ne prêta pas la moindre attention à ma réponse, et elle saisit la rampe de l'échelle qu'elle descendit avec une incroyable légèreté. Quand elle fut à terre, elle s'arrêta, embrassa d'un coup d'œil amoureux le vaste horizon où les orfévreries de la forêt brillaient noyées de vapeurs, ainsi qu'à travers des gazes, et, se tournant vers moi :
– Il y a du Weber, dans toute cette nature d'octobre, n'est-ce pas ? et comme lui, elle nous joue sa dernière pensée.
Je fut tellement désorienté par la poétique rêverie de cette réflexion que je me contentai d'approuver niaisement : « Oui, oui, il y a du Webe » ; puis nous marchâmes l'un près de l'autre, échangeant de banales paroles.
J'étais en même temps irrité contre moi et satisfait de ma conduite. Je tombais d'accord que j'avais été aussi stupide que délicat. Je demeurerai donc toujours le même ! L'excellent homme, que ce meunier ; il avait deviné juste, lui ! il s'était éloigné avec une parfaite discrétion… Et moi, comment, parmi tous ces sacs moelleux, n'avais-je pas su oser ? Si Hermann s'était trouvé à pareil moulin… Il me revint même, à ce propos, une assez brutale chanson de régiment, que j'avais chantée autrefois, en manœuvres, sur une lande en pleins genêts du Morbihan, du temps que j'étais dragon, aussi bête et aussi sentimental dans le fond qu'aujourd'hui :

Tout près de chez mon père,
Y-a-t-un p'tit moulin ;
Il entre une meunière
Pour fair' moudre son grain.

Qu'est-ce que j'avais moulu moi ? Rien du tout, moins que rien. Cependant nous approchions du parc. Alors elle m'a pris le bras, et tout à coup, d'une voix tranquille qui n'avait rien de moqueur :
– Je vais vous dire à quoi vous pensez ? Vous pensez que vous avez été un imbécile tout à l'heure ? Eh bien ! je ne dis pas non, mais ça ne fait rien, vous avez été tout de même très bien inspiré. Vous ne m'avez pas gâté cette jolie demi-journée, vous m'avez laissé penser, réfléchir un peu, ce qui ne m'arrive pas trop souvent ; c'est gentil de votre part, je ne l'oublierai pas. Il y a temps pour tout. Nous reprendrons plus tard les amusettes. Et, pour vous récompenser, je vous raconterai toutes les scélératesses de M. Hermann.
A-t-elle parlé sérieusement ? Devais-je la croire ? J'en ai toujours eu l'air, et je lui ai baisé le poignet, deux fois de suite à la même place. J'avais même grande envie de la mordre, mais j'ai songé que nous n'étions pas encore assez liés et qu'il valait mieux remettre la dent à plus tard.

* * *

Je regardais ce soir, après le dîner, les cinquante-sept ans de madame de Vaujours, tandis que Boisseron leur contait sans doute quelques-uns de ces lieux communs gourmés et boutonnés comme il sait en distribuer aux femmes qui n'ont plus pour lui (même âgées et laides) ni âge ni laideur, dès qu'elles ont l'honneur de l'écouter. Je n'entendais pas leur conversation, qui se tenait à mi-voix, mais je n'avais pas besoin d'en surprendre un mot, ni même une syllabe, pour être certain que rien de plus décent et de plus irréprochable ne pouvait se dire à pareille heure, dans n'importe quelle maison de retraite. Et cependant, avec cette conviction, j'admirais l'attitude mutuelle des personnages, surtout celle de la baronne. À la façon dont elle aspirait son interlocuteur, les yeux tantôt baissés, tantôt malicieusement entre-bâillés, au manège de ses sourires, à la stratégie coquette de ses ports de tête, à l'intérêt que semblaient prendre – aux moindres paroles de Boisseron – son nez friand, ses pommettes avides, son menton désireux, ses bras pointus, ses mains maigres n'ayant pas renoncé à l'éventail, et tout son pauvre buste, hélas ! bien découragé ! on eût juré qu'elle savourait, ainsi qu'un plaisir défendu, quelque entretien sentimental pour ne pas dire galant ; il y avait de vieilles petites mines qui refusaient, de vieilles petites mines qui hésitaient, d'autres vieilles petites mines qui consentaient. Cela était déplorable, extraordinaire et touchant. Je m'approchai, d'un air de négligence, et, à un lambeau de phrase chuchoté amoroso, j'appris qu'ils parlaient du canon du colonel Bange. « …Parfaitement, déclarait Boisseron, cassé en deux avec courtoisie, le colonel, de la terrasse de Saint-Germain, dépose, comme il veut, place de l'Opéra, un boulet dans un chapeau.  — Dans un chapeau ! répliquait madame de Vaujours d'un ton farci de sous entendus ; c'est surprenant, mais cela ne me surprend pas. Au train dont va la science aujourd'hui… etc. »
Voilà longtemps que je vois et que j'observe les vieilles femmes (je ne suis que dans ma trente-cinquième année, mais dès mon enfance il y en avait déjà beaucoup, et plus je vais plus je trouve que le nombre augmente) ; eh bien, la plupart ont toujours été pour moi un sujet de profond étonnement ; ma curiosité à leur endroit ne se lasse jamais, et elles ne m'effrayent pas moins qu'elles m'attirent. Les coquettes ont je ne sais quoi d'énigmatique et de gênant dans leur coquetterie presque posthume, dans leurs grâces d'outretombe (car les trois quarts sont mortes il y a belle heure ; parce qu'elles remuent en mesure on croit qu'elles vivent, mais en réalité c'est rien que des défuntes, et, dans nos salons, les jeunes filles cotillonnent sans le savoir sous le regard de cadavres décolletés qu'elles appellent leurs mères). Combien rares sont les intelligentes, les bonnes, les dignes, celles qui acceptent la vieillesse, et j'entends sans trop de joie, celles qui l'acceptent simplement et ainsi qu'elle vient, belle ou laide ; qui la portent avec discrétion comme une croix, non comme une parure, sans vouloir jouer à la douairière, ni au tableau de famille, atténuant leurs rides en sachant bien qu'elles ne les suppriment pas, vénérables, mais avec mesure, aussi réservées dans la conservation que dans l'impotence, et ne cherchant pas à nous dominer de toute la hauteur immaculée de leur diadème de neige ! Devant ces dernières, on se sent troublé comme devant de nobles tombeaux pleins de secrets, pleins de regrets. Comment ne pas se dire qu'il y a là, sous ce couvercle de chair, dans cette tête vacillante, derrière cette gorge qui attira les regards et les baisers, tout un long passé, de l'amour accompli, des drames dont l'épilogue dure quelquefois encore, et des ramées de souvenirs, ce bois mort du cœur, de souvenirs desséchés aujourd'hui, qui ont pourtant fleuri jadis, un matin, un joli matin pareil à ceux que leurs petits-enfants connaîtront ? Et comment ne pas se laisser attendrir alors par les cheveux blancs qui sont l'herbe de ces ruines humaines ?
Madame de Vaujours – pour revenir à elle après cette digression – doit plutôt être rangée parmi les coquettes que parmi les raisonnables. C'est pourtant une très honnête femme, mais qui a une bien singulière manie : elle se donne les airs d'avoir eu une jeunesse très évaporée, quand tout le monde sait parfaitement qu'il n'en est rien. Tantôt c'est chez elle des jeux de physionomie gros de réticences qui veulent dire « Je sais ce que c'est que de mener une vie légère, et dans mon temps je ne m'en suis pas privée. » Ou bien dès qu'on parle de Madeleines repenties, elle se trouble et baisse le nez, avec des paupières contrites, comme en proie à des remords. Elle adore les histoires scandaleuses, les anecdotes grivoises, et quand elle fait allusion à M. de Vaujours auquel elle a été scrupuleusement fidèle, qu'elle a soigné pendant quatre ans avant sa mort, ainsi qu'une sœur de charité, elle a une manière de prononcer son nom qui semble signifier : « Ah ! le pauvre homme ! non… mais l'ai-je assez trompé ! » Enfin, si on ne craint pas de se fâcher avec elle et de s'en faire une ennemie, on n'a qu'à lui laisser entendre qu'on ne la croit pas, aussitôt elle vous raye de ses papiers, sans jamais vous pardonner la bonne opinion qu'on a voulu avoir d'elle malgré elle. Ces façons doivent être évidemment sur le tard, pour la baronne, comme pour beaucoup de ses semblables, un moyen inoffensif de se dédommager d'une longue et rigide honnêteté, une gourme qu'on jette à la fin de la vie au lieu de la jeter, comme d'autres, au début, une platonique revanche des tentations auxquelles on n'a point cédé. Il faut récompenser ces sortes d'honnêtes femmes de leur honnêteté en ayant l'air de les prendre au mot ; leur puéril mensonge ne fait de mal à personne, pas même à elles. Il y a d'ailleurs une grâce d'état qui les préserve, sans qu'elles s'en doutent ; elles n'ont pas le talent de la persuasion, et leurs enfants, fils ou filles, respectueux toujours, ne s'épouvantent ni ne se choquent jamais de ce qu'ils peuvent entendre ou comprendre. Ils pensent, avec un sourire : « Cette pauvre maman n'est vraiment pas sérieuse. » Et c'est tout ce qu'il en résulte.
* *
*
La première des raisons qui me fait aimer la campagne, c'est d'abord que je suis Parisien, car je suis persuadé qu'il faut beaucoup pratiquer le boulevard pour bien goûter les prairies. À cette condition seulement l'on appréciera la nature, et l'on ressentira devant un chêne, une meule, ou un positif plant de betteraves – en les retrouvant chaque année – le même attendrissement toujours aussi neuf et aussi frais. Voyez le paysan dont la longue vie se laboure dans le plus merveilleux des décors, et aussi le plus varié malgré son apparente immutabilité, le paysan qui a des levers et des couchers de soleil privilégiés, à qui les saisons ne sont point mâtinées, qui les connaît dans toute leur saine plénitude, qui reçoit gratis la première qualité d'air, la première qualité de lumière, la première qualité de sommeil, paysan auquel l'horizon le plus plat, le plus borné offre néanmoins d'admirables spectacles, c'est une brute (dans le sens robuste, laborieux du mot) et une brute close à toute poésie, verrouillée à toute reconnaissance d'âme, uniquement sensible à l'intérêt. L'air pur, le ciel bleu, la brise si aimable, les rayons d'or, tout cela n'a pour lui qu'une importance d'utilité. Un radieux soleil qui ne ferait rien pousser, qui se contenterait d'être radieux lui déplairait, et il adore par-dessus tout la pluie qui est bonne pour la terre. Sa gratitude envers la nature (à supposer qu'il soit susceptible de ce sentiment) n'est jamais désintéressée, jamais morale ; il est incapable de remerciements, d'actions de grâces ; le plus qu'il puisse faire c'est de savoir gré, sèchement. Et il passe, bœuf opiniâtre et stupide, à travers ces beautés qu'il ne comprend pas et qui n'existent pas une minute pour lui… tandis que nous autres, gens de ville, nous bouclons nos malles, nous quittons nos logis à plafond si bas que les lustres nous caressent le front, et le train ne nous a pas plus tôt déposés dans la petite gare déserte où il y a deux poules qui traversent la voie, et un jeune séminariste avec un sac de nuit à la main, que nous sommes pris par tout, par l'herbe, par les pommiers, par les bornes kilométriques, par la fumée des fermes, par la pointe d'un clocher, par la douceur attirante des lointains et, chaque fois, pleins de candeur, nous redécouvrons la campagne, « la vraie campagne », comme nous le disions enfants. Quant à moi, je sais peu de plaisirs aussi vifs, aussi flatteurs pour ce qu'il y a d'avouable dans notre amour-propre, et enfin aussi amusants, ce qu'on ne pourrait pas dire de tous les plaisirs.
La seconde raison pour laquelle j'adore les champs c'est que j'y possède une merveilleuse galerie de tableaux pendant plusieurs mois de l'année : une galerie princière, royale, inestimable, qui ne m'a rien coûté, que je puis conserver malgré tous les revers de fortune, toutes les baisses de cuivre, et quand même il ne me resterait plus, pour y terminer ma vie, qu'une hutte de cantonnier ! Le seul malheur qui pourrait m'en retirer la jouissance – aussi bien d'ailleurs qu'à tout autre amateur millionnaire – ce serait la perte de la vue. Mais tant que j'aurai mes deux yeux, ou même un seul, je garderai ma collection qui est inaliénable. Mes tableaux n'ont pas de bordure en bois doré qui les limite, ils sont accrochés partout, saisissants de vérité, miraculeux de coloris, inimitables pour ce qui est du plein air, sans compter que je les ai en permanence devant moi, depuis la première jusqu'à la dernière heure du jour. Ils ne sont pas les mêmes selon le lieu et le moment, et chacun a cette supériorité qu'il est vivant, qu'il se modifie et se renouvelle plusieurs fois en un espace de temps très court.
Mes Jules Dupré sont, tous les matins, et mes Rousseau, tous les soirs, à telle place que je sais ; si j'admire Corot à l'aube, j'ai, pour le crépuscule, Harpignies ; et, tandis que mes Chintreuil et mes Daubigny égayent la plaine et la rivière, mes Courbet et mes Français décorent la forêt profonde ; mes Bastien-Lepage sont aux abords du bourg, mes L'Hermite dans la cour des métairies ; enfin, j'ai dans les vastes guérets noirs les plus beaux Millet du monde, j'ai l'Angelus, que dis-je ? tous les Angelus, car mon admiration pour ce chef-d'œuvre immortel ne se serait jamais contentée d'une seule toile… Non ! Ils n'en ont pas comme moi en Amérique. Et puis, le jour baisse, le soleil commence à disparaître au bord du grand cadre divin, tous les troupeaux de Rosa Bonheur et de Troyon rentrent des pâturages, et, à l'heure où près des barrières du parc se pressent les moutons de Jacques autour de leur berger, je rentre moi-même lentement, dans les demi-ténèbres, guidé par la petite chandelle vacillante que Cazin, tout là-bas, vient d'allumer au fond de quelque humble maisonnette.

* * *

Hier soir, aux lampes, nous avons fait ce que mon ami Hermann appelle : la soirée érotique. On la fait assez souvent, toujours avec le même plaisir. Cela consiste à chanter, en s'accompagnant, d'anciennes romances légères, dont l'érotisme des plus bienveillants et des plus gazés n'a heureusement rien de brutal qui puisse effaroucher les femmes – même les jeunes. Hermann sait beaucoup de ces chansons tirées des petits recueils qui se vendaient au siècle dernier sous les galeries de bois, de ces chansons galantes et insoucieuses avec lesquelles on fredonnait sa vie sur un talon, du temps de nos arrière-grands-pères. Ce n'est pas là un des moindres talents de mon hôte. La plupart de ces jolies ariettes d'ancien régime lui ont été léguées par sa tante-oncle de la rue Vaneau, et il paraît qu'elle était elle-même étonnante à entendre à travers les cloisons quand elle les chantait le soir, toute seule, en se faisant les papillotes devant sa psyché.
Voici une de ses pièces de prédilection, que nous a dite Hermann, et que j'ai écrite, au fur et à mesure, pour madame de Brannes qui désirait la conserver. Elle est d'Armand Gouffé.

Un soir, il faisait clair de lune,
Et je vis en me promenant
Une blonde qui, sur la brune,
S'était perdue imprudemment.

« C'est un présent de la Fortune !
M'écriai-je, en la retenant,
Et la blonde doit de la brune
Tout redouter en ce moment. »

Ses mains se cachaient, j'en pris une.
Elle se défendit en vain,
Et la blonde, grâce à la brune
Tomba sur le bord du chemin…

L'ombre me devint opportune
Au moment où je fus heureux ;
Et je maudis tout bas la brune
Qui cachait la blonde à mes yeux.

Après celle-là, Hermann, sur nos instances, nous en dit beaucoup d'autres que je me rappelle, hélas ! trop imparfaitement pour les reconstituer, bien qu'elles fussent toutes très belles. Il nous dit la Sortie du bain :

Quels trésors s'offrent à ma vue !
Je te surprends sortant du bain…
Etc… etc… ………
……………………

Ah ! souffre que mon œil avide
Dévore les lis de ton sein.
Non…, cache-les, je t'en conjure,
Ou, du moins, feins de les cacher ;
J'aide à renouer ta ceinture
Pour mieux pouvoir la détacher.

Il nous dit le Mal qui fait plaisir dont le refrain est :

– Ah ! maman, répond Silvie,
C'est un mal qui fait plaisir.

Il nous dit le Larcin :

… On a pu m'y prendre une fois,
Mais ce sera bien la dernière !

Sur l'air du Curé de Pomponne, il nous dit l'Horoscope du fils d'un agioteur :

Quand le fils de Mondor naîtra,
Nourrice au blanc corsage
Sur un baudet l'emportera
Pour qu'il croisse au village,
Etc…, etc… ………………
………………………………

Pour Cythère il s'embarquera
Sans crainte du naufrage ;
À droite, à gauche, il cueillera
Les roses du rivage,
Mais il s'y piquera,
Larira !

Il nous dit encore, sur l'air Chantez, dansez, amusez-vous, la chanson des Adieux à mon bataillon, qui débute simplement ainsi :

Vous marcherez seuls aux combats,
Je ne puis être du voyage.

Pendant qu'Hermann chantait toutes ces gentilles vieilleries, on se taisait, et il y avait dans le silence comme du respect pour le passé. Chacun se laissait aller tout bas à ses désirs qui n'étaient pas les mêmes, et, dans le salon, s'établissait peu à peu cette mélancolie de château qui tombe le soir, comme un chien et loup moral sur les pensées.
Ensuite, on a pris le thé, le vent sifflait très fort et nous nous sommes fait la conduite jusqu'à nos chambres, en nous souhaitant les uns aux autres des bonnes nuits par dessus la rampe de l'escalier. Comme je m'étais approché de madame de Brannes pour dire bonsoir à sa main et la lui baiser, elle m'a fredonné en souriant :

C'est un mal qui fait plaisir.

Je ne lui ai rien répondu, et certes je n'aurais jamais cru alors que quelques heures plus tard…

* * *

Je n'ignore pas combien il est puéril et naïf de découvrir l'Automne, mais cette saison dernière de l'année est mon Italiam ! Italiam ! et je ne sais rien de plus beau, de plus mélancoliquement, de plus intimement beau que la fin d'octobre aux champs. Toutes choses, dans la nature, ont un air étrange de départ : les arbres semblent à la veille de plier bagages et feuilles ; la terre, ensemencée, labourée, s'apprête à reprendre ses affaires ; le vent souffle et sonne la retraite des beaux jours, la rentrée du soleil, la fin des vacances pour les fleurs ; les plantes de serre vont redevenir internes ; comme on brûle les vieux papiers pour faire la chambre nette, les paysans brûlent, au milieu des plaines démeublées, les fanes de pommes de terre qui semblent de loin des feux mythologiques à quelque divinité sévère des sillons ; le brouillard jette partout ses housses ; la rivière, là-bas, derrière les peupliers, coule, frisquette et verte ; à droite, à gauche, les chênes d'Amérique, en simarre de pourpre, sont en train d'officier, tandis que, sous des nuages hollandais, la première bise charrie, haut dans le ciel, des escadrons volants de corbeaux venus de loin avec des lieues et des lieues plein leurs ailes de deuil !
C'est le temps où se chasse aux miroirs l'alouette. On se donne rendez-vous, quelques fusils matineux, à l'aube, dans un grand espace découvert, de préférence dans des chaumes. Le soleil commence à peine à montrer, à l'horizon, sa large face de feu : à perte de vue la gelée blanche poudre la terre et les gazons, une gelée blanche et rose qui éveille l'idée de quelque friandise végétale ; sur le sol durci les pas sonnent comme en hiver ; de temps à autre passe et file une grive ou un râle de genêts, furtif, qui va se poser dans des saules, près de l'étang ; les paysans résignés ont déjà, depuis deux heures, repris leur vie de peine. Et rien ne s'entend, rien que le chant victorieux et si gai de l'alouette, de l'alouette qu'on ne voit pas, qui jette à soixante, à cent mètres, dans le ciel neuf et jeune de la première heure, sa strophe de réveil. Cependant, on pique dans la terre le miroir, dont un gars de ferme, à une vingtaine de pas, tire en mesure la ficelle, et la meurtrière petite machine se met à tourner en lançant des jets de flamme. On n'a pas longtemps à attendre. Le ciel désert se peuple bientôt de nombreuses paires d'ailes rousses qui accourent et se précipitent pour venir mirer et palpiter, immobiles, au-dessus de l'hélice qui les fascine. Elles demeurent ainsi plusieurs secondes, et elles tombent en pleine vision de diamants, foudroyées ; elles tombent de mille façons, les pauvres et jolies petites bêtes, tantôt d'un coup, inertes et comme des mottes, tantôt en tourbillonnant ainsi que des soleils, tantôt en décrivant de larges cercles, quelquefois les ailes ouvertes, quelquefois les ailes au corps ; et c'est pitié, si fusilleur endurci que l'on soit, de les ramasser sur la terre, chaudes encore, ayant fermé pour toujours leurs petites paupières bleues.
Mais que merveilleux est le décor ! et comme il vous emplit l'âme de saine et reconnaissante joie ! J'en ai vu beaucoup de ces aubes, à la campagne ; pour quelques-unes qui se ressemblent, combien sont diverses ! Il en est deux surtout que je me rappelle avec une saisissante netteté ; la première en Touraine. Une grande étendue plate se déroulait, sèche et dure, jusqu'à l'horizon, où des bois s'estompaient, jaunes d'or dans leurs parties qui commençaient à s'éclairer, et pensée dans leurs ombres. Le ciel, tendre, resplendissait, délicat, d'or bleu diaphane, sillonné de longues mousselines blanches, et tout là-bas, sur la gauche, dans un creux très lointain, derrière un imperceptible petit village noir, en charbon, entouré d'arbres qui paraissaient crépiter, le soleil rutilait dans une fournaise, parmi des cascades de pourpre incandescente, des Niagara de flammes…, puis le paysage se transforma, devint guerrier, sanguinaire, féroce, et l'on eût dit je ne sais quel bûcher monstrueux allumé par des gens de guerre dans une Jacquerie.
Le second matin aux alouettes dont j'ai souvenir fut tout autre ; anglais, celui-là, quoique en France, mais anglais à la façon de ceux de Caldecott dans les albums d'enfants, évoquant de joyeux chasseurs de renard, en rouge habit et en bottes à revers serin, juchés sur des chevaux irlandais, et ayant l'onglée ; ou bien descendant au galop des terrains doucement vallonnés, couleur de brique. Ce jour-là dont je parle, il n'y avait pas de travailleurs dans les champs, personne dans la campagne déserte, si ce n'était à deux cents mètres une carriole attelée d'un cheval blanc, arrêtée, dans laquelle, stupide, un homme en blouse nous. regardait tirer. Et je revois encore le cheval blanc souffler, le miroir tourner, les canons de nos fusils levés, noirs sur le bleu du ciel, le petit plumet de fumée précédant chacune de nos détonations que le vent nous empêchait d'entendre, et les alouettes, plumes ébouriffées, tombant, tombant, au milieu de leur chanson, comme les dernières feuilles mortes, aux lueurs sanglantes de l'aube d'automne.
Enfin j'aime surtout cette saison dépérissante pour la qualité spécialement triste et morose des paysages historiques auxquels on dirait qu'elle se complaît. On a souvent cité à plaisir le mot d'Amiel : « Un paysage est un état d'âme » ; ne pensez-vous pas qu'on pourrait tout aussi justement dire : « Un paysage est une page d'histoire ? » N'avez-vous pas été souvent frappé, comme moi, par des sites qui sont toute une époque, par tel ou tel point de vue qui synthétise un siècle ? Le ciel, l'atmosphère, l'odeur de l'air, la façon des nuages, le genre du vent, ne vous ont-ils jamais donné, à tel moment précis, l'évocation intime et extérieure à la fois d'un certain passé disparu ? Oui, n'est-ce pas ? Vous avez observé des matins Valois, des midi Louis XIV, des crépuscules Louis XVI ; vous avez senti qu'il y a des temps moyen âge, des temps particuliers qui sont du pur quatorzième siècle revenu ; sur les quais d'Orléans, de Blois, d'Amboise, par une douce journée, en suivant au son des cloches les rives de cette Loire admirable, vous avez tout à coup tressailli et perçu quelque chose de ce que fut l'ancienne France, « la France aux larges parapets », comme a dit, je ne sais plus où, Verlaine ; et il y a aussi des soleils, durs et glorieux, qui vous ont brusquement fait assister à Austerlitz.
Mais l'automne surtout est coutumier pour moi de ces suggestions magiques : il a des tiédeurs à la Walter Scott, des tiédeurs tendres, amies de l'eau des douves, qui me parlent de Marie Stuart dans son beau pays de France ; et plus d'une fois devant les paysages nus et gris de la fin d'octobre, sous ses ciels aux nuages pommelés comme des croupes de chevaux, en face des moulins à vent qu'il active à les déraciner, j'ai réappris mes guerres de Flandre, j'ai revu le maréchal de Luxembourg à Nerwinde, j'ai entendu de mes oreilles Guillaume d'Orange laisser tomber son fameux cri d'admiration et de haine : « Oh ! l'insolente nation. »
Oui, un paysage est une page d'histoire.

* * *

…Certainement non, quand je souhaitais le bonsoir, avant-hier, à madame de Brannes, je ne me doutais pas que j'aurais avec elle, dans les vingt-quatre heures, l'étrange entretien auquel j'ai peine encore à croire. Et pourtant, je réponds de mes souvenirs, je n'ai pas rêvé. Quand je fus entré hier soir dans ma chambre et que j'eus fermé ma porte, je ne me couchai pas immédiatement, comme je le fais d'ordinaire. Je roulai un siège devant ma cheminée où flambait un grand feu que je regardai brûler, faire le beau et vivre de la vie de ses flammes espiègles, folles, admirant la gaieté des étincelles, écoutant le rire sylvain des bûches. Je sais sur le feu beaucoup de choses que j'écrirai peut-être un jour. Au bout de quelques minutes de ce spectacle, une tristesse douce et chaude, une tristesse de fauteuil, faite de torpeur et de bien-être éphémère, commença à m'envahir, et je ne tardai pas à tomber dans l'état de coma moral où l'âme se plaît à broyer du passé, comme si le présent ne lui suffisait pas. Les lutins des escaliers, les farfadets des corridors trottaient et gambadaient derrière les murs ; le vent, en chasse à travers les girouettes, rabattait sur les toits ; mes chiens préférés Roche, Fanfare et Marteau, du fond des communs, aboyaient par instants à quelque oiseau de nuit ; tous les bruits aussi bien que tous les silences étaient de complicité pour prolonger mon pernicieux engourdissement, et je rêvais ! Je rêvais avec malaise, en proie à je ne sais quelle angoisse, d'abord indéfinie, mais qui peu à peu se précisa suffisamment pour que je pusse l'analyser.
Comme les vieux soldats souffrent, certains jours, aux transitions de température, des membres dont ils furent amputés, ainsi, pauvre arbre humain, je souffre, à de certaines heures, des branches que j'ai perdues, et ma souffrance alors se localise beaucoup moins en moi que dans ces débris regrettés. J'ai mal à telle maîtresse de ma vingtième année, disparue pour toujours ; j'ai mal à l'ami qui m'a trahi, comme à la main qu'on n'a plus ; j'ai mal aux absents, aux morts ; j'ai mal aux espérances qui furent trompées, aux rêves trop vite éteints, aux bonheurs finis avant d'avoir commencé ; j'ai mal à tout ce qui aurait pu être et qui n'a pas été. Je me trouvais hier dans une de ces détresses, contre laquelle, d'ailleurs, je dois l'avouer, je réagissais bien mollement.
Ayant fait virer mon fauteuil sur un de ses pieds, je m'apprêtais, selon la méthode de Xavier de Maistre, à le diriger vers un petit meuble Renaissance, toujours fermé à clef, où reposent les lettres, les menus souvenirs de mes amours défuntes, et que j'ai baptisé, peut-être un peu solennellement, le Musée des Souveraines, quand, l'image de madame de Brannes ayant surgi devant moi, je stoppai net. Et voici, à peu près dans leur ordre, les pensées inachevées qui, pêle-mêle, se pressèrent dans mon cerveau : « Charmante femme !… Songer que si j'avais voulu, que si je voulais… Charmante femme !… Pourquoi est-ce que je ne veux pas ? Dans le fond, je serais bien embarrassé pour le dire. Quel faux et sot caprice me fait renoncer à l'amour loin de Paris ? Voilà encore une fameuse occasion… (Charmante femme !)… dont je n'aurai pas su profiter. Que fait-elle en ce moment ? Couchée sans doute, la bougie éteinte, la tête posée sur son bras nu replié… Charmante f… Dort-elle ? Non. Si. Non. À quoi pense-t-elle ? Pas à moi. Qui sait ? Je suis stupide. Après tout, on aurait vu des choses plus étonnantes… »
Ici, mes yeux – mes yeux de bête assurément, rien que ceux-là – tombèrent sur mon lit, et ce meuble, bien qu'excellent et confortable à souhait, me parut maussade, ridicule et insuffisamment habité. Des bouffées de chaleur me montaient, moins peut-être au cerveau qu'ailleurs ; ou alors c'est qu'elles en redescendaient. Je me sentis capable en un instant de tout oser, de tout braver, de tout risquer. M'étant avancé jusqu'à ma glace et m'y étant toisé, je me reconnus un air de confiance et de séduction qui présageait le triomphe. J'étais dans cet état d'excitation non seulement cérébrale qui tient du somnambulisme par son impériosité (si l'on veut me passer ce mot peu courant) et dans lequel l'homme le plus flegmatique, le plus sage, le plus distant comme disent les Anglais, peut très bien commettre, le sourire aux lèvres, une monstruosité. Il n'y a que les chastes pour violer. Bien entendu, il ne pouvait être question entre madame de Brannes et moi d'une aussi vilaine et aussi inutile besogne, mais cependant, n'était-ce pas une monstruosité que de descendre et de pénétrer chez elle à cette heure tardive ? Or, depuis dix minutes, je n'avais pas d'autre but dans la vie.
On s'est maintes fois extasié au sujet du vent, cette brutalité invisible, mystérieuse, qui souffle on ne sait d'où, qui chavire, déracine, emporte tout, et qui balaye cent lieues de nuages en un clin d'œil ; ce n'est pourtant rien à côté de l'autre vent, son frère, le vent de l'esprit, du cœur, celui qui pousse nos pensées, nos désirs, nos rêves à sa guise, qui les mêle, les sépare, les quitte, les reprend, les promène, s'en amuse, les lance sur un point, les rallie, puis les chasse et les disperse, et cela toujours de la façon la plus fougueuse, la plus inattendue et la plus contradictoire ! Toutes mes idées, cependant bien sédentaires : celles de prudence, considération, crainte du scandale, respect de soi-même et d'autrui, etc., etc., avaient été refoulées en une seconde si loin que c'était comme si elles n'eussent jamais existé. Impossible à moi de reconnaître le sceptique tranquille et décent que j'avais été jusque-là. Une volonté plus forte que n'est généralement la mienne, cette volonté qui nous rend indifféremment susceptibles, selon les circonstances, de nobles actions ou d'insanités, me talonnait. Ayant saisi un flambeau, je sortis de ma chambre dans un singulier état d'exaltation, sans avoir bien exactement conscience du travail que j'entreprenais, et dès que je me trouvai hors de chez moi, je n'eus plus qu'une préoccupation, celle d'avoir franchi le seuil de madame de Brannes. Il me semblait qu'alors seulement tout danger serait conjuré. Je n'essayerai pas d'énumérer les innombrables réflexions qui tourbillonnèrent dans ma pauvre tête durant le court trajet que j'eus le bonheur d'accomplir sans rencontrer personne. Je n'ai d'ailleurs conservé de cet instant que le souvenir d'un étrange froid dans le dos et d'une vive contrariété dans les jarrets. Enfin je me devinais fort pâle. Je n'ai éprouvé pareil malaise, à un aussi intense degré, que deux autres fois dans ma vie : le jour de mon bachaut, et le matin de mon premier duel. Faut-il dire que je me suis fait blesser aux deux ?
Quand je fus arrivé devant la porte en question, la sublime porte, j'eus une seconde de réelle faiblesse ; puis je pressentis confusément, mais avec une sagacité instinctive très profonde, que j'étais perdu si j'hésitais, si je tergiversais, si je frappais, si j'appelais tout bas à travers la serrure, et d'un coup, sans crier gare, ayant tourné le bouton avec énergie, j'entrai d'un pas de mari, comme chez moi, tenant toujours à la main mon flambeau. La porte aurait pu, aurait dû, être fermée à clef… et alors mon aventure s'effondrait, échouait piteusement ; cette humiliation ou cette chance fut épargnée, la porte tourna docilement sur ses gonds, elle daigna même tourner sans bruit, se refermer avec la même sagesse, et comme je levais alors (non sans angoisse) mes yeux que j'avais malgré moi tenus baissés, tant je redoutais au fond le premier abord de la petite comtesse, je découvris qu'elle n'était point couchée, ainsi que je l'espérais et le craignais à la fois.
Assise, elle aussi, comme moi tout à l'heure, devant son feu, elle tenait un livre à la main. Si elle ne lisait pas, elle avait du moins pris le volume à cette intention, et la bougie qui brûlait à côté d'elle sous un mince abat-jour rose en témoignait rien que par sa façon d'être. Avant que madame de Brannes eût ouvert la bouche, j'avais eu le temps de tout embrasser, d'un électrique et large coup d'œil : les rideaux tirés, le lit dans son alcôve Louis XV, le titre du livre : Notre cœur, et un amas de vêtements jetés à quelques pas dans un gracieux désordre sur un fauteuil, car la mignonne jeune femme s'était enveloppée d'une façon de robe de chambre de couleur sombre, drap et velours, qui lui donnait un air de volupté très intime. Et rien n'était déconcertant comme ce déshabillé d'une hypocrite correction qui forçait à respecter celle-là même qu'il rendait dix fois plus désirable. Mais, en vérité, je traîne en longueur, et toutes les nuances que j'ai le tort d'indiquer, je les perçus si instantanément qu'en essayant de les noter ici je m'aperçois que j'alourdis et retarde sans bénéfice le récit d'une bonne fortune qui s'est déjà bien fait attendre.
Si grande soit la confusion qui doit en rejaillir sur moi, il faut croire que je ne présentais pas les apparences d'un don Juan résolu, mais bien plutôt celles d'un jeune malade ou d'un porteur de fâcheuses nouvelles, puisque madame de Brannes, en m'apercevant, ne poussa pas de cri, ne se leva point pour me chasser et ne tenta pas de se réfugier dans son cabinet de toilette… Non, elle se retourna, me vit, posa son livre à l'envers, avec beaucoup de soin sur la cheminée, et me demanda d'une voix étonnée sans doute, mais parfaitement naturelle :
– Qu'arrive-t-il, mon ami ? Vous êtes blanc comme un linge. Seriez-vous souffrant ?
Je commençais un geste vague, sans savoir ce qui allait le suivre, quand elle se dressa soudain : « Ça n'est pas le feu ? »
Je répondis : « Oui et non, Gabrielle. » Alors, elle se rassit en riant tout bas, comme si elle mettait encore de la charité, à cause de moi, à ne vouloir réveiller personne, et je vis qu'elle avait compris, et que mes affaires n'étaient pas en très bon chemin. J'eus une minute de vrai embarras (je conte les choses telles qu'elles se sont passées, tant pis si ce n'est point à mon avantage). Pour me procurer une contenance, je plaçai d'abord sans mot dire, près de la bougie à abat-jour rose, mon flambeau qui me gênait, et je m'assis en face de la jeune femme, en déclarant sur un ton de décision :
– Écoutez-moi, je vous prie. Il est temps que cette situation finisse. Et surtout ne m'interrompez pas !
Ces mots prononcés, je ne trouvai plus une syllabe à dire, et demeurai béant. La pendule marchait sans avoir l'air de se douter de rien. Quant à elle, elle attendait. Qu'attendait-elle ? J'eus le malheur de me le demander, et de conclure qu'elle attendait ce que je n'osais pas. Et aussitôt j'osai. Je soufflai, d'un formidable souffle, les deux bougies, tout en me rendant compte de ce qu'il y avait de disgracieux pour une bouche humaine dans cet effort. Les bougies qui avaient chancelé ne furent pas plus tôt éteintes que le feu, qui bonhomisait jusque-là, jugea spirituel de lancer tout à coup des gerbes qui éclairèrent la pièce comme en plein jour. On aurait pu lire Notre cœur. Mais, sur la pente où j'étais, rien ne devait plus m'arrêter. Je fondis sur Gabrielle (croyez que le mot n'est point exagéré), je la pris par le milieu du corps, et l'enlevant dans mes bras, je la portai avec l'agilité d'un faune sur un curieux meuble, très large, qui n'était ni un fauteuil ni un divan, autant qu'il m'en souvient, et que garnissaient de grands rideaux tombant du plafond. Je me rappelle qu'en la déposant là, sur ce meuble étrange où se trouvaient aussi, par je ne sais quel hasard, des oreillers mouvants, je me rappelle que je crus une seconde qu'elle s'était évaporée entre mes bras, la chère petite, tant son corps souple et léger pesait peu ! Elle n'avait pas bronché sous mon agression qui était pourtant de celles qu'un journaliste eût qualifiées d'inqualifiables, je pensai donc qu'il ne s'agissait plus pour moi que de vaincre d'abord et de bien mourir ensuite, j'imprimai à nos deux corps embrassés le balancement qui devait nous faire perdre un équilibre dont nous n'avions que faire à cette heure ; mes lèvres, mes yeux, mes mains ne mirent plus de frein à leur expansion et comme j'atteignais enfin une petite bouche à laquelle je savais tant de gré de n'avoir point encore protesté, je l'entendis, cette même petite bouche, qui laissait tomber les deux mots suivants d'une voix glacée : « Comme Hermann ! » Aussitôt, je donnai des marques de trouble, je crus deviner qu'on m'observait sous cape, qu'on me jugeait ridicule, j'étais paralysé. Il y eut un silence au bout duquel nous nous trouvâmes tous deux sur pied, les bras ballants. Une demie sonna. Quelqu'un marcha dans le corridor à l'étage au-dessus. Et je demandai, espérant avoir mal compris :
– Que signifie comme Hermann ? Qu'entendez-vous par : comme Hermann ?
– Nous étions bien mieux devant le feu, fit-elle, retournons-y et causons. »
– Soit.
C'en était fait. Je rallumai les bougies, nous nous nous assîmes, et elle parla.
– Êtes-vous maladroit, mon pauvre garçon ! Oui, je le répète, vous venez de vous conduire comme votre ami Hermann. Lui aussi, ce jeune Alsacien, s'est livré sur moi à un coup de force… Lui, c'était dans la salle de billard.
– Comment ! m'écriai-je, Alfred a osé… Mais c'est une pure brute !
– Le fait est que vous avez le droit de vous montrer sévère !
– Pardon. Moi, ça n'est pas la même chose… Je vous connais depuis plusieurs années… Moi ! J'avais été auparavant bien des fois inconvenant avec vous… Enfin moi, j'ai eu tort, mais j'avais raison tout de même… Et… l'autre ?…
– Eh bien ?
– A-t-il été plus… ?
– Non, rassurez-vous. Il a fait buisson creux, comme vous. Je ne suis pas de celles qui cèdent en se refusant. Et puis, tenez, c'est inouï, vous autres hommes, même les moins bêtes, comme vous êtes peu fins, peu perspicaces, et comme vous nous connaissez mal. Nous vous roulons si aisément que la chose en devient monotone. Vous vous entêtez à croire que nous sommes bien fidèlement telles que nous nous efforçons de paraître. Je suis gaie, vive, légère, aimable, assez libre de propos, d'allures, de mines, de regards ; je fais dire et je laisse dire de moi : « Entre nous, si on osait… » Alors vous, superficiel, naïf, vous partez là-dessus en guerre, et vous décidez tout bas : « C'est une petite qui ne demande pas mieux dans le fond… Rien de plus facile. Allons-y. » Eh bien, mon cher, vous êtes dans le faux, et voilà comment vous faites de honteuses écoles ! Je ne voudrais pas vous accabler. Mais enfin, avouez-le, n'est-ce pas triste, comique aussi, qu'une jeune femme dans ma situation, une veuve de votre monde, parce qu'elle est un peu plus franche, un peu moins hypocrite, un peu moins prude que tant d'autres, ne puisse pas venir passer trois semaines sous le toit d'un petit château où elle ne compte que des amis, et des amis bien élevés, réputés pour l'être, sans être assaillie deux fois de suite, par un invité d'abord, par le maître de la maison ensuite, comme par des maçons ? Voyons ? Qu'avez-vous à répondre ?
– Rien. Que je suis confondu et que je vous admire ; vous êtes de première force !
Elle soupira, son visage avait une expression grave, cette solennité un peu pensive et triste que je lui avais vue le jour où nous avions visité le moulin. Elle poursuivit :
– Non, mon cher, je ne suis pas de première force, je suis une femme qui s'embête, une petite femme très malheureuse, trop intelligente, trop clairvoyante, hélas ! pour jamais commettre des sottises de cœur. En un mot, plaignez-moi, je sais jouer avec le feu, sans jamais me brûler, ce qui revient à dire, en effet, vous aviez peut-être raison, que je suis de première force ! Eh bien ! croyezmoi, ça n'est pas toujours drôle, drôle, d'être de première force. Un sport bien ingrat. Ah ! mon pauvre ami, ce que je donnerais pour avoir ressenti quelque chose… la petite bête… là, tout à l'heure, quand vous me chargiez. Comme j'aurais été heureuse de sentir ma tête s'en aller, de me dire avec l'adorable stupidité particulière à ces moments d'ivresse : « Voilà un homme qui m'aime pour la vie, qui m'adore, qui mourrait pour moi ; ne le faisons pas attendre, accordons-nous bien vite à lui !» Comme j'aurais voulu pouvoir m'avouer : « C'est une bêtise, une bêtise gratuite, qui me coûtera peut-être, sûrement, des larmes, et le reste ; mais, ma foi ! tant pis, je la fais tout de même, parce qu'elle vaut la peine d'être faite, et bien faite ! » Tandis qu'au lieu de cela…
J'étouffais, je l'arrêtai : Inutile de développer, j'ai compris…
– N'ayez pas cette figure de déterré, reprit-elle, il y a échec pour nous deux, échec au roi, mais échec aussi à la dame. Je ne suis pas moins vexée que vous, allez ! ce qui n'est pas peu dire. Pensezvous qu'il soit plus flatteur pour moi de manquer de laisser-aller que pour vous de manquer d'audace ? Et encore vous (ici elle sourit admirativement), on n'a rien à vous reprocher, vous avez fait tout ce que vous avez pu, presque tout… tandis que moi je suis une petite lâche… J'aurais bien voulu aimer dans ma vie, comme tant d'autres, mais sans souffrir ; or, comme je savais que ça n'était pas possible, je me suis abstenue. Après l'amour, il y a le plaisir… seulement voilà ! le plaisir sans l'amour, c'est une piètre sauce… Et puis, si peu qu'il y paraisse, j'ai été très sainement élevée par mes parents, ils m'ont trop bien fait comprendre ce que c'était que l'honnêteté ; il en reste toujours quelque chose plus tard. Aussi, maintenant que nous n'avons presque plus rien à nous cacher, je puis bien vous le déclarer : jamais je ne serai la maîtresse de personne, jamais ; je le regrette, je suis la première à le déplorer, mais je ne suis pas organisée pour ça. Si vous m'aviez bien regardée, vous auriez déjà vu que je n'ai qu'une beauté de camarade. Dire des bagatelles et en entendre, oui… mais pas en faire. On ne peut pas tout avoir. J'imagine que vous me ferez l'honneur de ne pas croire que je mens quand je vous dirai que je n'ai jamais trompé mon mari. Vous voyez que je ne suis pas bonne à grand'chose ! Et pourtant, il était bien engageant à tromper ! Mais il y a des êtres nés sous une avantageuse étoile, M. de Brannes était de ceux-là. Il m'a épousée, il s'est beaucoup amusé ailleurs ; j'ai respecté son nom, il est mort ; il a eu toutes les chances. N'en parlons plus. Et maintenant, mon ami, sans rancune, bonsoir… et puis ne soyez pas surpris demain si je vous annonce mon intention de quitter la Grive sous quarante-huit heures. Nous nous sommes tellement vus, surtout cette nuit, que votre amitié a peut-être besoin de se refaire une virginité par l'absence. Allez, adieu… je crois malgré tout que vous êtes un honnête homme… et moi aussi. Et tenez… embrassez-moi !
Je ne pouvais pas refuser, j'aurais eu l'air de bouder. Mais comme je m'avançais, mon visage une fois près du sien, elle se détourna, très chastement, tandis qu'elle me disait :
– Ne confondons pas… Sur la joue.
Je n'ai pas confondu, je lui ai obéi, et puis j'ai repris mon flambeau, je l'ai rallumé avec beaucoup de mélancolie et je suis sorti.
Ce matin, je me suis levé dès l'aube, après une nuit détestable, et j'ai transcrit ma pauvre aventure sur mon carnet, au courant de la plume. Je viens de la relire, ça ne vaut pas cher, et je m'en tiendrai là pour cette année. Comme je descendais à la minute, j'ai rencontré Bernières. Il rayonnait, lui.
– Tu sais, m'a-t-il dit en me prenant la main, je suis content. Une grande joie.
– Qu'as-tu ?
– Les bécasses sont arrivées.
Heureux garçon !

Loury, 1889-90.


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